L’espace, nouvelle frontière du cinéma russe La Russie va devancer la NASA en envoyant mardi une actrice et un réalisateur tourner le premier long métrage de l’histoire en orbite. Yulia Peresild a l’air très détendu, alors qu’elle s'apprête à s’envoler dans l’espace, avec moins de quatre mois d'entraînement. Depuis Baïkonour, au Kazakhstan, où elle effectue une quarantaine obligatoire comme tous les cosmonautes avant de partir, elle publie de nombreuses vidéos sur son compte Instagram. L’actrice de 36 ans respire la confiance. « De toute façon, il est trop tard pour avoir peur. Malgré toutes les difficultés, c'est incroyablement fascinant, et rien que l'idée de partir est fantastique. » Yulia Peresild, actrice Elle décollera mardi à 5 h du matin (HAE) en direction de la Station spatiale internationale (SSI) à bord d’un vaisseau Soyouz avec le réalisateur russe Klim Chipenko pour tourner le tout premier film dans l'espace. Yulia Peresild est déjà l’une des plus grandes stars du cinéma russe, connue pour ses films à connotation patriotique comme La bataille de Sébastopol. Mais avec cette aventure complètement folle, elle est en train de devenir une héroïne, le symbole d’une autre victoire russe dans la course à l’espace. Une compétition "Quiconque connaît le programme de vol habité des Russes sait très bien qu’il est motivé depuis l'ère soviétique par la compétition", dit le journaliste et expert Anatoly Zak. Le projet est un partenariat de l’agence spatiale russe Roscosmos, la première chaîne de télévision publique Pervyi Kanal et un grand studio de cinéma, mais c’est le président Vladimir Poutine qui a donné le feu vert et débloqué les fonds nécessaires pour qu’il se concrétise. Vladimir Poutine, nous dit-on, aurait été charmé par le scénario du film, qui raconte l'histoire d’une médecin ordinaire qui doit partir d'urgence pour la SSI sauver la vie d’un cosmonaute trop malade pour revenir sur Terre. Si l'intrigue est séduisante, elle n'est certainement pas la seule inspiration des Russes, explique Anatoly Zak, pour qui le projet est un "caprice d’orgueil" que se paie la Russie sur le dos des contribuables. D’autant plus que la NASA avait annoncé en mai dernier un projet de film du même genre avec comme partenaire SpaceX et l'acteur américain Tom Cruise dans le premier rôle, un grand habitué des missions impossibles. Les Russes l’ont devancé. Yulia Peresild et son réalisateur n’auront ainsi eu que quatre mois pour s'entraîner et apprivoiser l'apesanteur. Les touristes de l’espace qui voyagent avec les Russes suivent en temps normal une formation de six mois au minimum. Le gouvernail du vaisseau Soyouz a même été remodelé pour permettre au seul cosmonaute qui sera à bord, Anton Shkaplerov, d’effectuer toutes les manœuvres nécessaires au décollage. "L’important, c'est de rester calme et surtout de ne pas déranger le pilote", dit le cosmonaute à la retraite Sergueï Volkov. Il n’est ni pour ni contre l'idée d’envoyer une actrice faire un film dans la Station spatiale internationale, où il aura séjourné plus d'un an au total durant sa carrière. Comme d’autres experts à qui nous avons parlé, il a des réserves. « Pour moi, ce n’est pas un exploit ni une avancée scientifique. Pas du tout. Je pense surtout aux astronautes qui sont déjà là-haut et pour qui ce sera un inconvénient d'avoir à gérer de nouveaux [arrivants]. » Sergueï Volkov, cosmonaute à la retraite Un projet controversé Le projet a d'ailleurs semé la controverse au sein même de la communauté scientifique russe. Le directeur du programme des vols habités de l'agence spatiale russe, Sergei Krikalev, a été congédié l’été dernier pour avoir osé dire que l'argent aurait été mieux investi dans la recherche et l'innovation spatiales. Sergei Krikalev, un des cosmonautes les plus respectés du pays, a depuis réintégré son poste et il fera partie de la grande délégation russe qui doit assister au lancement, mardi, au cosmodrome de Baïkonour. C’est d’ailleurs toute une campagne de relations publiques qui entoure l'événement. La première chaîne russe diffuse depuis des semaines des émissions de style téléréalité aux heures de grande écoute pour montrer les coulisses de l'entraînement et de la distribution. On y voit entre autres l'actrice Yulia Peresild et son réalisateur en plein entraînement à la cité des étoiles et les auditions de centaines de filles, parmi lesquelles Yulia a été choisie pour son sang-froid et sa forme physique. Avec ce vol, l’actrice et son réalisateur russe s’ajoutent à une nouvelle génération d'astronautes amateurs qui ont marqué l'histoire à l’heure de la commercialisation des vols habités et du tourisme spatial. La Russie voulait, elle aussi, dans ce contexte, décrocher la lune : « C’est l’année des exploits dans l’espace, Richard Branson, Jeff Bezos. La Russie veut défendre sa primauté. Nous voulons être les premiers à faire un film là-haut et c’est le devoir qui nous appelle. Le cinéma russe serait bête de ne pas accepter l’occasion que nous offre Roscosmos. » Konstantin Ernst, directeur de la première chaîne russe Une occasion à saisir De l'avis du journaliste russe Anatoly Zak, le succès dépendra de la qualité du long métrage qui, selon lui, sert aussi à faire oublier les ratés et les problèmes de corruption au sein du programme spatial russe. "Pour être honnête, la Russie n'arrive pas à se mesurer à ce que font les Américains, les Japonais ou les Chinois dans l’espace depuis des années. Donc, ce film est une espèce de fruit qui est à portée de main, quelque chose de facile à faire avec la technologie qui existe déjà", estime-t-il. S'il pense que ce type de projet banalise l’exploration de l’espace, d’autres y voient une occasion de la populariser et de cultiver l’intérêt. "Mais pourquoi pas !", s’exclame Andreï Borisenko, un deuxième cosmonaute qui a accepté de nous rencontrer, cette fois au Musée de l'espace de Moscou. "Quoi qu'il arrive, tôt ou tard, les acteurs et cinéastes iront plus souvent dans l'espace aussi. Il est fort possible que cette première étape soit celle qui ouvrira la voie à de prochains projets. C’est un pas en avant, selon moi, et ça va plaire au public", dit-il. Et c’est sans compter le fait que les tournages pourraient devenir une source de financement pour maintenir la station spatiale en orbite. "Même si nous sommes loin d’en faire une entreprise commerciale, c’est le seul avantage", pense Anatoly Zak. « Des projets comme la réalisation de films peuvent effectivement faire partie de ceux qui vont aider à absorber certains coûts. Mais ne nous leurrons pas : dans le cas de ce film russe, ce sont les contribuables qui paient. » Anatoly Zak, journaliste russe Le cinéma russe aurait pu se contenter d'un décor, d'un simulateur et d'effets spéciaux. "Mais le but est de donner vie à l'expérience de l'espace à travers les yeux d'une personne ordinaire", a dit le réalisateur Klim Chipenko, dont les films sont parmi les plus rentables des succès de salle russes. Si tout se passe comme prévu, du décollage mardi au retour sur Terre 10 jours plus tard, son film, dont le titre provisoire est Le défi, sera sans doute le plus patriotique de sa carrière. Tamara Alteresco pour Radio-Canada, publié le 5 octobre 2021.