AUTOUR DE QUELQUES IMPENSÉS DU SENS COMMUN SOCIOLOGIQUE Johan Giry Presses de Sciences Po | « Revue française de sociologie » © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) ISSN 0035-2969 ISBN 9782724636086 DOI 10.3917/rfs.602.0239 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2019-2-page-239.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. 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Un structuralisme héroïque, Paris, Le Seuil, 20161. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Résumé. Dans un contexte intellectuel où l’on aurait pu attendre des tentatives récurrentes de délégitimation de la sociologie qu’elles suscitent en retour une distanciation de ses praticiens vis-à-vis de leur propre sens commun, cet article pointe certains impensés qui grèvent encore les diagnostics de « crise » émis à l’endroit de cette discipline. Pour ce faire, il s’appuie sur l’espace de réflexivité dégagé, en partie malgré lui, par Marc Joly dans son ouvrage Pour Bourdieu (2018), à l’occasion duquel il s’emploie à disqualifier les griefs formulés contre l’architecture conceptuelle bourdieusienne par Jean-Louis Fabiani (Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, 2016). Quatre impensés ressortent de cette lecture critique de la critique : 1) le structuralisme est-il bien le continuateur du holisme ? 2) L’action sociale peut-elle s’appréhender uniquement à l’aune de la métaphore du jeu ? 3) La « pluralité » du social n’est-elle qu’un prétexte à la revalorisation philosophique du « sujet » ? 4) La sociologie pourrait-elle profiter, à terme, du renouveau du naturalisme social ? Cet article montre que, faute de proposer, sinon d’assumer complètement, une quadruple négation de ces impensés, nous nous privons collectivement de repères pourtant essentiels à la saisie des sources de la crise actuelle de la sociologie comme de ses possibles issues. Mots-clés. PIERRE BOURDIEU – HOLISME – NÉCESSITÉ NATURALISME SOCIAL – CRISE DE LA SOCIOLOGIE MORALE – BIAIS LIBÉRAL – L’ouvrage sur lequel porte tout d’abord cette note critique se signale d’emblée par son statut, puisqu’il s’agit d’un « essai scientifique » (MJ, p. 9), genre galvaudé dans notre espace intellectuel et dont la Revue française de sociologie est, à tout le moins, peu coutumière. C’est pourtant le genre retenu par M. Joly pour réhabiliter, écrit-il, la « critique scientifique » (ibid.). Cette critique est d’abord celle d’un ouvrage, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, publié en 2016 par J.-L. Fabiani. Mais c’est aussi une critique « pour », puisqu’il en irait de la réputation de P. Bourdieu et du type de sociologie qu’il a promu. L’essai comprend seize chapitres, répartis en trois grandes parties. La première revient sur les conditions de production et de réception du travail de P. Bourdieu. La deuxième critique la démarche d’ensemble et les chapitres du livre de J.-L. Fabiani consacrés à l’architecture conceptuelle de la sociologie bourdieusienne. La troisième, enfin, éclaire les conditions de possibilité de la (bonne) réception de cet ouvrage et réaffirme, en contre-jour, le potentiel de l’entreprise Nous remercions Marylou Hamm, Stéphane Vibert, Jean-Philippe Heurtin et Yves Gingras de la lecture qu’ils ont effectuée d’une première version de cet article, ainsi que les évaluateurs anonymes de la revue pour leurs remarques et suggestions. 1. Désormais indiqués : MJ pour l’ouvrage de Marc Joly et JLF pour celui de Jean-Louis Fabiani. Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 239-256 [NOTE CRITIQUE] Johan GIRY © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Autour de quelques impensés du sens commun sociologique Autour de quelques impensés du sens commun sociologique © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Non contentes de servir de fil rouge au lecteur, ces lignes constituent surtout, par leur teneur et leur portée, une invite à ressaisir le sens du projet sociologique dans son ensemble. Cette invite engage a priori tous les sociologues puisque, au-delà de ce qui se présente au premier abord comme une dispute sur la juste manière de lire ou d’interpréter P. Bourdieu, il serait en fait question d’une urgente nécessité : celle de répondre collectivement à la mise à mal de la position distinctive de la sociologie et des fondements mêmes de sa démarche. Car, nous dit M. Joly, la réception élogieuse du Pierre Bourdieu de J.-L. Fabiani ne doit pas tromper : loin de constituer un épiphénomène dans l’édition académique, elle aurait en fait partie liée avec la recrudescence de « forces du champ politique et du champ intellectuel objectivement hostiles à la sociologie » (MJ, p. 216). La profession ferait face, et ce jusque dans ses propres rangs, à une entreprise de délégitimation de la sociologie, mue toute entière par le double souci d’abandonner « l’idée même de détermination sociales-historiques » (MJ, p. 226) et de « redonner au “moi” des plages de libertés » (ibid.). Un tel diagnostic de « crise » peut à bon droit nous sembler familier. Récurrent et ancien (Boudon, 1971), il a en effet été réaffirmé, depuis une quinzaine d’années, à mesure que se banalisaient les accusations publiques contre la sociologie (Lahire, 2016), tout en ne manquant pas de susciter des débats entre ses praticiens quant à la justesse de ses termes (Giry, 2017 ; Brandmayr, 2018). Partant, l’enjeu de cette note critique ne consiste ni à rendre compte de l’ensemble des critiques adressées à J.-L. Fabiani par M. Joly, ou de celles adressées par J.-L. Fabiani à P. Bourdieu, ni à prendre part à la dispute au plan même où celle-ci se tient. Il s’agit plutôt de nous servir de l’espace de réflexivité dégagé par ses protagonistes, au-delà et en partie malgré eux, pour faire ressortir de leurs argumentations ce qui nous semble constituer quatre impensés du sens commun sociologique. Une partie est consacrée à chacun d’eux. Le premier concerne les rapports du structuralisme lévi-straussien et du holisme de l’école française de sociologie, sous l’angle particulier de leurs représentations respectives de la nécessité censée régir le monde social. Le deuxième de ces impensés touche à la réduction de l’agir au jeu, soit la tendance à interpréter tout ce qui ressort du premier dans les termes de la compétition et de l’intérêt, et à ce qu’elle emporte de relégation de la dimension morale de l’action sociale, celle-là même dont Émile Durkheim avait pourtant fait le critère distinctif du domaine propre de la sociologie. Le troisième a trait à la difficulté de reconnaitre, ce faisant, l’hétérogénéité normative du social, et au risque de confirmation subreptice de l’idéologie libérale auquel cette difficulté nous expose. Le quatrième, enfin, porte sur le renouveau de l’horizon d’une réduction naturaliste du social, via en particulier le rapprochement de la sociologie et des neurosciences, à l’égard duquel la critique sociologique s’avère significativement affable. En définitive, on entend convaincre du fait que ces impensés, faute d’être suffisamment interrogés et compris les uns en rapport aux autres, grèvent notre manière d’appréhender les termes du diagnostic de « crise » de la sociologie évoqué plus haut. C’est dire, au fond, qu’il n’est pas exclu que les mises en accusations publiques de cette discipline soient, en partie au moins, le reflet des incertitudes qui la frappent elle-même. 240, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) scientifique initiée par P. Bourdieu. Si chaque partie peut être lue indépendamment des autres, certaines lignes de force, tracées dans les travaux antérieurs de M. Joly (2012, 2017), ressurgissent ici. Johan GIRY © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Le premier impensé ressort des griefs formulés par M. Joly à l’égard du qualificatif « structuraliste » apposé sur la sociologie de P. Bourdieu, ce dès le sous-titre du livre de J.-L. Fabiani. Ce dernier justifiait cette qualification en raison du fait que le sociologue a toujours appréhendé le monde social comme un « ensemble de relations structurales dont la mise au jour constitue un préalable à l’analyse des unités » (JLF, p. 37). Du structuralisme, il aurait ainsi conservé le postulat en vertu duquel l’action ne tire son sens que du système de relations objectives entre les positions des individus dans l’espace social. J.-L. Fabiani parlait même de « structuralisme intégral » (JLF, p. 41), au motif que P. Bourdieu situait toute entière la vérité objective des pratiques dans la force symbolique que ce système exerce sur les individus. Telle une contrainte physique ou psychique, elle les pousserait à agir comme ils le font, et rendrait ainsi caduque toute explication de leurs conduites faisant intervenir des règles et des intentions. Il en serait ressorti une théorie « qui a fait penser à beaucoup de lecteurs que le sociologue n’envisageait jamais la capacité d’initiative des agents » (ibid.). Pour sa part, M. Joly refuse cette qualification, qui ne tient aucun compte du fait que P. Bourdieu se soit « opposé à toutes les réalités sociales et individuelles désignées par l’étiquette “structuraliste” » (MJ, p. 126). Certes, le sociologue a hérité de l’anthropologie lévi-straussienne sa disposition relationniste à « caractériser tout élément par les relations qui l’unissent, et dont il tient son sens et sa fonction » (MJ, p. 128). Seulement, à trop y insister, J.-L. Fabiani oublierait ce que la sociologie bourdieusienne doit aussi à la critique de cette anthropologie (Lentacker, 2010). M. Joly rappelle à ce propos son rejet de l’objectivisme structural. P. Bourdieu y avait trouvé la marque d’une idéologie professionnelle qui, trop assurée de la supériorité du savant dans l’accès à la vérité des pratiques, crible l’enquête d’un biais consistant à « dissoudre le rapport ordinaire ou pratique (non “théorique”) à la réalité sociale au bénéfice du rapport théorique distancié inhérent à la position du chercheur » (MJ, p. 124). C’est contre cette posture scholastique, précisément, qu’il aurait réintégré « la subjectivité et les stratégies des agents » (ibid.), de sorte à tenir ensemble les deux vérités (vécue et objective) de la réalité sociale. Cela lui aurait permis, toujours selon M. Joly, de faire droit, tout en la démasquant, à la nature paradoxale des pratiques sociales. Son efficace, en effet, tiendrait pour une large part à son euphémisation indigène, qui contribue objectivement à en dissimuler l’économie réelle. Dès lors, qualifier cette démarche de « structuraliste » reviendrait à ne faire aucun cas du dépassement de l’objectivisme et du subjectivisme qu’elle autorise. Sous couvert de réalisme sociologique, J.-L. Fabiani aurait en fait cédé à quelque réductionnisme en pointant la part trop belle faite aux déterminations structurelles par P. Bourdieu. C’eût été là exagérer l’inattention du sociologue à la « capacité d’initiative des agents » (MJ, p. 148) pour faire valoir en contrepoint le « souci du discours ordinaire et de la “capabilité” des “gens” » (MJ, p. 228). Il en irait ni plus ni moins ici que d’une « prise de position collective » (MJ, p. 143) à travers laquelle J.-L. Fabiani, comme d’autres avant et avec lui, entendent réaffirmer à peu de frais la « force auto-assertive d’un individu donné hic et nunc » (MJ, p. 148). Or, M. Joly craint que nous laissions par là s’échapper la raison scientifique ayant porté P. Bourdieu à s’éloigner de Claude Lévi-Strauss. Plus encore, on perdrait de vue le fait qu’il soit parvenu, alors, à « régénérer théoriquement la sociologie européenne » (MJ, p. 28) en situant son propre projet sociologique à la jonction de l’attention durkheimienne aux « contraintes qui pèsent sur les individus » et de la considération wébérienne du « point de vue des agents » (MJ, p. 26). Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 241 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Le structuralisme, continuateur du holisme ? © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) On regrette toutefois ici que M. Joly, faute de distinguer le holisme de la tradition durkheimienne et le structuralisme lévi-straussien, ne se distancie pas de l’affirmation d’un nécessaire dépassement de l’opposition entre objectivisme et subjectivisme à travers une théorie considérant à la fois la contrainte sociale et le sens pratique des individus. Cette conception dualiste résulte pour une large part d’une mécompréhension du holisme de la tradition sociologique française. Pour s’en convaincre, il suffit de revenir à la discussion de ce fait paradigmatique qu’est le don. C’est à travers elle, en effet, que C. Lévi-Strauss et P. Bourdieu à sa suite ont posé les jalons de théories de l’action qui, au-delà de leurs divergences, ont concouru à dénaturer la perspective holiste qui avait présidé à l’émergence du projet sociologique durkheimien. À ce propos, remarquons d’abord que si C. Lévi-Strauss ([1950] 2012) faisait crédit à Marcel Mauss d’avoir situé la raison objective des pratiques de don dans le fait du « système symbolique » auquel se reconnait toute société humaine, c’était pour lui reprocher dans la foulée de ne pas rendre compte des causes véritables de l’action. M. Mauss se serait limité à observer la force morale reliant entre elles les personnes et leurs pratiques, là où l’enquête commandait plutôt de rechercher le principe causal qui la sous-tend. Ce principe, C. Lévi-Strauss se le représentait comme une « nécessité inconsciente », à laquelle seule une psychologie de la « pensée symbolique » transmuée en science du cerveau pourrait un jour nous introduire (Lévi-Strauss, [1950] 2012). Il rejetait ainsi la nécessité morale inhérente au social que M. Mauss, à la suite de son oncle, plaçait au fondement de sa perspective holiste, en vertu de laquelle les règles sont autant de faits idéologiques irréductibles et justiciables, à ce titre, d’une analyse autonome. À cette nécessité-ci, C. Lévi-Strauss en substituait une autre, d’ordre naturel ou physique, réputée seule à même d’expliquer les pratiques en termes de causalité efficiente, fondée sur des mécanismes psychologiques infraconscients (Callegaro, 2016, p. 156-157). De ce point de vue, si M. Joly a raison de rappeler la méfiance de P. Bourdieu vis-à-vis d’un structuralisme réduisant les individus « au statut d’automates » (Bourdieu, 1980, p. 167), il rejoignait néanmoins C. Lévi-Strauss dans sa critique de l’explication maussienne du don. En effet, l’accent placé sur la règle de réciprocité, estimait-t-il, redouble « la méconnaissance collective qui est au principe de la morale de l’honneur comme dénégation collective de la vérité économique de l’échange » (Bourdieu, 1976, p. 131). À s’y tenir, on ne saisirait pas la morale du don dans sa vérité objective, c’est-à-dire comme l’opérateur d’une violence symbolique, ellemême comprise comme le plus sûr moyen de perpétuer une relation de domination (ibid.). C’est dire que si P. Bourdieu aménageait davantage de place que C. LéviStrauss aux logiques vécues, il ne faisait pas moins volontiers sien le postulat structuraliste voulant que la connaissance pratique des personnes s’avère tout aussi trompeuse et déterminée que leur sens de la liberté (Bohman, 2011, p. 22-25). Par conséquent, P. Bourdieu a tiré de son analyse du don une théorie de l’action et du rapport social fondée toute entière sur le mensonge à soi-même (Chanial, 2010, p. 487). À travers cette théorie se reproduisait la même confusion logique entre ordres de réalité distincts qui avait présidé à la déqualification lévi-straussienne de la nécessité morale, celle-là même dont É. Durkheim et M. Mauss avaient fait le critère distinctif du social. Là aussi s’y substituait en effet une conception causaliste de la contrainte, dans laquelle les structures font figure de causes naturelles d’ordre physico-psychique (la violence symbolique s’inscrivant jusque dans les corps), véritables mécanismes générateurs des phénomènes sociaux. Il importe de prendre toute la mesure de ce qui sépare cette perspective du holisme de la tradition sociologique française. Les durkheimiens en avaient fait un trait 242, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Autour de quelques impensés du sens commun sociologique Johan GIRY © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Dès lors, si P. Bourdieu a eu intérêt à réintroduire, comme le rappelle M. Joly, « la logique vécue des pratiques sociales » (MJ, p. 32), ce ne fut qu’en opposition au dévoiement objectiviste et causaliste dont C. Lévi-Strauss avait grevé le holisme, et non pour corriger quelque tropisme durkheimien pour la surévaluation des contraintes pesant sur les individus (Callegaro, 2016, p. 158). Ainsi compris, le holisme ne dépossède en effet aucunement les individus de leur intentionnalité, car c’est seulement à partir des catégories tirées de la société qu’ils peuvent faire sens et agir socialement (Dumont, 1966, p. 19). Autrement dit, il n’emporte aucun déterminisme puisque, si totalité significative il y a, c’est en vertu d’obligations constitutives et régulatives qui tiennent ensemble les parties en interaction et non par l’effet de forces causales. On comprend du même coup que la « troisième voie » ouverte par P. Bourdieu entre « objectivisme » et « subjectivisme » n’a revêtu de sens que parce qu’elle reconduisait en sus la confusion logique évoquée plus haut. Ce n’est qu’à condition d’appréhender, comme C. Lévi-Strauss avant lui, la part obligatoire de la relation sociale d’un point de vue causaliste, à la façon d’une contrainte physique ou psychique, qu’il a pu prétendre aiguiser par là le regard sociologique. Or, une telle conception de la nécessité heurte forcément la liberté de pensée et d’action des individus. D’où les passions que suscite encore la question de la justesse, voire de la justice, de l’équilibre établi par P. Bourdieu entre les deux (Bronner et Géhin, 2017 ; Giry, 2018), et qu’illustrent ici les désaccords de M. Joly et J.-L. Fabiani. Le fait qu’une telle question ne trouve aucune prise dans le holisme durkheimien devrait pourtant interroger davantage, étant entendu que l’autorité prêtée à la société est d’ordre logico-descriptif : loin de porter atteinte à la liberté, elle en constitue le point d’appui, dans la mesure où elle crée à la fois la règle et sa négation (Ehrenberg, 2009, p. 226-228). Une synonymie du jeu et de l’agir ? Cette confusion logique entre nécessité morale et nécessité naturelle, d’ordre physique ou psychique, tient sans doute pour une large part à la croyance selon laquelle le social se définirait par son caractère relationnel. Cette idée est resituée par M. Joly au cœur du projet de P. Bourdieu : « Il s’est donné les moyens de développer pleinement, dans le champ de la sociologie, le mode de pensée relationnel en quoi résidait la valeur scientifique du structuralisme » (MJ, p. 125). Et il faut reconnaitre avec lui Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 243 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) constitutif de la discipline naissante précisément parce qu’ils le réputaient seul à même de rendre compte de la réalité sui generis du social, en faisant droit à l’irréductibilité de la nécessité morale à quelque autre ordre de réalité (biologique ou psychologique). Le point de vue holiste, au sens où l’avaient dégagé É. Durkheim et M. Mauss, est celui qui vise une analyse de la solidarité des parties au sein d’un tout. Anthropologiquement, il renvoie à l’idée selon laquelle « la cohésion des pratiques et des institutions n’est pas une interdépendance empirique, causale, c’est une cohésion intellectuelle, comme il se doit pour des règles et des principes normatifs » (Descombes, 1996a, p. 83). Méthodologiquement, il consiste donc à étudier les « institutions du sens » de la totalité considérée, son « esprit objectif », celui sans lequel l’esprit subjectif des individus resterait inenvisageable. Ainsi compris, le holisme s’oppose à toute forme d’absolutisation du collectif et de négation de l’individu, puisqu’il donne à voir le social comme une contrainte, certes, mais une contrainte constituant la condition de possibilité des valeurs qui donnent forme et sens à nos existences concrètes, y compris dans la construction des subjectivités (Vibert, 2016). Autour de quelques impensés du sens commun sociologique © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Pour ce faire, revenons sur un autre grief adressé par M. Joly au travail de J.-L. Fabiani, autour de sa lecture du champ. Dans son ouvrage, J.-L. Fabiani revient sur la question du domaine de validité de ce concept : désigne-t-il une « forme historique particulière de relations sociales » ou bien « une forme archétypale et universelle de sociation » (JLF, p. 29) ? Il admet que P. Bourdieu a pu parfois préférer une conception restrictive du champ, conforme au réquisit, qu’il reconnaissait par ailleurs, d’une « historicisation nécessaire des concepts aussi bien que des formes sociales » (JLF, p. 33). Seulement, emporté par son ambition nomologique, il aurait aussi présenté son concept comme un « principe universel d’organisation sociale » (JLF, p. 39), susceptible de rendre compte des formes sociales les plus diverses. Or, toujours selon J.-L. Fabiani, P. Bourdieu n’a jamais fourni les clefs de cette transposabilité. Il se serait plutôt satisfait d’utiliser « des moments historiques particuliers pour légitimer son point de vue théorique » (JLF, p. 33). Ce alors même que son ambition commandait une toute autre attention aux processus de genèse : « l’inscription de la logique des champs dans l’histoire constitue assurément un des points faibles de l’argumentation de Pierre Bourdieu » (JLF, p. 62). Surtout, de cette universalisation du champ, trop téméraire au plan de ses fondements historiques, serait ressortie une double inclination problématique parce qu’arbitraire : celle consistant tantôt à appréhender tout contexte d’action comme s’il s’agissait d’un champ, tantôt à déconsidérer les « nombreuses situations de coopération ou d’association qui structurent la vie collective » (JLF, p. 39) mais n’embrassent pas l’entière logique du concept. Néanmoins, pour M. Joly, une telle circonscription de la portée du concept de champ émousse bien plus qu’elle n’affine le regard sociologique lui-même. Son caractère extensif se justifierait, tout au contraire, par la vertu heuristique qu’on peut en attendre sitôt qu’il en est fait usage de façon analogique. Mais à quoi tient exactement cette vertu ? Elle résiderait dans le caractère relationnel de cette « méthode de pensée » (MJ, p. 139), qui oblige à réinscrire toutes les pratiques sociales « dans les réseaux de relations qui éclairent effectivement leurs propriétés » (MJ, p. 150). Or, ici, M. Joly précise en quoi les « relations » seraient constitutives du social : le relationnel auquel introduit le champ est celui de l’omniprésence des « rapports de force physique, économique et surtout symbolique [...], [des] luttes pour la conservation ou la transformation de ces rapports de force » (Bourdieu, 1993, cité p. 152). L’intérêt du concept résiderait donc non pas tant dans ce qu’il dit d’une forme spécifique d’organisation des activités productives que dans le fait de rappeler sans cesse aux chercheurs ces « invariants des relations humaines » (MJ, p. 138). Étant entendu qu’ils constituent le critère distinctif du social lui-même, rien n’oblige, conclut M. Joly, à limiter comme y encourage J.-L. Fabiani « la pensée en termes de champs aux sociétés européennes fortement différenciées du milieu du XIXe siècle » (MJ, p. 139). La présence de rapports de force et de luttes n’y étant pas circonscrite, rien n’empêche en effet « de parler d’un “champ philosophique” à l’époque de la démocratie athénienne ou de la famille comme “champ” » (ibid.). 244, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) qu’elle dame le pion à « l’image d’un sujet libre et autofondé, constitutive par excellence du discours de légitimation des dominants » (MJ, p. 39). Seulement, il convient aussi d’admettre qu’une telle idée du social ne peut être qu’incomplète, puisque les sciences de la nature et du vivant mettent aussi au jour des systèmes de relations, qui eux n’ont rien de spécifiquement social (Callegaro, 2016). Le véritable enjeu consiste plutôt à comprendre ce qu’il y a de spécifiquement social dans le relationnel de P. Bourdieu. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) De là, on peut expliciter un élément sous-jacent et pourtant déterminant du désaccord entre les deux auteurs, en filigrane duquel se révèle notre deuxième impensé. Leur désaccord ne tient en fait pas à la portée du concept de champ et à la place consécutive accordée aux jeux sociaux qui se déroulent « hors champ » (Lahire, 2001). Il engage la synonymie autrement centrale du jeu et de l’agir instaurée par P. Bourdieu avant même qu’il n’ait parlé de champ (Lemieux, 2011) et qui, pour autant, conditionne l’extension de ce concept à l’ensemble de la réalité sociale. Car, si l’universalisation du champ apparait à J.-L. Fabiani aussi spécieuse, c’est surtout parce qu’elle porte à « considérer que la compétition régit la totalité des interactions humaines » (JLF, p. 39). Ce qui est donc en cause ici, c’est la conception même que P. Bourdieu propose du social, en se le donnant comme un « monde guerrier » (JLF, p. 38). À l’inverse, si M. Joly opte pour une acception non restrictive du champ, c’est qu’à la différence de son collègue il y reconnait un universel anthropologique, celui du jeu : « le monde humain social-historique n’est-il pas le produit, dans le monde vivant, de “luttes pour la survie” situables, spatio-temporellement, dans des espaces structurés de relations plus ou moins englobants et englobés [...] ? » (MJ, p. 138). Autrement dit, il rejoint P. Bourdieu en considérant que le jeu n’est pas une sorte de relation sociale parmi d’autres, mais l’abstraction à partir de laquelle toutes peuvent être définies : dans chaque sphère d’activité sociale, il se trouve des joueurs aux positions, ressources et stratégies définies par leurs relations, et objectivement intéressés à préserver ou à transformer la structure qui les attache les uns aux autres. L’air d’évidence que suscite cette analogie dit bien l’emprise de la réduction de l’agir au jeu dans le sens commun sociologique. Au début des années 1980, déjà, Alain Caillé avait bien perçu la convergence de vues qui s’était installée entre Raymond Boudon, Michel Crozier et P. Bourdieu autour du postulat selon lequel « tous les champs de l’action sociale sont structurés comme des jeux, sont des jeux, seuls médiateurs possibles semble-t-il à leurs yeux de l’action humaine collective » (Caillé, 1981, p. 266). Si leurs oppositions ont alors scandé la vie du champ de la sociologie et émaillent encore sa sociohistoire (Heilbron, 2015), il reste que les théories de ces trois auteurs « assimilent les acteurs sociaux à des joueurs et font référence, de façon tantôt métaphorique et tantôt réaliste, aux modèles de la théorie des jeux » (Caillé, 1981, p. 258). On aura beau dire qu’il s’agit là d’une abstraction commode, il importe de considérer ce qu’elle implique au plan de notre compréhension du monde social. Empruntée au paradigme néoclassique de l’économie, une telle abstraction disqualifie tout ce qui, dans les conduites, évoque la question du sens, ce afin de mettre au jour une réalité dont l’objectivité, révélée sous les oripeaux de la morale, ne renvoie qu’au conflit et au jeu des intérêts. En conséquence, les logiques d’action qui ne s’y réduisent pas sont exclues de l’analyse, par souci de formalisme ou excès de zèle du rasoir d’Occam. Et lorsque, malgré tout, elles conservent quelque significativité, ce n’est qu’au titre de faux dehors de l’idéologie, comprise comme « une sorte de bluff plus ou moins conscient [...] dans le jeu des acteurs stratèges » (Caillé, 1981, p. 259). Un tel rapprochement de la sociologie et de l’économie, aussi puissant qu’inusité dans l’histoire de ces deux disciplines, rompait avec la tradition du holisme durkheimien. J.-L. Fabiani ne s’y trompe pas lorsque, à la différence de M. Joly, il remarque que si « dans le modèle durkheimien de société, la compétition interindividuelle ou interinstitutionnelle n’est pas mise de l’avant [...] Pour Bourdieu, c’est bien le sens de la compétition qui fonde et garantit l’espace commun » (JLF, p. 38). Ce décalage n’a de quoi surprendre aujourd’hui qu’au prix d’une oblitération collective du projet sociologique d’É. Durkheim. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler sa critique du double biais d’individualisation et d’abstraction qui grevait l’économie politique. Il Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 245 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Johan GIRY Autour de quelques impensés du sens commun sociologique © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) La pluralité comme nouveau mantra des sociologues (-philosophes) ? Ce détour permet d’éclairer sous un autre jour l’opposition entre J.-L. Fabiani et M. Joly autour de l’idée de « pluralité ». Nous l’avons dit, le premier reproche à l’architecture conceptuelle de P. Bourdieu de refuser que les principes de nos pratiques ne puissent être unilatéralement rapportés au modèle du jeu. Autrement dit, J.-L. Fabiani met en cause le désaveu infligé à l’hétérogénéité normative du social par la synonymie du jeu et de l’agir. C’est ce qu’il faut admettre pour bien comprendre les griefs faits en retour à son analyse par M. Joly. À ses yeux, cette critique répondrait avant tout au souci de revaloriser les « deux grandes abstractions philosophiques du “sujet” et de l’“être”, fussent-ils pluralisés » (MJ, p. 228). À ce titre, elle vaudrait surtout par l’illustration qu’elle offre des hiérarchies qui gouvernent aujourd’hui l’espace hexagonal des sciences humaines et sociales. À travers cette critique, J.-L. Fabiani rendrait grâce, en effet, à la « hiérarchie des valeurs culturelles », qui subordonne la sociologie à la philosophie, et à la « hiérarchie temporelle produite par les rapports de force académiques » (MJ, p. 216), qui place sur un piédestal tous ceux concourant à la déqualification « des acquis et des principes de la sociologie bourdieusienne » (MJ, p. 217). C’est dire que, pour M. Joly, la critique de la réduction de l’agir au jeu ne revêt aucun sens au strict plan scientifique. En effet, rappelle-t-il, « peu auront été aussi désireux que [P. Bourdieu] de cerner la “pluralité des mondes” et la “pluralité des logiques correspondant aux différents mondes” et nul ne s’est vu davantage reproché de les nier » (MJ, p. 72). Seulement, il semble que le désaccord des deux auteurs trouve en fait son origine dans une ambiguïté quant au niveau depuis lequel apprécier ladite « pluralité ». J.-L. Fabiani ne doute pas que P. Bourdieu ait considéré la division croissante des jeux sociaux, leur autonomisation relative et la variété des formes que revêt dans chacun d’eux l’illusio. Il va même jusqu’à préciser, très justement, que « la pluralité des champs est ici pensée sous la forme de la diversité des mondes » (JLF, p. 28). Pourtant, il persiste et signe en ajoutant immédiatement que « cette ouverture prometteuse n’aura pas véritablement de suite » (ibid.). Car, en effet, l’attention prêtée à la diversité des champs ne doit pas tromper. C’est toujours bien du jeu dont il s’agit, reconduit en chaque cas au rang de principe objectif des pratiques. Au fond, quelles que soient les sphères d’activité considérées, le même modèle dual de l’action point, qui distingue le niveau de l’autocompréhension par les acteurs, réputé illusoire, et le niveau explicatif de l’action, qui prend chez P. Bourdieu les atours des rapports de 246, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) l’obligeait en effet à « ne traiter que de ce par quoi les individus échappent au rapport social et se présentent justement comme des individus pleinement définis par leurs rapports aux objets ou à d’autres individus » (Caillé, 1981, p. 258). Contre cette réduction des individus à des êtres de besoin tout entiers voués à la (re)production de leurs moyens d’existence, la sociologie française naissante s’était donnée pour fin d’interroger le sens immanent de leurs pratiques et de penser la façon dont, en agissant, ils participent d’une totalité socioculturelle. Ce faisant, elle plaçait au cœur même de son holisme directeur le principe anti-réductionniste en vertu duquel « tout n’est pas contractuel dans le contrat » (Durkheim, [1893] 2013, p. 189). Il s’agissait bien là d’une invite à admettre que la réalité du jeu n’est pas première, qu’elle est elle-même instituée et dépendante d’autres principes normatifs. Johan GIRY © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Pour autant, on manquerait l’essentiel à s’en tenir là. Car, lorsque M. Joly soutient que « la “pluralité” comme prétendu “paradigme” ne pouvait [...] que menacer la sociologie en tant que telle » (MJ, p. 57), il engage non seulement la filiation durkheimienne mais toute la tradition européenne de la sociologie. C’est elle qui se trouverait mise à mal par l’« éloge prétendument épistémologique » (MJ, p. 235) de la pluralité, en creux duquel M. Joly décèle une stratégie de « soumission-englobement » (MJ, p. 236) de la sociologie par la philosophie. Nombreux seraient en effet les sociologues qui, par leur insistance sur la pluralité du social, se feraient quoi qu’ils en pensent les relais objectifs de la stratégie qui la commande. Or, prévient M. Joly, le rééquilibrage des rapports entre sociologie et philosophie au bénéfice de la seconde ne peut se faire qu’à rebours des « contraintes et impératifs du travail d’enquête et de conceptualisation inhérent à la science sociologique » (MJ, p. 227) et au prix de « la négation de ses caractéristiques épistémologiques fondamentales et de son développement réel » (MJ, p. 244). Toutefois, réduire ainsi la « pluralité » à la perpétuation de « l’idéal du moi philosophique » (MJ, p. 288) sitôt qu’elle grève la réduction du social à la logique du « Jeu » se révèle tout aussi problématique à l’échelle de la sociologie européenne que s’agissant de l’école sociologique française. Rappelons à ce propos qu’en parlant de volontés organique et réfléchie (Tönnies, [1887] 2010), de solidarités mécanique et organique (Durkheim, [1893] 2013) ou de communalisation et sociation (Weber, [1971] 1995), il n’a jamais été question chez ses fondateurs d’exclusivité d’un mode d’organisation au détriment de l’autre (par succession dans le temps) mais de hiérarchie, observable dans toute société et définie par l’englobement du contraire (Dumont, 1966). Les pères de la tradition sociologique européenne, dont M. Joly s’enquiert de la pérennité face à l’hubris philosophique, avaient eux-mêmes reconnu l’hétérogénéité normative du social. Ils s’étaient donnés comme point de départ, en effet, les tensions entre différents ordres de sens inhérents au social et les enjeux pratiques de régulation que leur coexistence ne manquait pas de soulever. D’où, comme le rappelle S. Vibert, « l’insistance de la sociologie naissante sur ces formes modernes de communauté [syndicats, corporations professionnelles, sociétés secrètes, etc.] aptes à socialiser et moraliser l’individu » (2006, p. 122). Partant, on peut s’interroger sur le sens et la portée du geste par lequel P. Bourdieu serait parvenu, selon M. Joly, à « régénérer théoriquement la sociologie européenne » (MJ, p. 28). En effet, tandis que ses prédécesseurs se refusaient à réduire les types d’action sociale et ordres de sens à quelque principe objectif aussi unitaire qu’univoque, c’est bien ce à quoi était conduit le sociologue en considérant que si des normes s’étaient imposées dans des sociétés originellement désocialisées, c’eût été parce que « les groupes récompensent universellement les conduites qu’ils tiennent pour universelles en réalité, ou à tout le moins, en intention, donc conformes à la vertu » (Bourdieu, 1994, p. 234-235). C’est l’agir stratégique qui est réputé premier ici, et qui fait advenir la morale, comme si le vice engendrait la vertu en lui rendant hommage (Urfalino, 2005). Or, et l’on découvre là notre troisième impensé, en Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 247 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) force objectifs et des stratégies inconscientes. Dès lors, considérant le caractère typique d’un tel modèle dans les sociologies d’inspiration structuraliste, P. Bourdieu demeure plus ancré dans le giron lévi-straussien qu’il ne renoue, en réalité, avec le holisme durkheimien. En effet, ce dernier maintient l’analyse au plan d’immanence de l’action et oblige, au contraire, à en assumer l’hétérogénéité normative, en réinscrivant ses différents types dans des ordres de sens mutuellement irréductibles (Kaufmann et Quéré, 2001). Autour de quelques impensés du sens commun sociologique © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) M. Joly reprend à P. Bourdieu ses vues sitôt qu’il réaffirme, contre ce qu’il décèle de réhabilitation philosophico-politique d’un « sujet non historique et par conséquent non déterminé » (MJ, p. 40) chez J.-L. Fabiani, que la réalité sociale se comprend comme « essentiellement structurée par des rapports de pouvoir et des luttes d’influence et de reconnaissance » (MJ, p. 169). Mais n’est-il pas étrange d’opposer à l’idéologie libérale, prêtée à son collègue, une telle conception du social ? Celle-ci absorbe en effet la totalité du social dans les individus (via l’habitus) et leurs rapports, ceux que définit la structure du jeu. Or, comment ne pas voir dans une telle circonscription du social au produit d’une logique agonistique et stratégique la confirmation subreptice de l’idéologie libérale elle-même ? C’est un paradoxe qu’implique forcément la croyance dans le fait que les individus et leurs relations puissent être à l’origine des ordres de sens de leurs actions particulières, ce en lieu et place de la réalité sui generis du social, comprise comme un « tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux » (Fauconnet et Mauss, [1901] 1969, p. 150). Cette erreur n’est pas l’apanage de la sociologie de P. Bourdieu. Elle constitue plutôt le ferment commun de toutes les théories qui se fondent in fine sur cette croyance et confirment, à ce titre, l’idéologie libérale dans les termes mêmes où elle s’exprime. Elles peuvent être tantôt déterministes (i.e. focalisées sur les stratégies inconscientes des acteurs), tantôt rationalistes (i.e. centrées sur leurs aptitudes conscientes à maximiser des intérêts), tantôt vitalistes (i.e. intéressées par l’expression de leurs puissances d’agir créatrices). Seulement, comme plus haut avec les champs, cette pluralité relève davantage du trompe-l’œil que de l’incommensurabilité. Car, il reste que dans chacune de ces voies « la composition sociale qui en résulte, l’effet d’émergence, ne se réalise que par les rapports de force qui font tenir ces entités ensemble » (Vibert, 2017, p. 16). Les sciences cognitives au secours de la sociologie ? Ce retour sur la conceptualisation du social et la place faite (ou non) à son pluralisme normatif permet de mieux comprendre un dernier désaccord entre J.-L. Fabiani et M. Joly, au chapitre de l’habitus. Dans son ouvrage, le premier met en cause les présupposés sur lesquels P. Bourdieu a fondé sa théorie de l’habitus. Ils renvoient simultanément au « caractère homogène et constant de la puissance d’inculcation », à « l’affirmation du caractère inconscient du processus » et à « l’homogénéité et la cohérence de ses contenus » (JLF, p. 77-78). Ce triple postulat, nous dit J.-L. Fabiani, repose sur une hypothèse d’universalité de « l’homologie entre les structures objectives et les dispositions subjectives » (JLF, p. 80). C’est en son nom que P. Bourdieu affirme avec constance le « caractère préréflexif, voire préconscient de l’action » 248, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) considérant ainsi l’intérêt non comme une institution du sens parmi d’autres mais comme une fonction universelle, P. Bourdieu en est venu à expliquer tout ordre social comme la résultante de rapports de force à partir desquels les dominants naturalisent leur ascendant en lui surajoutant une morale. Il a évacué par là l’intelligence du social de ses plus illustres prédécesseurs, qui le concevaient au contraire comme un ordre de sens et une réalité symbolique donnés premiers. Le social est ainsi apparu comme réductible à des rapports causaux de pouvoir, ce en dépit du fait qu’ils soient toujours articulés aux idées-valeurs qui régissent la totalité d’une société et, qu’au vu de la nécessaire hétérogénéité de celles-ci, ils ne se donnent jamais qu’en les confirmant et en les infirmant (Vibert, 2017). Johan GIRY © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) De son côté, M. Joly dénonce, là aussi, un réductionnisme injustifiable, parce qu’aveugle au fait que « jamais Bourdieu ne s’est représenté les agents comme des sortes d’automates mécaniquement ajustés aux exigences des différentes situations rencontrées » (MJ, p. 175). En témoigne le fait, selon lui, que le sociologue ait aussi considéré la possibilité d’« un sentiment de malaise et d’écrasement, ou une sensation de décalage, de dysharmonie, de porte-à-faux » (ibid.) résultant de « clivages d’habitus », réputés « inhérents aux sociétés humaines différenciées et inégalitaires » (MJ, p. 176). Or, remarquons tout de même là que la réflexivité ainsi concédée aux individus se trouve rapportée à un état psychique négatif. Elle est le fait de ceux qui, compte tenu de leur position, s’avèrent « incapables de se sentir “eux-mêmes”, de se laisser emporter par un flux actif » (MJ, p. 175). La réflexivité constitue, pour ainsi dire, la conséquence collatérale d’un mauvais placement dans la logique agonistique et compétitive du jeu : « Ce sont même, probablement, les manifestations psychiques les plus répandues des rapports de domination » (MJ, p. 176). C’est dire que la réflexivité se donne ici comme une pathologie, alors qu’elle ressortirait naturellement d’une conception du social faisant droit à son hétérogénéité normative. Quoi de plus normal, en effet, que d’observer les dilemmes et raisonnements pratiques afférents d’individus traversés par des institutions du sens irréductibles les unes aux autres (Lemieux, 2008) ? Corrélativement, la réflexivité envisagée ici est entièrement rapportée à des conditions sociales « objectives », c’est-à-dire à un certain état de relations de pouvoir asymétriques. En ce sens, elle est causalement produite par des schèmes extérieurs aux individus (Bohman, 2011) et, plus paradoxal encore, étrangers à l’ordre du sens dans lequel ils s’inscrivent en agissant. M. Joly ne s’y trompe donc pas en constatant qu’il n’y a là « aucune contradiction » avec le reste de l’architecture conceptuelle de P. Bourdieu, qu’« au contraire, cela fait système » (MJ, p. 175). En effet, cette relativisation de l’hypothèse d’homologie renforce en fait la détermination du modèle et, plus fondamentalement, l’évacuation de la nécessité morale au profit de la nécessité naturelle, d’ordre physique ou psychique, associée aux rapports de pouvoirs. Cela ne se donne jamais aussi bien à voir que dans la manière dont M. Joly répond à la critique selon laquelle, dans la théorie de l’habitus, « le processus d’intériorisation reste constamment en dehors de l’analyse », de même que « les processus par lesquels les dépôts d’expérience se trouvent activés » (JLF, p. 81, p. 97). Selon lui, en effet, il est impossible de rendre justice au concept d’habitus sans reconnaitre qu’il permet de « construire des passerelles avec la neurobiologie et la psychanalyse » (MJ, p. 181). Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 249 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) (ibid.) et rejoint, ce faisant, l’axiomatique structuraliste en vertu de laquelle nul besoin n’est d’en passer par le registre normatif et intentionnel pour rendre compte des conduites sociales. Seule compte la nécessité naturelle, d’ordre physique ou psychique, cette « sorte de soumission immédiate à l’ordre qui incline à faire de nécessité vertu » (Bourdieu, 1980, cité p. 81). Or, J.-L. Fabiani doute du réalisme sociologique d’une telle hypothèse d’ajustement infraconscient universel : « L’histoire est riche de décalages entre les espérances subjectives et les probabilités objectives. » (JLF, p. 80). Il en ressortirait une difficulté chronique de l’habitus à rendre compte de ces discordances. Et si P. Bourdieu, dans ses derniers travaux, a pu tout de même admettre « la discordance des apprentissages, la dissonance des préférences et le caractère erratique des ajustements », soit tout ce qu’il excluait auparavant, il aurait négligé « d’en tirer des conséquences durables pour son système conceptuel » (JLF, p. 92). Assumer pleinement cette série d’éléments discordants l’aurait en effet obligé à admettre, ce à quoi il se refusait, que « la répétition de la formule canonique de l’habitus ne dit rien de la manière dont s’effectue le passage [des dispositions] du passif à l’actif » (JLF, p. 97). Autour de quelques impensés du sens commun sociologique © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) M. Joly ouvre ici à la possibilité d’une intégration des sciences biologiques et psychologiques, d’une part, et de la sociologie, d’autre part, « selon, peut-être, une forme de combinaison évolution biologique-développement social qui reste à étayer et à conceptualiser » (MJ, p. 174-175). Or, comme le souligne Albert Ogien, personne n’est encore parvenu à expliquer « comment le “calibrage” du cerveau [que l’évolution] est censée réaliser explique l’ajustement des individus aux formes instituées et variables des liens d’appartenance, d’échange et de coalition propres à chaque société » (Ogien, 2011, p. 7). De ce point de vue, c’est légitimement que les sociologues contestent que le programme de naturalisation de l’esprit soit parvenu à tisser des relations de causalité entre les conduites sociales et les mécanismes cognitifs élémentaires. D’autres sociologues ont aussi critiqué les conditions de la collaboration entre sciences sociales et neurosciences au motif qu’elles resteraient bien souvent pétries de rapports de domination au bénéfice des secondes, grevant par là toute tentative d’intégrer également les facteurs explicatifs mis de l’avant de part et d’autre (Larregue, 2018). Certains encore ont souligné combien les programmes de recherche les plus portés à concevoir les avancées des neurosciences comme une opportunité scientifique pour les sciences sociales s’élaborent sur la base de travaux souvent très controversés (Dubois et al., 2018). C’est autant de raisons de douter du fait que, comme l’intime M. Joly, « les sociologues en général [soient] concernés au premier chef par les débats sur la plasticité [cérébrale], la neurogenèse ou l’épigenèse » (MJ, p. 179). Seulement, s’en tenir là revient à refuser la réduction naturaliste sur la seule base de l’incapacité actuelle des sciences cognitives à établir des causalités efficientes directes entre les conduites sociales et quelques substrats neurobiologiques (Bronner, 2010). Autrement dit, la critique laisse intacte, sinon renforce, l’horizon même d’une explication causale de l’action sociale toute entière soustraite au registre normatif et intentionnel. Car, en elle-même, elle n’oppose que l’expectative aux habits neufs du projet lévi-straussien consistant à substituer à la nécessité morale une nécessité naturelle qui, aussi complexifiée soit-elle, se fonde toujours sur les structures premières de l’esprit humain. Une telle critique préserve donc la prétention en vertu de laquelle les phénomènes sociaux pourraient conserver leur intégrité en étant décrits non plus dans le registre normatif et intentionnel mais dans celui de l’ordre biologique. La condition sine qua non d’une telle conservation serait que les faits sociaux puissent exister indépendamment de l’ordre de sens dans lequel ils s’inscrivent et auxquels introduisent le langage, les actes de catégorisation qu’il emporte et les règles que ceux-ci actualisent (Quéré, 2008, p. 38-39). Il s’agit là de notre quatrième et dernier impensé. Or, ce serait oublier que la compréhension ne se surajoute pas aux pratiques 250, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Loin de nous condamner à tourner autour de quelque « “boîte” opaque » (MJ, p. 173), comme le prophétise J.-L. Fabiani, l’habitus nous rappellerait à la nécessité de « réconcilier la réalité “matérielle” de l’appareil neuronal et la réalité “spirituelle” de l’appareil psychique » (MJ, p. 174). Par là, M. Joly fait sien l’appel de Jean-Pierre Changeux au rapprochement de la sociologie de l’habitus et de la psychologie cognitive, en vue d’expliquer réellement pourquoi les individus se conforment à des attendus, s’il est entendu qu’ils le font de façon inconsciente, indépendamment donc de toute nécessité morale dépendant toujours de la libre acceptation d’une norme : « Le neurobiologiste propose une “incorporation” de l’intérêt sous la forme de systèmes d’évaluations intrinsèques à notre cerveau. » (Changeux, 2006, p. 151). Cela reviendrait, selon M. Joly, à se situer à « l’échelle du régime de pensée bio-psycho-sociologique de l’humanité » (MJ, p.171) que la révolution sociologique serait venue parachever (Joly, 2017 ; Callegaro et Giry, 2018). Johan GIRY © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Nous avons dit plus haut ce qu’une telle réduction devait à la convergence des principales théories sociologiques en France, à partir des années 1970, autour de l’axiomatique du jeu et de l’intérêt, empruntée à une discipline, l’économie, dont on sait les affinités électives avec la pensée libérale (Karsenti et Lemieux, 2017). De ce point de vue, il n’est guère surprenant que son approfondissement aujourd’hui revienne, au plan scientifique, à emboiter le pas d’une économie comportementale au sein de laquelle les approches neurocognitives ont connu un développement fulgurant (Bergeron et al., 2018). On ne doit pas s’étonner non plus que, sur un volet plus politique, la vraisemblance d’un tel réductionnisme apparaisse toujours plus grande aux sociologues. Car, en effet, les paradigmes qui le promeuvent comme horizon scientifique crédible justifient, dans le même temps, la déconsidération d’institutions du sens (nos représentations collectives, nos règles, nos idées-valeurs, etc.) qui, précisément, constituaient autant d’obstacles à la colonisation (néo)libérale de toutes les sphères de vie et d’appuis à la critique de celle-ci. Par là, ils se portent caution (épistémologique) de tous les projets politiques se proposant d’organiser réellement la société comme un immense champ de forces, composé d’atomes (et de neurones) dont les volontés s’entrechoquent, via l’extension du principe marchand, et qu’il reviendrait tout au plus aux gouvernants d’orienter à grand renfort de nudges (Rabinow, 2010). * * * Si la réduction naturaliste du social peut donc bien, à terme, apparaitre toujours plus adéquate au plan de l’interprétation sociologique, soulignons en conclusion qu’elle sera assurément aussi de moins en moins explicative. En effet, que reste-t-il au juste à expliquer dès lors que le monde social n’est plus donné aux sociologues qu’à l’aune d’une ontologie plate ? Autrement dit, quels paradoxes sociologiques peuvent encore bien surgir d’un ordre régi par le seul utilitarisme, au sein duquel des coups sont joués selon une structure de jeu et d’intérêts stable, parce que supposément enracinée dans notre biopsychologie ? Il n’y en a plus guère, à l’exception sans doute d’une énigme essentielle, à savoir comment une abstraction si peu sociologique a pu apparaitre ordinatrice du monde social et pourquoi les sociologues l’ont laissée prospérer jusque dans leur champ. Cet article a permis de montrer qu’une telle abstraction est, en partie au moins, le produit de l’articulation logico-pratique, au plan du sens commun sociologique luimême, des quatre impensés dégagés de la lecture croisée des ouvrages de M. Joly et de J.-L. Fabiani. La disqualification de la nécessité morale (comme principe directeur du holisme durkheimien et critère distinctif du social) au profit d’une nécessité Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 251 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) sociales, comme dernière pierre d’un édifice aux fondations neurophysiologiques. Elle en est constitutive et ne peut donc, à ce titre, être évacuée de l’explication des faits sociaux, quand bien même ceux-ci admettent des conditions d’existence d’ordre matériel dans l’organisme et l’environnement (Callegaro, 2016, p. 156). Persister à le croire reviendrait à renoncer un peu plus à la définition même du social qui avait présidé à l’émergence de la sociologie, et en vertu de laquelle « la règle n’est pas une cause efficiente de la conduite (un mécanisme, psychologique, ou autre [biologique, en l’espèce]), mais une norme que les gens suivent parce qu’ils veulent s’en servir pour se diriger dans la vie » (Descombes, 1996b, p. 257). Ce n’est ni plus ni moins que la conséquence logique qu’impose un tel approfondissement de l’absorption de la totalité du social dans les individus (via un habitus désormais neuronal) et leurs interactions (modulées par un système hormonal). Autour de quelques impensés du sens commun sociologique © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Il ne s’agit là que d’une piste de réponse à l’énigme mentionnée, qui, loin de prétendre à quelque exhaustivité, a pour seule ambition de contribuer à la relance de la discussion. Car la réponse ne devrait être que collective, puisqu’elle engage le projet sociologique lui-même, dont il faut pouvoir dire s’il doit à l’avenir reproduire le fantasme lévi-straussien d’une dérivation du social d’autre chose que lui-même (Lévi-Strauss, [1950] 2012), ou bien renouer avec l’esquisse léguée par ses fondateurs européens, qui faute d’avoir été héritée expose aujourd’hui la sociologie à un retour en force des discours qui en marquent justement la crise. Johan GIRY Laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE) Université de Strasbourg MISHA 5, allée du Général Rouvillois – CS 50008 67083 Strasbourg cedex Centre interuniversitaire de recherche sur les sciences et les technologies (CIRST) Université du Québec à Montréal, Canada giry.johan@gmail.com RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BERGERON H., CASTEL P., DUBUISSON-QUELLIER S., LAZARUS J., NOUGUEZ É., PILMIS O., 2018, Le biais comportementaliste, Paris, Presses de Sciences Po. BOHMAN J., 2011, « Réflexivité, agentivité et contrainte. Les paradoxes de la sociologie de la connaissance de Pierre Bourdieu » dans M. DE FORNEL, A. OGIEN (éds.), Bourdieu. Théoricien de la pratique, Paris, EHESS, p. 21-48. BOUDON R., 1971, La crise de la sociologie. Questions d’épistémologie sociologique, Genève, Droz. 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Il est ressorti une déqualification de nos institutions du sens et, corrélativement, du registre normatif et intentionnel dans l’ordre de la compréhension et de l’explication sociologiques. Cette déqualification a, enfin, constitué une condition de possibilité essentielle de la peau neuve faite au naturalisme social jusque dans le champ de la sociologie, confirmant par là, et ce plus que jamais auparavant, l’évacuation de la nécessité morale de laquelle nous étions partis. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) BOURDIEU P., 1980, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit. BOURDIEU P., 1993, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, p. 32-36. BOURDIEU P., 1994, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Le Seuil. 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To achieve this, it draws on the reflexive space opened up (partly unintentionally) by Marc Joly in his book Pour Bourdieu (2018), in which he sets about dismantling the grievances formulated against the Bourdieusian conceptual framework by Jean-Louis Fabiani (Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, 2016). Four unthought issues emerge from this critical reading of his critique: 1) Is structuralism indeed the continuator of holism? 2) Can social action be understood solely in light of the metaphor of the game? 3) Is the “plurality” of the social not merely a pretext for re-valorizing the philosophy of the “subject”? And 4) Could sociology not ultimately benefit from the renewal of social naturalism? This article demonstrates that if we fail to propose, or indeed to defend, a quadruple negation of these unthought elements we are collectively depriving ourselves of the markers we need to understand the sources of the current crisis in sociology and its possible outcomes. Key words. PIERRE BOURDIEU – HOLISM – MORAL – CRISIS OF SOCIOLOGY NECESSITY – LIBERAL BIAS – SOCIAL NATURALISM ZUSAMMENFASSUNG Das Ungedachte im soziologischen Gemeinsinn Zu Marc Joly, Pour Bourdieu, und Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque In einem intellektuellen Kontext, in dem man erwarten konnte, dass die wiederholten Versuche zur Entlegitimierung der Soziologie rückwirkend eine Distanzierung ihrer Praktiker gegenüber dem Gemeinsinn hervorrufen würde, unterstreicht dieser Aufsatz einige Ungedachte, die heute noch die Diagnose der „Krise“ zu dieser Disziplin belasten. Dazu stützt er sich auf den von Marc Joly, z.T. ungewollt freigelegten Reflexivitätsraum in seinem Werk Pour Bourdieu (2018), worin er sich bemüht, die Vorwürfe gegen die konzeptuelle Architektur Bourdieus seitens Jean-Louis Fabiani (Pierre Bourdieu, Un structuralisme héroïque, 2016) zu disqualifizieren. Aus dieser kritischen Lektüre der Kritik gehen vier Ungedachte hervor: 1) ist der Strukturalismus tatsächlich die Fortsetzung des Holismus? 2) Kann man die Sozialaktion nur mit der Metapher des Spiels erfassen? 3) Ist die „Pluralität“ des Sozialen lediglich ein Vorwand zur philosophischen Neuwertung des „Subjekts“? 4) Könnte die Soziologie langfristig von der Erneuerung des sozialen Naturalismus profitieren? Dieser Aufsatz zeigt, dass, da eine vierfache Negierung des Ungedachten fehlt bzw. nicht voll übernommen wurde, wir gemeinsam auf doch wesentliche Bezugspunkte verzichten bei Erfassung der heutigen Krisenquellen der Soziologie, wie auch ihrer etwaigen Lösungen. Schlagwörter. PIERRE BOURDIEU – HOLISMUS – SOZIALER NATURALISMUS – SOZIOLOGIEKRISE MORALISCHER ZWANG – LIBERALER BIAS – Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 255 © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Unthought issues in sociological common sense: on Marc Joly’s Pour Bourdieu, and Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque Autour de quelques impensés du sens commun sociologique RESUMEN © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) En un contexto intelectual en el que se hubiesen podido esperar que las recurrentes tentativas de deslegitimar la sociología susciten el distanciamiento de aquellos que la practican con su propio sentido común, este artículo hace hincapié en algunos nopensados que siguen afectando los diagnósticos de “crisis” formulados sobre dicha disciplina. Para eso se respalda en el espacio de reflexividad creado, en parte a pesar suyo, por Marc Joly en su libro Pour Bourdieu (2018), que le permite descalificar los reproches formulados contra la arquitectura conceptual de Bourdieu por Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, 2016. Cuatro no-pensados se desprenden de esa lectura crítica de la crítica: 1) ¿de verdad constituye el estructuralismo la prolongación del holismo? 2) ¿Puede la acción social ser contemplada con otro rasero que el de la metáfora del juego? 3) La “pluralidad” de lo social ¿es algo más que un pretexto para revalorizar filosóficamente el “sujeto”? 4) In fine, ¿podrá la sociología aprovechar el renuevo del naturalismo social? Este artículo demuestra que si no proponemos, o asumimos plenamente una cuádruple negación de esos no-pensados, nos privamos colectivamente de hitos esenciales sin embargo para entender las fuentes de la crisis actual de la sociología tanto como sus posibles salidas. Palabras claves. PIERRE BOURDIEU – HOLISMO – NECESIDAD NATURALISMO SOCIAL – CRISIS DE LA SOCIOLOGÍA 256, Revue française de sociologie, 60-2, 2019 MORAL – SESGO LIBERAL – © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 30/12/2021 sur www.cairn.info via Université de Strasbourg (IP: 109.136.23.240) Acerca de algunos no-pensados del sentido común sociológico Sobre Marc Joly, Pour Bourdieu, y Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque