Quibi ou l'accident industriel du siècle à Hollywood Basile Dekonink, Nicolas Richaud NICOLAS RICHAUD; BASILE DEKONINK 2033 mots 28 octobre 2020 Les Echos.fr Français All Rights Reserved - Les Echos 2020 Près de 2 milliards de dollars levés, un casting alléchant de stars hollywoodiennes, un service 100 % smartphone : Quibi entendait révolutionner l'industrie du streaming vidéo. Mais après seulement six mois d'existence, le groupe s'est brutalement déclaré en faillite la semaine dernière. Retour sur un naufrage. Dire que Jeffrey Katzenberg en avait rêvé comme l'ultime sacre d'une carrière riche en paris qu'il aime à situer « entre l'impossible et l'improbable ». N'est-ce pas lui qui avait tenu tête, à raison, à tout l'état-major de Disney qui ne croyait pas au « Roi Lion » ? N'avait-il pas été à l'avant-garde de l'animation en fondant le studio DreamWorks aux côtés de Steven Spielberg ? Le réveil a donc dû être des plus douloureux ce mercredi 21 octobre pour le dernier nabab d'Hollywood : à peine six mois après son lancement, Quibi - le projet auquel il consacrait ses jours et ses nuits depuis plus de deux ans - a officialisé ce jour-là sa fermeture pure et simple.A la clé, le licenciement de quelque 250 salariés et la recherche de repreneurs pour ses actifs. Un accident industriel inimaginable en début d'année. A l'époque, le groupe plastronnait, affirmant sa volonté de révolutionner le monde du streaming vidéo avec ses formats courts (de 5 à 10 minutes) - des films et des séries à gros budgets, des talk-shows et des news -, destinés aux smartphones. Un mélange de « nouvel HBO centré sur les formats courts » et de « Spotify de l'information » pour les 25-35 ans, résumait il y a dix-sept mois Jeffrey Katzenberg aux « Echos ». Un duo de dirigeants qui présentait bien : Le ton s'est fait beaucoup plus laconique le 21 octobre dernier. « Nous avons envisagé et épuisé toutes les options qui se présentaient à nous », ont écrit conjointement, dans un billet publié sur Medium, Jeff Katzenberg et Meg Whitman, l'autre dirigeante de Quibi (ancienne patronne d'eBay et de Hewlett-Packard Enterprise). Le duo présentait pourtant bien : quatre-vingts ans dans le business au compteur à eux deux. Lui, un vétéran d'Hollywood. Elle, une dirigeante expérimentée, ayant fait toute sa carrière dans la tech. Pour lancer Quibi, l'entregent et les réseaux respectifs des deux personnalités fait d'ailleurs des merveilles. Ils réussissent à lever 1,8 milliard de dollars auprès d'un panel d'investisseurs, un score à faire pâlir d'envie la mieux dotée des licornes. Disney, Sony, ViacomCBS, NBC Universal, Time Warner, Google, Facebook ou Alibaba : soucieux de ne pas manquer « the next big thing », les plus grands noms d'Hollywood et de la Silicon Valley mettent tous au pot. De quoi financer dès la première année 175 programmes découpés en 9.600 épisodes. Steven Spielberg, Benicio del Toro, Jennifer Lopez, Idris Elba ou Bill Murray : le casting est alléchant. Sans oublier le « turnside », cette technologie qui permet de renverser l'image - et parfois de proposer un plan différent - selon que l'on regarde son smartphone en format portrait ou paysage. Un aspect majeur de la plateforme. Les contenus sont pensés pour y être picorés entre deux métros ou dans une file d'attente - la marque Quibi est d'ailleurs une contraction de « quick bites », pour « bouchées rapides ». « Nous ne faisons pas partie de la guerre du streaming » Des fonds, des noms, de l'innovation… la plateforme présente donc de beaux atours. Mais aussi de (vaines) certitudes. « Notre modèle est littéralement pensé pour dégager des marges importantes, nous n'avons pas besoin de gagner une audience considérable pour être rentable », fanfaronne alors Katzenberg, qui dégaine deux offres : un abonnement mensuel à 4 dollars (avec publicité) ou 8 dollars (sans). « Nous ne faisons pas partie de la guerre du streaming. […] Nous sommes en compétition avec la gratuité », énonce-t-il aussi en référence à TikTok, Instagram et YouTube. Le bientôt septuagénaire ignore encore qu'il va se retrouver pris en étau entre les poids lourds de la SVoD (VOD avec abonnement) et les plateformes sociales les plus populaires. D'autant que les premiers errements stratégiques apparaissent alors que le lancement approche. « Ils ont fait beaucoup de publicités, avec des spots qui sont passés pendant les Oscars en février. Mais cela mettait toujours en avant le produit et jamais le contenu, se souvient Gilles Pezet, chez NPA Conseil. Résultat, tout le monde savait ce qu'est Quibi, mais personne n'a jamais compris ce qu'il y avait dedans. » Quibi a subi la crise sanitaire de plein fouet : Surtout, le vétéran d'Hollywood qu'est Katzenberg n'a pas vu venir ce qu'on appelle dans le jargon des séries le « twist » de l'année 2020 : Covid-19, crise sanitaire et confinement. Rien de pire ne pouvait arriver à un service pensé à 100 % pour la mobilité et qui débarque fraîchement sur le marché. Mais le lancement est bien maintenu à début avril. Seul changement : Quibi réajuste le tir concernant son offre d'essai gratuite qui passe de 15 à 90 jours. Une fausse bonne idée et une vraie erreur stratégique. « Trois mois gratuits avec un catalogue de programmes aussi peu épais, ça n'avait aucun sens », tacle Gilles Pezet. Loi de Murphy oblige, cette bévue se double rapidement d'une complication de taille : la société new-yorkaise Eko Interactive attaque Quibi en justice, l'accusant d'avoir violé son brevet avec sa technologie permettant de visionner les vidéos en plein écran. Une action en justice soutenue financièrement par Elliott, un fonds activiste qu'aucune entreprise au monde n'aime voir traîner dans les parages… Une application trop hermétique : Les semaines passent, le confinement se prolonge et les premières indications chiffrées de Quibi tombent : elles sont catastrophiques. Mi-mai, le service est englué dans les tréfonds des classements de téléchargements, à la 138e place sur l'App Store et à la 85e place sur le Google Play Store aux Etats-Unis, selon App Annie. « J'attribue tout ce qui est allé de travers au coronavirus », évacue alors Jeff Katzenberg. Un peu court tant la liste des erreurs commises est longue. « L'offre à 8 dollars par mois était très chère par rapport à l'offre de contenus et aux prix de Netflix, Disney+ ou OCS en France. D'autant qu'ils visaient un public jeune et moins fortuné », note Valérie Pechels, productrice chez Wildcats Productions. Surtout que Quibi n'a aucun « back catalogue » en stock. Technologiquement, l'application est aussi très hermétique et restrictive dans sa consommation. « Ils ont commis l'erreur de ne pas proposer une lecture de leurs contenus aux grands écrans, alors qu'ils avaient du contenu pour », souligne Albin Lewi, directeur artistique du festival Canneseries et ancien de Canal+ et iTunes. Quibi s'échinera ensuite pendant l'été à « ouvrir » davantage son application. Mais plus tard. Bien trop tard. Pas de hit à la « House of Cards » Mais toutes ces errances et approximations n'auraient pu être que des peccadilles si Quibi avait su arriver avec un hit faisant office de produit d'appel à même de lui conférer une aura auprès des utilisateurs et mettre le buzz en route. « Le contenu est roi » est la loi en vigueur régissant le marché du streaming vidéo. Las… Quibi n'aura pas su sortir du chapeau son « House of Cards » ou son « Game of Thrones » maison. Tout n'est pourtant pas à jeter. « Leur programme 'FreeRayshawn', une série sur les violences policières contre les Noirs qui est sortie au printemps, en plein Black Lives Matter, a été récompensé par deux Emmy Awards », explique Albin Lewi. « Quibi était du faux haut de gamme » Mais c'est l'arbre qui cache une forêt de contenus trop protéiforme et pas assez identifiée. « Avoir levé près de 2 milliards les a desservis et les a amenés à voir trop grand et viser trop large » , énumère Patrick Holzman, fondateur de Blackpills, la plateforme française de contenus courts. « I l y a un vrai problème de positionnement , tranche Gilles Pezet. Ils disaient viser les 25-35 ans et proposent des contenus avec John Travolta. » Pire, certains programmes sont taillés à la scie sauteuse par la critique outreAtlantique. L'épisode « The Golden Arm » du programme « 50 States of Fright » est ainsi décrit comme « profondément bizarre et inexplicablement mauvais » par « GQ ». L'une des scènes, dans laquelle joue l'actrice Rachel Brosnahan, devient un sujet de moquerie viral sur Twitter. La pire des sentences. « Quibi était du faux haut de gamme. Cela a été présenté comme du HBO, mais c'est du Canada Dry », assène Gilles Pezet. A sa décharge, Quibi a aussi pâti de la concurrence hors norme entre les plateformes. La firme a beau payer certains programmes très cher (100.000 dollars la minute), s'alignant sur les tarifs d'un Netflix, elle est quand même perçue comme un plan B par certains créateurs. « Si vous avez un show qui peut devenir un gros hit, vous le pitchez à Netflix ou HBO. […] Sinon vous le pitchez à Quibi », confie anonymement à « Vulture » un producteur… en contrat avec Quibi. Cruel. A des années-lumière de ses objectifs pour l'année 2020 C'est bien connu, les bad buzz volent en escadrille. Mi-juin, les dissensions entre Katzenberg et Whitman sont révélées au grand jour dans la presse américaine. S'ils se donnent du « buddy » et du « partner » lors de réunions internes, les frictions ont été nombreuses au début du projet et refont surface avec les difficultés rencontrées par leur création commune. Ce qui ne simplifie par la gestion de crise. Début juillet, Quibi fait une mise au point chiffrée. A date, son application a été téléchargée 5,6 millions de fois et le taux de conversion en abonnés est conforme aux standards du secteur, avance la firme. Soit près de 10 %. En clair, Quibi a conquis quelque 500.000 abonnés en trois mois. Une paille par rapport aux 28 millions enregistrés sur une période comparable par Disney+ quelques mois plus tôt. Surtout, Quibi est à des années-lumière de ses objectifs annoncés pour l'année 2020 (7,4 millions d'utilisateurs payants) comme de son seuil de rentabilité. Le temps presse pour le groupe qui carbonise son cash de semaine en semaine. Début août, Quibi teste une version gratuite de son service en Australie et en NouvelleZélande. Mais il est déjà trop tard pour redresser la trajectoire de l'avion en piqué. « La chose la plus stupide à avoir coûté 1 milliard » La plateforme devient même un sujet de moquerie à Hollywood. « Quibi est […] la chose la plus stupide à avoir jamais coûté 1 milliard de dollars », se permet l'humoriste Jimmy Kimmel, le 20 septembre, en ouverture de la cérémonie des Emmy Awards. Dans le même temps, Quibi se met en quête d'un repreneur. WarnerMedia, Facebook, Apple : tous vont dire « niet » à Katzerberg et Whitman. En cause notamment : le conflit avec Eko Interactive sur la technologie. Mais aussi et surtout la ligne dans les contrats, signée avec les créateurs les plus chevronnés, qui stipule que ces derniers redeviennent propriétaires et maîtres de l'exploitation de leur oeuvre au bout de sept ans. Le groupe a dû consentir cette condition très avantageuse pour convaincre les grands noms de l'industrie de collaborer avec lui. Ce qui se retourne aujourd'hui contre lui. L'un des ultimes épisodes d'une « business story » catastrophe avec un scénario digne d'une série ou d'un film. Un format court à l'image des programmes sur feu Quibi. Questions : 1. Quelle était l’originalité du projet Quibi lors de son lancement ? 2. Comment ce projet a-t-il réussit à lever des financements à ce niveau exceptionnel ? 3. Quelles semblent avoir été les principales erreurs de Quibi ? Pouvez-vous recensser celles citées par l’article ? 4. Comment vous les expliqueriez-vous ? 5. Quels enseignements pourraient en être tirés ?