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Giry Autour de quelques impensés du sens commun sociologique

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AUTOUR DE QUELQUES IMPENSÉS DU SENS COMMUN SOCIOLOGIQUE
Johan Giry
Presses de Sciences Po | « Revue française de sociologie »
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ISSN 0035-2969
ISBN 9782724636086
DOI 10.3917/rfs.602.0239
Article disponible en ligne à l'adresse :
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2019/2 Vol. 60 | pages 239 à 256
À propos de Marc Joly, Pour Bourdieu, Paris, CNRS Éditions, 2018 et Jean-Louis
Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Paris, Le Seuil, 20161.
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Résumé. Dans un contexte intellectuel où l’on aurait pu attendre des tentatives récurrentes de délégitimation de la sociologie qu’elles suscitent en retour une distanciation
de ses praticiens vis-à-vis de leur propre sens commun, cet article pointe certains
impensés qui grèvent encore les diagnostics de « crise » émis à l’endroit de cette discipline. Pour ce faire, il s’appuie sur l’espace de réflexivité dégagé, en partie malgré lui,
par Marc Joly dans son ouvrage Pour Bourdieu (2018), à l’occasion duquel il s’emploie
à disqualifier les griefs formulés contre l’architecture conceptuelle bourdieusienne par
Jean-Louis Fabiani (Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, 2016). Quatre
impensés ressortent de cette lecture critique de la critique : 1) le structuralisme est-il
bien le continuateur du holisme ? 2) L’action sociale peut-elle s’appréhender uniquement
à l’aune de la métaphore du jeu ? 3) La « pluralité » du social n’est-elle qu’un prétexte
à la revalorisation philosophique du « sujet » ? 4) La sociologie pourrait-elle profiter, à
terme, du renouveau du naturalisme social ? Cet article montre que, faute de proposer,
sinon d’assumer complètement, une quadruple négation de ces impensés, nous nous
privons collectivement de repères pourtant essentiels à la saisie des sources de la crise
actuelle de la sociologie comme de ses possibles issues.
Mots-clés. PIERRE BOURDIEU – HOLISME – NÉCESSITÉ
NATURALISME SOCIAL – CRISE DE LA SOCIOLOGIE
MORALE
– BIAIS
LIBÉRAL
–
L’ouvrage sur lequel porte tout d’abord cette note critique se signale d’emblée par
son statut, puisqu’il s’agit d’un « essai scientifique » (MJ, p. 9), genre galvaudé dans
notre espace intellectuel et dont la Revue française de sociologie est, à tout le moins,
peu coutumière. C’est pourtant le genre retenu par M. Joly pour réhabiliter, écrit-il,
la « critique scientifique » (ibid.). Cette critique est d’abord celle d’un ouvrage, Pierre
Bourdieu. Un structuralisme héroïque, publié en 2016 par J.-L. Fabiani. Mais c’est
aussi une critique « pour », puisqu’il en irait de la réputation de P. Bourdieu et du
type de sociologie qu’il a promu. L’essai comprend seize chapitres, répartis en trois
grandes parties. La première revient sur les conditions de production et de réception
du travail de P. Bourdieu. La deuxième critique la démarche d’ensemble et les chapitres du livre de J.-L. Fabiani consacrés à l’architecture conceptuelle de la sociologie
bourdieusienne. La troisième, enfin, éclaire les conditions de possibilité de la (bonne)
réception de cet ouvrage et réaffirme, en contre-jour, le potentiel de l’entreprise
Nous remercions Marylou Hamm, Stéphane Vibert, Jean-Philippe Heurtin et Yves Gingras de la
lecture qu’ils ont effectuée d’une première version de cet article, ainsi que les évaluateurs anonymes
de la revue pour leurs remarques et suggestions.
1. Désormais indiqués : MJ pour l’ouvrage de Marc Joly et JLF pour celui de Jean-Louis Fabiani.
Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 239-256
[NOTE CRITIQUE]
Johan GIRY
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Autour de quelques impensés
du sens commun sociologique
Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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Non contentes de servir de fil rouge au lecteur, ces lignes constituent surtout, par
leur teneur et leur portée, une invite à ressaisir le sens du projet sociologique dans
son ensemble. Cette invite engage a priori tous les sociologues puisque, au-delà de
ce qui se présente au premier abord comme une dispute sur la juste manière de lire
ou d’interpréter P. Bourdieu, il serait en fait question d’une urgente nécessité : celle
de répondre collectivement à la mise à mal de la position distinctive de la sociologie
et des fondements mêmes de sa démarche. Car, nous dit M. Joly, la réception élogieuse du Pierre Bourdieu de J.-L. Fabiani ne doit pas tromper : loin de constituer
un épiphénomène dans l’édition académique, elle aurait en fait partie liée avec la
recrudescence de « forces du champ politique et du champ intellectuel objectivement
hostiles à la sociologie » (MJ, p. 216). La profession ferait face, et ce jusque dans ses
propres rangs, à une entreprise de délégitimation de la sociologie, mue toute entière
par le double souci d’abandonner « l’idée même de détermination sociales-historiques » (MJ, p. 226) et de « redonner au “moi” des plages de libertés » (ibid.). Un tel
diagnostic de « crise » peut à bon droit nous sembler familier. Récurrent et ancien
(Boudon, 1971), il a en effet été réaffirmé, depuis une quinzaine d’années, à mesure
que se banalisaient les accusations publiques contre la sociologie (Lahire, 2016), tout
en ne manquant pas de susciter des débats entre ses praticiens quant à la justesse de
ses termes (Giry, 2017 ; Brandmayr, 2018).
Partant, l’enjeu de cette note critique ne consiste ni à rendre compte de l’ensemble
des critiques adressées à J.-L. Fabiani par M. Joly, ou de celles adressées par
J.-L. Fabiani à P. Bourdieu, ni à prendre part à la dispute au plan même où celle-ci
se tient. Il s’agit plutôt de nous servir de l’espace de réflexivité dégagé par ses protagonistes, au-delà et en partie malgré eux, pour faire ressortir de leurs argumentations
ce qui nous semble constituer quatre impensés du sens commun sociologique. Une
partie est consacrée à chacun d’eux. Le premier concerne les rapports du structuralisme lévi-straussien et du holisme de l’école française de sociologie, sous l’angle
particulier de leurs représentations respectives de la nécessité censée régir le monde
social. Le deuxième de ces impensés touche à la réduction de l’agir au jeu, soit la
tendance à interpréter tout ce qui ressort du premier dans les termes de la compétition
et de l’intérêt, et à ce qu’elle emporte de relégation de la dimension morale de l’action
sociale, celle-là même dont Émile Durkheim avait pourtant fait le critère distinctif du
domaine propre de la sociologie. Le troisième a trait à la difficulté de reconnaitre, ce
faisant, l’hétérogénéité normative du social, et au risque de confirmation subreptice
de l’idéologie libérale auquel cette difficulté nous expose. Le quatrième, enfin, porte
sur le renouveau de l’horizon d’une réduction naturaliste du social, via en particulier
le rapprochement de la sociologie et des neurosciences, à l’égard duquel la critique
sociologique s’avère significativement affable. En définitive, on entend convaincre
du fait que ces impensés, faute d’être suffisamment interrogés et compris les uns en
rapport aux autres, grèvent notre manière d’appréhender les termes du diagnostic de
« crise » de la sociologie évoqué plus haut. C’est dire, au fond, qu’il n’est pas exclu
que les mises en accusations publiques de cette discipline soient, en partie au moins,
le reflet des incertitudes qui la frappent elle-même.
240, Revue française de sociologie, 60-2, 2019
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scientifique initiée par P. Bourdieu. Si chaque partie peut être lue indépendamment
des autres, certaines lignes de force, tracées dans les travaux antérieurs de M. Joly
(2012, 2017), ressurgissent ici.
Johan GIRY
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Le premier impensé ressort des griefs formulés par M. Joly à l’égard du qualificatif
« structuraliste » apposé sur la sociologie de P. Bourdieu, ce dès le sous-titre du livre
de J.-L. Fabiani. Ce dernier justifiait cette qualification en raison du fait que le sociologue a toujours appréhendé le monde social comme un « ensemble de relations
structurales dont la mise au jour constitue un préalable à l’analyse des unités » (JLF,
p. 37). Du structuralisme, il aurait ainsi conservé le postulat en vertu duquel l’action
ne tire son sens que du système de relations objectives entre les positions des individus
dans l’espace social. J.-L. Fabiani parlait même de « structuralisme intégral » (JLF,
p. 41), au motif que P. Bourdieu situait toute entière la vérité objective des pratiques
dans la force symbolique que ce système exerce sur les individus. Telle une contrainte
physique ou psychique, elle les pousserait à agir comme ils le font, et rendrait ainsi
caduque toute explication de leurs conduites faisant intervenir des règles et des intentions. Il en serait ressorti une théorie « qui a fait penser à beaucoup de lecteurs que
le sociologue n’envisageait jamais la capacité d’initiative des agents » (ibid.).
Pour sa part, M. Joly refuse cette qualification, qui ne tient aucun compte du fait
que P. Bourdieu se soit « opposé à toutes les réalités sociales et individuelles désignées par l’étiquette “structuraliste” » (MJ, p. 126). Certes, le sociologue a hérité de
l’anthropologie lévi-straussienne sa disposition relationniste à « caractériser tout élément par les relations qui l’unissent, et dont il tient son sens et sa fonction » (MJ,
p. 128). Seulement, à trop y insister, J.-L. Fabiani oublierait ce que la sociologie
bourdieusienne doit aussi à la critique de cette anthropologie (Lentacker, 2010).
M. Joly rappelle à ce propos son rejet de l’objectivisme structural. P. Bourdieu y avait
trouvé la marque d’une idéologie professionnelle qui, trop assurée de la supériorité
du savant dans l’accès à la vérité des pratiques, crible l’enquête d’un biais consistant
à « dissoudre le rapport ordinaire ou pratique (non “théorique”) à la réalité sociale
au bénéfice du rapport théorique distancié inhérent à la position du chercheur » (MJ,
p. 124). C’est contre cette posture scholastique, précisément, qu’il aurait réintégré
« la subjectivité et les stratégies des agents » (ibid.), de sorte à tenir ensemble les
deux vérités (vécue et objective) de la réalité sociale. Cela lui aurait permis, toujours
selon M. Joly, de faire droit, tout en la démasquant, à la nature paradoxale des pratiques sociales. Son efficace, en effet, tiendrait pour une large part à son euphémisation indigène, qui contribue objectivement à en dissimuler l’économie réelle.
Dès lors, qualifier cette démarche de « structuraliste » reviendrait à ne faire aucun
cas du dépassement de l’objectivisme et du subjectivisme qu’elle autorise. Sous couvert
de réalisme sociologique, J.-L. Fabiani aurait en fait cédé à quelque réductionnisme en
pointant la part trop belle faite aux déterminations structurelles par P. Bourdieu. C’eût
été là exagérer l’inattention du sociologue à la « capacité d’initiative des agents » (MJ,
p. 148) pour faire valoir en contrepoint le « souci du discours ordinaire et de la “capabilité” des “gens” » (MJ, p. 228). Il en irait ni plus ni moins ici que d’une « prise de
position collective » (MJ, p. 143) à travers laquelle J.-L. Fabiani, comme d’autres avant
et avec lui, entendent réaffirmer à peu de frais la « force auto-assertive d’un individu
donné hic et nunc » (MJ, p. 148). Or, M. Joly craint que nous laissions par là s’échapper
la raison scientifique ayant porté P. Bourdieu à s’éloigner de Claude Lévi-Strauss. Plus
encore, on perdrait de vue le fait qu’il soit parvenu, alors, à « régénérer théoriquement
la sociologie européenne » (MJ, p. 28) en situant son propre projet sociologique à la
jonction de l’attention durkheimienne aux « contraintes qui pèsent sur les individus » et
de la considération wébérienne du « point de vue des agents » (MJ, p. 26).
Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 241
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Le structuralisme, continuateur du holisme ?
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On regrette toutefois ici que M. Joly, faute de distinguer le holisme de la tradition
durkheimienne et le structuralisme lévi-straussien, ne se distancie pas de l’affirmation
d’un nécessaire dépassement de l’opposition entre objectivisme et subjectivisme à
travers une théorie considérant à la fois la contrainte sociale et le sens pratique des
individus. Cette conception dualiste résulte pour une large part d’une mécompréhension du holisme de la tradition sociologique française. Pour s’en convaincre, il suffit
de revenir à la discussion de ce fait paradigmatique qu’est le don. C’est à travers elle,
en effet, que C. Lévi-Strauss et P. Bourdieu à sa suite ont posé les jalons de théories
de l’action qui, au-delà de leurs divergences, ont concouru à dénaturer la perspective
holiste qui avait présidé à l’émergence du projet sociologique durkheimien. À ce
propos, remarquons d’abord que si C. Lévi-Strauss ([1950] 2012) faisait crédit à
Marcel Mauss d’avoir situé la raison objective des pratiques de don dans le fait du
« système symbolique » auquel se reconnait toute société humaine, c’était pour lui
reprocher dans la foulée de ne pas rendre compte des causes véritables de l’action.
M. Mauss se serait limité à observer la force morale reliant entre elles les personnes
et leurs pratiques, là où l’enquête commandait plutôt de rechercher le principe causal
qui la sous-tend. Ce principe, C. Lévi-Strauss se le représentait comme une « nécessité
inconsciente », à laquelle seule une psychologie de la « pensée symbolique » transmuée en science du cerveau pourrait un jour nous introduire (Lévi-Strauss, [1950]
2012). Il rejetait ainsi la nécessité morale inhérente au social que M. Mauss, à la suite
de son oncle, plaçait au fondement de sa perspective holiste, en vertu de laquelle les
règles sont autant de faits idéologiques irréductibles et justiciables, à ce titre, d’une
analyse autonome. À cette nécessité-ci, C. Lévi-Strauss en substituait une autre,
d’ordre naturel ou physique, réputée seule à même d’expliquer les pratiques en termes
de causalité efficiente, fondée sur des mécanismes psychologiques infraconscients
(Callegaro, 2016, p. 156-157).
De ce point de vue, si M. Joly a raison de rappeler la méfiance de P. Bourdieu
vis-à-vis d’un structuralisme réduisant les individus « au statut d’automates »
(Bourdieu, 1980, p. 167), il rejoignait néanmoins C. Lévi-Strauss dans sa critique de
l’explication maussienne du don. En effet, l’accent placé sur la règle de réciprocité,
estimait-t-il, redouble « la méconnaissance collective qui est au principe de la morale
de l’honneur comme dénégation collective de la vérité économique de l’échange »
(Bourdieu, 1976, p. 131). À s’y tenir, on ne saisirait pas la morale du don dans sa
vérité objective, c’est-à-dire comme l’opérateur d’une violence symbolique, ellemême comprise comme le plus sûr moyen de perpétuer une relation de domination
(ibid.). C’est dire que si P. Bourdieu aménageait davantage de place que C. LéviStrauss aux logiques vécues, il ne faisait pas moins volontiers sien le postulat structuraliste voulant que la connaissance pratique des personnes s’avère tout aussi
trompeuse et déterminée que leur sens de la liberté (Bohman, 2011, p. 22-25). Par
conséquent, P. Bourdieu a tiré de son analyse du don une théorie de l’action et du
rapport social fondée toute entière sur le mensonge à soi-même (Chanial, 2010,
p. 487). À travers cette théorie se reproduisait la même confusion logique entre ordres
de réalité distincts qui avait présidé à la déqualification lévi-straussienne de la nécessité morale, celle-là même dont É. Durkheim et M. Mauss avaient fait le critère
distinctif du social. Là aussi s’y substituait en effet une conception causaliste de la
contrainte, dans laquelle les structures font figure de causes naturelles d’ordre physico-psychique (la violence symbolique s’inscrivant jusque dans les corps), véritables
mécanismes générateurs des phénomènes sociaux.
Il importe de prendre toute la mesure de ce qui sépare cette perspective du holisme
de la tradition sociologique française. Les durkheimiens en avaient fait un trait
242, Revue française de sociologie, 60-2, 2019
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Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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Dès lors, si P. Bourdieu a eu intérêt à réintroduire, comme le rappelle M. Joly,
« la logique vécue des pratiques sociales » (MJ, p. 32), ce ne fut qu’en opposition au
dévoiement objectiviste et causaliste dont C. Lévi-Strauss avait grevé le holisme, et
non pour corriger quelque tropisme durkheimien pour la surévaluation des contraintes
pesant sur les individus (Callegaro, 2016, p. 158). Ainsi compris, le holisme ne dépossède en effet aucunement les individus de leur intentionnalité, car c’est seulement à
partir des catégories tirées de la société qu’ils peuvent faire sens et agir socialement
(Dumont, 1966, p. 19). Autrement dit, il n’emporte aucun déterminisme puisque, si
totalité significative il y a, c’est en vertu d’obligations constitutives et régulatives qui
tiennent ensemble les parties en interaction et non par l’effet de forces causales. On
comprend du même coup que la « troisième voie » ouverte par P. Bourdieu entre
« objectivisme » et « subjectivisme » n’a revêtu de sens que parce qu’elle reconduisait
en sus la confusion logique évoquée plus haut. Ce n’est qu’à condition d’appréhender,
comme C. Lévi-Strauss avant lui, la part obligatoire de la relation sociale d’un point
de vue causaliste, à la façon d’une contrainte physique ou psychique, qu’il a pu
prétendre aiguiser par là le regard sociologique. Or, une telle conception de la nécessité heurte forcément la liberté de pensée et d’action des individus. D’où les passions
que suscite encore la question de la justesse, voire de la justice, de l’équilibre établi
par P. Bourdieu entre les deux (Bronner et Géhin, 2017 ; Giry, 2018), et qu’illustrent
ici les désaccords de M. Joly et J.-L. Fabiani. Le fait qu’une telle question ne trouve
aucune prise dans le holisme durkheimien devrait pourtant interroger davantage, étant
entendu que l’autorité prêtée à la société est d’ordre logico-descriptif : loin de porter
atteinte à la liberté, elle en constitue le point d’appui, dans la mesure où elle crée à
la fois la règle et sa négation (Ehrenberg, 2009, p. 226-228).
Une synonymie du jeu et de l’agir ?
Cette confusion logique entre nécessité morale et nécessité naturelle, d’ordre physique ou psychique, tient sans doute pour une large part à la croyance selon laquelle
le social se définirait par son caractère relationnel. Cette idée est resituée par M. Joly
au cœur du projet de P. Bourdieu : « Il s’est donné les moyens de développer pleinement, dans le champ de la sociologie, le mode de pensée relationnel en quoi résidait
la valeur scientifique du structuralisme » (MJ, p. 125). Et il faut reconnaitre avec lui
Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 243
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constitutif de la discipline naissante précisément parce qu’ils le réputaient seul à
même de rendre compte de la réalité sui generis du social, en faisant droit à l’irréductibilité de la nécessité morale à quelque autre ordre de réalité (biologique ou
psychologique). Le point de vue holiste, au sens où l’avaient dégagé É. Durkheim et
M. Mauss, est celui qui vise une analyse de la solidarité des parties au sein d’un tout.
Anthropologiquement, il renvoie à l’idée selon laquelle « la cohésion des pratiques
et des institutions n’est pas une interdépendance empirique, causale, c’est une cohésion intellectuelle, comme il se doit pour des règles et des principes normatifs »
(Descombes, 1996a, p. 83). Méthodologiquement, il consiste donc à étudier les « institutions du sens » de la totalité considérée, son « esprit objectif », celui sans lequel
l’esprit subjectif des individus resterait inenvisageable. Ainsi compris, le holisme
s’oppose à toute forme d’absolutisation du collectif et de négation de l’individu,
puisqu’il donne à voir le social comme une contrainte, certes, mais une contrainte
constituant la condition de possibilité des valeurs qui donnent forme et sens à nos
existences concrètes, y compris dans la construction des subjectivités (Vibert, 2016).
Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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Pour ce faire, revenons sur un autre grief adressé par M. Joly au travail de
J.-L. Fabiani, autour de sa lecture du champ. Dans son ouvrage, J.-L. Fabiani revient
sur la question du domaine de validité de ce concept : désigne-t-il une « forme historique particulière de relations sociales » ou bien « une forme archétypale et universelle de sociation » (JLF, p. 29) ? Il admet que P. Bourdieu a pu parfois préférer une
conception restrictive du champ, conforme au réquisit, qu’il reconnaissait par ailleurs,
d’une « historicisation nécessaire des concepts aussi bien que des formes sociales »
(JLF, p. 33). Seulement, emporté par son ambition nomologique, il aurait aussi présenté son concept comme un « principe universel d’organisation sociale » (JLF, p. 39),
susceptible de rendre compte des formes sociales les plus diverses. Or, toujours selon
J.-L. Fabiani, P. Bourdieu n’a jamais fourni les clefs de cette transposabilité. Il se
serait plutôt satisfait d’utiliser « des moments historiques particuliers pour légitimer
son point de vue théorique » (JLF, p. 33). Ce alors même que son ambition commandait
une toute autre attention aux processus de genèse : « l’inscription de la logique des
champs dans l’histoire constitue assurément un des points faibles de l’argumentation
de Pierre Bourdieu » (JLF, p. 62). Surtout, de cette universalisation du champ, trop
téméraire au plan de ses fondements historiques, serait ressortie une double inclination
problématique parce qu’arbitraire : celle consistant tantôt à appréhender tout contexte
d’action comme s’il s’agissait d’un champ, tantôt à déconsidérer les « nombreuses
situations de coopération ou d’association qui structurent la vie collective » (JLF,
p. 39) mais n’embrassent pas l’entière logique du concept.
Néanmoins, pour M. Joly, une telle circonscription de la portée du concept de
champ émousse bien plus qu’elle n’affine le regard sociologique lui-même. Son caractère extensif se justifierait, tout au contraire, par la vertu heuristique qu’on peut en
attendre sitôt qu’il en est fait usage de façon analogique. Mais à quoi tient exactement
cette vertu ? Elle résiderait dans le caractère relationnel de cette « méthode de pensée »
(MJ, p. 139), qui oblige à réinscrire toutes les pratiques sociales « dans les réseaux de
relations qui éclairent effectivement leurs propriétés » (MJ, p. 150). Or, ici, M. Joly
précise en quoi les « relations » seraient constitutives du social : le relationnel auquel
introduit le champ est celui de l’omniprésence des « rapports de force physique,
économique et surtout symbolique [...], [des] luttes pour la conservation ou la transformation de ces rapports de force » (Bourdieu, 1993, cité p. 152). L’intérêt du concept
résiderait donc non pas tant dans ce qu’il dit d’une forme spécifique d’organisation
des activités productives que dans le fait de rappeler sans cesse aux chercheurs ces
« invariants des relations humaines » (MJ, p. 138). Étant entendu qu’ils constituent le
critère distinctif du social lui-même, rien n’oblige, conclut M. Joly, à limiter comme
y encourage J.-L. Fabiani « la pensée en termes de champs aux sociétés européennes
fortement différenciées du milieu du XIXe siècle » (MJ, p. 139). La présence de rapports
de force et de luttes n’y étant pas circonscrite, rien n’empêche en effet « de parler
d’un “champ philosophique” à l’époque de la démocratie athénienne ou de la famille
comme “champ” » (ibid.).
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qu’elle dame le pion à « l’image d’un sujet libre et autofondé, constitutive par excellence du discours de légitimation des dominants » (MJ, p. 39). Seulement, il convient
aussi d’admettre qu’une telle idée du social ne peut être qu’incomplète, puisque les
sciences de la nature et du vivant mettent aussi au jour des systèmes de relations, qui
eux n’ont rien de spécifiquement social (Callegaro, 2016). Le véritable enjeu consiste
plutôt à comprendre ce qu’il y a de spécifiquement social dans le relationnel de
P. Bourdieu.
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De là, on peut expliciter un élément sous-jacent et pourtant déterminant du désaccord entre les deux auteurs, en filigrane duquel se révèle notre deuxième impensé.
Leur désaccord ne tient en fait pas à la portée du concept de champ et à la place
consécutive accordée aux jeux sociaux qui se déroulent « hors champ » (Lahire, 2001).
Il engage la synonymie autrement centrale du jeu et de l’agir instaurée par P. Bourdieu
avant même qu’il n’ait parlé de champ (Lemieux, 2011) et qui, pour autant, conditionne l’extension de ce concept à l’ensemble de la réalité sociale. Car, si l’universalisation du champ apparait à J.-L. Fabiani aussi spécieuse, c’est surtout parce qu’elle
porte à « considérer que la compétition régit la totalité des interactions humaines »
(JLF, p. 39). Ce qui est donc en cause ici, c’est la conception même que P. Bourdieu
propose du social, en se le donnant comme un « monde guerrier » (JLF, p. 38). À
l’inverse, si M. Joly opte pour une acception non restrictive du champ, c’est qu’à la
différence de son collègue il y reconnait un universel anthropologique, celui du jeu :
« le monde humain social-historique n’est-il pas le produit, dans le monde vivant, de
“luttes pour la survie” situables, spatio-temporellement, dans des espaces structurés
de relations plus ou moins englobants et englobés [...] ? » (MJ, p. 138). Autrement dit,
il rejoint P. Bourdieu en considérant que le jeu n’est pas une sorte de relation sociale
parmi d’autres, mais l’abstraction à partir de laquelle toutes peuvent être définies :
dans chaque sphère d’activité sociale, il se trouve des joueurs aux positions, ressources et stratégies définies par leurs relations, et objectivement intéressés à préserver ou à transformer la structure qui les attache les uns aux autres.
L’air d’évidence que suscite cette analogie dit bien l’emprise de la réduction de
l’agir au jeu dans le sens commun sociologique. Au début des années 1980, déjà, Alain
Caillé avait bien perçu la convergence de vues qui s’était installée entre Raymond
Boudon, Michel Crozier et P. Bourdieu autour du postulat selon lequel « tous les
champs de l’action sociale sont structurés comme des jeux, sont des jeux, seuls médiateurs possibles semble-t-il à leurs yeux de l’action humaine collective » (Caillé, 1981,
p. 266). Si leurs oppositions ont alors scandé la vie du champ de la sociologie et
émaillent encore sa sociohistoire (Heilbron, 2015), il reste que les théories de ces trois
auteurs « assimilent les acteurs sociaux à des joueurs et font référence, de façon tantôt
métaphorique et tantôt réaliste, aux modèles de la théorie des jeux » (Caillé, 1981,
p. 258). On aura beau dire qu’il s’agit là d’une abstraction commode, il importe de
considérer ce qu’elle implique au plan de notre compréhension du monde social.
Empruntée au paradigme néoclassique de l’économie, une telle abstraction disqualifie
tout ce qui, dans les conduites, évoque la question du sens, ce afin de mettre au jour une
réalité dont l’objectivité, révélée sous les oripeaux de la morale, ne renvoie qu’au
conflit et au jeu des intérêts. En conséquence, les logiques d’action qui ne s’y réduisent
pas sont exclues de l’analyse, par souci de formalisme ou excès de zèle du rasoir
d’Occam. Et lorsque, malgré tout, elles conservent quelque significativité, ce n’est
qu’au titre de faux dehors de l’idéologie, comprise comme « une sorte de bluff plus ou
moins conscient [...] dans le jeu des acteurs stratèges » (Caillé, 1981, p. 259).
Un tel rapprochement de la sociologie et de l’économie, aussi puissant qu’inusité
dans l’histoire de ces deux disciplines, rompait avec la tradition du holisme durkheimien. J.-L. Fabiani ne s’y trompe pas lorsque, à la différence de M. Joly, il remarque
que si « dans le modèle durkheimien de société, la compétition interindividuelle ou
interinstitutionnelle n’est pas mise de l’avant [...] Pour Bourdieu, c’est bien le sens
de la compétition qui fonde et garantit l’espace commun » (JLF, p. 38). Ce décalage
n’a de quoi surprendre aujourd’hui qu’au prix d’une oblitération collective du projet
sociologique d’É. Durkheim. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler sa critique du
double biais d’individualisation et d’abstraction qui grevait l’économie politique. Il
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Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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La pluralité comme nouveau mantra des sociologues
(-philosophes) ?
Ce détour permet d’éclairer sous un autre jour l’opposition entre J.-L. Fabiani et
M. Joly autour de l’idée de « pluralité ». Nous l’avons dit, le premier reproche à
l’architecture conceptuelle de P. Bourdieu de refuser que les principes de nos pratiques ne puissent être unilatéralement rapportés au modèle du jeu. Autrement dit,
J.-L. Fabiani met en cause le désaveu infligé à l’hétérogénéité normative du social
par la synonymie du jeu et de l’agir. C’est ce qu’il faut admettre pour bien comprendre
les griefs faits en retour à son analyse par M. Joly. À ses yeux, cette critique répondrait
avant tout au souci de revaloriser les « deux grandes abstractions philosophiques du
“sujet” et de l’“être”, fussent-ils pluralisés » (MJ, p. 228). À ce titre, elle vaudrait
surtout par l’illustration qu’elle offre des hiérarchies qui gouvernent aujourd’hui
l’espace hexagonal des sciences humaines et sociales. À travers cette critique,
J.-L. Fabiani rendrait grâce, en effet, à la « hiérarchie des valeurs culturelles », qui
subordonne la sociologie à la philosophie, et à la « hiérarchie temporelle produite par
les rapports de force académiques » (MJ, p. 216), qui place sur un piédestal tous ceux
concourant à la déqualification « des acquis et des principes de la sociologie bourdieusienne » (MJ, p. 217). C’est dire que, pour M. Joly, la critique de la réduction de
l’agir au jeu ne revêt aucun sens au strict plan scientifique. En effet, rappelle-t-il,
« peu auront été aussi désireux que [P. Bourdieu] de cerner la “pluralité des mondes”
et la “pluralité des logiques correspondant aux différents mondes” et nul ne s’est vu
davantage reproché de les nier » (MJ, p. 72).
Seulement, il semble que le désaccord des deux auteurs trouve en fait son origine
dans une ambiguïté quant au niveau depuis lequel apprécier ladite « pluralité ».
J.-L. Fabiani ne doute pas que P. Bourdieu ait considéré la division croissante des
jeux sociaux, leur autonomisation relative et la variété des formes que revêt dans
chacun d’eux l’illusio. Il va même jusqu’à préciser, très justement, que « la pluralité
des champs est ici pensée sous la forme de la diversité des mondes » (JLF, p. 28).
Pourtant, il persiste et signe en ajoutant immédiatement que « cette ouverture prometteuse n’aura pas véritablement de suite » (ibid.). Car, en effet, l’attention prêtée
à la diversité des champs ne doit pas tromper. C’est toujours bien du jeu dont il s’agit,
reconduit en chaque cas au rang de principe objectif des pratiques. Au fond, quelles
que soient les sphères d’activité considérées, le même modèle dual de l’action point,
qui distingue le niveau de l’autocompréhension par les acteurs, réputé illusoire, et le
niveau explicatif de l’action, qui prend chez P. Bourdieu les atours des rapports de
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l’obligeait en effet à « ne traiter que de ce par quoi les individus échappent au rapport
social et se présentent justement comme des individus pleinement définis par leurs
rapports aux objets ou à d’autres individus » (Caillé, 1981, p. 258). Contre cette réduction des individus à des êtres de besoin tout entiers voués à la (re)production de leurs
moyens d’existence, la sociologie française naissante s’était donnée pour fin d’interroger le sens immanent de leurs pratiques et de penser la façon dont, en agissant, ils
participent d’une totalité socioculturelle. Ce faisant, elle plaçait au cœur même de
son holisme directeur le principe anti-réductionniste en vertu duquel « tout n’est pas
contractuel dans le contrat » (Durkheim, [1893] 2013, p. 189). Il s’agissait bien là
d’une invite à admettre que la réalité du jeu n’est pas première, qu’elle est elle-même
instituée et dépendante d’autres principes normatifs.
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Pour autant, on manquerait l’essentiel à s’en tenir là. Car, lorsque M. Joly soutient
que « la “pluralité” comme prétendu “paradigme” ne pouvait [...] que menacer la
sociologie en tant que telle » (MJ, p. 57), il engage non seulement la filiation durkheimienne mais toute la tradition européenne de la sociologie. C’est elle qui se trouverait mise à mal par l’« éloge prétendument épistémologique » (MJ, p. 235) de la
pluralité, en creux duquel M. Joly décèle une stratégie de « soumission-englobement »
(MJ, p. 236) de la sociologie par la philosophie. Nombreux seraient en effet les sociologues qui, par leur insistance sur la pluralité du social, se feraient quoi qu’ils en
pensent les relais objectifs de la stratégie qui la commande. Or, prévient M. Joly, le
rééquilibrage des rapports entre sociologie et philosophie au bénéfice de la seconde
ne peut se faire qu’à rebours des « contraintes et impératifs du travail d’enquête et
de conceptualisation inhérent à la science sociologique » (MJ, p. 227) et au prix de
« la négation de ses caractéristiques épistémologiques fondamentales et de son développement réel » (MJ, p. 244).
Toutefois, réduire ainsi la « pluralité » à la perpétuation de « l’idéal du moi philosophique » (MJ, p. 288) sitôt qu’elle grève la réduction du social à la logique du
« Jeu » se révèle tout aussi problématique à l’échelle de la sociologie européenne que
s’agissant de l’école sociologique française. Rappelons à ce propos qu’en parlant de
volontés organique et réfléchie (Tönnies, [1887] 2010), de solidarités mécanique et
organique (Durkheim, [1893] 2013) ou de communalisation et sociation (Weber,
[1971] 1995), il n’a jamais été question chez ses fondateurs d’exclusivité d’un mode
d’organisation au détriment de l’autre (par succession dans le temps) mais de hiérarchie, observable dans toute société et définie par l’englobement du contraire (Dumont,
1966). Les pères de la tradition sociologique européenne, dont M. Joly s’enquiert de
la pérennité face à l’hubris philosophique, avaient eux-mêmes reconnu l’hétérogénéité
normative du social. Ils s’étaient donnés comme point de départ, en effet, les tensions
entre différents ordres de sens inhérents au social et les enjeux pratiques de régulation
que leur coexistence ne manquait pas de soulever. D’où, comme le rappelle S. Vibert,
« l’insistance de la sociologie naissante sur ces formes modernes de communauté
[syndicats, corporations professionnelles, sociétés secrètes, etc.] aptes à socialiser et
moraliser l’individu » (2006, p. 122).
Partant, on peut s’interroger sur le sens et la portée du geste par lequel P. Bourdieu
serait parvenu, selon M. Joly, à « régénérer théoriquement la sociologie européenne »
(MJ, p. 28). En effet, tandis que ses prédécesseurs se refusaient à réduire les types
d’action sociale et ordres de sens à quelque principe objectif aussi unitaire qu’univoque, c’est bien ce à quoi était conduit le sociologue en considérant que si des
normes s’étaient imposées dans des sociétés originellement désocialisées, c’eût été
parce que « les groupes récompensent universellement les conduites qu’ils tiennent
pour universelles en réalité, ou à tout le moins, en intention, donc conformes à la
vertu » (Bourdieu, 1994, p. 234-235). C’est l’agir stratégique qui est réputé premier
ici, et qui fait advenir la morale, comme si le vice engendrait la vertu en lui rendant
hommage (Urfalino, 2005). Or, et l’on découvre là notre troisième impensé, en
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force objectifs et des stratégies inconscientes. Dès lors, considérant le caractère
typique d’un tel modèle dans les sociologies d’inspiration structuraliste, P. Bourdieu
demeure plus ancré dans le giron lévi-straussien qu’il ne renoue, en réalité, avec le
holisme durkheimien. En effet, ce dernier maintient l’analyse au plan d’immanence
de l’action et oblige, au contraire, à en assumer l’hétérogénéité normative, en réinscrivant ses différents types dans des ordres de sens mutuellement irréductibles
(Kaufmann et Quéré, 2001).
Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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M. Joly reprend à P. Bourdieu ses vues sitôt qu’il réaffirme, contre ce qu’il décèle
de réhabilitation philosophico-politique d’un « sujet non historique et par conséquent
non déterminé » (MJ, p. 40) chez J.-L. Fabiani, que la réalité sociale se comprend
comme « essentiellement structurée par des rapports de pouvoir et des luttes
d’influence et de reconnaissance » (MJ, p. 169). Mais n’est-il pas étrange d’opposer
à l’idéologie libérale, prêtée à son collègue, une telle conception du social ? Celle-ci
absorbe en effet la totalité du social dans les individus (via l’habitus) et leurs rapports,
ceux que définit la structure du jeu. Or, comment ne pas voir dans une telle circonscription du social au produit d’une logique agonistique et stratégique la confirmation
subreptice de l’idéologie libérale elle-même ? C’est un paradoxe qu’implique forcément la croyance dans le fait que les individus et leurs relations puissent être à
l’origine des ordres de sens de leurs actions particulières, ce en lieu et place de la
réalité sui generis du social, comprise comme un « tout institué que les individus
trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux » (Fauconnet et Mauss,
[1901] 1969, p. 150). Cette erreur n’est pas l’apanage de la sociologie de P. Bourdieu.
Elle constitue plutôt le ferment commun de toutes les théories qui se fondent in fine
sur cette croyance et confirment, à ce titre, l’idéologie libérale dans les termes mêmes
où elle s’exprime. Elles peuvent être tantôt déterministes (i.e. focalisées sur les stratégies inconscientes des acteurs), tantôt rationalistes (i.e. centrées sur leurs aptitudes
conscientes à maximiser des intérêts), tantôt vitalistes (i.e. intéressées par l’expression
de leurs puissances d’agir créatrices). Seulement, comme plus haut avec les champs,
cette pluralité relève davantage du trompe-l’œil que de l’incommensurabilité. Car, il
reste que dans chacune de ces voies « la composition sociale qui en résulte, l’effet
d’émergence, ne se réalise que par les rapports de force qui font tenir ces entités
ensemble » (Vibert, 2017, p. 16).
Les sciences cognitives au secours de la sociologie ?
Ce retour sur la conceptualisation du social et la place faite (ou non) à son pluralisme normatif permet de mieux comprendre un dernier désaccord entre J.-L. Fabiani
et M. Joly, au chapitre de l’habitus. Dans son ouvrage, le premier met en cause les
présupposés sur lesquels P. Bourdieu a fondé sa théorie de l’habitus. Ils renvoient
simultanément au « caractère homogène et constant de la puissance d’inculcation »,
à « l’affirmation du caractère inconscient du processus » et à « l’homogénéité et la
cohérence de ses contenus » (JLF, p. 77-78). Ce triple postulat, nous dit J.-L. Fabiani,
repose sur une hypothèse d’universalité de « l’homologie entre les structures objectives et les dispositions subjectives » (JLF, p. 80). C’est en son nom que P. Bourdieu
affirme avec constance le « caractère préréflexif, voire préconscient de l’action »
248, Revue française de sociologie, 60-2, 2019
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considérant ainsi l’intérêt non comme une institution du sens parmi d’autres mais
comme une fonction universelle, P. Bourdieu en est venu à expliquer tout ordre social
comme la résultante de rapports de force à partir desquels les dominants naturalisent
leur ascendant en lui surajoutant une morale. Il a évacué par là l’intelligence du social
de ses plus illustres prédécesseurs, qui le concevaient au contraire comme un ordre
de sens et une réalité symbolique donnés premiers. Le social est ainsi apparu comme
réductible à des rapports causaux de pouvoir, ce en dépit du fait qu’ils soient toujours
articulés aux idées-valeurs qui régissent la totalité d’une société et, qu’au vu de la
nécessaire hétérogénéité de celles-ci, ils ne se donnent jamais qu’en les confirmant
et en les infirmant (Vibert, 2017).
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De son côté, M. Joly dénonce, là aussi, un réductionnisme injustifiable, parce
qu’aveugle au fait que « jamais Bourdieu ne s’est représenté les agents comme des
sortes d’automates mécaniquement ajustés aux exigences des différentes situations
rencontrées » (MJ, p. 175). En témoigne le fait, selon lui, que le sociologue ait aussi
considéré la possibilité d’« un sentiment de malaise et d’écrasement, ou une sensation
de décalage, de dysharmonie, de porte-à-faux » (ibid.) résultant de « clivages
d’habitus », réputés « inhérents aux sociétés humaines différenciées et inégalitaires »
(MJ, p. 176). Or, remarquons tout de même là que la réflexivité ainsi concédée aux
individus se trouve rapportée à un état psychique négatif. Elle est le fait de ceux qui,
compte tenu de leur position, s’avèrent « incapables de se sentir “eux-mêmes”, de se
laisser emporter par un flux actif » (MJ, p. 175). La réflexivité constitue, pour ainsi
dire, la conséquence collatérale d’un mauvais placement dans la logique agonistique
et compétitive du jeu : « Ce sont même, probablement, les manifestations psychiques
les plus répandues des rapports de domination » (MJ, p. 176). C’est dire que la réflexivité se donne ici comme une pathologie, alors qu’elle ressortirait naturellement d’une
conception du social faisant droit à son hétérogénéité normative. Quoi de plus normal,
en effet, que d’observer les dilemmes et raisonnements pratiques afférents d’individus
traversés par des institutions du sens irréductibles les unes aux autres (Lemieux,
2008) ? Corrélativement, la réflexivité envisagée ici est entièrement rapportée à des
conditions sociales « objectives », c’est-à-dire à un certain état de relations de pouvoir
asymétriques. En ce sens, elle est causalement produite par des schèmes extérieurs
aux individus (Bohman, 2011) et, plus paradoxal encore, étrangers à l’ordre du sens
dans lequel ils s’inscrivent en agissant. M. Joly ne s’y trompe donc pas en constatant
qu’il n’y a là « aucune contradiction » avec le reste de l’architecture conceptuelle de
P. Bourdieu, qu’« au contraire, cela fait système » (MJ, p. 175). En effet, cette relativisation de l’hypothèse d’homologie renforce en fait la détermination du modèle et,
plus fondamentalement, l’évacuation de la nécessité morale au profit de la nécessité
naturelle, d’ordre physique ou psychique, associée aux rapports de pouvoirs.
Cela ne se donne jamais aussi bien à voir que dans la manière dont M. Joly répond
à la critique selon laquelle, dans la théorie de l’habitus, « le processus d’intériorisation
reste constamment en dehors de l’analyse », de même que « les processus par lesquels
les dépôts d’expérience se trouvent activés » (JLF, p. 81, p. 97). Selon lui, en effet, il
est impossible de rendre justice au concept d’habitus sans reconnaitre qu’il permet
de « construire des passerelles avec la neurobiologie et la psychanalyse » (MJ, p. 181).
Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 249
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(ibid.) et rejoint, ce faisant, l’axiomatique structuraliste en vertu de laquelle nul besoin
n’est d’en passer par le registre normatif et intentionnel pour rendre compte des
conduites sociales. Seule compte la nécessité naturelle, d’ordre physique ou psychique, cette « sorte de soumission immédiate à l’ordre qui incline à faire de nécessité
vertu » (Bourdieu, 1980, cité p. 81). Or, J.-L. Fabiani doute du réalisme sociologique
d’une telle hypothèse d’ajustement infraconscient universel : « L’histoire est riche de
décalages entre les espérances subjectives et les probabilités objectives. » (JLF, p. 80).
Il en ressortirait une difficulté chronique de l’habitus à rendre compte de ces discordances. Et si P. Bourdieu, dans ses derniers travaux, a pu tout de même admettre « la
discordance des apprentissages, la dissonance des préférences et le caractère erratique
des ajustements », soit tout ce qu’il excluait auparavant, il aurait négligé « d’en tirer
des conséquences durables pour son système conceptuel » (JLF, p. 92). Assumer pleinement cette série d’éléments discordants l’aurait en effet obligé à admettre, ce à
quoi il se refusait, que « la répétition de la formule canonique de l’habitus ne dit rien
de la manière dont s’effectue le passage [des dispositions] du passif à l’actif » (JLF,
p. 97).
Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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M. Joly ouvre ici à la possibilité d’une intégration des sciences biologiques et
psychologiques, d’une part, et de la sociologie, d’autre part, « selon, peut-être, une
forme de combinaison évolution biologique-développement social qui reste à étayer
et à conceptualiser » (MJ, p. 174-175). Or, comme le souligne Albert Ogien, personne
n’est encore parvenu à expliquer « comment le “calibrage” du cerveau [que l’évolution] est censée réaliser explique l’ajustement des individus aux formes instituées et
variables des liens d’appartenance, d’échange et de coalition propres à chaque
société » (Ogien, 2011, p. 7). De ce point de vue, c’est légitimement que les sociologues contestent que le programme de naturalisation de l’esprit soit parvenu à tisser
des relations de causalité entre les conduites sociales et les mécanismes cognitifs
élémentaires. D’autres sociologues ont aussi critiqué les conditions de la collaboration
entre sciences sociales et neurosciences au motif qu’elles resteraient bien souvent
pétries de rapports de domination au bénéfice des secondes, grevant par là toute
tentative d’intégrer également les facteurs explicatifs mis de l’avant de part et d’autre
(Larregue, 2018). Certains encore ont souligné combien les programmes de recherche
les plus portés à concevoir les avancées des neurosciences comme une opportunité
scientifique pour les sciences sociales s’élaborent sur la base de travaux souvent très
controversés (Dubois et al., 2018). C’est autant de raisons de douter du fait que,
comme l’intime M. Joly, « les sociologues en général [soient] concernés au premier
chef par les débats sur la plasticité [cérébrale], la neurogenèse ou l’épigenèse » (MJ,
p. 179).
Seulement, s’en tenir là revient à refuser la réduction naturaliste sur la seule base
de l’incapacité actuelle des sciences cognitives à établir des causalités efficientes
directes entre les conduites sociales et quelques substrats neurobiologiques (Bronner,
2010). Autrement dit, la critique laisse intacte, sinon renforce, l’horizon même d’une
explication causale de l’action sociale toute entière soustraite au registre normatif et
intentionnel. Car, en elle-même, elle n’oppose que l’expectative aux habits neufs du
projet lévi-straussien consistant à substituer à la nécessité morale une nécessité naturelle qui, aussi complexifiée soit-elle, se fonde toujours sur les structures premières
de l’esprit humain. Une telle critique préserve donc la prétention en vertu de laquelle
les phénomènes sociaux pourraient conserver leur intégrité en étant décrits non plus
dans le registre normatif et intentionnel mais dans celui de l’ordre biologique. La
condition sine qua non d’une telle conservation serait que les faits sociaux puissent
exister indépendamment de l’ordre de sens dans lequel ils s’inscrivent et auxquels
introduisent le langage, les actes de catégorisation qu’il emporte et les règles que
ceux-ci actualisent (Quéré, 2008, p. 38-39). Il s’agit là de notre quatrième et dernier
impensé. Or, ce serait oublier que la compréhension ne se surajoute pas aux pratiques
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Loin de nous condamner à tourner autour de quelque « “boîte” opaque » (MJ, p. 173),
comme le prophétise J.-L. Fabiani, l’habitus nous rappellerait à la nécessité de « réconcilier la réalité “matérielle” de l’appareil neuronal et la réalité “spirituelle” de l’appareil psychique » (MJ, p. 174). Par là, M. Joly fait sien l’appel de Jean-Pierre Changeux
au rapprochement de la sociologie de l’habitus et de la psychologie cognitive, en vue
d’expliquer réellement pourquoi les individus se conforment à des attendus, s’il est
entendu qu’ils le font de façon inconsciente, indépendamment donc de toute nécessité
morale dépendant toujours de la libre acceptation d’une norme : « Le neurobiologiste
propose une “incorporation” de l’intérêt sous la forme de systèmes d’évaluations
intrinsèques à notre cerveau. » (Changeux, 2006, p. 151). Cela reviendrait, selon
M. Joly, à se situer à « l’échelle du régime de pensée bio-psycho-sociologique de
l’humanité » (MJ, p.171) que la révolution sociologique serait venue parachever (Joly,
2017 ; Callegaro et Giry, 2018).
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Nous avons dit plus haut ce qu’une telle réduction devait à la convergence des
principales théories sociologiques en France, à partir des années 1970, autour de l’axiomatique du jeu et de l’intérêt, empruntée à une discipline, l’économie, dont on sait les
affinités électives avec la pensée libérale (Karsenti et Lemieux, 2017). De ce point de
vue, il n’est guère surprenant que son approfondissement aujourd’hui revienne, au
plan scientifique, à emboiter le pas d’une économie comportementale au sein de
laquelle les approches neurocognitives ont connu un développement fulgurant
(Bergeron et al., 2018). On ne doit pas s’étonner non plus que, sur un volet plus
politique, la vraisemblance d’un tel réductionnisme apparaisse toujours plus grande
aux sociologues. Car, en effet, les paradigmes qui le promeuvent comme horizon
scientifique crédible justifient, dans le même temps, la déconsidération d’institutions
du sens (nos représentations collectives, nos règles, nos idées-valeurs, etc.) qui, précisément, constituaient autant d’obstacles à la colonisation (néo)libérale de toutes les
sphères de vie et d’appuis à la critique de celle-ci. Par là, ils se portent caution (épistémologique) de tous les projets politiques se proposant d’organiser réellement la
société comme un immense champ de forces, composé d’atomes (et de neurones) dont
les volontés s’entrechoquent, via l’extension du principe marchand, et qu’il reviendrait
tout au plus aux gouvernants d’orienter à grand renfort de nudges (Rabinow, 2010).
*
*
*
Si la réduction naturaliste du social peut donc bien, à terme, apparaitre toujours
plus adéquate au plan de l’interprétation sociologique, soulignons en conclusion
qu’elle sera assurément aussi de moins en moins explicative. En effet, que reste-t-il
au juste à expliquer dès lors que le monde social n’est plus donné aux sociologues
qu’à l’aune d’une ontologie plate ? Autrement dit, quels paradoxes sociologiques
peuvent encore bien surgir d’un ordre régi par le seul utilitarisme, au sein duquel des
coups sont joués selon une structure de jeu et d’intérêts stable, parce que supposément
enracinée dans notre biopsychologie ? Il n’y en a plus guère, à l’exception sans doute
d’une énigme essentielle, à savoir comment une abstraction si peu sociologique a pu
apparaitre ordinatrice du monde social et pourquoi les sociologues l’ont laissée prospérer jusque dans leur champ.
Cet article a permis de montrer qu’une telle abstraction est, en partie au moins, le
produit de l’articulation logico-pratique, au plan du sens commun sociologique luimême, des quatre impensés dégagés de la lecture croisée des ouvrages de M. Joly et
de J.-L. Fabiani. La disqualification de la nécessité morale (comme principe directeur
du holisme durkheimien et critère distinctif du social) au profit d’une nécessité
Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 251
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sociales, comme dernière pierre d’un édifice aux fondations neurophysiologiques.
Elle en est constitutive et ne peut donc, à ce titre, être évacuée de l’explication des
faits sociaux, quand bien même ceux-ci admettent des conditions d’existence d’ordre
matériel dans l’organisme et l’environnement (Callegaro, 2016, p. 156). Persister à
le croire reviendrait à renoncer un peu plus à la définition même du social qui avait
présidé à l’émergence de la sociologie, et en vertu de laquelle « la règle n’est pas
une cause efficiente de la conduite (un mécanisme, psychologique, ou autre [biologique, en l’espèce]), mais une norme que les gens suivent parce qu’ils veulent s’en
servir pour se diriger dans la vie » (Descombes, 1996b, p. 257). Ce n’est ni plus ni
moins que la conséquence logique qu’impose un tel approfondissement de l’absorption de la totalité du social dans les individus (via un habitus désormais neuronal) et
leurs interactions (modulées par un système hormonal).
Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
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Il ne s’agit là que d’une piste de réponse à l’énigme mentionnée, qui, loin de
prétendre à quelque exhaustivité, a pour seule ambition de contribuer à la relance de
la discussion. Car la réponse ne devrait être que collective, puisqu’elle engage le
projet sociologique lui-même, dont il faut pouvoir dire s’il doit à l’avenir reproduire
le fantasme lévi-straussien d’une dérivation du social d’autre chose que lui-même
(Lévi-Strauss, [1950] 2012), ou bien renouer avec l’esquisse léguée par ses fondateurs
européens, qui faute d’avoir été héritée expose aujourd’hui la sociologie à un retour
en force des discours qui en marquent justement la crise.
Johan GIRY
Laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE)
Université de Strasbourg
MISHA
5, allée du Général Rouvillois – CS 50008
67083 Strasbourg cedex
Centre interuniversitaire de recherche sur les sciences et les technologies (CIRST)
Université du Québec à Montréal, Canada
giry.johan@gmail.com
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naturelle d’ordre physique ou psychique (comme facteur causal en dernière analyse
dans le structuralisme lévi-straussien) a constitué un terreau favorable à la généralisation, dans le champ français de la sociologie, d’une axiomatique de l’agir stratégique. Sous-tendue par une philosophie libérale dont le propre est de fonctionner à
l’abstraction et à l’individualisation, cette axiomatique en est venue à absorber l’entièreté du social dans les individus et leurs relations. Ce faisant, elle a accrédité la
croyance selon laquelle nous pouvions être à l’origine des ordres de sens de nos
actions particulières, cela en lieu et place de la totalité socioculturelle à laquelle se
reconnait toute société. Il est ressorti une déqualification de nos institutions du sens
et, corrélativement, du registre normatif et intentionnel dans l’ordre de la compréhension et de l’explication sociologiques. Cette déqualification a, enfin, constitué une
condition de possibilité essentielle de la peau neuve faite au naturalisme social jusque
dans le champ de la sociologie, confirmant par là, et ce plus que jamais auparavant,
l’évacuation de la nécessité morale de laquelle nous étions partis.
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Johan GIRY
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Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
Johan GIRY
ABSTRACT
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In an intellectual context in which we might have expected the frequent attempts to
delegitimize sociology to lead sociologists to distance themselves from their own sociological common sense, this article draws attention to certain unthought (impensé) elements that continue to undermine the notion of the discipline being in “crisis”. To achieve
this, it draws on the reflexive space opened up (partly unintentionally) by Marc Joly in
his book Pour Bourdieu (2018), in which he sets about dismantling the grievances formulated against the Bourdieusian conceptual framework by Jean-Louis Fabiani (Pierre
Bourdieu. Un structuralisme héroïque, 2016). Four unthought issues emerge from this
critical reading of his critique: 1) Is structuralism indeed the continuator of holism? 2)
Can social action be understood solely in light of the metaphor of the game? 3) Is the
“plurality” of the social not merely a pretext for re-valorizing the philosophy of the “subject”? And 4) Could sociology not ultimately benefit from the renewal of social naturalism? This article demonstrates that if we fail to propose, or indeed to defend, a quadruple
negation of these unthought elements we are collectively depriving ourselves of the
markers we need to understand the sources of the current crisis in sociology and its
possible outcomes.
Key words. PIERRE BOURDIEU – HOLISM – MORAL
– CRISIS OF SOCIOLOGY
NECESSITY
– LIBERAL
BIAS
– SOCIAL
NATURALISM
ZUSAMMENFASSUNG
Das Ungedachte im soziologischen Gemeinsinn
Zu Marc Joly, Pour Bourdieu, und Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque
In einem intellektuellen Kontext, in dem man erwarten konnte, dass die wiederholten
Versuche zur Entlegitimierung der Soziologie rückwirkend eine Distanzierung ihrer Praktiker gegenüber dem Gemeinsinn hervorrufen würde, unterstreicht dieser Aufsatz einige
Ungedachte, die heute noch die Diagnose der „Krise“ zu dieser Disziplin belasten. Dazu
stützt er sich auf den von Marc Joly, z.T. ungewollt freigelegten Reflexivitätsraum in
seinem Werk Pour Bourdieu (2018), worin er sich bemüht, die Vorwürfe gegen die konzeptuelle Architektur Bourdieus seitens Jean-Louis Fabiani (Pierre Bourdieu, Un structuralisme héroïque, 2016) zu disqualifizieren. Aus dieser kritischen Lektüre der Kritik
gehen vier Ungedachte hervor: 1) ist der Strukturalismus tatsächlich die Fortsetzung
des Holismus? 2) Kann man die Sozialaktion nur mit der Metapher des Spiels erfassen?
3) Ist die „Pluralität“ des Sozialen lediglich ein Vorwand zur philosophischen Neuwertung
des „Subjekts“? 4) Könnte die Soziologie langfristig von der Erneuerung des sozialen
Naturalismus profitieren? Dieser Aufsatz zeigt, dass, da eine vierfache Negierung des
Ungedachten fehlt bzw. nicht voll übernommen wurde, wir gemeinsam auf doch wesentliche Bezugspunkte verzichten bei Erfassung der heutigen Krisenquellen der Soziologie, wie auch ihrer etwaigen Lösungen.
Schlagwörter. PIERRE BOURDIEU – HOLISMUS –
SOZIALER NATURALISMUS – SOZIOLOGIEKRISE
MORALISCHER
ZWANG –
LIBERALER
BIAS –
Revue française de sociologie, 60-2, 2019, 255
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Unthought issues in sociological common sense: on Marc Joly’s Pour Bourdieu,
and Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque
Autour de quelques impensés du sens commun sociologique
RESUMEN
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En un contexto intelectual en el que se hubiesen podido esperar que las recurrentes
tentativas de deslegitimar la sociología susciten el distanciamiento de aquellos que la
practican con su propio sentido común, este artículo hace hincapié en algunos nopensados que siguen afectando los diagnósticos de “crisis” formulados sobre dicha
disciplina. Para eso se respalda en el espacio de reflexividad creado, en parte a pesar
suyo, por Marc Joly en su libro Pour Bourdieu (2018), que le permite descalificar los
reproches formulados contra la arquitectura conceptual de Bourdieu por Jean-Louis
Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, 2016. Cuatro no-pensados se
desprenden de esa lectura crítica de la crítica: 1) ¿de verdad constituye el estructuralismo la prolongación del holismo? 2) ¿Puede la acción social ser contemplada con otro
rasero que el de la metáfora del juego? 3) La “pluralidad” de lo social ¿es algo más que
un pretexto para revalorizar filosóficamente el “sujeto”? 4) In fine, ¿podrá la sociología
aprovechar el renuevo del naturalismo social? Este artículo demuestra que si no proponemos, o asumimos plenamente una cuádruple negación de esos no-pensados, nos
privamos colectivamente de hitos esenciales sin embargo para entender las fuentes de
la crisis actual de la sociología tanto como sus posibles salidas.
Palabras claves. PIERRE BOURDIEU – HOLISMO – NECESIDAD
NATURALISMO SOCIAL – CRISIS DE LA SOCIOLOGÍA
256, Revue française de sociologie, 60-2, 2019
MORAL
– SESGO
LIBERAL
–
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Acerca de algunos no-pensados del sentido común sociológico
Sobre Marc Joly, Pour Bourdieu, y Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque
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