NORMANDYJune 6,1944

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It was the summer that men first walked on the
moon. I was very young back then, but I did not
believe there would ever be a future. I wanted
to live dangerously, to push myself as far as I
could go, and then see what happened to me
when I got there. As it turned out, I nearly did
not make it. Little by little, I saw my money
dwindle to zero; I lost my apartment; I wound
up living in the streets. If not for a girl named
Kitty Wu, I probably would have starved to
death. I had met her by chance only a short
time before, but eventually I came to see that
chance as a form of readiness, a way of saving
myself through the minds of others. That was
the first part. From then on, strange things
happened to me. I took the job with the old
man in the wheelchair. I found out who my
father was. I walked across the desert from
Utah to California. That was a long time ago, of
course, but I remember those days well, I
remember them as the beginning of my life.
C'était l'été où l'homme a pour la première fois posé le
pied sur la Lune. J'étais très jeune en ce temps-là, mais je
n'avais aucune foi dans l'avenir. Je voulais vivre
dangereusement, me pousser aussi loin que je pourrais
aller, et voir ce qui se passerait une fois que j'y serais
parvenu. En réalité j'ai bien failli ne pas y parvenir. Petit à
petit, j'ai vu diminuer mes ressources jusqu'à zéro ; j'ai
perdu mon appartement ; je me suis retrouvé à la rue.
Sans une jeune fille du nom de Kitty Wu, je serais sans
doute mort de faim. Je l'avais rencontrée par hasard peu
de temps auparavant, mais j'ai fini par m'apercevoir qu'il
s'était moins agi de hasard que d'une forme de
disponibilité, une façon de chercher mon salut dans la
conscience d'autrui. Ce fut la première période. A partir de
là, il m'est arrivé des choses étranges. J'ai trouvé cet
emploi auprès du vieil homme en chaise roulante. J'ai
découvert qui était mon père. J'ai parcouru le désert, de
l'Utah à la Californie. Il y a longtemps, certes, que cela s'est
passé, mais je me souviens bien de cette époque, je m'en
souviens comme du commencement de ma vie.
I came to New York in the fall of 1965. I was
eighteen years old then, and for the first nine
months I lived in a college dormitory. All out-oftown freshmen at Columbia were required to
live on campus, but once the term was over I
moved into an apartment on West 112th Street.
That was where I lived for the next three years,
right up to the moment when I finally hit
bottom; Considering the odds against me, it was
a miracle I lasted as long as I did.
Je suis arrivé à New York à l'automne 1965. J'avais alors
dix-huit ans, et durant les neuf premiers mois j'ai habité
dans une résidence universitaire. A Columbia, tous les
étudiants de première année étrangers à la ville devaient
obligatoirement résider sur le campus, mais dès la fin de la
session j'ai déménagé dans un appartement de la Cent
douzième rue ouest. C'est là que j'ai passé les trois années
suivantes. Compte tenu des difficultés auxquelles j'ai dû
faire face, il est miraculeux que j'aie tenu aussi longtemps
I lived in that apartment with over a thousand
books. They had originally belonged to my
Uncle Victor, and he had collected them slowly
over the course of about thirty years. Just
before I went off to college, he impulsively
offered them to me as a going- away present. I
did my best to refuse, but Uncle Victor was a
sentimental and generous man, and he would
not let me turn him down. "I have no money to
give you," he said, "and not one word of advice.
Take the books to make me happy." I took the
books, but for the next year and a half I did not
open any of the boxes they were stored in. My
plan was to persuade my uncle to take the
books back, and in the meantime I did not want
anything to rapper, to them.
J'ai vécu dans cet appartement avec plus d'un millier de
livres. Dans un premier temps, ils avaient appartenu à mon
oncle Victor, qui les avait peu à peu accumulés au long
d'environ trente années. Juste avant mon départ pour le
collège, d'un geste impulsif, il me les avait offerts en
cadeau d'adieu. J'avais résisté de mon mieux, mais oncle
Victor était un homme sentimental et généreux, et il
n'avait rien voulu entendre. "Je n'ai pas d'argent à te
donner, disait-il, et pas le moindre conseil. Prends les livres
pour me faire plaisir." J'ai pris les livres, mais pendant un
an et demi je n'ai ouvert aucun des cartons dans lesquels
ils étaient emballés. J'avais le projet de persuader mon
oncle de les reprendre et, en attendant, je souhaitais qu'il
ne leur arrive rien.
As it turned out, the boxes were quite useful to
me in that state.The apartment on 112th Street
was unfurnished, and rather squander my
funds on things I did not want and could not
afford, I converted the boxes into several
pieces of "imaginary furniture." It was a little
like working on a puzzle: grouping the cartons
Tels quels, ces cartons me furent en réalité très utiles.
L'appartement de la Cent douzième rue n'était pas meublé
et, plutôt que de gaspiller mes fonds en achats que je ne
désirais ni ne pouvais me permettre, je convertis les
cartons en "mobilier imaginaire". Cela ressemblait à un jeu
de patience : il fallait les grouper selon différentes
1
into various modular configurations, lining
them up in rows, stacking them one on top of
another, arranging and rearranging them until
they finally began to resemble household
objects. One set of sixteen served as the
support for my mattress, another set of twelve
became a table, others of seven became chairs,
another of two became a bedstand, and so on.
The overall effect was rather monochromatic,
what with that somber light brown everywhere
you looked, but I could not help feeling proud
of my resourcefulness. My friends found it a bit
odd, but they had learned to expect odd things
from me by then. Think of the satisfaction, I
would explain to them, of crawling into bed
and knowing that your dreams are about to
take place on top of nineteenth- century
American literature. Imagine the pleasure of
sitting down to a meal with the entire
Renaissance lurking below your food. In point
of fact, I had no idea which books were in
which boxes, but I was a great one for making
up stories back then, and I liked the sound of
those sentences, even if they were false.
My imaginary furniture remained intact for
almost a year. Then, in the spring of 1967,
Uncle Victor died. This death was a terrible
blow for me; in many ways it was the worst
blow I had ever had. Not only was Uncle Victor
the person I had loved most in the world, he
was my only relative, my one link to something
larger than myself. Without him I felt bereft,
utterly scorched by fate. If I had been prepared
for his death somehow, it might have been
easier for me to contend with. But how does
one prepare for the death of a fifty-two-yearold man whose health has always been good?
My uncle simply dropped dead one fine
afternoon in the middle of April, and at that
point my life began to change, I began to vanish
into another world.
There is not much to tell about my family. The
cast of characters was small, and most of them
did not stay around very long. I lived with my
mother until I was eleven, but then she was
killed in a traffic accident, knocked down by a
bus that skidded out of control in the Boston
snow. There was never any father in the
picture, and so it had just been the two of us,
my mother and I. The fact that she used her
maiden name was proof that she had never
been married, but I did not learn that I was
illegitimate until after she was dead. As a small
boy, it never occurred to me to ask questions
about such things. I was Marco Fogg, and my
mother was Emily Fogg, and my uncle in
Chicago was Victor Fogg. We were all Foggs,
configurations modulaires, les aligner, les empiler les uns
sur les autres, les arranger et les réarranger jusqu'à ce
qu'ils ressemblent enfin à des objets domestiques. Une
série de seize servait de support à mon matelas, une autre
de douze tenait lieu de table, groupés par sept ils
devenaient sièges, par deux, table de chevet. Dans
l'ensemble, l'effet était plutôt monochrome, avec, où que
l'on regardât, ce brun clair assourdi, mais je ne pouvais me
défendre d'un sentiment de fierté devant mon ingéniosité.
Mes amis trouvaient bien cela étrange, mais ils s'étaient
déjà frottés à mes étrangetés. Pensez à la satisfaction, leur
expliquais-je, de vous glisser au lit avec l'idée que vos rêves
vont se dérouler au-dessus de la littérature américaine du
xixe siècle. Imaginez le plaisir de vous mettre à table avec la
Renaissance entière tapie sous votre repas. A vrai dire je
ne savais pas du tout quels livres se trouvaient dans quels
cartons, mais j'étais très fort à cette époque pour inventer
des histoires, et j'aimais le ton de ces phrases, même si
elles n'étaient pas fondées.
Mon mobilier imaginaire resta intact pendant près d'un an.
Puis, au printemps 1967, oncle Victor mourut. Sa mort fut
pour moi un choc terrible ; à bien des égards, c'était le pire
choc que j'eusse jamais subi. Oncle Victor n'était pas
seulement l'être au monde que j'avais le plus aimé, il était
mon seul parent, mon unique relation à quelque chose de
plus vaste que moi. Sans lui, je me sentis dépossédé,
écorché vif par le destin. Si je m'étais d'une manière ou
d'une autre attendu à sa disparition, j'en aurais sans doute
pris plus facilement mon parti. Mais comment s'attendre à
la mort d'un homme de cinquante-deux ans dont la santé a
toujours été bonne ? Mon oncle s'est simplement écroulé
par un bel après-midi de la mi-avril, et ma vie à cet instant
a commencé à basculer, j'ai commencé à disparaître dans
un autre univers.
Il n'y a pas grand-chose à raconter sur ma famille. La liste
des personnages est courte, et pour la plupart ils ne sont
guère restés en scène. J'ai vécu jusqu'à onze ans avec ma
mère, mais elle a été tuée dans un accident de la
circulation, renversée par un autobus qui dérapait,
incontrôlable, dans la neige de Boston. Il n'y avait jamais
eu de père dans le tableau, seulement nous deux, ma mère
et moi. Le fait qu'elle portât son nom de jeune fille
prouvait qu'elle n'avait jamais été mariée, mais je n'ai
appris qu'après sa mort que j'étais illégitime. Quand j'étais
petit, il ne me venait pas à l'esprit de poser des questions
sur de tels sujets. J'étais Marco Fogg, ma mère Emily Fogg,
et mon oncle de Chicago Victor Fogg. Nous étions tous des
Fogg et il me paraissait tout à fait logique que les membres
2
and it made perfect sense that people from the
same family should have the same name. Later
on, Uncle Victor told me that his father's name
had originally been Fogelman, but someone in
the immigration offices at Ellis Island had
truncated it to Fog, with one g, and this had
served as the family's American name until the
second g was added in 1907. Fogel meant bird,
my uncle informed me, and I liked the idea of
having that creature embedded in who I was. I
imagined that some valiant ancestor of mine
had once actually been able to fly. A bird flying
through fog, I used to think, a giant bird flying
across the ocean, not stopping until it reached
America.
d'une même famille portent le même nom. Plus tard, oncle
Victor m'a raconté qu'à l'origine le nom de son père était
Fogelman, et que quelqu'un. à Ellis Island, dans les bureaux
de l'immigration, l'avait réduit à Fog, avec un g, ce qui avait
tenu lieu de nom américain à la famille jusqu'à l'ajout du
second g, en 1907. Fogel veut dire oiseau, m'expliquait
mon oncle, et j'aimais l'idée qu'une telle créature fît partie
de mes fondements. Je m'imaginais un valeureux ancêtre
qui, un jour, avait réellement été capable de voler. Un
oiseau volant dans le brouillard, me figurais-je1, un oiseau
géant qui traversait l'Océan sans se reposer avant d'avoir
atteint l'Amérique.
I don't have any pictures of my mother, and it is
difficult for me to remember what she looked
like. Whenever I see her in my mind, I come
upon a short, dark-haired woman with thin
child's wrists and delicate white fingers, and
suddenly, every so often, I can remember how
good it felt to be touched by those fingers. She
is always very young and pretty when I see her,
and that is probably correct, since she was only
twenty-nine when she died. We lived in a
number of small apartments in Boston and
Cambridge, and I believe she worked for a
textbook company of some sort, although I was
too young to have any sense of what she did
there. What stands out most vividly for me are
the times we went to the movies together
(Randolph Scott Westerns, War of the Worlds,
Pinocchio), and how we would sit in the
darkness of the theater, working our way
through a box of popcorn and holding hands.
She was capable of telling jokes that sent me
into fits of raucous giggling, but that happened
only rarely, when the planets were in the right
conjunction. More often than not she was
dreamy, given to mild sulks, and there were
times when I felt a true sadness emanating
from her, a sense that she was battling against
some vast and internal disarray. As I grew older,
she left me at home with baby-sitters more and
more often, but I did not understand what
these mysterious departures of hers meant
until much later, long after she was dead. With
my father, however, all was a blank, both during
and after. That was the one subject my mother
refused to discuss with me, and whenever I
asked the question, she would not budge. "He
died a long time ago," she would say, "before
you were born." There was no evidence of him
anywhere in the house. Not one photograph,
not even a name. For want of something to
cling to, I imagined him as a dark-haired version
Je ne possède aucun portrait de ma mère et j'ai du mal à
me rappeler son apparence. Quand je l'évoque en pensée,
je revois une petite femme aux cheveux sombres, avec des
poignets d'enfant et des doigts blancs, délicats, et soudain,
chaque fois, je me souviens combien c'était bon, le contact
de ces doigts. Elle est toujours très jeune et jolie, dans ma
mémoire, et c'est sans doute la vérité, puisqu'elle n'avait
que vingt-neuf ou trente ans quand elle est morte. Nous
avons habité plusieurs petits appartements à Boston et à
Cambridge, et je crois qu'elle travaillait pour l'un ou l'autre
éditeur de livres scolaires, mais j'étais trop jeune pour me
représenter ce qu'elle pouvait y faire. Ce qui me revient
avec la plus grande vivacité, ce sont les occasions où nous
allions ensemble au cinéma (des westerns avec Randolph
Scott, La Guerre des mondes, Pinocchiô), et comment, assis
dans l'obscurité de la salle et nous tenant par la main, nous
faisions un sort à un cornet de pop-corn. Elle était capable
de raconter des blagues qui provoquaient chez moi des
fous rires à perdre haleine, mais cela n'arrivait que
rarement, quand les planètes se trouvaient dans une
conjonction favorable. La plupart du temps, elle était
rêveuse, avec une légère tendance à la morosité, et par
moments je sentais émaner d'elle une véritable tristesse,
l'impression qu'elle était en lutte contre un désarroi
immense et secret. Au fur et à mesure que je grandissais,
elle me laissait plus souvent seul chez nous, à la garde
d'une babysitter, mais je n'ai compris la signification de ses
mystérieuses absences que beaucoup plus tard, des
années après sa mort. En ce qui concerne mon père,
cependant, rien, ni avant, ni après. C'était l'unique sujet
dont ma mère refusait de discuter avec moi, et chaque fois
que je l'interrogeais, elle était inébranlable. "Il est mort
depuis longtemps, disait-elle, bien avant ta naissance." Il
n'y avait aucune trace de lui dans la maison. Pas une
photographie, pas même un nom. Faute de pouvoir
3
of Buck Rogers, a space traveler who had m'accrocher à quelque chose, je me l'imaginais comme
passed into the fourth dimension and could not une sorte de Buck Rogers aux cheveux sombres, un
find his way back.
voyageur sidéral, passé dans une quatrième dimension, et
qui ne trouvait pas le chemin du retour.
My mother was buried next to her parents
in West lawn Cemetery, and after that I went to Ma mère a été enterrée auprès de ses parents dans le
live with Uncle Victor on the North Side of cimetière de West lawn, et ensuite je suis allé habiter chez
Chicago. Much of that early period is lost to me oncle Victor, dans le nord de Chicago. Je n'ai guère de
now, but I apparently moped around a lot and
did my fair share of sniffling, sobbing myself to souvenirs de cette première période mais il semble que j'ai
sleep at night like some pathetic orphan hero in souvent broyé du noir et largement joué ma partie de
a nineteenth-century novel. At one point, a reniflette, m'endormant le soir en sanglots comme
foolish woman acquaintance of Victor's ran into quelque orphelin pathétique dans un roman du xixe siècle.
us on the street and started crying when she Un jour, une femme un peu sotte, que connaissait Victor,
was introduced to me, dabbing her eyes with a
handkerchief and blubbering on about how I nous a rencontrés dans la rue et, au moment où je lui étais
must be poor Emmie's love child. I had not présenté, elle s'est mise à pleurer, à se tamponner les yeux
heard that term before, but I could tell that it avec son mouchoir et à bafouiller que je devais être
hinted at gruesome and unfortunate things. l'enfant de l'amour de cette pauvre Emily. Je n'avais jamais
When I asked Uncle Victor to explain it to me, entendu cette expression, mais j'y devinais une allusion à
he invented an answer I have always
des choses affreuses et lamentables. Quand j'en ai deremembered. "All children are love children,"
he said, "but only the best ones are ever called mandé l'explication à oncle Victor, il a improvisé une
réponse que je n'ai pas oubliée : "Tous les enfants sont des
that."
enfants de l'amour, m'a-t-il dit, mais on n'appelle ainsi que
les meilleurs."
My mother's older brother was a spindly, Le frère aîné de ma mère était un vieux garçon de
beak-nosed bachelor of forty-three who earned
his living as a clarinetist. Like all the Foggs, he quarante et un ans, long et maigre, avec un nez en bec
had a penchant for aimlessness and reverie, for d'oiseau, qui gagnait sa vie en jouant de la clarinette.
sudden bolts and lengthy torpors. After a Comme tous les Fogg, il avait un penchant pour l'errance et
promising start as a member of the Cleveland la rêverie, avec des emballements soudains et de longues
Orchestra, these traits eventually got the better torpeurs. Après des débuts prometteurs comme membre
of him. He overslept rehearsals, showed up at
performances without his tie, and once had the de l'orchestre de Cleveland, il avait finalement été victime
effrontery to tell a dirty joke within earshot of de ces traits de caractère. Il restait au lit à l'heure des
the Bulgarian concertmaster. After he was répétitions, arrivait aux concerts sans cravate, et eut un
sacked, Victor bounced around with a number jour l'effronterie de raconter une blague cochonne à
of lesser orchestras, each one a little worse portée d'oreille du chef d'orchestre bulgare. Après avoir
than the one before, and by the time he
returned to Chicago in 1953, he had learned to été mis à la porte, il s'était retrouvé dans des orchestres de
accept the mediocrity of his career. When I moindre importance, chacun un peu plus minable que le
moved in with him in February of 1958, he was précédent, et à l'époque de son retour à Chicago, en 1953,
giving lessons to beginning clarinet students il avait appris à accepter la médiocrité de sa carrière.
and playing for Howie Dunn's Moonlight Quand je suis venu vivre chez lui en 1958, il donnait des
Moods, a small combo that made the usual leçons à des clarinettistes débutants et jouait pour les
rounds of weddings, confirmations, and
graduation parties. Victor knew that he lacked Howie Dunn's Moonlight Moods2, un petit groupe qui
ambition, but he also knew that there were faisait les tournées habituelles, de mariages en confirmaother things in the world besides music. So tions et en célébrations de fin d'études. Victor avait
many things, in fact, that he was often conscience de manquer d'ambition, mais il savait aussi qu'il
overwhelmed by them. Being the sort of person existait au monde d'autres sujets d'intérêt que la musique.
who always dreams of doing something else
while occupied, he could not sit down to Si nombreux, en fait, qu'il en était souvent débordé. Il était
practice a piece without pausing to work out a de ces gens qui, lorsqu'ils sont occupés à une chose, rêvent
chess problem in his head, could not play chess toujours à une autre ; il était incapable de s'asseoir pour
without thinking about the failures of the répéter un morceau sans s'interrompre afin de réfléchir à
Chicago Cubs, could not go to the ballpark
2 Les Ambiances
lunaires de Howie Dunn. (N.d. T.)
4
without considering some minor character in
Shakespeare, and then, when he finally got
home, could not sit down with his book for
more than twenty minutes without feeling the
urge to play his clarinet. Wherever he was,
then, and wherever he went, he left behind a
cluttered trail of bad chess moves, of
unfinished box scores, and half-read books.
It was not hard to love Uncle Victor, however.
The food was worse than it had been with my
mother, and the apartments we lived in were
shabbier and more cramped, but in the long
run those were minor points. Victor did not
pretend to be something he was not. He knew
that fatherhood was beyond him, and therefore he treated me less as a child than as a
friend, a diminutive and much-adored crony. It
was an arrangement that suited us both.
Within a month of my arrival, we had
developed a game of inventing countries
together, imaginary worlds that overturned the
laws of nature. Some of the better ones took
weeks to perfect, and the maps I drew of them
hung in a place of honor above the kitchen
table. The Land of Sporadic Light, for example,
and the Kingdom of One-Eyed Men. Given the
difficulties the real world had created for both
of us, it probably made sense that we should
want to leave it as often as possible.
Not long after I arrived in Chicago, Uncle Victor
took me to a showing of the movie Around the
World in 80 Days. The hero of that story was
named Fogg, of course, and from that day on
Uncle Victor called me Phileas as a term of
endearment—a secret reference to that
strange moment, as he put it, "when we
confronted ourselves on the screen." Uncle
Victor loved to concoct elaborate, nonsensical
theories about things, and he never tired of
expounding on the glories hidden in my name.
Marco Stanley Fogg. According to him, it proved
that travel was in my blood, that life would
carry me to places where no man had ever
been before. Marco, naturally enough, was for
Marco Polo, the first European to visit China;
Stanley was for the American journalist who
had tracked down Dr. Livingstone "in the heart
of darkest Africa"; and Fogg was for Phileas, the
man who had stormed around the globe in less
than three months. It didn't matter that my
mother had chosen Marco simply because she
liked it, or that Stanley had been my
grandfather's name, or that Fogg was a
misnomer, the whim of some half-literate
American functionary. Uncle Victor found
meanings where no one else would have found
un problème d'échecs, de jouer aux échecs sans songer aux
faiblesses des Chicago Cubs, de se rendre au stade sans
méditer sur quelque personnage mineur dans Shakespeare
et puis, enfin rentré chez lui, de s'installer avec un livre
pendant plus de vingt minutes sans ressentir une envie
urgente de jouer de sa clarinette. Où qu'il eût été, où qu'il
allât, la trace qu'il laissait derrière lui restait parsemée de
coups maladroits aux échecs, de pronostics non réalisés et
de livres à demi lus.
Il n'était pas difficile, pourtant, d'aimer l'oncle Victor. Nous
mangions moins bien que du temps de ma mère, et les
appartements où nous habitions étaient plus miteux et
plus encombrés, mais il ne s'agit là, en fin de compte, que
de détails. Victor ne prétendait pas être ce qu'il n'était pas.
Il savait la paternité au-dessus de ses forces et me traitait
en conséquence moins comme un enfant que comme un
ami, un camarade en modèle réduit et fort adoré. Cet
arrangement nous convenait à tous deux. Dans le mois de
mon installation, il avait élaboré un jeu consistant à
inventer ensemble des pays, des mondes imaginaires qui
renversaient les lois de la nature. Il fallait des semaines
pour perfectionner certains des meilleurs, et les cartes que
j'en traçais étaient accrochées en place d'honneur audessus de la table de la cuisine. La Contrée de la Lumière
sporadique, par exemple, ou le Royaume des Hommes à un
œil. Etant donné les difficultés que nous rencontrions tous
deux dans le monde réel, il était sans doute logique que
nous cherchions à nous en évader aussi souvent que
possible
Peu de temps après mon arrivée à Chicago, oncle Victor
m'a emmené voir le film à succès de la saison, Le Tour du
monde en quatre-vingts jours. Le nom du héros de cette
histoire est Fogg, bien sûr, et à partir de ce jour-là oncle
Victor m'a appelé Philéas en signe de tendresse - en
secrète référence à cet instant étrange où, selon son
expression, "nous avons été confrontés à nous-mêmes sur
l'écran". Oncle Victor adorait concocter des théories
complexes et absurdes à propos de tout, et il ne se lassait
jamais d'interpréter les gloires dissimulées dans mon nom.
Marco Stanley Fogg. D'après lui, cela prouvait que j'avais le
voyage dans le sang, que la vie m'emporterait en des lieux
où nul homme n'avait encore été. Marco, bien
naturellement, rappelait Marco Polo, le premier Européen
à se rendre en Chine ; Stanley, le journaliste américain qui
avait retrouvé la trace du docteur Livingstone "au cœur des
ténèbres africaines" ; et Fogg, c'était Philéas, l'homme qui
était passé comme le vent autour du globe, en moins de
trois mois. Peu importait que ma mère n'eût choisi Marco
que parce qu'elle aimait ce prénom, que Stanley eût été
celui de mon grand-père et que Fogg fût une appellation
fausse, caprice d'un fonctionnaire américain illettré. Oncle
Victor trouvait du sens là où nul autre n'en aurait vu et
5
them, and then, very deftly, he turned them
into a form of clandestine support. The truth
was that I enjoyed it when he showered all this
attention on me, and even though I knew his
speeches were so much bluster and hot air,
there was a part of me that believed every
word he said. In the short run, Victor's
nominalism helped me to survive the difficult
first weeks in my new school. Names are the
easiest thing to attack, and Fogg lent itself to a
host of spontaneous mutilations: Fag and Frog,
for
example,
along
with
countless
meteorological references: Snowball Head,
Slush Man, Drizzle Mouth. Once my last name
had been exhausted, they turned their
attention to the first. The o at the end of Marco
was obvious enough, yielding epithets such as
Dumbo, Jerko, and Mumbo Jumbo, but what
they did in other ways defied all expectations.
Marco became Marco Polo; Marco Polo
became Polo Shirt; Polo Shirt became Shirt
Face; and Shirt Face became Shit Face—a
dazzling bit of cruelty that stunned me the first
time I heard it. Eventually, I lived through my
schoolboy initiation, but it left me with a feeling
for the infinite fragility of my name. This name
was so bound up with my sense of who I was
that I wanted to protect it from further harm.
When I was fifteen, I began signing all my
papers M. S. Fogg, pretentiously echoing the
gods of modern literature, but at the same time
delighting in the fact that the initials stood for
manuscript. Uncle Victor heartily approved of
this about- face. "Every man is the author of his
own life," he said. "The book you are writing is
not yet finished. Therefore, it's a manuscript.
What could be more appropriate than that?"
Little by little, Marco faded from public
circulation. I was Phileas to my uncle, and by
the time I reached college, I was M. S. to
everyone else. A few wits pointed out that
those letters were also the initials of a disease,
but by then I welcomed any added associations
or ironies that I could attach to myself. When I
met Kitty Wu, she called me by several other
names, but they were her personal property, so
to speak, and I was glad of them as well: Foggy,
for example, which was used only on special
occasions, and Cyrano, which developed for
reasons that will become clear later. Had Uncle
Victor lived to meet her, I'm sure he would have
appreciated the fact that Marco, in his own
small way, had at last set foot in China.
puis, subrepticement, le muait en une sorte de connivence
secrète. En vérité, j'étais ravi de toute l'attention qu'il me
prodiguait, et même si je savais que ses propos n'étaient
que vent et rodomontades, une part de moi y croyait mot
pour mot. A court terme, le nominalisme de Victor m'a
aidé à surmonter l'épreuve des premières semaines dans
ma nouvelle école. Rien n'est plus vulnérable que les noms,
et "Fogg" se prêtait à une foule de mutilations spontanées
: Fag et Frog3, par exemple, accompagnées d'innombrables allusions météorologiques : Boule de Neige,
Gadoue, Gueule de Crachin. Après avoir épuisé les
ressources que leur offrait mon patronyme, mes
camarades avaient dirigé leur attention sur mon prénom.
Le o à la fin de Marco était assez évident pour susciter des
épithètes telles que Dumbo, Jerko, et Mumbo-Jumbo, mais
ce qu'ils ont trouvé en outre défiait toute attente. Marco
est devenu Marco Polo ; Marco Polo, PoloShirt ; Polo Shirt,
Shirt Face ; et Shirt Face a donné Shit Face4, une
éblouissante manifestation de cruauté qui m'a stupéfié la
première fois que je l'ai entendue. A la longue, j'ai survécu
à mon initiation d'écolier, mais il m'en est resté la
sensation de l'infinie fragilité de mon nom. Ce nom était
pour moi tellement lié à la conscience de mon individualité
que je souhaitais désormais le protéger de toute agression.
A quinze ans, j'ai commencé à signer mes devoirs M.S.
Fogg, en écho prétentieux aux dieux de la littérature
moderne, mais enchanté aussi du fait que ces initiales
signifient manuscrit. Oncle Victor approuvait de grand
cœur cette pirouette. "Tout homme est l'auteur de sa
propre vie, disait-il. Le livre que tu écris n'est pas terminé.
C'est donc un manuscrit. Que pourrait-il y avoir de plus
approprié ?" Petit à petit, Marco a disparu du domaine
public. Pour mon oncle, j'étais Philéas, et quand est arrivé
le temps du collège j'étais M.S. pour tous les autres.
Quelques esprits forts ont fait remarquer que ces lettres
étaient aussi les initiales d'une maladie, mais à cette
époque j'accueillais avec joie tout supplément
d'associations ou d'ironie qui pût m'être rattaché. Quand
j'ai connu Kitty Wu, elle m'a donné plusieurs autres noms,
mais ils étaient sa propriété personnelle, si l'on peut dire,
et de plus je les aimais bien : Foggy, par exemple, qui ne
servait que dans des occasions particulières, et Cyrano,
adopté pour des raisons qui deviendront évidentes plus
tard. Si oncle Victor avait vécu assez longtemps pour la
rencontrer, je suis certain qu'il aurait apprécié le fait que
Marco eût enfin, à sa manière, mis quelque peu le pied en
Chine.
3 Mégot et grenouille. (N.d.T.)
4 Marco Polo, Chemise de polo, Face de chemise, Face de merde. (N.d.T.)
6
The clarinet lessons did not go well (my breath
was unwilling, my lips impatient), and I soon
wormed my way out of them. Baseball proved
more compelling to me, and by the time I was
eleven I had become one of those skinny
American kids who went everywhere with his
glove, pounding my right fist into the pocket a
thousand times a day. Baseball no doubt
helped me over some hurdles at school, and
when I joined the local Little League that first
spring, Uncle Victor came to nearly all the
games to cheer me on. In July of 1958,
however, we moved abruptly to Saint Paul,
Minnesota ("a rare opportunity," said Victor,
referring to some job he had been offered to
teach music), but by the following year we
were back in Chicago. In October, Victor bought
a television set and allowed me to stay home
from school to watch the White Sox lose the
World Series in six games. That was the year of
Early Wynn and the go-go Sox, of Wally Moon
and his moon-shot home runs. We pulled for
Chicago, of course, but we were both secretly
glad when the man with the bushy eyebrows
hit one out in the last game. With the start of
the next season, we went back to rooting for
the Cubs—the bumbling, sad-sack Cubs, the
team that possessed our souls. Victor was a
staunch advocate of daytime baseball, and he
saw it as a moral good that the chewing gum
king had not succumbed to the perversion of
artificial lights. "When I go to a game," he
would say, "the only stars I want to see are the
ones on the diamond. It's a sport for sunshine
and wooly sweat. Apollo's cart hovering at the
zenith! The great ball burning in the American
sky!" We had lengthy discussions during those
years about such men as Ernie Banks, George
Altman, and Glen Hobbie. Hobbie was a
particular favorite of his, but in keeping with his
view of the world, my uncle declared that he
would never make it as a pitcher, since his
name implied unprofessionalism. Crackpot
remarks of this sort were essential to Victor's
brand of humor. Having developed a true
fondness for his jokes by then, I understood
why they had to be delivered with a straight
face. Shortly after I turned fourteen, the
household population expanded to three. Dora
Shamsky, nee Katz, was a stout, mid-forty- ish
widow with an extravagant head of bleached
blond hair and a tightly girdled rump. Since the
death of Mr. Shamsky six years before, she had
been working as a secretary in the actuarial
division of Mid-American Life. Her meeting with
Uncle Victor took place in the ballroom of the
Featherstone Hotel, where the Moonlight
Moods had been on hand to provide musical
entertainment for the company's annual New
Year's Eve bash. After a whirlwind courtship,
Les leçons de clarinette ne furent pas un succès (j'avais le
souffle avare, les lèvres impatientes), et je m'arrangeai
bientôt pour les esquiver. Le baseball m'attirait davantage,
et dès l'âge de onze ans j'étais devenu l'un de ces gosses
américains efflanqués qui se promènent partout avec leur
gant, envoyant le poing droit dans la poche un millier de
fois par jour. Il ne fait aucun doute que le baseball m'a
aidé, à l'école, à franchir certains obstacles, et quand j'ai
été admis en Little League, ce premier printemps, oncle
Victor est venu assister à presque tous les matchs pour
m'encourager. En juillet 1958, pourtant, nous sommes
soudain partis habiter à Saint Paul, dans le Minnesota
("une occasion unique", disait Victor, à propos d'un poste
de professeur de musique qu'on lui avait proposé), mais
l'année suivante nous étions de retour à Chicago. En
octobre, Victor a acheté un poste de télévision, et il m'a
autorisé à manquer l'école pour regarder les White Sox
perdre les World Sériés en six rencontres. C'était l'année
d'Early Wynn et des "go-go Sox", de Wally Moon qui
renvoyait ses balles dans la lune. Nous étions pour Chicago,
bien sûr mais avons tous deux éprouvé un contentement
secret quand l'homme aux sourcils broussailleux a réussi
son circuit au cours de la dernière partie. Dès le début de la
nouvelle saison, nous sommes redevenus d'ardents
supporters des Cubs - ces pauvres maladroits de Cubs-,
l'équipe qui possédait nos âmes. Victor était un avocat
convaincu du base-bail en plein jour, et il considérait
comme un bienfait moral que le roi du chewing-gum n'eût
pas succombé à la perversion des lumières artificielles.
"Quand je vais regarder un match, disait- il, je ne veux voir
d'autres étoiles que celles qui sont sur le terrain. C'est un
sport fait pour le soleil et la laine imprégnée de sueur. Le
char d'Apollon planant au zénith ! Le grand ballon en
flammes dans le ciel américain !" Nous avons eu de
longues discussions, ces années-là, à propos d'hommes tels
qu'Ernie Banks, George Altman et Glen Hobbie. Hobbie
était l'un de ses préférés mais, fidèle à sa conception de
l'univers, mon oncle affirmait que ce lanceur ne réussirait
jamais puisque son nom impliquait l'amateurisme. De tels
jeux de mots étaient caractéristiques du type d'humour de
Victor. A cette époque, je m'étais pris d'une réelle affection
pour ses plaisanteries, et je comprenais pourquoi elles
devaient être proférées d'une mine impassible. Peu après
mes quatorze ans, notre ménage s'agrandit d'une
troisième personne. Dora Shamsky, "née" Katz, était une
veuve corpulente d'une bonne quarantaine, avec une
extravagante chevelure blonde oxygénée et une croupe
étroitement corsetée. Depuis la mort de M. Shamsky, six
ans auparavant, elle travaillait comme secrétaire à
l'actuariat de la compagnie d'assurances Mid American
Life. Victor l'avait rencontrée dans la salle de bal de l'hôtel
7
the couple tied the knot in March. I saw
nothing wrong with any of this per se and
proudly served as best man at the wedding. But
once the dust began to settle, it pained me to
notice that my new aunt did not laugh very
readily at Victor's jokes, and I wondered if that
might not indicate a certain obtuseness on her
part, a lack of mental agility that boded ill for
the prospects of the union. I soon learned that
there were two Doras. The first was all bustle
and get-up-and-go, a gruff, mannish character
who stormed about the house with sergeant
like efficiency, a bulwark of brittle good cheer,
a know-it-all, a boss. The second Dora was a
boozy flirt, a tearful, self-pitying sensualist who
tottered around in a pink bathrobe and puked
up her binges on the living room floor. Of the
two, I much preferred the second, if only
because of the tenderness she seemed to show
for me then. But Dora in her cups posed a
conundrum that I was quite at a loss to
untangle, for these collapses of hers made
Victor morose and unhappy, and more than
anything else in the world, I hated to see my
uncle suffer. Victor could put up with the sober,
nagging Dora, but her drunkenness brought out
a severity and impatience in him that struck me
as unnatural, a perversion of his true self. The
good and the bad were therefore constantly at
war with each other. When Dora was good,
Victor was bad; when Dora was bad, Victor was
good. The good Dora created a bad Victor, and
the good Victor returned only when Dora was
bad. I remained a prisoner of this infernal
machine for more than a year.
Fortunately, the bus company in Boston had
made a generous settlement. By Victor's
calculations, there would be enough money to
pay for four years of college, modest living
expenses, and something extra to carry me into
so-called real life. For the first few years he kept
this fund scrupulously intact. He fed me out of
his own pocket and was glad to do so, taking
pride in his responsibility and showing no
inclination to tamper with the sum or any part
of it. With Dora now on the scene, however,
Victor changed his plan. Withdrawing the
interest that had accumulated on the lump,
along with certain bits of the something extra,
he enrolled me in a private boarding school in
New Hampshire, thinking in this way to reverse
the effects of his miscalculation. For if Dora had
not turned out to be the mother he had been
hoping to provide for me, he saw no reason not
to look for another solution. Too bad for the
Featherstone, où cette compagnie avait confié aux
Moonlight Moods le soin d'assurer le décor musical de sa
soirée annuelle, à la veille du jour de l'An. Après une cour
menée en coup de vent, le couple convola en mars. Je ne
trouvais rien à redire à tout ceci per se et c'est avec fierté
que je servis de témoin au mariage. Mais une fois la
poussière retombée, je remarquai avec tristesse que ma
nouvelle tante n'était pas prompte à rire des plaisanteries
de Victor ; je me demandais si cela n'indiquait pas chez elle
un caractère quelque peu obtus, un manque d'agilité
mentale de mauvais augure pour l'avenir de leur union.
J'appris bientôt qu'il y avait deux Dora. La première, toute
d'activité et d'efficacité, était un personnage bourru, un
peu masculin, qui circulait dans la maison comme une
tornade avec une énergie de sergent-major en affichant
une bonne humeur crépitante, un "je sais tout", un patron.
La seconde Dora, une coquette alcoolique, une créatuire
sensuelle, larmoyante et portée à s'attendrir sur ellemême, traînaillait en robe de chambre rose et vomissait
sur le tapis du salon quand elle avait trop bu. Des deux,
c'est la seconde que je préférais, ne fût-ce que pour la
tendresse dont elle faisait alors preuve à mon égard. Mais
Dora prise de boisson représentait une énigme que j'étais
bien en peine de résoudre, car ses effondrements rendaient Victor triste et malheureux et, plus que tout au
monde, je détestais voir souffrir mon oncle. Victor pouvait
s'accommoder de la Dora sobre et querelleuse, mais son
ivrognerie suscitait en lui une sévérité et une impatience
qui me paraissaient peu naturelles, une perversion de sa
vraie nature. Le bien et le mal se livraient donc un combat
perpétuel. Quand Dora était gentille, Victor ne l'était pas.
Quand Dora était désagréable, Victor allait bien. La bonne
Dora suscitait un mauvais Victor, et le bon Victor ne
revenait que si Dora n'était pas aimable. Je suis resté
pendant plus d'un an prisonnier de cette machine
infernale.
Heureusement, la compagnie d'autobus de Boston avait
versé une indemnisation généreuse. D'après les calculs de
Victor, il devait y avoir assez pour me payer quatre années
d'études en subvenant à des besoins raisonnables, plus un
petit extra pour m'aider à accéder à la prétendue vraie vie.
Pendant les premières années, il avait scrupuleusement
conservé cette somme intacte. Il m'entretenait à ses frais
et en était heureux, fier de sa responsabilité et sans
aucune intention apparente de toucher ne fût-ce qu'à une
partie de cet argent. Avec Dora dans le tableau,
néanmoins, il modifia son projet. Il retira d'un coup les
intérêts qui s'étaient accumulés, ainsi qu'une partie du
"petit extra", et m'inscrivit dans une école du New Hampshire, pensant annuler ainsi les effets de son erreur. Car si
Dora ne s'était pas révélée la mère qu'il avait espéré me
donner, il ne voyait pas pourquoi ne pas chercher une
8
something extra, of course, but that could not
be helped. When faced with a choice between
the now and the later, Victor had always gone
with the now, and given that his whole life was
bound up in the logic of this impulse, it was
only natural that he should opt for the now
again.
I spent three years at Anselm's Academy for
Boys. When I returned home after the second
year, Victor and Dora had already come to a
parting of the ways, but there did not seem to
be any point in switching schools again, and so I
went back to New Hampshire when summer
vacation was over. Victor's account of the
divorce was fairly muddled, and I could never
be sure of what really happened. There was
some talk about missing bank accounts and
broken dishes, but then a man named George
was mentioned, and I wondered if he wasn't
involved in it as well. I did not press my uncle
for details, however, since when all was said
and done, he seemed more relieved than
stricken to be alone again. Victor had survived
the marriage wars, but that did not mean he
had no wounds to show for it. His appearance
was disturbingly rumpled (buttons missing,
collars soiled, the cuffs of his pants frayed), and
even his jokes had begun to take on a wistful,
almost poignant quality. Those signs were bad
enough, but more troubling to me were the
physical lapses. There were moments when he
stumbled as he walked (a mysterious buckling
of the knees), knocked into household objects,
seemed to forget where he was. I knew that life
with Dora had taken its toll but there must have
been more to it than that. Not wanting to
increase my alarm, I managed to convince
myself that his troubles had less to do with his
body than with his state of mind. Perhaps I was
right, but looking back on it now, it is difficult
for me to imagine that the symptoms I first saw
that summer were not connected to the heart
attack that killed him three years later. Victor
himself said nothing, but his body was speaking
to me in code, and I did not have the wherewithal or the sense to crack it.
When I returned to Chicago for Christmas
vacation, the crisis seemed to have passed.
Victor had recovered much of his bounce, and
great doings were suddenly afoot. In
September, he and Howie Dunn had disbanded
the Moonlight Moods and started another
group, joining forces with three younger
musicians who took over at drums, piano, and
saxophone. They called themselves the Moon
Men now, and most of their songs were original
numbers. Victor wrote the lyrics, Howie
composed the music, and all five of them sang,
autre solution. Dommage pour le "petit extra", bien sûr,
mais on n'y pouvait rien. Confronté à un choix entre
maintenant et plus tard, Victor avait toujours penché du
côté de maintenant, et puisque sa vie entière était régie
par la logique de cette tendance, il n'était que naturel qu'il
optât à nouveau pour l'immédiat.
J'ai passé trois ans à l'Anselm Academy pour garçons.
Quand je suis revenu à la maison, la deuxième année,
Victor et Dora étaient déjà à la croisée des chemins, mais il
ne semblait pas y avoir intérêt à me changer à nouveau
d'école et je suis donc retourné dans le New Hampshire
après la fin des vacances d'été. La relation que m'a faite
Victor du divorce était plutôt embrouillée et je n'ai jamais
été certain de ce qui s'était réellement passé. J'ai entendu
parler de comptes en banque défaillants et de vaisselle
cassée, de même que d'un nommé Georges, dont je me
suis demandé s'il n'y était pas pour quelque chose.
Cependant, e n'ai pas insisté auprès de mon oncle pour
avoir des détails, car une fois l'affaire réglée il semblait
plus soulagé que sonné de se retrouver seul. Si Victor avait
survécu aux guerres conjugales, cela ne signifie pas qu'il en
sortait indemne. J'étais bouleversé par son aspect
chiffonné (boutons manquants, cols sales, bas de
pantalons effilochés), et jusqu'à ses plaisanteries prenaient
un tour mélancolique, presque déchirant. Quelle que fût la
gravité de ces signes, j'étais plus inquiet encore de ses
défaillances physiques. Il lui arrivait de trébucher (une
mystérieuse faiblesse des genoux), de -e cogner aux objets
familiers, de paraître oublier où il était. Je me disais que
c'était la rançon de sa vie avec Dora, et pourtant il devait y
avoir autre chose. Refusant de m'alarmer davantage, je
réussissais à me persuader que ces troubles concernaient
moins sa santé que son moral. J'avais peut-être raison,
mais avec du recul j'ai peine à imaginer que les symptômes
qui m'apparaissaient cet été- -i étaient sans rapport avec la
crise cardiaque dont IL est mort deux ans plus tard. Même
si Victor ne ":sait rien, son corps, lui, m'adressait un
message codé, et je n'ai eu ni la capacité ni l'intelligence de
le déchiffrer.
Quand je suis revenu à Chicago pour les vacances de Noël,
la crise semblait passée. Victor avait recouvré presque tout
son entrain et de grands événements se préparaient
soudain. En septembre, Howie Dunn et lui avaient dissous
les Moonligbt Moods et créé un nouveau groupe en
s'associant avec trois jeunes musiciens qui prenaient la
releve à la batterie, au piano et au saxophone. Ils appelaient désormais les Moon Men- les Hommes ~e la
lune - et la plupart de leurs chansons étaient :.es pièces
originales. Victor écrivait les textes, Howie composait la
9
after a fashion. "No more old favorites," Victor
announced to me when I arrived. "No more
dance tunes. No more drunken weddings.
We've quit the rubber chicken circuit for a run
at the big time." There was no question that
they had put together an original act, and when
I went to see them perform the next night, the
songs struck me as a revelation—filled with
humor and spirit, a boisterous form of mayhem
that mocked everything from politics to love.
Victor's lyrics had a jaunty, ditty like flavor to
them, but the underlying tone was almost
Swiftian in its effect. Spike Jones meets
Schopenhauer, if such a thing is possible. Howie
had swung the Moon Men a booking in one of
the downtown Chicago clubs, and they wound
up performing there every weekend from
Thanksgiving to Valentine's Day. By the time I
came back to Chicago after high school
graduation, a tour was already in the works,
and there was even some talk of cutting a
record with a company in Los Angeles. That was
how Uncle Victor's books entered the story. He
was going on the road in mid-September, and
he didn't know when he would be back.
It was late at night, less than a week before I
was supposed to leave for New York. Victor was
sitting in his chair by the window, working his
way through a pack of Raleighs and drinking
schnapps from a dime-store tumbler. I was
sprawled out on the couch, floating happily in a
stupor of bourbon and smoke. We had been
talking about nothing in particular for three or
four hours, but now the conversation had hit a
lull, and each of us was drifting in the silence of
his own thoughts. Uncle Victor sucked in a last
drag from his cigarette, squinted as the smoke
curled up his cheek, and then snuffed out the
butt in his favorite ashtray, a souvenir from the
1939 World's Fair. Studying me with misty affection, he took another sip from his drink,
smacked his lips, and let out a deep sigh. "Now
we come to the hard part," he said. "The
endings, the farewells, the famous last words.
Pulling up stakes, I think they call it in the
Westerns. If you don't hear from me often,
Phileas, remember that you're in my thoughts. I
wish I could say I know where I'll be, but new
worlds suddenly beckon to us both, and I doubt
there will be many chances for writing letters."
Uncle Victor paused to light another cigarette,
and I could see that his hand trembled as he
held the match. "No one knows how long it will
last," he continued, "but Howie is very
optimistic. The bookings are extensive so far,
and no doubt others will follow. Colorado,
Arizona, Nevada, California. We'll be setting a
westerly course, plunging into the wilderness. It
musique, et ils chantaient tous les cinq, à leur manière.
"Plus de vieux tubes", m’annonça Victor à mon arrivée.
"Plus d'airs de danse. Plus de noces soûlographiques. Nous
en avons fini avec les fêtes et banquets minables, nous
allons dans le haut de gamme." Il est indiscutable qu'ils
avaient mis au point une formule originale, et quand le
lendemain soir je suis allé les écouter, leurs chansons
m'ont fait l'effet d'une révélation - pleines d'humour et
d'esprit, d'une sorte d'effronterie turbulente qui se
moquait de tout, de la politique à l'amour. Les poèmes de
Victor avaient une saveur désinvolte de vieux refrains, mais
avec une tonalité sous-jacente aux effets presque
swiftiens. La rencontre de Spike Jones et de Schopenhauer,
si on peut imaginer une chose pareille. Howie avait
décroché pour les Moon Men un engagement dans un club
du centre-ville, et ils avaient continué de s'y produire
toutes les fins de semaine, de Thanksgiving à la SaintValentin. Quand je suis revenu à Chicago après la fin de
mes études secondaires, une tournée était déjà en préparation et on parlait même d'enregistrer un disque pour une
société de Los Angeles. C'est alors que les livres d'oncle
Victor ont fait leur entrée dans mon histoire. Il prenait la
route à la mi-septembre et ne savait pas quand il serait de
retour.
C'était une soirée tardive, à moins d'une semaine de la
date prévue pour mon départ à New York. Victor était
installé dans son fauteuil près de la fenêtre, il avait fumé
tout un paquet de Raleighs et buvait du schnaps dans un
gobelet de supermarché. Vautré sur le divan, je flottais
dans une stupeur béate, à base de bourbon et de
cigarettes. Nous avions bavardé de choses et d'autres pendant trois ou quatre heures, mais une accalmie était
survenue dans la conversation et chacun de nous dérivait
dans le silence de ses propres pensées. En louchant vers la
fumée qui lui remontait en spirale le long de la joue, oncle
Victor a aspiré une ultime bouffée de sa cigarette, puis il l'a
écrasée dans son cendrier préféré, un souvenir de l'Exposition universelle de 1939. Tout en m'observant avec une
attention affectueuse, il a bu un dernier petit coup, fait
claquer ses lèvres et poussé un profond soupir. "Nous
arrivons maintenant au dus difficile, a-t-il déclaré. Les
conclusions, les adieux, les dernières paroles. L'arrachage
des cornes, comme je crois qu'on dit dans les westerns. Si
tu ne reçois pas souvent de mes nouvelles, Philéas,
souviens-toi que tu occupes mes pensées. J'aimerais
pouvoir dire que je sais où je serai. mais de nouveaux
mondes nous appellent soudain tous les deux, et je doute
que nous ayons souvent l'occasion de nous écrire." Il a fait
une cause pour allumer une cigarette, et je voyais trembler
la main qui tenait l'allumette. "Personne ne sait combien
de temps cela durera, a-t-il continué, mais Howie est très
optimiste. Nous avons déjà de nombreux engagements, et
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should be interesting, I think, no matter what
comes of it. A bunch of city slickers in the land
of cowboys and Indians. But I relish the thought
of those open spaces, of playing my music
under the desert sky. Who knows if some new
truth will not be revealed to me out there?"
Uncle Victor laughed, as though to undercut the
seriousness of this thought. "The point being,"
he resumed, "that with so much distance to be
covered, I must travel light. Objects will have to
be discarded, given away, thrown into the dust.
Since it pains me to think of them vanishing
forever, I have decided to hand them over to
you. Who else can I trust, after all? Who else is
there to carry on the tradition? I begin with the
books. Yes, yes, all of them. As far as I'm
concerned, it couldn't have come at a better
moment. When I counted them this afternoon,
there were one thousand four hundred and
ninety-two volumes. A propitious number, I
think, since it evokes the memory of Columbus's
discovery of America, and the college you're
going to was named after Columbus. Some of
these books are big, some are small, some are
fat, some are thin—but all of them contain
words. If you read those words, perhaps they
will help you with your education. No, no, I
won't hear of it. Not one peep of protest. Once
you're settled in New York, I'll have them
shipped to you. I'll keep the extra copy of
Dante, but otherwise you must have them all.
After that, there's the wooden chess set. I'll
keep the magnetic one, but the wood must go
with you. Then comes the cigar box with the
baseball autographs. We have nearly every Cub
of the past two decades, a few stars, and
numerous lesser lights from around the league.
Matt Batts, Memo Luna, Rip Repulski, Putsy
Caballero, Dick Drott. The obscurity of those
names alone should make them immortal. After
that, I come to various trinkets, doo-dads, odds
and ends. My souvenir ashtrays from New York
and the Alamo, the Haydn and Mozart
recordings I made with the Cleveland Orchestra,
the family photo album, the plaque I won as a
boy for finishing first in the statewide music
competition. That was in 1924, if you can
believe it—a long, long time ago. Finally, I want
you to have the tweed suit I bought in the Loop
a few winters back. I won't be needing it in the
places I'm going to, and it's made of the finest
Scottish wool. I've worn it just twice, and if I
gave it to the Salvation Army, it would only
wind up on the back of some besotted creature
from Skid Row. Much better that you should
d'autres suivront à coup sûr. Colorado, Arizona, Nevada,
Californie. Nous mettons le cap à l'ouest et nous lançons
cans les régions sauvages. De toute façon, cela devrait être
intéressant, me semble-t-il. Une bande de rats des villes au
milieu des cow-boys et des Indiens. Mais je me réjouis à
l'idée de ces grands espaces, à l'idée de faire de la musique
sous le ciel du désert. Qui sait si quelque vérité nouvelle ne
m'y sera pas révélée ?
Oncle Victor a ri, comme pour atténuer le sérieux ce son
propos. "L'essentiel, a-t-il repris, c'est que pour couvrir de
telles distances il faut voyager léger. Je vais devoir me
débarrasser de certains objets, en donner, en jeter aux
orties. Comme la perspective de leur disparition définitive
me chagrine, j'ai décidé de te les passer. A qui d'autre puisje me fier, après tout ? Qui d'autre perpétuerait la tradition
? Je commence par les livres. Si, si, tous les livres. Pour ma
part, le moment me paraît convenir le mieux du monde.
Quand je les ai compas cet après-midi, il y avait mille
quatre cent quatre-vingt-douze volumes. Un chiffre de bon
augure, à mon avis, puisqu'il évoque le souvenir ce la
découverte de l'Amérique par Colomb, et que .e nom du
collège où tu vas lui a été donné en 1 honneur de Colomb.
Certains de ces livres sont grands, d'autres petits, il y en a
des gros et des minces - mais tous contiennent des mots. Si
tu lis ces mots, ils seront peut-être utiles à ton éducation.
Non, non, je ne veux rien entendre. Pas un souffle de
protestation. Dès que tu seras installé à New York, je te les
ferai expédier. Je garderai le deuxième exemplaire du
Dante, mais à part cela ils sont tous pour toi. Ensuite il y a
le jeu d'échecs en bois. Je conserve le jeu magnétique,
mais tu dois prendre le jeu en bois. Et puis la boîte à
cigares avec les autographes de joueurs de baseball. Nous
avons pratiquement tous les Cubs des dernières décennies,
quelques stars et de nombreux seconds rôles provenant de
toute la League. Matt Batts, Mémo Luna, Rip Repulski,
Putsy Caballero, Dick Drott. L'obscurité même de ces noms
devrait leur assurer l'immortalité. Après cela j'en arrive à
diverses babioles, bricoles et menus machins. Mes
cendriers souvenirs de New York et de l'Alamo, les disques
de Haydn et de Mozart que j'ai enregistrés avec l'orchestre
de Cleveland, l'album de photos de famille, la médaille que
j'ai gagnée quand j'étais petit, en terminant premier de
l'Etat dans un concours musical. En 1924, le croirais-tu ?
Cela fait bien, bien longtemps ! Enfin je veux que tu
prennes le costume en tweed que j'ai acheté dans le Loop5
voici quelques hivers. Je n'en aurai pas besoin là où je vais,
et il est fait de la plus belle laine d'Ecosse. Je ne l'ai porté
que deux fois, et si je le donnais à l'Armée du Salut il
aboutirait sur le dos de quelque sotte créature de Skid
Row. Beaucoup mieux que ce soit pour toi. Cela te donnera
5 Quartier de Chicago. (N.d.T.)
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have it. It will give you a certain distinction, and une certaine distinction, et ce n'est pas un crime de se faire
there's no crime in looking your best, is there? beau, pas vrai ? Nous irons dès demain matin chez le
We'll go to the tailor first thing tomorrow tailleur pour te le faire ajuster
morning and have it altered.
"That takes care of it, I think. The books, the
chess set, the autographs, the miscellaneous,
the suit. Now that my kingdom has been
disposed of, I feel content. There's no need for
you to look at me like that. I know what I'm
doing, and I'm glad to have done it. You're a
good boy, Phileas, and you'll always be with
me, no matter where I am. For the time being,
we move off in opposite directions. But sooner
or later we'll meet again, I'm sure of it.
Everything works out in the end, you see,
everything connects. The nine circles. The nine
planets. The nine innings. Our nine lives. Just
think of it. The correspondences are infinite.
But enough of this blather for one night. The
hour grows late, and sleep is calling to us both.
Come, give me your hand. Yes, that's right, a
good firm grip. Like so. And now shake. That's
right, a shake of farewell. A shake to last us to
the end of time."
"Voilà. Je pense que c'est tout. Les livres, le jeu d'échecs,
les autographes, les divers, le costume. Maintenant que j'ai
disposé de mon royaume, je suis satisfait. Tu n'as pas
besoin de me regarder comme ça. Je sais ce que je fais, et
je suis contentJe l'avoir fait. Tu es un bon gars, Philéas, et
tu seras touiours avec moi, où que je sois. Pour l'instant,
nous partons dans des directions opposées. Mais tôt ou
tard nous nous retrouverons, j'en suis sûr. 7: ut s'arrange à
la fin, vois-tu, tout se raccorde, les neuf cercles. Les neuf
planètes. Les neuf tours je batte. Nos neuf vies. Penses-y.
Les correspondances sont infinies. Mais assez radoté pour
ce soir. Il se fait tard, et le sommeil nous attend tous rdeux. Viens, donne-moi la main. Oui, c'est bien, une bonne
prise ferme. Comme ça. Et maintenant serre. C'est ça, une
poignée de main d'adieu. Une poignée de main qui nous
durera jusqu'à la fin des temps."
Every week or two, Uncle Victor would send
me a postcard. These were generally garish,
full-color tourist items: depictions of Rocky
Mountain sunsets, publicity shots of roadside
motels, cactus plants and rodeos, dude
ranches, ghost towns, desert panoramas.
Salutations sometimes appeared within the
borders of a painted lasso, and once a mule
even spoke with a cartoon bubble above his
head: Greetings from Silver Gulch. The
messages on the back were brief, cryptic
scrawls, but I was not hungry for news from my
uncle so much as an occasional sign of life. The
real pleasure lay in the cards themselves, and
the more inane and vulgar they were, the
happier I was to get them. I felt that we were
sharing some private joke each time I found
one in my mailbox, and the very best ones (a
picture of an empty restaurant in Reno, a fat
woman on horseback in Cheyenne) I even went
so far as to tape to the wall above my bed. My
roommate understood the empty restaurant,
but the horseback rider baffled him. I explained
that she bore an uncanny resemblance to my
uncle's ex-wife, Dora. Given the way things
happen in the world, I said, there was a good
chance that the woman was Dora herself.
Une ou deux fois par quinzaine, oncle Victor m’ envoyait
une carte postale. C'étaient en général de ces cartes pour
touristes, aux quadrichromies criardes : couchers de soleil
sur les montagnes Rocheuses, photos publicitaires de
motels routiers. cactus, rodéos, ranchs pour touristes,
villes fantômes, panoramas du désert. On y lisait parfois
des salutations dans la ligne dessinant un lasso, et il y eut
même une mule qui parlait, avec au-dessus de sa tête une
bulle de bande dessinée : Un bonjour de Silver Gulch. Les
messages au verso étaient brefs, des griffonnages sibyllins,
mais j'étais moins affamé de nouvelles de mon oncle que
d'un signe de vie occasionnel. Le vrai plaisir se trouvait
dans les cartes elles-mêmes, et plus elles étaient ineptes
et vulgaires, plus j'étais heureux de les recevoir. Il me
semblait que nous partagions une blague complice chaque
fois que j'en trouvais une dans ma boîte aux lettres, et j'ai
même été jusqu'à coller les meilleures (la photo d'un
restaurant vide à Reno, une grosse femme sur un cheval à
Cheyenne) sur le mur au-dessus de mon lit. Mon
compagnon ce chambre comprenait pour le restaurant
vide, mais pas pour la cavalière. Je lui expliquai qu'elle
ressemblait étrangement à l'ex-femme de mon oncle,
Dora. Vu la façon dont vont les choses en ce monde,
disais-je, il y a de fortes chances pour que cette femme
soit Dora elle-même.
Because Victor did not stay anywhere very long,
it was hard for me to answer him. In late
Parce que Victor ne restait jamais nulle part très
longtemps, il m'était malaisé de lui répondre. A la fin
12
October I wrote a nine-page letter about the
New York City blackout (I had been trapped in
an elevator with two friends), but I did not mail
it until January, when the Moon Men began
their three-week stint in Tahoe. If I could not
write often, I nevertheless managed to stay in
spiritual contact with him by wearing the suit.
Suits were hardly in fashion for undergraduates
back then, but I felt at home in it, and since for
all practical purposes I had no other home, I
continued to wear it every day, from the
beginning of the year to the end. At moments
of stress and unhappiness, it was a particular
comfort to feel myself swaddled in the warmth
of my uncle's clothes, and there were times
when I imagined the suit was actually holding
me together, that if I did not wear it my body
would fly apart. It functioned as a protective
membrane, a second skin that shielded me
from the blows of life. Looking back on it now, I
realize what a curious figure I must have cut:
gaunt, disheveled, intense, a young man clearly
out of step with the rest of the world. But the
fact was that I had no desire to fit in. If my
fellow students pegged me as an oddball, that
was not my problem. I was the sublime
intellectual, the cantankerous and opinionated
future genius, the skulking Malevolent who
stood apart from the herd. It almost makes me
blush to remember the ridiculous poses I struck
back then. I was a grotesque amalgam of
timidity and arrogance, alternating between
long, awkward silences and blazing fits of
rambunctiousness. When the mood came upon
me, I would spend whole nights in bars,
smoking and drinking as though I meant to kill
myself, quoting verses from minor sixteenthcentury poets, making obscure references in
Latin to medieval philosophers, doing
everything I could to impress my friends.
Eighteen is a terrible age, and while I walked
around with the conviction that I was somehow
more grown-up than my classmates, the truth
was that I had merely found a different way of
being young. More than anything else, the suit
was the badge of my identity, the emblem of
how I wanted others to see me. Objectively
considered, there was nothing wrong with the
suit. It was a dark greenish tweed with small
checks and narrow lapels—a sturdy, well-made
article of clothing—but after several months of
constant wear, it began to give a haphazard
impression, hanging on my skinny frame like
some wrinkled afterthought, a sagging turmoil
of wool. What my friends didn't know, of
course, was that I wore it for sentimental
reasons. Under my nonconformist posturing, I
was also satisfying the desire to have my uncle
near me, and the cut of the garment had almost
nothing to do with it. If Victor had given me a
purple zoot suit, I no doubt would have worn it
d'octobre, je rédigeai pour lui une lettre de neuf pages à
propos de la panne de courant à New York (j'avais été
coincé dans un ascenseur avec deux amis), mais je ne la
postai qu'en janvier, quand les Moon Men entamèrent
leur contrat de trois semaines à Tahoe. Si je ne pouvais
pas écrire souvent, je m'arrangeai néanmoins pour rester
en contact spirituel avec lui en portant son costume. La
mode n'était guère aux complets en ce temps- là pour les
étudiants, mais je m'y sentais chez moi, et comme tout
bien considéré je n'avais pas d'autre chez-moi, je
continuai à le porter tous les jours, du début à la fin de
l'année. Dans les moments difficiles ou tristes, je trouvais
un réconfort particulier à me sentir emmitouflé dans la
chaleur des habits de mon oncle, et il m'est arrivé d'avoir
l'impression que le costume me maintenait effectivement
en forme, que si je ne le portais pas mon corps
s'éparpillerait. Il fonctionnait comme une membrane
protectrice, une deuxième peau qui m'abritait des coups
de l'existence. Avec du recul, je me rends compte que je
devais avoir une curieuse allure : hâve, échevelé, intense,
un jeune homme dont le décalage par rapport au reste du
monde était évident. Mais le fait est que je n'avais aucune
envie d'entrer dans la danse. Si mes camarades de cours
me considéraient comme un individu bizarre, ce n'était
pas mon problème. J'étais l'intellectuel sublime, le futur
génie irascible et imbu de ses opinions, le Malevole
ténébreux qui se tenait à l'écart du troupeau. Le souvenir
des poses ridicules que j'affectais alors me fait presque
rougir. J'étais un amalgame grotesque de timidité et
d'arrogance, avec des accès d'une turbulence effroyable
alternant avec de longs silences embarrassés. Quand
l'humeur m'en prenait, je passais des nuits entières dans
les bars à boire et à fumer comme si je voulais me tuer, en
récitant les vers de poètes du xvie siècle, en lançant en
latin d'obscures références à des philosophes médiévaux,
en faisant tout ce que je pouvais pour impressionner mes
amis. Dix-huit ans, c'est un âge terrible, et tandis que je
nourrissais la conviction d'être d'une certaine façon plus
mûr que mes condisciples, je n'avais trouvé en vérité
qu'une autre manière d'être jeune. Le costume était, plus
que tout, l'insigne de mon identité, l'emblème de la vision
de moi que je souhaitais offrir aux autres. En toute
objectivité, il n'y avait rien à y redire. Il était en tweed vert
foncé, avec de petits carreaux et des revers étroits - un
complet solide et de bonne fabrication - mais après avoir
été porté sans cesse pendant plusieurs mois son aspect
était devenu un peu aléatoire, il pendait sur ma maigre
carcasse comme une arrière-pensée froissée, un
tourbillon de laine affaissé. Ce que mes amis ignoraient,
bien sûr, c'est que je le revêtais pour des raisons
sentimentales. Sous cette affectation de nonconformisme, je satisfaisais mon désir d'avoir mon oncle
13
in the same spirit that I wore the tweed.
auprès de moi, et la coupe du vêtement n'y était pratiquement pour rien. Si Victor m'avait donné des fringues
violettes, je les aurais sans nul doute portées dans le
même esprit que je portais le tweed.
When classes ended in the spring, I turned
down my roommate's suggestion that we share
an apartment the following year. I liked Zimmer
well enough (he was my best friend, in fact),
but after four years of roommates and
dormitories, I could not resist the temptation
to live alone. I found the place on West 112th
Street and moved in on June fifteenth, arriving
with my bags just moments before two burly
men delivered the seventy-six cartons of Uncle
Victor's books that had been sitting in storage
for the past nine months. It was a studio
apartment on the fifth floor of a large elevator
building: one medium-size room with a
kitchenette in the southeast corner, a closet, a
bathroom, and a pair of windows that looked
out on an alley. Pigeons flapped their wings and
cooed on the ledge, and six dented garbage
cans stood on the ground below. The air was
dim inside, tinged gray throughout, and even
on the brightest days it did not exude more
than a paltry radiance. I felt some pangs at first,
small thumps of fear about living on my own,
but then I made a singular discovery that
helped me to warm up to the place and settle
in. It was my second or third night there, and
quite by accident I found myself standing
between the two windows, positioned at an
oblique angle to the one on the left. I shifted
my eyes slightly in that direction, and suddenly
I was able to see a slit of air between the two
buildings in back. I was looking down at
Broadway, the smallest, most abbreviated
portion of Broadway, and the remarkable thing
was that the entire area of what I could see was
filled up by a neon sign, a vivid torch of pink
and blue letters that spelled out the words
MOON PALACE. I recognized it as the sign from
the Chinese restaurant down the block, but the
force with which those words assaulted me
drowned out every practical reference and
association. They were magic letters, and they
hung there in the darkness like a message from
the sky itself, MOON PALACE. I immediately
thought of Uncle Victor and his band, and in
that first, irrational moment, my fears lost their
hold on me. I had never experienced anything
so sudden and absolute. A bare and grubby
room had been transformed into a site of
inwardness, an intersection point of strange
omens and mysterious, arbitrary events. I went
on staring at the Moon Palace sign, and little by
little I understood that I had come to the right
place, that this small apartment was indeed
where I was meant to live.
Au printemps, à la fin des cours, je refusai la proposition
de mon compagnon de chambre, qui suggérait que nous
habitions ensemble l'année suivante. J'aimais bien
Zimmer (en fait, il était mon meilleur ami), mais après
quatre ans de chambres partagées et de foyers
d'étudiants, je ne pouvais résister à la tentation de vivre
seul. Je trouvai un appartement dans la Cent douzième
rue ouest, et y emménageai le 15 juin, arrivant avec mes
valises quelques instants à peine avant que deux robustes
gaillards me livrent les soixante-seize cartons de livres
d'oncle Victor, qui avaient passé neuf mois en attente
dans un entrepôt. C'était un studio au cinquième étage
d'un grand immeuble avec ascenseur : une pièce de taille
moyenne, avec un coin cuisine au sud-est, un placard, une
salle de bains, et une paire de fenêtres donnant sur une
ruelle. Des pigeons battaient des ailes et roucoulaient sur
la corniche, et en bas, sur le trottoir, traînaient six
poubelles cabossées. Dedans, il faisait sombre, l'air
semblait teinté de gris et, même par les journées les plus
ensoleillées, ne filtrait qu'une pâle lueur. Après quelques
angoisses, au début, de petites bouffées de peur à l'idée
de vivre seul, je fis une découverte singulière, qui me
permit de réchauffer la pièce et de m'y installer. C'était la
première ou la deuxième nuit que j'y passais et, tout à fait
par hasard, je me trouvai debout entre les deux fenêtres,
dans une position oblique par rapport à celle de gauche.
Tournant légèrement les yeux dans cette direction, je
remarquai soudain un vide, un espace entre les deux
immeubles du fond. Je voyais Broadway, une minuscule
portion abrégée de Broadway, et ce qui me parut remarquable, c'est que toute la zone que je pouvais en
apercevoir était occupée par une enseigne au néon, une
torche éclatante de lettres roses et bleues qui formaient
les mots MOON PALACE. Je la reconnaissais comme celle du
restaurant chinois au coin de la rue, mais la violence avec
laquelle ces mots m'assaillaient excluait toute référence,
toute association pratique. Suspendues là, dans
l'obscurité, comme un message venu du ciel même, ces
lettres étaient magiques, MOON PALACE. Je pensai aussitôt à
l'oncle Victor et à sa petite bande, et en ce premier
instant irrationnel mes peurs perdirent toute emprise sur
moi. Je n'avais jamais rien éprouvé d'aussi soudain, d'aussi
absolu. Une chambre nue et sordide avait été
transformée en un lieu d'intériorité, point d'intersection
de présages étranges et d'événements mystérieux,
arbitraires. Je continuai à regarder l'enseigne du Moon
Palace, et je compris petit à petit que j'étais arrivé au bon
14
endroit, que ce petit logement était bien le lieu où je
devais vivre.
I spent the summer working part-time in a
bookstore, going to the movies, and falling in
and out of love with a girl named Cynthia,
whose face has long since vanished from my
memory. I felt more and more at home in my
new apartment, and when classes started again
that fall, I threw myself into a hectic round of
late-night drinking with Zimmer and my friends,
of amorous pursuits, and long, utterly silent
binges of reading and studying. Much later,
when I looked back on those things from the
distance of years, I understood how fertile that
time had been for me.
Je passai l'été à travailler à temps partiel dans une
librairie, à aller au cinéma, à me prendre et me déprendre
d'amour pour une certaine Cynthia dont le visage a depuis
longtemps disparu de ma mémoire. Je me sentais de
mieux en mieux chez moi dans mon nouvel appartement,
et quand les cours reprirent à l'automne, je me lançai dans
une ronde effrénée de beuveries nocturnes avec Zimmer
et mes amis, de conquêtes amoureuses, et de longues
bordées totalement silencieuses de lecture et d'étude.
Bien plus tard, quand j'ai regardé tout cela avec le recul
des années, j'ai compris combien cette époque avait été
fertile pour moi.
Then I turned twenty, and not many weeks
after that I received a long, almost
incomprehensible letter from Uncle Victor
written in pencil on the backs of yellow order
blanks for the Humboldt Encyclopedia. From all
that I could gather, hard times had hit the Moon
Men, and after a lengthy run of bad luck
(broken engagements, flat tires, a drunk who
bashed in the saxophonist’s nose, the group
had finally split up. Since November, Uncle
Victor had been living in Boise, Idaho, where he
had found temporary work as a door-to-door
encyclopedia salesman. But things had not
panned out, and for the first time in all the
years I had known him, I heard a note of defeat
in Victor's words. "My clarinet is in hock," the
letter said, "my bank statement reads nil, and
the residents of Boise have no interest in
encyclopedias."
Puis j'eus vingt ans, et peu de semaines après -;e reçus
d'oncle
Victor
une
longue
lettre
presque
incompréhensible, écrite au crayon au verso de
formulaires de commande de l'encyclopédie Hum- boldt.
D'après ce que j'y démêlai, les Moon Men avaient connu
des revers, et après une longue période de malchance
(engagements rompus, pneus crevés, un ivrogne qui avait
envoyé un coup de poing sur le nez du saxophoniste), les
membres du groupe avaient fini par se séparer. Depuis novembre, oncle Victor vivait à Boise, dans l'Idaho, où il avait
trouvé un travail temporaire comme vendeur
d'encyclopédies au porte à porte. Mais ça ne marchait pas,
et pour la première fois depuis toutes les années que je le
connaissais, je percevais un ton de défaite dans les paroles
de Victor. "Ma clarinette est au clou, disait la lettre, mon
compte en banque est à zéro, et les habitants de Boise ne
s'intéressent pas aux encyclopédies."
I wired money to my uncle, then followed it
with a telegram urging him to come to New
York. Victor answered a few days later to thank
me for the invitation. He would wrap up his
affairs by the end of the week, he said, and
then catch the next bus out. I calculated that
he would arrive on Tuesday, Wednesday at the
latest. But Wednesday came and went, and
Victor did not show up. I sent another
telegram, but there was no response. The possibilities for disaster seemed infinite to me. I
imagined all the things that can happen to a
man between Boise and New York, and
suddenly the American continent was
transformed into a vast danger zone, a perilous
nightmare of traps and mazes. I tried to track
down the owner of Victor's rooming house, got
nowhere with that, and then, as a last resort,
called the Boise police. I carefully explained my
problem to the sergeant at the other end, a
man named Neil Armstrong. The following day,
Je lui envoyai de l'argent, puis insistai par télégramme
pour qu'il vînt à New York. Victor répondit quelques jours
plus tard en me remerciant de l'invitation. Il aurait emballé
ses affaires à la fin de la semaine, écrivait-il, et partirait
alors avec le premier bus. Je calculai qu'il serait là le mardi,
au plus tard le mercredi. Mais le mercredi vint et passa, et
Victor n'arrivait pas. J'envoyai un autre télégramme, mais
il resta sans réponse. Les possibilités d'un désastre me
paraissaient infinies. J'imaginais tout ce qui peut arriver à
quelqu'un entre Boise et New York, et le continent
américain devenait soudain une vaste zone dangereuse
pleine de pièges et de labyrinthes, un cauchemar périlleux.
J'entrepris de trouver la trace du propriétaire de la maison
où Victor avait loué une chambre, n'arrivai à rien, et alors,
en dernier ressort, téléphonai à la police de Boise.
J'expliquai mon problème en détail au sergent qui était à
l'autre bout de la ligne, un nommé Neil Armstrong. Le
lendemain, le sergent Armstrong me rappelait pour me
15
Sergeant Armstrong called back with the news.
Uncle Victor had been found dead at his
lodgings on North Twelfth Street—slumped in
a chair with his overcoat on, a half-assembled
clarinet locked in the fingers of his right hand.
Two packed suitcases had been standing by the
door. The room was searched, but the
authorities had turned up nothing to suggest
foul play. According to the medical examiner's
preliminary report, heart attack was the
probable cause of death. "Tough luck, kid," the
sergeant added, "I'm really sorry."
donner la nouvelle. Oncle Victor avait été retrouvé mort
dans son logement de la Douzième rue nord - affalé dans
un fauteuil, vêtu de son pardessus, une clarinette à demi
assemblée serrée entre les doigts de sa main droite. Deux
valises pleines étaient posées près de la porte. On avait
fouillé la chambre, mais les autorités n'avaient rien
découvert qui pût suggérer une agression. D'après le
rapport préliminaire de l'examen médical, la cause
probable de la mort était une crise cardiaque. "Pas de
chance, fiston, ajouta le sergent, je suis vraiment désolé."
I flew out West the next morning to make the
arrangements. I identified Victor's body at the
morgue, paid off debts, signed papers and
forms, prepared to have the body shipped
home to Chicago. The Boise mortician was in
despair over the state of the corpse. After
languishing in the apartment for almost a
week, there wasn't much to be done with it. "If
I were you," he said to me, "I wouldn't expect
any miracles."
Je partis en avion vers l'Ouest le lendemain matin pour
prendre les dispositions nécessaires. J'identifiai le corps de
Victor à la morgue, payai des dettes, signai des papiers et
des formulaires, fis des démarches pour le retour du corps
à Chicago. L'entrepreneur des pompes funèbres de Boise
était désespéré par l'état du cadavre. Après presque une
semaine d'attente dans l'appartement, il n'y avait plus
grand-chose à en faire. "A votre place, me dit-il, je
n'attendrais pas de miracles.
I set up the funeral by telephone, contacted a
few of Victor's friends (Howie Dunn, the
broken-nosed saxophonist, a number of former
students), made a half-hearted attempt to
reach Dora (she couldn't be found), and then
accompanied the casket back to Chicago. Victor
was buried next to my mother, and the sky
pelted us with rain as we stood there watching
our friend disappear into the earth. Afterward,
we drove to the Dunns' house on the North
Side, where Mrs. Dunn had prepared a modest
spread of cold cuts and hot soup. I had been
weeping steadily for the past four hours, and in
the house I quickly downed five or six double
bourbons along with my food. It brightened my
spirits considerably, and after an hour or so I
began singing songs in a loud voice. Howie
accompanied me on the piano, and for a while
the gathering became quite raucous. Then I
threw up on the floor, and the spell was broken.
At six o'clock, I said my good-byes and lurched
out into the rain. I wandered blindly for two or
three hours, threw up again on a doorstep, and
then found a thin, gray-eyed prostitute named
Agnes standing under an umbrella on a neon-lit
street. I accompanied her to a room in the
Eldorado Hotel, gave her a brief lecture on the
poems of Sir Walter Raleigh, and then sang
lullabies to her as she took off her clothes and
spread her legs. She called me a lunatic, but
then I gave her a hundred dollars, and she
agreed to spend the night with me. I slept
badly, however, and at four a.m. I slipped out of
bed, climbed into my wet clothes, and took a
taxi to the airport. I was back in New York by
J'organisai les funérailles par téléphone, je prévins
quelques-uns des amis de Victor (Howie Dunn, le
saxophoniste au nez cassé, un certain nombre de ses
anciens élèves), tentai sans beaucoup de conviction
d'atteindre Dora (elle resta introuvable), puis accompagnai
le cercueil à Chicago. Victor fut enterré à côté de ma mère
et le ciel nous transperça de pluie tandis que nous
regardions notre ami disparaître dans la terre. Ensuite
nous nous rendîmes chez les Dunn. dans le North Side.
Mme Dunn avait préparé un modeste repas de viandes
froides et de soupe chaude. Il y avait quatre heures que je
pleurais sans arrêt, et dans la maison j'avalai bientôt cinq
ou six doubles bourbons tout en mangeant. Us eurent sur
mon moral un effet considérable, et après une heure ou
deux je me mis à chanter d'une voix forte. Howie
m'accompagnait au piano, et pendant un moment l'assemblée devint assez bruyante. Puis je vomis sur le sol, et le
charme fut rompu. A six heures, je faisais mes adieux et
m'élançais sous la pluie. Je me promenai à l'aveuglette
pendant deux ou trois heures, vomis encore sur un seuil,
puis trouvai une petite prostituée aux yeux gris debout
dans la rue sous un parapluie, à la lumière des néons. Je
l'accompagnai dans une chambre à l'hôtel Eldorado, lui fis
une brève causerie sur les poèmes de sir Walter Raleigh,
et lui chantai des berceuses pendant qu'elle ôtait ses
vêtements et écartait les jambes. Elle me rraita de cinglé,
mais je lui donnai cent dollars et elle accepta de passer la
nuit avec moi. Je dormis mal, néanmoins, et à quatre
heures du matin je me glissais hors du lit, enfilais mes
habits mouillés et prenais un taxi pour l'aéroport. A dix
16
ten o'clock.
heures étais revenu à New York.
In the end, the problem was not grief. Grief was
the first cause, perhaps, but it soon gave way to
something else—something more tangible,
more calculable in its effects, more violent in
the damage it produced. A whole chain of
forces had been set in motion, and at a certain
point I began to wobble, to fly in greater and
greater circles around myself, until at last I spun
out of orbit.
A long terme, mon problème n'a pas été le cha- —in. Le
chagrin se trouvait peut-être à l'origine, mais c a bientôt
cédé la place à quelque chose de différent - quelque chose
de plus tangible, de plus mesurable dans ses effets, de plus
violent dans les dégâts _ _i en sont résultés. Toute une
chaîne de forces -"ait été mise en mouvement, et à un
certain moment je me suis mis à vaciller, à voler autour de
moi- mème en cercles de plus en plus larges, jusqu'à me
trouver enfin chassé hors de l'orbite.
When he was nearly thirteen, my brother Jem
got his arm badly broken at the elbow. When
it healed, and Jem's fears of never-being-ableto-play football were assuaged, he was
seldom self-conscious about his injury. His left
arm was somewhat shorter than his right;
when he stood or walked, the back of his
hand was at right angles to his body, his
thumb parallel to his thigh.He couldn't have
cared less, so long as he could pass and punt.
When enough years had gone by, to enable us
to look back on them, we sometimes
discussed the events leading to his accident. I
maitained that the Ewells started it all but
Jem, who was four years my senior, said it
satrted long before that. He said it began the
summer Dill came to us, when Dill first gave
us the idea of making Boo Radley come out.
I said if he wanted to take a broad view of the
thing, it really began with Andrew Jackson. If
General Jackson had not run the Creeks up
the creek, SImon Finch would never have
paddled up the Alabama, and where would
we be if he hadn't ? We were far too old to
settle an argument with a fist-fight, so we
consulted Atticus. Our father said we were
both right.
Being Southerners, it was a source of shame
to some members of the family that we had
no recorded ancestors on either side of the
Battle of Hastings. All we had was Simon
Finch, a fur-trapping apothicary from Cornwall
whose pity was exceeded only by his
stinginess. In England, Simon was irritated by
the persecution of those who called
themselves Methodists at the hands of their
more liberal brethren, and as Simon called
himself a methodist, he worked his way across
the Atlantic to Philadelphia, thence to
Corpus Allache
Mon frère Jem allait sur ses treize ans quand il se fit
une vilaine fracture au coude, mais, aussitôt sa
blessure cicatrisée et apaisées ses craintes de ne
jamais pouvoir jouer au football, il ne s'en préoccupa
plus guère. Son bras gauche en resta un peu plus
court que le droit ; quand il se tenait debout ou qu'il
marchait, le dos de sa main formait un angle droit
avec son corps, le pouce parallèle à la cuisse.
Cependant, il s'en moquait, du moment qu'il pouvait
faire une passe et renvoyer un ballon.
Bien des années plus tard, il nous arriva de discuter
des événements qui avaient conduit à cet accident. Je
maintenais que les Ewell en étaient entièrement
responsables, mais Jem, de quatre ans mon aîné,
prétendait que tout avait commencé avant, lété ouù
Dill se joignit à nous et nous mit en tête l'idée de faire
sortir Boo Radley.
A quoi je répondais que s'il tenait à remonter aux
origines de l'événement, tout avait vraiment
commencé avec le général Andrew Jackson. Si celui-ci
n'avait pas croqué les Creeks dans leurs criques,
Simon Finch n'aurait jamais remonté l'Alabama et,
dans ce cas, où serions-nous donc? Beaucoup trop
grands pour régler ce différend à coup de poing, nous
consultions Atticus, et notre père disait que nous
avions tous les deux raison.
En bons sudistes, certains de notre famille déploraient
de ne compter d'ancêtre officiel dans aucun des deux
camps de la bataille d'Hastings. Nous devions nous
rabattre sur Simon Finch, apothicaire de Cornouailles,
trappeur à ses heures, dont la piété n'avait d'égale
que l'avarice. Irrité par les persécutions qu'en
Angleterre leurs frères plus libéraux faisaient subir à
ceux qui se nommaient "méthodistes", dont lui-même
se réclamait, Simon traverse l'Atlantique en direction
de Philadelphie, pour continuer ensuite sur la
Jamaïque puis remonter vers Mobile et, de là, jusqu'à
17
Jamaica, thence to Mobile, and up the Saint
Stephens. Mindful of John Wesley's strictures
on the use of many words in buying and
selling, Simon made a pile practising
medicine, but in this pursuit he was unhappy
lest he be tempted into doing what he knew
was not for the glory of God, as the putting on
of gold and costly apparel. So Simon, having
forgotten his teacher's dictum on the
possession of human chattels, bought three
slaves and with their aid established a
homestead on the banks of the Alabama River
some forty miles above St Stephens. He
returned to St Stephens only once, to find a
wife and with her a line that run high to
daughters. Simon lived to an impressive age
and died rich.
It was customary for the men in the family to
remain on Simon's homestead, Finch's
Landing, and make their living from cotton.
The place was self-sufficient: modest in
comparison with the empires around it, the
Landing nevertheless produced everything
required to sustain life except ice, wheat flour,
and articles of clothing, supplied by riverboats from Mobile.
Simon would have regarded with impotent
fury the disturbance between the North and
the South, as it left his descendance stripped
of everything but their land, yet the tradition
of living on the land remained unbroken until
well into the twentiech century, when my
father, Atticus finch, went to Montgomery to
read law, and his younger borther went to
Boston to study Medicine. Their sister,
Alexandra, was the finch who remained at the
Landing : she married a taciturn man who
spent most of his time lying in a hammock by
the river wondering if his trot-lines were full.
When my father was admitted to the bar, he
returned to Maycomb and began his practice.
Maycomb, some twenty miles east of Finch's
Landing, was the county seat of Maycomb
County. Atticus's office in the courthouse
contained little more than a hat rack, a
spittoon, a checkerboard and an unsullied
Code of Alabama. His forst two clients were
the last two persons hanged in the Maycomb
County jail. Atticus had urged them to accept
state's generosity in allowing them to plead
Guilty to secdon-degree murder and escape
with their lives, but they were Haverfords, in
St Stephens. Respectueux des critiques de John
Wesley contre le flot de paroles suscitées par le
commerce, il fit fortune en tant que médecin,
finissant, néanmoins, par céder à la tentation de ne
plus travailler pour la gloire de Dieu mais pour
l'accumulation d'or et de coûteux équipages. Ayant
aussi oublié les préceptes de son maître sur la
possession de biens humains, il acheta trois esclaves
et, avec leur aide, créa une propriété sur les rives de
l'Alabama, à quelque soixante kilomètres en amont de
St Stephens. Il ne remit les pieds qu'une fois dans
cette ville, pour y trouver une femme, avec laquelle il
fonda une lignée où le nombres des filles prédominait
nettement. Il atteignit un âge canonique et mourut
riche.
De père en fils, les hommes de la famille habitèrent la
propriété, Finch's landing, et vécurent de la culture du
coton. De dimensions modestes comparées aux petits
empires qui l'entouraient, la plantation se suffisait
pourtant à elle-même en produisant tous les
ingrédients nécessaires à une vie autonome, à
l'exception de la glace, de la farine de blé et des
coupons de tissus, apportés par des péniche
remontant de Mobile.
Simon eût considéré avec une fureur impuissante les
troubles entre le Nord et le Sud qui dépouillèrent ses
descendants de tous leurs biens à l'exception des
terres. Néanmoins ils continuèrent à vivre de la terre
jusqu'au vingtième siècle, époque où mon père,
Atticus Finch, se rendit à Montgomery pour y faire son
droit, et son jeune frère à Boston pour y étudier la
médecine. Leur sœur, Alexandra, fut la seule Finch à
rester dans la plantation : elle épousa un homme
taciturne qui passait le plus clair de son temps dans
un hamac au bord de la rivière, à guetter les touches
de ses lignes.
Lorsque mon père fut reçu au barreau, il installa son
cabinet à Maycomb, chef-lieu du comté du même
nom, à environ trente kilomètres à l'Est de Finch's
landing. Il occupait un bureau tellement petit, à
l'intérieur du tribunal, qu'il put à peine y loger un
porte-chapeaux, un échiquier et un code de l'Alabama
flambant neuf. Ses deux premiers clients furent les
deux derniers condamnés à la pendaison de la prison
du comté. Atticus leur avait conseillé de faire appel à
l'indulgence du jury en plaidant coupables de meurtre
au second degré et de sauver ainsi leur tête, mais
c'étaient des Haverford, autant dire des crétins aux
18
Maycomb County a name synonymous with
jackass.
The Haverfords had dipatched
Maycomb's leading blacksmith in a
misunderstanding arising from the alleged
wrongful detention of mare, were imprudent
enough to do it in the presence of three
witnesses, and insisted that the-son-of-a-bichhad-itcoming-to-him was a goof enough
defense dor anybody. They persisted in
pleading Not Guilty to first-degree murder, so
there was nothing much Atticus could do for
his clients except be present at their
departure, an occasion that was probably the
beginnning of my father's profund distaste for
the practice of criminal law.
During his first five years in Maycomb, Atticus
practiced economy more than anything ; for
several years thereafter he invested his
earnings in his brother's education. John Hale
Finch was ten years younger than my father,
and chose to study medecine at a time when
cotton was not worth growing; but after
getting Uncle Jack started, Atticus derived a
reasonable income fro the law. He liked
Maycomb, he was Maycomb County born and
bred; he knew his people, they knew him, and
because of Simon Finch's industry, Atticus was
related by blood or marriage to nearly every
family in the town.
Maycomb was an old town, but it was a tired
old town when I knew it. In rainy weather the
streets turned to red slop; grass grew on the
sidewalks, the courthouse sagged in the
square. Somehow, it was hotter then: a black
dog suffered on a summer's day ; bony mules
hitched to Hoover carts flicked flies in the
sweltering shade of the live oaks on the
square. Men's stiff collars wilted by nine in
the morning. Ladies bathed before noon, after
their three-o'clock naps, and by nightfall were
like soft teacakes with frostings sweat and
sweet talcum.
People moved slowly then. They ambled
across the square, shuffled in and out of the
stores around it, took their time about
everything. A day was twenty-four hours long
but seemed longer. There was no hurry, for
there was nowhere to go, nothing to buy and
no money to buy it with, nothing to see
outside the boundaries of Maycomb County.
But it was a time of vague optimism for some
yeux de tout habitant du comté. A cause d'un
malentendu provoqué pas la détention illégale d'un
jument, ils avaient commis l'imprudence de tuer le
meilleur maréchal-ferrant de la ville devant trois
témoins, et il crurent pouvoir se défendre en
affirmant que "ce salaud ne l'avait pas volé". Ils
persistèrent à plaider non coupables d'un meurtre au
premier degré, aussi Atticus ne put-il faire grand
chose pour eux, si ce n'est d'assister à leur exécution,
événement qui fut sans doute à l'origine de la
profonde aversion de mon père envers le droit pénal.
Durant ses cinq premières années à Maycomb, il ne fit
guère de dépenses; ensuite, pendant plusieurs
années, il consacra ses revenus aux études de son
frère. John Hale Finch avait dix ans de moins que lui et
opta pour la médecine en un temps où le coton ne
rapportait plus assez pour valoir la peine d'être
cultivé; mais, après avoir placé oncle Jack sur les rails,
Atticus tira des revenus raisonnables de la pratique
dru droit. Il se plaisait à Maycomb, chef-lieu du comté
qui l'avait vu naître et grandir; il en connaissait les
habitants qui le connaissaient eux aussi et devait à
Simon Finch de se retrouver lié, par le sang ou par
mariage, avec à peu près toutes les familles de la ville.
Quand je vins au monde, Maycomb était déjà une
vieille ville sur le déclin. Par temps de pluie, ses rues
prenaient l'aspect de bourbier rouge; l'herbe poussait
sur les trottoirs, le palais de justice penchait vers la
place. Curieusement, il faisait plus chaud à l'époque :
les chiens supportaient mal les journées d'été; les
mules efflanquées, attelées à leurs carrioles,
chassaient les mouches à grand coup de queue à
l'ombre étouffante des chênes verts sur la place. Les
cols durs des hommes se ramollissaient dès neuf
heures du matin. Les dames étaient trempées de
sueur dès midi, après leur sieste de trois heures et, à
la nuit tombante, ressemblaient à des gâteaux pour le
thé, glacés de poudre et de transpiration.
Les gens se déplaçaient lentement alors. Ils
traversaient la place d'un pas pesant, traînaient dans
les magasins et devant les vitrines, prenaient leur
temps pour tout. La journée semblait durer plus de
vingt-quatre heures. On ne se pressait pas, car on
n'avait nulle part où aller, rien à acheter et pas
d'argent à dépenser, rien à voir au-delà des limites du
comté de Maycomb. Pourtant, c'était une période de
vague optimisme pour certains : le comté venait
19
of the people : Maycomb County had recently
been told that it had nothing to fear but fear
itself.
We lived on the main residential street in
town-- Atticus , Jem and I, plus Calpurnia our
cook. Jem and I found our father satisfactory :
he played with us, read to us, and treated us
with courteous detachment.
Calpurnia was something else again. She was
all angles and bones ; she was nearsighted;she
squinted ; her hand was wide as a bed slat
and twice as hard. She was always ordering
me out of the kitchen, asking me why I could
not behave as well as Jem when she knew he
was older, and calling me home when I was
not ready to come. Our battles were epic and
one-sided. Calpurnia always won, mainly
because Atticus always took her side. She had
been with us ever since Jem was born, and I
had felt her tyrannical presence as long as I
could remember.
Our mother died when I was two, so I never
felt her absence, she was a Graham from
Montgomery; Atticus met her when he was
first elected to the state legislature. He was
middle-aged then, she was fifteen year his
junior. Jem was the product of their first year
of marriage; for years later I was born, and
two years later our mother died from a
sudden heart attack. They said it ran in her
family. I did not miss her, but I think Jem did.
He remembered her clearly, and sometimes in
the middle of a game he would sigh at length,
then go off and play by himself behind the
car-house. When he as like that, I knew better
than to bother him.
When I was almost six and Jem was nearly
ten, our summertime boundaries (within
calling distance of Calpurnia) were Mrs. Henry
Lafayette Dubose’s house, two doors to the
north of us, and the Radley Place three doors
to the south. We were never tempted to
break them. The Radley Place was inhabited
by an unknown entity the mere description of
whom was enough to make us behave for
days on end; Mrs. Dubose was plain hell.
d'apprendre qu'il n'avait à avoir peur que de la peur
elle-même.
Nous habitions la rue principale, Atticus, Jem et moi,
ainsi que Calpurnia, notre cuisinière. Jem et moi, nous
étions très satisfaits de notre père : il jouait avec nous,
nous faisait la lecture, et nous traitait avec un
détachement courtois.
Calpurnia, c'était une autre histoire : tout en angles et
en os, elle était myope et louchait, elle avait les mains
larges comme des battoirs et deux fois plus dures. Elle
passait son temps à me chasser de la cuisine, à me
demander pourquoi j'étais incapable de me conduire
aussi bien que Jem, alors qu'elle savait pertinemment
qu'il était plus grand que moi, à m'appeler pour
rentrer à la maison quand je n'y étais pas disposée.
Nos algarades épiques s'achevaient toujours de la
même manière : elle gagnait, essentiellement parce
qu'Atticus prenait toujours sa défense. Elle travaillait
chez nous depuis la naissance de Jem et, aussi loin
que je pouvais remonter dans mes souvenirs, j'avais
senti peser sur moi sa présence tyrannique.
J'avais deux ans à la mort de notre mère, aussi ne me
manquait-elle pas. C'était une Graham, de
Montgomery ; Atticus l'avait rencontré lorsqu'il avait
été élu pour la première fois à la Chambre des
représentants de l'État. Proche de la cinquantaine, il
était son ainé de quinze ans. Jem fut le fruit de leur
première année de mariage. Je naquis quatre ans plus
tard, notre mère mourut d'une crise cardiaque deux
ans après ma naissance. Il parait que c'était fréquent
dans sa famille. Elle ne me manqua pas, mais à Jem si,
je crois. Il se souvenait bien d'elle et parfois, en plein
jeu, il poussait un soupir et s'en allait jouer tout seul
derrière le garage. Dans ces moments-là, je préférais
ne pas l'ennuyer.
Quand j'avais presque six ans et lui pas loin de dix,
nos quartiers d'été (à portée de voix de Calpurnia)
étaient bornés par la maison de Mrs Henry Lafayette
Dubose, deux numéros au nord de la nôtre, et par
celle des Radley, trois numéros au sud. Nous ne
fûmes jamais tentés de dépasser cette frontière. Chez
les Radley habitait un être non identifié, dont la
seule description suffisait à nous tenir tranquilles ,
quant à la maison de Mrs Dubose, c'était tout
simplement la porte de l'enfer.
That was the summer Dill came to us.
Ce fut l'été ou Dill se joignit à nous.
20
Early one morning as we were beginning our
day’s play in the back yard, Jem and I heard
something next door in Miss Rachel
Haverford’s collard patch. We wentto the
wire fence to see if there was a puppy— Miss
Rachel’s rat terrier was expecting— instead
we found someone sitting looking at us.
Sitting down, he wasn’t much higher than the
collards. We stared at him until he spoke:
“Hey.”
“Hey yourself,” said Jem pleasantly.
Tôt un matin, alors que nous nous apprêtions a jouer
dans le jardin, Jem et moi entendîmes un bruit dans le
potager de Miss Rachel Haverford,| notre voisine.
Nous courûmes regarder à travers le grillage si sa
chienne avait eu ses petits, et nous nous retrouvâmes
devant un Inconnu qui nous regardait, assis par terre,
pas plus haut que les choux sur pied qui l'entouraient.
Comme nous le dévisagions, il finit par parler:
- Salut.
- Salut, répondit Jem aimablement.
“I’m Charles Baker Harris,” he said. “I can
read.”
- Je m'appelle Charles Baker Harris. Je sais lire.
“So what?” I said.
- Et alors ? dis-je.
“I just thought you’d like to know I can read.
You got anything needs readin‘ I can do it…”
- Je pensais que vous aimerez le savoir. Si vous avez
besoin que je vous lise quelque chose...
“How old are you,” asked Jem, “four-and-ahalf?”
- Quel âge as-tu ? coupa Jem. Quatre ans et demi ?
“Goin‘ on seven.”
“Shoot no wonder, then,” said Jem, jerking his
thumb at me. “Scout yonder’s been readin‘
ever since she was born, and she ain’t even
started to school yet. You look right puny for
goin’ on seven.”
“I’m little but I’m old,” he said.
- Presque sept ans.
- Alors y a rien d'extraordinaire à ça, reprit Jem en me
désignant du pouce. Scout sait lire depuis qu'elle est
née et elle va pas encore à l'école. Tu fais drôlement
petit pour quelqu'un qui va sur ses sept ans.
- Peut-être, mais je suis un grand.
Jem brushed his hair back to get a better look.
“Why don’t you come over, Charles Baker
Harris?” he said. “Lord, what a name.”
“ 's not any funnier’n yours. Aunt Rachel says
your name’s Jeremy Atticus Finch.”
Jem chassa ses cheveux de son front pour mieux le
voir.
- Bon, ben, viens, Charles Baker Harris! Quel nom,
mon Dieu!
- Et le tien alors ? Tante Rachel dit que tu t'appelles
Jeremy Atticus Finch.
Jem scowled. “I’m big enough to fit mine,” he
- Je suis assez grand pour ça, dit Jem en se
21
said. “Your name’s longer’n you are. Bet it’s a
foot longer.”
“Folks call me Dill,” said Dill, struggling under
the fence.
“Do better if you go over it instead of under
it,” I said. “Where’d you come from?”
Dill was from Meridian, Mississippi, was
spending the summer with his aunt, Miss
Rachel, and would be spending every summer
in Maycomb from now on. His family was
from Maycomb County originally, his mother
worked for a photographer in Meridian, had
entered his picture in a Beautiful Child
contest and won five dollars. She gave the
money to Dill, who went to the picture show
twenty times on it.
“Don’t have any picture shows here, except
Jesus ones in the courthouse sometimes,”
said Jem. “Ever see anything good?” Dill had
seen Dracula, a revelation that moved Jem to
eye him with the beginning of respect.
“Tell it to us,” he said.
Dill was a curiosity. He wore blue linen shorts
that buttoned to his shirt, his hair was snow
white and stuck to his head like duckfluff; he
was a year my senior butI towered over him.
As he told us the old tale his blue eyes would
lighten and darken; his laugh was sudden and
happy; he habitually pulled at a cowlick in the
center of his forehead.
renfrognant. Tandis que ton nom est bien plus grand
que toi.
- On m'appelle Dill, déclara Dill en tentant de ramper
sous le grillage.
- Essaie plutôt de passer par-dessus, dis-je. D'où
viens-tu?
Il venait de Mendlan, dans le Mississippi et passerait
désormais tous ses étés chez sa tante, Miss Rachel. Sa
famille était originaire du comté de Maycomb , sa
mère, qui travaillait chez un photographe, avait
envoyé son portrait à un concours de beauté pour
enfants et gagne cinq dollars qu'elle lui avait donnés.
Avec cet argent, il avait pu aller une vingtaine de fois
au cinéma.
- Y a pas de salle ici, dit Jem. Quelquefois on nous
projette des vies de Jesus au palais de justice. Tu as vu
de bons films ? Dill mentionna Dracula, révélation qui
inspira un début de respect à mon frère.
- Raconte ! demanda-t-il.
Dill était un curieux bonhomme aux cheveux blonds
presque blancs moussant sur sa tête comme du duvet
de canard. Il portait un short de lin bleu boutonné à
sa chemise et, bien que plus Jeune que lui d'un an, je
le dépassais en taille. Pendant qu'il nous racontait son
histoire, ses yeux bleus s'eclairèrent puis
s'assombrissaient tour à tour, il partait de brusques
éclats de rire joyeux et tirait de temps en temps sur
un épi qu'il avait au milieu du front.
Quand il eut réduit Dracula en poussière, Jem en
conclut que le film paraissait meilleur que le livre.
When Dill reduced Dracula to dust, and Jem
said the show sounded better than the book, I
asked Dill where his father was.
Quant à moi, je lui demandai où se trouvait son père:
“You ain’t said anything about him.”
- J'en ai pas.
“I haven’t got one.”
- Il est mort ?
- Tu n'as pas encore parle de lui.
22
“Is he dead?”
- Non.
“No…”
Dans ce cas, tu en as bien un, non ?
“Then if he’s not dead you’ve got one, haven’t
you?”
Dill blushed and Jem told me to hush, a sure
sign that Dill had been studied and found
acceptable. Thereafter the summer passed in
routine contentment. Routine contentment
was: improving our treehouse that rested
between giant twin chinaberry trees in the
back yard, fussing, running through our list of
dramas based on the works of Oliver Optic,
Victor Appleton, and Edgar Rice Burroughs. In
this matter we were lucky to have Dill. He
played the character parts formerly thrust
upon me— the ape in Tarzan, Mr. Crabtree in
The Rover Boys, Mr. Damon in Tom Swift.
Thus we came to know Dill as a pocket
Merlin, whose head teemed with eccentric
plans, strange longings, and quaint fancies.
But by the end of August our repertoire was
vapid from countless reproductions, and it
was then that Dill gave us the idea of making
Boo Radley come out.
The Radley Place fascinated Dill. In spite of
our warnings and explanations it drew him as
the moon draws water, but drew him no
nearer than the light-pole on the corner, a
safe distance from the Radley gate. There he
would stand, his arm around the fat pole,
staring and wondering.
The Radley Place jutted into a sharp curve
beyond our house. Walking south, one faced
its porch; the sidewalk turned and ran beside
the lot. The house was low, was once white
with a deep front porch and green shutters,
but had long ago darkened to the color of the
slate-gray yard around it. Rain-rotted shingles
drooped over the eaves of the veranda; oak
trees kept the sun away. The remains of a
picket drunkenly guarded the front yard— a
“swept” yard that was never swept— where
Dill rougit et Jem m'intima de me taire, signe certain
que notre nouveau voisin venait de réussir son
examen de passage. L'été se déroula dans une
paisible routine : nous aménagions notre cabane
installée entre les branches de deux immenses
margousiers dans le jardin, nous faisions les fous,
nous nous amusions à des jeux inspiréq de récits lus
chez Oliver Optic, Victor Appleton et Edgar Rice
Burroughs. En l'occurrence, Dill nous fut d'un grand
secours. Il jouait les rôles qui m'étaient auparavant
dévolus, le singe dans Tarzan, Mr Crabtree dans The
Rover Boys, Mr Damon dans Tom Swift. Nous finîmes
par le considérer comme une sorte de Merlln de
poche, à l'imagination fourmillant de projets
excentriques, d'aspirations bizarres et d'inventions
délirantes.
Pourtant, à la fin d'août, notre répertoire commençait
à s'épuiser , c'est alors que Dill nous donna l'idée de
faire sortir Boo Radley.
La maison des Radley le fascinait. Malgré nos
avertissements et nos explications, il se laissait attirer
comme un papillon par la lumière, mais il se tenait à
distance respectueuse, n'allant pas au-delà du
réverbère du coin. L'entourant de ses bras, il restait
là, plongé dans un abîme de réflexion.
Le bâtiment formait un angle qui se prolongeait
jusque derrière notre jardin. En prenant vers le sud,
on faisait face à sa véranda, puis le trottoir tournait et
longeait le terrain. C'était une maison basse, qui avait
été blanche, avec une véranda impressionnante et
des volets verts, mais elle avait depuis longtemps pris
la couleur gris ardoise de la cour qui l'entourait. Les
bardeaux du toit, que la pluie avait fait pourrir,
s'affaissaient sur la véranda, l'ombre des chênes
empêchait le soleil de passer. Les restes de piquets
branlants gardaient la cour avant, celle qui devait être
balayée, mais ne l'était jamais, et était désormais
23
johnson grass and rabbit-tobacco grew in
abundance.
Inside the house lived a malevolent phantom.
People said he existed, but Jem and I had
never seen him. People said he went out at
night when the moon was down, and peeped
in windows. When people’s azaleas froze in a
cold snap, it was because he had breathed on
them. Any stealthy small crimes committed in
Maycomb were his work. Once the town was
terrorized by a series of morbid nocturnal
events: people’s chickens and household pets
were found mutilated; although the culprit
was Crazy Addie, who eventually drowned
himself in Barker’s Eddy, people still looked at
the Radley Place, unwilling to discard their
initial suspicions. A Negro would not pass the
Radley Place at night, he would cut across to
the sidewalk opposite and whistle as he
walked. The Maycomb school grounds
adjoined the back of the Radley lot; from the
Radley chickenyard tallpecan trees shook
their fruit into the schoolyard, but the nuts
lay untouched by the children: Radley pecans
would kill you. A baseball hit into the Radley
yard was a lost ball and no questions asked.
The misery of that house began many years
before Jem and I were born. The Radleys,
welcome anywhere in town, kept to
themselves, a predilection unforgivable in
Maycomb. They did not go to church,
Maycomb’s
principal
recreation,
but
worshiped at home; Mrs. Radley seldom if
ever crossed the street for a mid-morning
coffee break with her neighbors, and certainly
never joined a missionary circle. Mr. Radley
walked to town at eleven-thirty every
morning and came back promptly at twelve,
sometimes carrying a brown paper bag that
the neighborhood assumed contained the
family groceries. I never knew how old Mr.
Radley made his living— Jem said he “bought
cotton,” a polite term for doing nothing—but
Mr. Radley and his wife had lived there with
envahie par des graminées et des gnaphales.
A l'intérieur vivait un spectre malveillant. Les gens
prétendaient qu'il existait, mais Jem et moi ne l'avions
jamais vu. Les gens racontaient qu'il sortait par les
nuits sans lune et jetait un coup d'oeil par les
fenêtres. Si les azalées fanaient, c'était qu'il avait
soufflé dessus ; il était l'auteur de tous les petits délits
commis à
Maycomb. À une époque, la ville fut
terrassée par une série de sinistres incidents
nocturnes : on retrouvait mutilés poulets et autres
animaux domestiques, bien que ce fût Crazy Addie le
coupable et qu'il ait fini par se noyer dans le
tourbillon des Barker, refusant de revenir sur leurs
soupçons, les gens continuaient à jeter des regards
entendus à la maison des Radley. La nuit, les Noirs ne
passaient pas devant cette maison, ils préféraient
changer de trottoir en sifflotant. La cour de l'école de
Maycomb était contigue à l'arrière du terrain des
Radley , les grands pacaniers qui poussaient dans leur
basse-cour laissaient tomber leurs noix dans la cour
de l'école, mais les enfants ne les ramassaient pas :
les noix de pécan des Radley risquaient de vous tuer.
Toute balle égarée dans l'enceinte maudite était
perdue à jamais et personne ne la réclamait.
La mauvaise réputation de cette maison était très
antérieure à la naissance de Jem. Tout le monde eût
volontiers reçu les Radley, mais ils ne sortaient
jamais, manière de vivre impardonnable dans une
petite ville; ils n'allaient même pas à l'église,
principale distraction de Maycomb, mais pratiquaient
leur religion chez eux. Mrs Radley ne traversait que
rarement la rue, voire jamais, pour prendre le café
chez ses voisines et n'avait certainement jamais
participé à aucun de leurs mouvements de charité.
Mr Radley sortait tous les matins à onze heures et
demie pour rentrer promptement à midi, portant
parfois un paquet brun, qui, selon les voisins,
contenait les provisions de la famille. Je n'ai jamais su
comment le vieux Mr Radley gagnait sa vie ; selon
Jem, il " se tournait les pouces ", pourtant sa femme
et lui vivaient là depuis toujours avec leurs deux fils.
24
their two sons as long as anybody could
remember.
The shutters and doors of the Radley house
were closed on Sundays, anotherthing alien
to Maycomb’s ways: closed doors meant
illness and cold weather only. Of all days
Sunday was the day for formal afternoon
visiting: ladies wore corsets, men wore coats,
children wore shoes. But to climb the Radley
front steps and call, “He-y,” of a Sunday
afternoon was something their neighbors
never did. The Radley house had no screen
doors. I once asked Atticus if it ever had any;
Atticus said yes, but before I was born.
According to neighborhood legend, when the
younger Radley boy was in his teens he
became acquainted with some of the
Cunninghams from Old Sarum, an enormous
and confusing tribe domiciled in the northern
part of the county, and they formed the
nearest thing to a gang ever seen in
Maycomb. They did little, but enough to be
discussed by the town and publicly warned
from three pulpits: they hung around the
barbershop; they rode the bus to Abbottsville
on Sundays and went to the picture show;
they attended dances at the county’s
riverside gambling hell, the Dew-Drop Inn &
Fishing Camp; they experimented with
stumphole whiskey. Nobody in Maycomb had
nerve enough to tell Mr. Radley that his boy
was in with the wrong crowd.
One night, in an excessive spurt of high
spirits, the boys backed around the square in
a borrowed flivver, resisted arrest by
Maycomb’s ancient beadle, Mr. Conner, and
locked him in the courthouse outhouse. The
town decided something had to be done; Mr.
Conner said he knew who each and every one
of them was, and he was bound and
determined they wouldn’t get away with it, so
Les portes et les volets de la maison restaient fermés
le dimanche, autre manifestation étrangère aux
habitudes de Maycomb: on ne fermait les portes
qu'en cas de maladie ou de grand froid. D'autant que
le dimanche était le jour des visites cérémonieuses ;
les dames mettaient un corset, les messieurs un
costume, les enfants des chaussures. Mais aucun
voisin n'eut jamais l'idée de monter les marches de la
véranda des Radley en leur criant " Salut "! Et puis, ils
n'avaient pas de portes grillagées contre les
moustiques. Pourtant, en réponse à une de mes
questions, Atticu me dit un jour qu'il y en avait une
autrefois, avant ma naissance.
À en croire les histoires qui se racontaient,
adolescent, le plus jeune de leurs fils fréquentait
certains des Cunningham d'Old Sarum, tribu du nord
du comté, si
gigantesque qu'on s'y perdait. Elle
formait ce qu'il y avait de plus proche d'un gang pour
Maycomb. lls ne faisaient pas grand-chose, mais assez
pour entretenir les potins de la ville : ils rôdaient
autour de la boutique du coiffeur ; prenaient le car
pour Abbottsville le dimanche, et allaient au cinéma ;
dansaient dans le tripot du comté, au bord de la
rivière, le Dew-Drop Inn & Fishing Camp ; se
gorgeaient de whisky trafiqué. Personne à Maycomb
n'eut le courage de dire à Mr Radley que son fils filait
un mauvais coton.
Une nuit, dans un accès d'exaltation, les garçons
firent le tour de la place en marche arrière dans une
guimbarde empruntée, s'opposèrent à Mr Conner,
l'antique huissier de Maycomb, et l'enfermèrent dans
les toilettes du palais de justice. La ville décida de
réagir. Mr Conner dit qu'il connaissait chacun d'entre
eux et qu'il était déterminé à ne pas les laisser s'en
tirer comme ça. Les garçons furent donc convoqués
devant le juge pour trouble à l'ordre public, voies de
fait, injures et blasphèmes en présence et à portée
25
the boys came before the probate judge on
charges of disorderly conduct, disturbing the
peace, assault and battery, and using abusive
and profane language in the presence and
hearing of a female. The judge asked Mr.
Conner why he included the last charge; Mr.
Conner said they cussed so loud he was sure
every lady in Maycomb heard them. The
judge decided to send the boys to the state
industrial school, where boys were
sometimes sent for no other reason than to
provide them with food and decent shelter: it
was no prison and it was no disgrace. Mr.
Radley thought it was. If the judge released
Arthur, Mr. Radley would see to it that Arthur
gave no further trouble. Knowing that Mr.
Radley’s word was his bond, the judge was
glad to do so.
d'oreille de personnes du sexe féminin. Le Juge
interrogea Mr Conner sur la raison de ce dernier chef
d'accusation ; celui- ci répondit qu'ils avaient juré si
fort qu'il était sûr que toutes les dames de Maycomb
les avaient entendus. Le juge décida d'envoyer les
garçons à l'école technique de l'Etat où il arrivait
qu'on envoie des garçons simple- ment pour leur
assurer le vivre et le couvert : ce n'était pas une
prison et ce n'était pas un déshonneur. Sauf pour Mr
Radley. Si le juge relâchait son fils, celui-cl s'engageait
à ce qu'Arthur ne provoque plus d'ennuis.
Connaissant la valeur de la parole de Mr Radley, le
juge fut ravi de lui donner satisfaction.
The other boys attended the industrial school
and received the best secondary education to
be had in the state; one of them eventually
worked his way through engineering school at
Auburn. The doors of the Radley house were
closed on weekdays as well as Sundays, and
Mr. Radley’s boy was not seen again for
fifteen years.
Les camarades d'Arthur partirent pour l'école où ils
reçurent la meilleure instruction secondaire possible
dans l'état ; l'un d'entre eux fut même admis, par la
suite, à poursuivre ses études d'ingénieur à Auburn.
Les portes des Radley étaient fermées le dimanche,
ainsi que tous les autres jours de la semaine, et plus
personne ne vit leur fils durant quinze ans.
But there came a day, barely within Jem’s
memory, when Boo Radley was heard from
and was seen by several people, but not by
Jem. He said Atticus never talked much about
the Radleys: when Jem would question him
Atticus’s only answer was for him to mind his
own business and let the Radleys mind theirs,
they had a right to; but when it happened
Jem said Atticus shook his head and said,
“Mm, mm, mm.”
So Jem received most of his information from
Miss Stephanie Crawford, a neighborhood
scold, who said she knew the whole thing.
According to Miss Stephanie, Boo was sitting
in the livingroom cutting some items from
The Maycomb Tribune to paste in his
scrapbook. His father entered the room. As
Un jour, pourtant, dont Jem gardait vaguement le
souvenir, Boo Radley fut entendu et même aperçu par
plusieurs personnes, mais pas par Jem. Selon lui,
Atticus n'aimait pas beaucoup parler des Radley ;
quand mon frère l'interrogeait à leur propos, il
s'entendait répondre que cela ne le regardait pas,
qu'ils avaient le droit de vivre comme ils le désiraient.
Toutefois, lorsque se produisit cette affaire, Jem vit
Atticus hocher la tête en marmonnant " Hem, hem,
hem ".
Il en apprit davantage par Miss Stephanie Crawford, la
commère du quartier, qui assurait tout savoir de
l'affaire. Selon ses dires, Boo était occupé, dans la
salle de séjour, à découper des articles de The
Maycomb Tribune qu'il collait dans un album quand
son père entra dans la pièce. Comme Mr Radley
26
Mr. Radley passed by, Boo drove the scissors
into his parent’s leg, pulled them out, wiped
them on his pants, and resumed his activities.
Mrs. Radley ran screaming into the street that
Arthur was killing them all, but when the
sheriff arrived he found Boo still sitting in the
livingroom, cutting up the Tribune. He was
thirty-three years old then.
Miss Stephanie said old Mr. Radley said no
Radley was going to any asylum, when it was
suggested that a season in Tuscaloosa might
be helpful to Boo. Boo wasn’t crazy, he was
high-strung at times. It was all right to shut
him up, Mr. Radley conceded, but insisted
that Boo not be charged with anything: he
was not a criminal. The sheriff hadn’t the
heart to put him in jail alongside Negroes, so
Boo was locked in the courthouse basement.
Boo’s transition from the basement to back
home was nebulous in Jem’s memory. Miss
Stephanie Crawford said some of the town
council told Mr. Radley that if he didn’t take
Boo back, Boo would die of mold from the
damp. Besides, Boo could not live forever on
the bounty of the county.
Nobody knew what form of intimidation Mr.
Radley employed to keep Boo out of sight,
but Jem figured that Mr. Radley kept him
chained to the bed most of the time. Atticus
said no, it wasn’t that sort of thing, that there
were other ways of making people into
ghosts. My memory came alive to see Mrs.
Radley occasionally open the front door, walk
to the edge of the porch, and pour water on
her cannas. But every day Jem and I would
see Mr. Radley walking to and from town. He
was a thin leathery man withcolorless eyes,
so colorless they did not reflect light. His
cheekbones were sharp and his mouth was
passait à côté de lui, Boo lut enfonça les ciseaux dans
une jambe, les en sortit pour les essuyer à son
pantalon et reprit son activité. Mrs Radley se précipita
dans la rue en hurlant qu'Arthur était en train de tous
les tuer mais, lorsque le sherif arriva, ce fut pour
trouver Boo assis à sa place, découpant The Tribune. Il
était alors âgé de trente- trois ans.
Miss Stephanie dit que le vieux Mr Radley s'était
opposé à ce qu'un membre de sa famille fût envoyé à
l'asile quand on lui souffla qu'un séjour à Tuscaloosa
ferait peut-être du bien a Boo. Celui-ci n'était pas fou,
seulement un peu nerveux par moments. Son père
accepta qu'on le mette en prison, mais sans la
moindre : il n'était pas un criminel. Le shérif n'eut pas
le coeur à le mettre en cellule avec des Noirs, aussi
fut-il enfermé dans la cave du palais de justice.
Jem se rappelait mal comment Boo était passé de la
cave à sa maison. Miss Stephanie Crawford dit que
certains conseillers municipaux avaient informé Mr
Radley que s'il ne reprenait pas Boo, celui-ci figurait
par mourir de moisissure dans l'humidité de la cave.
De plus, le comté ne pouvait pas l'entretenir
indéfiniment.
Personne ne savait par quel moyen Mr Radley
maintenait son fils loin des regards. Jem pensait qu'il
gardait Boo enchaîné à son lit. Atticus dit que ce
n'était pas cela et qu'il existait d'autres façons de
transformer quelqu'un en fantôme. Dans mes
premiers souvenirs, je vois Mrs Radley aller de temps
en temps au bord de sa véranda pour arroser ses
cannas. En revanche, Jem et moi voyions tous les
jours son mari aller en ville et en revenir. C'était un
petit homme sec aux yeux si délavés qu'ils étaient
dépourvus de tout reflet. Il avait des pommettes
pointues et une grande bouche avec une lèvre
supérieure mince et une lèvre inférieure bien pleine.
Miss Stephanie Crawford le disait tellement droit que
seule la parole de Dieu lui servait de loi, et nous la
27
wide, with a thin upper lip and a full lower lip.
Miss Stephanie Crawford said he was so
upright he took the word of God as his only
law, and we believed her, because Mr.
Radley’s posture was ramrod straight.
He never spoke to us. When he passed we
would look at the ground and say, “Good
morning, sir,” and he would cough in reply.
Mr. Radley’s elder son lived in Pensacola; he
came home at Christmas, and he was one of
the few persons we ever saw enter or leave
the place. From the day Mr. Radley took
Arthur home, people said the house died.
But there came a day when Atticus told us
he’d wear us out if we made any noise in the
yard and commissioned Calpurnia to serve in
his absence if she heard a sound out of us.
Mr. Radley was dying.
He took his time about it. Wooden sawhorses
blocked the road at each end of the Radley
lot, straw was put down on the sidewalk,
traffic was diverted to the back street. Dr.
Reynolds parked his car in front of our house
and walked to the Radley’s every time he
called. Jem and I crept around the yard for
days. At last the sawhorses were taken away,
and we stood watching from the front porch
when Mr. Radley made his final journey past
our house.
“There goes the meanest man ever God blew
breath into,” murmured Calpurnia, and she
spat meditatively into the yard.
We looked at her in surprise, for Calpurnia
rarely commented on the ways of white
people.
The neighborhood thought when Mr. Radley
went under Boo would come out,but it had
another think coming: Boo’s elder brother
returned from Pensacola and took Mr.
Radley’s place. The only difference between
him and his father was their ages. Jem said
croyions car il se tenait raide comme un piquet.
Il ne nous adressait jamais la parole. Quand il passait,
nous baissions les yeux en murmurant " Bonjour,
mon- sleur ", à quoi il répondait en toussotant. Son
fils aîné vivait à Pensacola et leur rendait visite a Noel
; c'était l'une des rares personnes que nous eussions
jamais vues entrer dans la propriété où en sortir. Les
gens disaient que la maison était morte le jour où Mr
Radley avait reprit Arthur chez lui.
Vint un jour où Atticus menaça de nous mettre à la
porte s'il nous entendait faire du bruit dans le jardin,
et il chargea Calpurnia de veiller, en son absence, à ce
que nous obéissions. Mr Radley était en train de
mourir.
Il prit son temps. Des chevalets de bois barraient la
rue à chaque extrémité de sa propriété, le trottoir fut
recouvert de paille, la circulation déviée. Le docteur
Reynolds garait sa voiture devant chez nous et
continuait à pied chaque fois qu'il se rendait à son
chevet. Des jours durant, Jem et moi jouâmes en
silence. Finalement, les chevalets furent ôtés et, de
la véranda, nous vîmes Mr Radley passer devant nous
pour son dernier voyage.
- C'était l'homme le plus méchant de la Création !
murmura Calpurma en crachant dans le jardin l'air
songeur.
Nous la regardâmes avec surprise car Calptmua ne
portait que très rarement un jugement sur les Blancs.
Les gens crurent que Boo allait reparaître maintenat
que son père était mort et enterré, mats il n'en fut
rien. Son frère rentra de Pensacola et prit la place de
Mr Radley. Leur âge était la seule différence entre ces
deux hommes. Jem disait que Mr Nathan Radley " se
tournait les pouces " lui aussi ; néanmoins, il nous
adressait la parole quand nous lui disions bonjour et
nous le voyions parfois revenir de la ville, un
28
Mr. Nathan Radley “bought cotton,” too. Mr.
Nathan would speak to us, however, when we
said good morning, and sometimes we saw
him coming from town with a magazine in his
hand.
The more we told Dill about the Radleys, the
more he wanted to know, the longer he
would stand hugging the light-pole on the
corner, the more he would wonder.“Wonder
what he does in there,” he would murmur.
“Looks like he’d just stick his head out the
door.” Jem said, “He goes out, all right, when
it’s pitch dark. Miss Stephanie Crawford said
she woke up in the middle of the night one
time and saw him looking straight through
the window at her… said his head was like a
skull lookin‘ at her. Ain’t you ever waked up
at night and heard him, Dill? He walks like
this-”
magazine à la main.
Plus nous parlions des Radley à Dill plus il désirait en
apprendre, plus il passait de temps à étreindre son
réverbère, plus il se posait de questions.
- Je me demande ce que Boo fait là-dedans,
murmurait-il. Il finira bien par montrer une tête.
Jem dit : - Il sort, tu sais, quand il fait complètement
noir. Miss Stephanie Crawford raconte qu'elle s'est
réveillée, une fois en pleine nuit, et qu'elle l'a surpris
à la regarder par la fenêtre... que sa figure
ressemblait à une tête de mort. Tu t'es jamais réveillé
en pleine nuit, Dill pour l'entendre marcher ? Il
marche comme ça...
Jem slid his feet through the gravel.
Jem fit glisser son pied sur le gravier.
“Why do you think Miss Rachel locks up so
tight at night? I’ve seen his tracks in our back
yard many a mornin’, and one night I heard
him scratching on the back screen, but he was
gone time Atticus got there.”
- Pourquoi tu crois, poursuivit-il, que Miss Rachel
s'enferme si soigneusement le soir ? J'ai même vu les
traces de ses pieds dans le jardin, un matin, et, une
nuit, Je l'ai entendu gratter au grillage à l'arrière du
jardin, mats il avait disparu quand Atticus est allé voir.
“Wonder what he looks like?” said Dill. Jem
gave a reasonable description of Boo: Boo
was about six-and-a-half feet tall, judging
from his tracks; he dined on raw squirrels and
any cats he could catch, that’s why his hands
were bloodstained—if you ate an animal raw,
you could never wash the blood off. There
was a long jagged scar that ran across his
face; what teeth he had were yellow and
rotten; his eyes popped, and he drooled most
of the time.
- Je me demande à quoi il ressemble, murmura Dill.
Jem fit une description plausible de Boo : il mesurait
près de deux mètres, à en Juger par ses empreintes ; il
mangeait des écureuils crus et tous les chats qu'il
pouvait attraper, ce qui expliquait que ses mains
soient tachées de sang - si on mangeait un animal cru,
on ne pouvait plus jamais en enlever le sang. Une
longue cicatrice lui barrait le visage ; pour toutes
dents, il ne lut restait que des chicots jaunes et
cassés. Les yeux lui sortaient des orbites et il bavait
presque tout le temps.
“Let’s try to make him come out,” said Dill.
“I’d like to see what he looks like.” Jem said if
Dill wanted to get himself killed, all he had to
do was go up and knock on the front door.
- Essayons de le faire sortir, lança Dill. Je voudrais
savoir à quoi il ressemble.
Jem dit que s'il tenait à se faire tuer il lui suffisait
29
Our first raid came to pass only because Dill
bet Jem The Gray Ghost against two Tom
Swifts that Jem wouldn’t get any farther than
the Radley gate. In all his life, Jem had never
declined a dare.
Jem thought about it for three days. I suppose
he loved honor more than his head, for Dill
wore him down easily.
“You’re scared,” Dill said, the first day. “Ain’t
scared, just respectful,” Jem said. The next
day Dill said, “You’re too scared even to put
your big toe in the front yard.” Jem said he
reckoned he wasn’t, he’d passed the Radley
Place every school day of his life.
“Always runnin‘,” I said.
But Dill got him the third day, when he told
Jem that folks in Meridian certainly weren’t as
afraid as the folks in Maycomb, that he’d
never seen such scary folks as the ones in
Maycomb.
This was enough to make Jem march to the
corner, where he stopped and leanedagainst
the light-pole, watching the gate hanging
crazily on its homemade hinge.
“I hope you’ve got it through your head that
he’ll kill us each and every one, Dill Harris,”
said Jem, when we joined him. “Don’t blame
me when he gouges your eyes out. You
started it, remember.”
“You’re still scared,” murmured Dill patiently.
Jem wanted Dill to know once and for all that
he wasn’t scared of anything:
“It’s just that I can’t think of a way to make
him come out without him gettin‘ us.”
Besides, Jem had his little sister to think of.
When he said that, I knew he was afraid. Jem
d'aller frapper à sa porte.
Notre premier raid se produisit parce que Dill paria Le
Fantôme gris contre deux Tom Swift que Jem
n'oserait jamais franchir la grille des Radley. Et Jem
relevait toujours les défis.
Il y réfléchit pendant trois jours. Je suppose qu'il
préférait l'honneur à la vie parce que Dill trouva vite
l'argument décisif.
Le premier Jour, il lui dit:
-Tu as peur.
- Non, je suis poli, répondit Jem.
Le deuxième jour, il lui dit :
- Tu as tellement peur que tu n'oseras même pas
poser un pieds dans leur jardin. Jem répondit que
c'était faux puisqu' il passait devant chez les Radley
tous les jours pour aller à l'école.
- Toujours en courant, précisai-je.
Le troisième jour, Dill l'emporta en affirmant que les
habitants dè Meridian étaient moins froussards que
ceux de Maycomb.
L'argument suffit à conduire Jem au coin de la rue, où
il s'arrêta pour s'appuyer au réverbère et regarder
cette grille qui pendait lamentablement hors de ses
gonds.
- J'espère que tu te rends bien compte qu'il va tous
nous tuer, Dill Harris ! déclara Jem quand nous le
rejoignîmes. Tu viendras pas te plaindre s'il t'arrache
les yeux. C'est toi qui as commencé, souviens-t'en.
- Tu as encore peur, soupira Dill résigné.
. Jem voulait lui faire comprendre une bonne fois
pour toutes qu'il n'avait peur de rien.
- C'est seulement que je ne sais pas comment le faire
sortir sans qu'il nous attrape. .
Et puis il devait songer à sa petite soeur.
En entendant cela, je compris qu'il avait peur. Il
fallait déjà qu'il pense à sa petite soeur le jour où je
30
had his little sister to think of the time I dared
him to jump off the top of the house: “If I got
killed, what’d become of you?” he asked.
Then he jumped, landed unhurt, and his
sense of responsibility left him until
confronted by the Radley Place.
l'avais mis au défi de sauter du toit de la maison :
“You gonna run out on a dare?” asked Dill. “If
you are, then-”
- Tu ne vas pas te dégonfler ? demanda Dill. Ou
alors... . .
“Dill, you have to think about these things,”
Jem said. “Lemme think a minute… it’s sort of
like making a turtle come out…”
- Qui parle de se dégonfler ? Laisse-moi réfléchir, une
seconde... on peut faire comme pour les tortues...
“How’s that?” asked Dill.
- En lui jetant une allumette sous les pieds.
“Strike a match under him.”
Je déclarai à Jem que s'il mettait le feu à la maison
des Radley, je le dénoncerais à Atticus.
I told Jem if he set fire to the Radley house I
was going to tell Atticus on him.
" Si je me tue, qu'adviendra-t-il de toi ? " avait-il
demandé. Pourtant, il avait sauté, sans se faire de
mal, et son sens des responsabilités l'avait quitté
jusqu'à ce qu'il lui fallût entrer chez les Radley.
- Comment ça ?
Dill said striking a match under a turtle was
hateful.
Dill ajouta qu'il était odieux de jeter des allumettes
sous les tortues.
“Ain’t hateful, just persuades him—‘s not like
you’d chunk him in the fire,” Jem growled.
- C'est pas pareil, maugréa Jem. C'est pas comme si
on les jetait dans les flammes.
“How do you know a match don’t hurt him?”
- Comment sais-tu qu'une allumette ne le brûlera?
“Turtles can’t feel, stupid,” said Jem.
- Les tortues ne sentent rien, imbécile !
“Were you ever a turtle, huh?”
- Tu as déjà été tortue, toi ?
“My stars, Dill! Now lemme think… reckon we
can rock him…”
- Enfin, Dill ! Laisse-moi réfléchir... on pourrait
l'assommer...
Jem stood in thought so long that Dill made a
mild concession:
Jem réfléchit si longtemps que Dill finit par faire une
concession :
“I won’t say you ran out on a dare an‘ I’ll swap
you The Gray Ghost if you just go up and
touch the house.” Jem brightened. “Touch
the house, that all?” Dill nodded.
- Je ne te traiterai pas de dégonflé et je t'échangerai
Le Fantôme gris si tu te contentes de t'approcher
assez de la maison pour la toucher.
“Sure that’s all, now? I don’t want you
hollerin‘ something different the minute I get
back.”
Jem se rasséréna :
- C'est tout ? Dill fit oui de la tête.
- Tu es sûr, hein ? Tu ne brailleras pas le contraire au
31
“Yeah, that’s all,” said Dill. “He’ll probably
come out after you when he sees you in the
yard, then Scout’n‘ me’ll jump on him and
hold him down till we can tell him we ain’t
gonna hurt him.”
We left the corner, crossed the side street
that ran in front of the Radley house, and
stopped at the gate.
moment où je reviendrai ?
- Oui, je suis sûr. Il va certainement sortir quand il te
verra dans le jardin, alors, Scout et moi, on lui sautera
dessus et on le maintiendra à terre avant de lui dire
qu'on ne lui veut pas de mal.
Abandonnant le réverbère, nous traversâmes la rue
latérale qui passait devant la maison des Radley et
nous arrêtâmes devant la grille.
“Well go on,” said Dill, “Scout and me’s right
behind you.”
- Vas-y, ordonna Dill. Scout et moi, on te suit.
“I’m going,” said Jem, “don’t hurry me.”
- J'y vais, inutile de me presser.
He walked to the corner of the lot, then back
again, studying the simple terrain as if
deciding how best to effect an entry,
frowning and scratching his head.
Il longea la clôture jusqu'au coin de la rue, revint,
examinant le terrain comme s'il cherchait le meilleur
moyen d'y pénétrer, tout en fronçant les sourcils et
en se grattant la tête.
Then I sneered at him. Jem threw open the
gate and sped to the side of the house,
slapped it with his palm and ran back past us,
not waiting to see if his foray was successful.
Dill and I followed on his heels. Safely on our
porch, panting and out of breath, we looked
back.
Je me moquai de lui Jem ouvrit la grille, se précipita
vers le côté de la maison, y appliqua sa paume et
repassa devant nous en courant, sans prendre le
temps de s'assurer du succès de son . Dill et moi sur
ses talons. Une fois en sécurité sur notre véranda, à
bout de souffle, nous nous retournâmes.
The old house was the same, droopy and sick,
but as we stared down the street we thought
we saw an inside shutter move. Flick. A tiny,
almost invisible movement, and the house
was still.
Dill left us early in September, to return to
Meridian. We saw him off on the five o’clock
bus and I was miserable without him until it
occurred to me that I would be starting to
school in a week. I never looked forward
more to anything in my life. Hours of
wintertime had found me in the treehouse,
looking over at the schoolyard, spying on
multitudes of children through a two-power
telescope Jem had given me, learning their
games, following Jem’s red jacket through
wriggling circles of blind man’s buff, secretly
sharing their misfortunes and minor victories.
La vieille maison était toujours la même, affaissée et
mal en point, mais il nous sembla distinguer un
mouvement furtif à . Trois fois rien. Un minuscule
frémissement, quasi imperceptible, et plus rien ne
bougea.
Dill repartit pour Meridian au début de septembre.
Nous l'accompagnâmes au car de cinq heures et son
absence me donna le cafard, jusqu'à ce que je me
souvienne que l'école commençait dans une semaine.
Je n'ai jamais rien attendu avec plus d'impatience de
toute ma vie J'avais passé des heures, l'hiver, dans
notre cabane dans les arbres à observer la cour de
récréation et à épier les nombreux enfants avec une
longue-vue que m'avait donnée Jem, pour apprendre
leurs Jeux, repérer la veste rouge de mon frère au
milieu des groupes remuants de colin-maillard
partager secrètement leurs malchances et leurs
32
I longed to join them.
petites victoires. J'avais hâte de me joindre a eux.
Jem condescended to take me to school the
first day, a job usually done by one’s parents,
but Atticus had said Jem would be delighted
to show me where my room was. I think some
money changed hands in this transaction, for
as we trotted around the corner past the
Radley Place I heard an unfamiliar jingle in
Jem's pockets. When we slowed to a walk at
the edge of the schoolyard, Jem was careful
to explain that during school hours I was not
to bother him, I was not to approach him with
requests to enact a chapter of Tarzan and the
Ant Men, to embarrass him with references
to his private life, or tag along behind him at
recess and noon. I was to stick with the first
grade and he would stick with the fifth. In
short, I was to leave him alone.
Jem condescendit à m'emmener le jour de la rentrée,
tâche habituellement dévolue aux parents, mais
Atticus avait affirmé que Jem serait ravi de me
montrer ma classe. Je pense que la transaction ne
s'était pas opérée gratuitement car, au moment où
nous prenions nos Jambes à notre cou pour tourner
au coin de chez les Radley, j’entendis un tintement
inhabituel dans les poches de Jem. Arrivés à la
hauteur de l'école, nous ralentîmes le pas et il
m'expliqua longuement que je ne devais pas
le
déranger pendant les heures de classe, nl venir lui
demander de jouer un chapitre de Tarzan et les
hommes- fourmis, ni l'embarrasser en faisant état de
sa vie privée ou en lui collant aux basques à la
récréation et à midi. Chacun de nous devait rester
avec sa classe, moi avec les premières années et lui
avec les cinquièmes. Bref, il fallait que je le laisse
tranquille.
“You mean we can’t play any more?” I asked.
“We’ll do like we always do at home,” he said,
“but you’ll see—school’s different.”
It certainly was. Before the first morning was
over, Miss Caroline Fisher, our teacher,
hauled me up to the front of the room and
patted the palm of my hand with a ruler, then
made me stand in the corner until noon.
Miss Caroline was no more than twenty-one.
She had bright auburn hair, pink cheeks, and
wore crimson fingernail polish. She also wore
high-heeled pumps and a red-and-whitestriped dress. She looked and smelled like a
peppermint drop. She boarded across the
street one door down from us in Miss Maudie
Atkinson’s upstairs front room, and when
Miss Maudie introduced us to her, Jem was in
a haze for days.
Miss Caroline printed her name on the
blackboard and said, “This says I am Miss
Caroline Fisher. I am from North Alabama,
- Alors on pourra plus jouer ensemble ? demandai-je.
A la maison, si, comme toujours, mais tu verras,
l'école, c'est pas pareil.
C'était bien vrai. Avant la fin de la première matinée,
notre institutrice Miss Carolinee Fisher, m'entraîna au
fond de la classe pour me donner des coups de règle
sur la paume des mains et me mettre au coin jusqu'à
midi.
Miss Caroline n'avait pas plus de vingt et un ans, de
beaux cheveux auburn, les joues roses et des ongles
vermillon. Elle portait aussi des chaussures à hauts
talons et une robe à rayures rouges et blanches. Elle
avait l'air et l'odeur d'une pastille de menthe. Elle
habitait de l'autre côté de la rue, à une maison de
chez nous, une chambre du premier étage chez Miss
Maudie Atkinson. Quand celle-ci nous avait présentés
à elle, Jem en était resté tout rêveur plusieurs jours
durant.
Miss Caroline écrivit son nom au tableau:
- Ceci veut dire que je m'appelle Caroline Fisher.
33
from Winston County.”
Je viens du nord de l'Alabama, du comté de Winston.
The class murmured apprehensively, should
she prove to harbor her share of the
peculiarities indigenous to that region. (When
Alabama seceded from the Union on January
11, 1861, Winston County seceded from
Alabama, and every child in Maycomb County
knew it.) North Alabama was full of Liquor
Interests, Big Mules, steel companies,
Republicans, professors, and other persons of
no background.
Un murmure d'appréhension parcourut la classe:
allait-elle nous infliger les singularités de sa région ?
(Quand l'Alabama fit sécession de l'Union, le11
Janvier 1861, le comté de Winston fit sécession de
l'Alabama, et tous les enfants du comté de Maycomb
le savaient.) Dans le nord de l'Alabama, il n'était
question que de distilleries, de lobbies industriels, de
professeurs et d'autres personnes sans passé.
Miss Caroline began the day by reading us a
story about cats. The cats had long
conversations with one another, they wore
cunning little clothes and lived in a warm
house beneath a kitchen stove. By the time
Mrs. Cat called the drugstore for an order of
chocolate malted mice the class was wriggling
like a bucketful of catawba worms. Miss
Caroline seemed unaware that the ragged,
denim-shirted and floursack-skirted first
grade, most of whom had chopped cotton
and fed hogs from the time they were able to
walk, were immune to imaginative literature.
Miss Caroline came to the end of the story
and said, “Oh, my, wasn’t that nice?”
Then she went to the blackboard and printed
the alphabet in enormous square capitals,
turned to the class and asked, “Does anybody
know what these are?” Everybody did; most
of the first grade had failed it last year.
I suppose she chose me because she knew my
name; as I read the alphabet a faint line
appeared between her eyebrows, and after
making me read most of My First Reader and
the stock-market quotations from The Mobile
Register aloud, she discovered that I was
literate and looked at me with more than
Miss Caroline commença par nous lire une histoire de
chats. Ceux-ci avaient de longues conversations les
uns avec les autres, portaient d'astucieux petits habits
et vivaient dans une maison bien chaude sous une
cuisinière. Le temps que Mme Chat appelle l'épicerie
pour y commander des souris enrobées de chocolat,
toute la classe se tortillait comme des chenilles dans
un seau de pêcheur. Miss Caroline ne semblait pas se
rendre compte que les premières années, nippées de
chemises en jean ou de jupes de grosse toile, dont la
plupart égrenaient
le coton et nourissaient les
cochons depuis leur plus jeune âge, étaient
imperméables à la fiction littéraire.
Arrivée à la dernière ligne, elle s'exclama :
 Oh, n'était-ce pas charmant ? Puis elle se rendit
au tableau pour y inscrire les lettres de l'alphabet en
énormes capitales carrées, avant de se tourner vers
nous pour demander:
- Quelqu'un sait-il ce que ceci représente ? Tout le
monde le savait car presque toute la classe
redoublait.
Je suppose qu'elle me choisit parce qu'elle connaissait
mon nom ; en me voyant épeler ces lettres, un mince
sillon se creusa entre ses sourcils et, aptes m'avoir fait
lire à haute voix une bonne partie de Mon Premier
Livre de lecture suivi des cours de la Bourse du
Mobile Register, elle se rendit compte que je savais
lire et me considéra avec une animosité non fainte.
Elle me pria de dire à mon père de ne plus rien
34
faint distaste. Miss Caroline told me to tell my
father not to teach me any more, it would
interfere with my reading.
m'enseigner, car cela risquait d'interferer avec mes
études.
“Teach me?” I said in surprise. “He hasn’t
taught me anything, Miss Caroline. Atticus
ain’t got time to teach me anything,” I added,
when Miss Caroline smiled and shook her
head. “Why, he’s so tired at night he just sits
in the livingroom and reads.”
- Lui ? m'écriai-je surprise, il ne m'a jamais rien
enseigné, Miss Caroline ! Atticus n'a pas le temps,
ajoutai-je lorsqu'elle hocha la tête en souriant. Le soir,
il est tellement fatigué qu'il se contente de lire au
salon.
“If he didn’t teach you, who did?” Miss
Caroline asked good-naturedly.
- Alors, qui s'en est chargé ? demanda-t-elle
accommodante.
“Somebody did. You weren’t born reading
The Mobile Register.”
C'est bien quelqu'un. Tu n'es pas née en sachant lire The
Mobile Registrer !
Corpus Castel
They were young, educated, and both virgins
on this, their wedding night, and they lived
in a time when a conversation about sexual
difficulties was plainly impossible. But it is
never easy. They had just sat down to
supper in a tiny sitting room on the first floor
of a Georgian inn. In the next room, visible
through the open door, was a four-poster
bed, rather narrow, whose bedcover was
pure white and stretched startlingly smooth,
as though by no human hand. Edward did
not mention that he had never stayed in a
hotel before, whereas Florence, after many
trips as a child with her father, was an old
hand. Superficially, they were in fine spirits.
Their wedding, at St Mary's, Oxford, had
gone well; the service was decorous, the
reception jolly, the send-off from school and
college friends raucous and uplifting. Her
parents had not condescended to his, as
they had feared, and his mother had not
significantly misbehaved, or completely
forgotten the purpose of the occasion. The
Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges
avant leur nuit de noces, et ils vivaient en des
temps où parler de ses problèmes sexuels était
manifestement impossible. Mais ce n’est jamais
facile. Ils venaient de s’installer pour dîner dans un
minuscule salon au premier étage d’une auberge de
style géorgien. Dans la pièce voisine, visible par la
porte ouverte, se trouvait un lit à baldaquin assez
étroit, dont la courtepointe d’un blanc pur
s’étendait, incroyablement lisse, comme si aucune
main humaine ne l’avait touchée. Edward n’avoua
pas qu’il n’était encore jamais allé à l’hôtel, alors
que Florence, après ses nombreux voyages avec
son père dans son enfance, était une habituée. En
apparence, tout leur souriait. Leur mariage à
l’église St Mary d’Oxford s’était bien passé : la
cérémonie religieuse avait été sans fausse note, la
réception, festive, les adieux de leurs copains de fac
et de lycée, aussi bruyants que chaleureux.
Contrairement à ce qu’ils redoutaient tous les deux,
les parents de Florence n’avaient pas regardé les
siens de haut, et sa mère à lui n’avait commis
aucun impair ni complètement oublié la
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couple had driven away in a small car
belonging to Florence's mother and arrived
in the early evening at their hotel on the
Dorset coast in weather that was not perfect
for mid July or the circumstances, but
entirely adequate: it was not raining, but nor
was it quite warm enough, according to
Florence, to eat outside on the terrace as
they had hoped. Edward thought it was, but,
polite to a fault, he would not think of
contradicting her on such an evening.
signification de cette journée. Les mariés avaient
pris la route dans une petite voiture appartenant à
la mère de Florence, et ils étaient arrivés en début
de soirée à leur hôtel sur la côte du Dorset, par un
temps indigne de la mi-juillet et de l’occasion, mais
parfaitement convenable : s’il ne pleuvait pas, il ne
faisait pas non plus assez chaud, selon Florence,
pour manger sur la terrasse comme ils l’avaient
espéré. Edward pensait que si, mais, poli à
l’extrême, jamais il n’aurait osé la contredire un
soir pareil.
So they were eating in their rooms before
the partially open French windows that gave
onto a balcony and a view of a portion of the
English Channel, and Chesil Beach with its
infinite shingle. Two youths in dinner jackets
served them from a trolley parked outside in
the corridor, and their comings and goings
through what was generally known as the
honeymoon suite made the waxed oak
boards squeak comically against the silence.
Proud and protective, the young man
watched closely for any gesture or
expression that might have seemed satirical.
He could not have tolerated any sniggering.
But these lads from a nearby village went
about their business with bowed backs and
closed faces, and their manner was
tentative, their hands shook as they set
items down on the starched linen tablecloth.
They were nervous too.
Ils dînaient donc dans leur suite, devant la portefenêtre ouvrant sur le balcon d’où l’on apercevait la
Manche, et la plage de Chesil avec ses galets à
perte de vue. Deux jeunes gens en veste noire et
nœud papillon assuraient le service à partir d’une
table roulante installée dans le couloir, et leurs
allées et venues, dans ce qu’on appelait
communément la suite nuptiale, produisaient sur
les lattes en chêne du parquet bien ciré des
couinements amusants qui rompaient le silence.
Fier et protecteur, le jeune homme suivait des yeux
chacun de leurs gestes ou expressions, à l’affût de
la moindre trace de sarcasme. Il n’aurait pas toléré
l’ombre d’une moquerie. Mais ces adolescents d’un
village voisin s’acquittaient de leur tâche le dos
courbé, le visage fermé, l’air hésitant et les mains
tremblantes dès qu’ils posaient quelque chose sur
la nappe en lin amidonné. Eux aussi avaient le trac.
This was not a good moment in the history
of English cuisine, but no one much minded
at the time, except visitors from abroad. The
formal meal began, as so many did then,
with a slice of melon decorated by a single
glazed cherry. Out in the corridor, in silver
dishes on candle-heated plate warmers,
waited slices of long-ago roasted beef in a
thickened gravy, soft boiled vegetables, and
potatoes of a bluish hue. The wine was from
France, though no particular region was
mentioned on the label, which was
Ce n’était pas une période faste dans l’histoire de la
cuisine anglaise, mais personne ne s’en souciait
vraiment, sauf les visiteurs étrangers. Le dîner de
noces commença, comme tant d’autres à l’époque,
par une tranche de melon décorée d’une unique
cerise confite. Dans le couloir, des plats en argent
sur leurs chauffe-plats contenaient des tranches de
rôti de bœuf dont la cuisson remontait à plusieurs
heures, figées dans une épaisse sauce brune, des
légumes bouillis et des pommes de terre bleuâtres.
Le vin était français, même si l’étiquette, ornée
d’une hirondelle solitaire s’envolant à tire-d’aile, ne
mentionnait aucune appellation précise. Il ne serait
36
embellished with a solitary, darting swallow. pas venu à l’idée d’Edward de commander un vin
It would not have crossed Edward's mind to rouge.
order a red.
Impatients de voir s’éloigner les serveurs, Florence
Desperate for the waiters to leave, he and et lui se contorsionnaient sur leur chaise pour
Florence turned in their chairs to consider contempler la vaste pelouse moussue et, au-delà,
the view of a broad mossy lawn, and l’enchevêtrement d’arbustes et d’arbres en fleurs
beyond, a tangle of flowering shrubs and accrochés au talus escarpé qui descendait vers le
trees clinging to a steep bank that chemin conduisant à la plage.
descended to a lane that led to the beach.
Ils apercevaient le début d’un sentier, quelques
They could see the beginnings of a footpath, marches boueuses, un passage bordé de plantes
dropping by muddy steps, a way lined by d’une taille extravagante – des choux et des pieds
weeds of extravagant size - giant rhubarb de rhubarbe géants, aurait-on dit, avec leurs tiges
and cabbages they looked like, with swollen gonflées, hautes d’au moins deux mètres, qui
stalks more than six feet tall, bending under ployaient sous le poids de feuilles sombres aux
the weight of dark, thick-veined leaves. The nervures saillantes. La végétation du jardin s’élevait
garden vegetation rose up, sensuous and devant eux, sensuelle et tropicale dans sa
tropical in its profusion, an effect heightened profusion, effet encore accru par la douce lumière
by the grey, soft light and a delicate mist grise et la brume légère qui montait de la mer, dont
drifting in from the sea, whose steady le mouvement régulier de flux et de reflux
motion of advance and withdrawal made produisait comme un lointain roulement de
sounds of gentle thunder, then sudden tonnerre, suivi d’un chuintement sur les galets.
hissing against the pebbles. Their plan was Florence et lui projetaient de changer de
to change into rough shoes after supper and chaussures après le dîner, pour aller marcher sur
walk on the shingle between the sea and the l’étroite plage de galets entre la mer et la lagune
lagoon known as the Fleet, and if they had connue sous le nom de The Fleet, et s’ils n’avaient
not finished the wine, they would take that pas fini leur bouteille de vin, ils l’emporteraient
along, and swig from the bottle like avec eux et boiraient au goulot tels des vagabonds.
gentlemen of the road.
Ils avaient tellement de projets, des projets
And they had so many plans, giddy plans, grisants, amassés devant eux dans l’avenir
heaped up before them in the misty future, embrumé, aussi richement enchevêtrés que la flore
as richly tangled as the summer flora of the estivale du Dorset, et aussi beaux. Où et comment
Dorset coast, and as beautiful. Where and ils vivraient, qui seraient leurs amis les plus
how they would live, who their close friends proches, le poste qu’Edward occuperait dans
would be, his job with her father's firm, her l’entreprise de son beau-père, la carrière musicale
musical career and what to do with the de Florence, ce qu’ils feraient de l’argent qu’elle
money her father had given her, and how avait reçu de son père, et leur refus de devenir
they would not be like other people, at least, comme tout le monde, intérieurement du moins.
not inwardly. This was still the era - it would C’était encore l’époque – elle se terminerait vers la
end later in that famous decade - when to fin de cette illustre décennie – où le fait d’être
be young was a social encumbrance, a mark jeune représentait un handicap social, une preuve
of irrelevance, a faintly embarrassing d’insignifiance, une maladie vaguement honteuse
condition for which marriage was the dont le mariage était le premier remède. Presque
beginning of a cure. Almost strangers, they inconnus l’un de l’autre, ils atteignaient,
37
stood, strangely together, on a new pinnacle
of existence, gleeful that their new status
promised to promote them out of their
endless youth - Edward and Florence, free at
last! One of their favourite topics was their
childhoods, not so much the pleasures as the
fog of comical misconceptions from which
they had emerged, and the various parental
errors and outdated practices they could
now forgive.
étrangement réunis, un des sommets de leur
existence, ravis que leur nouveau statut promette
de les hisser hors de leur interminable jeunesse –
Edward et Florence, enfin libres ! Un de leurs
sujets de conversation favoris était leur enfance,
moins ses plaisirs que le brouillard de préjugés
comiques dont ils émergeaient, ou que les diverses
erreurs de leurs parents et leurs pratiques d’un
autre
âge,
qu’ils
trouvaient
désormais
pardonnables.
From these new heights they could see
clearly, but they could not describe to each
other certain contradictory feelings: they
separately worried about the moment, some
time soon after dinner, when their new
maturity would be tested, when they would
lie down together on the four-poster bed
and reveal themselves fully to one another.
For over a year, Edward had been
mesmerised by the prospect that on the
evening of a given date in July the most
sensitive portion of himself would reside,
however briefly, within a naturally formed
cavity inside this cheerful, pretty, formidably
intelligent woman. How this was to be
achieved
without
absurdity,
or
disappointment, troubled him. His specific
worry, based on one unfortunate
experience, was of over-excitement, of what
he had heard someone describe as 'arriving
too soon'. The matter was rarely out of his
thoughts, but though his fear of failure was
great, his eagerness - for rapture, for
resolution - was far greater.
Florence's anxieties were more serious, and
there were moments during the journey
from Oxford when she thought she was
about to draw on all her courage to speak
her mind. But what troubled her was
unutterable, and she could barely frame it
for herself. Where he merely suffered
conventional
first-night
nerves,
she
experienced a visceral dread, a helpless
disgust as palpable as seasickness. For much
De ces hauteurs nouvelles ils voyaient loin, sans
toutefois pouvoir partager certains sentiments
contradictoires : chacun de son côté, ils
s’inquiétaient du moment, peu après le dîner, où
leur maturité toute neuve serait mise à l’épreuve,
où ils s’allongeraient ensemble sur le lit à baldaquin
et se révéleraient pleinement l’un à l’autre. Depuis
plus d’un an, Edward était obsédé par ce soir précis
de juillet où la partie la plus sensible de son
anatomie résiderait, même brièvement, à
l’intérieur d’une cavité naturelle du corps de cette
jolie femme rieuse et formidablement intelligente.
Le moyen d’y parvenir sans se ridiculiser ni être
déçu le préoccupait. Il redoutait tout
particulièrement la précipitation, ce qu’il avait
entendu décrire comme le risque d’« arriver trop
tôt ». Cette appréhension le quittait rarement
mais, si forte que fut sa peur du fiasco, son appétit
– de jouissance, d’accomplissement – était plus fort
encore.
Des angoisses plus profondes agitaient Florence, et
plusieurs fois, durant le voyage depuis Oxford, elle
s’était sentie sur le point de prendre son courage à
deux mains et d’exprimer ses craintes. Mais ce qui
la troublait était inexprimable, et elle pouvait à
peine se le représenter. Contrairement à Edward,
qui n’éprouvait rien d’autre que le trac de tout
jeune marié avant sa nuit de noces, elle était
habitée par une terreur viscérale, par un dégoût
incœrcible, aussi palpable que le mal de mer. La
plupart du temps, durant tous ces mois de joyeux
préparatifs, elle avait réussi à ignorer cette tache
38
of the time, through all the months of merry
wedding preparation, she managed to
ignore this stain on her happiness, but
whenever her thoughts turned towards a
close embrace -she preferred no other term
-her stomach tightened dryly, she was
nauseous at the back of her throat. In a
modern, forward-looking handbook that was
supposed to be helpful to young brides, with
its cheery tones and exclamation marks and
numbered illustrations, she came across
certain phrases or words that almost made
her gag: mucous membrane, and the sinister
and glistening glans. Other phrases offended
her
intelligence,
particularly
those
concerning entrances: Not long before he
enters her ... or, now at last he enters her,
and, happily, soon after he has entered her .
. . Was she obliged on the night to transform
herself for Edward into a kind of portal or
drawing room through which he might
process? Almost as frequent was a word that
suggested to her nothing but pain, flesh
parted before a knife: penetration.
sur son bonheur, mais dès que lui venait la pensée
d’une étreinte – elle ne tolérait aucun autre
terme –, son estomac se nouait, une nausée la
prenait à la gorge. Dans un petit guide moderne et
optimiste, qui était censé rassurer les jeunes
mariées par son ton enjoué, ses points
d’exclamation et ses illustrations numérotées, elle
était tombée sur tel mot ou telle expression qui lui
donnaient un haut-le-cœur : muqueuse vaginale,
ou bien ce sinistre gland luisant. Certaines images
insultaient son intelligence, surtout celle de
l’entrée dans le corps féminin : « Peu avant qu’il
n’entre en elle... », ou : « Enfin, il entre en elle », ou
encore : « Heureusement, dès qu’il est entré en
elle... » Serait-elle donc obligée, le moment venu,
de se transformer pour Edward en une sorte de
portail ou d’antichambre qu’il puisse franchir ?
Presque aussi fréquemment revenait ce mot qui
n’était synonyme pour elle que de souffrance, de
chairs tranchées par une lame : pénétration.
Dans ses moments d’optimisme, elle tentait de se
convaincre qu’elle n’était affligée que d’une forme
de pudeur excessive, qui finirait par passer. Certes,
l’image des testicules d’Edward pendants sous son
pénis tumescent – autre terme horrible – avait le
don de la faire grimacer de dégoût, et la
perspective d’être touchée « à cet endroit-là » par
quelqu’un, fut-ce l’homme qu’elle aimait, lui
inspirait la même répulsion que, disons, une
opération de l’œil. Mais sa pudeur excessive ne
s’appliquait pas à la maternité. Elle aimait les
bébés ; elle avait eu plusieurs fois l’occasion de
garder les bambins de sa cousine et s’était bien
amusée. Elle se réjouissait à l’avance de porter les
enfants d’Edward et, du moins dans l’abstrait, elle
ne redoutait pas l’accouchement. Si seulement elle
avait pu, comme la mère de Jésus, se retrouver
enceinte par miracle !
In optimistic moments she tried to convince
herself that she suffered no more than a
heightened form of squeamishness, which
was bound to pass. Certainly, the thought of
Edward's testicles, pendulous below his
engorged penis - another horrifying term had the potency to make her upper lip curl,
and the idea of herself being touched 'down
there' by someone else, even someone she
loved, was as repulsive as, say, a surgical
procedure on her eye. But her
squeamishness did not extend to babies. She
liked them; she had looked after her cousin's
little boys on occasions and enjoyed herself.
She thought she would love being pregnant
by Edward, and in the abstract at least, she
had no fears about childbirth. If only she
could, like the mother of Jesus, arrive at that Florence soupçonnait qu’il y avait en elle quelque
swollen state by magic.
chose de profondément anormal, que depuis
toujours elle n’était pas comme les autres, et
39
Florence suspected that there was
something profoundly wrong with her, that
she had always been different, and that at
last she was about to be exposed. Her
problem, she thought, was greater, deeper,
than straightforward physical disgust; her
whole being was in revolt against a prospect
of entanglement and flesh; her composure
and essential happiness were about to be
violated. She simply did not want to be
'entered' or 'penetrated'. Sex with Edward
could not be the summation of her joy, but
was the price she must pay for it.
She knew she should have spoken up long
ago, as soon as he proposed, long before the
visit to the sincere and soft-voiced vicar, and
dinners with their respective parents, before
the wedding guests were invited, the gift list
devised and lodged with a department store,
and the marquee and photographer hired,
and all the other irreversible arrangements.
But what could she have said, what possible
terms could she have used when she could
not have named the matter to herself? And
she loved Edward, not with the hot, moist
passion she had read about, but warmly,
deeply, sometimes like a daughter,
sometimes almost maternally. She loved
cuddling him, and having his enormous arm
around her shoulders, and being kissed by
him, though she disliked his tongue in her
mouth and had wordlessly made this clear.
She thought he was original, unlike anyone
she had ever met. He always had a
paperback book, usually history, in his jacket
pocket in case he found himself in a queue
or a waiting room. He marked what he read
with a pencil stub. He was virtually the only
man Florence had met who did not smoke.
None of his socks matched. He had only one
tie, narrow, knitted, dark blue, which he
wore nearly all the time with a white shirt.
She adored his curious mind, his mild
country accent, the huge strength in his
qu’elle allait enfin être percée à jour. Son
problème, se disait-elle, dépassait de loin le simple
dégoût physique ; tout son être se révoltait à l’idée
de la nudité, des corps enchevêtrés ; on était sur le
point de violer sa quiétude et son bonheur
essentiel. Elle refusait tout simplement que l’on
« entre » en elle ou qu’on la « pénètre ». Coucher
avec Edward ne pouvait en aucun cas représenter
le comble du bonheur, c’était le prix à payer pour
mériter ce bonheur.
Elle savait qu’elle aurait dû lui faire part de ses
appréhensions depuis longtemps, dès qu’il l’avait
demandée en mariage, bien avant la visite au
vicaire dévoué à la voix douce, avant les dîners chez
leurs parents respectifs, avant que les invitations
aient été lancées, la liste de mariage déposée dans
un grand magasin, la tente et le photographe
réservés, sans parler de tous les autres préparatifs
irréversibles. Mais qu’aurait-elle bien pu dire, quels
termes aurait-elle bien pu employer, alors qu’elle
était incapable de se formuler le problème à ellemême ? Et puis elle aimait Edward, non pas de
cette passion brûlante, charnelle, dont il était
question dans les livres, mais profondément, avec
tendresse, d’un amour tantôt filial, tantôt presque
maternel. Elle aimait le câliner, sentir son bras
puissant autour de son cou, être embrassée par lui,
même si elle détestait avoir sa langue dans la
bouche, et le lui avait silencieusement fait
comprendre. Elle le trouvait original, différent des
hommes qu’elle avait rencontrés jusque-là. Il ne
sortait jamais sans un livre dans la poche de sa
veste, souvent un essai historique, au cas où il
devrait faire la queue ou patienter dans une salle
d’attente. Il annotait au crayon tout ce qu’il lisait. Il
était pratiquement le seul homme qu’elle
connaissait à ne pas fumer. Toutes ses chaussettes
étaient dépareillées. Il ne possédait qu’une cravate,
étroite, en tricot bleu marine, qu’il portait presque
toujours avec une chemise blanche. Elle adorait sa
curiosité intellectuelle, son léger accent
campagnard, la force incroyable de ses mains, ses
digressions imprévisibles, sa gentillesse, et cette
façon qu’il avait de poser sur elle ses yeux d’un
40
hands, the unpredictable swerves and drifts
of his conversation, his kindness to her, and
the way his soft brown eyes, resting on her
when she spoke, made her feel enveloped in
a friendly cloud of love. At the age of
twenty-two, she had no doubt that she
wanted to spend the rest of her life with
Edward Mayhew. How could she have dared
risk losing him?
There was no one she could have talked to.
Ruth, her sister, was too young, and her
mother, perfectly wonderful in her way, was
too intellectual, too brittle, an old-fashioned
bluestocking. Whenever she confronted an
intimate problem, she tended to adopt the
public manner of the lecture hall, and use
longer and longer words, and make
references to books she thought everyone
should have read. Only when the matter was
safely bundled up in this way might she
sometimes relax into kindliness, though that
was rare, and even then you had no idea
what advice you were receiving. Florence
had some terrific friends from school and
music college who posed the opposite
problem: they adored intimate talk and
revelled in each others problems. They all
knew each other, and were too eager with
their phone calls and letters. She could not
trust them with a secret, nor did she blame
them, for she was part of the group. She
would not have trusted herself. She was
alone with a problem she did not know how
to begin to address, and all she had in the
way of wisdom was her paperback guide. On
its garish red covers were portrayed two
smiling bug-eyed matchstick figures holding
hands, drawn clumsily in white chalk, as
though by an innocent child.
brun profond dès qu’elle lui adressait la parole,
comme s’il l’enveloppait d’un nuage d’amour
bienveillant. À vingt-deux ans, elle ne doutait pas
un instant de son désir de passer le reste de ses
jours avec Edward Mayhew. Comment aurait-elle
pu risquer de le perdre ?
Elle n’avait personne à qui se confier. Ruth, sa
sœur, était trop jeune, et sa mère, quoique
absolument merveilleuse à sa manière, trop
cérébrale, trop cassante, trop bas-bleu. Face au
moindre problème intime, elle avait tendance à se
comporter comme un professeur en chaire, à
employer des mots de plus en plus longs, à faire
allusion à des ouvrages dont elle croyait que tout le
monde les avait lus. Alors seulement, une fois
l’affaire ainsi expédiée, elle pouvait se détendre et
faire preuve de gentillesse, encore que ce fût assez
rare, et même dans ce cas on comprenait mal quel
conseil on venait de recevoir. Florence s’était bien
fait d’excellentes amies au lycée et au
conservatoire, mais elles lui posaient le problème
inverse : elles adoraient les conversations à bâtons
rompus et se racontaient complaisamment leurs
ennuis. Elles se connaissaient toutes et n’avaient
que trop tendance à prendre la plume ou à se
téléphoner. Florence ne pouvait leur confier le
moindre secret, sans leur en vouloir pour autant,
car elle était comme elles. Elle ne se serait pas fait
confiance. Aussi, seule face à une difficulté qu’elle
ne savait par quel bout prendre, ne pouvait-elle
s’en remettre qu’à la sagesse de son petit guide.
Sur la couverture d’un rouge criard de l’édition bon
marché, deux personnages stylisés au visage
souriant et aux yeux globuleux se tenaient par la
main, maladroitement dessinés à la craie comme
par un enfant innocent.
Edward et Florence mangèrent leur melon en
quelques minutes pendant que les serveurs, en
retrait près de la porte au lieu d’attendre dans le
They ate the melon in less than two minutes
couloir, réajustaient leur nœud papillon et leur col
while the lads, instead of waiting out in the
amidonné, ou trituraient leurs revers de manche.
corridor, stood well back, near the door,
41
fingering their bow ties and tight collars and
fiddling with their cuffs. Their blank
expressions did not change as they observed
Edward offer Florence, with an ironic
flourish, his glazed cherry. Playfully, she
sucked it from his fingers and held his gaze
as she deliberately chewed, letting him see
her tongue, conscious that in flirting with
him like this she would be making matters
worse for herself. She should not start what
she could not sustain, but pleasing him in
any way she could was helpful: it made her
feel less than entirely useless. If only eating a
sticky cherry was all that was required.
Impassibles, ils regardèrent Edward offrir à
Florence, en un geste d’une galanterie parodique,
sa cerise confite. Par jeu, elle la cueillit des lèvres et
la mastiqua longuement, les yeux dans ceux
d’Edward, laissant entrevoir le bout de sa langue,
consciente qu’à flirter ainsi avec lui elle risquait
d’aggraver son cas. Elle avait tort de promettre ce
qu’elle ne pourrait pas tenir, mais tout effort pour
lui faire plaisir l’aidait : elle se sentait un peu moins
nulle. Si seulement on ne lui demandait rien de plus
que de manger une cerise poisseuse !
'Ain't none, sir. Sorry sir.'
Mais son verre de vin trembla dans sa main tandis
qu’il luttait pour contenir son bonheur soudain, son
exaltation. Florence semblait rayonner devant lui,
et elle était ravissante – incroyablement belle,
sensuelle, douée, aimable. L’adolescent qui avait
parlé s’empressa de desservir. Dans le couloir, son
comparse transférait le plat suivant, le rôti, sur
leurs assiettes. Contrairement à l’usage, il était
impossible de pousser la table roulante jusque dans
la suite nuptiale à cause des deux marches à
l’entrée de la pièce, dues à un manque de
prévoyance quand cette ferme élisabéthaine avait
été rénovée dans le style géorgien au milieu du dixhuitième siècle.
Pour bien montrer que la présence des serveurs ne
l’impressionnait pas, même s’il attendait leur
départ avec impatience, Edward se cala contre le
To show that he was not troubled by the dossier de sa chaise avec un sourire, son verre de
presence of the waiters, though he longed vin à la main, et lança à la cantonade : « Il vous
for them to leave, Edward smiled as he sat reste des cerises confites ?
back with his wine and called over his
— Y en a plus, monsieur. Désolé, monsieur. »
shoulder, 'Any more of those things?'
But the hand that held the wine glass
trembled as he struggled to contain his
sudden happiness, his exaltation. She
appeared to glow before him, and she was
lovely -beautiful, sensuous, gifted, goodnatured beyond belief. The boy who had
spoken nipped forward to clear away. His
colleague was just outside the room,
transferring the second course, the roast, to
their plates. It was not possible to wheel the
trolley into the honeymoon suite for the
proper silver service on account of a twostep difference in level between it and the
corridor, a consequence of poor planning
when the Elizabethan farmhouse was Les mariés restèrent seuls un bref instant, même
'georgianised' in the mid-eighteenth century. s’ils entendaient par la porte ouverte le raclement
The couple were briefly alone, though they des couverts sur les plats et les chuchotements des
heard the scrape of spoons over dishes, and serveurs. Edward posa la main sur celle de Florence
the lads murmuring by the open door. et murmura, pour la centième fois de la journée :
Edward laid his hand over Florence's and « Je t’aime. » Elle lui fit tout de suite écho, et elle
said, for the hundredth time that day, in a était parfaitement sincère.
whisper, 'I love you,' and she said it straight Edward avait obtenu sa licence d’histoire, avec
42
back, and she truly meant it.
Edward had a degree, a first in history from
University College, London. In three short
years he studied wars, rebellions, famines,
pestilences, the rise and collapse of empires,
revolutions that consumed their children,
agricultural hardship, industrial squalor, the
cruelty of ruling elites - a colourful pageant
of oppression, misery and failed hopes. He
understood how constrained and meagre
lives could be, generation after generation.
In the grand view of things, the peaceful,
prosperous times England was experiencing
now were rare, and within them his and
Florence's joy was exceptional, even unique.
In his final year he had made a special study
of the 'great man' theory of history - was it
really outmoded to believe that forceful
individuals could shape national destiny?
Certainly his tutor thought so: in his view,
History, properly capitalised, was driven
forwards by ineluctable forces towards
inevitable, necessary ends, and soon the
subject would be understood as a science.
But the lives Edward examined in detail Caesar, Charlemagne, Frederick the Second,
Catherine the Great, Nelson and Napoleon
(Stalin he dropped, at his tutor's insistence) rather suggested the contrary. A ruthless
personality, naked opportunism and luck,
Edward had argued, could divert the fates of
millions, a wayward conclusion that earned
him a B minus, almost imperilling his first.
An incidental discovery was that even
legendary success brought little happiness,
only redoubled restlessness, gnawing
ambition. As he dressed for the wedding
that morning (tails, top hat, a thorough
drenching in cologne) he had decided that
none of the figures on his list could have
known his kind of satisfaction. His elation
was a form of greatness in itself. Here he
mention, à University College à Londres. En trois
brèves années il avait étudié les guerres, les
jacqueries, les famines, les épidémies, l’avènement
et la chute de plusieurs empires, les révolutions qui
avaient dévoré leurs enfants, la pauvreté des
campagnes,
la
misère
engendrée
par
l’industrialisation, la cruauté des élites dominantes
– immense fresque aux couleurs de l’oppression, du
malheur et de l’espoir déçu. Il avait compris
combien la vie pouvait être ingrate, étriquée,
génération après génération. À l’échelle de
l’Histoire, les temps paisibles et prospères que
connaissait alors l’Angleterre constituaient une
rareté, et le bonheur que Florence et lui
partageaient dans ce contexte était exceptionnel,
voire unique. En troisième année, il avait
notamment étudié la théorie du « grand homme » :
était-il vraiment démodé de croire que des
individus déterminés puissent forger le destin d’une
nation ? Du moins son professeur le pensait-il :
selon lui, l’Histoire avec un grand « H » était
entraînée par des forces inéluctables vers des fins
inévitables, nécessaires, et dont l’étude serait
bientôt considérée comme une science. Pourtant,
les vies qu’Edward analysait en détail – César,
Charlemagne, Frédéric II, Catherine de Russie,
Nelson et Napoléon (devant l’insistance de son
professeur, il avait laissé de côté Staline) —
suggéraient plutôt le contraire. Une poigne de fer,
la chance et un arrivisme forcené pouvaient influer,
avait démontré Edward, sur le sort de millions de
gens, conclusion atypique qui lui avait valu la note
B¯, lui coûtant presque sa mention.
Au passage, il avait découvert que même une
réussite légendaire apportait peu de joies,
seulement une impatience redoublée, une
ambition insatiable. En s’habillant pour la
cérémonie, ce matin-là (queue-de-pie, chapeau
haut de forme, flots d’eau de Cologne), il avait
conclu qu’aucun des personnages de sa liste n’avait
pu connaître ce genre de satisfaction. Son euphorie
était en soi une forme de grandeur. Un homme
dans toute sa gloire, ou presque, voilà ce qu’il était.
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was, a gloriously fulfilled, or almost fulfilled, À vingt-deux ans, il les éclipsait déjà tous.
man. At the age of twenty-two, he had
Il contemplait à présent sa femme, admirait ses
already outshone them all.
yeux noisette délicatement pailletés d’or, leur blanc
He was gazing at his wife now, into her pur à peine teinté d’une touche de bleu laiteux. Ses
intricately flecked hazel eyes, into those cils étaient aussi épais et sombres que ceux d’une
pure whites touched by a bloom of the enfant, de même qu’il y avait quelque chose
faintest milky blue. The lashes were thick d’enfantin dans la gravité de son visage au repos.
and dark, like a child's, and there was Un visage ravissant, comme sculpté, qui rappelait
something childlike too in the solemnity of sous certains éclairages celui d’une Indienne
her face at rest. It was a lovely face, with a d’Amérique, d’une squaw de noble lignage. Elle
sculpted look that in a certain light brought avait un menton volontaire, un grand sourire
to mind an American Indian woman, a high- candide qui lui plissait jusqu’à la commissure des
born squaw. She had a strong jaw, and her paupières. Elle semblait bien charpentée –
smile was broad and artless, right into the certaines matrones de la noce avaient apprécié en
creases at the corners of her eyes. She was connaisseuses ses hanches généreuses. Ses seins,
big-boned - certain matrons at the wedding qu’Edward avait caressés, embrassés, même,
knowingly remarked on her generous hips. quoique jamais d’assez près, étaient menus, et ses
Her breasts, which Edward had touched and mains de violoniste pâles et puissantes, comme ses
even kissed, though nowhere near enough, longs bras ; au lycée, elle excellait au lancer de
were small. Her violinist's hands were pale javelot.
and powerful, her long arms likewise; at her
school sports days she had been adept at Edward, qui n’avait jamais beaucoup aimé la
musique classique, se familiarisait à présent avec
throwing the javelin.
son jargon pétillant : legato, pizzicato, con brio...
Edward had never cared for classical music, Lentement, à force de les entendre, il finissait par
but now he was learning its sprightly argot - reconnaître, voire apprécier certains morceaux.
legato, pizzicato, con brio. Slowly, through L’un d’eux, qu’elle interprétait avec ses amis, le
brute repetition, he was coming to recognise bouleversait particulièrement. Lorsqu’elle travaillait
and even like certain pieces. There was one chez elle ses gammes et ses arpèges, elle portait un
she played with her friends that especially bandeau dans les cheveux, détail touchant qui le
moved him. When she practised her scales faisait rêver à la petite fille qu’ils auraient peut-être
and arpeggios at home she wore an Alice un jour. Florence avait un jeu sinueux et précis, et
band, an endearing touch that caused him to elle était réputée pour la richesse de ses sonorités.
dream about the daughter they might have Un de ses professeurs disait n’avoir encore jamais
one day. Florence's playing was sinuous and rencontré d’étudiante capable de faire si bien
exact, and she was known for the richness of chanter une corde. Devant le pupitre de la salle de
her tone. One tutor said he had never répétition à Londres comme dans sa chambre chez
encountered a student who made an open ses parents à Oxford, où Edward, affalé sur le lit, la
string sing so warmly. When she was before regardait et la désirait, elle se tenait avec grâce, le
the music stand in the rehearsal room in dos droit et la tête haute, déchiffrant sa partition
London, or in her room at her parents' house avec une expression impérieuse, presque
in Oxford, with Edward sprawled on the bed, arrogante, qui le troublait. Ce regard exprimait une
watching and desiring her, she held herself telle certitude, une telle connaissance du chemin
gracefully, with back straight and head lifted conduisant au plaisir.
44
proudly, and read the music with a
commanding, almost haughty expression
that stirred him. That look had such
certitude, such knowledge of the path to Dès qu’il s’agissait de musique, elle avait toujours le
pleasure.
geste sûr – qu’elle frotte de colophane les crins de
When the business was music, she was son archet, accorde son instrument ou déplace les
always confident and fluid in her movements meubles de la pièce pour accueillir les trois amis
- rosining a bow, re-stringing her instrument, formant avec elle le quatuor à cordes qui était sa
rearranging the room to accommodate her passion. Chef incontesté, elle avait toujours le
three friends from college for the string dernier mot lors de leurs nombreux différends
quartet that was her passion. She was the musicaux. Le reste du temps, en revanche, elle se
undisputed leader, and always had the final montrait étrangement hésitante et maladroite,
word in their many musical disagreements. heurtant sans cesse les meubles, faisant tomber
But in the rest of her life she was surprisingly des objets ou se cognant la tête. Ces mêmes doigts,
clumsy and unsure, forever stubbing a toe or capables de négocier les accords d’une partita de
knocking things over or bumping her head. Bach, pouvaient tout aussi bien renverser une tasse
The fingers that could manage the double- de thé sur une nappe en lin ou lâcher un verre sur
un sol dallé. Elle trébuchait dès qu’elle se sentait
stopping in a Bach partita were just as clever
at spilling a full teacup over a linen observée – elle avait confié à Edward que c’était
tablecloth or dropping a glass onto a stone pour elle une épreuve, dans la rue, de marcher vers
floor. She would trip over her feet if she une amie qui l’attendait au loin. Et à la moindre
thought she was being watched - she sensation d’angoisse ou de malaise, elle portait
confided to Edward that she found it an machinalement la main à son front pour écarter
une mèche de cheveux imaginaire, geste discret,
ordeal to be in the street, walking towards a
friend from a distance. And whenever she fébrile, qui survivait longtemps après la disparition
was anxious or too self-conscious, her hand de cette nervosité. Comment aurait-il pu ne pas
would rise repeatedly to her forehead to aimer quelqu’un d’une sensibilité et d’une
brush away an imaginary strand of hair, a originalité tellement à part, d’une honnêteté et
gentle, fluttering motion that would d’une lucidité si scrupuleuses, dont la moindre
continue long after the source of stress had émotion et la moindre pensée affleuraient dans
vanished. How could he fail to love someone toute leur nudité, tel un flux d’électrons, à chaque
so strangely and warmly particular, so changement d’expression et d’attitude ? Même
painfully honest and self-aware, whose sans sa beauté saillante, il aurait été obligé de
every thought and emotion appeared naked l’aimer. Et de son côté elle l’aimait avec une telle
to view, streaming like charged particles intensité, avec une retenue si douloureuse. Elle
through her changing expressions and excitait tout à la fois sa passion, déjà exacerbée par
gestures? Even without her strong-boned l’absence de véritable exutoire, et son instinct
beauty he would have had to love her. And protecteur. Mais était-elle vraiment si vulnérable ?
she loved him with such intensity, such Un jour, il avait jeté un coup d’œil à son dossier
excruciating physical reticence. Not only his scolaire et vu les résultats de ses tests de Q.I. : cent
passions, heightened by the lack of a proper cinquante-deux, soit dix-sept points de plus que lui.
outlet, but also his protective instincts were À l’époque, le quotient intellectuel était censé
mesurer quelque chose d’aussi tangible que la taille
aroused. But was she really so vulnerable?
He had peeped once into her school report ou le poids. Lorsque Edward assistait à une
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folder and seen her intelligence tests results:
one hundred and fifty-two, seventeen points
above his own score. This was an age when
these quotients were held to measure
something as tangible as height or weight.
When he sat in on a rehearsal with the
quartet, and she had a difference of opinion
on a phrasing or tempo or dynamic with
Charles, the chubby and assertive cellist
whose face shone with late-flowering acne,
Edward was intrigued by how cool Florence
could be. She did not argue, she listened
calmly, then announced her decision. No
sign then of the little hair-brushing action.
She knew her stuff, and she was determined
to lead, the way the first violin should. She
seemed to be able to get her rather
frightening father to do what she wanted.
Many months before the wedding he had, at
her suggestion, offered Edward a job.
Whether he really wanted it, or dared refuse
it, was another matter. And she knew, by
some womanly osmosis, exactly what was
needed at that celebration, from the size of
marquee to the quantity of summer
pudding, and just how much it was
reasonable to expect her father to pay.
'Here it comes,' she whispered as she
squeezed his hand, warning him off another
sudden intimacy. The waiters were arriving
with their plates of beef, his piled twice the
height of hers. They also brought sherry
trifle and cheddar cheese and mint
chocolates, which they arranged on a
sideboard. After mumbling advice about the
summoning bell by the fireplace - it must be
pressed hard and held down - the lads
withdrew, closing the door behind them
with immense care. Then came a tinkling of
the trolley retreating down the corridor,
then, after a silence, a whoop or a hoot that
could easily have come from the hotel bar
downstairs, and at last the newlyweds were
répétition du quatuor à cordes, et que Florence
était en désaccord sur un phrasé, un tempo ou le
mouvement d’un morceau avec Charles,
violoncelliste trapu et péremptoire, au visage
luisant à cause d’une poussée tardive d’acné, il n’en
revenait pas de la sérénité qu’elle affichait. Elle ne
discutait pas, écoutait calmement, puis annonçait
sa décision. Nulle trace, alors, du petit geste fébrile
pour écarter une mèche de cheveux. Elle était
compétente et déterminée à diriger, comme il
convenait à un premier violon. Elle semblait
pouvoir obtenir tout ce qu’elle voulait de son père,
personnage pourtant assez terrifiant. Plusieurs
mois avant le mariage, celui-ci, suivant la
suggestion de sa fille, avait proposé un emploi à
Edward. Que l’intéressé en ait eu envie ou non, ou
qu’il n’ait pas osé refuser, était une autre affaire.
De même Florence avait-elle su, par une sorte
d’intuition féminine, exactement ce qu’il fallait
pour ce mariage, de la taille de la tente à la
quantité d’entremets, en passant par la
contribution financière que l’on pouvait
raisonnablement attendre de son père.
« Voilà le plat suivant », chuchota-t-elle en le
dissuadant d’une pression de la main de tenter un
nouveau geste tendre. Les serveurs arrivaient avec
leurs assiettes de rôti, celle d’Edward deux fois plus
remplie que la sienne. Ils revinrent avec une
charlotte, du cheddar et des chocolats à la menthe
qu’ils disposèrent sur une commode. Après avoir
marmonné quelques conseils sur l’utilisation de la
sonnette près de la cheminée – il fallait appuyer
fort et longtemps –, les deux adolescents se
retirèrent, fermant la porte derrière eux avec un
soin infini. Il y eut ensuite le tintement de la table
roulante qui s’éloignait dans le couloir, puis, après
un silence, un hourra ou un éclat de rire venant
sans doute du bar de l’hôtel au rez-de-chaussée, et
enfin les mariés se retrouvèrent seuls.
Le vent, qui avait forci ou changé de direction, leur
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properly alone.
apporta le bruit du ressac, pareil à un fracas de
verres brisés. La brume se dissipait et dévoilait en
partie le contour des collines qui ourlaient la côte
plus à l’est. L’étendue grise et lumineuse qu’ils
apercevaient pouvait aussi bien être la surface
soyeuse de la mer, la lagune ou le ciel – difficile à
dire. Cette brise changeante amenait par la portefenêtre entrebâillée l’appel du large, un parfum
salé d’oxygène et d’immensité qui contrastait avec
le linge de table amidonné, la sauce farineuse et les
couverts étincelants en argent massif dont ils se
saisirent. Le repas de mariage avait été copieux et
prolongé. Ils n’avaient pas faim. En théorie, ils
auraient pu abandonner là leurs assiettes,
empoigner la bouteille de vin, descendre en
courant vers la plage, se débarrasser de leurs
chaussures et se griser de leur liberté. Personne, à
l’hôtel, ne les en aurait empêchés. Ils étaient enfin
adultes, en vacances, libres d’agir selon leur bon
plaisir. Encore quelques années, et beaucoup de
jeunes gens très ordinaires ne s’en priveraient pas.
Pour l’heure, cependant, Edward et Florence se
sentaient prisonniers de leur époque. Même quand
ils étaient seuls, mille règles tacites continuaient de
s’appliquer. Justement parce qu’ils étaient adultes,
ils ne s’abaissaient pas à des comportements
puérils comme se lever de table au milieu d’un
repas que d’autres avaient pris la peine de
préparer. C’était l’heure du dîner, après tout. Et se
montrer puéril n’était pas encore bien vu, ni dans
l’air du temps.
A shift or a strengthening of the wind
brought them the sound of waves breaking,
like a distant shattering of glasses. The mist
was lifting to reveal in part the contours of
the low hills, curving away above the
shoreline to the east. They could see a
luminous grey smoothness that may have
been the silky surface of the sea itself, or the
lagoon, or the sky - it was difficult to tell. The
altered breeze carried through the parted
French windows an enticement, a salty scent
of oxygen and open space that seemed at
odds with the starched table linen, the
cornflour-stiffened gravy, and the heavy
polished silver they were taking in their
hands. The wedding lunch had been huge
and prolonged. They were not hungry. It
was, in theory, open to them to abandon
their plates, seize the wine bottle by the
neck and run down to the shore and kick
their shoes off and exult in their liberty.
There was no one in the hotel who would
have wanted to stop them. They were adults
at last, on holiday, free to do as they chose.
In just a few years' time, that would be the
kind of thing quite ordinary young people
would do. But for now, the times held them.
Even when Edward and Florence were alone,
a thousand unacknowledged rules still
applied. It was precisely because they were
adults that they did not do childish things
like walk away from a meal that others had
taken pains to prepare. It was dinner time, Edward ne restait pourtant pas insensible à cet
after all. And being childlike was not yet appel venant de la plage et, eût-il su comment faire
honourable, or in fashion.
ou justifier une telle suggestion, il aurait proposé
de sortir sans plus attendre. Il avait lu à Florence un
Still, Edward was troubled by the call of the
passage d’un guide touristique expliquant que,
beach, and if he had known how to propose
pendant plusieurs millénaires, de violentes
it, or justify it, he might have suggested
tempêtes avaient trié et réparti les galets en
going out straight away. He had read aloud
fonction de leur taille sur les trente kilomètres de
to Florence from a guidebook that said that
plage, les plus gros se trouvant le plus à l’est.
thousands of years of pounding storms had
D’après la légende, les pêcheurs locaux qui
sifted and graded the size of pebbles along
accostaient de nuit se repéraient à la grosseur des
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the eighteen miles of beach, with the bigger
stones at the eastern end. The legend was
that local fishermen landing at night knew
exactly where they were by the grade of
shingle. Florence had suggested they might
see for themselves by comparing handfuls
gathered a mile apart. Trudging along the
beach would have been better than sitting
here. The ceiling, low enough already,
appeared nearer to his head, and closing in.
Rising from his plate, mingling with the sea
breeze, was a clammy odour, like the breath
of the family dog. Perhaps he was not quite
as joyous as he kept telling himself he was.
He felt a terrible pressure narrowing his
thoughts, constraining his speech, and he
was in acute physical discomfort - his
trousers or underwear seemed to have
shrunk.
galets. Florence avait suggéré de vérifier en
comparant plusieurs poignées ramassées à
quelques kilomètres de distance. Il aurait mieux
valu marcher sur la plage qu’être assis à cette table.
Le plafond, qu’il trouvait déjà trop bas, semblait
encore se rapprocher de sa tête. De son assiette
montait une odeur écœurante comme l’haleine
d’un vieux chien, qui se mêlait au vent du large.
Sans doute était-il un peu moins heureux qu’il ne se
le répétait. Une terrible tension paralysait ses
pensées, ralentissait son élocution, et il éprouvait
une extrême sensation d’inconfort, comme si son
pantalon ou son slip avait rétréci.
Aussi, un génie eût-il surgi à leur table pour lui
accorder son vœu le plus pressant qu’Edward
n’aurait pas demandé à être transporté sur telle ou
telle plage. Il ne voulait qu’une chose, ne pensait
qu’à une chose : Florence et lui, nus sur le lit de la
chambre voisine, affrontant enfin cette redoutable
épreuve qui paraissait aussi loin de la vie
quotidienne qu’une extase mystique, ou que la
mort même. À cette perspective – cela allait-il
vraiment lui arriver ? À lui ? — un nouveau frisson
lui traversa le bas du ventre, et il céda brièvement à
un mouvement d’abandon, qu’il dissimula derrière
un sourire d’aise.
So if a genie had appeared at their table to
grant Edward's most urgent request, he
would not have asked for any beach in the
world. All he wanted, all he could think of,
was himself and Florence lying naked
together on or in the bed next door,
confronting at last that awesome experience
that seemed as remote from daily life as a
vision of religious ecstasy, or even death
itself. The prospect - was it actually going to
happen? To him? - once more sent cool
fingers through his lower gut, and he caught
himself in a momentary swooning motion Comme la plupart des jeunes gens de son temps,
which he concealed behind a contented sigh. ou de tous les temps, qui n’avaient ni talents de
séducteur ni moyens de donner libre cours à leur
Like most young men of his time, or any sexualité, il s’adonnait régulièrement à ce qu’une
time, without an easy manner, or means to autorité éclairée du moment appelait le « plaisir
sexual expression, he indulged constantly in solitaire ». Edward avait découvert l’existence de
what one enlightened authority was now cette expression avec soulagement. Il était né en
calling 'self-pleasuring'. Edward was pleased 1940, trop tard dans le siècle pour croire qu’en
to discover the term. He was born too late in satisfaisant quotidiennement ce besoin il se vidait
the century, in 1940, to believe that he was de son énergie, risquait de devenir sourd, ou
abusing his body, that his sight would be encourait le regard réprobateur et incrédule de
impaired, or that God watched on with stern Dieu. Ou bien que tout le monde autour de lui
incredulity as he bent daily to the task. Or connaissait la vérité, à cause de sa pâleur et de son
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even that everyone knew about it from his
pale and inward look. All the same, a certain
ill-defined disgrace hung over his efforts, a
sense of failure and waste and, of course,
loneliness. And pleasure was really an
incidental benefit. The goal was release from urgent, thought-confining desire for
what could not be immediately had. How
extraordinary it was, that a self-made
spoonful, leaping clear of his body, should
instantly free his mind to confront afresh
Nelson's decisiveness at Aboukir Bay.
air renfermé. Malgré tout, ses pratiques
s’accompagnaient d’un vague sentiment de honte,
d’échec, de gâchis et, bien sûr, de solitude. En fait,
le plaisir n’était qu’un effet secondaire. Le véritable
objectif était l’assouvissement – d’un appétit
impérieux, obsédant, pour quelque chose
d’inaccessible dans l’immédiat. Extraordinaire, à
quel point une cuillerée de semence jaillie de son
corps pouvait instantanément lui éclaircir l’esprit,
lui permettant de considérer avec un regain
d’intérêt la détermination de Nelson dans la baie
d’Aboukir.
Sa principale contribution aux préparatifs du
mariage avait été de s’imposer plus d’une semaine
d’abstinence ; pas une seule fois, depuis l’âge de
douze ans, il n’avait été aussi chaste avec luimême. Il se réservait pour sa jeune épouse.
Difficile, surtout au lit la nuit, le matin au réveil,
pendant les longs après-midi, durant les heures
précédant le déjeuner ou le coucher. Or voilà qu’ils
étaient enfin mariés, et enfin seuls. Pourquoi ne se
levait-il pas de table, plantant là son rôti, pour
couvrir Florence de baisers et la conduire vers le lit
à baldaquin de la chambre voisine ? Ce n’était pas
si simple. Voilà un certain temps, déjà, qu’il se
heurtait à sa timidité. Il avait fini par la respecter, la
vénérer même, y voyant une forme de pudeur, un
voile conventionnel dissimulant une nature à la
sexualité très riche. Preuve à la fois de la
profondeur de son intelligence et de sa bienséance,
en somme. Il s’était persuadé qu’il la préférait ainsi.
Sans qu’il se l’avoue vraiment, la réserve de
Florence s’accordait bien avec sa propre ignorance
et son manque d’assurance ; une femme plus
exigeante et sensuelle, plus « libérée », aurait pu le
terrifier.
Edward's single most important contribution
to the wedding arrangements was to refrain,
for over a week. Not since he was twelve
had he been so entirely chaste with himself.
He wanted to be in top form for his bride. It
was not easy, especially at night in bed, or in
the mornings as he woke, or in the long
afternoons, or in the hours before lunch, or
after supper, during the hours before bed.
Now here they were at last, married and
alone. Why did he not rise from his roast,
cover her in kisses and lead her towards the
four-poster next door? It was not so simple.
He had a fairly long history of engaging with
Florence's shyness. He had come to respect
it, even revere it, mistaking it for a form of
coyness, a conventional veil for a richly
sexual nature. In all, part of the intricate
depth of her personality, and proof of her
quality. He persuaded himself that he
preferred her this way. He did not spell it out
for himself, but her reticence suited his own
ignorance and lack of confidence; a more Leur cour ressemblait à une pavane, à une
sensual and demanding woman, a wild manifestation solennelle, ralentie par un protocole
jamais signé ni mentionné, mais généralement
woman, might have terrified him.
observé. Rien n’était jamais discuté – pas plus qu’ils
Their courtship had been a pavane, a stately ne souffraient du manque de conversations
unfolding, bound by protocols never agreed intimes. Ces questions défiaient les mots, les
or voiced, but generally observed. Nothing définitions. Le jargon et le protocole des thérapies,
49
was ever discussed - nor did they feel the
lack of intimate talk. These were matters
beyond words, beyond definition. The
language and practice of therapy, the
currency of feelings diligently shared,
mutually analysed, were not yet in general
circulation. While one heard of wealthier
people going in for psychoanalysis, it was
not yet customary to regard oneself in
everyday terms as an enigma, as an exercise
in narrative history, or as a problem waiting
to be solved.
Between Edward and Florence, nothing
happened quickly. Important advances,
permissions wordlessly granted to extend
what he was allowed to see or caress, were
attained only gradually. The day in October
he first saw her naked breasts long preceded
the day he could touch them - December 19.
He kissed them in February, though not her
nipples, which he grazed with his lips once,
in May. She allowed herself to advance
across his own body with even greater
caution. Sudden moves or radical
suggestions on his part could undo months
of good work. The evening in the cinema at a
showing of A Taste of Honey when he took
her hand and plunged it between his legs set
the process back weeks. She became, not
frosty, or even cool - that was never her way
- but imperceptibly remote, perhaps
disappointed, or even faintly betrayed. She
retreated from him somehow without letting
him ever feel in doubt about her love. Then
at last they were back on course: when they
were alone one Saturday afternoon in late
March, with the rain falling heavily outside
the windows of the disorderly sitting room
of his parents' tiny house in the Chiltern
Hills, she let her hand rest briefly on, or
near, his penis. For less than fifteen seconds,
in rising hope and ecstasy, he felt her
through two layers of fabric. As soon as she
pulled away he knew he could bear it no
l’habitude de partager ses sentiments, de les
analyser mutuellement n’étaient pas encore entrés
dans les mœurs. On avait beau entendre parler de
gens riches qui entreprenaient une psychanalyse,
on ne se considérait pas encore soi-même au
quotidien comme une énigme, un récit
autobiographique ou un problème à résoudre.
Entre Edward et Florence, rien n’allait vite. Les
avancées importantes, la permission qu’elle lui
donnait en silence d’aller plus loin dans ce qu’il
avait le droit de voir ou de caresser, ne
s’obtenaient que graduellement. Le jour d’octobre
où il entrevit pour la première fois ses seins nus
précéda de plusieurs semaines le moment où il put
les toucher – le 19 décembre. Il les embrassa en
février, mais pas les pointes, que ses lèvres
n’effleurèrent qu’une seule fois, en mai. Elle-même
ne s’autorisait à explorer son corps à lui qu’avec
une prudence plus grande encore. Une initiative
improvisée, une suggestion osée pouvaient ruiner
des mois d’efforts. Ce fameux soir au cinéma, lors
de la projection d’Un goût de miel, où il lui avait
pris la main pour la plonger entre ses cuisses, les
ramena plusieurs semaines en arrière. Elle devint
non pas glaciale, ni même hautaine – ce n’était pas
sa façon d’être – mais imperceptiblement lointaine,
se sentant peut-être déçue, voire plus ou moins
trahie. Elle s’arrangea pour prendre ses distances
sans le laisser douter un instant de l’amour qu’elle
lui portait. Et puis les choses reprirent enfin leur
cours : alors qu’ils étaient seuls un samedi aprèsmidi de la fin du mois de mars, et que la pluie
tambourinait aux fenêtres du salon en désordre de
la maisonnette des parents d’Edward, dans les
collines des Chilterns, elle posa brièvement la main
sur son sexe, ou du moins tout près. Pendant une
quinzaine de secondes, transporté par l’espoir et
l’extase qui montaient en lui, il sentit ses doigts à
travers deux épaisseurs de tissu. Quand elle les
retira, il sut qu’il avait assez attendu. Il la demanda
en mariage.
Il n’imaginait pas ce qu’il en avait coûté à Florence
50
more. He asked her to marry him.
de poser la main – le dos de la main – à cet endroit.
Elle avait beau l’aimer, vouloir lui faire plaisir, elle
avait dû surmonter un dégoût considérable. C’était
une tentative sincère – si intelligente qu’elle fût,
elle était sans malice. Elle avait laissé sa main en
place le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’elle
sente quelque chose bouger et durcir sous la
flanelle grise du pantalon. C’était comme une
créature vivante, distincte de l’Edward qu’elle
aimait, et elle avait eu un mouvement de recul. Puis
il avait bafouillé sa demande en mariage, et, toute à
ce tourbillon d’émotion, de joie, d’hilarité, de
soulagement, d’étreintes successives, elle avait
temporairement oublié son léger traumatisme.
Quant à Edward, à la fois stupéfait de son initiative
et paralysé par son désir frustré, il n’aurait pu se
douter de la contradiction qui allait habiter
Florence à partir de ce jour-là, ce mélange secret de
dégoût et de joie.
He could not have known what it cost her to
put a hand - it was the back of her hand - in
such a place. She loved him, she wanted to
please him, but she had to overcome
considerable distaste. It was an honest
attempt - she may have been clever, but she
was without guile. She kept that hand in
place for as long as she could, until she felt a
stirring and hardening beneath the grey
flannel of his trousers. She experienced a
living thing, quite separate from her Edward
- and she recoiled. Then he blurted out his
proposal, and in the rush of emotion, the
delight and hilarity and relief, the sudden
embraces, she momentarily forgot her little
shock. And he was so astonished by his own
decisiveness, as well as mentally cramped by
unresolved desire, that he could have had
little idea of the contradiction she began to Ils étaient donc enfin seuls, et libres, en théorie, de
live with from that day on, the secret affair faire tout ce qu’ils voulaient, mais ils continuèrent
de manger ce dîner pour lequel ils n’avaient aucun
between disgust and joy.
appétit. Florence posa son couteau, prit dans la
They were alone then, and theoretically free
sienne la main d’Edward, la serra. Du rez-deto do whatever they wanted, but they went chaussée leur parvint le son d’un poste de radio, le
on eating the dinner they had no appetite carillon de Big Ben annonçant les informations de
for. Florence set down her knife and reached vingt-deux heures. Sur cette partie de la côte,
for Edward's hand and squeezed. From bordée par des collines, on captait mal la télévision.
downstairs they heard the wireless, the Les clients les plus âgés devaient être en bas, au
chimes of Big Ben at the start of the ten salon, à prendre des nouvelles du monde en même
o'clock news. Along this stretch of coast temps que leur digestif – l’hôtel offrait un vaste
television reception was poor because of the choix de whiskys pur malt – et certains hommes
hills just inland. The older guests would be bourraient sans doute leur dernière pipe de la
down there in the sitting room, taking the journée. Se rassembler autour de la TSF pour le
measure of the world with their nightcaps - principal bulletin d’informations était une habitude
the hotel had a good selection of single datant de la guerre, et dont ils ne se déferaient
malts - and some of the men would be filling jamais. Edward et Florence entendirent de loin les
their pipes for one last time that day. titres et reconnurent le nom du Premier ministre,
Gathering around the wireless for the main puis, une ou deux minutes plus tard, les intonations
bulletin was a wartime habit they would familières de sa voix prononçant un discours.
never break. Edward and Florence heard the Harold Macmillan venait de prendre la parole lors
muffled headlines and caught the name of d’un congrès à Washington, pour évoquer la course
the Prime Minister, and then a minute or
aux armements nucléaires et la nécessité d’un
two later his familiar voice raised in a traité de non-prolifération. Comment ne pas voir
51
speech. Harold Macmillan had been
addressing a conference in Washington
about the arms race and the need for a testban treaty. Who could disagree that it was
folly to go on testing H-bombs in the
atmosphere and irradiating the whole
planet? But no one under thirty - certainly
not Edward and Florence - believed a British
Prime Minister held much sway in global
affairs. Every year the Empire shrank as
another few countries took their rightful
independence. Now there was almost
nothing left, and the world belonged to the
Americans and the Russians. Britain,
England, was a minor power - saying this
gave a certain blasphemous pleasure.
que c’était de la folie de continuer à tester la
bombe H dans l’atmosphère et d’irradier la
planète ? Mais aucun adulte de moins de trente ans
– en tout cas pas Edward ni Florence – ne croyait
qu’un Premier ministre britannique pût exercer une
influence déterminante sur la marche du monde.
Chaque année l’Empire rétrécissait un peu plus, à
mesure que de nouveaux pays proclamaient à juste
titre leur indépendance. À présent, il n’en restait
pratiquement rien, et les Russes et les Américains
se partageaient le monde. La Grande-Bretagne,
l’Angleterre, n’était désormais qu’une puissance de
second rang – dire ces mots procurait une
jubilation presque blasphématoire.
Au rez-de-chaussée, bien sûr, on n’était pas de cet
avis. Toute personne de plus de quarante ans avait
dû se battre ou souffrir pendant la dernière guerre,
connaître la mort à une échelle sans précédent, et
Downstairs, of course, they took a different ne pouvait donc se résoudre à voir le pays sombrer
view. Anyone over forty would have fought, dans l’insignifiance en guise de récompense pour
or suffered, in the war and known death on
tant de sacrifices.
an unusual scale, and would not have been
able to believe that a drift into irrelevance Edward et Florence allaient voter pour la première
fois aux élections législatives, et ils s’attendaient à
was the reward for all the sacrifice.
une victoire des travaillistes aussi écrasante que
celle de 1945. Encore un an ou deux, et l’ancienne
Edward and Florence would be voting for the génération nostalgique de l’Empire devrait céder la
first time in the next General Election and place à des dirigeants comme Gaitskell, Wilson,
were keen on the idea of a Labour landslide Crosland – des hommes nouveaux rêvant d’un pays
as great as the famous victory of 1945. In a moderne, plus égalitaire, où les réformes
year or two, the older generation that still nécessaires seraient entreprises. Si les États-Unis
dreamed of Empire must surely give way to pouvaient élire le dynamique et séduisant
politicians like Gaitskell, Wilson, Crosland - président Kennedy, rien n’empêchait la Grandenew men with a vision of a modern country Bretagne de les imiter – en théorie, du moins, car il
where there was equality and things actually n’y avait personne ayant un tel charisme au parti
got done. If America could have an travailliste. Quant aux vieux de la vieille qui se
exuberant and handsome President croyaient encore en guerre, et regrettaient la
Kennedy, then Britain could have something discipline et les privations, ils avaient fait leur
similar - at least in spirit, for there was no temps. La conviction d’Edward et de Florence que
one quite so glamorous in the Labour Party. leur pays était sur le point de changer, que
The blimps, still fighting the last war, still l’énergie de la jeunesse ne demandait qu’à jaillir,
nostalgic for its discipline and privations - tel un nuage de vapeur trop longtemps maintenu
their time was up. Edward and Florence's sous pression, se mêlait à l’excitation engendrée
shared sense that one day soon the country par leurs propres émois amoureux. Les années
52
would be transformed for the better, that
youthful energies were pushing to escape,
like steam under pressure, merged with the
excitement of their own adventure together.
The sixties was their first decade of adult
life, and it surely belonged to them. The pipe
smokers downstairs in their silver-buttoned
blazers, with their double measures of Caol
Ila and memories of campaigns in North
Africa and Normandy, and their cultivated
remnants of Army slang - they could have no
claim on the future. Time, gentlemen,
please!
soixante représentaient la première décennie de
leur vie adulte, et elles leur appartenaient
forcément. Avec leur blazer à boutons argent, leur
Caol Ila bien tassé, leurs souvenirs des campagnes
d’Afrique du Nord et de Normandie, et leur
acharnement à cultiver ce qui leur restait de jargon
militaire, les fumeurs de pipe du rez-de-chaussée
n’avaient aucun droit sur l’avenir. Messieurs, on
ferme.
Tandis que la brume continuait de se dissiper,
dévoilant les arbres tout proches, les falaises vertes
et nues derrière la lagune, et quelques fragments
de mer argentée, l’air d’une douceur vespérale
affluait autour de la table où Edward et Florence
faisaient toujours semblant de dîner, murés dans
leurs angoisses respectives. Florence promenait
distraitement sa nourriture dans son assiette.
Edward mangeait quelques morceaux symboliques
de pomme de terre qu’il découpait avec le bord de
sa fourchette. Ils écoutèrent avec fatalisme le
deuxième sujet, conscients du conformisme dont ils
faisaient preuve en joignant leur attention à celle
des clients du rez-de-chaussée. C’était leur nuit de
noces, et ils n’avaient rien à se dire. Ils peinaient à
distinguer les mots qui traversaient le plancher,
mais ils reconnurent « Berlin » et comprirent
aussitôt qu’il s’agissait de l’information dont tout le
monde parlait ces derniers temps : une évasion
depuis Berlin-Est vers le secteur occidental grâce à
un bateau à vapeur détourné sur le Wannsee, les
réfugiés s’étant cachés derrière la cabine de
pilotage pour échapper aux balles des gardes estallemands. Edward et Florence écoutèrent le
reportage puis, dans un silence intolérable, le
suivant, consacré à la dernière journée d’une
conférence islamique à Bagdad.
The rising mist continued to unveil the
nearby trees, the bare green cliffs behind
the lagoon and portions of a silver sea, and
the smooth evening air poured in around the
table, and they continued their pretence of
eating, trapped in the moment by private
anxieties. Florence was merely moving the
food around her plate. Edward ate only
token morsels of potato, which he carved
with the edge of his fork. They listened
helplessly to the second item of news, aware
of how dull it was of them to be linking their
attention to that of the guests downstairs.
Their wedding night, and they had nothing
to say. The indistinct words rose from under
their feet, but they made out 'Berlin' and
knew instantly that this was the story that
lately had captivated everyone. It was an
escape from the Communist east to the west
of the city by way of a commandeered
steamship on the Wannsee, the refugees
cowering by the wheelhouse to dodge the
bullets of the East German guards. They
listened to that, and now, intolerably, the
third item, the concluding session of an Prisonniers de l’actualité internationale par leur
propre bêtise ! Ça avait assez duré. Il fallait agir.
Islamic conference in Baghdad.
Edward desserra sa cravate et plaça avec
détermination son couteau et sa fourchette
parallèlement à son assiette.
Bound to world events by their own
stupidity! It could not go on. It was time to « On n’a qu’à descendre, on entendra mieux... »
act. Edward loosened his tie and firmly set Il espérait faire preuve d’humour en les visant tous
53
down his knife and fork in parallel on his les deux par ce sarcasme, mais ses paroles jaillirent
avec une férocité surprenante qui fit rougir
plate.
Florence. Elle crut qu’il lui reprochait de lui préférer
'We could go downstairs and listen properly'
la TSF et, avant qu’il ait pu atténuer ou désamorcer
He hoped he was being humorous, directing l’effet
de
sa
remarque,
elle
répondit
his sarcasm against them both, but his words précipitamment : « On peut aussi aller sur le lit »,
emerged with surprising ferocity, and écartant nerveusement de son front un cheveu
Florence blushed. She thought he was invisible. Pour lui prouver qu’il se trompait, elle lui
criticising her for preferring the wireless to proposait ce dont elle savait qu’il avait le plus
him, and before he could soften or lighten envie, et qu’elle-même redoutait le plus. En fait,
his remark she said hurriedly, 'Or we could elle aurait été bien plus heureuse, ou bien moins
go and lie on the bed,' and nervously swiped malheureuse de descendre passer la soirée au
an invisible hair from her forehead. To salon, à converser avec toutes ces dames d’un
demonstrate how wrong he was, she was certain âge sur les canapés tendus de tissu à fleurs,
proposing what she knew he most wanted pendant que leurs époux se laissaient gravement
and she dreaded. She really would have
absorber par les informations, par la tourmente de
been happier, or less unhappy, to go down l’Histoire. Tout sauf ça.
to the lounge and pass the time in quiet
Corpus Dongoida
conversation with the matrons on the floralpatterned sofas while their men leaned
seriously into the news, into the gale of
history. Anything but this.
How they toiled and sweated to get the hay in!
But their efforts were rewarded, for the harvest
was an even bigger success than they had
hoped.
Sometimes the work was hard; the implements
had been designed for human beings and not
for animals, and it was a great drawback that
no animal was able to use any tool that
involved standing on his hind legs. But the pigs
were so clever that they could think of a way
round every difficulty. As for the horses, they
knew every inch of the field, and in fact
understood the business of mowing and raking
far better than Jones and his men had ever
done. The pigs did not actually work, but
directed and supervised the others. With their
superior knowledge it was natural that they
should assume the leadership. Boxer and
Clover would harness themselves to the cutter
Comme ils trimèrent et prirent de la peine pour
rentrer le foin ! Mais leurs efforts furent
récompensés car la récolte fut plus abondante
encore qu’ils ne l’auraient cru.
A certains moments la besogne était tout à fait
pénible. Les instruments agraires avaient été
inventés pour les hommes et non pour les
animaux, et ceux-ci en subissaient les
conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se
servir du moindre outil qui l’obligeât à se tenir
debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les
cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le
moyen de tourner chaque difficulté. Quant aux
chevaux, ils connaissaient chaque pouce du
terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler
54
or the horse-rake (no bits or reins were needed
in these days, of course) and tramp steadily
round and round the field with a pig walking
behind and calling out “Gee up, comrade!” or
“Whoa back, comrade!” as the case might be.
And every animal down to the humblest
worked at turning the hay and gathering it.
Even the ducks and hens toiled to and fro all
day in the sun, carrying tiny wisps of hay in
their beaks. In the end they finished the harvest
in two days’ less time than it had usually taken
Jones and his men. Moreover, it was the
biggest harvest that the farm had ever seen.
There was no wastage whatever; the hens and
ducks with their sharp eyes had gathered up
the very last stalk. And not an animal on the
farm had stolen so much as a mouthful.
All through that summer the work of the farm
went like clockwork. The animals were happy
as they had never conceived it possible to be.
Every mouthful of food was an acute positive
pleasure, now that it was truly their own food,
produced by themselves and for themselves,
not doled out to them by a grudging master.
With the worthless parasitical human beings
gone, there was more for everyone to eat.
There was more leisure too, inexperienced
though the animals were. They met with many
difficulties--for instance, later in the year, when
they harvested the corn, they had to tread it
out in the ancient style and blow away the
chaff with their breath, since the farm
possessed no threshing machine--but the pigs
with their cleverness and Boxer with his
tremendous muscles always pulled them
through. Boxer was the admiration of
everybody. He had been a hard worker even in
Jones’s time, but now he seemed more like
three horses than one; there were days when
the entire work of the farm seemed to rest on
his mighty shoulders. From morning to night he
was pushing and pulling, always at the spot
where the work was hardest. He had made an
arrangement with one of the cockerels to call
him in the mornings half an hour earlier than
anyone else, and would put in some volunteer
labour at whatever seemed to be most needed,
before the regular day’s work began. His
answer to every problem, every setback, was “I
will work harder!”--which he had adopted as
mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les
cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas : ils
distribuaient le travail et veillaient à sa bonne
exécution. Avec leurs connaissances supérieures,
il était naturel qu’ils prennent le commandement.
Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau
ou à la faucheuse (ni mors ni rênes n’étant plus
nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le
champ en long et en large, un cochon à leurs
trousses.
Celui-ci
s’écriait :
« Hue
dia,
camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant
le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste
besognait à faner et ramasser le foin. Même les
canards et les poules, sans relâche, allaient et
venaient sous le soleil, portant dans leurs becs
des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut
achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de
Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de
foin que la ferme ait jamais connue. Et nul
gaspillage, car poules et canards, animaux à l’œil
prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et
pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une
bouchée.
Tout l’été le travail progressa avec une régularité
d’horloge. Les animaux étaient heureux d’un
bonheur qui passait leurs espérances. Tout
aliment leur était plus délectable d’être le fruit de
leur effort. Car désormais c’était là leur propre
manger, produit par eux et pour eux, et non plus
l’aumône, accordée à contrecœur, d’un maître
parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance
humaine, des bons à rien, des parasites, chacun
d’eux reçut en partage une ration plus copieuse.
Et, quoique encore peu expérimentés, ils eurent
aussi des loisirs accrus. Oh, il leur fallut faire face
à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus tard
dans l’année et le temps venu de la moisson, ils
durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et,
faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume
en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des
cochons ainsi que la prodigieuse musculature de
Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar
faisait l’admiration de tous. Déjà connu à
l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage,
55
his personal motto.
But everyone worked according to his capacity
The hens and ducks, for instance, saved five
bushels of corn at the harvest by gathering up
the stray grains. Nobody stole, nobody
grumbled over his rations, the quarrelling and
biting and jealousy which had been normal
features of life in the old days had almost
disappeared. Nobody shirked--or almost
nobody. Mollie, it was true, was not good at
getting up in the mornings, and had a way of
leaving work early on the ground that there
was a stone in her hoof. And the behaviour of
the cat was somewhat peculiar. It was soon
noticed that when there was work to be done
the cat could never be found. She would vanish
for hours on end, and then reappear at mealtimes, or in the evening after work was over, as
though nothing had happened. But she always
made such excellent excuses, and purred so
affectionately, that it was impossible not to
believe in her good intentions. Old Benjamin,
the donkey, seemed quite unchanged since the
Rebellion. He did his work in the same slow
obstinate way as he had done it in Jones’s time,
never shirking and never volunteering for extra
work either. About the Rebellion and its results
he would express no opinion. When asked
whether he was not happier now that Jones
was gone, he would say only “Donkeys live a
long time. None of you has ever seen a dead
donkey,” and the others had to be content with
this cryptic answer.
On Sundays there was no work. Breakfast was
an hour later than usual, and after breakfast
there was a ceremony which was observed
every week without fail. First came the hoisting
of the flag. Snowball had found in the harnessroom an old green tablecloth of Mrs. Jones’s
and had painted on it a hoof and a horn in
white. This was run up the flagstaff in the
farmhouse garden every Sunday morning. The
flag was green, Snowball explained, to
represent the green fields of England, while the
hoof and horn signified the future Republic of
the Animals which would arise when the
human race had been finally overthrown. After
the hoisting of the flag all the animals trooped
into the big barn for a general assembly which
was known as the Meeting. Here the work of
the coming week was planned out and
resolutions were put forward and debated. It
pour lors il besognait comme trois. Même,
certains jours, tout le travail de la ferme semblait
reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la
tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était
toujours présent au plus dur du travail. Il avait
passé accord avec l’un des jeunes coqs pour
qu’on le réveille une demi-heure avant tous les
autres, et, devançant l’horaire et le plan de la
journée, de son propre chef il se portait
volontaire aux tâches d’urgence. À tout problème
et à tout revers, il opposait sa conviction : « Je
vais travailler plus dur. » Ce fut là sa devise.
Toutefois, chacun œuvrait suivant ses capacités.
Ainsi, les poules et les canards récupérèrent dix
boisseaux de blé en recueillant les grains
disséminés ça et là. Et personne qui chapardât, ou
qui se plaignît des rations : les prises de bec,
bisbilles, humeurs ombrageuses, jadis monnaie
courante, n’étaient plus de mise. Personne ne
tirait au flanc – enfin, presque personne. Lubie,
avouons-le, n’était pas bien matineuse, et se
montrait encline à quitter le travail de bonne
heure, sous prétexte qu’un caillou lui agaçait le
sabot. La conduite de la chatte était un peu
singulière aussi. On ne tarda pas à s’apercevoir
qu’elle était introuvable quand l’ouvrage
requérait sa présence. Elle disparaissait des
heures d’affilée pour reparaître aux repas, ou le
soir après le travail fait, comme si de rien n’était.
Mais elle se trouvait des excuses si excellentes, et
ronronnait de façon si affectueuse, que ses
bonnes intentions n’étaient pas mises en doute.
Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la
révolution il était demeuré le même. Il s’acquittait
de sa besogne de la même manière lente et têtue,
sans jamais renâcler, mais sans zèle inutile non
plus. Sur le soulèvement même et ses
conséquences, il se gardait de toute opinion.
Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son
sort meilleur depuis l’éviction de Jones, il s’en
tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun de
vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette
56
was always the pigs who put forward the
resolutions. The other animals understood how
to vote, but could never think of any
resolutions of their own. Snowball and
Napoleon were by far the most active in the
debates. But it was noticed that these two were
never in agreement: whatever suggestion
either of them made, the other could be
counted on to oppose it. Even when it was
resolved--a thing no one could object to in
itself--to set aside the small paddock behind
the orchard as a home of rest for animals who
were past work, there was a stormy debate
over the correct retiring age for each class of
animal. The Meeting always ended with the
singing of ‘Beasts of England’, and the
afternoon was given up to recreation.
The pigs had set aside the harness-room as a
headquarters for themselves. Here, in the
evenings,
they
studied
blacksmithing,
carpentering, and other necessary arts from
books which they had brought out of the
farmhouse. Snowball also busied himself with
organising the other animals into what he
called
Animal
Committees.
He
was
indefatigable at this. He formed the Egg
Production Committee for the hens, the Clean
Tails League for the cows, the Wild Comrades’
Re-education Committee (the object of this was
to tame the rats and rabbits), the Whiter Wool
Movement for the sheep, and various others,
besides instituting classes in reading and
writing.
On the whole, these projects were a failure.
The attempt to tame the wild creatures, for
instance, broke down almost immediately. They
continued to behave very much as before, and
when treated with generosity, simply took
advantage of it. The cat joined the Reeducation Committee and was very active in it
for some days. She was seen one day sitting on
a roof and talking to some sparrows who were
just out of her reach. She was telling them that
all animals were now comrades and that any
sparrow who chose could come and perch on
her paw; but the sparrows kept their distance.
The reading and writing classes, however, were
a great success. By the autumn almost every
animal on the farm was literate in some
degree.
As for the pigs, they could already read and
write perfectly. The dogs learned to read fairly
réponse sibylline on devait se satisfaire.
Le dimanche, jour férié, on prenait le petit
déjeuner une heure plus tard que d’habitude. Puis
c’était une cérémonie renouvelée sans faute
chaque semaine. D’abord on hissait les couleurs.
Boule de Neige s’était procuré à la sellerie un
vieux tapis de table de couleur verte, qui avait
appartenu à Mrs. Jones, et sur lequel il avait peint
en blanc une corne et un sabot. Ainsi donc, dans
le jardin de la ferme, tous les dimanches matin le
pavillon était hissé au mât. Le vert du drapeau,
expliquait Boule de Neige, représente les verts
pâturages d’Angleterre ; la corne et le sabot, la
future République, laquelle serait proclamée au
renversement définitif de la race humaine. Après
le salut au drapeau, les animaux gagnaient
ensemble la grange. Là se tenait une assemblée
qui était l’assemblée générale, mais qu’on
appelait l’Assemblée. On y établissait le plan de
travail de la semaine et on y débattait et adoptait
différentes résolutions. Celles-ci, les cochons les
proposaient toujours. Car si les autres animaux
savaient comment on vote, aucune proposition
nouvelle ne leur venait à l’esprit. Ainsi, le plus
clair des débats était l’affaire de Boule de Neige
et Napoléon. Il est toutefois à remarquer qu’ils
n’étaient jamais d’accord : quel que fut l’avis de
l’un, on savait que l’autre y ferait pièce. Même
une fois décidé, et personne ne pouvait s’élever
contre la chose elle-même, d’aménager en
maison de repos le petit enclos attenant au
verger, un débat orageux s’ensuivit : quel est,
pour chaque catégorie d’animaux, l’âge légitime
de la retraite ? L’assemblée prenait toujours fin
aux accents de Bêtes d’Angleterre, et l’après-midi
était consacré aux loisirs.
Les cochons avaient fait de la sellerie leur quartier
général. Là, le soir, ils étudiaient les arts et
métiers : les techniques du maréchal-ferrant, ou
celles du menuisier, par exemple à l’aide de livres
57
well, but were not interested in reading
anything except the Seven Commandments.
Muriel, the goat, could read somewhat better
than the dogs, and sometimes used to read to
the others in the evenings from scraps of
newspaper which she found on the rubbish
heap. Benjamin could read as well as any pig,
but never exercised his faculty. So far as he
knew, he said, there was nothing worth
reading. Clover learnt the whole alphabet, but
could not put words together. Boxer could not
get beyond the letter D. He would trace out A,
B, C, D, in the dust with his great hoof, and then
would stand staring at the letters with his ears
back, sometimes shaking his forelock, trying
with all his might to remember what came next
and never succeeding. On several occasions,
indeed, he did learn E, F, G, H, but by the time
he knew them, it was always discovered that he
had forgotten A, B, C, and D. Finally he decided
to be content with the first four letters, and
used to write them out once or twice every day
to refresh his memory. Mollie refused to learn
any but the six letters which spelt her own
name. She would form these very neatly out of
pieces of twig, and would then decorate them
with a flower or two and walk round them
admiring them.
None of the other animals on the farm could
get further than the letter A. It was also found
that the stupider animals, such as the sheep,
hens, and ducks, were unable to learn the
Seven Commandments by heart. After much
thought Snowball declared that the Seven
Commandments could in effect be reduced to a
single maxim, namely: “Four legs good, two
legs bad.” This, he said, contained the essential
principle of Animalism. Whoever had
thoroughly grasped it would be safe from
human influences. The birds at first objected,
since it seemed to them that they also had two
legs, but Snowball proved to them that this was
not so.
“A bird’s wing, comrades,” he said, “is an organ
of propulsion and not of manipulation. It
should therefore be regarded as a leg. The
distinguishing mark of man is the HAND, the
instrument with which he does all his mischief.”
ramenés de la ferme. Boule de Neige se
préoccupait aussi de répartir les animaux en
Commissions, et sur ce terrain il était infatigable.
Il constitua pour les poules la Commission des
pontes, pour les vaches la Ligue des queues de
vaches propres, pour les réfractaires la
Commission de rééducation des camarades vivant
en liberté dans la nature (avec, pour but
d’apprivoiser les rats et les lapins), et pour les
moutons le Mouvement de la laine immaculée, et
encore d’autres instruments de prophylaxie
sociale – outre les classes de lecture et d’écriture.
Dans l’ensemble, ces projets connurent l’échec.
C’est ainsi que la tentative d’apprivoiser les
animaux sauvages avorta presque tout de suite.
Car ils ne changèrent pas de conduite, et ils
mirent à profit toute velléité généreuse à leur
égard. La chatte fit de bonne heure partie de la
Commission de rééducation, et pendant quelques
jours y montra de la résolution. Même, une fois,
on la vit assise, sur le toit, parlementant avec des
moineaux hors d’atteinte : tous les animaux sont
désormais camarades. Aussi tout moineau
pouvait se percher sur elle, même sur ses griffes.
Mais les moineaux gardaient leurs distances.
Les cours de lecture et d’écriture, toutefois,
eurent un vif succès. À l’automne, il n’y avait plus
d’illettrés, autant dire.
Les cochons, eux, savaient déjà lire et écrire à la
perfection. Les chiens apprirent à lire à peu près
couramment, mais ils ne s’intéressaient qu’aux
Sept Commandements. Edmée, la chèvre, s’en
tirait mieux qu’eux. Le soir, il lui arrivait de faire
aux autres la lecture de fragments de journaux
découverts aux ordures. Benjamin, l’âne, pouvait
lire aussi bien que, n’importe quel cochon, mais
jamais il n’exerçait ses dons. » Que je sache,
disait-il, il n’y a rien qui vaille la peine d’être lu. »
Douce apprit toutes ses lettres, mais la science
The birds did not understand Snowball’s long des mots lui échappait. Malabar n’allait pas auwords, but they accepted his explanation, and delà de la lettre D. De son grand sabot, il traçait
all the humbler animals set to work to learn the
58
new maxim by heart. FOUR LEGS GOOD, TWO
LEGS BAD, was inscribed on the end wall of the
barn, above the Seven Commandments and in
bigger letters When they had once got it by
heart, the sheep developed a great liking for
this maxim, and often as they lay in the field
they would all start bleating “Four legs good,
two legs bad! Four legs good, two legs bad!”
and keep it up for hours on end, never growing
tired of it.
Napoleon took no interest in Snowball’s
committees. He said that the education of the
young was more important than anything that
could be done for those who were already
grown up. It happened that Jessie and Bluebell
had both whelped soon after the hay harvest,
giving birth between them to nine sturdy
puppies. As soon as they were weaned,
Napoleon took them away from their mothers,
saying that he would make himself responsible
for their education. He took them up into a loft
which could only be reached by a ladder from
the harness-room, and there kept them in such
seclusion that the rest of the farm soon forgot
their existence.
The mystery of where the milk went to was
soon cleared up. It was mixed every day into
the pigs’ mash. The early apples were now
ripening, and the grass of the orchard was
littered with windfalls. The animals had
assumed as a matter of course that these
would be shared out equally; one day,
however, the order went forth that all the
windfalls were to be collected and brought to
the harness-room for the use of the pigs. At this
some of the other animals murmured, but it
was no use. All the pigs were in full agreement
on this point, even Snowball and Napoleon.
Squealer was sent to make the necessary
explanations to the others.
“Comrades!” he cried. “You do not imagine, I
hope, that we pigs are doing this in a spirit of
selfishness and privilege? Many of us actually
dislike milk and apples. I dislike them myself.
Our sole object in taking these things is to
preserve our health. Milk and apples (this has
been proved by Science, comrades) contain
substances absolutely necessary to the wellbeing of a pig. We pigs are brainworkers. The
whole management and organisation of this
farm depend on us. Day and night we are
watching over your welfare. It is for YOUR sake
dans la poussière les lettres A B C D, puis il les
fixait des yeux, et, les oreilles rabattues et de
temps a autre repoussant la mèche qui lui barrait
le front, il faisait grand effort pour se rappeler
quelles lettres venaient après, mais sans jamais y
parvenir. Bel et bien, à différentes reprises, il
retint E F G H, mais du moment qu’il savait ces
lettres-là, il avait oublié les précédentes. À la fin, il
décida d’en rester aux quatre premières lettres,
et il les écrivait une ou deux fois dans la journée
pour se rafraîchir la mémoire. Lubie refusa
d’apprendre l’alphabet, hormis les cinq lettres de
son nom. Elle les traçait fort adroitement, avec
des brindilles, puis les agrémentait d’une fleur ou
deux et, avec admiration, en faisait le tour.
Aucun des autres animaux de la ferme ne put
aller au-delà de la lettre A. On s’aperçut aussi que
les plus bornés, tels que moutons, poules et
canards, étaient incapables d’apprendre par cœur
les Sept Commandements. Après mûre réflexion,
Boule de Neige signifia que les Sept
Commandements pouvaient, après tout, se
ramener à une maxime unique, à savoir
Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! En cela, ditil, réside le principe fondamental de l’Animalisme.
Quiconque en aurait tout à fait saisi la
signification serait à l’abri des influences
humaines. Tout d’abord les oiseaux se rebiffèrent,
se disant qu’eux aussi sont des Deuxpattes, mais
Boule de Neige leur prouva leur erreur, disant :
« Les ailes de l’oiseau, camarades, étant des
organes de propulsion, non de manipulation,
doivent être regardées comme des pattes. Ça va
de soi. Et c’est la main qui fait la marque
distinctive de l’homme : la main qui manipule, la
main de malignité. »
Les oiseaux restèrent cois devant les mots
compliqués de Boule de Neige, mais ils
approuvèrent sa conclusion, et tous les moindres
animaux de la ferme se mirent à apprendre par
59
that we drink that milk and eat those apples.
Do you know what would happen if we pigs
failed in our duty? Jones would come back! Yes,
Jones would come back! Surely, comrades,”
cried Squealer almost pleadingly, skipping from
side to side and whisking his tail, “surely there
is no one among you who wants to see Jones
come back?”
cœur la nouvelle maxime : Quatrepattes, oui !
Deuxpattes, non !, que l’on inscrivit sur le mur du
fond de la grange, au-dessus des Sept
Commandements et en plus gros caractères. Une
fois qu’ils la surent sans se tromper, les moutons
s’en éprirent, et c’est souvent que, couchés dans
les champs, ils bêlaient en chœur : Quatrepattes,
oui ! Deuxpattes, non ! Et ainsi des heures durant,
sans se lasser jamais.
Now if there was one thing that the animals
were completely certain of, it was that they did
not want Jones back. When it was put to them
in this light, they had no more to say. The
importance of keeping the pigs in good health
was all too obvious. So it was agreed without
further argument that the milk and the windfall
apples (and also the main crop of apples when
they ripened) should be reserved for the pigs
alone.
Napoléon ne portait aucun intérêt aux
Commissions de Boule de Neige. Selon lui,
l’éducation des jeunes était plus importante que
tout ce qu’on pouvait faire pour les animaux déjà
d’âge mûr. Or, sur ces entrefaites, les deux
chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu
après la fenaison, donnant naissance à neuf chiots
vigoureux. Dès après le sevrage, Napoléon enleva
les chiots à leurs mères, disant qu’il pourvoirait
personnellement à leur éducation. Il les remisa
dans un grenier, où l’on n’accédait que par une
IV
échelle de la sellerie, et les y séquestra si bien que
By the late summer the news of what had bientôt tous les autres animaux oublièrent
happened on Animal Farm had spread across jusqu’à leur existence.
half the county. Every day Snowball and
Napoleon sent out flights of pigeons whose
instructions were to mingle with the animals on
neighbouring farms, tell them the story of the Le mystère de la disparition du lait fut bientôt
Rebellion, and teach them the tune of ‘Beasts élucidé. C’est que chaque jour le lait était
of England’.
mélangé à la pâtée des cochons. C’était le temps
Most of this time Mr. Jones had spent sitting in où les premières pommes commençaient à mûrir,
the taproom of the Red Lion at Willingdon,
et bientôt elles jonchaient l’herbe du verger. Les
complaining to anyone who would listen of the
monstrous injustice he had suffered in being animaux s’attendaient au partage équitable qui
turned out of his property by a pack of good- leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins,
for-nothing animals. The other farmers ordre fut donné de ramasser les pommes pour les
sympathised in principle, but they did not at apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On
first give him much help. At heart, each of them entendit bien murmurer certains animaux, mais
was secretly wondering whether he could not
ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce
somehow turn Jones’s misfortune to his own
advantage. It was lucky that the owners of the point, entièrement d’accord, y compris Napoléon
two farms which adjoined Animal Farm were et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des
on permanently bad terms. One of them, which explications nécessaires :
was named Foxwood, was a large, neglected,
old-fashioned farm, much overgrown by
woodland, with all its pastures worn out and its
hedges in a disgraceful condition. Its owner, « Vous n’allez tout de même pas croire,
Mr. Pilkington, was an easy-going gentleman camarades, que nous, les cochons, agissons par
farmer who spent most of his time in fishing or égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges.
60
hunting according to the season. The other
farm, which was called Pinchfield, was smaller
and better kept. Its owner was a Mr. Frederick,
a tough, shrewd man, perpetually involved in
lawsuits and with a name for driving hard
bargains. These two disliked each other so
much that it was difficult for them to come to
any agreement, even in defence of their own
interests.
Nevertheless, they were both thoroughly
frightened by the rebellion on Animal Farm,
and very anxious to prevent their own animals
from learning too much about it. At first they
pretended to laugh to scorn the idea of animals
managing a farm for themselves. The whole
thing would be over in a fortnight, they said.
They put it about that the animals on the
Manor Farm (they insisted on calling it the
Manor Farm; they would not tolerate the name
“Animal Farm”) were perpetually fighting
among themselves and were also rapidly
starving to death. When time passed and the
animals had evidently not starved to death,
Frederick and Pilkington changed their tune
and began to talk of the terrible wickedness
that now flourished on Animal Farm. It was
given out that the animals there practised
cannibalism, tortured one another with red-hot
horseshoes, and had their females in common.
This was what came of rebelling against the
laws of Nature, Frederick and Pilkington said.
However, these stories were never fully
believed. Rumours of a wonderful farm, where
the human beings had been turned out and the
animals managed their own affairs, continued
to circulate in vague and distorted forms, and
throughout that year a wave of rebelliousness
ran through the countryside. Bulls which had
always been tractable suddenly turned savage,
sheep broke down hedges and devoured the
clover, cows kicked the pail over, hunters
refused their fences and shot their riders on to
the other side. Above all, the tune and even the
words of ‘Beasts of England’ were known
everywhere. It had spread with astonishing
speed. The human beings could not contain
their rage when they heard this song, though
they pretended to think it merely ridiculous.
They could not understand, they said, how
even animals could bring themselves to sing
such contemptible rubbish. Any animal caught
singing it was given a flogging on the spot. And
En fait, beaucoup d’entre nous détestent le lait et
les pommes. C’est mon propre cas, Si nous nous
les approprions, c’est dans le souci de notre
santé. Le lait et les pommes (ainsi, camarades,
que la science le démontre) renferment des
substances indispensables au régime alimentaire
du cochon. Nous sommes, nous autres, des
travailleurs intellectuels. La direction et
l’organisation de cette ferme reposent
entièrement sur nous. De jour et de nuit nous
veillons à votre bien. Et c’est pour votre bien que
nous buvons ce lait et mangeons ces pommes.
Savez-vous ce qu’il adviendrait si nous, les
cochons, devions faillir à notre devoir ? Jones
reviendrait ! Oui, Jones ! Assurément, camarades
– s’exclama Brille-Babil, sur un ton presque
suppliant, et il se balançait de côté et d’autre,
fouettant l’air de sa queue -, assurément il n’y en
a pas un seul parmi vous qui désire le retour de
Jones ? »
S’il était en effet quelque chose dont tous les
animaux ne voulaient à aucun prix, c’était bien le
retour de Jones. Quand on leur présentait les
choses sous ce jour, ils n’avaient rien à redire.
L’importance de maintenir les cochons en bonne
forme s’imposait donc à l’évidence. Aussi fut-il
admis sans plus de discussion que le lait et les
pommes tombées dans l’herbe (ainsi que celles, la
plus grande partie, à mûrir encore) seraient
prérogative des cochons.
IV
A la fin de l’été, la nouvelle des événements avait
gagné la moitié du pays. Chaque jour, Napoléon
et Boule de Neige dépêchaient des volées de
pigeons voyageurs avec pour mission de se mêler
aux autres animaux des fermes voisines. Ils leur
faisaient le récit du soulèvement, leur
apprenaient l’air de Bêtes d’Angleterre.
61
yet the song was irrepressible. The blackbirds
whistled it in the hedges, the pigeons cooed it
in the elms, it got into the din of the smithies
and the tune of the church bells. And when the
human beings listened to it, they secretly
trembled, hearing in it a prophecy of their
future doom.
Early in October, when the corn was cut and
stacked and some of it was already threshed, a
flight of pigeons came whirling through the air
and alighted in the yard of Animal Farm in the
wildest excitement. Jones and all his men, with
half a dozen others from Foxwood and
Pinchfield, had entered the five-barred gate
and were coming up the cart-track that led to
the farm. They were all carrying sticks, except
Jones, who was marching ahead with a gun in
his hands. Obviously they were going to
attempt the recapture of the farm.
This had long been expected, and all
preparations had been made. Snowball, who
had studied an old book of Julius Caesar’s
campaigns which he had found in the
farmhouse, was in charge of the defensive
operations. He gave his orders quickly, and in a
couple of minutes every animal was at his post.
As the human beings approached the farm
buildings, Snowball launched his first attack. All
the pigeons, to the number of thirty-five, flew
to and fro over the men’s heads and muted
upon them from mid-air; and while the men
were dealing with this, the geese, who had
been hiding behind the hedge, rushed out and
pecked viciously at the calves of their legs.
However, this was only a light skirmishing
manoeuvre, intended to create a little disorder,
and the men easily drove the geese off with
their sticks. Snowball now launched his second
line of attack. Muriel, Benjamin, and all the
sheep, with Snowball at the head of them,
rushed forward and prodded and butted the
men from every side, while Benjamin turned
around and lashed at them with his small
hoofs. But once again the men, with their sticks
and their hobnailed boots, were too strong for
them; and suddenly, at a squeal from Snowball,
which was the signal for retreat, all the animals
turned and fled through the gateway into the
yard.
Pendant la plus grande partie de ce temps, Mr.
Jones se tenait à Willingdon, assis à la buvette du
Lion-Rouge, se plaignant à qui voulait l’entendre
de la monstrueuse injustice dont il avait été
victime quand l’avaient exproprié une bande
d’animaux, de vrais propres à rien. Les autres
fermiers, compatissants en principe, lui furent
tout d’abord de médiocre secours. Au fond d’euxmêmes, ils se demandaient s’ils ne pourraient pas
tirer profit de la mésaventure de Jones. Par
chance, les propriétaires des deux fermes
attenantes à la sienne étaient en mauvais termes
et toujours à se chamailler. L’une d’elles,
Foxwood, était une vaste exploitation mal tenue
et vieux jeu pâturages chétifs, haies à l’abandon,
halliers envahissants. Quant au propriétaire : un
Mr. Pilkington, gentleman farmer qui donnait la
plus grande partie de son temps à la chasse ou à
la pêche, suivant la saison. L’autre ferme,
Pinchfield, plus petite mais mieux entretenue,
appartenait à un Mr. Frederick, homme décidé et
retors, toujours en procès, et connu pour sa
dureté en affaires. Les deux propriétaires se
détestaient au point qu’il leur était malaisé de
s’entendre, fût-ce dans leur intérêt commun.
Ils n’en étaient pas moins épouvantés l’un comme
l’autre par le soulèvement des animaux, et très
soucieux d’empêcher leurs propres animaux d’en
apprendre trop à ce sujet. Tout d’abord, ils
affectèrent de rire à l’idée de fermes gérées par,
les animaux eux-mêmes. Quelque chose d’aussi
extravagant on en verra la fin en une quinzaine,
disaient-ils. Ils firent courir le bruit qu’à la Ferme
du Manoir (que pour rien au monde ils n’auraient
appelée la Ferme des Animaux) les bêtes ne
cessaient de s’entrebattre, et bientôt seraient
acculées à la famine. Mais du temps passa : et les
animaux, à l’évidence, ne mouraient pas de faim.
62
The men gave a shout of triumph. They saw, as
they imagined, their enemies in flight, and they
rushed after them in disorder. This was just
what Snowball had intended. As soon as they
were well inside the yard, the three horses, the
three cows, and the rest of the pigs, who had
been lying in ambush in the cowshed, suddenly
emerged in their rear, cutting them off.
Snowball now gave the signal for the charge.
He himself dashed straight for Jones. Jones saw
him coming, raised his gun and fired. The
pellets scored bloody streaks along Snowball’s
back, and a sheep dropped dead. Without
halting for an instant, Snowball flung his fifteen
stone against Jones’s legs. Jones was hurled
into a pile of dung and his gun flew out of his
hands. But the most terrifying spectacle of all
was Boxer, rearing up on his hind legs and
striking out with his great iron-shod hoofs like a
stallion. His very first blow took a stable-lad
from Foxwood on the skull and stretched him
lifeless in the mud. At the sight, several men
dropped their sticks and tried to run. Panic
overtook them, and the next moment all the
animals together were chasing them round and
round the yard. They were gored, kicked,
bitten, trampled on. There was not an animal
on the farm that did not take vengeance on
them after his own fashion. Even the cat
suddenly leapt off a roof onto a cowman’s
shoulders and sank her claws in his neck, at
which he yelled horribly. At a moment when
the opening was clear, the men were glad
enough to rush out of the yard and make a bolt
for the main road. And so within five minutes of
their invasion they were in ignominious retreat
by the same way as they had come, with a flock
of geese hissing after them and pecking at their
calves all the way.
All the men were gone except one. Back in the
yard Boxer was pawing with his hoof at the
stable-lad who lay face down in the mud, trying
to turn him over. The boy did not stir.
Alors Frederick et Pilkington durent changer de
refrain : cette exploitation n’était que scandales
et atrocités. Les animaux se livraient au
cannibalisme, se torturaient entre eux avec des
fers à cheval chauffés à blanc, et ils avaient mis en
commun les femelles. Voilà où cela mène,
disaient Frederick et Pilkington, de se révolter
contre les lois de la nature.
Malgré tout, on n’ajouta jamais vraiment foi à ces
récits. Une rumeur gagnait même, vague, floue et
captieuse, d’une ferme magnifique, dont les
humains avaient été éjectés et où les animaux se
gouvernaient eux-mêmes ; et, au fil des mois, une
vague d’insubordination déferla dans les
campagnes. Des taureaux jusque-là dociles
étaient pris de fureur noire. Les moutons
abattaient les haies pour mieux dévorer le trèfle.
Les vaches ruaient, renversant les seaux. Les
chevaux se dérobaient devant l’obstacle
culbutant les cavaliers. Mais surtout, l’air et
jusqu’aux paroles de Bêtes d’Angleterre,
gagnaient partout du terrain. L’hymne
révolutionnaire s’était répandu avec une rapidité
stupéfiante. L’entendant, les humains ne
dominaient plus leur fureur, tout en prétendant
qu’ils le trouvaient ridicule sans plus. Il leur
échappait, disaient-ils, que même des animaux
puissent s’abaisser à d’aussi viles bêtises. Tout
animal surpris à chanter Bêtes d’Angleterre se
voyait sur-le-champ donner la bastonnade. Et
pourtant l’hymne gagnait toujours du terrain,
irrésistible : les merles le sifflaient dans les haies,
les pigeons le roucoulaient dans les ormes, il se
mêlait au tapage du maréchal-ferrant comme à la
mélodie des cloches. Et les humains à son écoute,
en leur for intérieur, tremblaient comme à
l’annonce d’une prophétie funeste.
Au début d’octobre, une fois le blé coupé, mis en
meules et en partie battu, un vol de pigeons vint
“He is dead,” said Boxer sorrowfully. “I had no tourbillonner dans les airs, puis, dans la plus
intention of doing that. I forgot that I was grande agitation, se posa dans la cour de la Ferme
wearing iron shoes. Who will believe that I did
des Animaux. Jones et tous ses ouvriers,
not do this on purpose?”
63
“No sentimentality, comrade!” cried Snowball
from whose wounds the blood was still
dripping. “War is war. The only good human
being is a dead one.”
“I have no wish to take life, not even human
life,” repeated Boxer, and his eyes were full of
tears.
“Where is Mollie?” exclaimed somebody.
Mollie in fact was missing. For a moment there
was great alarm; it was feared that the men
might have harmed her in some way, or even
carried her off with them. In the end, however,
she was found hiding in her stall with her head
buried among the hay in the manger. She had
taken to flight as soon as the gun went off. And
when the others came back from looking for
her, it was to find that the stable-lad, who in
fact was only stunned, had already recovered
and made off.
The animals had now reassembled in the
wildest excitement, each recounting his own
exploits in the battle at the top of his voice. An
impromptu celebration of the victory was held
immediately. The flag was run up and ‘Beasts of
England’ was sung a number of times, then the
sheep who had been killed was given a solemn
funeral, a hawthorn bush being planted on her
grave. At the graveside Snowball made a little
speech, emphasising the need for all animals to
be ready to die for Animal Farm if need be.
The animals decided unanimously to create a
military decoration, “Animal Hero, First Class,”
which was conferred there and then on
Snowball and Boxer. It consisted of a brass
medal (they were really some old horse-brasses
which had been found in the harness-room), to
be worn on Sundays and holidays. There was
also “Animal Hero, Second Class,” which was
conferred posthumously on the dead sheep.
There was much discussion as to what the
battle should be called. In the end, it was
named the Battle of the Cowshed, since that
was where the ambush had been sprung. Mr.
Jones’s gun had been found lying in the mud,
and it was known that there was a supply of
cartridges in the farmhouse. It was decided to
set the gun up at the foot of the Flagstaff, like a
piece of artillery, and to fire it twice a year-once on October the twelfth, the anniversary of
the Battle of the Cowshed, and once on
accompagnés d’une demi-douzaine d’hommes de
main de Foxwood et de Pinchfield, avaient franchi
la clôture aux cinq barreaux et gagnaient la
maison par le chemin de terre. Tous étaient
armés de gourdins, sauf Jones, qui, allait en tête,
fusil en main. Sans nul doute, ils entendaient
reprendre possession des lieux.
A cela, on s’était attendu de longue date, et
toutes précautions étaient prises. Boule de Neige
avait étudié les campagnes de Jules César dans un
vieux bouquin découvert dans le corps de logis, et
il
dirigeait
les
opérations
défensives.
Promptement, il donna ses ordres, et en peu de
temps chacun fut à son poste.
Comme les humains vont atteindre les
dépendances, Boule de Neige, lance sa première
attaque. Les pigeons, au nombre de trente cinq,
survolent le bataillon ennemi à modeste altitude,
et lâchent leurs fientes sur le crâne des
assaillants. L’ennemi, surpris, doit bientôt faire
face aux oies à l’embuscade derrière la haie, qui
débouchent et chargent. Du bec, elles s’en
prennent aux mollets. Encore ne sont-ce là
qu’escarmouches et menues diversions ; bientôt,
d’ailleurs, les humains repoussent les oies à
grands coups de gourdins. Mais alors Boule de
Neige lance sa seconde attaque. En personne, il
conduit ses troupes à l’assaut, soit Edmée, la
chèvre blanche, et tous les moutons. Et tous se
ruent sur les hommes, donnant du boutoir et de
la corne, les harcelant de toutes parts.
Cependant, un rôle particulier est dévolu à l’âne
Benjamin, qui tourne sur lui-même et de ses
petits sabots décoche ruade après ruade. Mais,
une nouvelle fois, les hommes prennent le
dessus, grâce à leurs gourdins et à leurs
chaussures ferrées. À ce moment, Boule de Neige
pousse un cri aigu, signal de la retraite, et tous les
animaux de tourner casaque, de fuir par la grande
porte et de gagner la cour. Les hommes poussent
des clameurs de triomphe. Et, croyant l’ennemi
en déroute, ils se précipitent çà et là à ses
trousses.
64
Midsummer Day, the anniversary of the C’est ce qu’avait escompté Boule de Neige. Dès
Rebellion.
que les hommes se furent bien avancés dans la
cour, à ce moment surgissent de l’arrière les trois
chevaux, les trois vaches et le gros des cochons,
V
As winter drew on, Mollie became more and jusque-là demeurés en embuscade dans l’étable.
more troublesome. She was late for work every Les humains, pris à revers, voient leur retraite
morning and excused herself by saying that she coupée. Boule de Neige donne le signal de la
had overslept, and she complained of charge, lui-même fonçant droit sur Jones. Celui-ci,
mysterious pains, although her appetite was prévenant l’attaque, lève son arme et tire. Les
excellent. On every kind of pretext she would
plombs se logent dans l’échine de Boule de Neige
run away from work and go to the drinking
pool, where she would stand foolishly gazing at et l’ensanglantent, et un mouton est abattu,
her own reflection in the water. But there were mort. Sans se relâcher, Boule de Neige se jette de
also rumours of something more serious. One tout son poids (cent vingt kilos) dans les jambes
day, as Mollie strolled blithely into the yard, du propriétaire exproprié qui lâche son fusil et va
flirting her long tail and chewing at a stalk of bouler sur un tas de fumier. Mais le plus
hay, Clover took her aside.
horrifiant, c’est encore Malabar cabré sur ses
“Mollie,” she said, “I have something very
pattes de derrière et frappant du fer de ses lourds
serious to say to you. This morning I saw you
looking over the hedge that divides Animal sabots avec une vigueur d’étalon. Le premier
Farm from Foxwood. One of Mr. Pilkington’s coup, arrivé sur le crâne, expédie un palefrenier
men was standing on the other side of the de Foxwood dans la boue, inerte. Voyant cela,
hedge. And--I was a long way away, but I am plusieurs hommes lâchent leur gourdin et tentent
almost certain I saw this--he was talking to you de fuir. C’est la panique chez l’ennemi. Tous les
and you were allowing him to stroke your nose.
animaux le prennent en chasse, le traquent
What does that mean, Mollie?”
autour de la cour, l’assaillent du sabot et de la
“He didn’t! I wasn’t! It isn’t true!” cried Mollie,
beginning to prance about and paw the ground. corne, culbutant, piétinant les hommes. Et pas un
animal qui, à sa façon, ne tienne sa revanche, et
“Mollie! Look me in the face. Do you give me même la chatte s’y met. Bondissant du toit tout à
your word of honour that that man was not trac sur les épaules d’un vacher, elle lui enfonce
stroking your nose?”
les griffes dans le cou, ce qui lui arrache des
“It isn’t true!” repeated Mollie, but she could
hurlements. Mais, à un moment, sachant la voie
not look Clover in the face, and the next
moment she took to her heels and galloped libre, les hommes filent hors de la cour, puis
s’enfuient sur la route, trop heureux d’en être
away into the field.
A thought struck Clover. Without saying quittes à bon compte. Ainsi, à cinq minutes de
anything to the others, she went to Mollie’s l’invasion, et par le chemin même qu’ils avaient
stall and turned over the straw with her hoof. pris, ils battaient en retraite, ignominieusement,
Hidden under the straw was a little pile of lump un troupeau d’oies leurs chausses, leur mordant
sugar and several bunches of ribbon of
les jarrets et sifflant des huées.
different colours.
Three days later Mollie disappeared. For some
weeks nothing was known of her whereabouts,
then the pigeons reported that they had seen
her on the other side of Willingdon. She was
between the shafts of a smart dogcart painted Plus d’hommes sur les lieux, sauf un, le
red and black, which was standing outside a palefrenier, gisant la face contre terre. Revenu
public-house. A fat red-faced man in check
dans la cour, Malabar effleurait le corps à petits
breeches and gaiters, who looked like a
publican, was stroking her nose and feeding her coups de sabot, s’efforçant de le retourner sur le
65
with sugar. Her coat was newly clipped and she
wore a scarlet ribbon round her forelock. She
appeared to be enjoying herself, so the pigeons
said. None of the animals ever mentioned
Mollie again.
In January there came bitterly hard weather.
The earth was like iron, and nothing could be
done in the fields. Many meetings were held in
the big barn, and the pigs occupied themselves
with planning out the work of the coming
season. It had come to be accepted that the
pigs, who were manifestly cleverer than the
other animals, should decide all questions of
farm policy, though their decisions had to be
ratified by a majority vote. This arrangement
would have worked well enough if it had not
been for the disputes between Snowball and
Napoleon. These two disagreed at every point
where disagreement was possible. If one of
them suggested sowing a bigger acreage with
barley, the other was certain to demand a
bigger acreage of oats, and if one of them said
that such and such a field was just right for
cabbages, the other would declare that it was
useless for anything except roots. Each had his
own following, and there were some violent
debates. At the Meetings Snowball often won
over the majority by his brilliant speeches, but
Napoleon was better at canvassing support for
himself in between times. He was especially
successful with the sheep. Of late the sheep
had taken to bleating “Four legs good, two legs
bad” both in and out of season, and they often
interrupted the Meeting with this. It was
noticed that they were especially liable to
break into “Four legs good, two legs bad” at
crucial moments in Snowball’s speeches.
Snowball had made a close study of some back
numbers of the ‘Farmer and Stockbreeder’
which he had found in the farmhouse, and was
full of plans for innovations and improvements.
He talked learnedly about field drains, silage,
and basic slag, and had worked out a
complicated scheme for all the animals to drop
their dung directly in the fields, at a different
spot every day, to save the labour of cartage.
Napoleon produced no schemes of his own, but
said quietly that Snowball’s would come to
nothing, and seemed to be biding his time. But
of all their controversies, none was so bitter as
the one that took place over the windmill.
dos. Le garçon ne bougeait plus.
« Il est mort, dit Malabar, tout triste. Ce n’était
pas mon intention de le tuer. J’avais oublié les
fers de mes sabots. Mais qui voudra croire que je
ne l’ai pas fait exprès.
– Pas de sentimentalité, camarade ! s’écria Boule
de Neige dont les blessures saignaient toujours.
La guerre, c’est la guerre. L’homme n’est à
prendre en considération que changé en cadavre.
– Je ne veux assassiner personne, même pas un
homme, répétait Malabar, en pleurs.
– Où est donc Edmée ? » s’écria quelqu’un.
De fait, Edmée était invisible. Les animaux étaient
dans tous leurs états. Avait-elle été molestée,
plus ou moins grièvement, ou peut-être même les
hommes l’avaient-ils emmenée prisonnière ?
Mais à la fin on la retrouva dans son box. Elle, s’y
cachait, la tête enfouie dans le foin. Entendant
une détonation, elle avait pris la fuite. Plus tard,
quand les animaux revinrent dans la cour, ce fut
pour s’apercevoir que le garçon d’écurie, ayant
repris connaissance, avait décampé.
De nouveau rassemblés, les animaux étaient au
comble de l’émotion, et à tue-tête chacun
racontait ses prouesses au combat. À l’improviste
et sur-le-champ, la victoire fut célébrée. On hissa
les couleurs, on chanta Bêtes d’Angleterre
plusieurs fois de suite, enfin le mouton qui avait
donné sa vie à la cause fut l’objet de funérailles
solennelles. Sur sa tombe on planta une
aubépine. Au bord de la fosse, Boule de Neige
prononça une brève allocution : « Les animaux,
déclara-t-il, doivent se tenir prêts à mourir pour
leur propre ferme. »
A l’unanimité une décoration militaire fut créée,
celle de Héros-Animal, Première Classe, et elle fut
conférée séance tenante à Boule de Neige et à
66
In the long pasture, not far from the farm
buildings, there was a small knoll which was the
highest point on the farm. After surveying the
ground, Snowball declared that this was just
the place for a windmill, which could be made
to operate a dynamo and supply the farm with
electrical power. This would light the stalls and
warm them in winter, and would also run a
circular saw, a chaff-cutter, a mangel-slicer, and
an electric milking machine. The animals had
never heard of anything of this kind before (for
the farm was an old-fashioned one and had
only the most primitive machinery), and they
listened in astonishment while Snowball
conjured up pictures of fantastic machines
which would do their work for them while they
grazed at their ease in the fields or improved
their minds with reading and conversation.
Within a few weeks Snowball’s plans for the
windmill were fully worked out. The mechanical
details came mostly from three books which
had belonged to Mr. Jones--’One Thousand
Useful Things to Do About the House’, ‘Every
Man His Own Bricklayer’, and ‘Electricity for
Beginners’. Snowball used as his study a shed
which had once been used for incubators and
had a smooth wooden floor, suitable for
drawing on. He was closeted there for hours at
a time. With his books held open by a stone,
and with a piece of chalk gripped between the
knuckles of his trotter, he would move rapidly
to and fro, drawing in line after line and
uttering little whimpers of excitement.
Gradually the plans grew into a complicated
mass of cranks and cog-wheels, covering more
than half the floor, which the other animals
found completely unintelligible but very
impressive. All of them came to look at
Snowball’s drawings at least once a day. Even
the hens and ducks came, and were at pains
not to tread on the chalk marks. Only Napoleon
held aloof. He had declared himself against the
windmill from the start. One day, however, he
arrived unexpectedly to examine the plans. He
walked heavily round the shed, looked closely
at every detail of the plans and snuffed at them
once or twice, then stood for a little while
contemplating them out of the corner of his
eye; then suddenly he lifted his leg, urinated
over the plans, and walked out without uttering
a word.
The whole farm was deeply divided on the
Malabar. Il s’agissait d’une médaille en cuivre (en
fait, on l’avait trouvée dans la sellerie, car
autrefois elle avait servi de parure au collier des
chevaux), à porter les dimanches et jours fériés.
Une autre décoration, celle de Héros-Animal,
Deuxième Classe, fut, à titre posthume, décernée
au mouton.
Longtemps on discuta du nom à donner au
combat, pour enfin retenir celui de bataille de
l’Étable, vu que de ce point l’attaque victorieuse
avait débouché. On ramassa dans la boue le fusil
de Mr. Jones. Or on savait qu’il y avait des
cartouches à la ferme. Aussi fut-il décidé de
dresser le fusil au pied du mât, tout comme une
pièce d’artillerie, et deux fois l’an de tirer une
salve : le 12 octobre en souvenir de la bataille de
l’Étable, et à la Saint-Jean d’été, jour
commémoratif du Soulèvement.
V
L’hiver durait, et, de plus en plus, Lubie faisait des
siennes. Chaque matin elle était en retard au
travail, donnant pour excuse qu’elle ne s’était pas
réveillée et se plaignant de douleurs singulières,
en dépit d’un appétit robuste. Au moindre
prétexte, elle quittait sa tâche et filait à
l’abreuvoir, pour s’y mirer comme une sotte. Mais
d’autres rumeurs plus alarmantes circulaient sur
son compte. Un jour, comme elle s’avançait dans
la cour, légère et trottant menu, minaudant de la
queue et mâchonnant du foin, Douce la prit à
part.
« Lubie, dit-elle, j’ai à te parler tout à fait
sérieusement. Ce matin, je t’ai vue regarder pardessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme
des Animaux. L’un des hommes de Mr. Pilkington
se tenait de l’autre côté. Et… j’étais loin de là…
67
subject of the windmill. Snowball did not deny
that to build it would be a difficult business.
Stone would have to be carried and built up
into walls, then the sails would have to be
made and after that there would be need for
dynamos and cables. (How these were to be
procured, Snowball did not say.) But he
maintained that it could all be done in a year.
And thereafter, he declared, so much labour
would be saved that the animals would only
need to work three days a week. Napoleon, on
the other hand, argued that the great need of
the moment was to increase food production,
and that if they wasted time on the windmill
they would all starve to death. The animals
formed themselves into two factions under the
slogan, “Vote for Snowball and the three-day
week” and “Vote for Napoleon and the full
manger.” Benjamin was the only animal who
did not side with either faction. He refused to
believe either that food would become more
plentiful or that the windmill would save work.
Windmill or no windmill, he said, life would go
on as it had always gone on--that is, badly.
Apart from the disputes over the windmill,
there was the question of the defence of the
farm. It was fully realised that though the
human beings had been defeated in the Battle
of the Cowshed they might make another and
more determined attempt to recapture the
farm and reinstate Mr. Jones. They had all the
more reason for doing so because the news of
their defeat had spread across the countryside
and made the animals on the neighbouring
farms more restive than ever.
As usual, Snowball and Napoleon were in
disagreement. According to Napoleon, what
the animals must do was to procure firearms
and train themselves in the use of them.
According to Snowball, they must send out
more and more pigeons and stir up rebellion
among the animals on the other farms. The one
argued that if they could not defend
themselves they were bound to be conquered,
the other argued that if rebellions happened
everywhere they would have no need to
defend themselves. The animals listened first to
Napoleon, then to Snowball, and could not
make up their minds which was right; indeed,
they always found themselves in agreement
with the one who was speaking at the moment.
At last the day came when Snowball’s plans
j’en conviens… mais j’en suis à peu près certaine,
j’ai vu qu’il te causait et te caressait le museau.
Qu’est-ce que ça veut dire, ces façons, Lubie ? »
Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle dit :
– Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m’a pas
caressée ! C’est des mensonges !
– Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne-moi ta
parole d’honneur qu’il ne te caressait pas le
museau.
– Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle ne
put soutenir le regard de Douce, et l’instant
d’après fit volte-face et fila au galop dans les
champs.
Soudain Douce eut une idée. Sans s’en ouvrir aux
autres, elle se rendit au box de Lubie et à coups
de sabots retourna la paille sous la litière, elle
avait dissimulé une petite provision de morceaux
de sucre, ainsi qu’abondance de rubans de
différentes couleurs.
Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et trois
semaines durant on ne sut rien de ses
pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent
l’avoir vue de l’autre côté de Willingdon, dans les
brancards d’une charrette anglaise peinte en
rouge et noir, à l’arrêt devant une taverne. Un
gros homme au teint rubicond, portant guêtres et
culotte de cheval, et ayant tout l’air d’un
cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait
des sucres. Sa robe était tondue de frais et elle
portait une mèche enrubannée d’écarlate. Elle
avait l’air bien contente, à ce que dirent les
pigeons. Par la suite, et à jamais, les animaux
ignorèrent tout de ses faits et gestes.
En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison. Le
froid vous glaçait les sangs, le sol était dur comme
du fer, le travail aux champs hors de question. De
nombreuses réunions se tenaient dans la grange,
et les cochons étaient occupés à établir le plan de
la saison prochaine. On en était venu à admettre
68
were completed. At the Meeting on the
following Sunday the question of whether or
not to begin work on the windmill was to be
put to the vote. When the animals had
assembled in the big barn, Snowball stood up
and, though occasionally interrupted by
bleating from the sheep, set forth his reasons
for advocating the building of the windmill.
Then Napoleon stood up to reply. He said very
quietly that the windmill was nonsense and
that he advised nobody to vote for it, and
promptly sat down again; he had spoken for
barely thirty seconds, and seemed almost
indifferent as to the effect he produced. At this
Snowball sprang to his feet, and shouting down
the sheep, who had begun bleating again,
broke into a passionate appeal in favour of the
windmill. Until now the animals had been
about equally divided in their sympathies, but
in a moment Snowball’s eloquence had carried
them away. In glowing sentences he painted a
picture of Animal Farm as it might be when
sordid labour was lifted from the animals’
backs. His imagination had now run far beyond
chaff-cutters and turnip-slicers. Electricity, he
said, could operate threshing machines,
ploughs, harrows, rollers, and reapers and
binders, besides supplying every stall with its
own electric light, hot and cold water, and an
electric heater. By the time he had finished
speaking, there was no doubt as to which way
the vote would go. But just at this moment
Napoleon stood up and, casting a peculiar
sidelong look at Snowball, uttered a highpitched whimper of a kind no one had ever
heard him utter before.
At this there was a terrible baying sound
outside, and nine enormous dogs wearing
brass-studded collars came bounding into the
barn. They dashed straight for Snowball, who
only sprang from his place just in time to
escape their snapping jaws. In a moment he
was out of the door and they were after him.
Too amazed and frightened to speak, all the
animals crowded through the door to watch
the chase. Snowball was racing across the long
pasture that led to the road. He was running as
only a pig can run, but the dogs were close on
his heels. Suddenly he slipped and it seemed
certain that they had him. Then he was up
again, running faster than ever, then the dogs
were gaining on him again. One of them all but
que les cochons, étant manifestement les plus
intelligents des animaux, décideraient à l’avenir
de toutes questions touchant la politique de la
ferme, sous réserve de ratification à la majorité
des voix. Cette méthode aurait assez bien fait
l’affaire sans les discussions entre Boule de Neige
et Napoléon, mais tout sujet prêtant à
contestation les opposait. L’un proposait-il un
ensemencement d’orge sur une plus grande
superficie : l’autre, immanquablement, plaidait
pour l’avoine. Ou si l’un estimait tel champ juste
ce qui convient aux choux : l’autre rétorquait
betteraves. Chacun d’eux avait ses partisans, d’où
la violence des débats. Lors des assemblées,
Boule de Neige l’emportait souvent grâce à des
discours brillants, mais entre-temps Napoléon
était le plus apte à rallier le soutien des uns et des
autres. C’est auprès des moutons qu’il réussissait
le mieux. Récemment, ceux-ci s’étaient pris à
bêler
avec
grand
intérêt
le
slogan
révolutionnaire : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes,
non ! à tout propos et hors de propos, et souvent
ils interrompaient les débats de cette façon. On
remarqua leur penchant à entonner leur refrain
aux moments cruciaux des discours de Boule de
Neige. Celui-ci avait étudié de près de vieux
numéros d’un hebdomadaire consacré au
fermage et à l’élevage, qu’il avait dénichés dans le
corps du bâtiment principal, et il débordait de
projets : innovations et perfectionnements. C’est
en érudit qu’il parlait ensilage, drainage des
champs, ou même scories mécaniques. Il avait
élaboré un schéma compliqué : désormais les
animaux déposeraient leurs fientes à même les
champs, en un point différent chaque jour, afin
d’épargner le transport. Napoléon ne soumit
aucun projet, s’en tenant à dire que les plans de
Boule de Neige tomberaient en quenouille. Il
paraissait attendre son heure. Cependant, aucune
de leurs controverses n’atteignit en âpreté celle
du moulin à vent.
Dominant la ferme, un monticule se dressait dans
un grand pâturage proche des dépendances.
Après avoir reconnu les lieux, Boule de Neige
69
closed his jaws on Snowball’s tail, but Snowball
whisked it free just in time. Then he put on an
extra spurt and, with a few inches to spare,
slipped through a hole in the hedge and was
seen no more.
Silent and terrified, the animals crept back into
the barn. In a moment the dogs came bounding
back. At first no one had been able to imagine
where these creatures came from, but the
problem was soon solved: they were the
puppies whom Napoleon had taken away from
their mothers and reared privately. Though not
yet full-grown, they were huge dogs, and as
fierce-looking as wolves. They kept close to
Napoleon. It was noticed that they wagged
their tails to him in the same way as the other
dogs had been used to do to Mr. Jones.
Napoleon, with the dogs following him, now
mounted on to the raised portion of the floor
where Major had previously stood to deliver his
speech. He announced that from now on the
Sunday-morning Meetings would come to an
end. They were unnecessary, he said, and
wasted time. In future all questions relating to
the working of the farm would be settled by a
special committee of pigs, presided over by
himself. These would meet in private and
afterwards communicate their decisions to the
others. The animals would still assemble on
Sunday mornings to salute the flag, sing ‘Beasts
of England’, and receive their orders for the
week; but there would be no more debates.
In spite of the shock that Snowball’s expulsion
had given them, the animals were dismayed by
this announcement. Several of them would
have protested if they could have found the
right arguments. Even Boxer was vaguely
troubled. He set his ears back, shook his
forelock several times, and tried hard to
marshal his thoughts; but in the end he could
not think of anything to say. Some of the pigs
themselves, however, were more articulate.
Four young porkers in the front row uttered
shrill squeals of disapproval, and all four of
them sprang to their feet and began speaking
at once. But suddenly the dogs sitting round
Napoleon let out deep, menacing growls, and
the pigs fell silent and sat down again. Then the
sheep broke out into a tremendous bleating of
“Four legs good, two legs bad!” which went on
for nearly a quarter of an hour and put an end
to any chance of discussion.
affirma y voir l’emplacement idéal d’un moulin à
vent. Celui-ci, grâce à une génératrice,
alimenterait la ferme en électricité. Ainsi
éclairerait-on écurie, étable et porcherie, et les
chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait
encore un hache-paille, une machine à couper la
betterave, une scie circulaire, et il permettrait la
traite mécanique. Les animaux n’avaient jamais
entendu parler de rien de pareil (car cette ferme
vieillotte n’était pourvue que de l’outillage le plus
primitif). Aussi écoutaient-ils avec stupeur Boule
de Neige évoquant toutes ces machines
mirifiques qui feraient l’ouvrage à leur place
tandis qu’ils paîtraient à loisir ou se cultiveraient
l’esprit par la lecture et la conversation.
En quelques semaines, Boule de Neige mit
définitivement au point ses plans. La plupart des
détails techniques étaient empruntés à trois livres
ayant appartenu à Mr. Jones : un manuel du
bricoleur, un autre du maçon, un cours
d’électricité pour débutants. Il avait établi son
cabinet de travail dans une couveuse artificielle
aménagée en appentis. Le parquet lisse de
l’endroit étant propice à qui veut dresser des
plans, il s’enfermait là des heures durant : une
pierre posée sur les livres pour les tenir ouverts,
un morceau de craie fixé à la patte, allant et
venant, traçant des lignes, et de temps à autre
poussant de petits grognements enthousiastes.
Les plans se compliquèrent au point de bientôt
n’être qu’un amas de manivelles et pignons,
couvrant plus de la moitié du parquet. Les autres
animaux,
absolument
dépassés,
étaient
transportés d’admiration. Une fois par jour au
moins, tous venaient voir ce qu’il était en train de
dessiner, et même les poules et canards, qui
prenaient grand soin de contourner les lignes
tracées à la craie. Seul Napoléon se tenait à
l’écart. Dès qu’il en avait été question, il s’était
déclaré hostile au moulin à vent. Un jour,
néanmoins, il se présenta à l’improviste, pour
examiner les plans. De sa démarche lourde, il
arpenta la pièce, braquant un regard attentif sur
chaque détail, et il renifla de dédain une fois ou
70
Afterwards Squealer was sent round the farm
to explain the new arrangement to the others.
“Comrades,” he said, “I trust that every animal
here appreciates the sacrifice that Comrade
Napoleon has made in taking this extra labour
upon himself. Do not imagine, comrades, that
leadership is a pleasure! On the contrary, it is a
deep and heavy responsibility. No one believes
more firmly than Comrade Napoleon that all
animals are equal. He would be only too happy
to let you make your decisions for yourselves.
But sometimes you might make the wrong
decisions, comrades, and then where should
we be? Suppose you had decided to follow
Snowball, with his moonshine of windmills-Snowball, who, as we now know, was no better
than a criminal?”
“He fought bravely at the Battle of the
Cowshed,” said somebody.
“Bravery is not enough,” said Squealer. “Loyalty
and obedience are more important. And as to
the Battle of the Cowshed, I believe the time
willcome when we shall find that Snowball’s
part in it was much exaggerated. Discipline,
comrades, iron discipline! That is the
watchword for today. One false step, and our
enemies would be upon us. Surely, comrades,
you do not want Jones back?”
Once again this argument was unanswerable.
Certainly the animals did not want Jones back;
if the holding of debates on Sunday mornings
was liable to bring him back, then the debates
must stop. Boxer, who had now had time to
think things over, voiced the general feeling by
saying: “If Comrade Napoleon says it, it must be
right.” And from then on he adopted the
maxim, “Napoleon is always right,” in addition
to his private motto of “I will work harder.”
By this time the weather had broken and the
spring ploughing had begun. The shed where
Snowball had drawn his plans of the windmill
had been shut up and it was assumed that the
plans had been rubbed off the floor. Every
Sunday morning at ten o’clock the animals
assembled in the big barn to receive their
orders for the week. The skull of old Major,
now clean of flesh, had been disinterred from
the orchard and set up on a stump at the foot
of the flagstaff, beside the gun. After the
hoisting of the flag, the animals were required
to file past the skull in a reverent manner
deux. Un instant, il s’arrêta à lorgner le travail du
coin de l’œil, et soudain il leva la patte et
incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit sans
dire mot.
Toute la ferme était profondément divisée sur la
question du moulin à vent. Boule de Neige ne
niait pas que la construction en serait malaisée. Il
faudrait extraire la pierre de la carrière pour en
bâtir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il
faudrait encore se procurer les dynamos et les
câbles. (Comment ? Il se taisait là-dessus.)
Pourtant, il ne cessait d’affirmer que le tout serait
achevé en un an. Dans la suite, il déclara que
l’économie en main d’œuvre permettrait aux
animaux de ne plus travailler que trois jours par
semaine. Napoléon, quant à lui, arguait que
l’heure était à l’accroissement de la production
alimentaire. « Perdez votre temps, disait-il, à
construire un moulin à vent, et tout le monde
crèvera de faim. » Les animaux se constituèrent
en factions rivales, avec chacune son mot d’ordre,
pour l’une : « Votez pour Boule de Neige et la
semaine de trois jours ! », pour l’autre « Votez
pour Napoléon et la mangeoire pleine ! » Seul
Benjamin ne s’enrôla sous aucune bannière. Il se
refusait à croire à l’abondance de nourriture
comme à l’extension des loisirs. Moulin à vent ou
pas, disait-il, la vie continuera pareil, mal, par
conséquent.
Outre les controverses sur le moulin à vent, se
posait le problème de la défense de la ferme. On
se rendait pleinement compte que les humains,
bien qu’ils eussent été défaits à la bataille de
l’Étable, pourraient bien revenir à l’assaut, avec
plus de détermination cette fois, pour rétablir Mr.
Jones à la tête du domaine. Ils y auraient été
incités d’autant plus que la nouvelle de leur
débâcle avait gagné les campagnes, rendant plus
récalcitrants que jamais les animaux des fermes.
Comme à l’accoutumée, Boule de Neige et
Napoléon s’opposaient. Suivant Napoléon, les
71
before entering the barn. Nowadays they did
not sit all together as they had done in the past.
Napoleon, with Squealer and another pig
named Minimus, who had a remarkable gift for
composing songs and poems, sat on the front
of the raised platform, with the nine young
dogs forming a semicircle round them, and the
other pigs sitting behind. The rest of the
animals sat facing them in the main body of the
barn. Napoleon read out the orders for the
week in a gruff soldierly style, and after a single
singing of ‘Beasts of England’, all the animals
dispersed.
On the third Sunday after Snowball’s expulsion,
the animals were somewhat surprised to hear
Napoleon announce that the windmill was to
be built after all. He did not give any reason for
having changed his mind, but merely warned
the animals that this extra task would mean
very hard work, it might even be necessary to
reduce their rations. The plans, however, had
all been prepared, down to the last detail. A
special committee of pigs had been at work
upon them for the past three weeks. The
building of the windmill, with various other
improvements, was expected to take two years.
That evening Squealer explained privately to
the other animals that Napoleon had never in
reality been opposed to the windmill. On the
contrary, it was he who had advocated it in the
beginning, and the plan which Snowball had
drawn on the floor of the incubator shed had
actually been stolen from among Napoleon’s
papers. The windmill was, in fact, Napoleon’s
own creation. Why, then, asked somebody, had
he spoken so strongly against it? Here Squealer
looked very sly. That, he said, was Comrade
Napoleon’s cunning. He had SEEMED to oppose
the windmill, simply as a manoeuvre to get rid
of Snowball, who was a dangerous character
and a bad influence. Now that Snowball was
out of the way, the plan could go forward
without his interference. This, said Squealer,
was something called tactics. He repeated a
number of times, “Tactics, comrades, tactics!”
skipping round and whisking his tail with a
merry laugh. The animals were not certain
what the word meant, but Squealer spoke so
persuasively, and the three dogs who
happened to be with him growled so
threateningly, that they accepted his
explanation without further questions.
animaux de la ferme devaient se procurer des
armes et s’entraîner à s’en servir. Suivant Boule
de Neige, ils devaient dépêcher vers les terres
voisines un nombre de pigeons toujours accru
afin de fomenter la révolte chez les animaux des
autres exploitations. Le premier soutenait que,
faute d’être à même de se défendre, les animaux
de la ferme couraient au désastre ; le second, que
des soulèvements en chaîne auraient pour effet
de détourner l’ennemi de toute tentative de
reconquête. Les animaux écoutaient Napoléon,
puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas à qui
donner raison. De fait, ils étaient toujours de
l’avis de qui parlait le dernier.
Le jour vint où les plans de Boule de Neige furent
achevés. À l’assemblée tenue le dimanche
suivant, la question fut mise aux voix : fallait-il ou
non commencer la construction du moulin à
vent ? Une fois les animaux réunis dans la grange,
Boule de Neige se leva et, quoique interrompu de
temps à autre par les bêlements des moutons,
exposa les raisons qui plaidaient en faveur du
moulin à vent. Puis Napoléon se leva à son tour.
Le moulin à vent, déclara-t-il avec beaucoup de
calme, est une insanité. Il déconseillait à tout le
monde de voter le projet. Et, ayant tranché, il se
rassit n’ayant pas parlé trente secondes, et
semblant ne guère se soucier de l’effet produit.
Sur quoi Boule de Neige bondit. Ayant fait taire
les moutons qui s’étaient repris à bêler, il se lança
dans un plaidoyer d’une grande passion en faveur
du moulin à vent. Jusque-là, l’opinion flottait,
partagée en deux. Mais bientôt les animaux
furent transportés par l’éloquence de Boule de
Neige qui, en termes flamboyants, brossa un
tableau du futur à la Ferme des Animaux. Plus de
travail sordide, plus d’échines ployées sous le
fardeau ! Et l’imagination aidant, Boule de Neige,
loin désormais des hache-paille et des coupebetteraves, loua hautement l’électricité. Celle-ci,
proclamait-il, actionnera batteuse et charrues,
herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle
permettra d’installer dans les étables la lumière,
le chauffage, l’eau courante chaude et froide.
72
Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur
l’issue du vote. À ce moment, toutefois, Napoléon
se leva, jeta sur Boule de Neige un regard oblique
et singulier, et poussa un gémissement dans l’aigu
que personne ne lui avait encore entendu
pousser.
Sur quoi, ce sont dehors des aboiements affreux,
et bientôt se ruent à l’intérieur de la grange neuf
molosses portant des colliers incrustés de cuivre.
Ils se jettent sur Boule de Neige, qui, de justesse
échappe à leurs crocs. L’instant d’après, il avait
passé la porte, les chiens à ses trousses. Alors,
trop abasourdis et épouvantés pour élever la voix,
les animaux se pressèrent en cohue vers la sortie,
pour voir la poursuite. Boule de Neige détalait par
le grand pâturage qui mène à la route. Il courait
comme seul un cochon peut courir, les chiens sur
ses talons. Mais tout à coup voici qu’il glisse, et
l’on croit que les chiens sont sur lui. Alors il se
redresse, et file d’un train encore plus vif. Les
chiens regagnent du terrain, et l’un d’eux, tous
crocs dehors, est sur le point de lui mordre la
queue quand, de justesse, il l’esquive. Puis, dans
un élan suprême, Boule de Neige se faufile par un
trou dans la haie, et on ne le revit plus.
En silence, terrifiés, les animaux regagnaient la
grange. Bientôt les chiens revenaient, et toujours
au pas accéléré. Tout d’abord, personne ne
soupçonna d’où ces créatures pouvaient bien
venir, mais on fut vite fixé : car c’étaient là les
neuf chiots que Napoléon avait ravis à leurs
mères et élevés en secret. Pas encore tout à fait
adultes, déjà c’étaient des bêtes énormes, avec
l’air féroce des loups. Ces molosses se tenaient
aux côtés de Napoléon, et l’on remarqua qu’ils
frétillaient de la queue à son intention, comme ils
avaient l’habitude de faire avec Jones.
Napoléon, suivi de ses molosses, escaladait
maintenant l’aire surélevée du plancher d’où Sage
l’Ancien, naguère, avait prononcé son discours. Il
73
annonça que dorénavant il ne se tiendrait plus
d’assemblées du dimanche matin.. Elles ne
servaient à rien, déclara-t-il pure, perte de temps.
À l’avenir, toutes questions relatives à la gestion
de la ferme seraient tranchées par un comité de
cochons, sous sa propre présidence. Le comité se
réunirait en séances privées, après quoi les
décisions seraient communiquées aux autres
animaux. On continuerait de se rassembler le
dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter
Bêtes d’Angleterre et recevoir les consignes de la
semaine. Mais les débats publics étaient abolis.
Encore sous le choc de l’expulsion de Boule de
Neige, entendant ces décisions les animaux furent
consternés. Plusieurs d’entre eux auraient
protesté si des raisons probantes leur étaient
venues à l’esprit. Même Malabar était
désemparé, à sa façon confuse. Les oreilles
rabattues-et sa mèche lui fouettant le visage, il
essayait bien de rassembler ses pensées, mais
rien ne lui venait. Toutefois, il se produisit des
remous dans le clan même des cochons, chez
ceux d’esprit délié. Au premier rang, quatre
jeunes gorets piaillèrent leurs protestations, et,
dressés sur leurs pattes de derrière, incontinent
ils se donnèrent la parole. Soudain, menaçants et
sinistres, les chiens assis autour de Napoléon se
prirent à grogner, et les porcelets se turent et se
rassirent. Puis ce fut le bêlement formidable du
chœur des moutons : Quatrepattes, oui !
Deuxpattes, non ! qui se prolongea presque un
quart d’heure, ruinant toute chance de
discussion.
Par la suite, Brille-Babil fut chargé d’expliquer aux
animaux, les dispositions nouvelles.
« Camarades, disait-il, je suis sûr que chaque
animal apprécie à sa juste valeur le sacrifice
consenti par le camarade Napoléon à qui va
incomber une tâche supplémentaire. N’allez pas
imaginer, camarades, que gouverner est une
partie de plaisir ! Au contraire, c’est une lourde,
une écrasante responsabilité. De l’égalité de tous
les animaux, nul n’est plus fermement convaincu
74
que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop
heureux de s’en remettre à vous de toutes
décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre
des décisions erronées, et où cela mènerait-il
alors ? Supposons qu’après avoir écouté les
billevesées du moulin à vent, vous ayez pris le
parti de suivre Boule de Neige qui, nous le savons
aujourd’hui, n’était pas plus qu’un criminel ?
– Il s’est conduit en brave à la bataille de l’Étable,
dit quelqu’un.
– La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil. La
loyauté et l’obéissance passent avant. Et, pour la
bataille de l’Étable, le temps viendra, je le crois,
où l’on s’apercevra que le rôle de Boule de Neige
a été très exagéré. De la discipline, camarades,
une discipline de fer ! Tel est aujourd’hui le mot
d’ordre. Un seul faux pas, et nos ennemis nous
prennent à la gorge. À coup sûr, camarades, vous
ne désirez pas le retour de Jones ? »
Une fois de plus, l’argument était sans réplique.
Les animaux, certes, ne voulaient pas du retour
de Jones. Si les débats du dimanche matin étaient
susceptibles de le ramener, alors, qu’on y mette
un terme. Malabar, qui maintenant pouvait
méditer à loisir, exprima le sentiment général :
« Si c’est le camarade Napoléon qui l’a dit, ce doit
être vrai. » Et, de ce moment, en plus de sa devise
propre : « Je vais travailler plus dur », il prit pour
maxime « Napoléon ne se trompe jamais. »
Le temps se radoucissait, on avait commencé les
labours de printemps. L’appentis où Boule de
Neige avait dressé ses plans du moulin avait été
condamné. Quant aux plans mêmes, on se disait
que le parquet n’en gardait pas trace. Et chaque
dimanche matin, à dix heures, les animaux se
réunissaient dans la grange pour recevoir les
instructions hebdomadaires On avait déterré du
verger le crâne de Sage l’Ancien, désormais
dépouillé de toute chair, afin de l’exposer sur une
souche au pied du mât, à côté du fusil. Après le
salut au drapeau, et avant d’entrer dans la
grange, les animaux étaient requis de défiler
75
devant le crâne, en signe de vénération. Une fois
dans la grange, désormais ils ne s’asseyaient plus,
comme dans le passé, tous ensemble. Napoléon
prenait place sur le devant de l’estrade, en
compagnie de Brille et de Minimus (un autre
cochon, fort noué, lui, pour composer chansons
et poèmes). Les neuf molosses se tenaient autour
d’eux en demi-cercle, et le reste des cochons
s’asseyaient derrière eux, les autres animaux leur
faisant face. Napoléon donnait lecture des
consignes de la semaine sur un ton bourru et
militaire. On entonnait Bêtes d’Angleterre, une
seule fois, et c’était la dispersion.
Le troisième dimanche après l’expulsion de Boule
de Neige, les animaux furent bien étonnés
d’entendre, de la bouche de Napoléon qu’on
allait construire le moulin, après tout. Napoléon
ne donna aucune raison à l’appui de ce
retournement, se contentant d’avertir les
animaux qu’ils auraient à travailler très dur. Et
peut-être serait-il même nécessaire de réduire les
rations. En tout état de cause, le plan avait été
minutieusement préparé dans les moindres
détails. Un comité de cochons constitué à cet
effet, lui avait consacré les trois dernières
semaines.
Jointe
à
différentes
autres
améliorations, la construction du moulin devrait
prendre deux ans.
Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres
animaux, leur expliquant que Napoléon n’avait
jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au
contraire, il l’avait préconisé le tout premier. Et,
pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le
plancher de l’ancienne couveuse, ils avaient été
dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et
bien, le moulin à vent était en propre, l’œuvre de
Napoléon Pourquoi donc, s’enquit alors
quelqu’un, Napoléon s’est-il élevé aussi
violemment contre la construction de ce moulin ?
A ce point, Brille-Babil prit son air le plus matois,
disant combien c’était astucieux de Napoléon
d’avoir paru hostile au moulin – un simple artifice
pour se défaire de Boule de Neige, un individu
76
pernicieux, d’influence funeste. Celui-ci évincé, le
projet pourrait se matérialiser sans entrave
puisqu’il ne s’en mêlerait plus. Cela, dit BrilleBabil, c’est ce qu’on appelle la tactique. À
plusieurs reprises, sautillant et battant l’air de sa
queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la
tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot
laissait les animaux perplexes ; mais ils
acceptèrent les explications, sans plus insister,
tant Brille-Babil s’exprimait de façon persuasive,
et tant grognaient d’un air menaçant les trois
molosses qui se trouvaient être de sa compagnie.
Corpus Follin
77
Septembre
Never the deux shall meet
Septembre
Nous deux is not possible
The year does not begin in January. Every French
L’année ne commence pas le 1er janvier, tous les
person knows that. Only awkward English- Français savent ça. Il n’y a que ces fous d’Anglo-Saxons
speakers think it starts in January. The year really pour croire un truc pareil. En réalité, l’année
commence le premier lundi de septembre. Le jour où
begins on the first Monday of September.
les Parisiens récupèrent leurs bureaux après leur mois
This is when Parisians get back to their desks after de vacances et se remettent à travailler le
their month-long holiday and begin working out
temps de décider où ils partiront à la Toussaint.
where they’ll go for the mid-term break in
C’est aussi le jour où les Français se lancent dans des
November.
projets nouveaux tels que
It’s also when every French project, from a new
hairdo to a nuclear power station, gets under way, changer de coiffure ou construire un réacteur nucléaire.
which is why , at 9am on the first Monday of
September, I was standing a hundred yards from Voilà pourquoi à 9 heures du matin, ce premier lundi de
septembre, j’étais planté à cent mètres des Champsthe Champs-Elysées watching people kissing.
Élysées au milieu de gens en train de s’embrasser.
My good friend Chris told me not to come to
France. Great lifestyle, he said, great food, and
totally unpolitically correct women with great
underwear. But, he warned me, the French are
hell to live with. He worked in the London office of
a French bank for three years. “They made all us
Brits redundant the day after the French football
team got knocked out of the World Cup. No way
was that a coincidence,” he told me.
His theory was that the French are like the woman
scorned. Back in 1940 they tried to tell us they
loved us, but we just laughed at their accents and
their big-nosed Général de Gaulle, and ever since
we’ve done nothing but poison them with our
disgusting food and try to wipe the French
language off the face of the Earth. That’s why they
built refugee camps yards from the Eurotunnel
entrance and refuse to eat our beef years after it
was declared safe. It’s permanent payback time,
Mon ami Chris m’avait prévenu : « Ne va pas en France.
Là-bas la vie est classe : bouffe
classe, femmes
politiquement très incorrectes, sous-vêtements
classes.
L’ennui,
c’est que les Français sont
impossibles à vivre. » Il tenait son expérience de trois
années passées dans la succursale londonienne d’une
banque française. « Le lendemain du jour où la France
s’est fait sortir de la Coupe du Monde, me dit-il, tous les
Anglais de la boîte ont été virés. Pure coïncidence, bien
sûr. »
Sa théorie : les Français se comportent comme une
femme dédaignée. Jadis, en 1940, ils ont bien
essayé de nous déclarer leur flamme ; nous
avons répondu par des ricanements à propos de
leur accent et de leur général à gros nez, de
Gaulle. Depuis, nous ne pensons qu’à les
empoisonner avec notre nourriture infecte et à
éradiquer la langue française de la surface du monde.
Pour se venger, ils construisent des camps de réfugiés
à l’entrée de l’Eurotunnel et refusent toujours
78
he said. Don’t go there. Sorry, I told him, I’ve got de manger de notre vache,
to go and check out that underwear.
qu’elle a été reconnue saine.
des années après
– Les Français vivent dans la représaille permanente,
avait conclu Chris. N’y va pas.
– Excuse-moi, avais-je répondu, mais je dois tirer
au clair cette affaire de sous- vêtements.
Logiquement,
enfin je crois, prendre un boulot
Normally, I suppose you would be heading for à l’étranger dans le seul but d’étudier la lingerie
disaster if the main motivation for your job fine du pays devrait conduire tout droit au désastre.
mobility was the local lingerie, but my one-year Mais mon contrat de un an me paraissait alors regorger
de promesses.
contract started very promisingly.
Je trouvai le siège de mon nouvel employeur – un
immeuble XIXème siècle de grand style, taillé dans une
I found my new employer’s offices --a grand- pierre dorée – et débarquai en pleine orgie.
looking 19th-century building sculpted out of
milky-gold stone — and walked straight into an
orgy.
Des gens s’embrassaient en attendant l’ascenseur. Ils
There were people kissing while waiting for the s’embrassaient devant les machines à café. Étirée pardessus son comptoir, la réceptionniste bécotait une
lift. People kissing in front of a drinks machine.
collègue – la fille qui était entrée dans l’immeuble juste
Even the receptionist was leaning across her devant moi.
counter to smooch with someone — a woman, too
Qu’une épidémie d’herpès facial commence et ils
— who’d entered the building just ahead of me.
seraient tous obligés de se mettre des préservatifs
Wow, I thought, if there’s ever a serious epidemic sur la tête.
of facial herpes, they'll have to get condoms for
their heads.
Je n’ignorais pas la passion des Français pour les bises
sur la joue, bien entendu. Seulement je n’imaginais pas
Of course I knew the French went in for cheekque c’était à ce point. Je me demandai même si
l’entreprise n’obligeait pas les employés à se charger
kissing, but not on this scale. I wondered if it
d’ecstasy avant qu’ils se mettent au travail.
wasn’t company policy to get a neckload of Ecstasy
before coming into work.
Je m’approchai de la réception. Les deux filles
avaient cessé de se bécoter et elles échangeaient
des nouvelles. À l’évidence, cette entreprise n’adhérait
I edged closer to the reception desk where the two pas au dogme de la réceptionniste canon. Celle-ci avait
women had stopped kissing and were now des traits conçus pour faire la gueule, pas pour sourire.
exchanging news. The company obviously didn’t Là, elle était en train de râler, pour une raison qui
believe in glamorous front-office girls, because the m’échappait.
79
receptionist had a masculine face that seemed
much more suited to scowling than smiling. She
was complaining about something I didn’t Je lui décochai mon sourire « petit garçon gentil ». Pas
de réaction. Pendant une longue minute, je gardai la
understand.
pose « Coucou je suis là et je ne serais pas fâché qu’on
me demande pourquoi ». Écran blanc. Je fis alors un pas
I beamed my keenest new-boy smile at her. No
en avant et déclamai la phrase qui était censée m’ouvrir
acknowledgement. I stood in the “yes, I’m here toutes les portes : « Bonjour, je suis Paul West. Je viens
and I wouldn’t mind being asked the purpose of
voir M. Martin. »
my visit” zone for a full minute. Zilch. So I stepped
forward and spouted out the password I’d Les deux filles parlèrent d’un «déjeuner » – le
memorized: “Bonjour, je suis Paul West. Je viens lunch, ça je le savais –, échangèrent
une
demi-douzaine
de gestes signifiant sans doute
voir Monsieur Martin.”
possible
« Je te rappelle ! », et finalement, la
The two women gabbled on about having réceptionniste pivota vers moi.
“déjeuner”, which I knew was lunch, and they
« Monsieur ? » Pas le moindre mot d’excuse.
made at least half a dozen I’ll-phone-you gestures Elles se faisaient des bises entre elles, mais moi je
before the receptionist finally turned to me.
pouvais me faire biser ailleurs.
“Monsieur?” No apology. They might kiss each Je répétai mon mot de passe. Ou tentai de le faire,
other, but I could kiss off.
plutôt. « Bonjour, je... » Mais alors, la tête farcie de
colère et de macédoine linguistique, il n’y avait plus rien
I repeated my password. Or tried to.
à attendre.
“Bonjour, je . . .” No, my head was full of
suppressed anger and linguistic spaghetti. “Paul « Paul West, lâchai-je. M. Martin. » À quoi bon
West,” I said. “Monsieur Martin.” Who needs les verbes ? Je réussis malgré tout un second
sourire engageant.
verbs?
La réceptionniste – badge : Marianne, profil : Hannibal
Lecter – émit en retour un tsss tsss agacé. Je
l’entendais presque penser, peut pas parler
français comme tout le monde, encore un qui se
moque de De Gaulle à cause de son nez. L’enfoiré.
I managed another willing smile.
« J’appelle son assistante », dit-elle (enfin je
The receptionist — name badge: Marianne, suppose). Elle décrocha le téléphone et enfonça
personality: Hannibal Lecter — tutted in reply. I une touche, sans cesser de me scanner de la tête aux
could almost hear her thinking, can’t speak any pieds et ça se voyait sur son visage : je n’avais pas le
niveau pour rencontrer le patron.
French. Probably thinks De Gaulle had a big nose.
Avais-je donc à ce point l’air d’un plouc ? J’avais commis
un gros effort pour me faire aussi chic qu’un
“I’ll call his assistant,” she said, probably. She
Britannique doit l’être à Paris. Mon meilleur costume
Paul Smith gris sombre (mon unique costume Paul
picked up the phone and punched in a number, all
Smith). Une chemise d’un blanc aveuglant, qu’on
the while giving me a tip-to-toe inspection as if she
aurait dit tissée dans un ver à soie nourri à l’eau de
didn’t think I was of the required standard to meet
Javel, plus une cravate Hermès aux tons électriques
Bastard.
80
the boss.
Do I really look that bad?, I wondered. I’d made an
effort to be as chic as a Brit in Paris should be. My
best grey-black Paul Smith suit (my only Paul Smith
suit). A shirt so white that it looked as if it’d been
made from silkworms fed on bleach, and an
electrically zingy Hermes tie that could have
powered the whole Paris metro if I’d plugged it in.
I’d even worn my black silk boxers to give my selfesteem an invisible boost. French women aren’t
the only ones who can do underwear.
capable d’alimenter le métro de Paris si on la
connectait au réseau. J’avais même enfilé mon
caleçon
de
soie
noire
pour
raffermir
discrètement
mon assurance. Les Françaises ne
sont pas les seules à jouer du sous-vêtement.
Je ne méritais en rien ce regard écrasant de mépris,
encore moins si je me référais à l’allure des gens que je
voyais entrer dans l’immeuble – types fagotés en
employés de bureau, filles en jupes de chez le fripier et
abondance de chaussures orthopédiques.
No way did I deserve such a withering look,
especially not in comparison to most of the people – Christine ? J’ai ici un monsieur... ? fit la Marianne
I’d seen entering the building — guys looking like réceptionniste en louchant de mon côté.
Dilbert, women in drab catalogue skirts, lots of
C’était à moi de parler, mais pour dire quoi ?
excessively comfortable shoes.
– Votre nom ? grogna Marianne en levant les yeux au
ciel et en faisant du dernier mot un râle de désespoir
devant ma stupidité de limace.
– Paul West.
***
“Christine? ]’ai un Monsieur—?” Marianne the
receptionist squinted over at me.
This was my cue to do something, but what?
“Votre nom?” Marianne asked, rolling her eyes
upwards and turning the last word into a huff of
despair at my slug-like stupidity.
“Paul West.”
– Polouess, répéta plus ou moins Marianne.
Un visiteur pour M. Martin. – Elle raccrocha. –
Asseyez-vous ici, articula-t-elle dans un français pour
Alzheimer.
C’est clair, le patron se garde les canons pour lui,
pensai-je en suivant Christine, l’assistante
qui
m’escortait au cinquième étage, une grande
brune, port de reine, lèvres sombres, sourire qui
lasérise le pantalon d’un homme à vingt pas. Et j’étais
tout contre elle dans l’ascenseur, à
quelques
centimètres, mes yeux dans ses yeux, respirant son
parfum. Subtilement cannelle. Cette fille avait l’odeur
comestible.
“Pol Wess,” Marianne said, “a visitor for Monsieur
Martin.” She hung up. “Sit over there,” she said in C’était une de ces occasions où on se dit, allez
slow, talking-to-Alzheimer-sufferer French.
ascenseur, tombe en panne, et vite. Coince-nous entre
deux étages. Je viens de pisser, je peux attendre. Laissemoi juste une heure ou deux, le temps d’imposer mon
The boss evidently kept the glamorous ones in his charme à un public captif.
office, because Christine, the assistant who took
Problème :
me up to the fifth floor, was a tall brunette with
je
devrais
d’abord
lui
apprendre
81
poise and a dark-lipped smile that would have
melted a man’s trousers at twenty paces. I was
standing mere inches away from her in the lift,
looking deep down into her eyes, breathing in her
perfume. Slightly cinnamon. She smelt edible.
l’anglais. Car quand j’avais essayé d’entamer la
conversation, elle avait eu un sourire accablé et s’était
excusée en français de ne pas comprendre un traître
mot. Enfin, voilà au moins une Parisienne qui ne
semblait pas me détester.
It was one of those occasions when you think,
come on, lift, conk out now. Get jammed between
two floors. I’ve had a pee, I can take the wait. Just Nous arrivâmes dans un couloir bizarre : quelque
give me an hour or two to work my charm with a chose entre le manoir gothique et le semi-remorque à
double vitrage. Un interminable tapis de style oriental
captive audience.
couvrait tout le sol à l’exception de quelques
lattes de plancher ciré et grinçant. Plafonds et
murs s’ornaient de plâtres moulés à l’antique,
Trouble is, I would have had to teach her English avec grand renfort de spirales, mais on avait
first. When I tried to chat her up, she just smiled arraché de leurs gonds les portes d’origine pour les
stunningly and apologized in French for not remplacer par des vitres fumées pur vintage années
understanding a bloody word. Still, here at least 1970. Enfin, comme pour masquer le choc des
was one Parisienne who didn't seem to hate me.
styles, les murs étaient bordés de plantes vertes en
nombre suffisant pour héberger une guerre tropicale.
Christine toqua à l’une des portes vitrées. « Entrez ! »
répondit une voix mâle. Je poussai la porte et me
We emerged in a corridor that was like a collision trouvai face à lui, mon nouveau patron, installé devant
between a gothic mansion and a double-glazing un décor naturel : la tour Eiffel pointée comme un doigt
lorry. A long oriental-looking carpet covered all but géant dans un ciel nuageux.
the narrow margins of creaky, polished
floorboards. The ceiling and walls of the corridor Il se leva et contourna son bureau pour m’accueillir.
were decorated with great swirls of antique
– Monsieur Martin, dis-je en tendant la main. Heureux
moulded plasterwork, but the original doors had de vous revoir.
been ripped off their hinges and replaced with
70s-vintage tinted glass. As if to cover up the clash – Appelez-moi
Jean-Marie, répondit-il dans un
of styles, the corridor was lined with enough excellent anglais, malgré un soupçon d’accent. (Il
s’empara de ma main et m’attira vers lui, assez près
greenleaved plants to host a jungle War.
pour un de leurs fameux frotte-joues. Mais non, il
se contenta de me tapoter l’épaule.) Bienvenue
en France.
Christine knocked on a glass door and a malt»
***
voice called, “Entrez!”
Grand Dieu, pensai-je. Enfin une personne qui ne me
déteste pas.
I went in and there he was, set against a backa, ground of the Eiffel Tower poking its finger into
un président de société, Jean-Marie
the cloudy sky. My new boss stood up and walked Pour
avait
l’air
extrêmement cool. La cinquantaine, mais
around his desk to greet me.
l’œil noir étincelant de jeunesse, un front dégarni mais
le cheveu coiffé court en arrière, masquant une calvitie
82
naissante. Chemise bleu roi et cravate mordorée d’un
chic sans effort. Visage ouvert, amical. Il commanda
him to shake. “Pleased to see you again. ”
des cafés et je remarquai qu’il disait
« tu »
à
“You must call me ]ean—Marie,” he replied in his Christine alors qu’elle lui disait « vous ». Je ne
slightly accented but excellent English. He took my comprendrai jamais leur système.
hand and used it to pull me so close I thought we – Asseyez-vous, Paul, dit Jean-Marie en revenant à
were about to do the cheek-rubbing thing. But no,
l’anglais. Tout est OK ? Votre voyage, l’hôtel ?
he only wanted to pat my shoulder. “Welcome in
France,” he said.
– Oh oui, parfait, merci...
“Monsieur Martin,” I said, holding out a hand for
Bloody hell, I thought. Now two of them like me.
Un peu basique, mais au moins il y avait le câble.
– Bien bien.
Quand il vous regardait, nul doute que votre
bonheur personnel était pour lui la chose la plus
importante de la planète. Oublié l’effet de serre, Paul
est-il satisfait de sa chambre
d’hôtel ?
C’était
l’événement du jour. Je décidai d’en profiter
pour mener une petite enquête ethnologique :
Jean-Marie looked pretty cool for a company
chairman. He was 50 or so, but his dark eyes shone
with youth, his hair was receding but slicked back
and cut short so that it didn't matter, and his
royal-blue shirt and golden tie were effortlessly
– Vos employés ont l’air heureux, ici, dis-je. Ils
chic. He had an open, friendly face.
s’embrassent tous.
He asked for some coffees and I noticed that he
called Christine “tu” whereas she called him – Ah, oui. (Il jeta un œil dans le couloir,
comme pour chercher des passants à bisouter.)
"vous”. I’d never managed to work that one out.
C’est la rentrée, voilà, the re-entry. Comme si on
“Sit down, Paul,” Jean-Marie said, switching back
redescendait de l’espace. Pour un Parisien, tout ce qui
to English. “Is everything OK? Your voyage, the se trouve à plus de dix kilomètres des Galeries Lafayette
est une autre planète. On n’a pas vu les collègues
hotel?”
depuis un mois, on est heureux de se retrouver. (Il
“Oh yes, fine, thanks . . .” A bit basic, but it had renifla comme pour souligner une private joke.) Enfin
cable.
bon, pas toujours très heureux, mais on ne peut pas
refuser une bise.
“Good, good.” When he looked at you, you felt as
if making you happy was the only thing that
– Même entre hommes ?
mattered on the entire planet. Sod global Jean-Marie se mit à rire.
warming, does Paul like his hotel room? That's the
– Vous trouvez que les Français sont efféminés ?
important issue of the day.
“Everyone seems to be very happy here, kissing
– Non non, bien sûr que non.
each other,” I said.
Avais-je pincé une corde sensible ?
– Bien.
“Ah, yes.” He looked out into the corridor, J’avais l’impression que si Christine s’était trouvée dans
la pièce, il aurait baissé son froc pour prouver sur-le83
apparently checking for passers-by to French-kiss.
“It is the rentrée, you know, the re-entry. Like we
are returning home from space. To us Parisians
anything more than ten kilometres from the
Galeries Lafayette is a different planet. We have
not seen our colleagues for a month, and we are
happy to meet them again.” He snorted as if at a
private joke.
champ sa virilité. Il claqua dans ses mains comme pour
dissiper l’atmosphère soudain saturée de testostérone.
– Votre bureau est à côté du mien. Nous
aurons la même vue. Et quelle vue, hein ? (Il
tendit le bras vers la fenêtre pour présenter sa guest
star, la tour Eiffel.) Nous voulons que vous soyez
heureux chez nous.
“Well, not always very happy, but we cannot
refuse to kiss them.”
“Even the men?”
Jean-Marie laughed. “You think French men are Sur le coup, il était probablement sincère.
effeminate?”
“No, no, of course not.” I thought I’d hit a nerve.
“Good.”
I got the feeling that if Christine had been in the
room he’d have whipped down his trousers and
proved his manhood on her.
He clapped as if to clear the air of testosterone.
“Your office will be next to mine. We have the
same view. What a view, eh?” He held out an arm
towards the window to introduce his guest star. It
was quite a star, too. “If you work in Paris, you
don’t always get a view of the Eiffel Tower,” he
said proudly.
“Great,” I said.
“Yes, great. We want you to be happy with us."
Quand je l’avais rencontré pour la première fois, à
Londres, il s’efforçait de donner à
sa
boîte,
VianDiffusion, le profil d’une famille, endossant
lui-même le rôle de l’oncle sympa plutôt que du
parrain ou du Big Brother. Jean-Marie avait repris le
business de la viande une dizaine d’années plus tôt, à la
suite de son père, le fondateur, qui avait débuté comme
simple boucher.
Ils possédaient
désormais
quatre usines (concrètement,
des mixers géants
avec bêtes beuglantes à l’entrée et hachis à la sortie),
plus un immeuble de bureaux. L’affaire débitait sans
répit, grâce à l’appétit illimité des Français pour
les hamburgers, ou steaks hachés, comme ils disent par
patriotisme. Quand il m’avait recruté, Jean-Marie
semblait motivé par le désir d’extraire sa boîte de
l’univers tripes et abats. Mon projet anglais devait faire
oublier ces sanguinolents débuts. D’où la chaleur de son
accueil.
Jean—Marie said. At the time he probably meant
it.
Restait à voir si les autres collègues me témoigneraient
When I first met him in London he made his un amour aussi franc.
company, VianDiffusion, sound like a family, with
– Une chose, Jean-Marie, dis-je tandis qu’il me
him as the favourite uncle rather than the pressait, me portait, presque, le long du couloir
godfather or big brother. He’d taken over the jusqu’à la salle de réunion. Dois-je leur dire tu ou vous ?
meat-processing business about ten years earlier
De toute façon, je ne savais encore dire ni l’un ni l’autre
from his dad, the founder, who’d started out as a
84
humble butcher.
en français.
They now had four “factories” (basically, giant
food mixers — mooing animals in one end,
mincemeat out the other) plus their head office.
Turnover was massive thanks to the limitless
French appetite for hamburgers, or “steaks
hachés" as they patrioticallv call them. It seemed
to me when Jean-Marie recruited me that he was
looking to lift the company out of the offal. My
new “English” project was designed to make
people forget his bloody beginnings. Perhaps that
waswhy he greeted me so warmly.
– Oh, ça c’est facile. Vous, dans votre position,
vous dites « tu » à tous vos collaborateurs. Sauf
peut-être à ceux qui ont l’air d’être plus âgés. Et à
condition d’avoir déjà été présenté. La plupart des gens
vous diront « tu » aussi. Il y en a, les plus jeunes,
Now to see if the rest of my colleagues would love
me as much as he did.
“One thing, Jean-Marie,” I said as he ushered —
almost carried — me along the corridor towards
the meeting room. “Do I call everyone tu or vous?”
Not that I was capable of calling them either.
“Ah, it is quite simple. You, in your position, call
everyone with whom you work tu. Except maybe
anyone who looks old. And except if you have not
been presented to them yet. Most people here will
mall you tu also. Some will call you vous if they are
qui vous diront « vous », et aussi ceux qui ne savent
plus s’ils vous connaissent. OK ?
– Euh, oui.
Clair comme une soupe à l’oignon.
– De toute façon, dans votre équipe, tout le monde
parlera anglais.
– Anglais ? Je croyais que je devais m’intégrer ?
Jean-Marie ne répondit pas. Il me tira derechef
par le coude et nous entrâmes dans la salle de
réunion. Elle occupait toute la largeur de
l’immeuble, avec des baies vitrées aux deux
bouts. La tour Eiffel d’un côté, de l’autre une
cour et un bâtiment moderne en verre. Quatre
personnes attendaient dans la pièce. Un homme et une
femme blottis contre la fenêtre sur cour, un
autre type et une fille assis en silence derrière
la longue table ovale.
– Bonjour tout le monde, je vous présente Paul,
annonça Jean-Marie en anglais.
very less senior or if they think they don’t know
Mes nouveaux copains de travail se retournèrent
you. OK?”
vers moi. Des deux hommes, l’un était un grand
blond au cheveu épais, la quarantaine, l’autre un
jeunot maigre et chauve. Les femmes : une vraie
“Er, yes.” Clear as onion soup.
blonde, blond miel exactement, la trentaine,
queue-de- cheval lisse et stricte, dotée d’un menton en
galoche qui l’empêchait d’être vraiment belle ; et une
“But in your team everyone will speak English.”
fille à face de lune, dans les trente-cinq ans, l’air gentil,
avec de grands yeux bruns et un corsage rose mal
seyant. Je leur serrai la main et oubliai instantanément
“English? Shouldn't I try to integrate?”
leurs noms.
Jean-Marie didn’t answer. He gave a final tug on
my elbow and we were inside the meeting room. It
Nous prîmes place à la table, Jean-Marie et moi d’un
85
took up the full depth of the building, with côté, les quatre autres en face.
windows at both ends. Eiffel Tower in one,
courtyard and a modern glass office building in the – OK tout le monde. C’est un moment super
exciting, commença Jean-Marie.
other.
There were four other people in the room. A man
and woman stood huddled near the courtyard
window, and another man and woman sat silently
at a long oval table.
“Everyone, this is Paul,” Jean-Marie announced in
English.
My new work-chums turned to meet me. The two
men were a very tall, thick-set blond, about 40,
and a younger, skinny guy who was bald. The two
women were a natural honey blonde, about 30,
with a tightly pulled back pony tail and a jutting
chin that just stopped her being beautiful, and a
round-faced, kind-looking woman, 35-ish, with
largo brown eyes and a dowdy pink blouse.
Nous sommes en phase de branching away.
Nous volons vers de new horizons. Nous sommes
capables, en restant très aware, de réussir dans
le fooding. Sans notre bœuf haché, l’industrie
française du fast-food n’existerait pas. Nous allons
maintenant optimiser nos benefits sur l’Angleterre
avec nos futurs tea cafés. Et nous avons ici
quelqu’un qui connaît bien ce business. (Il brandit
fièrement le bras vers moi.) Paul, vous le savez, était
chief of marketing pour une chaîne de cafés
français en Angleterre. Voulez-Vous Café Avec
Moi. Combien de cafés avez-vous créés, Paul ?
– On en était à trente-cinq quand j’ai quitté
l’entreprise. Mais ça remonte à deux semaines, et Dieu
sait où on en est aujourd’hui.
Je plaisantais, mais tous me regardèrent bouche
I shook their hands and instantly forgot their bée, sans mettre une seule seconde mes paroles
en doute, tout à leur foi en notre dynamisme anglonames.
saxon.
– Eh oui, confirma Jean-Marie, sur qui mon prestige
rejaillissait. J’ai vu que c’était des winners, il me fallait
leur cerveau marketing, je suis donc allé à Londres pour
We sat down at the table, me and Iean-Marie on
couper des têtes.
one side, my four new colleagues on the other.
– Couper ma tête ? m’offusquai-je.
“OK, everyone. This is a very exciting moment,"
– C’est cela, le chasseur de tête quoi. Je suis certain que
Jean-Marie declared. “We are, as the English say.
Paul va apporter à notre nouvelle chaîne de tea
cafés en France le succès qu’il a connu en
branching away. Flying into new horizons. We
Angleterre avec le concept miroir de French café
know we can succeed in the restaurant business.
en, euh, en Angleterre. Mais si vous continuiez
en
vous présentant vous-même, Paul ? dit-il,
The fast-food industry in France could not exist
visiblement épuisé par sa dernière phrase.
without our minced beef. Now we are going to
take some more of the profit with our new English
tea cafés. And we have someone here who knows
this business.” He gestured proudly towards me.
“As you know, Paul was chief of marketing of the
chain of French cafés in England, Voulez-Vous Café
– Oui, bien sûr. (Je regardai la brochette de
collègues
en imitant un regard débordant
d’amour.) Je m’appelle Paul West, dis-je tandis qu’ils
s’activaient à répéter mon nom pour se le mettre en
bouche. J’étais au départ de la création de Voulez-Vous
Café Avec Moi. Nous avons démarré en juillet dernier –
86
Avec Moi. How many cafés have you created, le 14 juillet évidemment – avec cinq
Paul?”
cafés à Londres, puis nous avons ouvert les autres dans
les principales grandes villes et
les
centres
commerciaux, en trois vagues de dix. J’ai avec
“There were 35 when I left the company. But that
moi un rapport qui vous permettra de lire l’histoire
was two weeks ago, so who knows how many complète. Avant cela, j’avais travaillé dans une petite
brasserie – un fabricant de bière, ajoutai-je en les
there are now.”
voyant froncer les sourcils. Voilà, j’ai à peu près
I was joking, but everyone in the room gaped at
me, believing totally in this Anglo-American fait le tour.
dynamism.
– You very djeune, fit le petit maigre.
Pas sur un ton accusateur, juste un peu contrarié.
“Yes,” Jean-Marie said, bathing vicariously in my
reputation. “I saw their success and I wanted their
– Pas vraiment. J’ai vingt-sept ans. Si j’étais une rock
star, je serais déjà mort.
head of marketing, so I went to London and Le type eut un geste d’excuse.
decapitated him. Decapitated?”
– No no. I am not critiquing. I am just... admirative.
“Head-hunted,” I said.
Il avait un accent bizarre. Pas franchement français.
Impossible à identifier.
“Yes, thank you. I am sure that Paul will bring to – Oui, nous admirons tous Paul, ça c’est clair.
(Une fois de plus, Jean-Marie donnait l’impression
our new chain of English cafés in France the same
de me faire un plan drague.) Nous allons tous nous
success as he has known with the similar concept présenter, dit-il. Commence, Bernard.
in England of French cafés in, er, England. Maybe
you can continue to present yourself, Paul?” he
said, apparently exhausted by his last sentence.
Bernard, c’était le grand blond costaud coiffé en brosse
“Sure.” I gazed along the line opposite with my
best imitation of co-workerly love. “My name’s
Paul West,” I told them. I saw them all practise
saying my name. “I was in at the creation of
Voulez-Vous Café Avec Moi. We launched in July
last year — July the fourteenth of course, Bastille
Day — with five cafés in London and the
southeast, and then opened the others in the
major British cities and shopping centres in three
waves of ten. I've brought a report with me so that
you can read the full story. Before that I worked
for a small brewery —- beer company,” l added,
seeing their frowns, “and that’s about it.”
avec la moustache. Il avait tout à fait l’allure d’un
policier suédois mis en préretraite dans la force de l’âge
à cause de ses pieds plats. Il portait une chemise d’un
bleu douteux et une cravate rouge délavé. Je l’imaginai
avec le mot « rasoir » tatoué sur le front, mais
ça l’aurait rendu trop excitant.
Bernard eut un sourire nerveux et se lança.
–
I am
Bernard,
communikacheune, euh...
ayam
responsibeul
of
Bon Dieu, Jean-Marie n’avait-il pas parlé d’une réunion
en anglais ? Et voilà que ce type attaquait en
hongrois. L’homme
de Budapest poursuivit
dans cette veine hermétique
pendant
deux
87
minutes puis articula plusieurs
mots, de la
plus haute importance à en juger par la constipation
“You rilly yong,” said the skinny bloke. Not forcenée de son visage :
accusingly, but annoyingly.
– I am very happy work wiz you.
“Not really, I’m 27. If I was a rock star I'd be
dead.”
Capté ! Bien que peu familier des dialectes
d’Europe centrale, cette fois j’avais compris. Il est
très heureux de travailler avec moi. Par Babel ! C’était
de l’anglais, mais pas le même que le nôtre.
The bloke made apologetic gestures. “No, no.
– Merci Bernard, dit Jean-Marie avec un sourire
Ah’m not criti-sahzing. Ah’m just . . . admirativuf‘
d’encouragement.
He had a weird accent. Not quite French. I couldn't
Avait-il choisi exprès le plus nul pour mettre en
place it.
valeur
son excellent
anglais personnel ? Je
m’accrochai à cet espoir.
“Ah, we are all admiring Paul, that’s for sure. »
– À toi, Marc.
Jean-Marie again managed to make me feel like I
was receiving a gay come-on. “Why don't
everyone present himself ?” he said. “Bernard, Marc, c’était le chauve maigrichon. Il portait
start please."
une chemise
gris sombre,
mal repassée et
déboutonnée au col. Il s’avéra qu’il avait passé plusieurs
Bernard was the tall, stocky one, with a flat-top
années dans le sud des États-Unis, d’où son accent
haircut and a neat blond moustache. He looked
bizarre, celui d’une Scarlett O’Hara qui aurait forcé sur
like Swedish policeman who’d retired early
le Pernod.
because of bad feet. He was wearing a sickly-blue
shirt and a tin that just failed to be red enough. He – I am chargèd of Haïti, dit-il.
could have had “dull” tattooed across his forehead
– Chargèd of Haïti..., répétai-je d’un air approbateur.
but that would have made him too exciting.
Bernard smiled nervously and began.
“Yam bare narr, yam responsa bull ov communikn
De quoi diable s’agissait-il ? En rapport avec les
tropiques, de toute façon. Intéressant.
-
Compiouteur système, confirma Marc.
l syon, er . . .”
-Oh, IT ! fis-je. Information Technologies. (Le chauve
Shit, I thought, didn’t Jean-Marie say the meeting me lança un regard noir.)
was going to be in English? How come some
people were allowed to speak Hungarian? Bernard Votre anglais est excellent, ajoutai-je précipitamment.
of Budapest carried on in the same in Combien de temps avez-vous passé aux États-Unis ?
comprehensible vein for a couple of minutes and – One year prepa at university of Georgia. And five
then started to enunciate something which, to years in insurance company in Atlanta. In the
judge by the look of acute constipation on his face, departemone of Haïti, naturali.
was great importance. “Alok for wah toowa king
wizioo.”
– Naturali, acquiesçai-je.
88
Hang on, I thought. I don't speak any Central – OK, Marc. Stéphanie, à toi, poursuivit MC Jean-Marie.
European languages, but I got that. He's looking
Stéphanie, c’était la blonde à forte mâchoire. Accent
forward to working with me. Holy Babel fish. It’s
épais, très français, syntaxe effrayante, mais mon
oreille commençait à s’y faire. Stéphanie était «
English, Jim, but not as we know it.
responsibeul of fournitchourzes » dans la principale
“Thank you, Bernard,” Jean-Marie said, smiling
usine à viande du groupe, et « very api » de
encouragingly. Had he chosen the crappest one to se retrouver désormais « promotèd responsibeul of
fournitchourzes » dans la future chaîne « Inegliche
highlight his own excellent English? I hoped so.
ti salouns ». À l’évidence, il était aussi épuisant pour elle
de parler que pour moi d’écouter et, à la fin de sa brève
"Next, Marc.”
intervention, elle décocha à Jean-Marie un regard qui
disait voilà, je les ai faites mes cinquante pompes et
maintenant tu pourrais me dire merci, espèce de
crapule sadique.
Marc was the bald skinny one. He was wearing a – Merci, Stéphanie. Nicole.
dark grey shirt, unbuttoned at the collar and
unironed. Turned out he'd spent a few years in the
southern USA, hence the weird accent, which La petite brune à cheveux courts s’exprimait d’une voix
made him sound like Scarlett O'Hara after too fluette mais très claire. Elle était contrôleur de gestion
sur le projet, comme d’ailleurs pour l’ensemble de la
much Pernod.
société.
“Ah’m ed of hah tee,” he said.
– Vous avez séjourné en Angleterre, n’est-ce pas, Nicole
“Ed of hah tee,” I repeated approvingly, wonder? demandai-je. Et même assez souvent, à en juger par
votre accent.
ing what the hell this was. Something to do with
tea, anyway. Relevant.
Règle
numéro
un de la vie d’entreprise :
“Yah. Compoodah sis-temm,” Marc confirmed.
toujours flatter votre contrôleur de
gestion.
– Oui, my asband was angliche, dit-elle avec un sourire
“Oh, I.T.,” I said. He glowered at me. “Your English
nostalgique.
is excellent," I added quickly. “How long did you
spend in the USA?” ..
Oh oh ma chère, veuve ou divorcée ? Pas le moment de
demander.
“Ah’ve done a yee-uh uv post-grad at Jo- ja State,
– Ne vous fiez pas à Nicole, coupa Jean-Marie.
then Ah’ve worked fahv yee-uhs inna inshance
Elle a l’air gentille, comme ça, mais elle a un cœur
firm in Atlanna. In da hah tee departmon, a coss.”
de pierre. Ce qui explique pourquoi nos finances sont
au top. Notre vrai patron, c’est elle.
“A coss,” I agreed.
Nicole rougit. Ça sent l’anguille sous roche, remarquaije. Jean-Marie qui fait son éloge professionnel, Nicole
Stephanie was the blonde woman with the jaw. qui meurt d’envie d’ouvrir son corsage pour lui faire
Her accent was strong and French, her grammar
“OK, Marc. Stephanie?” Iean-Marie the MC again.
89
terrifying, but my ear was getting tuned. Stephanie
was the “responsa bull ov poorshassing”
(purchasing) for the main meat-processing part of
the company and was now “vairy eppy” to be « apwanted responsa bull ov poorshassing” for the
proposed chain of “Eengleesh tea saloons”.
admirer ses nichons. À moins que je ne cède au cliché ?
– Bon, je constate que votre anglais est bien meilleur
que mon français, annonçai- je à la cantonade, avec un
regard plus appuyé vers Stéphanie et Bernard, mes
camarades handicapés linguistiques. Je me suis acheté
un CD-Rom pour apprendre le français et je
It was obviously as exhausting for her to speak as
she was to listen to, and at the end of her short vous promets de m’y mettre on the chapeaux de roues.
speech she gave Jean-Marie a look that said l've
Ils furent assez bons pour rire.
done my 50 press-ups and I hope you think it was
worth it, you sadistic bastard.
“Thank you, Stéphanie. Nicole.”
Puisque nous étions désormais frères de projet, je
décidai de mettre sur la table ma petite idée. Rien de
polémique.
The other woman, the dark, short-haired one, had
a soft voice, but she spoke very clearly. She was
the financial controller on this project, as she was
for the whole company.
– Je pense que nous devrions choisir un nom pour le
projet, suggérai-je. Rien de définitif, c’est provisoire,
juste pour nous donner une identité collective, pour
l’équipe. Un truc genre Tea Time.
“You’ve been to England, haven’t you, Nicole?" I – Oh ! (C’était Bernard, mon Hongrois, soudain dressé
said. “Quite often as well, to judge by your comme par un ressort.) No. We av un nom : Maille Tea
Is Riche.
accent."
Je fronçai les sourcils, les autres s’esclaffèrent. Je
Rule one of office life — always flatter your
cherchai un secours du côté de Jean-Marie, mais il
financial controller.
regardait ailleurs.
“Yes, my usband was Hinglish,” she said, smiling
wistfully. Oh dear, dead or divorced?, I wondered. – My Tea Is Rich ? Comme nom de marque pour des
salons de thé ? Ce n’est pas un nom, risquai-je, ça ne
Not the time to ask.
veut rien dire.
– Ouch !
“Do not be fooled by Nicole,” Jean-Marie said.
“She looks like she is very kind, but she has a heart
Bernard était peut-être nul en anglais mais il excellait
en monosyllabes.
– My Tea Is Rich iz a comic nom. Itiz inegliche humour. –
De l’humour anglais ? Pas du tout.
of iron. She is the reason why our finances are so
good. She is our real boss.”
– Oh !
Nicole blushed. There was some unrequited stuff Bernard se tourna vers Jean-Marie en quête de renfort.
going on here, I decided. Jean-Marie praising her
– Bien sûr, c’est pas my tea, c’est my tailor, expliqua
professional skills, Nicole wanting to rip her bodice
and have him praise her boobs. Or was I being Jean-Marie.
90
stereotypical ?
– Votre tailleur ?
"Well, your English is so much better than my
French, » I told them, taking special care to look
Stéphanie and Bernard, my fellow linguistic
Invalids, in the eye. “I’ve bought myself a teachyourself-French CD-Rom and I promise I’ll start
teaching myself toot sweet.”
J’avais l’impression de me trouver dans un film
surréaliste. Dans un instant, Salvador Dalí allait
entrer en vol plané par la fenêtre avec une
baguette sortant de sa braguette.
They were kind enough to laugh.
– Oh, vraiment ?
As we were all chums together now, I decided to
Salvador arrive, pensai-je. Mais par la fenêtre, on ne
voyait que la tour Eiffel.
throw in my little idea. Nothing controversial.
"I thought we could decide on a working name for
– My tailor is rich, confirma Jean-Marie.
– My tailor is rich est une expression typiquement
anglaise.
The
project,” I suggested. “Just something – Mais non, pas du tout.
temporary, you know, to give us an identity as a
– C’est ce que croient les Français en tout cas. Cette
team. Something like Tea Time.”
phrase était dans tous les
manuels d’anglais.
“Oh.” It was Bernard, jerking himself upright.
– OK, OK, je crois que j’y suis, dis-je. (Les autres me
fixaient comme si j’étais au bord de comprendre
"No, we av nem. Ma Tea Eez Reesh.”
l’astuce et d’éclater enfin de rire.) C’est comme : Mon
I frowned, the others laughed. I turned to ]eanpostillon a été frappé par la foudre.
Marie for help. He was looking elsewhere.
– Hein ?
Cette fois, c’était au camp français d’avoir l’air largué. –
"My Tea Is Rich? As a brand name for the tea - C’était dans tous nos manuels de français, disrooms? It’s not really a name,” I ventured. “It je. Maintenant je vous suis, ajoutai-je avec un
doesn‘t really mean anything.”
sourire
victorieux. (Ils hochèrent
la tête.
Malentendu surmonté. Problème résolu.) Mais ça ne
change rien, ce nom est très mauvais. Il fallait quand
même que je le leur dise, pour leur bien, pour le bien du
projet.
“Uh.” Bernard was crap at English but clearly very
good at monosyllables. “Ma Tea Eez Reesh eez – Oh !
funny nem. Eaties Ingleesh oomoor.”
– Vous tenez absolument à Tea Time ? demanda Jean"Einglish humour? But we don’t say that.”
Marie d’une voix éteinte. C’est un peu plat.
“Oh.” Bernard turned to Jean-Marie for support.
"Of course it should be my tailor,” Jean-Marie
explained.
– Non, c’est provisoire. Je propose
une étude
marketing avant d’adopter un nom définitif pour la
marque. D’ici là, mettons-nous
d’accord sur un
titre de travail. Vous n’aimez pas Tea Time ? Pourquoi
91
pas Tea for Two, alors ?
“Your tailor?” I felt as if I was in the middle of a
surrealist film. In a minute Salvador Dali was going
to fly in through the window with a baguette
sticking out of his trousers.
– Ah non. (Ça, c’était Stéphanie.) Zis is plate
also. (C’est aussi une assiette ?) Nous voulons un
comic nom. Ayam OK ouiz Bernard, inegliche humour. –
And, euh, ouaille not Tease Café ? essaya Marc.
– Tease Café ? (Taquine ton café ?)
“My tailor is rich,” Jean-Marie said.
À nouveau, je perdais pied.
‘“Is he?” Here comes Salvador, I thought, but all I – Yé. Tea, apostrof, s, café, expliqua Marc.
could see out the window was the Eiffel Tower as
Stéphanie hocha la tête : bonne idée.
usual.
“My tailor is rich is a typical English expression »
“It’s not.”
– Tea’s Café ? Mais ce n’est pas de l’anglais ! – Yes,
rétorqua Stéphanie. You av méni nèmes with
apostrof. Ari’s Bar (qui est Ari ?), Liberty’s Statue.
– Brooklyn’s Bridge, dit Marc. (Que vient faire ce s ?)
“But French people think it is. It was in the old
language books.”
– Roll’s Royce, lâcha Bernard, comme un coup gagnant.
(La Royce de Roll ? Ces bons vieux Charles Stewart Rolls
et Frederick Henry Royce...)
– Pour des Français, l’apostrophe suivie de
s
“OK, OK, I think I'm with you,” I said. The others fait très anglais, expliqua Jean- Marie, toujours
were peering at me as if I was about to get the dans son rôle d’interprète. Il y a un café américain sur
joke at last and laugh. “It’s like my postilion has les Champs-Élysées qui s’appelle le Sandwich’s Café.
been struck by lightning.”
– Tout à fait, confirma Stéphanie en frappant de l’index
“Uh?” Now it was the French team's turn to look sur la table.
lost.
– OK, mais ce n’est pas de l’anglais. (Je me
sentais
obligé
d’insister.)
Comme camping ou
“It’s from our old language books,” I said. “I get
parking : ça sonne anglais pour vous, mais ce n’est pas
you now.” I put on a eureka smile. Everyone de l’anglais.
nodded. Misunderstanding cleared up. Problem
– Ah !
solved. “But it's still an awful name.” I mean, l had
Stéphanie fit appel à l’arbitre Jean-Marie. Une attaque
to tell them for their own good. For the good of contre la langue française ? Carton jaune !
the project.
– Chaque pays emprunte à la culture d’autres pays,
“Oh!”
mais en l’adaptant, dit Jean- Marie. Quand j’étais en
Angleterre, les restaurants servaient de la crème brûlée
à la fraise. Eh non ! La crème brûlée, c’est de la crème
“You absolutely want Tea Time?” Jean-Marie was brûlée. Pourquoi pas une baguette à la fraise
not looking keen. “This is a bit flat.”
92
No, not absolutely. Just as a provisional name. I
suggest we get a market survey done before
deciding on the definitive brand, but meanwhile
let’s choose a simple working title. If you don’t like
Tea Time, how about Tea For Two?”
ou du camembert à la fraise ?
"Oh no.” This was Stéphanie. “Dis is flat also. We
– Yes, you Inegliche, you put orange djouce in
champègne, dit Stéphanie. Merde alors !
Le camp français opina vigoureusement du chef, tous
derrière Jean-Marie et sa mise au point, sévère mais
juste.
want fonny nem. Like Bare-narr say, Ingleesh
Les autres émirent un rictus désapprobateur devant la
oomoor.”
profanation de leur trésor national.
"And, er, if We coll eet Tease Café?” Marc said.
– Oui mais même vous, dans le champagne, vous
"Tease Café?” I was lost again.
mettez cette liqueur toute noire pour faire du kir.
"Yuh. Tea, apostrof, s, cafe,” Marc explained.
Stéphanie nodded. Good idea.
J’avais lu ça dans le guide touristique, et je le
regrettai instantanément. Les sourcils français se
froncèrent devant cette repartie arrogante. Jean-Marie
noya l’incident dans l’huile d’olive.
– Bien bien, on va faire une étude de marché.
On testera tous ces noms, et d’autres. Si on
“Yes,” Stéphanie retorted. “You av many nems commençait par dresser une liste des suggestions ?
with apostrof. Arry’s Bar. Liberty’s Statue.”
– Parfait.
"Brooklyn’s Bridge," Marc said.
Je hochai la tête comme un chien en plastique sur la
"Roll’s Royce,” Bernard said, on a roll.
plage arrière de la voiture, disposé à accepter la
brillante idée émise par le diplomate français.
"No!” Where did they get this crap?
– Bernard pourrait s’occuper de l’organisation, suggéra
Jean-Marie.
"Tea‘s Café? But that’s not English either.”
“In France this is considered very English.” ]eanLe Hongrois sourit, il était l’homme de la
Marie was playing interpreter again. “There is an
situation. Une faible lueur dans son regard me fit
American café on the Champs-Elysées called
comprendre qu’il voulait convaincre ses partenaires.
« Sandwich’s Café”
– OK, tout ça est très constructif, dit Jean-Marie. Une
“Yes.” Stéphanie confirmed this with a prod of
vraie réunion à l’anglaise. On prend des décisions.
her finger on to the table.
Des décisions ? On n’arrive pas à se mettre
d’accord, donc on engage un consultant qui se
"OK, but it’s not English,” I had to insist. “It’s like
laissera corrompre pour retenir les idées les plus bêtes.
when you call a campsite ‘un camping’ or a car À moi, ça ne paraissait pas très constructif. Mais
park ‘un parking’. You may think it’s English, but c’était ma première réunion à la française. J’avais
it’s not."
encore beaucoup à apprendre.
“Uh.” Stéphanie appealed to Jean-Marie the
referee. An attack on the French language? Yellow
À
l’extérieur,
mon
entrée
dans
la société
93
card, surely?
“Each country adapts the culture of the other
country,” Jean-Marie said. “When I was in England
all the restaurants had strawberry crème brûlée.
But creme brulée is creme brûlée. Why not have a
strawberry
baguette?
Or
a
strawberry
camembert?”
parisienne
n’était guère
plus encourageante.
Jean-Marie me payait une chambre dans un
hôtel situé un kilomètre à l’ouest de l’Arc de
Triomphe, nettement à l’extérieur de Paris. Ça donnait
sur une espèce d’autoroute à huit voies,
romantiquement baptisée avenue de la Grande-Armée,
qui mène de Paris proprement dit aux gratte-ciel du
quartier d’affaires de la Défense.
The French team nodded their approval of Jean- L’hôtel était un bâtiment moderne
de style
Marie’s firm but fair discipline.
inclassable,
fait dans une pierre artificielle. Sa
couleur évoquait celle de la neige compissée par des
chiens. Mêmes tons pour la déco de ma chambre.
“Yes, it is like you Ingleesh you put oronge jooeece C’était censé être une chambre double, mais la
in shompagne,” Stéphanie said. “Merde alors. »
seule manière pour deux personnes de s’y tenir
en même temps aurait été d’y faire l’amour.
The others winced in sympathy at this desecration
of their national treasure.
C’était sans doute là l’idée d’ailleurs, mais cette activité
me fit singulièrement défaut tout le temps que j’y
“But you put blackcurrant liqueur in champagne to
passai.
make kir royal.” I’d read this in my guidebook and
now wished I hadn’t. French eyebrows knitted at Bref, l’hôtel se trouvait dans une banlieue chic du nom
my English know-it-all repartee.
de Neuilly. L’endroit suait l’ennui malgré deux ou
trois rues commerçantes remplies de ces petites
boutiques aujourd’hui
disparues au RoyaumeUni
:
poissonneries,
fromageries,
chocolateries,
Jean-Marie tried to pour some virgin olive oil on
things. “We will make a market survey. We will boucheries viande crue, boucheries viande cuite,
test these names and others. We will make a list of boucheries chevalines, et encore une se consacrant à la
seule vente de poulets rôtis.
suggestions.”
“Right.” I nodded like a plastic Alsatian in the back
of a car, eager to accept this brilliant idea coming
Aussi, quand les piles de ma minichaîne hi-fi plongèrent
from the French diplomat.
dans leur énième coma, je résolus de me rendre chez
un sympathique vendeur de matériel électrique pour
acheter un adaptateur. Je m’y hasardai un samedi et
« Bernard can ma be or anize it,” Jean-Marie pénétrai dans une minuscule échoppe pleine à ras bord
suggested.
de postes de radio, lampes torches et autres gadgets
électroniques. L’intérieur était occupé par un long
Bemard smiled. He was the man for the job. From
comptoir de verre couvert de traces de doigts
the dull twinkle in his eye I could tell he was
et par un empilement
d’étagères saturées de
confident of persuading the pollsters to go with his
tout et n’importe quoi, depuis les minuscules
micropiles pour montres jusqu’aux aspirateurs et autres
idea.
mixers à légumes. Au milieu de ces boîtes se tenait un
“OK, ve constructive,” Jean-Marie said. “This is a type entre deux âges vêtu d’une blouse de nylon grise
real Anglo-style meeting. Taking decisions.”
harmonisée à la couleur de son visage. Le cousin
94
Decisions? We can’t agree, so we decide to pay a parisien de la famille Addams.
consultant who's going to be bribed into agreeing
– Bonne djour ! lançai-je en souriant pour m’excuser à
with the guy with the crappest ideas. Didn’t seem
l’avance de mon déplorable français.
very constructive to rne. But then it was my first
ever French meeting. I had a lot to learn.
Outside of the office, my entrée into Paris society
was just as depressing. Jean-Marie was paying for
me to stay in a hotel about a kilometre west of the
Arc de Triomphe, not actually in Paris at all. It was
just off an eight-lane highway called, romantically,
Big Army Avenue that charged out from Paris
proper towards the skyscrapers of La Défense
business district.
L’homme ne me rendit pas mon sourire. Il se contenta
de me dévisager sous ses sourcils en barbelés. Il me
jaugeait et tirait déjà de désagréables conclusions.
Je devrais peut-être préciser que je ne portais plus mon
costume Paul Smith ce jour-là. J’avais mis une chemise
à fleurs orange chinée à Portobello Road. Le motif
explosion-dans-une-usine-de-peinture-hawaïenne me
conférait, croyais-je,un abord relax et amical, d’autant
que je l’avais assortie d’un bermuda de surf et de
chaussures de sport rouge pompier. J’avais observé que
cet accoutrement était peu répandu parmi les
habitants de Neuilly, mais c’était une tiède
journée d’automne et je n’imaginais
pas que
cela allait compromettre
mes chances d’acquérir
du matériel électrique.
The hotel was a nondescript modern building
made of artificial stone the colour of snow that’s
been peed on by a dog. My room was decorated in – Je..., commençai-je avant de m’apercevoir que je ne
connaissais pas les mots français pour chaîne hi-fi,
the same colour. It was supposed to be a double
câble, prise, adaptateur ni même, pour être franc,
but the only way for two people to stand on the
électricité. En Angleterre, vous allez dans une grande
floor at the same time would have been to have
surface et vous vous servez. Au pire, tout ce que vous
intercourse. Which was perhaps the idea, though
avez à faire, c’est de montrer du doigt.
there wasn't much of that kind of action going on
while I was in it.
– J’ai un ha-fa, risquai-je en lestant le mot d’une
joyeuse tonalité française.
L’électricien ne sembla pas perturbé, ce qui me parut
Anyway, the hotel was in a posh suburb called
encourageant. Ni intéressé, d’ailleurs. Je me risquai
Neuilly, pronounced Ner-yee, and not Newly as I
plus avant dans la jungle linguistique.
called it the whole time I lived there. It was dull
but had two or three shopping streets full of the
kind of small stores that you don’t get in the UK
any more. Fishmongers, cheese shops, chocolate
shops, raw-meat butchers, cooked-meat butchers,
horsemeat butchers, there was even a shop selling
only roast chickens.
« J’ai un ha-fa anglais. »
Grand sourire d’excuse. Désolé, je fais de mon mieux.
Merci de me soutenir. « J’ai un ha- fa anglais, mais
ici ? » Je m’efforçai de prendre une mine
désespérée – ce n’était pas difficile. Le vendeur ne
montrait toujours aucun signe de vouloir vendre quoi
que ce soit. Au diable, tranchai-je, et j’activai le siège
So when the batteries in my mini hi-fi system went
éjectable linguistique.
into their umpteenth coma, I thought I’d go to my
95
friendly local electrician’s shop to buy a mains
adapter. I wandered out one Saturday and
eventually found a little painted shopfront full of
radios and torches and other small electronic
gizmos.
– J’ai besoin d’un adaptateur pour brancher ma
hi-fi britannique sur le réseau français, expliquaije en anglais, avec une diction parfaite et un
grand déploiement de gesticulations.
“Bonjour.” I smiled as an advance apology for the
en anglais, vaguement consolé par cette insulte qu’il ne
comprendrait pas.
J’avais toujours pris les Français pour des adeptes du
Inside there was a long, fingerprint-marked glass mime, mais celui-là n’était pas un fan de Marcel
counter and a chaotic shelving system stacked Marceau.
with everything from tiny watch batteries to
hoovers and food mixers. Amongst all the boxes – Parlez français, dit-il, avec un bref « hein ! »
stood a middle-aged guy with a grey nylon overall final qui devait signifier « pauvre connard d’Anglais
and an equally grey face. The Addams Family’s » en argot de Neuilly.
Parisian cousin.
- Si je pouvais je le ferais, bougre d’imbécile, répliquai-je
bad French that was to come. He didn't smile back
En réponse, j’eus droit à un haussement
He just stared at me from under his barbed-wire d’épaules qui disait clairement « ton problème
eyebrows, weighing me up and coming to c’est ton problème, pas le mien, c’est triste mais ça me
fait marrer, parce que vu tes fringues, tu as tout du
unpleasant conclusions.
débile qui se fourre dans les emmerdes ». Tout ça en un
seul mouvement d’épaules.
Sans illusions sur mes chances de remporter
de haussements d’épaules et encore
I should perhaps add that I wasn’t wearing my Paul un concours
Smith suit at this point. I was in an orange floral moins de trouver un adaptateur, je sortis de la
shirt that I found in the Portobello Road. It had a boutique.
kind of Hawaiian-paint-factory-explosion motif
that I thought made me look laid-back and
friendly, especially when accompanied by long Je n’avais pas fait un mètre quand mon corps
surfer shorts and fire-extinguisher-red trainers. I se figea en une pose de taï chi congelé, genoux
had noticed that not many other people in Neuilly arqués et pied en l’air. Une petite motte
were dressed like this, but it was a pleasantly d’étron couleur de gingembre
warm autumn day, and I never dreamt that it
could have any influence on my chances of buying boursouflait la pointe de ma superbe chaussure rouge.
electrical equipment.
– Shit !
"Je," I began, and then suddenly realized that I
didn’t know the French for hi-fi system, mains
lead, plug adapter, or, to be totally honest,
electricity. I mean, in the UK, if you want to buy
anything electrical you just go to a superstore and
help yourself. At the very worst, the most you
have to do is point.
Fut-ce mon imagination, ou l’électricien ricana-t-il
vraiment derrière moi :
– Hé, l’Anglais – ça se dit merde !
Paris, je commençais à le comprendre, est une sorte
d’océan. Un océan est un paradis
– pour les
96
requins. Il abonde en nourriture fraîche, et le
premier qui vous emmerde, vous le coupez en deux
French lilt — “ha-fa”. The electrician didn't look
d’un coup de dents. Personne ne vous aimera pour ça,
Perplexed, which was encouraging. Though he mais au moins on vous fichera la paix. Les pauvres
didn’t look interested, either. I ventured further humains, eux, passent leur vie à flotter à la surface,
into linguistic wilderness. “]’ai un ha-fa anglais.” malmenés par les vagues, et guettés par les requins.
Big apologetic smile. Sorry, I’m doing my best. La meilleure solution consiste donc à muter en requin
Please bear with me. “]’ai un ha-fa anglais, mais ici aussi vite que possible. Et la première étape dans
. . .” I tried to look suitably helpless, which wasn't
votre agenda évolutionniste est d’apprendre à
« J’ai un hi-fi,” I ventured, giving the last word a
difficult. The shop assistant still showed no signs of parler couramment requin. Je disposais bien d’un
CD Le français sans peine, mais il me vint à l’esprit que
assisting. Bugger it, I decided, and activated the
linguistic ejector seat. “I need an adapter to plug
my British hi-fi into the electricity here,” I
explained in English, with perfect diction and
copious amounts of mime.
l’assistante de Jean-Marie, Christine, pourrait avoir
envie de me donner quelques leçons... privées. Après
tout, si on se fait requin, autant trouver une
partenaire avec de jolis ailerons.
I always thought the French were into mime, but Christine ? une très mauvaise idée ! Sans pour
autant être de ceux pour qui l’amour
n’est
this bloke wasn’t a Marcel Marceau fan.
qu’un match de tennis, je dois avouer que je
n’avais pas jusqu’alors accumulé les victoires. C’est
même l’une des raisons qui me firent sauter sur une
offre qui m’éloignait
de l’Angleterre. Je sortais
avec une fille, Ruth, une histoire
"Parlez francais,” he said, with a little “huh” at the à Londres
end which seemed to be Neuilly slang for “you destructrice. On s’appelait, on se donnait rendezvous,
puis
on
attendait
de
voir
lequel
ignorant English twit”.
rappellerait le premier avec un superbe prétexte pour
« If I could I would, you obnoxious tit,” I told him,
annuler. On finissait par se retrouver et alors c’était
le cirque vicieux, ou une partie de cul à
Feeling marginally better because of the insult
ébranler la Grande-Bretagne. Ensuite, silence radio
he’d never understand.
pendant deux semaines, puis téléphone, etc.
But in reply he just gave a shrug that seemed to Nous savions tous deux que mon désir d’émigrer
say “whatever your problem is, it’s your problem, était signe que les choses n’allaient pas au
not mine, which is sad but rather amusing, mieux entre nous.
because from the look of you, you’re the type of
idiot that makes a habit of getting into stupid, nowin situations like this. And by the way that shirt is Ma dernière partie de cul-tremblement de terre
totally gross.” All this in one shrug.
remontait à quinze jours quand je m’étais retrouvé
dans l’ascenseur
avec
Christine. Je n’avais
There was no way I was going to win a shrugging
pas besoin
du flot anormalement
élevé
contest, or get my hands on an adapter, so I
d’hormones
dans mes veines pour constater
walked out.
que Christine était insupportablement belle. Elle
avait de longs cheveux coiffés à la diable –
97
comme les portent la plupart des Françaises –, ce qui
était prétexte à de menus gestes de séduction
I’d gone no more than a yard when my whole body
froze in a paralysed T’a.i Chi pose, both knees bent comme recaler une mèche folle derrière l’oreille
ou dégager son front. Très mince – comme la
and one foot lifted to knee height.
plupart des Françaises là aussi – et pourtant rien ne
There was a ginger-brown pat of dog turd manquait, ni les bonnes courbes
ni
les
trowelled on to the toe of my beautiful red trainer. protubérances judicieusement placées. Et ces yeux
incroyables, quasi dorés, qui semblaient dire que
“Shit!”
je ne ressemblais pas à Quasimodo moi non
Was it my imagination or did I hear the electrician plus. Elle m’envoya des battements de cils jusqu’à son
bureau, et cela me parut outrepasser le strict
call out: “No, you mean ‘merde’, you ignorant
nécessaire d’une collaboration quotidienne dans le
cadre du lancement d’un ou deux salons de thé.
foreigner. ”
Mon français surréaliste la faisait rire. Et la faire
rire, même à mes dépens, me plaisait décidément
Paris is, I was beginning to realize, a bit like an beaucoup.
ocean. An ocean is a great place to live if you’re a
– Tu es professeur pour moi, balbutiai-je un jour de la
shark. There's loads of fresh seafood, and if première semaine.
anyone gives you shit you just bite them in half.
You might not be loved by everyone, but you’ll be Elle éclata de rire. Je fis l’offensé :
left in peace to enjoy yourself. If you’re human,
– Je veux apprendre français.
though, you spend your time floating on the
surface, buffeted by the waves, preyed on by the Elle rit de nouveau et répondit quelque chose que je ne
sharks.
compris pas.
So the thing to do is evolve into a shark as quickly – Tu professeur anglais avec moi ? suggérai-je. Nous,
as you can.
euh...
And the first item on your evolutionary agenda is Et je mimai de mon mieux des gestes qui devinrent vite
to learn to speak fluent shark.
plus sexuels que prévu.
I had my DIY French CD, but I thought Jean-Marie’s
assistant, Christine, might like to give me a few
private lessons. After all, you might as well get
yourself a shark with cute fins.
Christine — what a bad idea that was.
I'm not the sort of guy who thinks that love is just
a tennis score. But I haven’t made a great success
of relationships. That was one of my reasons for
jumping at the offer to leave the UK. I was with a
Ce mime cérébral ne la mit pas en colère. Ce soir-là,
nous allâmes boire un verre après le travail, dans
un bar à cocktails en sous-sol des Champs-Élysées,
horriblement cher. Le genre d’endroit où on se perche
sur des fauteuils Philippe Starck, bien droit pour être vu.
Je me penchai vers Christine et nous discutâmes de la
vie à Londres et à Paris dans un charabia franglais. On
commençait tout juste à être intimes, le stade où les
ongles s’effleurent, quand elle me fit le coup de
98
woman in London, Ruth, but it was a mutually self-
Cendrillon.
destructive thing. We'd phone, arrange to meet,
then wait and see which one of us would get in
first with good reason to cancel. Finally we’d meet
up for a bitchy row and/ or earth-trembling sex, – Mon train, dit-elle.
then stay incommunicado for two weeks, then
– Non non, le métro est très brrmm brrmm ? objectaiphone, etc etc.
je, pour lui faire comprendre
We both agreed that my wanting to emigrate was
a sign that maybe things between us weren’t ideal. qu’elle serait chez elle bien avant qu’il se transforme en
citrouille.
Elle secoua la tête et me montra une petite cartedépliant du métro. Elle habitait à perpète en banlieue.
– Viens chez moi, dis-je sportivement.
It was almost two weeks since I’d done any earthtrembling when I first got in that lift with Christine.
But I didn’t need the unused hormones washing
about in my bloodstream to see that she was
excruciatingly beautiful. Her hair was long, barely
styled at all, the way lots of French girls wear their
hair, and gave her the chance to make coyly
seductive moves like pushing a loose lock behind
an ear or sweeping it all back off her forehead. She
Vee-en shay mwa – l’une des meilleures phrases
de mon CD-Rom. Ça sonnait comme un baiser. Elle
émit un petit bruit désapprobateur, pressa ses lèvres
noires sur ma bouche, me caressa le menton du bout de
son doigt et me planta là, cloué à la table par une
érection que seule une résolution de l’ONU aurait pu
désarmer.
Je n’avais rien compris. La majorité des femmes
anglaises que j’avais emmenées boire un verre en
fin de journée auraient mis brutalement les
choses au clair, ou alors seraient à cette heure
en train de coller leurs mollets sur mes oreilles.
Mais si ça se trouve, je n’avais connu que des
maniaques du mollet sur l’oreille.
was pretty skinny — again, the way lots of French
girls are — but her slenderness didn’t stop her
having all the right curves and protuberances. And
she had incredible eyes — almost golden-coloured
— that I seemed to be saying she thought I wasn’t
such a Quasimodo either. She fluttered her
enormous (real) eyelashes at me whenever I Mon premier geste, le lendemain matin, fut de
walked into her office, which I found myself doing lui apporter du café dans son
more than was strictly necessary for the day-tobureau.
day business of starting up a couple of tea rooms.
My abysmal French made her laugh. And making – Ce soir, tu veux... ?
her laugh, even if it meant humiliating myself,
Je la laissai remplir le blanc – sexe ou conversation, à
made me feel decidedly pleasant.
son libre choix.
“Tu es professeur pour moi,” I garbled one day in
– Boire un verre ? choisit-elle.
99
my first week.
Elle fit le geste d’en vider un. OK, au moins pour
commencer.
– On se retrouve au bar at 19 hours ? articula-t-elle.
She laughed. I pretended to be offended.
"Non. Je veux parler francais,” I told her.
Se retrouver au bar. Un secret entre nous.
Excellent, pensai-je. La veille, nous avions quitté
le bureau ensemble
et déclenché
dans le
couloir une épidémie de haussement de sourcils.
She laughed again and replied something that I
Mais ce soir-là, à 19 heures, au bar, Christine ne
didn't understand.
paraissait pas d’humeur à parler anglais. Elle me
“Tu apprendre anglais avec moi?” I suggested.
demandait en français si j’étais marié et si j’avais des
gosses à Londres.
“Nous, er . . ." and I did my best to mime an
exchange of conversation lessons with a gesture – Mais non ! assurai-je.
that turned out a bit more gynaecological than I'd '
– Pourquoi pas ?
intended.
– Pffff, expliquai-je.
Still, my cervical mime didn’t put her off. We went
Mon français ne me permettait pas d’entrer dans les
for an after-work drink that evening at a viciously
détails de ma désastreuse histoire avec Ruth. Elle
me refit le coup des cils, et celui de Cendrillon
expensive underground cocktail bar just off the
à
20
heures tapantes. Impossible de rien
Champs-Elysées. The kind of place where everyone
comprendre, avec les Françaises. Des adeptes du
sits up very straight in their Philippe Starck prélude mental ? Du sexe, mais que cérébral ? Elles
attendaient quoi, qu’on leur saute dessus ? Je n’y
armchairs so that they can be seen.
croyais pas trop, n’ayant jamais rencontré aucune
I leant low towards Christine, and we talked about femme d’aucune nationalité qui apprécie l’approche
life in London and Paris in a sort of fun pigeon plaquage-rugby. Et si c’était une façon de
Franglais. And like a pigeon, I spent a lot of time symboliser les relations franco-anglaises – m’agiter
cooing.
sous le nez leur image sexy mais garder la
distance pour éviter d’attraper la maladie de la vache
We were just getting cosy, at fingertip-brushing
folle ?
stage, when she suddenly did a Cinderella.
“Mon train,” she said.
“Non, non, le métro est tres brrmm brrmm,” I
Je cherchai une explication dans une étude que j’avais
objected, meaning that it would have her home
commandée sur ce que les Français pensent réellement
long before she turned into a pumpkin.
de nous. Je n’y trouvai rien qui concerne mes relations
avec Christine, mais c’était néanmoins une
She shook her head and showed me a little foldlecture intéressante. À part la vache folle et les
out map of the suburban trains. She lived miles hooligans,
ce que les Français associent
le
out of town.
plus au mot anglais, c’est la reine, Shakespeare,
David Beckham, Mr Bean, les Rolling Stones (autant de
100
“Viens chez moi,” I offered sportingly — one of the
best phrases I’d found in my CD-Rom’s vocab lists.
concepts positifs, ce qui peut surprendre) et, oui, le thé,
considéré comme une boisson stylée et civilisée.
Vee-en shay mwa. Sounded like a kiss.
She tutted, brushed her dark lips against my
mouth, stroked my chin with a long finger, and left
me nailed to the table by a hard-on that it would
have taken a UN resolution to disarm.
Les Français ignorent manifestement ce qu’est la pisse
de cheval avec nuage de lait versé dans un gobelet en
polystyrène par un stagiaire ado dans une cafétéria de
plage anglaise (j’en savais long sur la pisse de cheval : le
stagiaire, c’était moi). Dans les cafés français,
une tasse de thé coûte deux fois le prix d’un espresso.
I didn’t get it. Most of the English women I’d taken
out for after-work drinks in London would either
have made it brutally clear I was not Mr Sexy or
had their calves clamped round my ears by now.
But then maybe I’d been dating the ear-clamping
type of gal.
Par le couvre-théière sacré ! me dis-je, pourquoi
cette affaire de salons de thé anglais n’a-t-elle pas
***
été lancée plus tôt ? Et pourquoi n’avais-je pas une
meilleure équipe pour plancher sur la question ? Mes
collaborateurs étaient eux aussi censés lire l’étude et
quelques autres, mais quand je leur demandai leur avis,
« very
First thing next morning, I brought her coffee in impossible d’en tirer autre chose que
intéressant ». En fait, ils n’en avaient pas lu
her office. .
une ligne. Pas plus qu’ils ne s’activaient à faire
“Ce soir, tu veux . . .?” I left her to fill in the gap
avancer le projet. L’automne commençait à peine qu’ils
étaient déjà des poids morts. C’était clair, il me
with either a conversation class or something
fallait parler à Jean-Marie et lui demander de
more physical.
mettre Stéphanie, Bernard et Marc sur un projet qui les
“Boire un verre?" she decided. She mimed a drink. branche vraiment. N’importe quoi d’autre que mes
salons de thé, en tout cas. Ils allaient me haïr, mais je
OK for starters at least.
n’avais pas le choix.
“On se retrouve au bar d dix-neuf heures?” she
articulated.
Meet up at the bar. Keeping it secret. Good, I
thought. The previous day we’d left the office
Un jour, je fis savoir à Jean-Marie que j’avais
together, causing raised eyebrows in the corridor.
un gros souci et qu’il fallait en discuter. Il insista
When we met up at seven that evening, Christine pour que nous allions déjeuner ensemble à « lunchtime
didn’t seem much into English conversation. She ». C’était le bon jour pour déjeuner, dit-il, sans préciser
asked me in French if I was married and had kids davantage. Nous sortîmes de l’immeuble à 12 h 30 dans
un concert de « bon appétit » lancés comme des «
back in London.
Joyeux Noël ». Chaque déjeuner était, semblait-il, une
101
célébration. Pourquoi pas ?
“Mais non!" I assured her.
"Pourquoi pas?" "
Corpus Fressard
“Pfff," I explained. My French didn't stretch to a
more detailed description of my disastrous
relation-ship with Ruth.
She did her eye-fluttering thing, and Cinderella’d
off at eight on the dot.
I really couldn’t figure out French women. Were
they fans of mental foreplay? Only into intellectual
sex?
Or did they want to be jumped on? (I didn't think
so - I've never met any woman of any nationality
who appreciated the rugby-tackle approach to
seduction.
Or maybe this was a Frenchwoman’s way of
symbolizing the relationship between France and
the Brits — she dangles her sexy image in front of
me, but keeps her distance to avoid catching madcow disease.
l looked for an explanation in a report I'd
commissioned on what the French really thought
of us.
There was nothing specific in there about why
Christine wouldn't sleep with me, but it still made
interesting reading. Apart from mad-cow disease
and hooligans, the most common things that the
French associated with the word “anglais” were
the Queen, Shakespeare, David Beckham, Mr
Bean, the Rolling Stones (all of which were positive
concepts, amazingly) and, yes, tea, which was seen
as a stylish, civilized drink. The French had
obviously never had milky horse piss slopped into
a polystyrene beaker by a 16-year-old workexperience trainee in an English beach caff (I know
all about milky horse piss - I was that workexperience trainee). In French cafés, the price of a
102
cup of tea was on average double that of an
espresso.
Holy tea cosies, I thought, why the hell hasn't this
English tea room thing been done before? And
why hadn’t I got a better team working on it?
The rest of the team were supposed to be reading
this and other reports as well, but whenever I
asked for an opinion, all I got was a “vairy an-tressting”.
They weren't reading the bloody things at all. As
far as I could tell they weren’t contributing
anything to the project. Autumn had hardly
started and they were already dead wood.
Looked like I’d have to talk to jean-Marie about
getting Stéphanie, Bernard and Marc transferred
over to a project they actually gave a damn about.
Away from my tea rooms, anyway.
They were going to hate me, of course, but I had
no choice.
I told Iean-Marie that there was a delicate subject I
wanted to discuss, and he insisted we go out to
lunch together that very “midi”. Very important
day to go out to lunch, he said. He didn’t
elaborate.
We left the building at 12.30 with “bon appétit”
ringing in our ears. The people who saw us called it
out like you would say “Happy Christmas”. Every
lunchtime, it seemed, was a celebration. And why
not?
103
1 A Good Café on the Place St.- Michel
1 Un bon café, sur la place Saint-Michel
Then there was the bad weather. It would
come in one day when the fall was over. We
would have to shut the windows in the night
against the rain and the cold wind would strip
the leaves from the trees in the Place
Contrescarpe. The leaves lay sodden in the
rain and the wind drove the rain against the
big green autobus at the terminal and the
Café des Amateurs was crowded and the
windows misted over from the heat and the
smoke inside. It was a sad, evilly run café
where the drunkards of the quarter crowded
together and I kept away from it because of
the smell of dirty bodies and the sour smell of
drunkenness. The men and women who
frequented the Amateurs stayed drunk all of
the time, or all of the time they could afford
it, mostly on wine which they bought by the
half-liter or liter. Many strangely named
apéritifs were advertised, but few people
could afford them except as a foundation to
build their wine drunks on. The women
drunkards were called poivrottes which
meant female rummies.
Et puis, il y avait la mauvaise saison. Elle pouvait
faire son apparition du jour au lendemain, à la fin
de l’automne. Il fallait alors fermer les fenêtres, la
nuit, pour empêcher la pluie d’entrer, et le vent
froid arrachait les feuilles des arbres, sur la place de
la Contrescarpe. Les feuilles gisaient, détrempées,
sous la pluie, et le vent cinglait de pluie les gros
autobus verts, au terminus, et le café des Amateurs
était bondé derrière ses vitres embuées par la
chaleur et la fumée. C’était un café triste et mal
tenu, où les ivrognes du quartier s’agglutinaient, et
j’er1 étais toujours écarté par l’odeur de corps mal
lavés et la senteur aigre de saoulerie qui y
régnaient. Les hommes et les femmes qui
fréquentaient Les Amateurs étaient tout le temps
ivres ou tout au moins aussi longtemps qu’ils en
avaient les moyens, surtout à force de vin qu’i1s
achetaient par demi-litre ou par litre. Nombre de
réclames vantaient des apéritifs aux noms
étranges, mais fort peu de clients pouvaient s’offrir
le luxe d’en consommer, sauf pour étayer une
cuite. Les ivrognesses étaient connues sous le nom
de poivrottes qui désigne les alcooliques du sexe
féminin.
The Café des Amateurs was the cesspool of
the rue Mouffetard, that wonderful narrow
crowded market street which led into the
Place Contrescarpe. The squat toilets of the
old apartment houses, one by the side of the
stairs on each floor with the two cleated
cement shoe-shaped elevations on each side
of the aperture so a locataire would not slip,
emptied into cesspools which were emptied
by pumping into horse-drawn tank wagons at
night. In the summer time, with all windows
open, we would hear the pumping and the
odor was very strong. The tank wagons were
painted brown and saffron color and in the
moonlight when they worked the rue Cardinal
Lemoine their wheeled, horse-drawn
Le café des Amateurs était le tout-à-l’égout de la
rue
Mouffetard,
une
merveilleuse
rue
commerçante, étroite et très passante, qui mène à
la place de la Contrescarpe. Les vieilles maisons,
divisées en appartements, comportaient, près de
l’escalier, un cabinet â la turque par palier, avec, de
chaque côté du trou, deux petites plates-formes de
ciment en forme de semelle, pour empêcher
quelque locataire de glisser ; des pompes vidaient
les fosses d’aisances pendant la nuit, dans des
camions-citernes à chevaux. En été, lorsque toutes
les fenêtres étaient ouvertes, nous entendions le
bruit des pompes et il s’en dégageait une odeur
violente. Les citernes étaient peintes en brun et en
safran et, dans le clair de lune, lorsqu’elles
104
cylinders looked like Braque paintings. No one
emptied the Café des Amateurs though, and
its yellowed poster stating the terms and
penalties of the law against public
drunkenness was as flyblown and disregarded
as its clients were constant and ill-smelling.
remplissaient leur office le long de la rue du
Cardinal-Lemoine, leurs cylindres montés sur roues
et tirés par des chevaux évoquaient des tableaux
de Braque. Aucune ne vidait pourtant le café des
Amateurs où les dispositions et les sanctions
contenues dans la loi concernant la répression de
l’ivresse publique s’étalaient sur une affiche jaunie,
couverte de chiures de mouches, et pour laquelle
les consommateurs manifestaient un dédain à la
mesure de leur saoulerie perpétuelle et de leur
puanteur.
All of the sadness of the city came suddenly
with the first cold rains of winter, and there
were no more tops to the high white houses
as you walked but only the wet blackness of
the street and the closed doors of the small
shops, the herb sellers, the stationery and the
newspaper shops, the midwife—second
class—and the hotel where Verlaine had died
where I had a room on the top floor where I
worked.
Toute la tristesse de la ville se révélait soudain,
avec les premières pluies froides de l’hiver, et les
toits des hauts immeubles blancs disparaissaient
aux yeux des passants et il n’y avait plus que
l’opacité humide de la nuit et les portes fermées
des petites boutiques, celles de l’herboriste, du
papetier et du marchand de journaux, la porte
It was either six or eight flights up to the top
floor and it was very cold and I knew how
much it would cost for a bundle of small
twigs, three wire-wrapped packets of short,
half-pencil length pieces of split pine to catch
fire from the twigs, and then the bundle of
half-dried lengths of hard wood that I must
buy to make a fire that would warm the room.
So I went to the far side of the street to look
up at the roof in the rain and see if any
chimneys were going, and how the smoke
blew. There was no smoke and I thought
about how the chimney would be cold and
might not draw and of the room possibly
filling with smoke, and the fuel wasted, and
the money gone with it, and I walked on in
the rain. I walked down past the Lycée Henri
Quatre and the ancient church of St.-étiennedu-Mont and the windswept Place du
Panthéon and cut in for shelter to the right
and finally came out on the lee side of the
Boulevard St.-Michel and worked on down it
de la sage-femme de— deuxième classe —et celle
de l’hôtel où était mort Verlaine et où j’avais une
chambre, au dernier étage, pour y travailler.
Ce dernier étage était le sixième ou le huitième de
la maison ; il y faisait très froid, et je savais combien
coûteraient un paquet de margotins, trois bottes
de petit bois lié par un fil de fer et pas plus longues
qu’un demi-crayon, pour alimenter la flamme des
margotins et enfin un fagot de bûches à moitié
humides qu’il me faudrait acheter pour faire du feu
et chauffer la chambre. Je me dirigeai donc vers le
trottoir opposé pour examiner le toit, de bas en
haut, afin de voir si quelque cheminée fumait et
dans quelle direction s’envolait la fumée. Mais il n’y
avait aucune fumée et j’imaginai combien la
cheminée devait être froide et ce qui se passerait si
elle ne tirait pas et si la chambre se remplissait de
fumée, de sorte que je perdrais et mon
combustible et mon argent par la même occasion,
et je me remis en route sous la pluie. En
descendant la rue, je dépassai le lycée Henri-IV et la
vieille église Saint-Étienne-du-Mont et la place
venteuse du Panthéon, tournai à droite, en quête
105
past the Cluny and the Boulevard St.-Germain d’un abri et finalement parvins au boulevard Saintuntil I came to a good café that I knew on the Michel, sur le trottoir protégé du vent, et je
Place
St.-Michel. poursuivis mon chemin, descendant au-delà de
Cluny, traversant ensuite le boulevard SaintGermain, jusqu’à un bon café, connu de moi, sur la
place Saint-Michel.
It was a pleasant café, warm and clean and
friendly, and I hung up my old waterproof on
the coat rack to dry and put my worn and
weathered felt hat on the rack above the
bench and ordered a café au lait. The waiter C’était un café plaisant, propre et chaud et
brought it and I took out a notebook from the hospitalier, et je pendis mon vieil imperméable au
pocket of the coat and a pencil and started to portemanteau pour le faire sécher, j’accrochai mon
write. I was writing about up in Michigan and feutre usé et délavé à une patère au-dessus de la
since it was a wild, cold, blowing day it was banquette, et commanda un café au lait. Le garçon
that sort of day in the story. I had already me servit et je pris mon cahier dans la poche de ma
seen the end of fall come through boyhood, veste, ainsi qu’un crayon, et me mis à écrire.
youth and young manhood, and in one place ]’écrivais une histoire que je situais, là-haut, dans le
you could write about it better than in Michigan, et comme la journée était froide et dure,
another. That was called transplanting venteuse, je décrivais dans le conte une journée
yourself, I thought, and it could be as toute semblable. j’avais assisté successivement à
necessary with people as with other sorts of bien de fins d’automne, lorsque j’étais enfant, puis
growing things. But in the story the boys were adolescent, puis jeune homme, et je savais qu’il est
drinking and this made me thirsty and I certains endroits où l’on peut en parler mieux
ordered a rhum St. James. This tasted qu’ailleurs. C’est ce que l’on appelle se
wonderful on the cold day and I kept on transplanter, pensai-je, et une transplantation peut
writing, feeling very well and feeling the good être aussi nécessaire aux hommes qu’à n’importe
Martinique rum warm me all through my quelle autre sorte de créature vivante. Mais, dans
body and my spirit.
le conte, je décrivais des garçons en train de lever
le coude, et cela me donna soif et je commandai un
rhum Saint-James. La saveur en était merveilleuse
par cette froide soirée et je continuai à écrire, fort à
l’aise déjà, le corps et l’esprit tout réchauffés par ce
bon rhum de la Martinique.
A girl came in the café and sat by herself at a
table near the window. She was very pretty
with a face fresh as a newly minted coin if
they minted coins in smooth flesh with rainfreshened skin, and her hair was black as a
crow's wing and cut sharply and diagonally
across her cheek.
Une fille entra dans le café et s’assit, toute seule, à
une table près de la vitre. Elle était très jolie, avec
un visage aussi frais qu’un sou neuf, si toutefois
l’on avait frappé la monnaie dans de la chair lisse
recouverte d’une peau toute fraîche de pluie, et ses
cheveux étaient noirs comme l’aile du corbeau et
coupés net et en diagonale à hauteur de la joue.
I looked at her and she disturbed me and Je la regardai et cette vue me troubla et me mit
made me very excited. I wished I could put dans un grand état d’agitation. Je souhaitai pouvoir
her in the story, or anywhere, but she had mettre la fille dans ce conte ou dans un autre, mais
106
placed herself so she could watch the street elle s’était placée de telle façon qu’elle pût
and the entry and I knew she was waiting for surveiller la rue et l’entré du café, et je compris
qu’elle attendait quelqu’un. De sorte que je me
someone. So I went on writing.
remis à écrire.
The story was writing itself and I was having a
hard time keeping up with it. I ordered
another rum St. James and I watched the girl
whenever I looked up, or when I sharpened
the pencil with a pencil sharpener with the
shavings curling into the saucer under my
drink.
Le conte que j’écrivais se faisait tout seul et j’avais
même du mal à suivre le rythme qu’il m’imposait.
Je commandai un autre rhum Saint-James et,
chaque fois que je levais les yeux, je regardais la
fille, notamment quand je taillais mon crayon avec
un taille-crayon tandis que les copeaux bouclés
tombaient dans la soucoupe placée sous mon
verre.
I've seen you, beauty, and you belong to me
now, whoever you are waiting for and if I
never see you again, I thought. You belong to
me and all Paris belongs to me and I belong to
this notebook and this pencil.
Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens
désormais, quel que soit celui que tu attends et
même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je.
Tu m’appartiens et tout Paris m’appartient, et
j’appartiens à ce cahier et à ce crayon.
Then I went back to writing and I entered far
into the story and was lost in it. I was writing
it now and it was not writing itself and I did
not look up nor know anything about the time
nor think where I was nor order any more
rum St. James. I was tired of rum St. James
without thinking about it. Then the story was
finished and I was very tired. I read the last
paragraph and then I looked up and looked
for the girl and she had gone. I hope she's
gone with a good man, I thought. But I felt
sad.
I closed up the story in the notebook and put
it in my inside pocket and I asked the waiter
for a dozen portugaises and a half-carafe of
the dry white wine they had there. After
writing a story I was always empty and both
sad and happy, as though I had made love,
and I was sure this was a very good story
although I would not know truly how good
until I read it over the next day.
Puis je me remis à écrire et m’enfonçai dans mon
histoire et m’y perdis. C’était moi qui l’écrivais,
maintenant, elle ne se faisait plus toute seule et je
ne levai plus les yeux, j’oubliai l’heure et le lieu et
ne commandai plus de rhum Saint-James. ]’en avais
assez du rhum Saint-James, à mon insu d’ailleurs.
Puis le conte fut achevé et je me sentis très fatigué.
Je relus le dernier paragraphe et levai les yeux et
cherchai la fille, mais elle était partie. J’espère
qu’elle est partie avec un type bien, pensai-je. Mais
je me sentais triste.
As I ate the oysters with their strong taste of
the sea and their faint metallic taste that the
cold white wine washed away, leaving only
the sea taste and the succulent texture, and
Pendant que je mangeais mes huîtres au fort goût
de marée, avec une légère saveur métallique que le
vin y blanc frais emportait, ne laissant que l’odeur
de la mer et une savoureuse sensation sur la
langue, et pendant que je buvais le liquide frais de
Je refermai le cahier sur mon récit et enfouis le tout
dans la poche intérieure de ma veste, et je
demandai au garçon une douzaine de portugaises
et une demi-carafe de son vin blanc sec. Après
avoir écrit un conte je me sentais toujours vidé,
mais triste et heureux à la fois, comme après avoir
fait l’amour, et j’étais sûr que j’avais fait du bon
travail ; toutefois je n’en aurais la confirmation que
le lendemain en revoyant ce que j’avais écrit.
107
as I drank their cold liquid from each shell and chaque coquille et savourais ensuite le goût vif du
washed it down with the crisp taste of the vin, je cessai de me sentir vidé et commençai à être
wine, I lost the empty feeling and began to be heureux et à dresser des plans.
happy and to make plans.
Maintenant que la mauvaise saison était revenue,
Now that the bad weather had come, we nous pourrions quitter Paris pour quelque temps et
could leave Paris for a while for a place where nous réfugier en quelque endroit où, au lieu de la
this rain would be snow coming down pluie, la neige tomberait entre les pins, recouvrant
through the pines and covering the road and la route et les hautes pentes, et à une altitude où
the high hillsides and at an altitude where we nous pourrions l’entendre craquer, le soir, sous nos
would hear it creak as we walked home at pas, au retour de nos promenades. En deçà des
night. Below Les Avants there was a chalet Avants, il y avait un chalet où l’on pouvait prendre
where the pension was wonderful and where pension et être admirablement soigné, et où nous
we would be together and have our books pourrions vivre ensemble, et emporter nos vieux
and at night be warm in bed together with the livres, et passer les nuits, tous deux, bien au chaud,
windows open and the stars bright. That was dans le lit, devant la fenêtre ouverte et les étoiles
where we could go. Traveling third class on étincelantes. C’était là que nous pourrions aller.
the train was not expensive. The pension cost
J’abandonnerais la chambre d’hôtel où j’écrivais et
very little more than we spent in Paris.
I would give up the room in the hotel where I n’aurais à payer que l’infime loyer de
wrote and there was only the rent of 74 rue l’appartement, 74, rue du Cardinal-Lemoine. J’avais
Cardinal Lemoine which was nominal. I had publié des articles dans un journal de Toronto, dont
written journalism for Toronto and the checks j’attendais le paiement. Je pourrais faire cette sorte
for that were due. I could write that de travail n’importe où et dans n’importe quelles
conditions et nous avions assez d’argent pour le
anywhere under any circumstances and we
voyage.
had money to make the trip.
Maybe away from Paris I could write about
Paris as in Paris I could write about Michigan. I
did not know it was too early for that because
I did not know Paris well enough. But that was
how it worked out eventually. Anyway we
would go if my wife wanted to, and I finished
the oysters and the wine and paid my score in
the café and made it the shortest way back up
the Montagne Ste. Geneviève through the
rain, that was now only local weather and not
something that changed your life, to the flat
at the top of the hill.
Peut-être, loin de Paris, pourrais-je écrire sur Paris,
comme je pouvais écrire à Paris sur le Michigan. je
ne savais pas que c’était encore trop tôt parce que
je ne connaissais pas encore assez bien Paris. Mais
c’est ainsi que je voyais les choses, en l’occurrence.
De toute façon, nous partirions si ma femme était
d’accord ; je finis de déguster mes huîtres et le vin
et réglai l’addition, et rentrai par le plus court
chemin, en remontant la Montagne SainteGeneviève, sous la pluie. Ce n’était plus, pour moi,
que le mauvais temps parisien, et il n’y avait pas de
quoi changer ma vie ; je parvins au plateau, sur le
sommet de la colline.
"I think it would be wonderful, Tatie," my wife
said. She had a gently modeled face and her
eyes and her smile lighted up at decisions as
though they were rich presents. "When
should we leave?"
"Whenever you want."
«]e crois que ce serait merveilleux, Tatie », dit ma
femme. Elle avait un visage joliment modelé, et ses
yeux et son sourire s’illuminaient comme si mes
projets étaient autant de présents que je lui offrais.
« Quand partons-nous ?
108
"Oh, I want to right away. Didn't you know?"
"Maybe it will be fine and clear when we
come back. It can be very fine when it is clear
and cold."
"I'm sure it will be," she said. "Weren't you
good to think of going, too."
2
Miss Stein Instructs
— Quand tu voudras.
—Oh l je veux partir tout de suite. Tu ne t’en
doutais pas ?
—Peut-être qu’il fera beau et que le temps sera
clair, quand nous reviendrons. Il peut faire très
beau si le temps est froid et sec.
—Je suis sûre qu’il fera beau, dit-elle. Tu es
tellement gentil d’avoir pensé à ce voyage. »
2 Miss Stein fait la leçon
When we come back to Paris it was clear and
cold and lovely. The city had accommodated
itself to winter, there was good wood for sale
at the wood and coal place across our street,
and there were braziers outside of many of
the good cafés so that you could keep warm
on the terraces. Our own apartment was
warm and cheerful. We burned boulets which
were molded, egg-shaped lumps of coal dust,
on the wood fire, and on the streets the
winter light was beautiful. Now you were
accustomed to see the bare trees against the
sky and you walked on the fresh-washed
gravel paths through the Luxembourg gardens
in the clear sharp wind. The trees were
beautiful without their leaves when you were
reconciled to them, and the winter winds
blew across the surfaces of the ponds and the
fountains were blowing in the bright light. All
the distances were short now since we had
been in the mountains.
Quand nous rentrâmes à Paris, le temps était sec et
froid et délicieux. La ville s’était adaptée à l’hiver, il
y avait du bon bois en vente chez le marchand de
bois et de charbon, de l’autre côté de la rue, et il y
avait des braseros à la terrasse de beaucoup de
bons cafés pour tenir les consommateurs au chaud.
Notre propre appartement était chaud et gai. Dans
la cheminée nous brûlions des boulets, faits de
poussière de charbon agglomérée et moulée en
forme d’œufs, et dans les rues la lumière hivernale
était merveilleuse. On s’habituait à voir se détacher
les arbres dépouillés sur le fond du ciel, et l’on
marchait sur le gravier fraîchement lavé, dans les
allées du Luxembourg, sous le vent sec et coupant.
Pour qui s’était réconcilié avec ce spectacle, les
arbres sans feuilles ressemblaient à autant de
sculptures, et les vents d’hiver soufflaient sur la
surface des bassins et les fontaines soufflaient leurs
jets d’eau dans la lumière brillante. Toutes les
distances nous paraissaient courtes, à notre retour
de la montagne.
Because of the change in altitude I did not
notice the grade of the hills except with
pleasure, and the climb up to the top floor of
the hotel where I worked, in a room that
looked across all the roofs and the chimneys
of the high hill of the quarter, was a pleasure.
The fireplace drew well in the room and it was
warm and pleasant to work. I brought
mandarines and roasted chestnuts to the
room in paper packets and peeled and ate the
À cause du changement d’altitude, je ne me rendais
plus compte de la pente des collines, sinon pour
prendre plaisir à l’ascension, et j’avais même plaisir
à grimper jusqu’au dernier étage de l’hôtel, où je
travaillais dans une chambre qui avait vue sur tous
les toits et les cheminées de la haute colline de
mon quartier. La cheminée tirait bien dans la
chambre, où il faisait chaud et où je travaillais
agréablement. ]’apportais des mandarines et des
109
small tangerine-like oranges and threw their
skins and spat their seeds in the fire when I
ate them and roasted chestnuts when I was
hungry. I was always hungry with the walking
and the cold and the working. Up in the room
I had a bottle of kirsch that we had brought
back from the mountains and I took a drink of
kirsch when I would get toward the end of a
story or toward the end of the day’s work.
When I was through working for the day I put
the notebook, or the paper, away in the
drawer of the table and put any mandarines
that were left in my pocket. They would
freeze if they were left in the room at night.
marrons grillés dans des sacs en papier et
j’épluchais et mangeais de petites oranges
semblables à des mandarines et jetais leurs écorces
et crachais les pépins dans le feu tout en les
mangeant, ainsi que les marrons grillés, quand
j’avais faim.]’avais toujours faim à cause de la
marche et du froid et du travail. Là-haut, dans la
chambre, j’avais une bouteille de kirsch que nous
avions rapportée de la montagne et je buvais une
rasade de kirsch quand j’arrivais à la conclusion
d’un conte ou vers la fin d’une journée de travail.
Quand j’avais achevé le travail de la journée, je
rangeais mon cahier ou mes papiers dans le tiroir
de la table et fourrais dans mes poches les oranges
qui restaient. Elles auraient gelé si je les avais
laissées dans la chambre pendant la nuit.
It was wonderful to walk down the long flights
of stairs knowing that I’d had good luck
working. I always worked until I had
something done and I always stopped when I
knew what was going to happen next. That
way I could be sure of going on the next day.
But sometimes when I was starting a new
story and I could not get it going, I would sit in
front of the fire and squeeze the peel of the
little oranges into the edge of the flame and
watch the sputter of blue that they made. I
would stand and look out over the roofs of
Paris and think, “Do not worry. You have
always written before and you will write now.
All you have to do is write one true sentence.
Write the truest sentence that you know.” So
finally I would write one true sentence, and
then go on from there. It was easy then
because there was always one true sentence
that you knew or had seen or had heard
someone say. If I started to write elaborately,
or like someone introducing or presenting
something, I found that I could cut that
scrollwork or ornament out and throw it away
and start with the first true simple declarative
sentence I had written. Up in that room I
decided that I would write one story about
C’était merveilleux de descendre l’interminable
escalier en pensant que j’avais eu de la chance dans
mon travail. je travaillais toujours jusqu’au moment
où j’avais entièrement achevé un passage et
m’arrêtais quand j’avais trouvé la suite. Ainsi,
j’étais sûr de pouvoir poursuivre le lendemain. Mais
parfois, quand je commençais un nouveau récit et
ne pouvais le mettre en train, je m’asseyais devant
le feu et pressais la pelure d’une des petites
oranges au-dessus de la flamme et contemplais son
crépitement bleu. Ou bien je me levais et regardais
les toits de Paris et pensais : « Ne t’en fais pas. Tu
as toujours écrit jusqu’à présent, et tu continueras.
Ce qu’il faut c’est écrire une seule phrase vraie.
Écris la phrase la plus vraie que tu connaisses. »
Ainsi, finalement, j’écrivais une phrase vraie et
continuais à partir de là. C’était facile parce qu’il y
avait toujours quelque phrase vraie que j’avais lue
ou entendue ou que je connaissais. Si je
commençais à écrire avec art, ou comme quelqu’un
qui annonce ou présente quelque chose, je
constatais que je pouvais aussi bien déchirer cette
fioriture ou cette arabesque et la jeter au panier et
commencer par la première affirmation simple et
vraie qui était venue sous ma plume. Là-haut, dans
ma chambre, je décidai que j’écrirais une histoire
110
each thing that I knew about. I was trying to sur chacun des sujets que je connaissais. Je tâchai
do this all the time I was writing, and it was de m’en tenir là pendant tout le temps que je
passais â écrire et c’était une discipline sévère et
good and severe discipline.
utile.
It was in that room too that I learned not to
think about anything that I was writing from
the time I stopped writing until I started again
the next day. That way my subconscious
would be working on it and at the same time I
would be listening to other people and
noticing everything, I hoped; learning, I
hoped; and I would read so that I would not
think about my work and make myself
impotent to do it. Going down the stairs when
you had worked well, and that needed luck as
well as discipline, was a wonderful feeling and
I was free then to walk anywhere in Paris.
If I walked down by different streets to the
Jardin du Luxembourg in the afternoon I could
walk through the gardens and then go to the
Musée du Luxembourg where the great
paintings were that have now mostly been
transferred to the Louvre and the Jeu de
Paume. I went there nearly every day for the
Cézannes and to see the Manets and the
Monets and the other Impressionists that I
had first come to know about in the Art
Institute at Chicago. I was learning something
from the painting of Cézanne that made
writing simple true sentences far from
enough to make the stories have the
dimensions that I was trying to put in them. I
was learning very much from him but I was
not articulate enough to explain it to anyone.
Besides it was a secret. But if the light was
gone in the Luxembourg I would walk up
through the gardens and stop in at the studio
apartment where Gertrude Stein lived at 27
rue de Fleurus.
C’est dans cette chambre que j’appris à ne pas
penser à mon récit entre le moment où je cessais
d’écrire et le moment où je me remettais au travail,
le lendemain. Ainsi, mon subconscient était à
l’œuvre et en même temps je pouvais écouter les
gens et tout voir, du moins je l’espérais ; je
m’instruirais, de la sorte ; et je lirais aussi afin de ne
pas penser à mon œuvre au point de devenir
incapable de l’écrire. En descendant l’escalier,
quand j’avais bien travaillé, aidé par la chance
autant que par ma discipline, je me sentais
merveilleusement bien et j’étais libre de me
promener n’importe où dans Paris.
Si je descendais, par des rues toujours différentes,
vers le jardin du Luxembourg, l’après-midi, je
pouvais marcher dans les allées, et ensuite entrer
au musée du Luxembourg où se trouvaient des
tableaux dont la plupart ont été transférés au
Louvre ou au jeu de Paume. ]’y allais presque tous
les jours pour les Cézanne et pour voir les Manet et
les Monet et les autres Impressionnistes que j’avais
découverts pour la première fois à l’Institut
artistique de Chicago. Les tableaux de Cézanne
m’apprenaient qu’il ne me suffirait pas d’écrire des
phrases simples et vraies pour que mes œuvres
acquièrent la dimension que je tentais de leur
donner. ]’apprenais beaucoup de choses en
contemplant les Cézanne mais je ne savais pas
m’exprimer assez bien pour l’expliquer à
quelqu’un. En outre, c’était un secret. Mais s’il n’y
avait pas assez de lumière au Luxembourg, je
traversais le jardin et gagnais le studio où vivait
Gertrude Stein, 27, rue de Fleurus.
My wife and I had called on Miss Stein, and
she and the friend who lived with her had
111
been very cordial and friendly and we had
loved the big studio with the great paintings.
It was like one of the best rooms in the finest
museum except there was a big fireplace and
it was warm and comfortable and they gave
you good things to eat and tea and natural
distilled liqueurs made from purple plums,
yellow plums or wild raspberries. These were
fragrant, colorless alcohols served from cutglass carafes in small glasses and whether
they were quetsche, mirabelle or framboise
they all tasted like the fruits they came from,
converted into a controlled fire on your
tongue that warmed you and loosened your
tongue.
Miss Stein was very big but not tall and was
heavily built like a peasant woman. She had
beautiful eyes and a strong German-Jewish
face that also could have been Friulano and
she reminded me of a northern Italian
peasant woman with her clothes, her mobile
face and her lovely, thick, alive immigrant hair
which she wore put up in the same way she
had probably worn it in college. She talked all
the time and at first it was about people and
places.
Ma femme et moi avions été nous présenter à Miss
Stein, et celle-ci, ainsi que l’amie qui vivait avec
elle, s’était montrée très cordiale et amicale et
nous avions adoré le vaste studio et les beaux
tableaux: on eût dit l’une des meilleures salles dans
le plus beau musée, sauf qu’il y avait une grande
cheminée et que la pièce était chaude et
confortable et qu’on s’y voyait offrir toutes sortes
de bonnes choses à manger et du thé et des alcools
naturels, fabriqués avec des prunes rouges ou
jaunes ou des baies sauvages. C’étaient des
liqueurs odorantes, incolores, renfermées en des
carafons de cristal taillé, et servies dans de petits
verres, et qu’il s’agît de quetsche, de mirabelle ou
de framboise, toutes avaient le parfum du fruit
dont elles étaient tirées, converti en un feu bien
entretenu sur votre langue, pour la délier et vous
réchauffer.
Miss Stein était très forte, mais pas très grande,
lourdement charpentée comme une paysanne. Elle
avait de beaux yeux et un visage rude de juive
allemande, qui aurait aussi bien pu être friulano, et
elle me faisait penser à quelque paysanne du nord
de l’ltalie par la façon dont elle était habillée, par
son visage expressif, et sa belle chevelure, lourde,
vivante, une chevelure d’immigrante, qu’elle
relevait en chignon, sans doute depuis le temps où
elle était à l’université. Elle parlait sans cesse et
Her companion had a very pleasant voice, was
surtout des gens et des lieux ·
small, very dark, with her hair cut like Joan of
Arc in the Boutet de Monvel illustrations and
had a very hooked nose. She was working on
a piece of needlepoint when we first met Sa compagne, qui avait une voix très agréable, était
them and she worked on this and saw to the petite, très brune, avec des cheveux coiffes à la
food and drink and talked to my wife. She jeanned’Arc— comme sur les tableaux de Boutet
made one conversation and listened to two de Monvel — et un nez très crochu. Elle travaillait à
and often interrupted the one she was not une tapisserie la première que nous la vîmes, et
making. Afterwards she explained to me that tout en s’occupant de son ouvrage elle veillait à la
she always talked to the wives. The wives, my nourriture et à la boisson et bavardait avec ma
wife and I felt, were tolerated. But we liked femme. Elle pouvait entretenir une conversation et
Miss Stein and her friend, although the friend en suivre deux autres en même temps tout en
was frightening, and the paintings and the interrompant souvent l’une de ces dernières. Elle
m’expliqua ensuite qu’elle faisait toujours la
112
cakes and the eau-de-vie were truly
wonderful. They seemed to like us too and
treated us as though we were very good, wellmannered and promising children and I felt
that they forgave us for being in love and
being married—time would fix that—and
when my wife invited them to tea, they
accepted.
When they came to our flat they seemed to
like us even more; but perhaps that was
because the place was so small and we were
much closer together. Miss Stein sat on the
bed that was on the floor and asked to see
the stories I had written and she said that she
liked some of them except one called “Up in
Michigan.”
conversation avec les épouses. Les épouses,
comme ma femme et moi nous le comprîmes
aussitôt, n’étaient que tolérées. Mais nous aimions
Miss Stein et son amie, bien que cette amie fût
terrifiante· Les tableaux et les gâteaux et l'eau-devie étaient de vraies merveilles. Les deux hôtesses
semblaient nous avoir pris en sympathie, elles
aussi, et nous traitaient comme des enfants très
sages et bien élevés dont on pouvait beaucoup
attendre, et je sentis qu’elles nous pardonnaient
d’être mariés et amoureux —le temps arrangerait
cela — et, lorsque ma femme les convia à prendre
le thé elles acceptèrent.
Elles semblèrent nous aimer plus encore
lorsqu’elles vinrent none voir dans notre
appartement: peut-être en raison de l’exigüité des
lieux qui nous rapprochait davantage. Miss Stein
s’assit sur le lit, posé à même le plan-
Chen et demanda à voir les nouvelles que j’avais
“It’s good,” she said. “That’s not the question écrites et elle dit qu’elle les aimait, sauf celle que
at all. But it is inaccrochable. That means it is j’avais intitulée : Là-haut, dans le Michigan.
like a picture that a painter paints and then he « C’est bon, dit-elle, il n’y a pas de doute là-dessus.
cannot hang it when he has a show and Mais c’est inaccrochable. je veux dire que c’est
nobody will buy it because they cannot hang comme un tableau peint par un artiste qui ne peut
it either.”
pas l’accrocher dans une exposition et personne ne
“But what if it is not dirty but it is only that
you are trying to use words that people would
actually use? That are the only words that can
make the story come true and that you must
use them? You have to use them.”
l’achètera non plus parce que nul ne trouvera un
endroit où l’accrocher.
—Mais pourquoi, s’il n’y a rien de grossier dans le
texte et si l’on essaie simplement d’utiliser les mots
dont tout le monde se sert dans la vie courante ? Si
ce sont les seuls mots qui peuvent introduire de la
vérité dans un récit, et s’il est nécessaire de les
“But you don’t get the point at all,” she said. utiliser, il faut les utiliser ?
“You mustn’t write anything that is
inaccrochable. There is no point in it. It’s —Mais vous n’y êtes pas du tout, dit-elle, Vous ne
devez rien écrire qui soit inaccrochable. Cela ne
wrong and it’s silly.”
mène à rien. C’est une erreur et une bêtise. »
“I see,” I said. I did not agree at all but it was a
point of view and I did not believe in arguing «Je vois », dis-je. je n’étais absolument pas
with my elders. I would much rather hear d’accord, mais chacun son opinion, et puis je
them talk and many of the things that n’aimais pas contredire mes aînés. je préférais de
113
Gertrude said were very intelligent. She told
me that sooner or later I must give up
journalism and I could not have agreed with
her more. She herself wanted to be published
in the Atlantic Monthly, she told me, and she
would be. She told me that I was not a good
enough writer to be published there or in The
Saturday Evening Post but that I might be
some new sort of writer in my own way but
the first thing to remember was not to write
stories that were inaccrochable. I did not
argue about this nor try to explain again what
I was trying to do about conversation. That
was my own business and it was much more
interesting to listen. That afternoon, too, she
told us how to buy pictures.
beaucoup les écouter, et Gertrude avait quantité
de choses fort intelligentes à dire. Elle me confia
que tôt ou tard il me faudrait laisser tomber le
journalisme et, sur ce point, je ne pouvais
qu’abonder dans son sens. Elle voulait elle-même
être publiée dans l’Atlantic Monthly, me dit-elle, et
elle y parviendrait. Elle me dit aussi que je n’étais
pas un assez bon écrivain pour être publié dans
cette revue ou dans le Saturday Evening Post, mais
que je pourrais devenir un écrivain d’un genre
nouveau, à ma façon, mais que la première chose
que je devais retenir, c’était de ne rien y écrire qui
fût inaccrochable je n’en discutai pas et ne tentai
pas non plus de lui expliquer à nouveau ce que je
tentais de faire en matière de dialogues. C’était ma
propre affaire et je préférais de beaucoup écouter.
Cet après-midi-là, elle nous apprit aussi comment
acheter des tableaux.
“You can either buy clothes or buy pictures,”
she said. “It’s that simple. No one who is not
very rich can do both. Pay no attention to
your clothes and no attention at all to the
mode, and buy your clothes for comfort and
durability, and you will have the clothes and
money to buy pictures.”
« Vous pouvez acheter soit des vêtements, soit des
tableaux, dit-elle. C’est tout le problème. Sauf les
gens très riches, personne ne peut acheter à la fois
les uns et les autres. Ne faites pas attention à la
façon dont vous êtes habillés et encore moins à la
mode, et achetez des vêtements qui soient solides
“But if I never bought any more clothing et confortables, et l’argent que vous aurez
ever,” I said, “I wouldn’t have enough to buy économisé vous servira à l’achat des tableaux.
the Picassos that I want.”
— Mais même si je n’achetais plus jamais un seul
“No. He’s out of your range. You have to buy costume, dis-je, je n’aurais jamais assez d’argent
the people of your own age—of your own
pour acheter le Picasso dont j’ai envie.
military service group. You’ll know them.
You’ll meet them around the quarter. There —Non, il n’est pas dans vos prix. Achetez les
are always good new serious painters. But it’s tableaux artistes de votre âge—des gens qui ont
not you buying clothes so much. It’s your wife fait leurs classes, dans l’armée, en même temps
always. It’s women’s clothes that are que vous. Vous ferez leur connaissance. Vous en
rencontrerez dans le quartier. Il y a toujours de
expensive.”
bons peintres parmi les jeunes.
Mais il ne s’agit pas tant de vos costumes à vous
que des robes de votre femme. Ce sont les
I saw my wife trying not to look at the vêtements de femme qui coûtent cher. »
strange, steerage clothes that Miss Stein wore Je remarquai que ma femme s’efforçait de ne pas
and she was successful. When they left we examiner les étranges oripeaux de Miss Stein, et
114
were still popular, I thought, and we were elle parvint à se contenir. Quand nos visiteuses
nous quittèrent, nous étions toujours bien en cour,
asked to come again to 27 rue de Fleurus.
pensai-je, et nous fûmes conviés à retourner au 27
rue de Fleurus.
It was later on that I was asked to come to the
studio any time after five in the winter time. I
had met Miss Stein in the Luxembourg. I
cannot remember whether she was walking
her dog or not, nor whether she had a dog
then. I know that I was walking myself, since
we could not afford a dog nor even a cat then,
and the only cats I knew were in the cafés or
small restaurants or the great cats that I
admired in concierges’ windows. Later I often
met Miss Stein with her dog in the
Luxembourg gardens; but I think this time was
before she had one.
Il se passa du temps avant que je fusse invité à me
rendre au studio à n’impo1·te quel moment après
cinq heures, en hiver. j’avais rencontré Miss Stein
au Luxembourg. je ne me rappelle plus si elle
promenait son chien ou non, ni si elle avait un
chien en ce temps-là. Je sais que je me promenais
moi-même, car nous ne pouvions pas nous payer
un chien, alors, ni même un chat, et les seuls chats
que je connaissais étaient ceux des cafés ou des
petits restaurants, ou les gros chats que j’admirais
à la fenêtre des loges de concierge. Plus tard, je
rencontrai souvent Miss Stein avec son chien dans
le jardin du Luxembourg, mais je crois que cette
fois-là elle n’en avait pas encore.
But I accepted her invitation, dog or no dog,
and had taken to stopping in at the studio,
and she always gave me the natural eau-devie, insisting on my refilling my glass, and I
looked at the pictures and we talked. The
pictures were wonderful and the talk was very
good. She talked, mostly, and she told me
about modern pictures and about painters—
more about them as people than as
painters—and she talked about her work. She
showed me the many volumes of manuscript
that she had written and that her companion
typed each day. Writing every day made her
happy, but as I got to know her better I found
that for her to keep happy it was necessary
for this steady daily output, which varied with
her energy, but was regular, and therefore
became huge, to be published and that she
receive official recognition.
j’acceptai donc son invitation, avec ou sans chien,
et pris l’habitude de lui rendre visite, dans son
studio, et elle m’offrait toujours quelque eau-de-vie
fruitée, insistant pour remplir plusieurs fois mon
verre, et je regardais les tableaux et nous
bavardions. Les peintures étaient fort intéressantes
et la conversation très instructive. C’était elle qui
parlait surtout et elle m’initiait à la peinture et aux
peintres modernes — insistant davantage sur la
personnalité de ceux-ci que sur leur art— et
commentait ses propres œuvres. Elle me montra
de nombreux manuscrits qu’elle avait rédigés, et
que sa compagne dactylographiait chaque jour.
Ecrire chaque jour la rendait heureuse, mais quand
je la connus mieux, je compris que pour rester
heureuse il lui faudrait bientôt voir publier le
produit de son travail quotidien et persévérant —
dont le volume variait d’ailleurs selon son énergie à
l’ouvrage et— obtenir quelque consécration.
This had not become an acute situation when La situation n’était pas dramatique quand je fis la
I first knew her, since she had published three connaissance de Miss Stein, car elle avait publié
trois nouvelles, aisément compréhensibles pour
115
stories that were intelligible to anyone. One
of these stories, “Melanctha,” was very good
and good samples of her experimental writing
had been published in book form and had
been well praised by critics who had met her
or known her. She had such a personality that
when she wished to win anyone over to her
side she could not be resisted, and critics who
met her and saw her pictures took writing of
hers that they could not understand on trust
because of their enthusiasm for her as a
person, and their confidence in her judgment.
She had also discovered many things about
rhythms and the uses of words in repetition
that were valid and valuable and she talked
well about them.
n’importe quel lecteur. L’une de ces nouvelles,
Melcmctha, était excellente, et des échantillons
significatifs de ses œuvres expérimentales avaient
été publiés sous forme de recueil et avaient été
favorablement accueillis par des critiques qui
l’avaient rencontrée ou la connaissaient. Elle avait
une telle personnalité qu’elle pouvait mettre
n’importe qui de son côté, si elle le voulait, et
qu’on ne pouvait lui résister, et les critiques qui
l’avaient rencontrée ou qui avaient vu sa collection
de tableaux prenaient ses œuvres au sérieux,
même s’ils n’y comprenaient rien, tant ils étaient
enthousiasmés par sa personne et avaient
confiance en son jugement. Elle avait aussi
découvert plusieurs vérités relatives au rythme et à
l’emploi des répétitions; ces découvertes étaient
valables et utiles et elle en parlait avec persuasion.
Mais elle n’aimait ni peiner sur les corrections, ni
But for her to continue to write each day
without the drudgery of revision nor the
obligation to make her writing intelligible and
continue to have the true happiness of
creation, it was beginning to become
necessary for her to have publication and
official acceptance, especially for the
unbelievably long book called The Making of
Americans.
This book began magnificently, went on very
well for a long way with stretches of great
brilliance and then went on endlessly in
repetitions that a more conscientious and less
lazy writer would have put in the waste
basket. I came to know it very well as I got
Ford Madox Ford to publish it in The
Transatlantic Review serially—forced, perhaps
would be the word—knowing that it would
outrun the life of the review. I was overly
familiar with the review’s finances, and I had
to read all of Miss Stein’s proof for her as this
was a work which gave her no happiness.
rendre sa prose intelligible, malgré son vif désir
d’être publiée et d’obtenir une consécration
officielle, tout particulièrement pour l’un de ses
livres, incroyablement long, intitulé Américains
d’Amérique.
Le début de ce livre était merveilleux et la suite
était très bonne, jusqu’à un certain point, avec des
morceaux extrêmement brillants, mais tout cela
aboutissait à des répétitions interminables qu’un
écrivain plus consciencieux ou moins paresseux
aurait jetées dans la corbeille à papier.]’en vins à le
connaître très bien, car j’incitai—obligeai plutôt —
Ford Madox Ford à le publier en feuilletons dans la
Transatlantic Review, tout en sachant que la vie de
la revue ne pourrait suffire à la publication. Il me
fallut relire toutes les épreuves d’imprimerie moimême, car c’était là un travail dont Miss Stein ne
tirait aucune satisfaction.
116
On this cold afternoon when I had come past
the concierge’s lodge and the cold courtyard
to the warmth of the studio, all that was years
ahead; and on this day Miss Stein was
instructing me about sex. By that time we
liked each other very much and I had already
learned some time before that everything I
did not understand probably had something
to it. Miss Stein thought that I was what we
would probably call now a square about sex
and I must admit that I had certain prejudices
against homosexuality since I knew its more
primitive aspects. I knew it was why you
carried a knife and would use it when you
were in the company of tramps when you
were a boy in the days when wolves was not a
slang term for men obsessed by the pursuit of
women. I knew many inaccrochable terms
and phrases from Kansas City days and the
mores of different parts of that city, Chicago
and the lake boats. Under questioning I tried
to tell Miss Stein that when you were a boy
and moved in the company of men, you had
to be prepared to kill a man, know how to do
it and really know that you would do it in
order not to be interfered with. That was the
term that was accrochable. If you knew you
would kill, other people sensed it very quickly
and you were let alone; but there were
certain situations you could not allow yourself
to be forced into or trapped into. I could have
expressed myself more vividly by using an
inaccrochable phrase that wolves used on the
lake boats, “Oh gash may be fine but one eye
for mine.” But I was always careful of my
language with Miss Stein even when true
phrases might have clarified or better
expressed a prejudice.
Mais en ce jour froid où j’avais dépassé la loge du
concierge et traversé la cour froide pour me
réfugier dans la chaleur du studio, rien de tout cela
n’était encore arrivé et il s’en fallait de plusieurs
années. Cet après-midi-là, donc, Miss Stein faisait
mon éducation en matière de vie sexuelle. À cette
époque, nous étions très liés et j’avais déjà appris
que tout ce que je ne comprenais pas avait sans
doute quelque rapport avec la sexualité. Miss Stein
pensait que j’étais trop ignare en la matière et je
dois admettre que j’entretenais certains préjugés
contre homosexualité, n’en ayant jamais eu qu’une
connaissance fort primaire. je savais que c’était la
raison pour laquelle il fallait avoir un couteau et
pouvoir s’en servir quand on se trouvait avec des
vagabonds, lorsqu’on était encore un jeune garçon,
à une époque où le mot « dragueur » ne désignait
pas encore, en argot, l’homme obsédé par le désir
d’une femme. je connaissais bien des expressions
et des mots inaccrochables que j’avais appris à
Kansas City, ou des coutumes en usage dans
certains quartiers de Chicago et sur les bateaux des
Grands Lacs. Sous prétexte de l’interroger, j’essayai
d’expliquer à Miss Stein qu’un jeune garçon,
fourvoyé dans la compagnie des hommes, doit se
sentir prêt à tuer un homme, et savoir comment le
faire, et savoir aussi qu’il peut être vraiment amené
à le faire pour ne pas être « embêté » par des
hommes. Ce terme était accrochable. Si vous vous
savez prêt à tuer, les autres le sentent très vite et
vous laissent tranquille. Mais il est certaines
situations dans lesquelles il ne faut pas se laisser
mettre ni s’enferrer. j’aurais pu m’exprimer de
façon plus claire, en employant un dicton
inaccrochable que les dragueurs citaient sur les
bateaux des Grands Lacs: « Suffit pas de baiser, faut
garer son cul. » Mais je surveillais toujours mon
langage devant Miss Stein, même lorsqu’une
phrase vraie aurait pu mettre en lumière ou mieux
exprimer un préjugé.
Corpus Lepinay
117
Chapter
One
22 juin 1911
June 22, 1911
Le jour où le roi George V fut couronné à
On the day King George V was crowned at l’abbaye de Westminster à Londres, Billy
Westminster Abbey in London, Billy Williams Williams descendit pour la première fois à la
went down the pit in Aberowen, South Wales. mine, à Aberowen, dans le sud du pays de
Galles.
The twenty-second of June, 1911, was Billy's
En ce 22 juin 1911, Billy fêtait ses treize ans.
thirteenth birthday. He was woken by his father. Son père le réveilla. La méthode de Da était plus
Da's technique for waking people was more efficace que tendre. Il lui tapota la joue, à un
effective than it was kind. He patted Billy's rythme régulier, fermement, avec insistance.
cheek, in a regular rhythm, firmly and insistently. Billy dormait à poings fermés et, pendant
Billy was in a deep sleep, and for a second he quelques instants, il essaya de l’ignorer, mais les
tried to ignore it, but the patting went on petites claques continuaient impitoyablement. Il
relentlessly. Momentarily he felt angry; but then éprouva un élan de colère puis se rappela qu’il
he remembered that he had to get up, he even devait se lever, qu’il voulait même se lever. Il
wanted to get up, and he opened his eyes and ouvrit les yeux et s’assit d’un bond.
sat upright with a jerk.
"Four o'clock," Da said, then he left the room, his
« Quatre heures », annonça Da avant de sortir
boots banging on the wooden staircase as he de la chambre et de descendre bruyamment
went down.
l’escalier de bois.
Today Billy would begin his working life by
Aujourd’hui, Billy commençait à travailler. Il
becoming an apprentice collier, as most of the serait apprenti mineur, comme la plupart des
men in town had done at his age. He wished he hommes de la ville l’avaient été à son âge. Il
felt more like a miner. But he was determined regrettait de ne pas se sentir tout à fait dans la
not to make a fool of himself. David Crampton peau du personnage. Mais il était bien décidé à
had cried on his first day down the pit, and they ne pas se ridiculiser. David Crampton avait
still called him Dai Crybaby, even though he was pleuré la première fois qu’il était descendu au
twenty-five and the star of the town's rugby fond on l’appelait encore Dai Ouin-Ouin, alors
team.
qu’il avait déjà vingt-cinq ans et était la vedette
de l’équipe de rugby de la ville.
It was the day after midsummer, and a bright
early light came through the small window. Billy
looked at his grandfather, lying beside him.
Gramper's eyes were open. He was always
awake, whenever Billy got up; he said old people
did not sleep much.
Billy got out of bed. He was wearing only his
underdrawers. In cold weather he wore his shirt
to bed, but Britain was enjoying a hot summer,
and the nights were mild. He pulled the pot from
under the bed and took off the lid.
There was no change in the size of his penis,
which he called his peter. It was still the childish
stub it had always been. He had hoped it might
have started to grow on the night before his
birthday, or perhaps that he might see just one
black hair sprouting somewhere near it, but he
was disappointed. His best friend, Tommy
Griffiths, who had been born on the same day,
was different: he had a cracked voice and a dark
fuzz on his upper lip, and his peter was like a
En ce lendemain du solstice d’été, la petite
fenêtre laissait passer la lumière claire de l’aube.
Billy se tourna vers son grand-père, allongé à
côté de lui. Les yeux de Gramper étaient ouverts.
Il était toujours éveillé quand Billy se levait ; il
disait que les vieux, ça ne dort pas beaucoup.
Billy sortit du lit. Il ne portait que son caleçon.
Par temps froid, il gardait sa chemise pour
dormir, mais cette année-là, la Grande-Bretagne
bénéficiait d’un bel été et les nuits étaient
douces. Il tira le pot de chambre rangé sous le lit
et en ôta le couvercle.
La taille de son sexe, « sa bite » comme il
l’appelait, n’avait pas changé : toujours riquiqui
comme celle d’un gosse. Billy avait espéré
qu’elle se mettrait à pousser dans la nuit qui
précéderait son anniversaire, ou même qu’un
unique poil noir surgirait dans les parages, en
vain. Son meilleur ami, Tommy Griffiths, qui était
né le même jour que lui, avait déjà la voix
rauque, un duvet foncé sur la lèvre supérieure et
118
man's. It was humiliating.
As Billy was using the pot, he looked out of the
window. All he could see was the slag heap, a
slate-gray mountain of tailings, waste from the
coal mine, mostly shale and sandstone. This was
how the world appeared on the second day of
Creation, Billy thought, before God said: "Let the
earth bring forth grass." A gentle breeze wafted
fine black dust off the slag onto the rows of
houses.
Inside the room there was even less to look at.
This was the back bedroom, a narrow space just
big enough for the single bed, a chest of
drawers, and Gramper's old trunk. On the wall
was an embroidered sampler that read:
BELIEVE ON THE
LORD JESUS CHRIST
AND THOU SHALT
BE SAVED
There was no mirror.
One door led to the top of the stairs, the other
to the front bedroom, which could be accessed
only through this one. It was larger and had
space for two beds. Da and Mam slept there,
and Billy's sisters had too, years ago. The eldest,
Ethel, had now left home, and the other three
had died, one from measles, one from whooping
cough, and one from diphtheria. There had been
an older brother, too, who had shared Billy's bed
before Gramper came. Wesley had been his
name, and he had been killed underground by a
runaway dram, one of the wheeled tubs that
carried coal.
Billy pulled on his shirt. It was the one he had
worn to school yesterday. Today was Thursday,
and he changed his shirt only on Sunday.
However, he did have a new pair of trousers, his
first long ones, made of the thick waterrepellent cotton called moleskin. They were the
symbol of entry into the world of men, and he
pulled them on proudly, enjoying the heavy
masculine feel of the fabric. He put on a thick
leather belt and the boots he had inherited from
Wesley, then he went downstairs.
un sexe d’homme. C’était humiliant.
Tout en servant du pot, Billy regarda par la
fenêtre. Il ne voyait que le crassier, une
montagne de résidus de broyage gris ardoise,
déchets de la mine de charbon, essentiellement
composés de schiste et de grès. Le visage du
monde au second jour de la Création, songea-t-il
avant que Dieu ne dise : » Que la terre se couvre
de verdure. » Une brise légère soulevait la fine
poussière noire du terril qui se déposait sur les
rangées de maisons.
Il y avait encore moins de choses à voir à
l’intérieur de la pièce, une chambre exiguë au
fond de la maison, sans miroir, où tenaient à
peine un lit d’une personne, une commode et la
vieille malle de Gramper. Sur le mur, une
broderie au point de croix proclamait :
CROIS AU
SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST
ET TU SERAS
SAUVÉ
Une porte ouvrait sur le palier, l’autre sur la
chambre de devant, à laquelle on accédait en
traversant celle-ci. Elle était plus vaste, assez
spacieuse pour abriter deux lits. C’était là que
dormaient Da et Mam, et les sœurs de Billy, bien
des années plus tôt. L’aînée, Ethel, avait quitté la
maison à présent ; et les trois autres étaient
mortes, l’une de la rougeole, la deuxième de la
coqueluche et la dernière de la diphtérie. Il y
avait eu un grand frère aussi, qui avait partagé le
lit de Billy avant l’arrivée de Gramper. Il
s’appelait Wesley, et avait été tué au fond de la
mine par une berline emballée, un des
wagonnets qui transportaient le charbon.
Billy enfila sa chemise, celle qu’il avait portée
la veille pour aller à l’école. On était jeudi, et il
n’en changeait que le dimanche. Mais il avait un
pantalon neuf, ses premières culottes longues,
coupées dans de la « moleskine », une épaisse
cotonnade imperméable : le symbole de son
entrée dans le monde des hommes. Il l’enfila
fièrement appréciant le toucher lourd et viril de
l’étoffe, il passa une solide ceinture de cuir et
mit les grosses chaussures qu’il avait héritées de
Wesley. Puis il descendit.
La plus grande partie du rez-de-chaussée était
119
Most of the ground floor was taken up by the
living room, fifteen feet square, with a table in
the middle and a fireplace to one side, and a
homemade rug on the stone floor. Da was sitting
at the table reading an old copy of the Daily
Mail, a pair of spectacles perched on the bridge
of his long, sharp nose. Mam was making tea.
She put down the steaming kettle, kissed Billy's
forehead, and said: "How's my little man on his
birthday?"
Billy did not reply. The "little" was wounding,
because he was little, and the "man" was just as
hurtful because he was not a man. He went into
the scullery at the back of the house. He dipped
a tin bowl into the water barrel, washed his face
and hands, and poured the water away in the
shallow stone sink. The scullery had a copper
with a fire grate underneath, but it was used
only on bath night, which was Saturday.
They had been promised running water soon,
and some of the miners' houses already had it. It
seemed a miracle to Billy that people could get a
cup of cold clear water just by turning the tap,
and not have to carry a bucket to the standpipe
out in the street. But indoor water had not yet
come to Wellington Row, where the Williamses
lived.
He returned to the living room and sat at the
table. Mam put a big cup of milky tea in front of
him, already sugared. She cut two thick slices off
a loaf of homemade bread and got a slab of
dripping from the pantry under the stairs. Billy
put his hands together, closed his eyes, and said:
"Thank you Lord for this food amen." Then he
drank some tea and spread dripping on his
bread.
Da's pale blue eyes looked over the top of the
paper. "Put salt on your bread," he said. "You'll
sweat
underground."
Billy's father was a miners' agent, employed by
the South Wales Miners' Federation, which was
the strongest trade union in Britain, as he said
whenever he got the chance. He was known as
Dai Union. A lot of men were called Dai,
occupée par la salle de séjour, un carré de
quatre mètres cinquante de côté, avec une
cheminée, une table au milieu et un tapis
grossier pour réchauffer le sol de pierre. Assis à
la table, Da lisait un vieux numéro du Daily Mail ,
ses lunettes perchées sur l’arête de son long nez
pointu. Mam préparait le thé. Elle posa la
bouilloire fumante, embrassa Billy sur le front et
dit : « Bon anniversaire, Billy. Comment va mon
petit homme ? »
Billy ne répondit pas. « Petit » était blessant
parce qu’il l’était effectivement, « homme »
l’était tout autant parce qu’il n’en était pas un. Il
passa à l’arrière-cuisine. Il plongea une cuvette
de fer-blanc dans le tonneau rempli d’eau, se
lava la figure et les mains, et vida la bassine dans
l’évier de pierre peu profond. L’arrière-cuisine
contenait aussi une cuve à lessive sur une grille
de cheminée, mais on ne s’en servait que le soir
du bain, le samedi.
On leur avait promis l’eau courante pour
bientôt et certaines maisons de mineurs en
étaient déjà équipées. Billy trouvait miraculeux
de pouvoir remplir une tasse d’eau propre en
tournant simplement un robinet, sans avoir à
porter un seau jusqu’à la colonne d’alimentation
dans la rue. Mais cette commodité moderne
n’était pas encore arrivée jusqu’à Wellington
Row, où habitaient les Williams.
Il retourna dans la salle et s’assit à table. Mam
plaça devant lui une grande tasse de thé au lait
déjà sucré. Elle coupa deux grosses tranches
dans une miche de pain de ménage et alla
chercher un morceau de graisse dans le gardemanger, sous l’escalier. Billy joignit les mains en
fermant les yeux : « Merci, Seigneur, pour cette
nourriture. Amen. » Puis il but son thé et étala la
graisse sur son pain.
Da leva ses yeux bleu pâle de son journal.
« Mets du sel sur ton pain, conseilla-t-il. Tu vas
transpirer au fond. »
Le père de Billy était représentant des
mineurs, employé par la fédération des mineurs
de Galles du sud, le plus puissant syndicat de
Grande-Bretagne, comme il ne manquait pas de
le préciser à la moindre occasion. On le
surnommait Dai Syndicat. Beaucoup d’hommes
ici s’appelaient Dai, que l’on prononçait Daï, un
120
pronounced "die," short for David, or Dafydd in
Welsh. Billy had learned in school that David was
popular in Wales because it was the name of the
country's patron saint, like Patrick in Ireland. All
the Dais were distinguished one from another
not by their surnames—almost everyone in town
was Jones, Williams, Evans, or Morgan—but by a
nickname. Real names were rarely used when
there was a humorous alternative. Billy was
William Williams, so they called him Billy Twice.
Women were sometimes given their husband's
nickname, so that Mam was Mrs. Dai Union.
Gramper came down while Billy was eating his
second slice. Despite the warm weather he wore
a jacket and waistcoat. When he had washed his
hands he sat opposite Billy. "Don't look so
nervous," he said. "I went down the pit when I
was ten. And my father was carried to the pit on
his father's back at the age of five, and worked
from six in the morning until seven in the
evening. He never saw daylight from October to
March."
"I'm not nervous," Billy said. This was untrue. He
was scared stiff.
However, Gramper was kindly, and he did not
press the point. Billy liked Gramper. Mam
treated Billy like a baby, and Da was stern and
sarcastic, but Gramper was tolerant and talked
to Billy as to an adult.
"Listen to this," said Da. He would never buy the
Mail, a right-wing rag, but he sometimes
brought home someone else's copy and read the
paper aloud in a scornful voice, mocking the
stupidity and dishonesty of the ruling class.
"'Lady Diana Manners has been criticized for
wearing the same dress to two different balls.
The younger daughter of the Duke of Rutland
won "best lady's costume" at the Savoy Ball for
her off-the-shoulder boned bodice with full
hooped skirt, receiving a prize of two hundred
and fifty guineas.'" He lowered the paper and
said: "That's at least five years' wages for you,
Billy boy." He resumed: "'But she drew the
frowns of the cognoscenti by wearing the same
diminutif de David, ou Dafydd en gallois. Billy
avait appris à l’école que ce prénom était
populaire au pays de Galles, parce que c’était le
nom de son saint patron, comme Patrick en
Irlande. Pour distinguer tous ces Dai, on
n’utilisait pas leurs patronymes – dans la ville, il
n’y avait presque que des Jones, des Williams,
des Evans ou des Morgan - , mais des sobriquets.
Il était bien rare qu’on les appelle par leur vrai
nom quand on pouvait faire un peu d’humour à
leurs dépens. Billy s’appelant Williams Williams,
il était devenu Billy Deux-fois. Dans certains cas,
on donnait aux femmes le surnom de leur mari ;
ainsi, Mam était Mrs Dai Syndicat.
Gramper arriva au moment où Billy entamait
sa deuxième tartine. Malgré la chaleur, il portait
une veste et un gilet. Après s’être lavé les mains,
il s’assit en face de Billy. « Ne te fais pas de
cheveux, va, dit-il. Je suis descendu à la mine
quand j’avais dix ans. Et figure-toi que mon père
n’avait que cinq ans quand son propre père l’a
porté en bas, sur son dos. Il travaillait de six
heures du matin à sept heures du soir. D’octobre
à mars, il ne voyait jamais la lumière du jour.
- Je ne m’en fais pas », mentit Billy qui en
réalité était mort de peur.
Gramper était gentil et n’insista pas. Billy
l’aimait bien. Mam le traitait comme un bébé,
Da était sévère et sarcastique, mais Gramper
était tolérant et parlait à Billy comme à un
adulte.
« Écoutez ça », lança Da. Il n’aurait jamais
acheté le Mail, une feuille de droite. Il lui arrivait
d’en rapporter un numéro que quelqu’un avait
laissé trainer et d’en lire des articles tout haut
d’une voix méprisante, persiflant la stupidité et
la mauvaise foi de la classe au pouvoir. « Lady
Diana Manners a été critiquée pour avoir porté
la même robe à deux bals différents. La
benjamine du duc de Rutland a remporté le
concours du ‘ plus beau costume féminin’ au bal
du Savoy pour sa robe à corsage bustier sur une
jupe à paniers, concours doté d’un prix de deux
cent cinquante guinées. » Il baissa son journal
pour préciser : « Ce qui fait au moins cinq ans de
ton salaire, Billy boy. » Il reprit sa
lecture : « Mais elle s’est attiré les foudres des
connaisseurs en portant la même tenue à la
réception donnée par Lord Winterton et F.E
121
dress to Lord Winterton and F. E. Smith's party
at Claridge's Hotel. One can have too much of a
good thing, people said.'" He looked up from the
paper. "You'd better change that frock, Mam,"
he said. "You don't want to draw the frowns of
the cognoscenti."
Mam was not amused. She was wearing an old
brown wool dress with patched elbows and
stains under the armpits. "If I had two hundred
and fifty guineas I'd look better than Lady Diana
Muck," she said, not without bitterness.
"It's true," Gramper said. "Cara was always the
pretty one—just like her mother." Mam's name
was Cara. Gramper turned to Billy. "Your
grandmother was Italian. Her name was Maria
Ferrone." Billy knew this, but Gramper liked to
retell familiar stories. "That's where your mother
gets her glossy black hair and lovely dark eyes—
and your sister. Your gran was the most
beautiful girl in Cardiff—and I got her!" Suddenly
he looked sad. "Those were the days," he said
quietly.
Da frowned with disapproval—such talk
suggested the lusts of the flesh—but Mam was
cheered by her father's compliments, and she
smiled as she put his breakfast in front of him.
"Oh, aye," she said. "Me and my sisters were
considered beauties. We'd show those dukes
what a pretty girl is, if we had the money for silk
and lace."
Billy was surprised. He had never thought of his
mother as beautiful or otherwise, though when
she dressed for the chapel social on Saturday
evening she did look striking, especially in a hat.
He supposed she might once have been a pretty
girl, but it was hard to imagine.
"Mind you," said Gramper, "your gran's family
were clever, too. My brother-in-law was a miner,
but he got out of the industry and opened a café
in Tenby. Now there's a life for you—sea
breezes, and nothing to do all day but make
coffee and count your money."
Smith au Claridge’s. Il ne faut pas abuser des
bonnes choses, a-t-on observé. » Il leva les yeux
au-dessus de son journal. « Tu devrais changer
de robe, Mam. Tu ne voudrais tout de même pas
t’attirer les foudres des connaisseurs. »
Cela ne fit pas rire Mam. Elle portait une vieille
robe de laine brune aux coudes rapiécés,
décolorée aux aisselles. «Si j’avais deux cent
cinquante guinées, j’aurais plus d’allure que Lady
Diana de Crotte, marmonna-t-elle non sans
amertume.
- C’est sûr, approuva Gramper. Cara a toujours
été jolie fille, comme sa mère. » Le prénom de
Mam était Cara. Gramper se tourna vers Billy.
« Ta grand-mère était italienne. Elle s’appelait
Maria Ferrone. » Billy le savait, mais Gramper
aimait répéter les mêmes histoires. « C’est d’elle
que ta mère tient ses cheveux noirs brillants et
ses beaux yeux sombres, ta sœur aussi. Ta
grand-mère était la plus jolie fille de Cardiff – et
c’est moi qui l’ai eue ! » Son visage se rembrunit.
« C’était le bon temps », dit-il tout bas.
Da esquissa une grimace de réprobation – ces
propos évoquaient les plaisirs de la chair -, mais
le compliment fit plaisir à Mam qui sourit en
posant son petit déjeuner devant son père. « Oh
oui, renchérit-elle. On passait pour des beautés,
mes sœurs et moi. On pourrait leur montrer, à
tous ces ducs, ce que c’est qu’une jolie fille si on
avait l’argent pour s’acheter de la soie et des
dentelles. »
Billy fut surpris. Il n’avait jamais pensé que sa
mère puisse être belle. Tout de même, quand
elle s’habillait pour aller à la réunion du temple
le samedi soir, elle était drôlement bien, tout
particulièrement avec son chapeau. Après tout,
elle avait peut être été jolie un jour, même s’il
avait du mal à l’imaginer.
« Remarque, reprit Gramper, que dans la
famille de ta grand-mère, on avait aussi de la
cervelle. Mon beau-frère était mineur, mais il a
quitté l’industrie pour ouvrir un café à Tenby.
Une vraie vie de cocagne : la brise marine, et
rien à faire de toute la journée sauf préparer du
café et compter tes sous. »
Da lut un autre article. « Dans le cadre des
Da read another item. "'As part of the préparatifs du couronnement, Buckingham
122
preparations for the coronation, Buckingham
Palace has produced a book of instructions two
hundred and twelve pages long.'" He looked
over the paper. "Mention that down the pit
today, Billy. The men will be relieved to know
that nothing has been left to chance."
Billy was not very interested in royalty. What he
liked was the adventure stories the Mail often
printed about tough rugby-playing public-school
men catching sneaky German spies. According to
the paper, such spies infested every town in
Britain, although there did not seem to be any in
Aberowen, disappointingly.
Billy stood up. "Going down the street," he
announced. He left the house by the front door.
"Going down the street" was a family
euphemism: it meant going to the toilets, which
stood halfway down Wellington Row. A low brick
hut with a corrugated iron roof was built over a
deep hole in the earth. The hut was divided into
two compartments, one for men and one for
women. Each compartment had a double seat,
so that people went to the toilet two by two. No
one knew why the builders had chosen this
arrangement, but everyone made the best of it.
Men looked straight ahead and said nothing,
but—as Billy could often hear—women chatted
companionably. The smell was suffocating, even
when you experienced it every day of your life.
Billy always tried to breathe as little as possible
while he was inside, and came out gasping for
air. The hole was shoveled out periodically by a
man called Dai Muck.
When Billy returned to the house he was
delighted to see his sister Ethel sitting at the
table. "Happy birthday, Billy!" she cried. "I had to
come and give you a kiss before you go down
the pit."
Ethel was eighteen, and Billy had no trouble
seeing her as beautiful. Her mahogany-colored
hair was irrepressibly curly, and her dark eyes
twinkled with mischief. Perhaps Mam had
looked like this once. Ethel wore the plain black
Palace a publié un recueil d’instructions de deux
cent douze pages. » Il reposa le journal.
« Raconte-leur ça à la mine tout à l’heure, Billy.
Les gars seront soulagés d’apprendre qu’on n’a
rien laissé au hasard. »
La famille royale n’intéressait pas beaucoup
Billy. Ce qu’il aimait, c’étaient les récits
d’aventures que le Mail publiait régulièrement,
des histoires d’anciens élèves d’écoles privées,
de rudes joueurs de rugby, qui capturaient de
fourbes espions allemands. Á en croire le
journal, la Grande-Bretagne en était infestée,
mais il ne semblait pas y en avoir à Aberowen, ce
qui était vraiment dommage.
Billy se leva. « Je descends la rue », annonça-til. Il se dirigea vers la porte d’entrée et sortit.
« Descendre la rue » était un euphémisme
familial pour dire qu’on allait aux cabinets,
lesquels se trouvaient à mi-parcours de
Wellington Row. On avait bâti une petite cahute
de brique couverte d’un toit en tôle ondulée audessus d’un trou profondément creusé dans le
sol. La cabane était divisée en deux
compartiments, un pour les hommes, l’autre
pour les femmes. Chaque compartiment
possédait un double siège, si bien qu’on allait
aux toilettes deux par deux. Personne ne savait
pourquoi les constructeurs avaient choisi cette
disposition, mais tout le monde en prenait son
parti. Les hommes regardaient droit devant eux
et se taisaient, alors que les femmes – comme
Billy l’avait souvent constaté- bavardaient
cordialement. L’odeur était suffocante, même
pour ceux qui la supportaient tous les jours. Billy
essayait toujours de retenir son souffle quand il
était à l’intérieur, et ressortait, haletant. La fosse
était régulièrement vidangée par un homme
qu’on surnommait Dai Gadoue.
En revenant dans la maison, Billy fut enchanté
de voir sa sœur Ethel assise à table. « Bon
anniversaire, Billy ! s’écria-t-elle. Je suis venue
t’embrasser avant que tu descendes à la mine. »
Ethel avait dix-huit ans, et Billy n’avait aucun
mal à voir qu’elle était belle, elle. Ses cheveux
acajou encadraient son visage de boucles
rebelles,
ses
yeux
bruns
étincelaient
d’espièglerie. Peut-être Mam lui avait-elle
ressemblé un jour. Ethel portait une seyante
tenue de bonne, une robe noire unie avec une
123
dress and white cotton cap of a housemaid, an
outfit that flattered her.
Billy worshipped Ethel. As well as pretty, she was
funny and clever and brave, sometimes even
standing up to Da. She told Billy things no one
else would explain, such as the monthly episode
women called the curse, and what was the crime
of public indecency that had caused the Anglican
vicar to leave town in such a hurry. She had been
top of the class all the way through school, and
her essay "My Town or Village" had taken first
prize in a contest run by the South Wales Echo.
She had won a copy of Cassell's Atlas of the
World.
She kissed Billy's cheek. "I told Mrs. Jevons the
housekeeper that we were running out of boot
polish and I'd better get some more from the
town." Ethel lived and worked at T? Gwyn, the
vast home of Earl Fitzherbert, a mile away up the
mountain. She handed Billy something wrapped
in a clean rag. "I stole a piece of cake for you."
"Oh, thanks, Eth!" said Billy. He loved cake.
Mam said: "Shall I put it in your snap?"
"Aye, please."
Mam got a tin box from the cupboard and put
the cake inside. She cut two more slabs of bread,
spread them with dripping, sprinkled salt, and
put them in the tin. All the miners had a tin
"snap." If they took food underground wrapped
in a rag, the mice would eat it before the
midmorning break. Mam said: "When you bring
me home your wages, you can have a slice of
boiled bacon in your snap."
Billy's earnings would not be much, at first, but
all the same they would make a difference to the
family. He wondered how much Mam would
allow him for pocket money and whether he
would ever be able to save enough for a bicycle,
which he wanted more than anything else in the
world.
Ethel sat at the table. Da said to her: "How are
coiffe de coton blanc.
Billy adorait sa sœur. En plus d’être jolie, elle
était drôle, intelligente et courageuse : elle
n’hésitait pas quelquefois à tenir tête à Da. Elle
expliquait à Billy des choses dont tout le monde
refusait de lui parler, ce que les femmes
appelaient leurs « règles » par exemple, ou en
quoi consistait le crime d’attentat à la pudeur
qui avait obligé le pasteur anglican à quitter
précipitamment la ville. Elle avait été première
de sa classe pendant toute sa scolarité et sa
rédaction sur « Ma ville ou mon village » avait
remporté le premier prix à un concours organisé
par le South Wales Echo qui lui avait valu de
gagner un exemplaire de l’Atlas du monde de
Cassell.
Elle embrassa Billy sur la joue. « J’ai dit à
l’intendante, Mrs Jevons, que nous allions être à
court de cirage et qu’il fallait que j’aille en ville
en chercher. » Ehtel vivait et travaillait à Tŷ
Gwyn, le château du comte Fitzherbert, à un peu
plus d’un kilomètre de la ville, dans la montagne.
Elle tendit à Billy un petit paquet emballé dans
un chiffon propre. « J’ai volé un bout de gâteau
pour toi.
-Oh, merci, Eth ! » Billy adorait les gâteaux.
« Tu veux que je le mette dans ta gamelle ?
proposa Mam.
- Oui, s’il te plaît. »
Mam sortit une boîte métallique du placard et
l’y déposa avec deux tranches de pain tartinées
de graisse et saupoudrées de sel. Tous les
mineurs avaient une gamelle en fer-blanc. S’ils
emportaient dans la fosse leur repas enveloppé
d’un chiffon, les souris dévoraient tout avant la
pause de la matinée. Mam dit : « Quand tu me
rapporteras ta paye, tu auras une tranche de
lard bouilli dans ta gamelle. »
Billy ne toucherait pas grand-chose au début,
mais cela ferait tout de même une petite
différence pour sa famille. Il se demanda
combien Mam lui laisserait d’argent de poche et
s’il arriverait à économiser assez pour s’acheter
la bicyclette de ses rêves.
Ethel s’assit à la table. « Comment ça va, au
château ? demanda Da.
124
things at the big house?"
"Nice and quiet," she said. "The earl and princess
are in London for the coronation." She looked at
the clock on the mantelpiece. "They'll be getting
up soon—they need to be at the abbey early.
She won't like it—she's not used to early hours—
but she can't be late for the king." The earl's
wife, Bea, was a Russian princess, and very
grand. Da said: "They'll want to get seats near
the front, so they can see the show."
"Oh, no, you can't sit anywhere you like," Ethel
said. "They've had six thousand mahogany chairs
made special, with the names of the guests on
the back in gold writing."
Gramper said: "Well, there's a waste! What will
they do with them after?"
-C’est bien calme. Le comte et la princesse sont à
Londres pour le couronnement. » Elle regarda la
pendule posée sur la cheminée. « Ils ne vont pas
tarder à se lever : il faut qu’ils soient à l’abbaye
de bonne heure. Ca ne va pas lui plaire, à elle –
ce n’est pas une lève-tôt -, mais elle ne peut pas
se permettre d’être en retard un jour comme
aujourd’hui. » La femme du comte, Bea, une
princesse russe, se donnait des grands airs.
« Ils voudront avoir des places devant, pour
mieux voir, dit Da.
- Oh, tu sais, on ne peut pas se mettre où on
veut, expliqua Ethel. Ils ont fait fabriquer tout
spécialement six mille chaises en acajou, avec les
noms des invités en lettres d’or sur le dossier.
- Quel gâchis ! s’écria Gramper. Qu’est-ce qu’ils
vont en faire après ?
- Je ne sais pas. Peut-être que chacun va
"I don't know. Perhaps everyone will take them
remporter la sienne, en souvenir.
home as souvenirs."
Da said dryly: "Tell them to send a spare one to
us. There's only five of us here, and already your
mam's got to stand."
When Da was being facetious there might be
real anger underneath. Ethel leaped to her feet.
"Oh, sorry, Mam, I didn't think."
"Stay where you are, I'm too busy to sit down,"
said Mam.
The clock struck five. Da said: "Best get there
early, Billy boy. Start as you mean to go on."
Billy got to his feet reluctantly and picked up his
snap.
Ethel kissed him again, and Gramper shook his
hand. Da gave him two six-inch nails, rusty and a
bit bent. "Put those in your trousers pocket."
"What for?" said Billy.
"You'll see," Da said with a smile.
Mam handed Billy a quart bottle with a screw
top, full of cold tea with milk and sugar. She said:
"Now, Billy, remember that Jesus is always with
you, even down the pit."
"Aye, Mam."
- Dis-leur de nous en envoyer une s’ils en ont
trop, lança Da d’un ton ironique. Nous ne
sommes que cinq ici, et pourtant ta Mam est
obligée
de
rester
debout. »
Les plaisanteries de Da pouvaient dissimuler
une vraie irritation. Ethel se leva d’un bond.
« Oh, pardon, Mam ! Je n’ai pas fait attention.
- Reste où tu es, je suis trop occupée pour
m’asseoir »,
protesta
sa
mère.
La pendule sonna cinq coups. « Il vaut mieux
que tu y sois de bonne heure, Billy boy, dit Da.
Autant
partir
d’un
bon
pied. »
Billy se leva à regret et attrapa sa gamelle.
Ethel l’embrassa encore et Gramper lui serra la
main. Da lui donna deux clous de quinze
centimètres, rouillés et un peu tordus. « Fourre
ça dans ta poche.
- Pour quoi faire ?
- Tu verras », répondit Da avec un sourire.
Mam tendit à Billy une bouteille d’un litre
fermée par un bouchon à vis, remplie de thé
froid au lait sucré. « Billy, rappelle-toi que Jésus
est toujours avec toi, même au fond de la mine.
- Oui, Mam »
Il vit qu’elle avait la larme à l’œil et se
He could see a tear in her eye, and he turned détourna promptement, pour ne pas se mettre à
125
away quickly, because it made him feel weepy
too. He took his cap from the peg. "Bye, then,"
he said, as if he was only going to school; and he
stepped out of the front door. The summer had
been hot and sunny so far, but today was
overcast, and it even looked as if it might rain.
Tommy was leaning against the wall of the
house, waiting. "Aye, aye, Billy," he said.
"Aye, aye, Tommy."
They walked down the street side by side.
Aberowen had once been a small market town,
serving hill farmers round about, Billy had
learned in school. From the top of Wellington
Row you could see the old commercial center,
with the open pens of the cattle market, the
wool exchange building, and the Anglican
church, all on one side of the Owen River, which
was little more than a stream. Now a railway line
cut through the town like a wound, terminating
at the pithead. The miners' houses had spread
up the slopes of the valley, hundreds of gray
stone homes with roofs of darker-gray Welsh
slate. They were built in long serpentine rows
that
followed
the
contours
of
the
mountainsides, the rows crossed by shorter
streets that plunged headlong to the valley
bottom.
"Who do you think you'll be working with?" said
Tommy.
Billy shrugged. New boys were assigned to one
of the colliery manager's deputies. "No way to
know."
"I hope they put me in the stables." Tommy liked
horses. About fifty ponies lived in the mine. They
pulled the drams that the colliers filled, drawing
them along railway tracks. "What sort of work
do you want to do?"
Billy hoped he would not be given a task too
heavy for his childish physique, but he was not
willing to admit that. "Greasing drams," he said.
"Why?"
"It seems easy."
They passed the school where yesterday they
had been pupils. It was a Victorian building with
pleurer lui aussi. Il décrocha sa casquette de la
patère. « Bon, eh bien au revoir », dit-il comme
s’il allait simplement à l’école, puis il franchit la
porte. Le temps avait été chaud et ensoleillé
jusque-là, mais aujourd’hui, le ciel était couvert.
On allait peut-être même avoir de la pluie.
Tommy l’attendait, adossé au mur de la maison.
« Salut, Tommy. »
Ils descendirent la rue côte à côte.
Billy avait appris à l’école qu’autrefois,
Aberowen était une petite bourgade qui attirait
tous les éleveurs de moutons des montagnes
environnantes. Du haut de Wellington Row, on
voyait le vieux centre marchand, avec les enclos
ouverts du marché aux bestiaux, la bourse de la
laine et l’église anglicane, tous sur la même rive
de l’Owen, qui n’était guère qu’un ruisseau. À
présent, la ligne de chemin de fer coupait la ville
en deux comme une balafre, pour aboutir sur le
carreau de la mine. Les maisons des mineurs
avaient gravi les versants de la vallée, des
centaines d’habitations grises aux toits en
ardoise galloise, d’un gris plus foncé. Elles
dessinaient de longues rangées sinueuses à flanc
de coteau, reliées par des rues transversales plus
courtes qui plongeaient, tête la première, vers le
fond de la vallée.
« Avec qui tu vas travailler, tu crois ? » demanda
Tommy.
Billy haussa les épaules. Les nouveaux étaient
confiés à l’un des adjoints du directeur des
houillères. « Comment tu veux que je sache ?
- J’espère qu’ils vont me mettre aux écuries. »
Tommy aimait les chevaux. Il y en avait presque
cinquante dans la mine, attelés aux berlines que
remplissaient les mineurs et qu’ils tiraient sur
des rails. « Quel genre de travail tu as envie de
faire ? »
Billy espérait qu’on ne lui confierait pas une
tâche trop épuisante pour son corps d’enfant,
mais il ne l’aurait admis pour rien au monde.
« Graisser les berlines, dit-il.
- Pourquoi ?
- Ca a l’air facile. »
Ils passèrent devant l’école sur les bancs de
laquelle ils étaient encore assis la veille. Ce
bâtiment victorien aux fenêtres en ogives,
126
pointed windows like a church. It had been built
by the Fitzherbert family, as the headmaster
never tired of reminding the pupils. The earl still
appointed the teachers and decided the
curriculum. On the walls were paintings of
heroic military victories, and the greatness of
Britain was a constant theme. In the Scripture
lesson with which every day began, strict
Anglican doctrines were taught, even though
nearly all the children were from Nonconformist
families. There was a school management
committee, of which Da was a member, but it
had no power except to advise. Da said the earl
treated the school as his personal property.
In their final year Billy and Tommy had been
taught the principles of mining, while the girls
learned to sew and cook. Billy had been
surprised to discover that the ground beneath
him consisted of layers of different kinds of
earth, like a stack of sandwiches. A coal seam—a
phrase he had heard all his life without really
understanding it—was one such layer. He had
also been told that coal was made of dead leaves
and other vegetable matter, accumulated over
thousands of years and compressed by the
weight of earth above it. Tommy, whose father
was an atheist, said this proved the Bible was
not true; but Billy's da said that was only one
interpretation.
The school was empty at this hour, its
playground deserted. Billy felt proud that he had
left school behind, although part of him wished
he could go back there instead of down the pit.
As they approached the pithead, the streets
began to fill with miners, each with his tin snap
and bottle of tea. They all dressed the same, in
old suits that they would take off once they
reached their workplace. Some mines were cold
but Aberowen was a hot pit, and the men
worked in underwear and boots, or in the coarse
linen shorts they called bannickers. Everyone
wore a padded cap, all the time, because tunnel
roofs were low and it was easy to bang your
semblables à celles d’une église, avait été
construit par la famille Fitzherbert, comme le
directeur ne se lassait pas de le rappeler aux
élèves. Le comte nommait toujours les
instituteurs et établissait le programme. Les
murs étaient couverts de peintures représentant
des victoires militaires héroïques, et la grandeur
de la Grande-Bretagne était un thème récurrent.
Pendant l’heure de catéchisme par laquelle
commençait chaque journée, les maîtres
enseignaient exclusivement le dogme anglican,
alors que presque tous les enfants étaient issus
de familles non conformistes. L’école possédait
un conseil d’administration, dont Da était
membre, mais son pouvoir était strictement
consultatif. Da disait que le comte considérait
l’école comme sa propriété personnelle.
Au cours de leur dernière année de classe, Billy
et Tommy avaient appris les principes de
l’industrie minière, tandis que les filles
s’initiaient à la couture et à la cuisine. Billy avait
découvert avec étonnement que, sous ses pieds,
le sol était formé de couches de différentes
sortes de terre, comme une pile de sandwichs.
Les veines de charbon – une expression qu’il
avait entendue toute sa vie sans vraiment la
comprendre – constituaient certaines de ces
couches. On lui avait aussi expliqué que le
charbon était fait de feuilles mortes et d’autres
matières végétales accumulées au cours des
millénaires et comprimées par le poids de la
terre qui se trouvait dessus. Selon Tommy, dont
le père était athée, cela prouvait que ce que
disait la Bible n’était pas vrai, à quoi Da
répliquait que cette interprétation n’engageait
que
lui.
L’école était vide à cette heure-ci et la cour
déserte. Billy était fier d’en avoir fini avec la
classe pourtant, tout au fond de lui, il aurait bien
voulu y retourner au lieu de descendre à la mine.
Comme ils approchaient du carreau, les rues
commencèrent à se remplir de mineurs, chargés
de leurs gamelles et de leurs bouteilles de thé.
Ils étaient tous habillés à l’identique, de vieux
costumes qu’ils retiraient dès qu’ils étaient
arrivés sur leur lieu de travail. Certaines mines
étaient froides, mais Aberowen était un puits
chaud, et les hommes y travaillaient en sousvêtements et en chaussures, ou en shorts de lin
grossier appelés bannikers. Tout le monde
portait en permanence un chapeau rembourré,
la barrette, parce que le plafond des galeries
127
head.
Over the houses Billy could see the winding gear,
a tower topped by two great wheels rotating in
opposite directions, drawing the cables that
raised and lowered the cage. Similar pithead
structures loomed over most towns in the South
Wales valleys, the way church spires dominated
farming villages.
Other buildings were scattered around the
pithead as if dropped by accident: the lamp
room, the colliery office, the smithy, the stores.
Railway lines snaked between the buildings. On
the waste ground were broken drams, old
cracked timbers, feed sacks, and piles of rusty
disused machinery, all covered with a layer of
coal dust. Da always said there would be fewer
accidents if miners kept things tidy.
Billy and Tommy went to the colliery office. In
the front room was Arthur "Spotty" Llewellyn, a
clerk not much older than they were. His white
shirt had a dirty collar and cuffs. They were
expected—their fathers had previously arranged
for them to start work today. Spotty wrote their
names in a ledger, then took them into the
colliery manager's office. "Young Tommy
Griffiths and young Billy Williams, Mr. Morgan,"
he said.
Maldwyn Morgan was a tall man in a black suit.
There was no coal dust on his cuffs. His pink
cheeks were free of stubble, which meant he
must shave every day. His engineering diploma
hung in a frame on the wall, and his bowler
hat—the other badge of his status—was
displayed on the coat stand by the door.
To Billy's surprise, he was not alone. Next to him
stood an even more formidable figure: Perceval
Jones, chairman of Celtic Minerals, the company
that owned and operated the Aberowen coal
mine and several others. A small, aggressive
man, he was called Napoleon by the miners. He
wore morning dress, a black tailcoat and striped
gray trousers, and he had not taken off his tall
était si bas qu’on s’y cognait souvent la tête.
Au-dessus des maisons, Billy aperçut le
chevalement, une tour surmontée de deux
grandes roues, les molettes, qui tournaient en
sens inverse l’une de l’autre, actionnant les
câbles qui faisaient monter et descendre la cage.
Des structures comparables surmontaient la
plupart des localités des vallées de Galles du
Sud, comme les clochers des églises qui
dominent
les
villages
agricoles.
Autour du carreau de la mine, d’autres
constructions semblaient disposées au petit
bonheur la chance : la lampisterie, les bureaux
de la houillère, la gorge, les entrepôts. Des rails
serpentaient entre les bâtiments. Des berlines
hors d’usage gisaient sur un terrain vague, à côté
de vieux bois fendus, de sacs de fourrage et de
tas de machines rouillées mises au rebut, le tout
recouvert de poussière de charbon. Da disait
toujours qu’il y aurait moins d’accidents si les
mineurs étaient un peu plus ordonnés.
Billy et Tommy se dirigèrent vers les bureaux
des houillères. Dans la première salle, ils
trouvèrent Arthur Llewellyn, qu’on appelait
Grêlé, un commis de bureau à peine plus âgé
qu’eux. Sa chemise blanche était grise au col et
aux poignets. Ils étaient attendus – leurs pères
avaient tout organisé pour qu’ils commencent à
travailler aujourd’hui. Grêlé nota leurs noms
dans un registre, puis les conduisit au bureau du
directeur des houillères. « Le jeune Tommy
Griffiths et le jeune Billy Williams, monsieur
Morgan »,
annonça-t-il.
Maldwyn Morgan était un homme de haute
taille, vêtu d’un costume noir. Il n’y avait pas
trace de poussière de charbon sur ses
manchettes.
Ses
joues
roses
étaient
parfaitement lisses, signe qu’il se rasait tous les
jours. Son diplôme d’ingénieur encadré était
accroché au mur, et son chapeau melon – autre
insigne de son rang- occupait un portemanteau,
à côté de la porte.
Billy constata avec étonnement qu’il n’était pas
seul. Un personnage encore plus imposant se
tenait près de lui : Perceval Jones, président de
Celtic Minerals, la compagnie qui possédait et
exploitait la mine de charbon d’Aberowen et
plusieurs autres houillères. Ce petit homme
agressif que les mineurs surnommaient
Napoléon était en tenue de ville, jaquette noire
et pantalon gris rayé, et n’avait pas retiré son
128
black top hat.
Jones looked at the boys with distaste.
"Griffiths," he said. "Your father's a
revolutionary socialist."
"Yes, Mr. Jones," said Tommy.
"And an atheist."
"Yes, Mr. Jones."
He turned his gaze on Billy. "And your father's an
official of the South Wales Miners' Federation."
"Yes, Mr. Jones."
"I don't like socialists. Atheists are doomed to
eternal damnation. And trade unionists are the
worst of the lot."
He glared at them, but he had not asked a
question, so Billy said nothing.
"I don't want troublemakers," Jones went on. "In
the Rhondda Valley they've been on strike for
forty-three weeks because of people like your
fathers
stirring
them
up."
haut-de-forme
noir.
Jones posa un regard hautain sur les deux
garçons. « Griffiths. Ton père est un socialiste
révolutionnaire.
-Oui, monsieur.
- Et un athée.
- Oui
Il se tourna vers Billy. « Et le tien est un
permanent de la fédération des mineurs de
Galles du Sud.
- Oui, monsieur
- Je n’aime pas les socialistes. Les athées sont
voués à la damnation éternelle. Quant aux
syndicalistes, ce sont les pires de tous. »
Ils les dévisagea d’un air furieux, mais comme il
ne leur avait rien demandé, Billy resta silencieux.
« Je ne veux pas d’agitateurs, poursuivit Jones.
Dans la vallée du Rhondda, ils ont fait grève
pendant quarante-trois semaines parce que des
types comme vos pères leur ont monté la tête. »
Billy savait que la grève du Rhondda n’avait pas
été provoquée par des agitateurs, mais par les
Billy knew that the strike in the Rhondda had not propriétaires de la mine d’Ely, à Penygraig, qui
been caused by troublemakers, but by the avaient lock-outé leurs mineurs. Néanmoins il
owners of the Ely Pit at Penygraig, who had n’ouvrit pas la bouche.
locked out their miners. But he kept his mouth
« Êtes-vous des agitateur ? » Jones pointa vers
shut.
Billy un index osseux, qui fit frémir le garçon.
"Are you troublemakers?" Jones pointed a bony « Ton père t’a-t-il dit qu’il fallait que défendes
finger at Billy, making Billy shake. "Did your tes droits quand tu travaillerais pour moi ? »
Désarçonné par la mine menaçante de Jones,
father tell you to stand up for your rights when
Billy
essaya de réfléchir. Da n’avait pas été très
you're working for me?"
Billy tried to think, though it was difficult when loquace ce matin ; la veille au soir, toutefois, il
lui avait effectivement donné un conseil. « En
Jones looked so threatening. Da had not said
fait, monsieur, voilà ce qu’il m’a dit : ‘‘ Ne fais
much this morning, but last night he had given pas l’insolent avec les patrons, c’est mon
some advice. "Please, sir, he told me: 'Don't boulot.’’ »
cheek the bosses, that's my job.' "
Derrière lui, Grêlé Llewellyn rit sous cape.
Behind him, Spotty Llewellyn sniggered.
Perceval Jones was not amused. "Insolent Perceval Jones ne trouva pas cela drôle. « Tu
savage," he said. "But if I turn you away, I'll have n’es qu’un petit impertinent. Mais si je refuse de
t’embaucher, toute la vallée se mettra en
the whole of this valley on strike."
grève. »
Billy had not thought of that. Was he so
Billy n’y avait pas pensé. Etait-il donc si
important? No—but the miners might strike for important ? Bien sûr que non – mais les mineurs
the principle that the children of their officials pourraient faire grève par principe, parce qu’ils
must not suffer. He had been at work less than ne voulaient pas que les enfants de leurs
five minutes, and already the union was permanents aient à pâtir du statut de leurs
pères. Cela faisait moins de cinq minutes qu’il
protecting him.
était au travail et, déjà, le syndicat le protégeait.
"Get them out of here," said Jones. « Faites-les
sortir
d’ici »,
fit
Jones.
129
Morgan nodded. "Take them outside, Llewellyn,"
Morgan hocha la tête. « Llewellyn, emmenezles,
ordonna-t-il à Grêlé. Rhys Price s’occupera
he said to Spotty. "Rhys Price can look after
d’eux. »
them."
Billy groaned inwardly. Rhys Price was one of the
more unpopular deputy managers. He had set
his cap at Ethel, a year ago, and she had turned
him down flat. She had done the same to half
the single men in Aberowen, but Price had taken
it hard.
Spotty jerked his head. "Out," he said, and he
followed them. "Wait outside for Mr. Price."
Billy and Tommy left the building and leaned on
the wall by the door. "I'd like to punch
Napoleon's fat belly," said Tommy. "Talk about a
capitalist bastard."
"Yeah," said Billy, though he had had no such
thought.
Rhys Price showed up a minute later. Like all the
deputies, he wore a low round-crowned hat
called a billycock, more expensive than a miner's
cap but cheaper than a bowler. In the pockets of
his waistcoat he had a notebook and a pencil,
and he carried a yardstick. Price had dark
stubble on his cheeks and a gap in his front
teeth. Billy knew him to be clever but sly.
"Good morning, Mr. Price," Billy said.
Price looked suspicious. "What business have
you got saying good morning to me, Billy
Twice?"
"Mr. Morgan said we are to go down the pit with
you."
"Did he, now?" Price had a way of darting looks
to the left and right, and sometimes behind, as if
he expected trouble from an unknown quarter.
"We'll see about that." He looked up at the
winding wheel, as if seeking an explanation
there. "I haven't got time to deal with boys." He
went into the office.
"I hope he gets someone else to take us down,"
Billy said. "He hates my family because my sister
wouldn't walk out with him."
"Your sister thinks she's too good for the men of
Billy poussa un gémissement intérieur. Rhys
Price était un des sous-directeurs les plus
impopulaires. Il avait fait du plat à Ethel un an
plus tôt, et elle l’avait envoyé balader. La moitié
des célibataires d’Aberowen avaient subi le
même sort, mais Price l’avait mal pris.
Grêlé fit un signe de tête. « Sortez, dit-il, et il
leur emboîta le pas. Attendez Mr Price dehors. »
Billy et Tommy quittèrent le bâtiment et
s’adossèrent au mur, près de la porte. « Ce
Napoléon ! Je lui aurais bien balancé un coup de
poing dans le bidon ! maugréa Tommy. Tu parles
d’un
salaud
de
capitaliste.
- Tu l’as dit », répondit Billy, qui n’en pensait pas
un mot
Rhys Price arriva quelques instants plus tard.
Comme tous les sous-directeurs, il était coiffé
d’un chapeau à calotte basse et ronde qu’on
appelait un billycock , plus onéreux qu’une
barrette de mineur mais meilleur marché qu’un
chapeau melon. Les poches de son gilet
contenaient un carnet et un crayon, et il tenait
un mètre à la main. Une barbe de plusieurs jours
lui ombrait les joues et il lui manquait une
incisive. Billy le savait intelligent mais sournois.
« Bonjour, monsieur Price », lança Billy.
Price prit l’air méfiant. « Te voilà bien poli
aujourd’hui Billy Deux-fois !
- Mr Morgan a dit qu’on devait descendre à la
fosse avec vous.
- Ah oui ? » Price avait la manie de jeter des
regards à droite et à gauche, et parfois même
derrière lui, comme s’il craignait un mauvais
coup. « On va voir ça. » Il leva les yeux vers la
roue du chevalement, semblant y chercher une
explication. « J’ai autre chose à faire qu’à
m’occuper de gamins comme vous, ajouta-t-il en
entrant dans le bureau.
- J’espère qu’il va demander à quelqu’un
d’autre de nous descendre, murmura Billy. Il
déteste ma famille parce que ma sœur n’a pas
voulu sortir avec lui.
- Ta sœur ? Elle se croit trop bien pour les
hommes d’Aberowen, lança Tommy, répétant
130
Aberowen," said Tommy, obviously repeating manifestement des propos qu’il avait entendus.
something he had heard.
-Elle est trop bien pour eux », rétorqua Billy
"She is too good for them," Billy said stoutly.
avec force.
Price sortit. « C’est bon, venez par ici », dit-il
Price came out. "All right, this way," he said, and avant de s’éloigner à grands pas.
headed off at a rapid walk.
Les garçons le suivirent dans la lampisterie dont
The boys followed him into the lamp room. The le responsable tendit à Billy une lampe de sûreté
lampman handed Billy a shiny brass safety lamp, en laiton brillant, qu’il accrocha à sa ceinture
and he hooked it onto his belt as the men did. comme faisaient les hommes.
On leur avait parlé des lampes des mineurs en
He had learned about miners' lamps in school.
classe. Un des dangers des mines de charbon
Among the dangers of coal mining was methane,
était le méthane, un gaz inflammable qui suintait
the inflammable gas that seeped out of coal des veines de charbon. Les mineurs l’appelaient
seams. The men called it firedamp, and it was le « grisou », il provoquait toutes les explosions
the cause of all underground explosions. Welsh souterraines. Les mines galloises étaient
pits were notoriously gassy. The lamp was notoirement grisouteuses. La lampe de sûreté
ingeniously designed so that its flame would not était ingénieusement conçue pour éviter que sa
ignite firedamp. In fact the flame would change flamme ne mette le feu au gaz. En présence de
méthane, elle changeait de forme, s’allongeant
its shape, becoming longer, thereby giving a
et prévenant ainsi le mineur – le grisou était en
warning—for firedamp had no smell. effet inodore.
If the lamp went out, the miner could not relight
Si la lampe s’éteignait, il était impossible au
it himself. Carrying matches was forbidden mineur de la rallumer lui-même. Les allumettes
underground, and the lamp was locked to étaient strictement interdites en bas et les
discourage the breaking of the rule. An lampes verrouillées pour empêcher toute
infraction à la règle. En cas de problème, il fallait
extinguished lamp had to be taken to a lighting
apporter la lampe à une station d’allumage,
station, usually at the pit bottom near the shaft. située généralement tout au fond de la mine,
This might be a walk of a mile or more, but it près du puits. Cela pouvait obliger le mineur à
was worth it to avoid the risk of an underground parcourir plus d’un kilomètre, mais c’était
indispensable pour éviter les risques d’explosion.
explosion.
À l’école, on avait expliqué aux garçons que la
In school the boys had been told that the safety
lamp was one of the ways in which mine owners généralisation de la lampe de sûreté montrait
que les propriétaires de mines se souciaient de
showed their care and concern for their
la sécurité de leurs employés – « comme si,
employees—"as if," Da said, "there was no répliquait Da, les patrons n’avaient pas intérêt à
benefit to the bosses in preventing explosions éviter les explosions, qui provoque des arrêts de
and stoppage of work and damage to tunnels." travail et endommagent les galeries ».
Une fois munis de leurs lampes, les hommes
After picking up their lamps, the men stood in
faisaient
la queue pour monter dans la cage. Un
line for the cage. Cleverly placed alongside the
queue was a notice board. Handwritten or panneau d’affichage avait été astucieusement
placé le long de la file d’attente. Des avis écrits à
crudely printed signs advertised cricket practise,
la main ou en caractères d’imprimerie grossiers
a darts match, a lost penknife, a recital by the annonçaient un entraînement de cricket, un
Aberowen Male Voice Choir, and a lecture on concours de fléchettes, un canif perdu, un
Karl Marx's theory of historical materialism at concert de la chorale d’hommes d’Aberowen et
the Free Library. But deputies did not have to une conférence sur la théorie du matérialisme
wait, and Price pushed his way to the front, with historique de Karl Mark à la bibliothèque
municipale. Mais les sous-directeurs n’étaient
the boys tagging along.
pas obligés de prendre la file et Price s’avança
jusqu’au premier rang, les garçons sur ses talons.
131
Like most pits, Aberowen had two shafts, with
fans placed to force air down one and up the
other. The owners often gave the shafts
whimsical names, and here they were Pyramus
and Thisbe. This one, Pyramus, was the up shaft,
and Billy could feel the draft of warm air coming
from the pit.
Comme la plupart des mines, Aberowen avait
deux puits. Un système de ventilation envoyait
de l’air par l’un et l’aspirait par l’autre. Les
propriétaires donnaient souvent aux puits des
noms fantaisistes. Ici, c’étaient Pyrame et
Thisbé. Ils se trouvaient à côté de la Purame, le
puits d’extraction, et Billy sentait le courant d’air
chaud monter du fond.
Last year Billy and Tommy had decided they
wanted to look down the shaft. On Easter
Monday, when the men were not working, they
had dodged the watchman and sneaked across
the waste ground to the pithead, then climbed
the guard fence. The shaft mouth was not
completely enclosed by the cage housing, and
they had lain on their bellies and looked over the
rim. They had stared with dreadful fascination
into that terrible hole, and Billy had felt his
stomach turn. The blackness seemed infinite. He
experienced a thrill that was half joy because he
did not have to go down, half terror because one
day he would. He had thrown a stone in, and
they had listened as it bounced against the
wooden cage-conductor and the brick lining of
the shaft. It seemed a horrifically long time
before they heard the faint, distant splash as it
hit the pool of water at the bottom.
L’année précédente, Billy et Tommy avaient
décidé d’aller voir à quoi ressemblait le puits. Le
lundi de Pâques, alors que les hommes ne
travaillaient pas, ils avaient évité le gardien et
s’étaient glissés à travers le terrain vague
jusqu'au carreau. Puis ils avaient escaladé la
clôture. La structure de la cage ne recouvrant
pas entièrement la bouche du puits, ils s’étaient
allongés à plat ventre, tout près du bord. Avec
un mélange d’effroi et de fascination, ils avaient
plongé le regard au fond de ce terrible trou, et
Billy avait senti son cœur se soulever. La
noirceur semblait infinie. Il avait éprouvé un
frisson où se mêlaient de la joie, parce qu’il
n’était pas forcé d’y descendre, et de
l’épouvante parce qu’un jour il serait bien obligé
d’y aller. Il avait jeté un caillou à l’intérieur et ils
l’avaient entendu rebondir contre les glissières
de bois de la cage et contre le revêtement de
brique du puits. Ils avaient dû attendre un temps
terrifiant avant de percevoir un faible clapotis,
très loin, lorsqu’il avait enfin touché l’eau, au
fond.
Un an s’était écoulé, et il s’apprêtait à présent
à suivre le trajet de cette pierre. Il ne voulait pas
être un poltron. Il devait se conduire en homme,
même s’il n’avait pas l’impression d’en être un.
Le déshonneur serait pire que la mort.
Now, a year later, he was about to follow the
course of that stone. He told himself not to be a
coward. He had to behave like a man, even if he
did not feel like one. The worst thing of all would
be to disgrace himself. He was more afraid of
that than of dying.
He could see the sliding grille that closed off the
shaft. Beyond it was empty space, for the cage
was on its way up. On the far side of the shaft he
could see the winding engine that turned the
great wheels high above. Jets of steam escaped
from the mechanism. The cables slapped their
guides with a whiplash sound. There was an
odor of hot oil.
With a clash of iron, the empty cage appeared
behind the gate. The banksman, in charge of the
cage at the top end, slid the gate back. Rhys
Il apercevait la grille coulissante qui fermait le
puits. Au-delà s’ouvrait le vide, car la cage était
en train de remonter de l’autre côté du puits, le
moteur d’extraction actionnait les molettes, tout
en haut. Des jets de vapeur en sortaient. Les
câbles claquaient contre leurs glissières avec un
bruit de fouet. Une odeur d’huile chaude
imprégnait l’atmosphère.
Dans un cliquetis métallique, la cage vide
surgit derrière la grille. Le moulineur, qui en
contrôlait le chargement et le déchargement à
l’étage supérieur, repoussa la grille. Rhys Price
monta dans la cage vide et les deux garçons le
132
Price stepped into the empty cage and the two
boys followed. Thirteen miners got in behind
them—the cage held sixteen in total. The
banksman slammed the gate shut.
There was a pause. Billy felt vulnerable. The
floor beneath his feet was solid, but he might
without much difficulty have squeezed through
the widely spaced bars of the sides. The cage
was suspended from a steel rope, but even that
was not completely safe: everyone knew that
the winding cable at Tirpentwys had snapped
one day in 1902, and the cage had plummeted
to the pit bottom, killing eight men.
He nodded to the miner beside him. It was Harry
"Suet" Hewitt, a pudding-faced boy only three
years older, though a foot taller. Billy
remembered Harry in school: he had been stuck
in Standard Three with the ten-year-olds, failing
the exam every year, until he was old enough to
start work.
A bell rang, signifying that the onsetter at the pit
bottom had closed his gate. The banksman
pulled a lever and a different bell rang. The
steam engine hissed, then there was another
bang.
The cage fell into empty space.
Billy knew that it went into free fall, then braked
in time for a soft landing; but no theoretical
foreknowledge could have prepared him for the
sensation of dropping unhindered into the
bowels of the earth. His feet left the floor. He
screamed in terror. He could not help himself.
All the men laughed. They knew it was his first
time and had been waiting for his reaction, he
realized. Too late, he saw that they were all
holding the bars of the cage to prevent
themselves floating up. But the knowledge did
nothing to calm his fear. He managed to stop
screaming only by clamping his teeth together.
At last the brake engaged. The speed of the fall
slowed, and Billy's feet touched the floor. He
grabbed a bar and tried to stop shaking. After a
minute the fear was replaced by a sense of
injury so strong that tears threatened. He looked
into the laughing face of Suet and shouted over
suivirent. Treize mineurs entrèrent derrière eux
– la cage contenait seize personnes en tout. Le
moulineur referma brutalement la grille.
Pendant un moment, rien ne bougea. Billy se
sentait terriblement vulnérable. Le sol était
solide sous ses pieds, mais il aurait facilement pu
glisser par les barreaux largement espacés de la
cage. Même si celle-ci était suspendue à un filin
d’acier, cela ne suffisait pas à assurer une
parfaite sécurité : tout le monde savait que le
câble de Tirpentwys s’était cassé un jour de 1902
et que la cage était tombée à pic jusqu’au fond,
faisant huit morts.
Il adressa un signe de tête au mineur à côté de
lui. Harry Hewitt, dit Graisse-de-rognon, un
garçon au visage bouffi, n’était son aîné que de
trois ans, mais mesurait trente bons centimètres
de plus. Billy se souvenait de lui, à l’école : il
était resté en troisième année avec les petits de
dix ans, ratant systématiquement l’examen de
passage jusqu’à ce qu’il soit en âge de travailler.
Une sonnerie se déclencha, signalant que
l’encageur, au fond de la mine, avait fermé sa
grille. Le moulineur actionna un levier puis un
autre timbre retentit. Le moteur à vapeur siffla,
et l’on entendit un claquement.
La cage tomba dans le vide.
Billy savait qu’elle descendait en chute libre un
moment, avant de freiner pour se poser en
douceur, mais aucune connaissance théorique
préalable n’aurait pu le préparer à cette
sensation de s’abîmer dans les entrailles de la
terre. Ses pieds quittèrent le sol. Il ne put
s’empêcher
de
hurler
de
terreur.
Tous les hommes s’esclaffèrent. C’était son
premier jour et ils attendaient sa réaction. Billy
s’en rendit compte. Il remarqua aussi, mais trop
tard, qu’ils se cramponnaient tous aux barreaux
de la cage pour éviter de décoller. Comprendre
ce qui se passait ne suffit pas à apaiser sa peur. Il
finit par serrer les dents de toutes ses forces
pour retenir ses cris.
Enfin, les freins se mirent en prise, ralentissant
la chute. Les pieds de Billy se reposèrent sur le
plancher de la cage. Il attrapa un barreau en
s’efforçant de maîtriser ses tremblements. Au
bout d’une minute, la terreur s’atténua. Il était si
mortifié que les larmes lui montèrent aux yeux.
Devant le visage hilare de Graisse-de-rognon, il
133
the noise: "Shut your great gob, Hewitt, you
shitbrain."
Suet's face changed in an instant and he looked
furious, but the other men laughed all the more.
Billy would have to say sorry to Jesus for
swearing, but he felt a bit less of a fool.
He looked at Tommy, who was white-faced. Had
Tommy screamed? Billy was afraid to ask in case
the answer might be no.
The cage stopped, the gate was thrown back,
and Billy and Tommy walked shakily out into the
mine.
It was gloomy. The miners' lamps gave less light
than the paraffin lights on the walls at home.
The pit was as dark as a night with no moon.
Perhaps they did not need to see well to hew
coal, Billy thought. He splashed through a
puddle, and looking down he saw water and
mud everywhere, gleaming with the faint
reflections of lamp flames. There was a strange
taste in his mouth: the air was thick with coal
dust. Was it possible that men breathed this all
day? That must be why miners coughed and spat
constantly.
Four men were waiting to enter the cage and go
up to the surface.
Each carried a leather case, and Billy realized
they were the firemen. Every morning, before
the miners started, the firemen tested for gas. If
the concentration of methane was unacceptably
high they would order the men not to work until
the ventilation fans cleared the gas.
In the immediate neighborhood Billy could see a
row of stalls for ponies and an open door leading
to a brightly lit room with a desk, presumably an
office for deputies. The men dispersed, walking
away along four tunnels that radiated from the
pit bottom. Tunnels were called headings, and
they led to the districts where the coal was won.
Price took them to a shed and undid a padlock.
The place was a tool store. He selected two
shovels, gave them to the boys, and locked up
hurla pour couvrir le vacarme : « Ferme ta
grande gueule, Hewitt, espèce de fichu crétin. »
Graisse-de-rognon
se
renfrogna
immédiatement, furieux, tandis que les autres
riaient de plus belle. Billy devrait demander
pardon à Jésus pour son juron, mais il se sentait
un peu moins bête.
Il se tourna vers Tommy, qui était blême. Avaitil crié, lui aussi. Craignant une réponse négative,
Billy s’abstint de lui poser la question.
La cage s’arrêta, l’encageur repoussa la grille,
et Billy et Tommy se retrouvèrent dans la mine,
les jambes en coton.
Tout était sombre. Les lampes des mineurs
éclairaient encore moins que les lampes à
pétrole accrochées aux murs, à la maison. Il
faisait aussi noir au fond de la mine que par une
nuit sans lune. Peut-être n’était-il pas
indispensable d’y voir clair pour abattre le
charbon, songea Billy. Il posa le pied dans une
flaque, et baissant les yeux, vit qu’il y avait
partout de la boue et de l’eau, dans laquelle
miroitait le faible reflet des flammes. Il avait un
goût étrange dans la bouche : l’air était
imprégné de poussière de charbon. Les hommes
respiraient-ils vraiment cela toute la journée ?
C’était sûrement pour cette raison que les
mineurs n’arrêtaient pas de tousser et de
cracher.
En bas, quatre hommes attendaient la cage
pour remonter à la surface. Ils portaient tous un
coffret de cuir et Billy reconnut les pompiers.
Tous les matins, ils vérifiaient la teneur en gaz
avant que les mineurs ne commencent le travail.
Si la concentration de méthane atteignait un
niveau dangereux, ils donnaient consigne aux
hommes d’attendre pour descendre que les
ventilateurs
aient
purifié
l’atmosphère.
Tout près de lui, Billy aperçut une rangée de
stalles destinées aux chevaux et une porte
ouverte qui donnait sur une pièce bien éclairée,
avec une table de travail, sans doute le bureau
des
sous-directeurs.
Les
hommes
se
dispersèrent, s’engageant dans quatre galeries
qui rayonnaient à partir de la recette du fond.
Les galeries, appelées « couloirs », conduisaient
aux
secteurs
d’abattage
du
charbon.
Price les dirigea vers une remise d’outils et
défit le cadenas. Il choisit deux pelles, les tendit
aux garçons et referma.
Ils se rendirent ensuite aux écuries. Un
134
again.
They went to the stables. A man wearing only
shorts and boots was shoveling soiled straw out
of a stall, pitching it into a coal dram. Sweat ran
down his muscular back. Price said to him: "Do
you want a boy to help you?"
The man turned around, and Billy recognized Dai
Ponies, an elder of the Bethesda Chapel. Dai
gave no sign of recognizing Billy. "I don't want
the little one," he said.
"Right," said Price. "The other is Tommy
Griffiths. He's yours."
Tommy looked pleased. He had got his wish.
Even though he would only be mucking out
stalls, he was working in the stables.
Price said: "Come on, Billy Twice," and he walked
into one of the headings.
Billy shouldered his shovel and followed. He felt
more anxious now that Tommy was no longer
with him. He wished he had been set to mucking
out stalls alongside his friend. "What will I be
doing,
Mr.
Price?"
he
said.
"You can guess, can't you?" said Price. "Why do
you think I gave you a fucking shovel?"
Billy was shocked by the casual use of the
forbidden word. He could not guess what he
would be doing, but he asked no more
questions.
The tunnel was round, its roof reinforced by
curved steel supports. A two-inch pipe ran along
its crown, presumably carrying water. Every
night the headings were sprinkled in an attempt
to reduce the dust. It was not merely a danger to
men's lungs—if that were all, Celtic Minerals
probably would not have cared—but it
constituted a fire hazard. However, the sprinkler
system was inadequate. Da had argued that a
pipe of six inches' diameter was needed, but
Perceval Jones had refused to spend the money.
homme vêtu en tout et pour tout d’un short et
de bottes pelletait de la paille souillée qu’il
sortait d’une stalle pour la jeter dans une berline
à charbon. La sueur ruisselait de son dos musclé.
Price lui demanda : « Vous avez besoin d’un
coup de main ? Vous voulez un garçon ? »
L’homme se retourna : Billy reconnut Dai
Cheval, un aîné du temple Bethesda. Mais lui ne
parut pas le reconnaître. « Pas le petit, dit-il.
- Entendu, fit Price. Je vous laisse l’autre. C’est
Tommy
Griffiths. »
Tommy était visiblement content. Il avait
obtenu ce qu’il voulait. Même si son travail se
limitait à vider le fumier, il travaillait aux écuries.
« Viens par là, Billy Deux-fois », ordonna Price
en s’engageant dans un des couloirs.
La pelle sur son épaule, Billy le suivit, encore
plus inquiet sans Tommy. Il aurait préféré être
affecté au nettoyage des stalles avec son ami.
« Qu’est ce que je vais devoir faire, monsieur
Price ?
- Tu peux le deviner, non ? À ton avis, pourquoi
est-ce que je t’ai donné cette foutue pelle ? »
Ce gros mot gratuit heurta Billy. Il n’avait pas
la moindre idée de ce qu’il aurait à faire, mais
préféra ne plus poser de questions.
La galerie était arrondie et son toit renforcé
par des supports d’acier incurvés. Un tuyau de
cinq centimètres de diamètre courait sur la
partie supérieure. Il contenait sans doute de
l’eau. Toutes les nuits, en effet, on aspergeait les
couloirs pour faire retomber la poussière. Non
seulement mauvaise pour les poumons des
mineurs – Celtic Mineral ne s’en serait
certainement pas préoccupé si cela avait été le
seul problème -, elle constituait aussi un risque
d’incendie. Le système d’arrosage était
cependant insuffisant. Da avait réclamé des
tuyaux de quinze centimètres de diamètre, mais
Perceval Jones avait refusé cette dépense
supplémentaire.
Après avoir parcouru quatre cents mètres, ils
After about a quarter of a mile they turned into
s’engagèrent
dans une galerie latérale qui
a cross tunnel that sloped upward. This was an
remontait. C’était un passage plus ancien, plus
older, smaller passage, with timber props rather
étroit, où les étais de bois remplaçaient le
than steel rings. Price had to duck his head cerclage d’acier. Price était obligé de baisser la
135
where the roof sagged. At intervals of about
thirty yards they passed the entrances to
workplaces where the miners were already
hewing the coal.
Billy heard a rumbling sound, and Price said:
"Into the manhole."
"What?" Billy looked at the ground. A manhole
was a feature of town pavements, and he could
see nothing on the floor but the railway tracks
that carried the drams. He looked up to see a
pony trotting toward him, coming fast down the
slope,
drawing
a
train
of
drams.
"In
the
manhole!"
Price
shouted.
Still Billy did not understand what was required
of him, but he could see that the tunnel was
hardly wider than the drams, and he would be
crushed. Then Price seemed to step into the wall
and disappear.
tête là où le plafond s’enfonçait. Tous les trente
mètres environ, ils passaient devant l’entrée
d’ateliers où les mineurs abattaient déjà le
charbon.
Billy entendit un grondement et Price lança : «
Dans la bouche !
- Quoi ? » Billy regarda par terre. Il y avait des
bouches d’égout sur les trottoirs des villes, mais
il ne distinguait rien sur le sol, à part les rails sur
lesquels circulaient les berlines. Levant la tête il
vit un cheval qui arrivait vers lui, descendant la
pente d’un trot rapide, devant un convoi de
berlines.
« Dans
la
bouche ! »
hurla
Price.
Billy ne comprenait toujours pas ce qu’il devait
faire, il voyait bien que la galerie était à peine
plus large que les berlines. Il allait se faire
écraser. Price sembla soudain s’enfoncer dans le
mur et disparaître.
CorpusGohier
1 I ACCIDENTALLY VAPORIZE
MY PRE-ALGEBRA TEACHER
1.
Je
pulvérise
sans le faire exprès
ma
prof
de
Look, I didn't want to be a half-blood.
If you're reading this because you think you
might be one, my advice is: close this book right
now. Believe whatever lie your mom or dad told
you about your birth, and try to lead a normal
life.
Being a half-blood is dangerous. It's scary. Most
of the time, it gets you killed in painful, nasty
ways.
If you're a normal kid, reading this because you
think it's fiction, great. Read on. I envy you for
being able to believe that none of this ever
happened.
But if you recognize yourself in these pages-if you
feel something stirring inside-stop reading
immediately. You might be one of us. And once
you know that, it's only a matter of time before
they sense it too, and they'll come for you.
Don't say I didn't warn you.
My name is Percy Jackson. I'm twelve years old.
Until a few months ago, I was a boarding student
at Yancy Academy, a private school for troubled
kids in upstate New York.
Am I a troubled kid?
Yeah. You could say that.
Croyez-moi, je n’ai jamais souhaité être un sang-mêlé.
Si vous lisez ces lignes parce que vous soupçonnez en être un,
vous aussi, écoutez mon conseil : refermez ce livre
immédiatement. Prenez pour argent comptant le mensonge
que vos parents vous ont raconté sur votre naissance et
tentez de mener une vie normale.
Une vie de sang-mêlé, c’est dangereux. C’est angoissant. Et, le
plus souvent, ça se termine par une mort abominable et
douloureuse.
Si vous êtes un gamin normal qui avez ouvert ce livre en
pensant qu’il s’agissait d’une œuvre de fiction, parfait.
Poursuivez votre lecture. Je vous envie de pouvoir croire que
rien de toute cette histoire n’est jamais arrivé.
Mais si vous vous reconnaissez dans ces pages – si vous sentez
quelque chose remuer en vous – arrêtez tout de suite de lire.
Il se pourrait que vous soyez des nôtres. Or dès l’instant où
vous le saurez, il ne leur faudra pas longtemps pour le
percevoir, eux aussi, et se lancer à vos trousses.
Je vous aurai prévenu, ne dites pas le contraire.
Je m’appelle Percy Jackson. Il y a quelques mois encore, j’étais
pensionnaire à l’Institut Yancy, une boîte privée pour enfants
à problèmes qui se trouve dans le nord de l’État de New York.
Suis-je un enfant à problèmes ?
Oui. C’est une façon de le dire.
136
maths
I could start at any point in my short miserable
life to prove it, but things really started going bad
last May, when our sixth-grade class took a field
trip to Manhattan- twenty-eight mental-case kids
and two teachers on a yellow school bus, heading
to the Metropolitan Museum of Art to look at
ancient Greek and Roman stuff.
I know-it sounds like torture. Most Yancy field
trips were.
But Mr. Brunner, our Latin teacher, was leading
this trip, so I had hopes.
Mr. Brunner was this middle-aged guy in a
motorized wheelchair. He had thinning hair and a
scruffy beard and a frayed tweed jacket, which
always smelled like coffee. You wouldn't think
he'd be cool, but he told stories and jokes and let
us play games in class. He also had this awesome
collection of Roman armor and weapons, so he
was the only teacher whose class didn't put me
to sleep.
I hoped the trip would be okay. At least, I hoped
that for once I wouldn't get in trouble.
Boy, was I wrong.
See, bad things happen to me on field trips. Like
at my fifth-grade school, when we went to the
Saratoga battlefield, I had this accident with a
Revolutionary War cannon. I wasn't aiming for
the school bus, but of course I got expelled
anyway. And before that, at my fourth-grade
school, when we took a behind-the-scenes tour
of the Marine World shark pool, I sort of hit the
wrong lever on the catwalk and our
class took an unplanned swim. And the time
before that... Well, you get the idea.
This trip, I was determined to be good.
All the way into the city, I put up with Nancy
Bobofit, the freckly, redheaded kleptomaniac girl,
hitting my best friend Grover in the back of the
head with chunks of peanut butter-and-ketchup
sandwich.
Grover was an easy target. He was scrawny. He
cried when he got frustrated. He must've been
held back several grades, because he was the
only sixth grader with acne and the start of a
wispy beard on his chin. On top of all that, he was
crippled. He had a note excusing him from PE for
the rest of his life because he had some kind of
muscular disease in his legs. He walked funny, like
every step hurt him, but don't let that fool you.
You should've seen him run when it was
Je pourrais en donner comme preuve n’importe quel moment
de ma brève et pitoyable existence, mais c’est en mai dernier
que les choses se sont vraiment gâtées, lorsque notre classe
de sixième est partie à New York dans le cadre d’une sortie
éducative : vingt-huit gamins perturbés et deux professeurs
dans un car scolaire jaune, tous en route pour le musée des
Beaux-Arts, département des antiquités grecques et
romaines.
Je sais : ça ressemble énormément à un supplice. Comme la
plupart des sorties éducatives de Yancy.
Seulement c’était M. Brunner, notre prof de latin, qui
encadrait l’excursion, et cela me rendait optimiste.
M. Brunner était un quinquagénaire en fauteuil roulant
électrique. Il avait les cheveux clairsemés, la barbe hirsute et
une veste en tweed élimée qui sentait toujours le café. À
priori pas le portrait-robot du type super-cool, pourtant il
racontait des histoires, plaisantait et nous faisait faire des jeux
en cours. Comme, en plus, il avait une redoutable collection
d’armes et d’armures romaines, c’était le seul professeur dont
les cours ne m’endormaient pas.
J’espérais que l’excursion se passerait bien. Enfin, j’espérais,
pour une fois, ne pas m’attirer d’ennuis.
Je me trompais, et comment.
Vous comprenez, il m’arrive toujours un tas d’ennuis pendant
les sorties éducatives. Par exemple, à l’école où j’étais en
CM2, lorsque nous sommes allés au champ de bataille de
Saratoga, j’ai provoqué un accident avec un canon de la
guerre d’Indépendance. Je ne visais pas le car scolaire, mais je
me suis fait renvoyer quand même, bien sûr. Et avant cela, à
mon école de CM1, quand nous avons visité le bassin aux
requins du Monde Aquatique par « l’envers du décor », j’ai, je
ne sais trop comment, actionné la mauvaise manette sur la
passerelle et toute la classe a piqué un plongeon qui n’était
pas au programme. Et la fois d’avant… bref, vous voyez le
topo.
Alors, cette fois-ci, j’étais bien décidé à me tenir à carreau.
Sur tout le trajet, j’ai laissé Nancy Bobofit, la cleptomane
rousse aux taches de rousseur, bombarder mon meilleur ami
Grover de boulettes de sandwich beurre de cacahouètesketchup dans la nuque.
Grover était une cible facile. C’était un poids plume. Il pleurait
quand il était frustré.
Il avait dû redoubler plusieurs fois car il était le seul sixième à
avoir de l’acné et une ombre de duvet sur le menton. Pour
arranger le tout, il était handicapé. Il était dispensé de cours
de gym à vie parce qu’il souffrait d’une maladie musculaire
aux jambes. Il marchait d’une drôle de façon, comme si
chaque pas lui faisait mal, mais il ne fallait pas se fier aux
apparences : si vous l’aviez vu courir à la cafétéria le jour où
on avait des enchiladas !
137
enchilada day in the cafeteria.
Anyway, Nancy Bobofit was throwing wads of
sandwich that stuck in his curly brown hair, and
she knew I couldn't do anything back to her
because I was already on probation. The
headmaster had threatened me with death by inschool suspension if anything bad, embarrassing,
or even mildly entertaining happened on this
trip.
"I'm going to kill her," I mumbled.
Grover tried to calm me down. "It's okay. I like
peanut butter."
He dodged another piece of Nancy's lunch.
"That's it." I started to get up, but Grover pulled
me back to my seat.
"You're already on probation," he reminded me.
"You know who'll get blamed if anything
happens."
Looking back on it, I wish I'd decked Nancy
Bobofit right then and there. In-school
suspension would've been nothing compared to
the mess I was about to get myself into.
Toujours est-il que Nancy Bobofit n’arrêtait pas de lui lancer
des morceaux de sandwich qui se plantaient dans ses cheveux
bruns et bouclés, sachant pertinemment que je ne pouvais
pas riposter parce que j’étais déjà en période d’essai. Le
directeur m’avait menacé de mort-par-heures-de-colle s’il se
passait quoi que ce soit de mal, de gênant ou même d’un tout
petit peu distrayant pendant cette excursion.
— Je vais la tuer, ai-je grommelé.
Grover a essayé de me calmer :
— Ce n’est pas grave. J’aime bien le beurre de cacahouètes.
Il a esquivé une autre bouchée du déjeuner de Nancy.
Mr. Brunner led the museum tour.
He rode up front in his wheelchair, guiding us
through the big echoey galleries, past marble
statues and glass cases full of really old blackand-orange pottery.
It blew my mind that this stuff had survived for
two thousand, three thousand years.
He gathered us around a thirteen-foot-tall stone
column with a big sphinx on the top, and started
telling us how it was a grave marker, a stele, for a
girl about our age. He told us about the carvings
on the sides. I was trying to listen to what he had
to say, because it was kind of interesting, but
everybody around me was talking, and every
time I told them to shut up, the other teacher
chaperone, Mrs. Dodds, would give me the evil
eye.
Mrs. Dodds was this little math teacher from
Georgia who always wore a black leather jacket,
even though she was fifty years old. She looked
mean enough to ride a Harley right into your
locker. She had come to Yancy halfway through
the year, when our last math teacher had a
nervous breakdown.
From her first day, Mrs. Dodds loved Nancy
Bobofit and figured I was devil spawn. She would
point her crooked finger at me and say, "Now,
M. Brunner dirigeait la visite.
Il avançait en tête du groupe dans son fauteuil roulant, nous
faisant traverser les grandes galeries sonores du musée en
longeant des statues de marbre et des vitrines pleines de
poteries orange et noir vraiment très anciennes.
J’étais sidéré de savoir que tous ces trucs-là avaient survécu à
deux mille, et même trois mille ans.
Il nous a rassemblés devant une colonne de pierre haute de
quatre mètres surmontée d’un grand sphinx, et il s’est mis à
nous expliquer que c’était une pierre tombale, une stèle,
construite pour une fille de notre âge. Il nous a parlé des
reliefs sculptés sur les côtés. J’essayais d’écouter ce qu’il avait
à dire parce que c’était plutôt intéressant, mais tout le monde
bavardait autour de moi et chaque fois que je leur disais de se
taire, Mme Dodds, l’autre professeur qui encadrait le groupe,
me fusillait du regard.
Mme Dodds était une prof de maths pas très grande,
originaire du sud des États-Unis et qui portait toujours un
blouson de cuir noir malgré ses cinquante ans. Elle avait l’air
assez méchante pour vous pilonner votre casier de vestiaire
en rentrant dedans en Harley-Davidson. Elle était arrivée à
Yancy au milieu de l’année, quand la professeur précédente
avait fait une dépression nerveuse.
Dès le premier jour, Mme Dodds a adoré Nancy Bobofit et
décidé que j’étais un suppôt de Satan. Quand elle pointait sur
moi son doigt crochu en disant : « Écoutez, mon chou… » d’un
ton doucereux, je savais que j’allais écoper d’un mois de
— Là, c’est bon. (J’ai voulu me lever mais Grover m’a forcé à
me rasseoir.)
— Tu es déjà en période d’essai, m’a-t-il rappelé. Tu sais sur
qui ça va retomber s’il se passe quoi que ce soit.
En y repensant, je regrette de ne pas avoir fichu une bonne
raclée à Nancy Bobofit sur-le-champ. Passer des heures de
colle enfermé dans une salle de classe, ce n’était rien
comparé au pétrin dans lequel j’allais me fourrer.
138
honey," real sweet, and I knew I was going to get
after-school detention for a month.
One time, after she'd made me erase answers
out of old math workbooks until midnight, I told
Grover I didn't think Mrs. Dodds was human. He
looked at me, real serious,
and said, "You're absolutely right."
Mr. Brunner kept talking about Greek funeral art.
Finally, Nancy Bobofit snickered something about
the naked guy on the stele, and I turned around
and said, "Will you shut up?"
It came out louder than I meant it to.
The whole group laughed. Mr. Brunner stopped
his story.
"Mr. Jackson," he said, "did you have a
comment?"
My face was totally red. I said, "No, sir."
Mr. Brunner pointed to one of the pictures on
the stele. "Perhaps you'll tell us what this picture
represents?"
I looked at the carving, and felt a flush of relief,
because I actually recognized it. "That's Kronos
eating his kids, right?" "Yes," Mr. Brunner said,
obviously not satisfied. "And he did this because
..."
"Well..." I racked my brain to remember. "Kronos
was the king god, and-"
"God?" Mr. Brunner asked.
"Titan," I corrected myself. "And ... he didn't trust
his kids, who were the gods. So, um, Kronos ate
them, right? But his wife hid baby Zeus, and gave
Kronos a rock to eat instead. And later, when
Zeus grew up, he tricked his dad, Kronos, into
barfing up his brothers and sisters-"
"Eeew!" said one of the girls behind me.
"-and so there was this big fight between the
gods and the Titans," I continued, "and the gods
won."
Some snickers from the group.
Behind me, Nancy Bobofit mumbled to a friend,
"Like we're going to use this in real life. Like it's
going to say on our job applications, 'Please
explain why Kronos ate his kids.'"
"And why, Mr. Jackson," Brunner said, "to
paraphrase Miss Bobofit's excellent question,
does this matter in real life?"
retenue après les cours.
La fois où elle m’avait fait gommer les solutions écrites au
crayon dans de vieux livres d’exercices jusqu’à minuit, j’ai dit à
Grover que je pensais que Mme Dodds n’était pas humaine. Il
m’avait regardé très sérieusement et répondu :
— Tu as entièrement raison.
M. Brunner nous parlait toujours de l’art funéraire grec.
Nancy Bobofit a fini par sortir une idiotie sur l’homme nu sur
la stèle, tout en gloussant, alors je me suis retourné et je lui ai
lancé :
— Tu vas pas la fermer ?
Seulement j’avais parlé plus fort que je ne l’aurais voulu.
Tout le groupe a ri. M. Brunner s’est interrompu.
— Monsieur Jackson, a-t-il dit. Souhaitez-vous faire un
commentaire ?
Je me suis senti devenir écarlate.
— Non, monsieur, ai-je répondu.
M. Brunner a montré du doigt une des scènes gravées sur la
stèle.
— Peut-être pourriez-vous nous dire ce que représente cette
gravure ?
J’ai regardé la scène et je me suis senti soulagé car, en fait, je
la reconnaissais.
— C’est Cronos dévorant ses enfants, n’est-ce pas ?
— Oui, a dit M. Brunner, qui n’avait pas l’air satisfait du tout.
Et il a fait cela parce que…
— Eh bien… (Je me suis creusé les méninges.) Cronos était le
roi des dieux et…
— Des dieux ? a interrogé M. Brunner.
— Des Titans, ai-je rectifié. Et… il ne faisait pas confiance à ses
enfants, qui étaient les dieux. Alors, euh, Cronos les a mangés,
d’accord ? Mais sa femme a caché le petit bébé Zeus et donné
à Cronos une pierre à manger à la place. Et plus tard, quand
Zeus a grandi, il a recouru à la ruse pour pousser son père,
Cronos, à vomir ses frères et sœurs…
— Beurk ! a fait une des filles derrière moi.
— … et ensuite, ai-je continué, il y a eu un grand combat
entre les dieux et les Titans, et ce sont les dieux qui ont
gagné.
Quelques ricanements ont fusé du groupe.
Derrière moi, Nancy Bobofit a murmuré à l’oreille d’une de
ses copines :
— Le truc qui va nous être vraiment utile dans la vraie vie.
Genre tu te présentes à un boulot et sur le formulaire de
candidature on va te demander : « Prière d’expliquer
pourquoi Cronos a mangé ses enfants. »
— Et en quoi, monsieur Jackson, a dit M. Brunner, cela a-t-il
de l’importance dans la vraie vie, pour paraphraser
l’excellente question de Mlle Bobofit ?
139
"Busted," Grover muttered.
"Shut up," Nancy hissed, her face even brighter
red than her hair.
At least Nancy got packed, too. Mr. Brunner was
the only one who ever caught her saying
anything wrong. He had radar ears.
I thought about his question, and shrugged. "I
don't know, sir."
"I see." Mr. Brunner looked disappointed. "Well,
half credit, Mr. Jackson. Zeus did indeed feed
Kronos a mixture of mustard and wine, which
made him disgorge his other five children, who,
of course, being immortal gods, had been living
and growing up completely undigested in the
Titan's stomach. The gods defeated their father,
sliced him to pieces with his own scythe, and
scattered his remains in Tartarus, the darkest part
of the Underworld. On that happy note, it's time
for lunch. Mrs. Dodds, would you lead
us back outside?"
The class drifted off, the girls holding their
stomachs, the guys pushing each other around
and acting like doofuses.
Grover and I were about to follow when Mr.
Brunner said, "Mr. Jackson."
I knew that was coming.
I told Grover to keep going. Then I turned toward
Mr. Brunner. "Sir?"
Mr. Brunner had this look that wouldn't let you
go- intense brown eyes that could've been a
thousand years old and had seen everything.
"You must learn the answer to my question," Mr.
Brunner told me.
"About the Titans?"
"About real life. And how your studies apply to
it."
"Oh."
"What you learn from me," he said, "is vitally
important.I expect you to treat it as such. I will
accept only the best from you, Percy Jackson."
I wanted to get angry, this guy pushed me so
hard.
I mean, sure, it was kind of cool on tournament
days, when he dressed up in a suit of Roman
armor and shouted: "What ho!'" and challenged
us, sword-point against chalk, to run to the board
and name every Greek and Roman person who
had ever lived, and their mother, and what god
they worshipped. But
Mr. Brunner expected me to be as good as
everybody else, despite the fact that I have
— Et toc, prends-toi ça ! a marmonné Grover.
— Tais-toi ! a persiflé Nancy, le visage encore plus flamboyant
que ses cheveux roux.
Au moins, Nancy se faisait rabrouer, elle aussi. M. Brunner
était le seul à jamais la surprendre en train de dire quelque
chose qu’il ne fallait pas. Il avait des oreilles radar.
J’ai réfléchi à la question, puis j’ai haussé les épaules.
— Je ne sais pas, monsieur.
— Je vois. (M. Brunner a paru déçu.) Eh bien, monsieur
Jackson, ce n’est qu’une moitié de bonne réponse. Zeus a
effectivement donné à Cronos un mélange de vin et de
moutarde qui l’a fait régurgiter ses cinq autres enfants,
lesquels, bien sûr, étant des dieux immortels, avaient vécu et
grandi jusqu’à présent dans le ventre du Titan sans être
digérés du tout. Les dieux ont vaincu leur père, l’ont découpé
en morceaux avec sa propre faux et ont jeté ses restes dans le
Tartare, qui est le lieu le plus sombre des Enfers. Et sur cette
note joyeuse, allons déjeuner. Madame Dodds, voulez-vous
bien prendre la tête du groupe ?
Les élèves se sont dirigés en désordre vers la sortie, les filles
se tenant le ventre, les garçons se bousculant et faisant les
imbéciles.
Grover et moi allions les suivre quand M. Brunner a lancé :
— Monsieur Jackson.
J’ai deviné ce qui m’attendait.
J’ai dit à Grover de continuer sans moi, puis je me suis tourné
vers M. Brunner.
— Oui, monsieur ?
M. Brunner avait un de ces regards qui ne vous lâchent pas –
des yeux bruns pleins de vie qui auraient pu avoir mille ans
d’âge et semblaient avoir tout vu.
— Vous devez apprendre la réponse à ma question, m’a dit M.
Brunner.
— Sur les Titans ?
— Sur la vraie vie. Et sur le rôle qu’y jouent vos études.
— Ah.
— Ce que vous apprenez avec moi, a-t-il poursuivi, est d’une
importance vitale. Je compte sur vous pour le traiter comme
tel. Je n’accepterai que le meilleur de votre part, Percy
Jackson.
J’avais envie de me mettre en colère ; ce type était d’une telle
exigence à mon égard !
Bien sûr, c’était plutôt sympa, les jours de tournoi, quand il
arrivait en armure romaine, criait « À l’assaut ! » et nous
mettait au défi, pointe de l’épée contre bâton de craie, de
courir au tableau et de nommer tous les Grecs et les Romains
qui aient jamais vécu, leurs mères et les dieux qu’ils
adoraient. Seulement M. Brunner s’attendait à ce que je sois
aussi bon que tous les autres, alors que je suis dyslexique, que
je souffre du trouble du déficit de l’attention et que de ma vie
entière, je n’ai jamais eu la moyenne. Non, il ne s’attendait
140
dyslexia and attention deficit disorder and I had
never made above a C- in my life. No-he didn't
expect me to be as good; he expected me to be
better. And I just couldn't learn all those names
and facts, much less spell them correctly.
I mumbled something about trying harder, while
Mr. Brunner took one long sad look at the stele,
like he'd been at this girl's funeral.
He told me to go outside and eat my lunch.
The class gathered on the front steps of the
museum, where we could watch the foot traffic
along Fifth Avenue.
Overhead, a huge storm was brewing, with
clouds blacker than I'd ever seen over the city. I
figured maybe it was global warming or
something, because the weather all across New
York state had been weird since Christmas. We'd
had massive snow storms, flooding, wildfires
from lightning strikes. I wouldn't have been
surprised if this was a hurricane blowing in.
Nobody else seemed to notice. Some of the guys
were pelting pigeons with Lunchables crackers.
Nancy Bobofit was trying to pickpocket
something from a lady's purse, and, of course,
Mrs. Dodds wasn't seeing a thing.
Grover and I sat on the edge of the fountain,
away from the others. We thought that maybe if
we did that, everybody wouldn't know we were
from that school-the school for loser freaks who
couldn't make it elsewhere.
"Detention?" Grover asked.
"Nah," I said. "Not from Brunner. I just wish he'd
lay off me sometimes. I mean-I'm not a genius."
Grover didn't say anything for a while. Then,
when I thought he was going to give me some
deep philosophical comment to make me feel
better, he said, "Can I have your apple?"
I didn't have much of an appetite, so I let him
take it.
I watched the stream of cabs going down Fifth
Avenue, and thought about my mom's
apartment, only a little ways uptown from where
we sat. I hadn't seen her since Christmas. I
wanted so bad to jump in a taxi and head home.
She'd hug me and be glad to see me, but she'd be
disappointed, too. She'd send me right back to
Yancy, remind me that I had to try harder, even if
this was my sixth school in six years and I was
probably going to be kicked out again. I wouldn't
be able to stand that sad look she'd give me.
Mr. Brunner parked his wheelchair at the base of
pas à ce que je sois aussi bon que les autres ; il voulait que je
sois meilleur. Et moi j’étais incapable d’apprendre tous ces
noms et ces faits, encore moins de les écrire correctement.
J’ai vaguement bredouillé que je m’appliquerais davantage,
tandis que M. Brunner lançait un dernier regard empli de
tristesse à la stèle, comme s’il était allé à l’enterrement de
cette fille.
Il m’a dit de sortir déjeuner avec mes camarades.
Tous les élèves s’étaient rassemblés sur les marches du
musée, d’où on pouvait regarder les gens qui passaient sur la
Cinquième Avenue.
Au-dessus de nous couvait une énorme tempête, avec des
nuages plus noirs que je n’en avais jamais vu sur la ville. J’ai
pensé que ça devait être un effet du réchauffement planétaire
car, depuis Noël, le temps était détraqué dans tout l’État de
New York. On avait eu de violentes tempêtes de neige, des
inondations et des incendies provoqués par la foudre. Cela ne
m’aurait pas étonné outre mesure qu’un ouragan se prépare.
Personne, à part moi, ne semblait s’en apercevoir. Certains
garçons bombardaient les pigeons avec des morceaux de
biscuit, Nancy Bobofit essayait de voler quelque chose dans le
sac à main d’une dame et Mme Dodds, comme de bien
entendu, ne voyait rien.
Grover et moi étions assis à l’écart, sur le rebord de la
fontaine. Nous pensions que de cette façon, avec un peu de
chance, les gens ne sauraient pas que nous appartenions à
cette école – l’école des losers et des tarés dont on ne voulait
nulle part ailleurs.
— Collé ? m’a demandé Grover.
— Non, ai-je répondu. Pas avec Brunner. Mais j’aimerais bien
qu’il me lâche un peu les baskets. Je veux dire… je ne suis pas
un génie.
Grover s’est tu un bon moment. Puis, quand j’ai cru qu’il allait
me gratifier d’un commentaire philosophique profond pour
me remonter le moral, il m’a demandé :
— Je peux prendre ta pomme ?
Je n’avais pas très faim, alors je la lui ai donnée.
J’ai regardé le flot des taxis qui descendaient l’avenue et j’ai
pensé à l’appartement de ma mère, qui n’était pas bien loin
de là où nous étions assis, au nord de la ville. Je ne l’avais pas
vue depuis Noël. Je mourais d’envie de sauter dans un taxi et
de rentrer à la maison. Elle serait contente de me voir et
m’embrasserait, mais elle serait déçue, également. Elle me
renverrait illico à Yancy en me rappelant que je devais
m’appliquer davantage, même si c’était ma sixième école en
six ans et que j’allais sans doute me faire renvoyer une fois de
plus. Je ne supporterais pas la tristesse dans ses yeux.
M. Brunner avait garé son fauteuil roulant au pied de la
rampe d’accès pour handicapés. Il mangeait des bâtonnets de
141
the handicapped ramp. He ate celery while he
read a paperback novel. A red umbrella stuck up
from the back of his chair, making it look like a
motorized cafe table.
I was about to unwrap my sandwich when Nancy
Bobofit appeared in front of me with her ugly
friends-I guess she'd gotten tired of stealing from
the tourists-and dumped her half-eaten lunch in
Grover's lap.
"Oops." She grinned at me with her crooked
teeth. Her freckles were orange, as if somebody
had spray-painted her face with liquid Cheetos.
I tried to stay cool. The school counselor had told
me a million times, "Count to ten, get control of
your temper." But I was so mad my mind went
blank. A wave roared in my ears.
I don't remember touching her, but the next
thing I knew, Nancy was sitting on her butt in the
fountain, screaming, "Percy pushed
me!"
Mrs. Dodds materialized next to us.
Some of the kids were whispering: "Did you see-"
"-the water-"
"-like it grabbed her-"
I didn't know what they were talking about. All I
knew was that I was in trouble again.
As soon as Mrs. Dodds was sure poor little Nancy
was okay, promising to get her a new shirt at the
museum gift shop, etc., etc., Mrs. Dodds turned
on me. There was a triumphant
fire in her eyes, as if I'd done something she'd
been waiting for all semester. "Now,
honey-"
"I know," I grumbled. "A month erasing
workbooks."
That wasn't the right thing to say.
"Come with me," Mrs. Dodds said.
"Wait!" Grover yelped. "It was me. I pushed her."
I stared at him, stunned. I couldn't believe he was
trying to cover for me. Mrs. Dodds scared Grover
to death.
She glared at him so hard his whiskery chin
trembled.
"I don't think so, Mr. Underwood," she said.
"But-"
"You-will-stay-here."
Grover looked at me desperately.
"It's okay, man," I told him. "Thanks for trying."
"Honey," Mrs. Dodds barked at me. "Now."
Nancy Bobofit smirked.
I gave her my deluxe I'll-kill-you-later stare. Then I
céleri tout en lisant un roman en édition de poche. Un
parapluie rouge était planté à l’arrière de son fauteuil, ce qui
lui donnait l’air d’une table de café motorisée.
J’allais déballer mon sandwich quand Nancy Bobofit a
débarqué devant moi avec ses horribles copines – elle avait
dû se lasser de voler les touristes – et a jeté son pique-nique à
moitié mangé sur les genoux de Grover.
— Oh, pardon !
Elle m’a souri de toutes ses dents de travers. Son visage était
couvert de taches de rousseur orange, comme si quelqu’un
l’avait aspergé de mimolette liquéfiée.
J’ai essayé de garder mon calme. La psychologue de l’école me
l’avait dit mille fois : « Compte jusqu’à dix, maîtrise ta
colère. » Mais j’étais tellement furieux que je ne pouvais plus
penser. Une vague a rugi dans mes oreilles.
Je ne me souviens pas de l’avoir touchée, pourtant tout d’un
coup Nancy s’est retrouvée sur son derrière dans la fontaine
et s’est mise à hurler :
— Percy m’a poussée !
Mme Dodds s’est matérialisée devant nous.
Certains gamins murmuraient :
— Tu as vu…
— … l’eau…
— … comme si elle l’attrapait…
Je ne comprenais pas de quoi ils parlaient. Tout ce que je
savais, c’est que je m’étais encore attiré des ennuis.
Après s’être assurée que la pauvre petite Nancy allait bien, lui
avoir promis de lui acheter un tee-shirt neuf à la boutique du
musée etc., etc., Mme Dodds s’est tournée vers moi. Il y avait
une lueur de triomphe dans ses yeux, comme si j’avais fait
quelque chose qu’elle attendait depuis le début du semestre.
— Écoutez, mon chou…
— Je sais, ai-je grommelé. Un mois à gommer des livres
d’exercices.
Ce n’était sans doute pas la chose à dire.
— Venez avec moi, a rétorqué Mme Dodds.
— Attendez ! a glapi Grover. C’était moi. C’est moi qui l’ai
poussée.
Je l’ai regardé, estomaqué. Je n’arrivais pas à en croire mes
oreilles : Grover essayait de me couvrir. Lui qui était terrorisé
par Mme Dodds.
Elle l’a toisé avec une telle dureté que son menton duveteux
s’est mis à trembler.
— Je ne vous crois pas, monsieur Underwood.
— Mais…
— VOUS NE BOUGEZ PAS D’ICI.
Grover m’a lancé un regard désespéré.
— T’inquiète pas, vieux, lui ai-je dit. Merci d’avoir essayé.
— On se dépêche, mon chou, a aboyé Mme Dodds.
Nancy Bobofit a ricané.
142
turned to face Mrs. Dodds, but she wasn't there.
She was standing at the museum entrance, way
at the top of the steps, gesturing impatiently at
me to come on. How'd she get there so fast?
I have moments like that a lot, when my brain
falls asleep or something, and the next thing I
know I've missed something, as if a puzzle piece
fell out of the universe and left me staring at the
blank place behind it. The school counselor told
me this was part of the ADHD, my brain
misinterpreting things.
I wasn't so sure.
I went after Mrs. Dodds.
Halfway up the steps, I glanced back at Grover.
He was looking pale, cutting his eyes between me
and Mr. Brunner, like he wanted Mr. Brunner to
notice what was going on, but Mr. Brunner was
absorbed in his novel.
I looked back up. Mrs. Dodds had disappeared
again. She was now inside the building, at the
end of the entrance hall.
Okay, I thought. She's going to make me buy a
new shirt for Nancy at the gift shop.
But apparently that wasn't the plan.
I followed her deeper into the museum. When I
finally caught up to her, we were back in the
Greek and Roman section.
Except for us, the gallery was empty.
Mrs. Dodds stood with her arms crossed in front
of a big marble frieze of the Greek gods. She was
making this weird noise in her throat, like
growling.
Even without the noise, I would've been nervous.
It's weird being alone with a teacher, especially
Mrs. Dodds. Something about the way she looked
at the frieze, as if she wanted to pulverize it...
"You've been giving us problems, honey," she
said.
I did the safe thing. I said, "Yes, ma'am."
She tugged on the cuffs of her leather jacket.
"Did you really think you would get away with
it?"
The look in her eyes was beyond mad. It was evil.
She's a teacher, I thought nervously. It's not like
she's going to hurt me.
I said, "I'll-I'll try harder, ma'am."
Thunder shook the building.
"We are not fools, Percy Jackson," Mrs. Dodds
Je lui ai décoché mon regard le plus féroce, genre « Tu ne
perds rien pour attendre ». Puis je me suis tourné vers Mme
Dodds, mais elle n’était plus là. Elle était postée à l’entrée du
musée, tout en haut des marches, et me faisait signe avec
impatience de la rejoindre.
Comment avait-elle fait pour arriver là-haut si vite ?
C’est une chose qui m’arrive souvent, ces moments où mon
cerveau s’absente ou s’endort, et je m’aperçois soudain que
j’ai raté quelque chose, comme si un morceau de puzzle était
tombé de l’univers et que je contemplais soudain l’espace
vide qu’il laissait. La psychologue de l’école m’avait dit que ça
faisait partie du syndrome d’HADA, « Hyperactivité Avec
Déficit de l’Attention », que c’était mon esprit qui interprétait
les choses de travers.
Ça ne m’avait pas convaincu.
Je suis parti rejoindre Mme Dodds.
À mi-hauteur des marches, j’ai jeté un coup d’œil à Grover. Il
était pâle et ses yeux faisaient le va-et-vient entre M. Brunner
et moi, comme s’il souhaitait que M. Brunner remarque ce
qui se passait, mais M. Brunner était absorbé par son roman.
J’ai tourné la tête de nouveau. Et, de nouveau, Mme Dodds
avait changé de place. Elle était entrée dans le bâtiment et
elle se dirigeait vers le fond du hall.
D’accord, ai-je pensé. Elle va me demander d’acheter un teeshirt neuf pour Nancy à la boutique de cadeaux.
Mais visiblement, ce n’était pas son plan.
Je l’ai suivie dans les profondeurs du musée. Lorsque je l’ai
enfin rattrapée, nous étions de retour au département grécoromain.
En dehors de nous, la galerie était déserte.
Mme Dodds s’est plantée bras croisés devant une grande frise
de marbre représentant les dieux grecs. Elle émettait un drôle
de bruit de gorge, une sorte de grondement.
Même sans ce bruit, j’aurais été mal à l’aise. C’était déjà
bizarre d’être seul avec un professeur, et encore plus quand il
s’agissait de Mme Dodds. Elle regardait la frise d’une manière
troublante, comme si elle voulait la pulvériser…
— Vous nous causez bien du souci, mon chou, a-t-elle dit.
J’ai joué la prudence et répondu :
— Oui, m’dame.
Elle a tiré sur les poignets de son blouson de cuir.
— Vous ne pensiez tout de même pas vous en tirer comme
ça ?
L’expression de son regard allait au-delà de la folie : c’était de
la méchanceté à l’état pur.
C’est un professeur, ai-je pensé avec inquiétude. Elle ne peut
pas me faire de mal.
— Je… je vais m’appliquer davantage, ai-je dit.
Un roulement de tonnerre a secoué le bâtiment.
— Nous ne sommes pas des imbéciles, Percy Jackson, a dit
Mme Dodds. Nous t’aurions repéré tôt ou tard. Avoue et tu
143
said. "It was only a matter of time before we
found you out. Confess, and you will suffer less
pain."
I didn't know what she was talking about.
All I could think of was that the teachers must've
found the illegal stash of candy I'd been selling
out of my dorm room. Or maybe they'd realized I
got my essay on Tom Sawyer from the Internet
without ever reading the book and now they
were going to take away my grade. Or worse,
they were going to make
me read the book.
"Well?" she demanded.
"Ma'am, I don't..."
"Your time is up," she hissed.
Then the weirdest thing happened. Her eyes
began to glow like barbecue coals. Her fingers
stretched, turning into talons. Her jacket melted
into large, leathery wings. She wasn't human. She
was a shriveled hag with bat wings and claws and
a mouth full of yellow fangs, and she was about
to slice me to ribbons.
Then things got even stranger.
Mr. Brunner, who'd been out in front of the
museum a minute before, wheeled his chair into
the doorway of the gallery, holding a pen in his
hand.
"What ho, Percy!" he shouted, and tossed the
pen through the air.
Mrs. Dodds lunged at me.
With a yelp, I dodged and felt talons slash the air
next to my ear. I snatched the ballpoint pen out
of the air, but when it hit my hand, it wasn't a
pen anymore. It was a sword-Mr. Brunner's
bronze sword, which he always used on
tournament day.
Mrs. Dodds spun toward me with a murderous
look in her eyes.
My knees were jelly. My hands were shaking so
bad I almost dropped the sword.
She snarled, "Die, honey!"
And she flew straight at me.
Absolute terror ran through my body. I did the
only thing that came naturally: I swung the
sword.
The metal blade hit her shoulder and passed
clean through her body as if she were made of
water.
Hisss!
Mrs. Dodds was a sand castle in a power fan. She
exploded into yellow powder, vaporized on the
souffriras moins.
Je n’avais aucune idée de ce qu’elle voulait dire.
Les seules choses auxquelles j’ai pu penser, c’était que les
professeurs avaient dû découvrir le stock de bonbons que je
vendais illégalement dans ma chambre. Ou bien qu’ils
s’étaient rendu compte que j’avais pompé ma rédaction sur
Tom Sawyer sur Internet sans avoir lu le livre et qu’ils allaient
annuler ma note. Ou, pire encore, me forcer à lire le livre.
— Alors ? a-t-elle demandé.
— M’dame, je…
— Ton heure est venue, a-t-elle craché entre ses dents, et ses
yeux ont lui comme des charbons de barbecue rougeoyants.
Ses doigts se sont allongés et transformés en serres. Son
blouson a fondu et s’est étiré en deux grandes ailes
parcheminées. Elle n’était pas humaine. C’était une vieille
sorcière flétrie ; elle avait des ailes de chauve-souris, des
griffes et une bouche pleine de crocs jaunes et elle s’apprêtait
à me mettre en lambeaux.
Là-dessus, les choses sont devenues encore plus bizarres.
M. Brunner, qui était devant le musée à peine une minute
plus tôt, a franchi le seuil de la galerie dans son fauteuil
roulant, un stylo-bille à la main.
— À l’assaut, Percy ! a-t-il crié en lançant le stylo-bille dans
ma direction.
Mme Dodds s’est jetée sur moi.
Étouffant un cri, j’ai esquivé et senti le souffle des griffes qui
fendaient l’air tout contre mon oreille. J’ai cueilli le Bic en
plein vol mais au contact de ma main, il a cessé d’être un
stylo-bille. C’était maintenant une épée – l’épée de bronze de
M. Brunner, dont il se servait toujours pour les tournois.
Mme Dodds a pivoté, une lueur meurtrière dans le regard.
J’avais les genoux en compote. Mes mains tremblaient si fort
que j’ai presque lâché l’épée.
— Meurs, mon chou ! a-t-elle aboyé.
Une vague de terreur absolue a déferlé dans mon corps. J’ai
fait l’unique chose qui me venait naturellement : un moulinet
avec l’épée.
La lame de métal a touché Mme Dodds à l’épaule et traversé
son corps comme si elle était faite entièrement d’eau. Pfuitt !
Mme Dodds a disparu comme un château de sable devant un
ventilateur. Elle a explosé en gerbe de poudre jaune et s’est
144
spot, leaving nothing but the smell of sulfur and a
dying screech and a chill of evil in the air, as if
those two glowing red eyes were still watching
me.
I was alone.
There was a ballpoint pen in my hand.
Mr. Brunner wasn't there. Nobody was there but
me.
My hands were still trembling. My lunch must've
been contaminated with magic mushrooms or
something.
Had I imagined the whole thing?
I went back outside.
It had started to rain.
Grover was sitting by the fountain, a museum
map tented over his head. Nancy Bobofit was still
standing there, soaked from her swim in the
fountain, grumbling to her ugly friends. When
she saw me,
she said, "I hope Mrs. Kerr whipped your butt."
I said, "Who?"
"Our teacher. Duh!"
I blinked. We had no teacher named Mrs. Kerr. I
asked Nancy what she was talking about.
She just rolled her eyes and turned away.
I asked Grover where Mrs. Dodds was.
He said, "Who?"
But he paused first, and he wouldn't look at me,
so I thought he was messing with me.
"Not funny, man," I told him. "This is serious."
Thunder boomed overhead.
I saw Mr. Brunner sitting under his red umbrella,
reading his book, as if he'd never moved.
I went over to him.
He looked up, a little distracted. "Ah, that would
be my pen. Please bring your own writing utensil
in the future, Mr. Jackson."
I handed Mr. Brunner his pen. I hadn't even
realized I was still holding it.
"Sir," I said, "where's Mrs. Dodds?"
He stared at me blankly. "Who?"
"The other chaperone. Mrs. Dodds. The prealgebra teacher."
He frowned and sat forward, looking mildly
concerned. "Percy, there is no Mrs. Dodds on this
trip. As far as I know, there has never been a Mrs.
Dodds at Yancy Academy. Are you feeling all
right?"
volatilisée devant moi, laissant pour seules traces une odeur
de soufre, un râle d’agonie et un frisson maléfique en
suspension dans l’air, comme si ses deux yeux de braise me
regardaient encore.
J’étais seul.
J’avais un stylo-bille à la main.
M. Brunner n’était pas là. Il n’y avait personne d’autre que
moi dans la galerie.
Mes mains tremblaient toujours. Pas possible, mes céréales
du petit déjeuner devaient avoir été en contact avec des
champignons magiques.
Avais-je imaginé toute cette histoire ?
Je suis ressorti.
Il avait commencé à pleuvoir.
Grover était assis près de la fontaine, s’abritant la tête sous un
plan du musée. Nancy Bobofit était encore là, trempée après
son plongeon dans le bassin, et bavardait à mi-voix avec ses
horribles copines. En me voyant, elle a dit :
— J’espère que Mme Kerr t’a passé un bon savon.
— Qui ça ?
— Notre professeur, patate !
J’ai accusé le coup. Aucun de nos professeurs ne s’appelait
Mme Kerr. J’ai demandé à Nancy ce qu’elle voulait dire.
Elle a levé les yeux au ciel et s’est éloignée.
J’ai demandé à Grover où était Mme Dodds.
— Qui ça ? a-t-il répondu.
Mais il avait hésité un bref instant et ne me regardait pas dans
les yeux, alors j’ai pensé qu’il me faisait marcher.
— Ce n’est pas drôle, vieux, ai-je dit. Je suis sérieux, là.
Un coup de tonnerre a retenti.
J’ai aperçu M. Brunner qui lisait son livre, assis sous son
parapluie rouge, comme s’il n’avait jamais bougé.
Je me suis approché de lui.
Il a levé la tête, l’air un peu distrait.
— Tiens, mon stylo-bille. À l’avenir, monsieur Jackson, vous
serez gentil, vous penserez à prendre de quoi écrire avec
vous.
Je lui ai tendu le stylo-bille. Je ne m’étais même pas rendu
compte que je le tenais encore dans ma main.
— Monsieur, ai-je demandé. Où est Mme Dodds ?
Il m’a regardé d’un œil impassible :
— Qui donc ?
— L’autre accompagnateur de l’excursion. Mme Dodds. Le
professeur de mathématiques.
M. Brunner s’est penché en avant en fronçant les sourcils, l’air
un peu soucieux.
— Percy, aucune Mme Dodds ne participe à cette excursion.
Autant que je sache, il n’y a jamais eu de Mme Dodds à
l’Institut Yancy. Vous vous sentez bien ?
2 THREE OLD LADIES KNIT
145
THE SOCKS OF DEATH
I was used to the occasional weird experience,
but usually they were over quickly. This twentyfour/seven hallucination
was more than I could handle. For the rest of the
school year, the entire campus seemed to be
playing some kind of trick on me. The students
acted as if they were completely
and totally convinced that Mrs. Kerr-a perky
blond woman whom I'd never seen in my life
until she got on our bus at the end of the field
trip-had been our pre-algebra teacher since
Christmas.
Every so often I would spring a Mrs. Dodds
reference on somebody, just to see if I could trip
them up, but they would stare at me like I was
psycho.
It got so I almost believed them-Mrs. Dodds had
never existed.
Almost.
But Grover couldn't fool me. When I mentioned
the name Dodds to him, he would hesitate, then
claim she didn't exist. But I knew he was lying.
Something was going on. Something had
happened at the museum.
I didn't have much time to think about it during
the days, but at night, visions of Mrs. Dodds with
talons and leathery wings would wake me up in a
cold sweat.
The freak weather continued, which didn't help
my mood. One night, a thunderstorm blew out
the windows in my dorm room. A few days later,
the biggest tornado ever spotted in the Hudson
Valley touched down only fifty miles from Yancy
Academy. One of the current events we studied
in social studies class was the unusual number of
small planes that had gone down in sudden
squalls in the Atlantic that year.
I started feeling cranky and irritable most of the
time. My grades slipped from Ds to Fs. I got into
more fights with Nancy Bobofit and her friends. I
was sent out into the hallway in almost every
class.
Finally, when our English teacher, Mr. Nicoll,
asked me for the millionth time why I
was too lazy to study for spelling tests, I snapped.
I called him an old sot.
I wasn't even sure what it meant, but it sounded
good.
The headmaster sent my mom a letter the
2.
Trois
vieilles
dames
tricotent
les chaussettes de la mort
J’avais l’habitude de vivre une expérience bizarre de temps à
autre mais, d’ordinaire, elles se terminaient rapidement.
Tandis que là, cette hallucination permanente, sept jours sur
sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’était
insupportable. Pendant le reste de l’année scolaire, j’ai eu
l’impression que tout le monde à la pension me faisait
marcher. Les élèves se comportaient tous comme s’ils étaient
absolument persuadés que Mme Kerr – une jeune femme
blonde pleine d’entrain que je n’avais jamais vue avant qu’elle
monte dans notre car scolaire à la fin de la sortie éducative –
était notre prof de maths depuis Noël.
De temps en temps, je lançais une allusion à Mme Dodds en
espérant que mon interlocuteur, pris par surprise, se trahirait,
mais chaque fois, on me regardait comme si j’étais dérangé.
J’en suis presque venu à les croire : Mme Dodds n’avait jamais
existé.
Presque.
Mais Grover n’arrivait pas à me berner. Chaque fois que
j’évoquais Mme Dodds, il hésitait d’abord, puis il affirmait
qu’elle n’existait pas. Je savais qu’il mentait.
Il y avait anguille sous roche. Il s’était véritablement passé
quelque chose au musée.
Je n’avais pas trop le temps d’y penser pendant la journée
mais la nuit, je me réveillais avec des sueurs froides, en proie
à des visions de Mme Dodds dotée de griffes et d’ailes de
chauve-souris.
Le temps a continué de se détraquer, ce qui n’arrangeait pas
mon humeur. Une nuit, un orage a fait voler en éclats les
carreaux de ma fenêtre. Quelques jours plus tard, la tornade
la plus forte jamais relevée dans la vallée de l’Hudson est
passée à quatre-vingts kilomètres seulement de Yancy. Entre
autres phénomènes d’actualité, nous avions étudié en cours
le nombre inhabituel de petits avions qui s’étaient abîmés
dans l’Atlantique, pris dans une bourrasque soudaine, au
cours de cette année.
J’ai fini par me sentir irritable et de mauvaise humeur presque
en permanence. Mes notes ont dégringolé de D à F. Je me
disputais de plus en plus souvent avec Nancy Bobofit et sa
clique. Je me faisais mettre à la porte de la plupart des cours.
Pour finir, quand notre prof d’anglais, M. Nicoll, m’a demandé
pour la millième fois pourquoi je ne me donnais même pas la
peine de réviser avant les dictées, j’ai fait mon insolent. Je l’ai
traité de vieux pochard. Je ne savais pas trop ce que ça
signifiait, d’ailleurs, mais je trouvais que ça sonnait bien.
La semaine suivante, le directeur a envoyé à ma mère une
lettre qui officialisait la chose : je ne serais pas invité à revenir
146
following week, making it official: I would not be
invited back next year to Yancy Academy.
Fine, I told myself. Just fine.
I was homesick.
I wanted to be with my mom in our little
apartment on the Upper East Side, even if I had
to go to public school and put up with my
obnoxious stepfather and his stupid poker
parties.
And yet... there were things I'd miss at Yancy. The
view of the woods out my dorm window, the
Hudson River in the distance, the smell of pine
trees. I'd miss Grover, who'd been a good friend,
even if he was a little strange. I worried how he'd
survive next year without me.
I'd miss Latin class, too-Mr. Brunner's crazy
tournament days and his faith that I could do
well.
As exam week got closer, Latin was the only test I
studied for. I hadn't forgotten what Mr. Brunner
had told me about this subject being life-anddeath for me. I wasn't sure why, but I'd started to
believe him.
à l’Institut Yancy l’année suivante.
The evening before my final, I got so frustrated I
threw the Cambridge Guide to Greek Mythology
across my dorm room. Words had started
swimming off the page, circling my head, the
letters doing one-eighties as if they were riding
skateboards. There was no way I was going to
remember the difference between Chiron and
Charon, or Polydictes and Polydeuces. And
conjugating those Latin verbs? Forget it.
I paced the room, feeling like ants were crawling
around inside my shirt.
I remembered Mr. Brunner's serious expression,
his thousand-year-old eyes. I will accept only the
best from you, Percy Jackson.
I took a deep breath. I picked up the mythology
book.
I'd never asked a teacher for help before. Maybe
if I talked to Mr. Brunner, he could give me some
pointers. At least I could apologize for the big fat
F I was about to score on his exam. I didn't want
to leave Yancy Academy with him thinking I
hadn't tried.
I walked downstairs to the faculty offices. Most of
them were dark and empty, but Mr. Brunner's
door was ajar, light from his window stretching
across the hallway floor.
I was three steps from the door handle when I
La veille de l’examen, j’ai été pris d’un tel sentiment de
frustration que j’ai balancé mon Guide de la mythologie
grecque en travers de ma chambre. Les mots s’étaient mis à
danser devant mes yeux, à tourner autour de ma tête, les
lettres à faire des grands 8. Jamais je ne pourrais retenir la
différence entre Chiron et Charon, Polydectès et Polydeucès.
Et toutes ces conjugaisons latines ? N’en parlons pas.
Bien, me suis-je dit. Parfait.
J’avais le cafard.
J’avais envie d’être avec ma mère dans notre petit
appartement de New York, même si cela m’obligeait à aller à
l’école publique et à supporter mon horrible beau-père et ses
stupides parties de poker.
Et pourtant… certaines choses à Yancy me manqueraient. La
vue des bois par la fenêtre de la chambre que je partageais
avec Grover, l’Hudson au loin, l’odeur des sapins. Grover me
manquerait ; il avait toujours été un bon ami pour moi, même
s’il était un peu bizarre. Je me demandais avec inquiétude
comment il ferait pour survivre sans moi l’année prochaine.
Et les cours de latin me manqueraient, eux aussi : les tournois
fous de M. Brunner et sa foi dans ma capacité à réussir.
À l’approche des examens de fin d’année, je ne révisais plus
que mon latin. Je n’avais pas oublié que M. Brunner m’avait
dit que cette matière était d’une importance vitale pour moi.
J’ignorais pourquoi, mais j’avais fini par le croire.
J’arpentais ma chambre avec la sensation d’avoir des fourmis
qui grouillaient sur ma peau, sous mon tee-shirt.
Je me suis souvenu de l’expression grave de M. Brunner, de
ses yeux vieux de mille ans. Je n’accepterai que le meilleur de
votre part, Percy Jackson.
J’ai respiré à fond. J’ai ramassé le livre de mythologie.
Je n’avais encore jamais demandé de l’aide à un professeur.
Peut-être que si j’allais trouver M. Brunner, il pourrait me
donner quelques tuyaux. Et, au moins, je pourrais m’excuser
pour le gros « F » que je m’apprêtais à récolter à son examen.
Je ne voulais pas quitter Yancy sans qu’il sache que j’avais
essayé.
Je suis descendu aux bureaux des enseignants. Pour la
plupart, ils étaient vides et sombres, mais la porte de M.
Brunner était entrebâillée ; la lumière de sa fenêtre s’étirait
sur le sol du couloir.
Je n’étais plus qu’à trois pas de la poignée quand j’ai entendu
147
heard voices inside the office. Mr. Brunner asked
a question. A voice that was definitely Grover's
said "... worried about Percy, sir."
I froze.
I'm not usually an eavesdropper, but I dare you to
try not listening if you hear your best friend
talking about you to an adult.
I inched closer.
"... alone this summer," Grover was saying. "I
mean, a Kindly One in the school! Now that we
know for sure, and they know too-"
"We would only make matters worse by rushing
him," Mr. Brunner said. "We need the boy to
mature more."
"But he may not have time. The summer solstice
deadline- "
"Will have to be resolved without him, Grover.
Let him enjoy his ignorance while he still can."
"Sir, he saw her... ."
"His imagination," Mr. Brunner insisted. "The
Mist over the students and staff will be enough
to convince him of that."
"Sir, I ... I can't fail in my duties again." Grover's
voice was choked with emotion. "You know what
that would mean."
"You haven't failed, Grover," Mr. Brunner said
kindly. "I should have seen her for what she was.
Now let's just worry about keeping Percy alive
until next fall-"
The mythology book dropped out of my hand and
hit the floor with a thud.
Mr. Brunner went silent.
My heart hammering, I picked up the book and
backed down the hall.
A shadow slid across the lighted glass of
Brunner's office door, the shadow of something
much taller than my wheelchair-bound teacher,
holding something that looked suspiciously like
an archer's bow.
I opened the nearest door and slipped inside. A
few seconds later I heard a slow clop-clop-clop,
like muffled wood blocks, then a sound like an
animal snuffling right outside my door. A large,
dark shape paused in front of the glass, then
moved on.
A bead of sweat trickled down my neck.
Somewhere in the hallway, Mr. Brunner spoke.
"Nothing," he murmured. "My nerves haven't
been right since the winter solstice."
"Mine neither," Grover said. "But I could have
sworn ..."
des voix dans le bureau. M. Brunner a posé une question. Une
voix qui était indiscutablement celle de Grover a répondu :
— … du souci pour Percy, monsieur.
Je me suis figé sur place.
Je ne suis pas du genre à écouter aux portes, normalement,
mais je vous mets au défi de vous retenir d’écouter si vous
entendez votre meilleur ami parler de vous à un adulte.
Je me suis rapproché.
— … seul cet été, disait Grover. Je veux dire, une Bienveillante
dans notre école ! Maintenant que nous en avons la
certitude, et qu’ils le savent eux aussi…
— Nous ne ferions qu’aggraver les choses en le bousculant, a
dit M. Brunner. Il faut que ce garçon mûrisse davantage.
— Mais il risque de ne pas en avoir le temps. L’échéance du
solstice d’été…
— … devra être résolue sans lui, Grover. Qu’il profite de son
ignorance tant qu’il le peut encore.
— Mais il l’a vue, monsieur…
— Son imagination, a insisté M. Brunner. La Brume sur les
élèves et les enseignants suffira à l’en convaincre.
— Monsieur… je ne peux pas échouer à nouveau dans mes
fonctions. (Grover avait la voix étranglée par l’émotion.) Vous
savez ce que cela signifierait.
— Ce n’était pas un échec, Grover, a dit M. Brunner avec
gentillesse. J’aurais dû la reconnaître pour ce qu’elle était
vraiment. À présent, soucions-nous plutôt de maintenir Percy
en vie jusqu’à l’automne prochain…
Le livre de mythologie m’a glissé des mains et s’est écrasé
bruyamment par terre.
M. Brunner s’est tu.
Le cœur battant, j’ai ramassé le livre et rebroussé chemin le
long du couloir.
Une ombre est passée devant le panneau de verre de la porte
du bureau de Brunner, l’ombre d’une créature bien plus
grande que mon prof en fauteuil roulant, tenant dans ses
mains ce qui ressemblait étrangement à un arc.
J’ai ouvert la première porte et me suis glissé dans la pièce.
Quelques secondes plus tard, j’ai entendu un lent clip-clop
assourdi, comme des cubes de bois emmitouflés, puis un
bruit d’animal reniflant juste derrière ma porte. Une grande
forme sombre s’est immobilisée devant le panneau vitré, puis
s’est éloignée.
Une goutte de sueur a coulé le long de mon cou.
Quelque part dans le couloir, Brunner a pris la parole.
— Rien, a-t-il murmuré. J’ai les nerfs à fleur de peau depuis le
solstice d’hiver.
— Moi aussi, a répondu Grover. Pourtant j’aurais juré…
— Il est temps d’aller se coucher, maintenant, Grover, lui a dit
148
"Go back to the dorm," Mr. Brunner told him.
"You've got a long day of exams tomorrow."
"Don't remind me."
The lights went out in Mr. Brunner's office.
I waited in the dark for what seemed like forever.
Finally, I slipped out into the hallway and made
my way back up to the dorm.
Grover was lying on his bed, studying his Latin
exam notes like he'd been there all night.
"Hey," he said, bleary-eyed. "You going to be
ready for this test?"
I didn't answer.
"You look awful." He frowned. "Is everything
okay?"
"Just... tired."
I turned so he couldn't read my expression, and
started getting ready for bed.
I didn't understand what I'd heard downstairs. I
wanted to believe I'd imagined the whole thing.
But one thing was clear: Grover and Mr. Brunner
were talking about me behind my back. They
thought I was in some kind of danger.
The next afternoon, as I was leaving the threehour Latin exam, my eyes swimming with all the
Greek and Roman names I'd misspelled, Mr.
Brunner called me back inside.
For a moment, I was worried he'd found out
about my eavesdropping the night before, but
that didn't seem to be the problem.
"Percy," he said. "Don't be discouraged about
leaving Yancy. It's ... it's for the best."
His tone was kind, but the words still
embarrassed me. Even though he was speaking
quietly, the other kids finishing the test could
hear. Nancy Bobofit smirked at me and made
sarcastic little kissing motions with her lips.
I mumbled, "Okay, sir."
"I mean ..." Mr. Brunner wheeled his chair back
and forth, like he wasn't sure what to say. "This
isn't the right place for you. It was only a matter
of time."
My eyes stung.
Here was my favorite teacher, in front of the
class, telling me I couldn't handle it. After saying
he believed in me all year, now he was telling me
I was destined to get kicked out.
"Right," I said, trembling.
"No, no," Mr. Brunner said. "Oh, confound it all.
What I'm trying to say ... you're not normal,
Percy. That's nothing to be-"
M. Brunner. La journée sera longue, demain, avec tous les
examens.
— Je n’ai pas oublié.
La lumière s’est éteinte dans le bureau de M. Brunner.
J’ai attendu dans le noir pendant presque une éternité.
Finalement, je me suis glissé dans le couloir et j’ai regagné la
chambre à pas de loup.
Grover était allongé sur son lit et révisait ses cours de latin
comme s’il n’avait pas bougé de la soirée.
— Hé, m’a-t-il dit, les yeux pleins de sommeil. Tu es prêt pour
l’exam’ de latin ?
Je n’ai pas répondu.
— Dis donc, tu as une sale mine, a-t-il ajouté en fronçant les
sourcils. Il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Je suis fatigué, c’est tout.
Je lui ai tourné le dos pour qu’il ne puisse pas déchiffrer mon
expression et je me suis préparé à me coucher.
Je ne parvenais pas à comprendre ce que j’avais
entendu en bas. Je voulais croire que j’avais tout imaginé.
Cependant une chose était claire : Grover et M.
Brunner parlaient de moi dans mon dos. Ils croyaient
que j’étais en danger, d’une manière ou d’une
autre.
Le lendemain après-midi, au moment où je sortais de la salle
de classe après les trois heures d’examen de latin, la tête
pleine à craquer de tous ces noms grecs et romains que j’avais
orthographiés de travers, M. Brunner m’a rappelé.
J’ai eu peur un instant qu’il ait découvert que j’avais écouté à
sa porte la veille, mais apparemment ce n’était pas de cela
qu’il s’agissait.
— Percy, a-t-il dit. Ne soyez pas découragé de quitter Yancy.
C’est… ça vaut mieux comme ça.
Le ton de sa voix était gentil, mais ses paroles
m’embarrassaient. Il avait beau parler doucement, les autres
gamins qui finissaient leur examen pouvaient l’entendre.
Nancy Bobofit m’a adressé un petit sourire moqueur et fait
mine de m’envoyer des baisers du bout des lèvres.
— Oui, monsieur, ai-je bredouillé.
— Je veux dire… (M. Brunner avançait et reculait avec son
fauteuil roulant comme s’il ne savait pas trop quoi dire.) Ce
n’est pas le bon endroit pour vous, ici. Ce n’était qu’une
question de temps.
J’ai senti les yeux me piquer.
Mon professeur préféré me disait, devant toute la classe, que
je n’assurais pas. Après m’avoir répété toute l’année qu’il
croyait en moi, il m’expliquait que mon destin était de me
faire virer.
— D’accord, ai-je dit en tremblant.
— Non, non, a fait M. Brunner. Oh, zut de zut ! Ce que j’essaie
de vous dire… vous n’êtes pas normal, Percy. Il n’y a pas de
quoi…
149
"Thanks," I blurted. "Thanks a lot, sir, for — Merci de me le rappeler, monsieur, ai-je explosé. Merci
reminding me.
beaucoup.
"Percy-"
— Percy…
But I was already gone.
Mais j’étais déjà parti.
On the last day of the term, I shoved my clothes
into my suitcase.
The other guys were joking around, talking about
their vacation plans. One of them was going on a
hiking trip to Switzerland. Another was cruising
the Caribbean for a month. They were juvenile
delinquents, like me, but they were rich juvenile
delinquents. Their daddies were executives, or
ambassadors, or celebrities. I was a nobody, from
a family of nobodies.
They asked me what I'd be doing this summer
and I told them I was going back to the city.
What I didn't tell them was that I'd have to get a
summer job walking dogs or selling magazine
subscriptions, and spend my free time worrying
about where I'd go to school in the fall.
"Oh," one of the guys said. "That's cool."
They went back to their conversation as if I'd
never existed.
The only person I dreaded saying good-bye to
was Grover, but as it turned out, I didn't have to.
He'd booked a ticket to Manhattan on the same
Greyhound as I had, so there we were, together
again, heading into the city.
During the whole bus ride, Grover kept glancing
nervously down the aisle, watching the other
passengers. It occurred to me that he'd always
acted nervous and fidgety when we left Yancy, as
if he expected something bad to happen. Before,
I'd always assumed he was worried about getting
teased. But there was nobody to tease him on
the Greyhound. Finally I couldn't stand it
anymore.
I said, "Looking for Kindly Ones?" Grover nearly
jumped out of his seat. "Wha-what do you
mean?"
I confessed about eavesdropping on him and Mr.
Brunner the night before the exam.
Grover's eye twitched. "How much did you
hear?"
"Oh ... not much. What's the summer solstice
dead-line?"
He winced. "Look, Percy ... I was j
ust worried for you, see? I mean, hallucinating
about demon math teachers ..."
"Grover-"
Le dernier jour du trimestre, j’ai fourré mes vêtements dans
ma valise.
Les autres garçons plaisantaient entre eux, se racontaient
leurs projets de vacances. L’un d’eux allait faire de la
randonnée en Suisse. L’autre sillonnerait les Caraïbes pendant
un mois. C’étaient des jeunes à problèmes, comme moi, mais
des jeunes à problèmes qui avaient de l’argent. Leurs pères
étaient cadres, ambassadeurs, stars. Moi, j’étais un rien du
tout, issu d’une famille de riens du tout.
Ils m’ont demandé ce que j’allais faire cet été et j’ai répondu
que je rentrais à New York.
Ce que je ne leur ai pas dit, c’est que j’allais devoir me trouver
un boulot d’été, du genre promener des chiens ou vendre des
abonnements à des revues, et que je passerais mon temps
libre à m’inquiéter pour ma rentrée scolaire de l’automne.
— Oh, c’est cool, a dit un des garçons.
Et ils ont repris leur conversation comme si je n’avais jamais
existé.
La seule personne à qui je redoutais de dire au revoir était
Grover, mais en fin de compte je n’ai pas eu à le faire. Il avait
pris un billet pour New York par le même autocar que moi et
nous nous sommes donc retrouvés côte à côte une fois de
plus.
Pendant tout le trajet, Grover n’a pas cessé de jeter des coups
d’œil inquiets dans le couloir, d’observer les autres passagers.
En fait, il s’était toujours montré nerveux et sur ses gardes
chaque fois que nous quittions Yancy. Avant, je croyais juste
qu’il avait peur qu’on l’embête. Mais il n’y avait personne
pour l’embêter dans cet autocar.
Finalement, j’ai craqué. Et j’ai dit :
— Tu cherches des Bienveillantes ?
Grover a failli sauter de son siège.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je lui ai avoué que je les avais surpris, M. Brunner et lui, la
veille de l’examen.
Grover a cligné des paupières.
— Qu’as-tu entendu ? m’a-t-il demandé.
— Oh, pas grand-chose. C’est quoi, l’échéance du solstice
d’été ?
Il a grimacé.
— Écoute, Percy… je m’inquiétais pour toi, c’est tout, tu
comprends ? Tu sais, avec tes hallucinations de prof de maths
démoniaque…
— Grover…
150
"And I was telling Mr. Brunner that maybe you
were overstressed or something, because there
was no
such person as Mrs. Dodds, and ..."
"Grover, you're a really, really bad liar."
His ears turned pink.
From his shirt pocket, he fished out a grubby
business card. "Just take this, okay? In case you
need me this summer.
The card was in fancy script, which was murder
on my dyslexic eyes, but I finally made out
something like:
— Et je disais à M. Brunner que tu étais peut-être hyperstressé ou quelque chose comme ça, parce qu’il n’y a jamais
eu de Mme Dodds, et…
— Grover, tu es un très, très mauvais menteur.
Ses oreilles sont devenues toutes roses.
De sa poche de chemise, il a extirpé une carte de visite en
piteux état.
— Prends ça, d’accord ? Au cas où tu aies besoin de moi cet
été.
La carte était imprimée en caractères alambiqués, ce qui était
mortel pour mes yeux de dyslexique, mais j’ai fini par
déchiffrer quelque chose du genre :
Grover Underwood
Keeper
Half-Blood Hill
Long Island, New York
(800) 009-0009
Grover Underwood, Gardien
Colline des Sang-Mêlé
Long Island, New York
(800) 009 – 0009
"What's Half-"
"Don't say it aloud!" he yelped. "That's my, um ...
summer address."
My heart sank. Grover had a summer home. I'd
never considered that his family might be as rich
as the others at Yancy.
— C’est quoi, la colline des Sang-…
— Ne lis pas tout haut ! a-t-il glapi. C’est, euh… mon adresse
d’été.
J’ai eu un pincement de cœur. Grover avait une maison de
vacances. Il ne m’avait jamais traversé l’esprit qu’il puisse
venir d’une famille de riches, comme les autres à Yancy.
— D’accord, ai-je dit d’un ton morose. Genre, si je veux visiter
ton manoir.
Il a hoché la tête :
— Ou… ou si tu as besoin de moi.
— Pourquoi aurais-je besoin de toi ?
J’ai dit cela plus brutalement que je ne l’aurais voulu. Grover a
rougi jusqu’à la pomme d’Adam.
— Écoute, Percy, la vérité, c’est que je… je suis censé te
protéger, en quelque sorte.
Je l’ai dévisagé.
J’avais passé toute l’année à me battre avec les garçons qui
voulaient se défouler sur lui. J’avais eu des insomnies à la
pensée qu’il risquait de se faire casser la figure l’année
prochaine, sans moi. Et le voilà qui prétendait que c’était lui
qui me défendait.
— Grover, ai-je dit, de quoi me protèges-tu, au juste ?
Un grincement strident a retenti sous nos pieds. Le tableau de
bord s’est mis à déverser une épaisse fumée noire et une
odeur d’œuf pourri a envahi le car.
Avec un juron, le chauffeur s’est rangé sur la bande d’arrêt
d’urgence. Au bout de quelques minutes à trifouiller sous le
capot, il nous a annoncé que nous devions tous descendre.
Grover et moi sommes sortis avec les autres passagers, à la
queue leu leu.
"Okay," I said glumly. "So, like, if I want to come
visit your mansion." He nodded. "Or ... or if you
need me."
"Why would I need you?"
It came out harsher than I meant it to.
Grover blushed right down to his Adam's apple.
"Look, Percy, the truth is, I-I kind of have to
protect you."
I stared at him.
All year long, I'd gotten in fights, keeping bullies
away from him. I'd lost sleep worrying that he'd
get beaten up next year without me. And here he
was acting like he was the one who defended me.
"Grover," I said, "what exactly are you protecting
me from?"
There was a huge grinding noise under our feet.
Black smoke poured from the dashboard and the
whole bus filled with a smell like rotten eggs. The
driver cursed and limped the Greyhound over to
the side of the highway.
After a few minutes clanking around in the
engine compartment, the driver announced that
we'd all have to get off. Grover and I filed outside
with everybody else.
We were on a stretch of country road-no place Nous étions en rase campagne, dans un coin qui ne
151
you'd notice if you didn't break down there. On
our side of the highway was nothing but maple
trees and litter from passing cars. On the other
side, across four lanes of asphalt shimmering
with afternoon heat, was an old-fashioned fruit
stand.
The stuff on sale looked really good: heaping
boxes of bloodred cherries and apples, walnuts
and apricots, jugs of cider in a claw-foot tub full
of ice. There were no customers,
just three old ladies sitting in rocking chairs in the
shade of a maple tree, knitting the biggest pair of
socks I'd ever seen.
I mean these socks were the size of sweaters, but
they were clearly socks. The lady on the right
knitted one of them. The lady on the left knitted
the other. The lady in the middle held an
enormous basket of electric-blue yarn.
All three women looked ancient, with pale faces
wrinkled like fruit leather, silver hair tied back in
white bandannas, bony arms sticking out of
bleached cotton dresses.
The weirdest thing was, they seemed to be
looking right at me.
I looked over at Grover to say something about
this and saw that the blood had drained from his
face. His nose was twitching. "Grover?" I said.
"Hey, man-"
"Tell me they're not looking at you. They are,
aren't they?"
"Yeah. Weird, huh? You think those socks would
fit me?"
"Not funny, Percy. Not funny at all."
The old lady in the middle took out a huge pair of
scissors-gold and silver, long-bladed, like shears. I
heard Grover catch his breath.
"We're getting on the bus," he told me. "Come
on."
"What?" I said. "It's a thousand degrees in there."
"Come on!'" He pried open the door and climbed
inside, but I stayed back.
Across the road, the old ladies were still watching
me. The middle one cut the yarn, and I swear I
could hear that snip across four lanes of traffic.
Her two friends balled up the electric-blue socks,
leaving me wondering who they could possibly
be for-Sasquatch or Godzilla.
At the rear of the bus, the driver wrenched a big
chunk of smoking metal out of the engine
compartment. The bus shuddered, and the
engine roared back to life.
retiendrait pas l’attention à moins d’y tomber en panne. De
notre côté de l’autoroute, il n’y avait rien d’autre à voir que
des érables et des détritus jetés par les gens qui passaient en
voiture. En face, de l’autre côté des quatre voies d’asphalte
qui luisaient dans la chaleur de l’après-midi, se dressait un
étal de fruits à l’ancienne.
La marchandise était vraiment appétissante : des cageots
débordant de cerises et de pommes vermillon, des noix et des
abricots, de grandes bouteilles de jus de pomme dans une
baignoire à pattes de griffon pleine de glace. Il n’y avait pas de
clients, juste trois vieilles dames assises dans des rockingchairs à l’ombre d’un érable, qui tricotaient la plus grande
paire de chaussettes que j’aie jamais vue.
C’est simple, ces chaussettes avaient la taille d’un pull, mais
c’étaient incontestablement des chaussettes. La dame qui
était sur la droite en tricotait une. La dame assise à gauche
tricotait l’autre. La dame du milieu tenait une énorme
corbeille de fil à tricoter bleu électrique.
Les trois femmes avaient un air antédiluvien avec leurs visages
blêmes et ridés comme de vieilles pommes, leurs cheveux
argent retenus par des bandanas blancs et leurs bras
décharnés dans leurs robes de coton décolorées.
Le plus étrange, c’était qu’elles semblaient avoir le regard rivé
sur moi.
J’ai tourné la tête pour en parler à Grover et j’ai vu qu’il était
devenu livide. Son nez tressaillait.
— Grover ? ai-je dit. Hé, mec…
— Dis-moi qu’elles ne te regardent pas… elles te regardent,
n’est-ce pas ?
— Ouais. Bizarre, non ? Tu crois que ces chaussettes
m’iraient ?
— C’est pas drôle, Percy. Pas drôle du tout.
La vieille dame du milieu a attrapé une énorme paire de
ciseaux – or et argent, à longues lames comme des cisailles.
J’ai entendu Grover retenir sa respiration.
— On remonte dans le car, m’a-t-il dit. Viens.
— Quoi ? Mais il fait mille degrés là-dedans !
— Viens !
Il a forcé la porte et il est entré dans le car, mais je suis resté
dehors.
De l’autre côté de la route, les vieilles dames m’observaient
toujours. Celle du milieu a coupé le fil, et je vous jure que j’ai
entendu ce clic-clac malgré les quatre voies de circulation. Ses
deux amies ont roulé les chaussettes bleu électrique en boule,
me laissant à ma perplexité : à qui étaient-elles destinées, au
Yéti ou à Godzilla ?
À l’arrière du car, le chauffeur a arraché un gros bout de métal
fumant de sous le capot. Le car s’est ébranlé et le moteur s’est
réveillé avec un grondement.
152
The passengers cheered.
"Darn right!" yelled the driver. He slapped the
bus with his hat. "Everybody back on board!"
Once we got going, I started feeling feverish, as if
I'd caught the flu.
Grover didn't look much better. He was shivering
and his teeth were chattering.
"Grover?"
"Yeah?"
"What are you not telling me?"
He dabbed his forehead with his shirt sleeve.
"Percy, what did you see back at the fruit stand?"
"You mean the old ladies? What is it about them,
man? They're not like ... Mrs. Dodds, are they?"
His expression was hard to read, but I got the
feeling that the fruit-stand ladies were something
much, much worse than Mrs. Dodds. He said,
"Just tell me what you saw."
"The middle one took out her scissors, and she
cut the yarn."
He closed his eyes and made a gesture with his
fingers that might've been crossing himself, but it
wasn't. It was something else, something almostolder.
He said, "You saw her snip the cord."
"Yeah. So?" But even as I said it, I knew it was a
big deal.
"This is not happening," Grover mumbled. He
started chewing at his thumb. "I don't want this
to be like the last time."
"What last time?"
"Always sixth grade. They never get past sixth."
"Grover," I said, because he was really starting to
scare me. "What are you talkingabout?"
"Let me walk you home from the bus station.
Promise me."
This seemed like a strange request to me, but I
promised he could.
"Is this like a superstition or something?" I asked.
No answer.
"Grover-that snipping of the yarn. Does that
mean somebody is going to die?"
He looked at me mournfully, like he was already
picking the kind of flowers I'd like best on my
coffin.
Les passagers ont applaudi.
— Et voilà le travail ! a crié le chauffeur. (Il a fait claquer son
chapeau sur la carrosserie.) En voiture tout le monde !
Une fois que nous eûmes démarré, j’ai commencé à me sentir
fiévreux, comme si j’avais attrapé la grippe.
Grover n’avait pas l’air en meilleure forme. Il frissonnait et
claquait des dents.
— Grover ?
— Ouais ?
— Qu’est-ce que tu me caches ?
Il s’est tamponné le front avec sa manche de chemise.
— Percy, qu’est-ce que tu as vu là-bas à l’étal de fruits ?
— Tu veux dire les trois vieilles dames ? C’est quoi l’histoire,
mec ? Elles ne sont pas… elles ne sont pas comme Mme
Dodds, si ?
L’expression de Grover était difficile à décrypter, mais j’ai eu
l’impression que les dames de l’étal de fruits représentaient
quelque chose de bien, bien pire que Mme Dodds. Pour toute
réponse, il m’a dit :
— Raconte-moi juste ce que tu as vu.
— Celle du milieu a pris ses ciseaux et elle a coupé le fil.
Il a fermé les yeux et fait un geste avec les doigts, un peu
comme s’il se signait, mais ce n’était pas ça. C’était quelque
chose d’autre, quelque chose de presque… plus ancien.
Il a dit :
— Tu l’as vue trancher le fil.
— Ouais. Et alors ? ai-je rétorqué. (Mais je savais déjà que
c’était grave.)
— Je refuse d’y croire, a marmonné Grover. (Il s’est mis à
mordiller son pouce.) Je ne veux pas que ça se passe comme
la dernière fois.
— Quelle dernière fois ?
— Et toujours en sixième. Ils ne dépassent jamais la sixième.
— Grover, ai-je dit, parce qu’il commençait vraiment à me
faire peur, de quoi tu parles ?
— Laisse-moi te raccompagner de la gare routière à chez toi.
Promets-le-moi.
Ça m’a paru une drôle de demande, mais je lui ai promis qu’il
pourrait me raccompagner.
— C’est une superstition ou quoi ? lui ai-je demandé.
Pas de réponse.
— Grover… ce fil tranché. Est-ce que ça signifie que quelqu’un
va mourir ?
Il m’a regardé tristement, comme s’il choisissait déjà les fleurs
qui me plairaient le plus pour mon cercueil.
Corpus Bellama
153
Imagine that you have to break someone’s arm.
Right or left, doesn’t matter. The point is that
you have to break it, because if you don’t . . .
well, that doesn’t matter either. Let’s just say
bad things will happen if you don’t.
Now, my question goes like this: do you break
the arm quickly - snap, whoops, sorry, here
let me help you with that improvised splint - or
do you drag the whole business out for a good
eight minutes, every now and then increasing the
pressure in the tiniest of increments, until the
pain becomes pink and green and hot and cold
and altogether howlingly unbearable?
Imaginez que vous deviez casser le bras de
quelqu’un.
Le gauche ou le droit, aucune importance, la
question étant de passer à l’acte, faute de quoi…
enfin, qu’importe également. Disons seulement
que, sinon, ça risque d’aller mal. Le problème est
en réalité le suivant : allez-vous au plus vite – crac !
oh, désolé, laissez-moi vous mettre une attelle,
monsieur – ou faites-vous traîner l’affaire pendant
huit bonnes minutes, en procédant par minuscules
poussées, certes de plus en plus fortes, jusqu’à ce
que la douleur devienne verte et rose, glacée,
brûlante, et finalement insupportable au point de
le faire gueuler comme un veau.
Eh oui, bien sûr. C’est évident. La chose à faire, la
seule chose à faire, c’est d’en finir le plus
rapidement possible. Cassez-moi ce bras,
payez la tournée, soyez un bon citoyen.
À moins que.
Well exactly. Of course. The right thing to do, the
only thing to do, is to get it over with as quickly
as possible. Break the arm, ply the brandy, be a
good citizen. There can be no other answer.
Unless.
Que, que, que…
Unless unless unless.
Et si vous détestiez la personne au bout dudit bras
What if you were to hate the person on the other ? Ou, plus précisément : si vous la haïssiez grave ?
end of the arm? I mean really, really hate them. Je
devais
maintenant
y
réfléchir.
This was a thing I now had to consider. Je dis maintenant, mais en réalité je veux parler
I say now, meaning then, meaning the moment I
d’un moment passé ; le moment situé une fraction
am describing; the moment fractionally, oh so de seconde – quelle fraction, cependant ! – avant
bloody fractionally, before my wrist reached the que mon poignet arrive aux environs de ma nuque,
back of my neck and my left humerus broke into et que mon humérus gauche se brise en deux
at least two, very possibly more, floppily joined- éléments plus ou moins faciles à recoller. Deux,
together pieces.
voire beaucoup plus.
The arm we’ve been discussing, you see, is mine.
It’s not an abstract, philosopher’s arm. The bone,
the skin, the hairs, the small white scar on the
point of the elbow, won from the corner of a
storage heater at Gateshill Primary School - they
all belong to me. And now is the moment when I
must consider the possibility that the man
standing behind me, gripping my wrist and
driving it up my spine with an almost sexual
degree of care, hates me. I mean, really, really
Parce que le bras dont on discute, voyez, c’est le
mien. Pas le bras abstrait de quelque philosophe.
L’os, la peau, les poils, la petite cicatrice blanche à
la pointe du coude, cadeau d’un radiateur à
accumulation de l’école primaire de Gateshill –
tout ça, c’est à moi. C’est aussi le moment où je me
demande si cet homme dans mon dos, qui me
serre le poignet et le pousse avec un zèle quasi
érotique en haut de ma colonne vertébrale… eh
bien, si cet homme ne me haïrait pas. S’il ne me
hait pas carrément.
154
hates me.
Car il n’en finit pas.
Nom de famille Rayner. Prénom inconnu. Enfin
moi, je ne sais pas et, par conséquent et de toute
His name was Rayner. First name unknown. By manière, vous non plus.
me, at any rate, and therefore, presumably, by
Je suppose que quelqu’un, quelque part, le connaît
you too.
– l’a baptisé ainsi, l’a gueulé dans l’escalier à
I suppose someone, somewhere, must have l’heure du petit-déj’, lui a appris à
known his first name - must have baptised him l’épeler – et d’autres l’ont certainement crié dans
with it, called him down to breakfast with it,
un bar pour lui offrir un verre, ou murmuré
taught him how to spell it - and someone else pendant l’amour, ou l’ont inscrit dans la bonne
must have shouted it across a bar with an offer case d’un formulaire d’assurance-vie. Je sais qu’ils
of a drink, or murmured it during sex, or written
ont fait ça. J’ai juste un peu de mal à me le
it in a box on a life insurance application form. I représenter.
know they must have done all these things. Just Rayner avait sans doute une dizaine d’années de
hard to picture, that’s all.
plus que moi. Ce qui ne pose en soi aucun
Rayner, I estimated, was ten years older than problème. J’entretiens des relations chaleureuses,
me. Which was fine. Nothing wrong with that. I sans bras cassés, avec quantité de personnes de
have
good,
warm,
non
arm-breaking cet âge. Pour l’ensemble des gens admirables,
relationships with plenty of people who are ten d’ailleurs. Mais il était en outre plus grand de sept
years older than me. People who are ten years centimètres, plus lourd de vingt-cinq kilos et, en
older than me are, by and large, admirable. But unités de violence, disons au moins huit de plus
Rayner was also three inches taller than me, four que moi. Plus laid aussi qu’un parking, avec un
stones heavier, and at least eight however-you- grand crâne chauve, plein de creux et de bosses,
measure violence units more violent. He was qui ressemblait à un ballon rempli de clés à
uglier than a car park, with a big, hairless skull molette. Il avait également un nez de boxeur,
that dipped and bulged like a balloon full of qu’un tiers encore avait probablement aplati de la
spanners, and his flattened, fighter’s nose, main gauche (ou du pied gauche), et qui serpentait
apparently drawn on his face by someone using sous un front mal dégrossi.
He is taking for ever.
their left hand, or perhaps even their left foot,
spread out in a meandering, lopsided delta under
Dieu tout-puissant, quel front ! Chacun en leur
the rough slab of his forehead.
temps, briques, couteaux, bouteilles et divers
And God Almighty, what a forehead. Bricks, arguments rationnels avaient rebondi sur cette
knives, bottles and reasoned arguments had, in vaste surface en ne laissant que d’infimes
their time, bounced harmlessly off this massive empreintes entre des pores profonds et très
frontal plane, leaving only the feeblest espacés. Les pores les plus profonds et les plus
indentations between its deep, widely-spaced espacés que je pense avoir jamais remarqués sur
pores. They were, I think, the deepest and most une peau humaine. Ça me rappelait le golf
widely-spaced pores I have ever seen in human municipal de Dalbeattie à la fin du long été sec de
skin, so that I found myself thinking back to the 1976.
council putting-green in Dalbeattie, at the end of Sur les côtés, nous découvrons que les oreilles de
the long, dry summer of ‘76.
Rayner ont jadis été mordues, arrachées et remises
Moving now to the side elevation, we find that en place, la gauche étant franchement
155
Rayner’s ears had, long ago, been bitten off
and spat back on to the side of his head, because
the left one was definitely upside down, or inside
out, or something that made you stare at it for a
long time before thinking ‘oh, it’s an ear’.
And on top of all this, in case you hadn’t got the
message, Rayner wore a black leather jacket
over a black polo-neck. But of course you would
have got the message. Rayner could have
swathed himself in shimmering silk and put an
orchid behind each ear, and nervous passers-by
would still have paid him money first and
wondered afterwards whether they had owed
him any.
As it happened, I didn’t owe him money. Rayner
belonged to that select group of people to whom
I didn’t owe anything at all, and if things had
been going a little better between us, I might
have suggested that he and his fellows have a
special tie struck, to signify membership. A motif
of crossed paths, perhaps. But, as I said, things
weren’t going well between us.
A one-armed combat instructor called Cliff (yes, I
know - he taught unarmed combat, and he
only had one arm - very occasionally life is like
that) once told me that pain was a thing you did
to yourself. Other people did things to you - they
hit you, or stabbed you, or tried to break your
arm – but pain was of your own making.
Therefore, said Cliff, who had spent a fortnight in
Japan and so felt entitled to unload dogshit of
this sort on his eager charges, it was always
within your power to stop your own pain. Cliff
was killed in a pub brawl three months later by a
fifty-five-year-old widow, so I don’t suppose I’ll
ever have a chance to set him straight.
à l’envers, ou sens dessus dessous, suffisamment
pour qu’on l’observe un certain temps avant de
conclure : « Ah oui, c’est une oreille ! »
Par-dessus tout ça, au cas où vous n’auriez pas
pigé, il portait une veste en cuir noir sur un col
roulé de même couleur. Mais, bien sûr, vous aviez
pigé. Il aurait pu s’envelopper de soie miroitante et
mettre des orchidées dans ses cheveux, les
passants inquiets l’auraient payé avant de se poser
la question de savoir s’ils lui devaient de l’argent.
En ce qui me concerne, je ne lui en devais pas.
Rayner fait partie d’un groupe très sélect à qui je
ne dois rien du tout et, si ça s’était passé un peu
mieux entre nous, je lui aurais suggéré, à lui et ses
semblables, d’adopter un style de cravate
particulier, comme les membres d’un même club.
Avec pour motif des chemins qui se croisent, peutêtre. Mais comme je l’ai déjà dit, ça se passait mal.
Un certain Cliff, professeur manchot de combat à
mains nues (oui, je sais, il n’en avait qu’une, de
main, mais la vie est comme ça, très rarement) m’a
appris que la douleur est une chose qu’on
s’inflige à soi-même. On peut nous faire toutes
sortes de misères – nous frapper, nous poignarder,
essayer de nous casser le bras –, mais la douleur,
nous la créons tout seuls. Et donc, selon Cliff qui,
après deux semaines au Japon, se croyait autorisé
à vendre de telles conneries au prix fort, on est
toujours capable de la faire cesser. Une veuve de
cinquante-cinq ans l’ayant tué depuis au cours
d’une bagarre dans un pub, je ne pense plus avoir
l’occasion de lui souffler dans les bronches.
La douleur est une réalité. Quand elle vous tombe
Pain is an event. It happens to you, and you deal dessus, vous vous débrouillez au mieux.
with it in whatever way you can. Mon seul avantage était que, jusque-là, je n’avais
The only thing in my favour was that, so far, I produit aucun bruit.
hadn’t made any noise.
Il ne s’agit pas de courage, comprenez bien, tout
Nothing to do with bravery, you understand, I simplement je n’en avais pas trouvé le temps.
156
simply hadn’t got round to it. Up until this
moment, Rayner and I had been pinging off the
walls and furniture in a sweatily male silence,
with only the occasional grunt to show that we
were both still concentrating. But now, with
much more than five seconds to go before I
passed out or the bone finally gave way – now
was the ideal moment to introduce a new
element. And sound was all I could think of.
So I inhaled deeply through my nose,
straightened up to get as close as I could to his
face, held the breath for a moment, and then let
out what Japanese martial artists refer to as a
kiai - you’d probably call it a very loud noise, and
that wouldn’t be so far off - a scream of such
blinding,
shocking,
what-the-fuck-was-that
intensity, that I frightened myself quite badly.
Jusqu’alors, Rayner et moi avions rebondi sur les
murs et les meubles dans un silence viril émaillé
de sueur, en lâchant quelques grognements pour
indiquer que nous étions concentrés. Toutefois, à
cinq secondes de l’évanouissement ou de la
fracture, il était temps d’introduire un élément
nouveau, et émettre un son fut la seule chose qui
me traversât l’esprit.
Donc, respirant profondément par le nez, je
rapprochai celui-ci autant que possible du visage
de mon agresseur, je retins un instant mon souffle,
puis je poussai ce que les artistes martiaux japonais
appellent un kiai, que vous définiriez sans doute
par « bruit retentissant » – ça ne serait pas trop
tiré par les cheveux –, mais un cri d’une intensité à
ce point aveuglante, choquante,« putain mais
qu’est-ce que c’était ?», que j’en fus le premier
effrayé.
L’effet sur Rayner fut celui escompté puisque, se
déportant malgré lui sur le côté, il a relâché mon
bras pendant un douzième de seconde. J’en ai
profité pour lui balancer un méchant coup de
boule, assez fort pour sentir le cartilage de son nez
s’ajuster sur l’arrière de mon crâne, tandis qu’une
moiteur soyeuse se répandait sur mon scalp.
Levant alors le talon vers son entrejambe pour lui
racler l’intérieur de la cuisse, j’ai fait connaissance
avec un appareil génital d’une taille quand même
impressionnante. À la fin du douzième de seconde,
Rayner ne me tenait plus du tout le bras, et je me
suis rendu compte que j’étais en nage.
On Rayner, the effect was pretty much as
advertised, because he shifted involuntarily to
one side, easing the grip on my arm for about a
twelfth of a second. I threw my head back into
his face as hard as I could, feeling the gristle in
his nose adjust itself around the shape of my
skull and a silky wetness spreading across my
scalp, then brought my heel up towards his
groin, scraping the inside of his thigh before
connecting with an impressive bundle of
genitalia. By the time the twelfth of a second had
elapsed, Rayner was no longer breaking my arm,
and I was aware, suddenly, of being drenched in
sweat.
Me détachant de lui en dansant sur la pointe des
I backed away from him, dancing on my toes like pieds comme un vieux saint-bernard, j’ai cherché
a very old St Bernard, and looked around for a autour de moi quelque chose qui me serve d’arme.
weapon.
The venue for this pro-am contest of one fifteenminute round was a small, inelegantly furnished
sitting-room in Belgravia. The interior designer
had done a perfectly horrible job, as all interior
Ce tournoi pro-semi-pro d’un seul round (un quart
d’heure) avait pour cadre un petit salon de
mauvais goût à Belgravia. Comme tous ses
confrères, à chaque fois sans exception,
l’architecte d’intérieur avait fait un travail
157
designers do, every single time, without fail, no
exceptions - but at that moment his or her liking
for heavy, portable objets happened to coincide
with mine. I selected an eighteen inch Buddha
from the mantelpiece with my good arm, and
found that the little fellow’s ears afforded a
satisfyingly snug grip for the one-handed player.
absolument épouvantable mais, à cet instant, son
penchant pour les objets lourds et portatifs
s’accordait bien avec le mien. Jetant mon dévolu
sur le bouddha de quarante-cinq centimètres qui
ornait la cheminée, j’ai découvert avec plaisir que
ses ridicules esgourdes offraient une prise
satisfaisante à ma seule main valide.
Agenouillé par terre, Rayner vomissait tripes et
boyaux sur le tapis chinois, dont les couleurs
s’amélioraient à vue d’oeil. J’ai pris position, un
peu d’élan et, me ruant sournoisement sur lui, j’ai
frappé l’os tendre derrière l’oreille gauche avec le
socle de la statuette. Le choc a produit un son mat,
de ceux que seuls émettent les tissus humains dans
ce cas, et Rayner a roulé sur le flanc.
Rayner was kneeling now, vomiting on a Chinese
carpet and improving its colour no end. I chose
my spot, braced myself, and swung at him backhanded, plugging the corner of the Buddha’s
plinth into the soft space behind his left ear.
There was a dull, flat noise, of the kind that only
human tissue under attack can make, and he
Je ne me suis pas donné la peine de vérifier s’il
rolled over on to his side.
respirait encore. Cruel, peut-être, mais c’est ainsi.
I didn’t bother to see whether he was still alive.
J’ai essuyé quelques gouttes de transpiration sur
Callous, perhaps, but there you go. mon visage en me rendant dans le couloir. J’ai
I wiped some of the sweat from my face and prêté attention aux bruits bien que, s’il y en avait
walked through into the hall. I tried to listen, but eu dans la maison ou au-dehors, je ne les aurais
if there was any sound from the house or from pas entendus, puisque mon coeur jouait les
the street outside I would never have heard it, marteaux-piqueurs. Ou peut-être y avait-il un vrai
because my heart was going like a road drill. Or
marteau-piqueur dehors mais, dans ce cas, j’étais
perhaps there really was a road drill outside. I trop occupé à aspirer de grosses valises d’air pour
was too busy sucking in great suitcase-sized le remarquer.
chunks of air to notice.
Ouvrant la porte d’entrée, j’ai senti une petite
bruine froide me tomber dessus, se mélanger avec
I opened the front door and immediately felt ma sueur, adoucir la douleur dans mon bras, et
cool drizzle on my face. It mingled with the tout diluer au passage. J’ai fermé les yeux et laissé
sweat, diluting it, diluting the pain in my arm, l’eau ruisseler sur ma peau. C’était une des choses
diluting everything, and I closed my eyes and let les plus agréables qui me fussent arrivées à ce jour.
it fall. It was one of the nicest things I’ve ever Vous me direz que j’ai mené une existence
experienced. You may say that it’s a pretty poor misérable – je vous répondrai que le contexte a ses
life I’ve been leading. But then, you see, context raisons.
Refermant la porte sans la verrouiller, j’ai fait
is everything.
quelques pas sur le trottoir et allumé une cigarette.
Mon coeur mécontent s’est remis à battre plus
lentement, et mon souffle l’a suivi à peu de
I left the door on the latch, stepped down on to
distance. Mon bras souffrait le martyre, et j’étais
the pavement and lit a cigarette. Gradually,
bien conscient que ça durerait des jours, sinon des
grumpily, my heart sorted itself out, and my
semaines, mais au moins j’ai la chance de savoir
breathing followed at a distance. The pain in my
fumer des deux mains.
arm was terrible, and I knew it would be with me
158
for days, if not weeks, but at least it wasn’t my À l’intérieur, j’ai retrouvé Rayner au même endroit,
vautré dans une mare de vomi. S’il n’était pas
smoking arm.
mort, il était grièvement blessé et, dans un cas
comme dans l’autre, ça me vaudrait au moins cinq
I went back into the house and saw that Rayner ans. Dix, avec un rallongement de peine pour
was where I’d left him, lying in a pool of vomit. mauvaise conduite.
He was dead, or he was grievously-bodilyharmed, either of which meant at least five
years. Ten, with time added on for bad
behaviour. And this, from my point of view, was
bad.
I’ve been in prison, you see. Only three weeks,
and only on remand, but when you’ve had to
play chess twice a day with a monosyllabic West
Ham supporter, who has ‘HATE’ tattooed on one
hand, and ‘HATE’ on the other - using a set
missing six pawns, all the rooks and two of the
bishops - you find yourself cherishing the little
things in life. Like not being in prison.
I was contemplating these and related matters,
and starting to think of all the hot countries I’d
never got around to visiting, when I realised that
that noise - that soft, creaking, shuffling, scraping
noise - was definitely not coming from my heart.
Nor from my lungs, nor from any other part of
my yelping body. That noise was definitely
external.
Someone, or something, was making an utterly
hopeless job of coming down the stairs quietly.
I left the Buddha where it was, picked up a
hideous alabaster table lighter and moved
towards the door, which was also hideous. How
can one make a hideous door? you may ask.
Well, it takes some doing, certainly, but believe
me, the top interior designers can knock off this
kind of thing before breakfast.
Ce qui, de mon point de vue, est très mauvais.
J’ai déjà fait de la taule, voyez-vous. Seulement
trois semaines, en détention provisoire, mais
quand on est obligé de jouer aux échecs deux fois
par jour avec un supporter de l’équipe de West
Ham à tendance monosyllabique ; qui a le mot
HAINE tatoué sur une main, et le mot HAINE tatoué
sur l’autre main ; qu’en plus il manque six pions,
toutes les tours et deux fous, eh bien on finit par
attacher de l’importance aux petits plaisirs de
l’existence. Comme celui d’éviter la taule, pour
commencer.
Je méditais cela et le reste, je pensais à tous les
pays chauds que je n’avais jamais osé visiter quand
j’ai compris que cette espèce de bruit – des pas
prudents, légers, sur des lattes qui craquent malgré
tout – ne venait pas de mon coeur. Ni de mes
poumons, ni d’une quelconque partie de mon
corps endolori. C’était, de fait, un bruit externe.
Quelqu’un, ou quelque chose, s’efforçait de
descendre silencieusement l’escalier. En vain.
Sans toucher au bouddha par terre, je me suis
muni d’un immonde briquet de table en albâtre
avant de me diriger vers la porte, elle aussi
immonde.
Comment
peut-on
fabriquer
d’immondes portes ? demanderez-vous. Ah, un
certain savoir-faire est sûrement nécessaire mais,
croyez-moi, les architectes d’intérieur vous
pondent ce genre d’horreur avant le petit-déj’.
Incapable de retenir mon souffle, j’ai attendu
bruyamment. Un interrupteur a cliqueté quelque
part, un instant, avant de recommencer dans
l’autre sens. Une autre porte s’est ouverte. Silence.
Rien là-dedans non plus. S’est refermée. Puis ne
bougeons pas. Réfléchissons. Essayons le salon.
159
I tried to hold my breath and couldn’t, so I
waited noisily. A light switch flicked on
somewhere, waited, then flicked off. A door
opened, pause, nothing there either, closed.
Stand still. Think. Try the sitting-room.
Des frous-frous, des pieds qui traînent sur la
moquette et, sentant brusquement ma main se
détendre autour du briquet en albâtre, je me suis
adossé au mur avec un vague soulagement.
Car, même blessé et terrifié comme je l’étais,
j’aurais mis ma tête à couper qu’aucun boxeur ou
There was a rustle of clothing, a soft footfall, and nervi ne porte Fleur de fleurs de Nina Ricci.
then suddenly I found I was relaxing my grip on S’arrêtant à la porte, la fille a balayé la pièce du
the alabaster lighter, and leaning back against regard. Les lampes étaient éteintes mais, avec les
rideaux ouverts, les lumières de la rue éclairaient
the wall in something close to relief.
suffisamment la scène.
Because even in my frightened, wounded state, I
was ready to stake my life on the fact that Nina
Ricci’s Fleur de Fleurs is just not a fighting scent.
She stopped in the doorway and looked around
the room. The lights were out, but the curtains
were wide open and there was plenty of light
coming in from the street.
I waited until her gaze fell on Rayner’s body
before I put my hand over her mouth. We went
through all the usual exchanges dictated by
Hollywood and polite society. She tried to
scream and bite the palm of my hand, and I told
her to be quiet because I wasn’t going to hurt her
unless she shouted. She shouted and I hurt her.
Pretty standard stuff, really.
By and by she was sitting on the hideous sofa
with half a pint of what I thought was brandy but
turned out to be Calvados, and I was standing by
the door wearing my smartest and best ‘I am
psychiatrically A1’ expression.
Les yeux de la fille ont trouvé le corps de Rayner, et
j’ai mis une main sur ma bouche. Nous avons
échangé des civilités. Mi-scénario hollywoodien,
mibonne société. Elle a commencé à hurler, puis
essayé de me mordre la main. J’ai promis de ne lui
faire aucun mal si elle ne criait pas. Alors elle a crié
et je lui ai fait mal. L’ordinaire, quoi.
Elle a fini par s’asseoir sur le canapé avec un verre
à bière à moitié plein de ce que j’ai pris pour du
brandy
(c’était
en
fait
du
calvados).
Moi, j’affichais mon air le plus crédible « je suis
parfaitement sain d’esprit ».
J’avais auparavant poussé Rayner sur le flanc, dans
une posture propice au rétablissement, ou ne
serait-ce que pour l’empêcher d’étouffer dans son
vomi. Et celui de quelqu’un d’autre, tant qu’on y
était. La dame a voulu se lever, le tripoter, vérifier
que ça allait – suggérant oreillers, gant de toilette
mouillé, bandages – et je l’ai priée de rester où elle
était. J’avais déjà appelé une ambulance, le mieux
était de laisser ce monsieur tranquille.
I’d rolled Rayner on to his side, into a kind of
recovery position, to stop him from choking on
his own vomit. Or anyone else’s, if it came to
that. She’d wanted to get up and fiddle with him, Elle s’était mise à trembler légèrement. Des mains
to see if he was all right - pillows, damp cloths, d’abord, serrées autour du verre, puis des coudes
160
bandages, all the things that help to make the
bystander feel better - but I told her to stay
where she was because I’d already called an
ambulance, and all in all it would be better to
leave him alone.
She had started to tremble slightly. It started in
the hands, as they clutched the glass, then
moved to her elbows and up to her shoulders,
and it got worse every time she looked at
Rayner. Of course, trembling is probably not an
uncommon reaction to discovering a mixture of
dead person and vomit on your carpet in the
middle of the night, but I didn’t want her getting
any worse. As I lit a cigarette with the alabaster
lighter - and yes, even the flame was hideous – I
tried to take in as much information as I could
before the Calvados booted her up and she
started asking questions.
I could see her face three times in that room:
once in a silver-framed photograph on the
mantelpiece, with her in Ray Bans, dangling from
a ski-lift; once in a huge and terrible oil portrait,
done by someone who can’t have liked her all
that much, hanging by the window; and finally,
and definitely the best of all, in a sofa ten feet
away.
She couldn’t have been more than nineteen,
with square shoulders and long brown hair that
waved and cheered as it disappeared behind her
neck. The high, round cheek-bones implied
Orientalness, but that disappeared as soon as
you reached her eyes, which were also round,
and large, and bright grey. If that makes any
sense. She was wearing a red silk dressing-gown,
and one elegant slipper with fancy gold thread
across the toes. I glanced around the room, but
its mate was nowhere to be seen. Maybe she
could only afford one.
She cleared some husk from her throat.
‘Who is he?’ she said.
et enfin des épaules, chaque fois un peu plus
lorsqu’elle regardait Rayner. Bien sûr, cela n’est
pas anormal lorsqu’on découvre un alliage de
cadavre et de vomi sur le tapis du salon au milieu
de la nuit, mais je ne tenais pas à ce que ça empire.
J’ai allumé une cigarette avec le briquet en albâtre
– même la flamme était immonde – et je me suis
efforcé d’obtenir autant d’informations que
possible avant que, le calvados faisant effet, la
dame m’inonde de questions.
J’avais son visage en triple exemplaire : le premier
dans le cadre en argent, posé sur le manteau de la
cheminée, où elle posait en Ray Ban, suspendue à
un tire-fesses ; le second sous forme d’un portrait à
l’huile, aussi grand qu’effroyable, accroché près de
la fenêtre (le peintre ne l’aimait sans doute pas
beaucoup) ; enfin, sans conteste le meilleur des
trois se trouvait sur le canapé, trois mètres devant
moi.
Elle avait dix-neuf ou vingt ans, des épaules carrées
et de longs cheveux bruns qui ondulaient
joyeusement avant de disparaître dans son dos.
Hautes et rondes, ses pommettes avaient une
touche orientale, qu’on oubliait en découvrant ses
yeux, ronds également, mais grands et d’un gris
lumineux. Si ça veut dire quelque chose. Elle
portait un déshabillé de soie rouge, ainsi qu’une
élégante pantoufle, décorée de fil d’or au niveau
des orteils. J’ai cherché du regard la seconde dans
la pièce – sans succès. Peut-être la dame n’avaitelle pas les moyens de les acheter par paires.
Elle a sorti un chat de sa gorge.
– Qui est-ce ? a-t-elle demandé.
Avant même qu’elle ouvre la bouche, j’avais deviné
qu’elle était américaine. Elle semblait trop saine
pour un autre pays. Ils les trouvent où, d’ailleurs,
leurs dents ?
– Un certain Rayner, ai-je affirmé, me rendant
compte aussitôt que c’était un peu léger, comme
réponse. Un type très dangereux, ai-je donc ajouté.
– Dangereux ?
I think I’d known she was going to be American
161
before she opened her mouth. Too healthy to be
anything else. And where do they get those
teeth?
‘His name was Rayner,’ I said, and then realised
that this sounded a little thin as an answer, so I
thought I’d add something. ‘He was a very
dangerous man.’
‘Dangerous?’
She looked worried by that, and quite right too.
It was probably crossing her mind, as it was
crossing mine, that if Rayner was dangerous, and
I’d killed him, then that, hierarchically speaking,
made me very dangerous.
Cela paraissait l’inquiéter, et elle n’avait pas tort. Il
lui venait sans doute à l’esprit comme moi que, si
cet homme était dangereux, je me situais plus haut
dans cette menaçante hiérarchie. Puisque je
l’avais tué.
– Dangereux, ai-je répété, en étudiant
attentivement la demoiselle qui détournait les
yeux. Elle semblait trembler moins, ce qui était
bien. Ou peut-être tremblais-je simultanément, et
donc je ne m’apercevais plus de rien.
– Et euh… Qu’est-ce qu’il fait là ? a-t-elle fini par
s’inquiéter. Qu’est-ce qu’il voulait ?
– Difficile à dire.
‘Dangerous,’ I said again, and watched her
closely as she looked away. She seemed to be Pour moi du moins.
trembling less, which was good. Or maybe her – Peut-être cherchait-il de l’argent ? ai-je pensé.
trembling had just fallen into sync with mine, so I Ou l’argenterie…
noticed it less.
– Mais euh… Il ne vous l’a pas dit ? m’a-t-elle coupé
‘Well . . . what is he doing here?’ she said at last. d’une voix soudain sonore. Vous l’avez frappé sans
‘What did he want?’
savoir qui c’était ? Ni ce qu’il faisait ici?
Malgré le choc, son cerveau semblait marcher fort
‘It’s difficult to say.’
bien.
– Je l’ai frappé parce qu’il a essayé de me tuer. Je
Difficult for me, at any rate.
suis comme ça. J’ai tenté un sourire espiègle, que
‘Maybe he was after money, maybe the silver. . .’ je n’ai pas trouvé très efficace en l’apercevant dans
‘You mean . . . he didn’t tell you?’
le
miroir
au-dessus
de
la
cheminée.
– Vous êtes comme ça, a-t-elle répété, impitoyable.
Her voice was suddenly loud.
Et vous êtes qui ?
‘You hit this guy, without knowing who he was?
What he was doing here?’
Despite the shock, her brain seemed to be Voilà autre chose. Il fallait marcher sur des oeufs.
La situation risquait de s’aggraver méchamment.
coming along pretty nicely.
J’ai essayé un air surpris, voire un tantinet blessé.
‘I hit him because he was trying to kill me,’ I said.
‘I’m like that.’
I tried a roguish smile, then caught sight of it in
the mirror over the mantelpiece and realised it – Comment, vous ne me reconnaissez pas ?
– Non.
hadn’t worked.
‘You’re like that,’ she repeated, unlovingly. ‘And – Ah. Curieux. Fincham, James Fincham.
J’ai tendu ma main. Comme la demoiselle ne l’a
who are you?’
pas prise, je l’ai passée dans mes cheveux d’un
162
Well now. I was going to have to wear some very
soft shoes at this juncture. This was where things
could suddenly get a lot worse than they already
were. I tried looking surprised, and perhaps just a
little bit hurt.
geste nonchalant.
‘You mean you don’t recognise me?’
Elle a réfléchi un instant.
‘No.’
‘Huh. Odd. Fincham. James Fincham.’
– Une relation d’affaires ?
– C’est un nom, a-t-elle répondu. Ça ne me dit pas
qui vous êtes.
– Un ami de votre père.
– Plus ou moins.
I held out my hand. She didn’t take it, so I
converted the movement into a nonchalant – Plus ou moins, a-t-elle répété avec une moue.
Vous vous appelez James Fincham, vous êtes plus
brush of the hair.
ou moins une relation d’affaires, et vous venez plus
‘That’s a name,’ she said. ‘That’s not who you ou moins de tuer un homme chez nous.
are.’
J’ai incliné la tête, histoire d’indiquer que, oui, nous
‘I’m a friend of your father’s.’
vivions vraiment dans un monde affreux.
Elle m’a de nouveau montré ses dents.
She considered this for a moment.
Business friend?’
– Et c’est tout ? Votre CV s’arrête là ?
‘Sort of.’
J’ai refait mon espiègle sourire, sans plus de
‘Sort of.’ She nodded. ‘You’re James Fincham, succès.
you’re a sort of business friend of my father’s, – Attendez, a-t-elle dit en jetant un coup d’oeil à
and you’ve just killed a man in our house.’ Rayner. Elle s’est subitement redressée, comme si
une idée lui traversait l’esprit.
I put my head on one side, and tried to show that – Vous n’avez appelé personne, en fait ? a-t-elle
yes, sometimes it’s an absolute bugger of a continué.
En y repensant maintenant, tout bien considéré, je
world. She showed her teeth again.
lui donnais plutôt vingt-quatre ans.
‘And that’s it, is it? That’s your CV?’
– Vous voulez dire…
Je m’enfonçais.
I reprised the roguish smile, to no better effect.
– Je veux dire qu’aucune ambulance n’arrivera ici.
‘Wait a second,’ she said.
Mon Dieu !
She looked at Rayner, then suddenly sat up a
little straighter, as if a thought had just struck Elle a posé son verre sur la moquette et, se levant,
her.
s’est dirigée vers le téléphone.
‘You didn’t call anybody, did you?’
Come to think of it, all things considered, she – Écoutez, lui ai-je dit. Avant de faire une bêtise…
must
have
been
nearer
twenty-four. J’avançais vers elle, mais je me suis ravisé en la
voyant bondir. Sans doute valait-il mieux ne pas
bouger. Je n’avais pas envie de passer des
‘You mean . . .’ I was floundering now. semaines à extraire de mes joues des éclats de
163
‘I mean,’ she said, ‘there’s no ambulance coming bakélite noire. À savoir ceux du combiné
téléphonique, pour l’instant entier, qu’elle avait en
here. Jesus.’
main.
– Pas un geste, monsieur James Fincham, a-t-elle
She put the glass down on the carpet by her feet, sifflé entre ses dents. Cela n’a rien d’une bêtise.
got up and walked towards the phone. J’appelle une ambulance et j’appelle la police. C’est
‘Look,’ I said, ‘before you do anything silly . . .’ la procédure conseillée dans n’importe quel pays.
I started to move towards her, but the way she Des gens armés de grands bâtons vont débarquer
spun round made me realise that staying still was pour vous emmener ailleurs. Tout ce qu’il y a de
probably the better plan. I didn’t want to be plus sensé.
pulling bits of telephone receiver out of my face – Écoutez, je n’ai pas été tout à fait franc.
for the next few weeks.
Elle a plissé les yeux. Me comprenez-vous bien ? Il
serait plus exact de dire plisser les paupières, mais
en fait on ne les plisse pas, on les ferme à moitié.
‘You stay right there, Mr James Fincham,’ she
hissed at me. ‘There’s nothing silly about this. I’m
calling an ambulance, and I’m calling the police.
This is an internationally approved procedure.
Men come round with big sticks and take you
away. Nothing silly about it at all.’
‘Look,’ I said, ‘I haven’t been entirely straight
with you.’ She turned towards me and narrowed
her eyes. If you know what I mean by that.
Narrowed them horizontally, not vertically. I
suppose one should say she shortened her eyes,
but nobody ever does.
She narrowed her eyes.
Elle a donc plissé les yeux.
– Comment ça, « pas tout à fait franc » ? Vous ne
m’avez dit que deux choses. L’une d’elles est
fausse ou c’est les deux ?
Sans le moindre doute, j’étais acculé. Dans le
pétrin. D’un autre côté, elle n’avait composé que le
premier 9 de police secours.
– Je m’appelle Fincham et je connais réellement
votre père.
– Ouais, et il fume quelle marque de cigarettes ?
– Des Dunhill.
– Il n’a jamais fumé de sa vie.
Elle avait peut-être vingt-huit ou vingt-neuf ans,
‘What the hell do you mean "not entirely finalement. Trente, dernier carat. J’ai inspiré
straight"? You only told me two things. You profondément pendant que, se détournant,
mean one of them was a lie?’
elle composait le deuxième 9.
She had me on the ropes, there’s no question – D’accord, je ne le connais pas. Mais j’essaie de
about that. I was in trouble. But then again, she’d l’aider.
only dialled the first nine.
– C’est ça, vous êtes venu réparer la douche.
‘My name is Fincham,’ I said, ‘and I do know your Troisième neuf. Sortir l’atout maître.
father.’
– Quelqu’un en veut à ses jours.
‘Yeah, what brand of cigarette does he smoke?’
‘Dunhill.’
Un petit clic et j’ai entendu quelqu’un, quelque
‘Never smoked a cigarette in his life.’ part, demander quel service nous désirions.
164
She was late-twenties, possibly. Thirty at a pinch.
I took a deep breath while she dialled the second
nine.
‘All right, I don’t know him. But I am trying to
help.’
‘Right. You’ve come to fix the shower.’
Third nine. Play the big card. ‘Someone is trying
to kill him,’ I said.
Éloignant le combiné de sa bouche, la dame s’est
lentement retournée vers moi.
‘Someone is trying to kill your father,’ I repeated.
‘I don’t know who, and I don’t know
why. But I’m trying to stop them. That’s who I
am, and that’s what I’m doing here.’
She looked at me long and hard. A clock ticked
somewhere, hideously.
Ce qu’elle trouvait injuste, manifestement, Rayner
n’étant pas en position de se défendre. Affectant
d’être aussi perplexe et soucieux qu’elle, j’ai
regardé autour de moi et poursuivi sur un ton plus
doux :
I could see that she thought this unfair, as Rayner
was hardly in a position to contradict me; so I
softened my tone a little, looking around
anxiously as if I was every bit as mystified and
fretted-up as she was.
Elle m’observait toujours. À l’autre bout du fil,
l’opérateur couinait des « allô » en essayant
sûrement de trouver l’origine de l’appel.
La dame a attendu. Quoi ? Mystère.
– Qu’avez-vous dit ?
J’ai insisté :
– Quelqu’un a décidé de tuer votre père. Je ne sais
pas qui, je ne sais pas pourquoi, et j’ai l’intention
de l’en empêcher. Voilà pourquoi je suis ici.
There was a faint click and I could hear Elle m’a observé longuement, d’un oeil sévère. Une
somebody, somewhere, asking which service we horloge – immonde – égrenait les secondes en
wanted. Very slowly she turned towards me, arrière-fond.
holding the receiver away from her face.
– Cet homme, ai-je dit en montrant Rayner, n’y est
pas étranger.
‘What did you say?’
– Nous n’avons pas eu beaucoup le temps de
‘This man,’ I pointed at Rayner, ‘had something parler, donc je ne peux affirmer qu’il soit ici pour
ça, mais ce n’est pas impossible.
to do with it.’
‘I can’t say he came here to kill,’ I said, ‘because
we didn’t get a chance to talk much. But it’s not
impossible.’
She carried on staring at me. The operator was
squeaking hellos down the line and probably
trying to trace the call.
She waited. For what, I’m not sure.
‘Ambulance,’ she said at last, still looking at me,
and then turned away slightly and gave the
address. She nodded, and then slowly, very
slowly, put the receiver back on its cradle and
turned to me. There was one of those pauses
– Une ambulance, a-t-elle finalement déclaré,
avant de me tourner le dos pour donner son
adresse. Elle a hoché la tête puis, lentement, très
lentement, elle a reposé le combiné sur son
support. A suivi un de ces silences dont on anticipe
tout de suite la longueur. Aussi ai-je dégagé une
autre cigarette de mon paquet pour la lui offrir.
Me rejoignant, elle s’est plantée devant moi. Elle
était plus petite qu’elle avait paru à l’autre bout de
la pièce. Je lui ai souri et elle a pris la cigarette.
Sans l’allumer, elle s’est contentée de jouer avec,
puis elle a braqué deux yeux gris sur moi. Je dis
deux yeux, mais non : c’était les siens. Elle n’a pas
ouvert un tiroir pour en sortir ceux de quelqu’un
d’autre et les poser sur moi. Non, non, elle me
fixait avec ses deux immenses yeux gris pâle. Ses
165
that you know is going to be long as soon as it deux yeux pâles, immenses et gris. Le genre d’yeux
starts, so I shook out another cigarette and qui pousseraient un adulte à babiller comme un
offered her the packet.
bébé. Enfin, ressaisis-toi, bordel !
She came towards me and stopped. She was
shorter than she’d looked on the other side of
the room. I smiled again, and she took a cigarette
from the packet, but didn’t light it. She just
played with it slowly, and then pointed a pair of
grey eyes at me. I say a pair. I mean her pair. She
didn’t get a pair of someone else’s out from a
drawer and point them at me. She pointed her
own pair of huge, pale, grey, pale, huge eyes at
me. The sort of eyes that can make a grown man
talk gibberish to himself. Get a grip, for Christ’s
sake.
‘You’re a liar,’ she said.
– Vous êtes un menteur, a-t-elle lâché.
Sans peur et sans colère. Platement. Vous êtes un
menteur.
– D’une façon générale, oui, il m’arrive de mentir,
ai-je admis. Mais à l’instant, précisément, je dis la
vérité.
Elle me dévisageait toujours, comme je le fais
parfois moi-même après m’être rasé. Elle ne
semblait pas avoir de meilleures réponses à fournir
que le miroir de la salle de bains. Puis elle a cligné
des yeux, une fois, et cela a suffi pour changer
l’atmosphère. Quelque chose s’était libéré, ou
éteint, ou apaisé. Je me suis senti plus
Not angry. Not scared. Just matter-of-fact. You’re détendu.
a liar.
– Pourquoi voudrait-on tuer mon père ?
‘Well, yes,’ I said, ‘generally speaking, I am. But Sa voix était moins rêche.
at this particular moment, I happen to be telling
– Honnêtement, je l’ignore. Je viens juste
the truth.’
d’apprendre
qu’il
ne
fume
pas.
She kept on staring at my face, the way I Elle a poursuivi comme si elle ne m’avait pas
sometimes do when I’ve finished shaving, but entendu.
she didn’t seem to get any more answers than I
ever have. Then she blinked once, and the – Et dites-moi, monsieur Fincham, comment savezblink seemed to change things somehow. vous qu’on veut le tuer ?
Something had been released, or switched off, or Le point le plus délicat. Vraiment épineux. Un
at least turned down a bit. I started to relax. cactus puissance trois.
‘Why would anyone want to kill my father?’ Her
– Parce qu’on m’a proposé de le faire.
voice was softer now.
Elle avait le souffle coupé. Je veux dire : elle a
‘I honestly don’t know,’ I said. ‘I’ve only just littéralement arrêté de respirer. Et elle n’avait pas
found out he doesn’t smoke.’
l’air de vouloir recommencer dans un proche
She pressed straight on, as if she hadn’t heard avenir. J’ai continué aussi calmement que possible:
– Quelqu’un m’a offert une grosse somme d’argent
me.
‘And tell me Mr Fincham,’ she said, ‘how you pour l’assassiner, ai-je expliqué à la dame qui,
incrédule, fronçait les sourcils. Et j’ai refusé.
came by all this?’
Je n’aurais pas dû ajouter ça. Vraiment pas. Si elle
This was the tricky bit. The really tricky bit. existait, la Troisième loi de Newton sur l’art de la
conversation énoncerait que toute proposition
Trickiness cubed.
engendre son contraire. En affirmant que j’avais
‘Because I was offered the job,’ I said.
refusé, je laissais entendre la possibilité inverse. Ce
166
She stopped breathing. I mean, she actually
stopped breathing. And didn’t look as if she
had any plans to start again in the near future.
I carried on, as calmly as I could.
n’était pas le genre de chose que je souhaitais voir
flotter dans la pièce. Cependant mon interlocutrice
s’est remise à respirer, et elle n’avait peut-être pas
relevé.
– Pourquoi ?
‘Someone offered me a lot of money to kill your
father,’ I said, and she frowned in – Pourquoi quoi ?
disbelief. ‘I turned it down.’
Elle avait à l’iris gauche un mince filet vert qui
I shouldn’t have added that. I really shouldn’t. partait de la pupille vers le nord-ouest. Je regardais
Newton’s Third Law of Conversation, if it existed, ses yeux en m’efforçant de ne pas le faire. J’étais
would hold that every statement implies an présentement dans une situation épouvantable. À
equal and opposite statement. To say that I’d bien des points de vue.
turned the offer down raised the possibility that I
might not have done. Which was not a thing I – Pourquoi avez-vous refusé ?
wanted floating round the room at this moment. – Parce que… ai-je commencé sans finir tout de
But she started breathing again, so maybe she suite, car je voulais être absolument clair.
hadn’t noticed.
– Oui ?
‘Why?’
– Parce que je ne tue pas les gens.
‘Why what?’
Her left eye had a tiny streak of green that went
off from the pupil in a north-easterly direction. I
stood there, looking into her eyes and trying not
to, because I was in terrible trouble at this
moment. In lots of ways.
Elle retournait mes paroles dans sa bouche et le
silence est revenu. Elle a rapidement inspecté le
corps de Rayner.
– Je vous ai dit, lui ai-je rappelé. C’est lui qui a
commencé.
‘Why’d you turn it down?’
Sans arrêter de faire rouler sa cigarette entre ses
‘Because . . .’ I began, then stopped, because I doigts, elle m’a encore dévisagé pendant trois
siècles. Alors, perdue dans ses pensées, elle s’est
had to get this absolutely right.
approchée du canapé.
‘Yes?’
– Sincèrement, ai-je poursuivi, en essayant d’être
‘Because I don’t kill people.’
maître des circonstances et de moi-même. Je suis
There was a pause while she took this in and un mec bien. Je donne de l’argent à Oxfam, je
swilled it round her mouth a few times. Then recycle les vieux journaux, tout ce que vous
she glanced over at Rayner’s body.
voudrez.
Elle est revenue devant Rayner.
‘I told you,’ I said. ‘He started it.’
– Ça date de quand ?
She stared into me for another three hundred
years and then, still turning the cigarette slowly
between her fingers, moved away towards the
sofa,
apparently
deep
in
thought.
‘Honestly,’ I said, trying to get a hold of myself
– Eh bien… il y a… un quart d’heure, ai-je balbutié.
Elle
a
fermé
les
yeux
un
instant.
– Je veux dire : quand vous a-t-on fait cette
proposition ?
167
and the situation. ‘I’m nice. I give to Oxfam, I – Ah. Il y a dix jours.
recycle
newspapers,
everything.’
– Où ça ?
– À Amsterdam.
She reached Rayner’s body and stopped.
– En Hollande ?
Un vrai soulagement. Je me sentais beaucoup
mieux. J’aime bien que, de temps en temps, les
‘Well . . . just now,’ I stammered, like an idiot. jeunes consultent les vieux, ceux qui savent.
Quoique seulement de temps en temps, car ça
She closed her eyes for a moment.
deviendrait lassant, autrement.
‘I mean you getting asked.’
– Oui, en Hollande.
‘Right,’ I said. ‘Ten days ago.’
– Et qui vous a proposé ça ?
‘Where?’
‘Amsterdam.’
– Quelqu’un que je ne connaissais pas, et que je
‘Holland, right?’
n’ai jamais revu.
‘So when did all this happen?’
Se penchant pour récupérer son verre, elle a avalé
une gorgée de calvados qui lui a inspiré une
That was a relief. That made me feel a lot better. grimace.
It’s nice to be looked up to by the young every
– Et je suis censée vous croire ?
now and then. You don’t want it all the time, just
every now and then.
– Euh…
‘Right,’ I said.
‘And who was it offered you the job?’
‘Never
seen
him
before
or
– Vous pourriez m’aider un peu, a-t-elle dit en
haussant de nouveau le ton, le menton pointé vers
Rayner. Je n’ai pas l’impression que ce type, là,
since.’ confirmerait vos propos. Alors pourquoi devrais-je
vous croire ? Parce que vous avez une bonne
gueule ?
Je n’ai pas pu m’empêcher. Je sais, j’aurais dû, mais
She stooped for the glass, took a sip of Calvados je n’ai pas pu.
and grimaced at the taste of it.
– Pourquoi pas ? ai-je répondu de ma voix la plus
charmante. Je suis bien prêt à croire tout ce que
vous dites, moi.
‘And I’m supposed to believe this?’
Terrible, terrible, terrible erreur. L’une des
‘Well. . .’
remarques les plus lourdes, les plus grossières, les
‘I mean, help me out here,’ she said, starting to plus ridicules que j’ai faites, dans une existence
get louder again. She nodded towards jonchée de remarques lourdes, ridicules et
Rayner. ‘We have a guy here, who isn’t going to grossières.
back up your story, I wouldn’t say, and I’m Très irritée, la dame s’est retournée vers moi.
supposed to believe you because of what? – Arrêtez vos conneries tout de suite !
168
Because you have a nice face?’
– Je voulais simplement dire que…
I couldn’t help myself. I should have helped
myself, I know, but I just couldn’t.
‘Why not?’ I said, and tried to look charming. ‘I’d
believe anything you said.’
Elle m’a coupé, fort heureusement, car je ne savais
pas
ce
que
j’allais
inventer.
– J’ai dit : assez ! On a un mec en train de crever,
là!
J’ai hoché la tête d’un air coupable, et nous nous
sommes tous deux penchés vers le mourant,
Terrible mistake. Really terrible. One of the comme pour lui présenter nos respects. J’avais
crassest, most ridiculous remarks I’ve ever
soudain l’impression que la messe était dite, qu’on
made, in a long, ridiculous-remark-packed life. passait à autre chose. La fille s’est calmée et m’a
tendu son verre.
She turned to me, suddenly very angry.
‘You can drop that shit right now.’
‘All I meant. . .’ I said, but I was glad when she
cut me off, because I honestly didn’t know what
I’d meant.
‘I said drop it. There’s a guy dying in here.’
I nodded, guiltily, and we both bowed our heads
at Rayner, as if paying our respects. And then she
seemed to snap the hymn book shut and move
on. Her shoulders relaxed, and she held out the
glass to me.
– Je m’appelle Sarah. Essayez de me trouver un
Coca.
Sarah a fini par avertir la police, qui est arrivée au
moment précis où les ambulanciers plaçaient
Rayner – qui respirait encore, apparemment – sur
un brancard. En toussotant et en se raclant la
gorge, les flics ont prélevé divers objets sur la
cheminée, puis regardé sous les meubles, avec
l’expression consommée de ceux qui ne
demandent qu’à se trouver ailleurs. D’une façon
générale, les policiers n’aiment pas qu’on leur
soumette de nouvelles affaires. Non qu’ils soient
paresseux. Comme tout un chacun, ils cherchent
un sens, une logique dans ce grand bazar d’aléas et
de malheurs qui est leur champ d’investigation. Si
on les appelle sur les lieux d’un massacre alors
qu’ils essayent de coffrer un jeune voleur
d’enjoliveurs, ils ne peuvent s’empêcher de jeter
un coup d’oeil sous le canapé au cas où les
enjoliveurs seraient là. Ils s’efforcent de découvrir
des faits reliés entre eux, qui leur permettront
d’organiser le chaos, et alors ils se diront : ceci est
la conséquence de cela. Faute de quoi – s’ils n’ont
que des éléments épars à mettre dans un rapport
qui sera classé, égaré, retrouvé au fond d’un tiroir
puis de nouveau perdu, sans coupable à désigner –
eh bien, ils sont déçus.
‘I’m Sarah,’ she said. ‘See if you can get me a
Coke.’
She did ring the police eventually, and they
turned up just as the ambulance crew were
scooping Rayner, apparently still breathing, on to
a collapsible stretcher. They hummed and
barred, and picked things up off the mantelpiece
and looked at the underneath, and generally had
that air of wanting to be somewhere else.
Policemen, as a rule, don’t like to hear of new
cases. Not because they’re lazy, but because
Notre histoire les a particulièrement déçus. Nous
they want, like everyone else, to find a meaning,
avions mis au point un scénario raisonnable, que
a connectedness, in the great mess of random
nous avons récité trois fois de suite à trois agents
169
unhappiness in which they work. If, in the middle
of trying to catch some teenager who’s been
nicking hub-caps, they’re called to the scene of a
mass murder, they just can’t stop themselves
from checking under the sofa to see if there are
any hub-caps there. They want to find something
that connects to what they’ve already seen, that
will make sense out of the chaos. So they can say
to themselves, this happened because that
happened. When they don’t find it - when all
they see is another lot of stuff that has to be
written about, and filed, and lost, and found in
someone’s bottom drawer, and lost again, and
eventually chalked up against no one’s name they get, well, disappointed.
distincts, dont le plus haut placé, un inspecteur
du nom de Brock, était d’une jeunesse stupéfiante.
Brock sat on the sofa, occasionally glancing at his
fingernails, and nodded his youthful way through
the story of the intrepid James Fincham, friend of
the family, staying in the spare-room on the first
floor. Heard noises, crept downstairs to
investigate, nasty man in leather jacket and black
polo-neck, no never seen him before, fight, fall
over, oh my god, hit head.
quelques musclés à cheveux ras de ne pas nous
marcher sur la tête.
Assis sur le canapé, il jetait de petits coups d’oeil à
ses ongles tandis que ses oreilles juvéniles
écoutaient le récit de l’intrépide James Fincham,
proche de la famille, qui séjournait au premier
étage dans la chambre d’amis. Entendu bruits,
descendu prudemment en bas pour me rendre
compte, tombé sur individu louche en col roulé et
veste en cuir noirs, non, encore jamais vu, bagarre,
chute, oh mon Dieu, touché à la tête.
Sarah Woolf, date de naissance 29 août 1964,
perçu bruits de lutte, descendue, a tout vu.
They were particularly disappointed by our story. Quelque chose à boire, inspecteur? Thé? Pampryl ?
Sarah and I had rehearsed what we thought was
a reasonable scenario, and we played three De toute évidence, le décor aidait. Aurions-nous
performances of it to officers of ascending rank, débité la même histoire dans un logement HLM de
finishing up with an appallingly young inspector Deptford, nous nous serions retrouvés aussi sec
who said his name was Brock.
dans le panier à salade, où nous aurions prié
Mais derrière les façades de stuc des vertes allées
de Belgravia, les flics sont plutôt enclins à vous
croire. Ça doit être compris dans la taxe
d’habitation.
Pendant que nous signions nos déclarations, ils
nous ont priés de ne pas quitter le pays sans
informer le commissariat du quartier, et nous ont
encouragés à faire bien gentiment ce qu’on nous
Sarah Woolf, d.o.b. 29th August, 1964, heard demanderait, quand on nous le demanderait.
sounds of struggle, came down, saw the whole Deux heures après sa tentative infructueuse de me
thing. Drink, Inspector? Tea? Ribena? casser le bras, il ne restait plus de Rayner, prénom
inconnu, qu’une odeur.
Yes, of course, the setting helped. If we’d tried
the same story in a council flat in Deptford, we’d
have been on the floor of the van in seconds,
asking fit young men with short hair if they
wouldn’t mind getting off our heads for a
moment while we got comfortable.
J’ai fait quelques pas dehors, où la douleur est
revenue occuper le devant de la scène. J’ai allumé
une cigarette avant de prendre à gauche dans une
petite allée pavée où un bâtiment, transformé en
maison d’habitation, avait jadis servi d’écurie. Pour
y loger aujourd’hui, il faudrait être un cheval
extrêmement riche. Mais ça sentait encore
But in leafy, stuccoed Belgravia, the police are vaguement le crottin, c’est pourquoi j’avais garé
170
more inclined to believe you than not. I think it’s ma moto là, devant un seau d’avoine, avec un peu
de paille fraîche sous la roue arrière.
included in the rates.
As we signed our statements, they asked us not
to do anything silly like leave the country without
informing the local station, and generally
encouraged us to abide at every opportunity.
Two hours after he’d tried to break my arm, all
that was left of Rayner, first name unknown, was
a smell.
Elle était à l’endroit où je l’avais laissée, ce qui peut
paraître banal, mais il ne faut pas s’y fier. Entre
motards, on est toujours heureux de mentionner
les lieux sombres où l’on retrouve son véhicule, le
cadenas et l’alarme intacts, une heure après l’y
avoir laissé.
Plus particulièrement
Kawasaki ZZR 1100.
lorsqu’il
s’agit
d’une
Je ne nierai pas que, à Pearl Harbor, les Japonais
ont violé tous les articles du code militaire, et que
leurs préparations culinaires à base de poisson
manquent d’imagination – mais, bon sang, ils
savent deux ou trois choses en matière de
motocyclettes.
Tournez
la
poignée
de
l’accélérateur sur n’importe quel rapport, et vous
aurez les yeux précipités au fond du crâne.
D’accord, ce n’est pas le genre de sensation qu’on
recherche d’habitude en se déplaçant d’un point à
un autre, mais j’ai gagné cette moto au
backgammon, sur un coup de bol extraordinaire, et
The bike was where I’d left it, which sounds like a j’en profite tant que je peux.
dull remark, but isn’t these days. Among bikers, Elle est grosse, elle est noire et, tout pékin que
leaving your machine in a dark place for more vous êtes, elle vous ouvre les portes des lointaines
than an hour, even with padlock and alarm, and
galaxies.
finding it still there when you come back, is
J’ai démarré le moteur, l’ai fait rugir ce qu’il fallait
something of a talking point.
pour réveiller les gras financiers de Belgravia, et en
Particularly when the bike is a Kawasaki ZZR route pour Notting Hill. À vitesse réduite à cause
1100.
de la pluie, j’avais tout le temps de réfléchir aux
Now I won’t deny that the Japanese were well événements.
off-side at Pearl Harbor, and that their ideas on Pendant que je zigzaguais dans les rues glissantes
preparing fish for the table are undoubtedly poor sous l’éclairage jaunâtre, une chose me restait en
- but by golly, they do know some things tête: Sarah me disant d’arrêter « mes conneries ».
about making motorcycles. Twist the throttle Parce qu’il y avait un moribond dans la pièce.
wide open in any gear on this machine, and it’d J’ai repensé : conversation newtonienne.
push your eyeballs through the back of your L’affirmation contraire étant que j’aurais pu
head. All right, so maybe that’s not a sensation continuer, s’il n’y avait pas eu le moribond.
I let myself out of the house, and felt the pain
creep back to centre stage as I walked. I lit a
cigarette and smoked my way down to the
corner, where I turned left into a cobbled mews
that had once housed horses. It’d have to be an
extremely rich horse who could afford to live
here now, obviously, but the stabling character
of the mews had hung about the place, and
that’s why it had felt right to tether the bike
there. With a bucket of oats and some straw
under the back wheel.
most people are looking for in their choice of
personal transport, but since I’d won the bike in
171
a game of backgammon, getting home with an
outrageously flukey only-throw 4-1 and three
consecutive double sixes, I enjoyed it a lot. It was Ça m’a remonté le moral. Je me suis dit que, si je
ne me débrouillais pas pour nous réunir à nouveau
black, and big, and it allowed even the average
quelque part, juste elle et moi, sans personne à
rider to visit other galaxies.
l’agonie, alors je ne m’appelais pas James Fincham.
Ce qui, bien sûr, n’est pas mon nom.
I started the motor, revved it loud enough to
wake a few fat Belgravian financiers, and set off
for Notting Hill. I had to take it easy in the rain, Corpus Tanova
so there was plenty of time for reflection on the
night’s business.
The one thing that stayed in my mind, as I jinked
the bike along the slick, yellow-lit streets, was
Sarah telling me to drop ‘that shit’.
And the reason I had to drop it was because
there was a dying man in the room. Newtonian
Conversation, I thought to myself. The
implication was that I could have kept on holding
that shit, if the room hadn’t had a dying man in
it.
That cheered me up. I started to think that if I
couldn’t work things so that one day she and
I would be together in a room with no dying men
in it at all, then my name isn’t James Fincham.
Which, of course, it isn’t.
The morning air off the Mojave in late winter is as
clean and crisp as you’ll ever breathe in Los
Angeles County. It carries the taste of promise on
it. When it starts blowing in like that I like to keep
a window open in my office. There are a few
people who know this routine of mine, people
like Fernando Valenzuela. The bondsman, not the
baseball pitcher. He called me as I was coming
On ne saurait respirer air plus vif et plus propre dans le
comté de Los Angeles que celui qui monte du désert de
Mojave à la fm de l’hiver. C’est un goût de promesses
qu’il porte en lui. Lorsqu’il se fait vent et se met à
souffler, j’aime garder une fenêtre ouverte dans mon
bureau. Rares sont ceux qui, comme Fernando
Valenzuela, connaissent cette particularité qui m’est
propre. Fernando Valenzuela le garant de cautions, pas
172
into Lancaster for a nine o’clock calendar call. He le lanceur de base-ball. J’arrivais juste à Lancaster pour
must have heard the wind whistling in my cell une convocation à neuf heures lorsqu’il m’appela. ll
phone.
avait dû entendre le vent siffler dans mon portable car
il me lança :
"Mick," he said, "you up north this morning?"
– Mick ! T’es dans le nord ce matin ?
"At the moment,” I said as I put the window up to – Pour l’instant, oui, répondis-je en remontant ma vitre
hear him better. "You got something?"
pour mieux l’entendre. T’as quelque chose ?
"Yeah, I got something. I think I got a franchise – Oui, j’ai quelque chose. Je pense tenir un client
player here. But his first appearance is at eleven. pactole. Mais il ne se montrera qu’à onze heures. Tu
Can you make it back down in time?"
pourrais arriver ici en temps utile ?
Valenzuela has a storefront office on Van Nuys C’est à une rue du centre administratif de Van Nuys
Boulevard a block from the civic center, which Boulevard, qui abrite deux tribunaux et la prison, que
includes two courthouses and the Van Nuys jail. se trouve le bureau de Valenzuela. Il a donné à son
He calls his business Liberty Bail Bonds. His phone affaire le nom de Liberty Bail Bonds. Son numéro de
number, in red neon on the roof of his téléphone – en gros néons rouges sur le toit de son
establishment, can be seen from the high-power immeuble –, se voit de l’aile de haute surveillance du
wing on the third floor of the jail. His number is troisième étage du pénitencier. Et, dans tous les autres
scratched into the paint on the wall next to every quartiers de la prison, il est gravé sur les parois de
pay phone on every other ward in the jail.
chaque cabine téléphonique.
You could say his name is also permanently On pourrait aussi dire qu’il est gravé en permanence
scratched onto my Christmas list. At the end of sur ma liste de cadeaux de Noël. À la fin de l’année,
the year I give a can of salted nuts to everybody j’offre en effet une boîte de fruits secs (Mélange du
on it. Planters holiday mix. Each can has a ribbon Planteur « spécial Holidays ») à tous ceux que j’y ai
and bow on it. But no nuts inside. Just cash. I have inscrits. La boîte s’orne d’un ruban avec un joli nœud.
a lot of bail bondsmen on my Christmas list. I eat Mais il n’y a pas de fruits secs dans la boîte. Juste du
holiday mix out of Tupperware well into spring. liquide. J’ai beaucoup de garants de conditionnelle sur
Since my last divorce, it is sometimes all I get for ma liste. Le Mélange du Planteur « spécial Holidays »,
dinner.
j’en mange dans un Tupperware jusqu’au cœur du
printemps. Depuis mon dernier divorce, c’est même
souvent tout ce que j’avale en guise de dîner.
Before answering Valenzuela’s question I thought Avant de répondre à la question de Valenzuela, je
about the calendar call I was headed to. My client réfléchis à ma convocation. Mon client s’appelait
was named Harold Casey. If the docket was Harold Casey. A condition que le rôle des causes soit
handled alphabetically I could make an eleven tenu selon l’ordre alphabétique je pouvais, et sans
o’clock hearing down in Van Nuys, no problem. problème, arriver en temps voulu pour une audience
But Judge Orton Powell was in his last term on the de onze heures. Sauf que le juge Orton Powell était en
bench. He was retiring. That meant he no longer toute fin de carrière. Qu’il prenait sa retraite. Ce qui
faced reelection pressures, like those from the voulait dire qu’au contraire de ses confrères du barreau
private bar. To demonstrate his freedom—and il n’avait plus à gérer les pressions inhérentes au
possibly as a form of payback to those he had processus de réélection. Et que, pour bien montrer
been politically beholden to for twelve years—he qu’il était libre – et peut-être aussi pour rendre la
liked to mix things up in his courtroom. monnaie de leur pièce à tous ceux et à toutes celles
Sometimes the calendar went alphabetical, auxquels il avait été redevable douze ans durant –, il
sometimes reverse alphabetical, sometimes by aimait assez mélanger un peu tout dans sa salle
filing date. You never knew how the call would go d’audiences. Certaines fois il appelait les affaires par
until you got there. Often lawyers cooled their ordre alphabétique, mais d’autres fois aussi dans
heels for better than an hour in Powell’s l’ordre inverse, quand ce n’était pas par ordre
courtroom. The judge liked that.
d’inscription du dossier au greffe du tribunal. On ne
savait donc jamais quand une affaire allait passer en
audience jusqu’à ce qu’on soit devant lui. Il n’était pas
rare que des avocats aient à battre la semelle pendant
173
"I think I can make eleven," I said, without
knowing for sure. "What’s the case?"
"Guy’s gotta be big money. Beverly Hills address,
family lawyer waltzing in here first thing. This is
the real thing, Mick. They booked him on a half
mil and his mother’s lawyer came in here today
ready to sign over property in Malibu to secure it.
Didn’t even ask about getting it lowered first. I
guess they aren’t too worried about him
running."
"Booked for what?" I asked.
I kept my voice even. The scent of money in the
water often leads to a feeding frenzy but I had
taken care of Valenzuela on enough Christmases
to know I had him on the hook exclusively. I could
play it cool.
"The cops booked him for ag-assault, GBI and
attempted rape for starters," the bondsman
answered. "The DA hasn’t filed yet as far as I
know."
The police usually overbooked the charges. What
mattered was what the prosecutors finally filed
and took to court. I always say cases go in like a
lion and come out like a lamb. A case going in as
attempted rape and aggravated assault with great
bodily injury could easily come out as simple
battery. It wouldn’t surprise me and it wouldn’t
make for much of a franchise case. Still, if I could
get to the client and make a fee agreement based
on the announced charges, I could look good
when the DA later knocked them down.
"You got any of the details?” I asked.
"He was booked last night. It sounds like a bar
pickup gone bad. The family lawyer said the
woman’s in it for the money. You know, the civil
suit to follow the criminal case. But I’m not so
sure. She got beat up pretty good from what I
heard."
"What’s the family lawyer’s name?"
"Hold on a sec. I’ve got his card here
somewhere."
I looked out the window while waiting for
Valenzuela to find the business card. I was two
minutes from the Lancaster courthouse and
twelve minutes from calendar call. I needed at
plus d’une heure dans son tribunal. Ça lui plaisait
beaucoup.
– Onze heures ? Je devrais y arriver, répondis-je sans
en être vraiment certain. C’est quelle affaire ?
– Le mec doit avoir un tas de pognon. Adresse à
Beverly Hills et l’avocat de la famille se pointe ici tout
de suite. C’est pas du toc, Mick. Ils lui ont collé une
caution d’un demi-million de dollars et l’avocat de sa
mère s’est ramené aujourd’hui, tout prêt à garantir le
truc avec une propriété à Malibu. Il n’a même pas
demandé qu’on réduise le montant de la caution. Ils
doivent pas trop avoir peur qu’il se taille.
– Et c’est pour quel crime ? demandai-je.
D’un ton égal. Pour les requins, l’odeur du fric conduit
souvent à une fringale proprement frénétique, mais
j’avais assez chouchouté Valenzuela à des tas de Noëls
pour savoir que je le tenais, et pour moi tout seul. Je
pouvais la jouer cool.
– Les flics l’ont serré d’entrée de jeu pour voies de fait,
blessures graves et tentative de viol, me répondit-il. A
ma connaissance, le district attorney n’est pas encore
entré dans la danse.
La police a l’habitude d’en rajouter sur les charges. Ce
qui compte, c’est ce que les procureurs finissent par
retenir et porter devant la cour. Je dis toujours qu’au
début les affaires rugissent comme des lions et qu’à la
fin elles bêlent comme des agneaux. Une affaire de
tentative de viol et voies de fait avec blessures graves
est facilement requalifiée en simples coups et
blessures. Ça n’est pas pour me surprendre et ne se
termine pas forcément par le pactole. Il n’empêche : si
j’arrivais à joindre le client et à conclure un accord
financier sur la base des charges envisagées, je lui
ferais très bonne impression lorsque le district attomey
ramènerait tout ça à des accusations raisonnables.
– Tu as des détails ?
– Il s’est fait coincer hier soir, répondit Valenzuela.
Ça ressemble pas mal à une histoire de nana qu’on lève
dans un bar, l’affaire finissant par tourner mal. D’après
l’avocat de la famille, la fille en voudrait à son fric. Tu
sais bien… Le procès au civil après le procès au
criminel. Mais je n’en suis pas sûr. D’après ce que j’ai
entendu dire, elle s’est quand même fait salement
amocher.
– Comment s’appelle l’avocat de la famille ?
– Attends une seconde. J’ai sa carte quelque part.
Je jetai un coup d’œil par la vitre en attendant que
Valenzuela la retrouve. J’étais à deux minutes du
tribunal de Lancaster et à douze de mon rendez-vous.
Et, là-dessus, il m’en fallait au moins trois pour
conférer avec mon client et lui annoncer la mauvaise
174
least three of those minutes in between to confer
with my client and give him the bad news.
"Okay, here it is," Valenzuela said. “Guy’s name is
Cecil C. Dobbs, Esquire. Out of Century City. See, I
told you. Money."
Valenzuela was right. But it wasn’t the lawyer’s
Century City address that said money. It was the
name. I knew of C. C. Dobbs by reputation and
guessed that there wouldn’t be more than one or
two names on his entire client list that didn’t have
a Bel-Air or Holmby Hills address. His kind of
client went home to the places where the stars
seemed to reach down at night to touch the
anointed.
"Give me the client’s name," I said.
“That would be Louis Ross Roulet."
He spelled it and I wrote it down on a legal pad.
"Almost like the spinning wheel but you
pronounce it Roo—lay," he said. “You going to be
here, Mick?"
Before responding I wrote the name C. C. Dobbs
on the pad. I then answered Valenzuela with a
question.
"Why me?" I asked. "Was I asked for? Or did you
suggest me?"
I had to be careful with this. I had to assume
Dobbs was the kind of lawyer who would go to
the California bar in a heartbeat if he came across
a criminal defense attorney paying off bondsmen
for client referrals. In fact, I started wondering if
the whole thing might be a bar sting operation
that Valenzuela hadn’t picked up on. I wasn’t one
of the bar’s favorite sons. They had come at me
before. More than once.
"I asked Roulet if he had a lawyer, you know? A
criminal defense lawyer, and he said no. I told him
about you. I didn’t push it. I just said you were
good. Soft sell, you know?"
"Was this before or after Dobbs came into it?"
"No, before. Roulet called me this morning from
the jail. They got him up on high power and he
saw the sign, I guess. Dobbs showed up after that.
I told him you were in, gave him your pedigree,
and he was cool with it. He’ll be there at eleven.
You’ll see how he is."
I didn’t speak for a long moment. I wondered how
truthful Valenzuela was being with me. A guy like
Dobbs would have had his own man. If it wasn’t
his own forte, then he’d have had a criminal
nouvelle.
– Ah, voilà, reprit Valenzuela. Il s’appelle Cecil
C. Dobbs, Esquire. Il habite à Century City. Tu vois, je te
l’avais bien dit qu’y avait du fric à la clé.
Il avait raison. Mais ce n’était pas l’adresse à Century
City qui disait le fric. C’était le nom du type. Je
connaissais ce bonhomme de réputation et me doutais
que parmi ses clients il ne devait pas y avoir beaucoup
plus d’un ou deux types qui n’habitaient pas à Bel-Air
ou à Holmby Hills. Après le travail, ces messieurs et
dames devaient regagner des maisons où, la nuit, les
étoiles semblaient descendre du ciel pour adouber les
puissants.
– Tu me donnes le nom du client ? demandai-je.
– Il s’agit d’un certain Louis Ross Roulet.
Il m’épela le nom, je l’inscrivis sur un bloc-notes.
– C’est presque comme la roulette, mais faut
prononcer « Roulay », précisa-t-il. Alors, tu vas venir ?
Avant de lui répondre, je portai aussi le nom de C. C.
Dobbs sur mon bloc. Et finis par lui renvoyer une
question en guise de réponse.
– Bon mais... pourquoi moi ? demandai-je. C’est lui qui
m’a demandé ? Ou c’est toi qui le lui as suggéré ?
Parce que là, il fallait faire attention. Je devais
absolument tenir pour acquis que Dobbs était le genre
d’avocat à en appeler au barreau de Californie en un
tourne-main si jamais il tombait sur un avocat de la
défense qui paie des garants de caution pour se faire
envoyer des clients. De fait, je commençais même à me
demander si tout cela n’était pas un piège du barreau
auquel Valenzuela n’avait vu que du feu. Il faut dire que
ce barreau ne me portait pas vraiment dans son cœur.
Qu’il avait déjà essayé de me coincer, et pas qu’une
fois.
– J’ai demandé à Roulet s’il avait un avocat, tu vois ? Un
avocat de la défense et il m’a répondu que non. Alors,
j’y ai causé de toi. Sans forcer. J’y ai juste dit que t’étais
bon. La pédale douce, quoi, tu vois ?
– Et t’as fait ça avant ou après que Dobbs se soit pointé
?
– Avant. Roulet m’a appelé de la prison ce matin. Les
flics lui ont mis sacrément la pression et il a dû
comprendre. Dobbs s’est pointé après. J’y ai dit que
t’étais sur le coup et qui t’étais et il a pas râlé. Il sera ici
à onze heures. Tu verras comme il est.
Je gardai longtemps le silence. Je me demandais
jusqu’où Valenzuela me disait la vérité. Un type comme
Dobbs devait avoir ce qu’il fallait. À supposer même
que ce ne soit pas dans ses cordes, il avait sûrement un
spécialiste du criminel dans son cabinet, à tout le
175
specialist in the firm or, at least, on standby. But
Valenzuela’s story seemed to contradict this.
Roulet came to him empty-handed. It told me
that there was more to this case I didn’t know
than what I did.
"Hey, Mick, you there?" Valenzuela prompted.
I made a decision. It was a decision that would
eventually lead me back to Jesus Menendez and
that I would in many ways come to regret. But at
the moment it was made, it was just another
choice made of necessity and routine.
"I’ll be there," I said into the phone. “I’ll see you
at eleven.”
I was about to close the phone when I heard
Valenzuela’s voice come back at me.
“And you’ll take care of me for this, right, Mick? I
mean, you know, if this is the franchise?”
It was the first time Valenzuela had ever sought
assurance of a payback from me. It played further
into my paranoia and I carefully constructed an
answer that would satisfy him and the bar—if it
was listening.
"Don’t worry, Val. You’re on my Christmas list."
I closed the phone before he could say anything
else and told my driver to drop me off at the
employee entrance to the courthouse. The line at
the metal detector would be shorter and quicker
there and the security men usually didn’t mind
the lawyers——the regulars—sneaking through
so they could make court on time.
As I thought about Louis Ross Roulet and the case
and the possible riches and dangers that waited
for me, I put the window back down so I could
enjoy the morning’s last minute of clean, fresh air.
It still carried the taste of promise.
The courtroom in Department 2A was crowded
with lawyers negotiating and socializing on both
sides of the bar when I got there. I could tell the
session was going to start on time because I saw
the bailiff seated at his desk. This meant the judge
was close to taking the bench. In Los Angeles
County the bailiffs are actually sworn deputy
sheriffs who are assigned to the jail division. I
approached the bailiff, whose desk was right next
to the bar railing so citizens could come up to ask
questions without having to violate the space
assigned to the lawyers, defendants and
moins en stand-by. Sauf que l’histoire de Valenzuela
semblait signifier le contraire. C’était sans rien dans les
mains que Roulet était venu à lui. Et moi, cela me disait
que, dans cette histoire, il y avait plus de trucs que
j’ignorais que de trucs que je connaissais.
– Hé, Mick ! T’es toujours avec moi? me lança
Valenzuela.
Je pris ma décision – une décision qui devait me
ramener à Jesus Menendez et que je devais finir par
regretter, et plutôt deux fois qu’une. Sauf qu’au
moment où je la pris, elle ne reflétait qu’un choix tout
droit sorti de l’habitude et de la nécessité.
– J’y serai, dis-je dans mon téléphone. On se retrouve à
onze heures.
J’allais refermer l’appareil lorsque j’entendis la voix de
Valenzuela me revenir.
– Et tu vas pas m’oublier, hein, Mick ? Enfin tu vois… si
c’est vraiment le client pactole.
C’était la première fois qu’il me demandait de lui
garantir un renvoi d’ascenseur. Cela ne faisant
qu’accroître ma paranoïa, je lui concoctai une réponse
qui puisse le satisfaire lui, mais aussi le barreau… si
jamais j’étais sur écoutes.
– T’inquiète pas, Val ! lui renvoyai-je. T’es sur ma liste
du Père Noël.
Et je refermai mon portable avant qu’il puisse ajouter
quoi que ce soit et demandai à mon chauffeur de me
déposer à l’entrée des employés du tribunal. La queue
au portique de détection des métaux y serait plus
courte et l’attente moins longue. Les types de la
sécurité n’avaient en général rien contre le fait que les
avocats, en tout cas les habitués de ce tribunal,
passent par là pour arriver à l’heure en salle
d’audience.
C’est en repensant à Louis Ross Roulet, à son affaire, à
tout ce pactole possible et aux dangers qui
m’attendaient que je redescendis ma vitre pour goûter
encore une minute à l’air propre et frais du désert. Il
était toujours porteur de promesses.
Quand j’y arrivais, la salle d’audience de la chambre 2A
était pleine d’avocats en train de négocier et de
bavarder des deux côtés de la barre. Je sus que la
séance débuterait à l’heure en voyant que l’huissier
avait pris place à son bureau. Cela voulait dire que le
juge était sur le point de siéger.
Dans le comté de Los Angeles, les huissiers sont en fait
des adjoints au shérif assermentés détachés auprès du
Service des prisons. Je m’approchai du mien, son
bureau se trouvant juste à côté de la balustrade de la
barre afin que les citoyens puissent venir poser des
questions sans avoir à violer l’espace réservé aux
176
courtroom personnel. I saw the calendar on the
clipboard in front of him. I checked the nameplate
on his uniform——R. Rodriguez——before
speaking.
"Roberto, you got my guy on there? Harold
Casey?"
The bailiff used his finger to start down the list on
the call sheet but stopped quickly. This meant I
was in luck.
"Yeah, Casey. He’s second up."
"Alphabetical today, good. Do I have time to go
back and see him?"
"No, they’re bringing the first group in now. I just
called. The judge is coming out. You’ll probably
have a couple minutes to see your guy in the
pen."
“Thank you.”
I started to walk toward the gate when he called
after me.
“And it’s Reynaldo, not Roberto.”
“Right, right. I"m sorry about that, Reynaldo.”
“Us bailiffs, we all look alike, right?”
avocats, aux accusés et au personnel de la salle. Je vis
le rôle accroché à une écritoire à pinces posée devant
lui. Je vérifiai le nom porté sur sa plaque – R. Rodriguez
–, avant de parler.
– Roberto, lui lançai-je, vous avez mon gars sur votre
feuille ? Harold Casey ?
Il posa son doigt en haut de la liste et ne le descendit
que très peu avant de me répondre. Autrement dit,
j’avais de la chance.
– Casey, dit-il, oui. C’est le deuxième.
– On bosse en alphabétique aujourd’hui ? Génial. J’ai le
temps de passer derrière et d’aller voir le mec ?
– Non. On doit amener le premier groupe dans une
minute. Je viens juste de les appeler. Le juge va arriver.
Vous n’aurez que deux ou trois minutes pour voir votre
type dans l’enclos.
- Merci.
Je me dirigeais vers le portillon lorsqu’il me rappela.
During a calendar call incarcerated defendants are
brought to the courtroom in groups of four and
held in a wood-and-glass enclosure known as the
pen. This allows the defendants to confer with
their attorneys in the moments before their case
is called for whatever matter is before the court.
I got to the side of the pen just as the door from
the interior holding cell was opened by a deputy,
and the first four defendants on the docket were
marched out. The last of the four to step into the
pen was Harold Casey, my client. I took a position
near the side wall so that we would have privacy
on at least one side and signaled him over.
- Et c’est Reynaldo, pas Roberto !
- D’accord, d’accord. Je m’excuse pour ce Roberto.
- Parce que nous autres, huissiers, on a tous la même
gueule, c’est ça ?
Je ne savais pas trop s’il essayait de faire de l’humour
ou s’il se foutait de moi. Je ne répondis pas, me
conten- tai de sourire, franchis le portillon, saluai deux
ou trois avocats que je ne connaissais pas, et deux ou
trois autres que je connaissais. L’un d’eux m’arrêta pour
me deman- der combien de temps je pensais tenir le
juge, parce qu’il voulait avoir une idée de l’heure à
laquelle revenir pour son client. Je lui répondis que je
ne traînerais pas.
Avant la séance, les prévenus incarcérés sont conduits
à la salle d’audience par groupes de quatre et enfermés
dans une enceinte tout en bois et verre appelée «
l’enclos ». Cela leur permet de conférer avec leurs
avocats avant que, leur affaire appelée, les charges
retenues contre eux soient examinées par la cour.
J’arrivai au bord de l’enclos au moment même où
l'adjoint au shérif ayant ouvert la porte de la cellule,
quatre premiers prévenus recevaient l’ordre d’avancer.
Le dernier à entrer dans l’enclos fut Harold Casey, mon
client. Je pris place près du mur latéral de façon à ce
que nous soyons un peu à l’écart et lui fis signe
d’approcher.
Casey was big and tall, as they tend to recruit
them in the Road Saints motorcycle gang—or
club, as the membership prefers to be known.
While being held in the Lancaster jail he had cut
Casey était un grand costaud, du genre qu’on tend à
recruter chez les Road Saints, un gang de motards qui,
eux, préfèrent parler de « club ». Il avait profité de ce
séjour à la prison de Lancaster pour se couper les cheveux et se raser, comme je le lui avais demandé. Il était
I didn’t know if that was an attempt at humor or
just a dig at me. I didn’t answer. I just smiled and
went through the gate. I nodded at a couple
lawyers I didn’t know and a couple that I did. One
stopped me to ask how long I was going to be up
in front of the judge because he wanted to gauge
when to come back for his own client’s appear
ance. I told him I was going to be quick.
177
his hair and shaved, as I had requested, and he
looked reasonably presentable, except for the
tattoos that wrapped both arms and poked up
above his collar. But there is only so much you can
do. I don’t know much about the effect of tattoos
on a jury but I suspect it’s not overly positive,
especially. when grining skulls are involved. I do
know that jurors in general don’t care for
ponytails—on either the defendants or the
lawyers who represent them.
Casey, or Hard Case, as the was known in the club,
was charged with cultivation, possession and sale
of marijuana as well as other drug and weapons
charges, In a predawn raid on the ranch where he
lived and worked, sheriff’s deputies found a barn
and Quonset hut complex that had been turned
into an indoor growing facility. More than two
thousand fully mature plants were seized along
with sixty-three pounds of harvested marijuana
packaged in various weights in plastic bags.
Additionally, twelve ounces of crystal meth which
the packagers sprinkled on the harvested crop to
give it an extra kick were seized, along with a
small arsenal of weapons, many of them later
determined to be stolen.
It would appear that Hard Case was fucked. The
state had him cold. He was actually found asleep
on a couch in the barn, five feet from the
packaging table. Added to this, he had twice
previously been convicted of drug offenses and
was currently still on parole for the most recent.
In the state of California the third time is the
charm. Realistically, Casey was facing at least a
decade in prison, even with good time.
But what was unusual about Casey was that he
was a defendant who was looking forward to trial
and even to the likelihood of conviction. He had
refused to waive his - right to a speedy trial and
now, less than three months after his arrest,
eagerly wanted to bring it on. He was eager
because it was likely that his only hope lay in an
appeal of that likely conviction. Thanks to his
attorney, Casey saw a glimmer of hope—that
small, twinkling light that only a good attorney
can bring to the darkness of a case like this. From
this glimmer a case strategy was born that might
ultimately work to free Casey. It was daring and
donc relativement présentable, en dehors des
tatouages qu’il avait sur les bras et de ceux qui
dépassaient de son col de T-shirt. On fait ce qu’on peut.
Je ne sais pas vraiment quel effet peuvent avoir des
tatouages sur les jurés, mais je ne crois pas que ce soit
vraiment positif, surtout lorsque ces tatouages
représentent des crânes ricanants. Ce que je sais, c’est
qu’en général les jurés n’aiment pas les queues-decheval, qu’elles oment la tête du pré- venu ou celle de
l’avocat qui le représente.
Et Casey, ou « Hard Case » comme l’appelaient les
membres du « club », était accusé de cultiver, posséder
et vendre de la marijuana, en plus d’autres délits ayant
à Voir avec la drogue et les armes à feu. Lors d’une descente effectuée avant l’aube dans le ranch où il vivait
et travaillait, les adjoints du shérif avaient découvert
une grange et des baraquements militaires transformés
en lieux de culture. Plus de deux mille plants de
marijuana arrivés à parfaite maturité y avaient été
saisis, sans par- ler de trente-deux kilos de la même
marijuana mise en paquets plastique de divers poids.
Et de 340 grammes de cristaux de méthédrine que les
types chargés de l’emballage auraient dû éparpiller sur
la récolte afin de lui donner un petit coup de fouet,
tout cela saisi avec un petit arsenal dont il avait été
plus tard reconnu que l’essentiel avait été volé.
Bref, l'affaire Casey semblait bien foutue. La justice de
Californie le tenait. ll avait été trouvé endormi sur un
lit de camp dans la grange, à un mètre cinquante du
plan d’emballage. Sans oublier qu’il avait été déjà
condamné par deux fois pour trafic de drogue, et qu’il
était encore en liberté conditionnelle pour sa dernière
condamnation. Or, en Californie, le troisième coup est
le bon. Soyons réalistes : Casey devait s’attendre à une
décennie de taule, même en en défalquant ce qu’il
s’était déjà tapé.
A ceci près que, fait inhabituel, l’accusé Casey attendait
avec impatience d’être jugé - et surtout condamné. Il
avait refusé de renoncer au droit d’être jugé rapidement et là, moins de trois mois après son arrestation, il
n’avait plus qu’une envie : passer devant une cour. Et
s’il le voulait, c’était parce que son seul espoir raisonnable était de faire appel de sa très probable condamnation. Et c’est vrai que, grâce à son avocat, il avait un
semblant d’espoir - cette petite lueur vacillante que
seul un bon avocat peut apporter dans un dossier aussi
sombre. De cette lueur une stratégie était née, qui plus
tard pourrait contribuer à le libérer. C’était dangereux
et osé, et lui coûterait de la taule en attendant l’appel,
mais il savait aussi bien que moi que c’était sa seule
chance véritable.
178
would cost Casey time as he waited out the
appeal, but he knew as well as I did that it was the
only real shot he had.
The crack in the state’s case was not in its
assumption that Casey was a marijuana grower,
packager and seller. The state was absolutely
correct in these assumptions and the evidence
more than proved it. It was in how the state came
to that evidence that the case tottered on an
unsteady foundation. It was my job to probe that
crack in trial, exploit it, put it on record and then
convince an appellate court of what I had not
been able to convince Judge Orton Powell of
during a pretrial motion to suppress the evidence
in the case.
The seed of the prosecution of Harold Casey was
planted on a Tuesday in mid-December when
Casey walked into a Home Depot in Lancaster and
made a number of mundane purchases that
included three lightbulbs of the variety used in
hydroponic farming. The man behind him in the
checkout line happened to be an off-duty sheriff ’s
deputy about to purchase outdoor Christmas
lights. The deputy recognized some of the artwork
on Casey’s arms—most notably the skull with halo
tattoo that is the emblematic signature of the
Road Saints—and put two and two together. The
off-duty man then dutifully followed Casey’s
Harley as he rode to the ranch in nearby
Pearblossom. This information was passed to the
sheriff ’s drug squad, which arranged for an
unmarked helicopter to fly over the ranch with a
thermal imaging camera. The subsequent
photographs, detailing rich red heat blooms from
the barn and Quonset hut, along with the
statement of the deputy who saw Casey purchase
hydroponic lights, were submitted in an affidavit
to a judge. The next morning Casey was rousted
from sleep on the couch by deputies with a signed
search warrant.
In an earlier hearing I argued that all evidence
against Casey should be excluded because the
probable cause for the search constituted an
invasion of Casey’s right to privacy. Using an
individual’s commonplace purchases at a
hardware store as a springboard to conduct a
further invasion of privacy through surveillance
on the ground and in the air and by thermal
imaging would surely be viewed as excessive by
La faille du dossier de l'accusation ne résidait en effet
pas du tout dans l’hypothèse selon laquelle Casey cultivait, emballait et vendait de la marijuana. De ce côtélà, le procureur avait parfaitement raison et les pièces
à conviction le prouvaient plus qu’amplement. C’était
plutôt dans la manière dont l'accusation en était venue
à détenir ces éléments de preuve que ces charges
vacillaient sur leurs bases. Il me revenait donc de
titiller cette faille, de l'exploiter et de la faire apparaître
aux minutes du procès afin d’emporter l’adhésion
d’une cour d’appel quant à la validité de ma demande,
repous- sée par le juge Orton Powell, de ne pas
prendre ces éléments de preuve en considération.
C’était un mardi de la mi-décembre qu’Harold Casey
avait semé les germes de son accusation en entrant
dans un Home Depot de Lancaster pour y faire
l’acquisition d’un certain nombre d’articles courants dont trois ampoules du genre de celles qu’on utilise
pour les cultures hydroponiques. Il se trouvait que le
type qu’il avait derrière lui, dans la queue pour arriver
à la caisse, était un adjoint au shérif qui s’apprêtait à
acheter des guirlandes lumineuses pour Noël. Ledit
adjoint, qui n’était pas en service, avait reconnu
certains des tatouages que Casey avait sur les bras
(surtout le crâne avec sa petite auréole qui est
l'emblème des Road Saints) et avait aussitôt fait le lien.
Il avait alors suivi Casey jusqu’à son ranch proche de
Pearblossom. Le renseignement avait ensuite été
transmis à la brigade antidrogue du shérif, lequel s’était
alors arrangé pour qu’un hélico- ptère banalisé survole
la propriété et en prenne des photos avec une caméra
à imagerie thermique. Ces clichés, où l’on voyait en
détails d’un beau rouge vif la grange et les
baraquements, ajoutés aux déclarations de 1’adjoint
qui avait vu Casey acheter des ampoules pour cultures
hydroponiques, avaient été consignés dans un dossier
qu’on avait transmis à un juge. Dès le lendemain matin,
Casey était réveillé en plein sommeil sur son lit de
camp par des adjoints au shérif munis de commissions
rogatoires.
Lors d’une audience précédente, j’avais soutenu que
tous les éléments de preuve retenus contre mon client
devaient être rejetés dans la mesure où la raison de la
perquisition constituait une violation de la loi sur la
protection de la vie privée. Il ne faisait en effet aucun
doute que se servir des achats ordinaires d’un citoyen
lambda dans une quincaillerie pour violer ensuite son
espace privé à l’aide d’une surveillance terrestre et
aérienne et de clichés pris avec une caméra à imagerie
thermique ne pouvait être considéré que comme un
procédé excessif par ceux qui avaient façonné la
179
the framers of the Constitution.
Judge Powell rejected my argument and the case
moved toward trial or disposition by plea
agreement. In the meantime new information
came to light that would bolster Casey’s appeal of
a conviction. Analysis of the photographs taken
during the flyover of Casey’s house and the focal
specifications of the thermal camera used by the
deputies indicated the helicopter was flying no
more than two hundred feet off the ground when
the photographs were taken. The U.S. Supreme
Court has held that a law enforcement
observation flight over a suspect’s property does
not violate an individual’s right to privacy so long
as the aircraft is in public airspace. I had Raul
Levin, my investigator, check with the Federal
Aviation Administration. Casey’s ranch was
located beneath no airport flight pattem. The
floor for public airspace above the ranch was a
thousand feet. The deputies had clearly invaded
Casey’s privacy while gathering the probable
cause to raid the ranch.
My job now was to take the case to trial and elicit
testimony from the deputies and pilot as to the
altitude they were flying when they went over the
ranch. If they told the truth, I had them. If they
lied, I had them. I don’t relish the idea of
embarrassing law enforcement officers in open
court, but my hope was that they would lie. If a
jury sees a cop lie on the witness stand, then the
case might as well end right there. You don’t have
to appeal a not-guilty verdict. The state has no
comebacks from a not-guilty verdict.
Either way, I was confident had a winner. We just
had to get to trial and there was only one thing
holding us back. That was what I needed to talk to
Casey about before the judge took the bench and
called the case.
My client sauntered over to the corner of the pen
and didn’t offer a hello. I didn’t, either. He knew
what I wanted. We’d had this conversation before.
Constitution.
Le juge Powell ayant rejeté mes arguments, il avait été
décidé que l'affaire passerait devant une cour, avec
possibilité de plaider coupable. Entre-temps, de
nouveaux renseignements étaient apparus qui ne
pouvaient que renforcer l’appel que Casey n’allait pas
manquer d’interjeter. L’examen des photos prises
pendant le survol de son ranch et l’analyse des focales
utilisées avec la caméra thermique indiquaient en effet
clairement que l’hélico ne se trouvait pas à plus de
soixante mètres du sol lorsque les adjoints du shérif
avaient photographié les lieux. Et si la Cour suprême
des États-Unis a effectivement arrêté que le survol de
l'habitation d’un suspect lors d’une surveillance
aérienne ne constitue pas une violation des droits de
ce dernier à être protégé dans sa vie privée, il convient
néanmoins que l’aéronef reste dans les limites de
l’espace aérien public. J’avais donc demandé à mon
enquêteur, Raul Levin, de se renseigner auprès de la
Federal Aviation Administration, et il avait découvert
que, le ranch de Casey ne se trouvant pas dans le rayon
de survol des avions mis en attente d’atterrissage dans
un aéroport, le plancher de survol légal était à 600
mètres. Bref, les adjoints du shérif avaient
manifestement violé l’espace privé de Casey en
essayant de collecter des indices qui pourraient leur
donner une raison juridiquement recevable de fouiller
les lieux.
Ma tâche consistait maintenant à présenter le dossier
à la cour et à pousser mes adjoints au shérif et le pilote
de l’hélico à dire à quelle altitude ils volaient lorsqu’ils
étaient passés au-dessus du ranch. Qu’ils disent la
vérité et je les tenais. Et qu’ils mentent et je les tenais
aussi. Je n’aimais pas trop l’idée de coincer des
représentants des forces de l’ordre en plein tribunal,
mais j’espérais quand même bien qu’ils mentent. Dès
qu’un jury s’aperçoit qu’un flic ment à la barre,
l’accusation ferait mieux de tout laisser tomber. Et faire
appel d’un verdict de non- culpabilité est inutile. On ne
revient jamais sur un tel jugement.
Dans un cas comme dans l’autre, j’étais sûr de
l’emporter. Il nous fallait seulement passer devant la
cour et une seule chose nous retenait de le faire.
C’était pour ça que j’avais besoin de parler à Casey
avant que le juge siège et appelle l’affaire.
Mon client gagna le coin de l’enclos d’un pas
nonchalant et ne me lança même pas un petit bonjour.
Mais moi non plus : il savait ce que je voulais. Cet
entretien, nous l’avions déjà eu.
- Harold, lui dis-je, c’est l’heure. C’est là que je dis au
juge si nous sommes prêts à passer devant un tribunal.
180
“Harold, this is calendar call,” I said. “This is when
I tell the judge if we’re ready to go to trial. I
already know the state’s ready. So today’s about
us.”
“So?”
“So, there’s a problem. Last time we were here
you told me I’d be getting some money. But here
we are, Harold, and no money.”
“Don’t worry. I have your money.”
“That’s why I am worried. You have my money. I
don’t have my money.”
“It’s coming. I talked to my boys yesterday. It’s
coming.”
“You said that last time, too. I don’t work for free,
Harold. The expert I had go over the photos
doesn’t work for free, either. Your retainer is long
gone. I want some more money or you’re going to
have to get yourself a new lawyer. A public
defender.”
“No PD, man. I want you.”
“Well, I got expenses and I gotta eat. You know
what my nut is each week just to pay for the
yellow pages? Take a guess.”
Casey said nothing.
“A grand. Averages out a grand a week just to
keep my ad in there and that’s before I eat or pay
the mortgage or the child support or put gas in
the Lincoln. I’m not doing this on a promise,
Harold. I work on green inspiration.”
Casey seemed unimpressed.
“I checked around,” he said. “You can’t just quit
on me. Not now. The judge won’t let you.”
A hush fell over the courtroom as the judge
stepped out of the door to his chambers and took
the two steps up to the bench. The bailiff called
the courtroom to order. It was showtime. I just
looked at Casey for a long moment and stepped
away. He had an amateur, jailhouse knowledge of
the law and how it worked. He knew more than
most. But he was still in for a surprise.
I took a seat against the rail behind the
defendant’s table. The first case called was a bail
reconsideration that was handled quickly. Then
the clerk called the case of California v. Casey and
I stepped up to the table.
“Michael Haller for the defense,” I said.
The prosecutor announced his presence as well.
He was a young guy named Victor DeVries. He
had no idea what was going to hit him when we
Je sais déjà que le procureur est prêt, lui. Bref, aujourd’hui, c’est à nous de jouer.
- Et alors ?
- Et alors, y a un problème. La demière fois qu’on s’est
vus, vous m’avez dit que je recevrais du fric. Sauf que
nous revoilà ensemble et que je n’ai toujours rien.
- T ’inquiète pas. Je l’ai, ton fric.
- C’est bien pour ça que je suis inquiet : c’est vous qui
l’avez. Et moi qui ne l’ai pas.
- Il arrive. J ’en ai parlé à mes hommes hier. Il arrive.
- Vous m’avez déjà dit ça la dernière fois. Je travaille
pas à l’œil, Harry. Et l’expert auquel j’ai demandé
d’analyser les photos non plus. Y a longtemps que
votre dépôt de garantie a fondu. Je veux du fric, sinon
va falloir que vous vous trouviez un autre avocat. Un
avocat commis d’office.
- Je veux pas d’avocat commis d’office, mec. Je te veux,
toi.
- Ben, j’ai des frais et faut que je bouffe, moi. Vous
savez combien ça me coûte par semaine rien que pour
payer les Pages jaunes ? Allez, devinez un peu.
Il garda le silence.
- Mille dollars. Ouais, mille dollars en moyenne rien
que pour y garder ma pub et ça, c’est avant que je
bouffe, que je paie mes traites, ma pension alimentaire
et l’essence pour la Lincoln. Je travaille pas à crédit,
Harold, Moi, c’est le billet vert qui m’inspire.
Ça n’eut pas l’air de l’impressionner.
- Je me suis renseigné, me renvoya-t-il. T’as même pas
le droit de me lâcher. Pas maintenant. Le juge te
l'interdira.
Le silence se fit dans la salle lorsque ce dernier franchit
la porte de son cabinet et gravit les deux marches qui
conduisaient à son siège. L’huissier ouvrit la séance.
Enfin du spectacle. Je me contentai de regarder
longue- ment Casey, puis je m’éloignai. Sa
connaissance du droit et de la façon dont ça
fonctionnait était celle d’un amateur, d’un type qui a
fait de la taule. Il en savait plus long que beaucoup.
Mais il ne savait pas la surprise qui l'attendait.
Je m’installai sur un siège adossé à la rambarde, derrière la table de la défense. La première affaire était
une histoire de réduction de caution et fut vite
expédiée. Puis l’huissier appela la nôtre - l’État de
Californie contre Casey -, et je gagnai la table.
- Michael Haller pour la défense, lançai-je.
Le procureur signala lui aussi qu’il était là. Il était
jeune, s’appelait Victor DeVries et n’avait aucune idée
de ce qui allait lui tomber dessus lorsque nous irions au
procès. Comme il est d’usage, le juge Orton Powell
s’enquit de savoir si un arrangement de dernière
181
got to trial. Judge Orton Powell made the usual
inquiries about whether a last-minute disposition
in the case was possible. Every judge had an
overflowing calendar and an overriding mandate
to clear cases through disposition. The last thing
any judge wanted to hear was that there was no
hope of agreement and that a trial was inevitable.
But Powell took the bad news from DeVries and
me in stride and asked if we were ready to
schedule the trial for later in the week. DeVries
said yes. I said no.
“Your Honor,” I said, “I would like to carry this
over until next week, if possible.”
“What is‘ the cause of your delay, Mr. Haller?” the
judge asked impatiently. “The prosecution is
ready and I want to dispose of this case.”
“I want to dispose of it as well, Your Honor. But
the defense is having trouble locating a witness
who will be necessary to our case. An
indispensable witness, Your Honor. I think a oneweek carryover should be sufficient. By next week
we should be ready to go forward.”
As expected, DeVries objected to the delay.
“Your Honor, this is the first the state has heard
about a missing witness. Mr. Haller has had
almost three months to locate his witnesses. He’s
the one who wanted the speedy trial and now he
wants to wait. I think this is just a delay tactic
because he’s facing a case that—”
“You can hold on to the rest of that for the jury,
Mr. DeVries,” the judge said. “Mr. Haller, you think
one week will solve your problem?”
“Yes, Your Honor.”
“Okay, we’ll see you and Mr. Casey next Monday
and you will be ready to go. Is that understood?”
“Yes, Your Honor. Thank you.’
The clerk called the next case and I stepped away
from the defense table. I watched a deputy lead
my client out of the pen. Casey glanced back at
me, a look on his face that seemed to be equal
parts anger and confusion. I went over to
Reynaldo Rodriguez and asked if I could be
allowed back into the holding area to further
confer with my client. It was a professional
minute ne pouvait pas être conclu. Tous les juges
croulent sous les affaires et doivent faire de leur mieux
pour les évacuer à l'amiable. La dernière chose qu’ils
ont envie d’entendre est bien qu’il n’y a aucun espoir
d’accord et que le passage devant une cour est
inévitable.
Cela dit, Powell accueillit comme si de rien n’était la
mauvaise nouvelle que DeVries et moi lui avions
réservée et nous demanda si nous étions prêts à fixer
la date du procès à un peu plus tard dans la semaine.
DeVries répondit que oui. Et moi que non.
- Monsieur le juge, lui lançai-je, j’aimerais bien
repousser le jugement à la semaine prochaine, si c’est
possible.
- Pourquoi ce délai, maître Haller ? me demanda-t-il
d’un ton impatient. L’ accusation est prête et j’aimerais
en finir avec ce dossier.
- Tout comme moi, monsieur le juge. Sauf que la
défense a du mal à localiser un témoin qui lui sera
nécessaire. Un témoin indispensable, monsieur le juge.
Un report d’une semaine devrait suffire. Nous devrions
pouvoir y aller la semaine prochaine.
Comme prévu, DeVries éleva une objection.
- Monsieur le juge ! s’écria-t-il. C’est bien la première
fois que l’accusation entend parler d’un témoin manquant. Maître Haller a eu presque trois mois pour
retrou- ver son témoin. C’est lui qui voulait un
jugement rapide et voilà qu’il nous demande
d’attendre ? Il ne s’agit sans doute que d’une demande
de report motivée par le fait qu’il se trouve devant un
dossier qui le...
- Vous pouvez garder le reste de votre phrase pour les
jurés, maître DeVries. Maître Haller, vous êtes sûr
qu’une semaine devrait vous permettre de résoudre
votre problème ?
- Oui, monsieur le juge.
- Parfait. Nous vous reverrons donc, vous et M. Casey,
lundi prochain et vous devrez être prêts. Est-ce bien
compris ?
- Oui, monsieur le juge. Merci.
L'huissier appelant l'affaire suivante, je m’écartai de la
table de la défense. Puis je regardai un adjoint au shérif
faire sortir mon client de l’enc1os. Casey me coula un
regard par-dessus son épaule, un regard où la perplexité le disputait à la colère. Je m’approchai de
Reynaldo Rodriguez et lui demandai la permission de
me rendre à la cellule de détention pour conférer avec
mon client. C’est là une faveur qu’on accorde à
pratiquement tous les habitués. Rodriguez se leva,
déverouilla une porte derrière son bureau et me laissa
182
courtesy allowed to most of the regulars.
Rodriguez got up, unlocked a door behind his desk
and ushered me through. I made sure to thank
him by his correct name.
Casey was in a holding cell with one other
defendant, the man whose case had been called
ahead of his in the courtroom. The cell was large
and had benches running along three sides. The
bad thing about getting your case called early in
the courtroom is that after the hearing you have
to sit in this cage until it fills with enough people
to run a full bus back to the county jail. Casey
came right up to the bars to speak to me.
"What witness were you talking about in there?"
he demanded.
"Mr. Green,” I said. "Mr. Green is all we need for
this case to go forward."
Casey’s face contorted in anger. I tried to cut him
off at the pass.
"Look, Harold, I know you want to move this
along and get to the trial and then the appeal. But
you’ve got to pay the freight along the way. I
know from long, hard experience that it does me
no good to chase people for money after the
horse is out of the barn. You want to play now,
then you pay now.”
I nodded and was about to turn back to the door
that led to freedom. But then I spoke to him
again.
‘And don’t think the judge in there didn’t know
what was going on," I said. “You got a young
prosecutor who’s wet behind the ears and doesn’t
have to worry about where his next paycheck’s
coming from. But Orton Powell spent a lot of
years in the defense bar before he got to the
bench. He knows about chasing indispensable
witnesses like Mr. Green and he probably won’t
look too kindly upon a defendant who doesn’t pay
his lawyer. I gave him the wink, Harold. If I want
off the case, I’ll get off. But what I’d rather do is
come in here next Monday and stand up out
there and tell him we found our witness and we
are ready to go. You understand?"
Casey didn’t say anything at first. He walked to
the far side of the cell and sat down on the bench.
He didn’t look at me when he finally spoke.
"As soon as I get to a phone," he said.
"Sounds good, Harold. I’ll tell one of the deputies
passer. Je veillai à le remercier en l'appelant par le
prénom qui convenait.
Casey se trouvait dans une cellule avec un autre
accusé, celui dont on avait appelé l’affaire avant la
nôtre. La cellule était grande et munie de bancs sur
trois côtés. L’ennui, lorsque son affaire est appelée tôt,
est qu’après on est obligé de rester dans cette cage
jusqu'à ce qu’elle soit assez pleine d’accusés pour
remplir le bus qui les ramènera à la prison du comté.
Casey se rua sur les barreaux pour me parler.
- De quel témoin tu causais ? voulut-il savoir.
- M. Billetvert, lui répondis-je. M. Billetvert est le seul
individu dont nous ayons besoin pour faire avancer
notre affaire.
Son visage se crispa sous la colère. J’essayai de coincer
mon bonhomme au tournant.
- Écoutez-moi, Harold. Je sais que vous voulez que ça
avance et qu’on arrive à la condamnation pour pouvoir
interjeter appel. Mais va falloir payer le fret à un
moment donné du parcours. Et je sais de très longue et
de très douloureuse expérience que ça ne me fait
aucun bien de traquer des gens pour qu’ils me paient
ce qu’ils me doivent une fois que l’oiseau s’est envolé.
Vous voulez jouer le coup tout de suite, vous payez
tout de suite.
Je hochai la tête et m’apprêtai à regagner la porte qui
conduisait à la liberté. Mais recommençai à parler.
- Et n’allez pas croire que le juge n’a pas compris ce qui
se passe, repris-je. Vous avez affaire à un jeune
procureur que, si on lui pressait le nez, il en sortirait du
lait ; mais lui n’a pas à s’inquiéter de savoir d’où lui
tombera le chèque à la fin du mois. Il se trouve
qu’Orton Powell, lui, a passé quatre ans du côté de la
défense avant de devenir juge. Il sait donc
parfaitement ce que ça veut dire de retrouver des
témoins indispensables du genre de M. Billetvert et y a
des chances qu’il n’ait guère de sympathie pour un
accusé qui ne paie pas son baveux. Je lui ai fait un clin
d’œil, Harold. Si je veux lâcher l'affaire, je la lâcherai.
Cela dit, je préférerais beaucoup qu’on se retrouve ici
lundi prochain et que je me lève pour lui dire qu’on a
retrouvé notre témoin et que nous sommes prêts à
foncer. Vous comprenez ?
ll commença par ne rien dire. Il gagna l’autre bout de la
cellule et s’assit sur un banc. Et ne me regarda même
pas lorsque enfin il parla :
- Dès que j’ai accès à un téléphone, dit-il.
- Ça me paraît bien, lui renvoyai-je. Je vais dire à un des
adjoints au shérif que vous avez un appel à passer.
Vous le passez, vous faites pas de conneries et on se
183
you have to make a call. Make the call, then sit retrouve la semaine prochaine. Ça va gazer, vous
tight and I’ll I see you next week. We’ll get this verrez.
thing going."
Sur quoi je regagnai la porte d’un pas rapide. Je déteste
me trouver à l'intérieur d’une prison. Je ne sais pas
I headed back to the door, my steps quick. I hate trop pourquoi. Faut croire que j’ai parfois l’impression
being inside a jail. I’m not sure why. I guess it’s que la frontière est bien mince − la frontière qui sépare
because sometimes the line seems so thin. The l’avocat au criminel de l’avocat qui l’est. Il y a des
line between being a criminal attorney and a moments où je ne sais plus trop de quel côté de la
criminal attorney. Sometimes I’m not sure which barre je me trouve. À mes yeux, pouvoir ressortir par le
side of the bars I am on. To me it’s always a chemin par lequel je suis entré a toujours quelque
dead—bang miracle that I get to walk out the way chose de miraculeux.
I walked in.
Ayant retrouvé les couloirs du tribunal, je rallumai mon
portable et appelai mon chauffeur pour l’avertir que
In the hallway outside the courtroom I turned my j’arrivais. Puis je vérifiai ma boîte vocale et y trouvai
cell I phone back on and called my driver to tell des messages de Lorna Taylor et de Fernando
him I was coming out. I then checked voicemail Valenzuela. Je décidai d’attendre d’être à nouveau dans
and found messages from Lorna Taylor and ma voiture pour leur répondre.
Fernando Valenzuela. I decided to wait until I was Earl Briggs, mon chauffeur, avait garé la Lincoln juste
in the car to make the callbacks.
devant le tribunal. Il n’en descendit pas pour m’ouvrir
Earl Briggs, my driver, had the Lincoln right out la portière ou autre. Selon notre arrangement, il devait
front. Earl didn’t get out and open the door or simplement me conduire à droite et à gauche, cela afin
anything. His deal was just to drive me while he de me régler les honoraires qu’il me devait suite à la
worked off the fee he owed me for getting him conditionnelle que je lui avais décrochée après sa
probation on a cocaine sales conviction. I paid condamnation pour trafic de cocaïne. Je le payais vingt
him twenty bucks an hour to drive me but then dollars de l’heure, mais en retenais la moitié. Ce n’était
held half of it back to go against the fee. It wasn’t pas vraiment ce qu’il gagnait en vendant du crack dans
quite what he was making dealing crack in the les cités, mais c’était légal et moins dangereux et
projects but it was safer, legal and something that pouvait figurer sur un CV. Earl disait vouloir rentrer
could go on a résumé. Earl said he wanted to go dans le droit chemin et je le croyais.
straight in life and I believed him.
J’entendis du hip-hop pulser derrière les vitres en
m'approchant de la Lincoln Town Car. Mais Earl l'arrêta
I could hear the sound of hip-hop pulsing behind net dès que je tendis la main vers la poignée de la
the closed windows of the Town Car as I portière. Je me glissai à l'arrière et lui demandai de
approached. But Earl killed the music as soon as I prendre la direction de Van Nuys.
reached for the door handle. I slid into the back - Qui est-ce que vous écoutiez ? lui demandai-je.
and told him to head toward Van Nuys.
- Euh… le Three Six Mafia.
"Who was that you were listening to?" I asked - Sud crade ?
him.
- Voilà !
"Um, that was Three Six Mafia."
Au fil des ans je me suis familiarisé avec les distinctions
"Dirty south?"
subtiles - régionales et autres -, qui ont cours dans le
"That’s right."
rap et le hip-hop. Quels qu’ils soient, pratiquement
Over the years, I had become knowledgeable in tous mes clients en écoutent, nombre d’entre eux en
the subtle distinctions, regional and otherwise, in tirant même des stratégies de vie.
rap and hip—hop. Across the board, most of my Je me penchai en avant, attrapai la boîte à chaussures
clients listened to it, many of them developing pleine de cassettes consacrées à l'affaire Boyleston et
their life strategies from it.
en choisis une au hasard. Puis je notai l’heure et le
I reached over and picked up the shoebox full of numéro de la cassette dans le petit carnet que je
cassette tapes from the Boyleston case and chose gardais dans la boîte à chaussures et passai la bande à
one at random. I noted the tape number and the Earl par-dessus le dossier du siège. Il la glissa dans le
time in the little logbook I kept in the shoebox. I lecteur du tableau de bord. Je n’eus pas besoin de lui
handed the tape over the seat to Earl and he slid demander de baisser suffisamment le son pour
184
it into the dashboard stereo. I didn’t have to tell
him to play it at a volume so low that it would
amount to little more than background noise. Earl
had been with me for three months. He knew
what to do.
Roger Boyleston was one of my few court—
appointed clients. He was facing a variety of
federal drug—trafficking charges. DEA wiretaps on
Boyleston’s phones had led to his arrest and the
seizure of six kilos of cocaine that he had planned
to distribute through a network of dealers. There
were numerous tapes—more than fifty hours of
recorded phone conversations. Boyleston talked
to many people about what was coming and
when to expect it. The case was a slam dunk for
the government. Boyleston was going to go away
for a long time and there was almost nothing I
could do but negotiate a deal, trading Boyleston’s
cooperation for a lower sentence. That didn’t
matter, though. What mattered to me were the
tapes. I took the case because of the tapes. The
federal government would pay me to listen to the
tapes in preparation for defending my client. That
meant I would get a minimum of fifty billable
hours out of Boyleston and the government
before it was all settled. So I made sure the tapes
were in heavy rotation whenever I was riding in
the Lincoln. I wanted to make sure that if I ever
had to put my hand on the book and swear to tell
the truth, I could say in good conscience that I
played every one of those tapes I billed Uncle
Sugar for.
I called Lorna Taylor back first. Lorna is my case
manager. The phone number that runs on my
half-page ad in the yellow pages and on thirty-six
bus benches scattered through high—crime areas
in the south and east county goes directly to the
office/second bedroom of her Kings Road condo
in West Hollywood. The address the California bar
and all the clerks of the courts have for me is the
condo as well.
Lorna is the first buffer. To get to me you start
with her. My cell number is given out to only a
few and Lorna is the gatekeeper. She is tough,
smart, professional and beautiful. Lately, though, I
n’entendre qu’un bruit de fond. Earl travaillait pour
moi depuis trois mois et savait ce qu’il fallait faire.
Roger Boyleston était un des clients que m’avait
envoyés le tribunal. Il devait répondre de diverses
accusations de trafic de drogue. Des écoutes
téléphoniques de la DEA (Drug Enforcement
Administration) avaient conduit à son arrestation et à
la saisie de six kilos de cocaïne qu’il prévoyait de
distribuer grâce à un réseau de dealers. Les bandes
étaient nombreuses - il y en avait pour plus de
cinquante heures d'enregistrement. Boyleston avait dit
à beaucoup de gens ce qui allait arriver et à quel
moment s’y attendre. Pour le parquet, l'affaire était
dans le sac. Boyleston allait en prendre pour longtemps
et je ne pouvais pratiquement rien faire, hormis
négocier sa coopération contre une diminution de
peine. Mais cela n’avait guère d'importance. Ce qui en
avait à mes yeux, c’était les bandes. C’était à cause
d’elles que j’avais pris l'affaire. L’administration fédérale
était obligée de me payer pour que je les écoute et
puisse ainsi défendre mon client. Ce qui voulait dire
que j’allais toucher un minimum de cinquante heures
d’écoute, payables par mon client et par
l'administration avant que tout soit réglé. Voilà
pourquoi je m’assurais que ces bandes tournent
toujours comme il faut quand je me trouvais dans ma
Lincoln. Je voulais être certain de pouvoir dire en
conscience que j’avais bien écouté tout ce dont je
m’étais fait payer l’écoute par Uncle Sugar (NdT :
Surnom de l'Oncle Sam quand il paie les avocats
commis d'office) si jamais je devais un jour poser la
main sur la Bible et jurer de dire la vérité.
Ce fut Lorna Taylor que je rappelai en premier. Lorna
s’occupe de gérer mes dossiers. Le numéro de
téléphone que l’on découvre sur ma demi-page de
publicité dans les Pages jaunes et sur les trente-six
bancs d’abribus éparpillés dans les zones de haute
criminalité du sud et de l’est du comté est celui de son
bureau/chambre d’ami de l'appartement en
copropriété qu’elle occupe dans Kings Road, à West
Hollywood. L'adresse que j’ai communiquée au barreau
de Californie et à tous les huissiers des tribunaux est,
elle aussi, celle de cet appartement.
Lorna est donc mon premier rempart. Pour
m’atteindre, il faut d’abord passer par elle. Mon
numéro de portable n’étant connu que de quelques
personnes, Lorna est celle qui monte la garde à ma
porte. Elle est dure, elle est maligne, elle est
professionnelle - et belle. Depuis quelque temps
néanmoins, je ne vérifie ce dernier point qu’environ
185
only get to verify this last attribute once a month une fois par mois, lorsque je l'emmène déjeuner et
or so when I take her to lunch and sign checks— signer des chèques - car c’est aussi elle qui tient ma
she’s my bookkeeper, too.
comptabilité.
- Cabinet d’avocat, lança-t-elle quand je l’appelai.
- Je m’excuse. J’étais encore au tribunal, lui dis-je pour
"Law office," she said when I called in.
lui expliquer que je n’avais pas pu prendre son appel.
"Sorry, I was still in court," I said, explaining why I Quoi de neuf ?
didn’t get her call. "What’s up?"
- T’as parlé avec Val ?
- Oui. À l’heure qu’il est, je me dirige vers Van Nuys. J’ai
"You talked to Val, right?”
eu l'affaire à onze heures.
"Yeah. I’m heading down to Van Nuys now. I got - Il a appelé ici pour être sûr. Il a l’air inquiet.
that at eleven."
- Il croit que c’est la poule aux œufs d’or et veut être
"He called here to make sure. He sounds sûr de pas rater le coche. Je le rappelle pour le rassurer.
nervous."
"He thinks this guy is the golden goose, wants to - J’ai procédé aux premières vérifications sur le
make sure he’s along for the ride. I’ll call him back dénommé Louis Ross Roulet. Le crédit est excellent.
to reassure him."
Son nom apparaît plusieurs fois dans les archives du
"I did some preliminary checking on the name Times. Tout dans l'immobilier. On dirait qu’il travaille
Louis Ross Roulet. Credit check is excellent. The pour une boîte de Beverly Hills, la Windsor Residential
name in the Times archive comes up with a few Estates. Ils s’occupent de biens exclusifs - pas le genre
hits. All real estate transactions. Looks like he de maisons devant lesquelles on plante un panneau
works for a real estate firm in Beverly Hills. It’s « A vendre ».
called Windsor Residential Estates. Looks like they - Très bien, ça. Autre chose ?
handle all exclusive pocket listings—not the sort - Sur ça, non. Et rien que de très habituel côté
of properties where they put a sign out front."
téléphone... pour l'instant.
"That’s good. Anything else?"
Ce qui signifiait qu’elle avait vérifié le nombre habituel
"Not on that. And just the usual so far on the d’appels provenant des Pages jaunes et des abribus,
phone."
tous d’individus qui voulaient engager les services d’un
Which meant that she had fielded the usual avocat. Avant de pouvoir me parler, ils doivent
number of calls drawn by the bus benches and convaincre Lorna qu’ils ont les moyens de me payer.
the yellow pages, all from people who wanted a Lorna, c’est comme l'infirmière à la réception des
lawyer. Before the callers hit my radar they had to urgences : il faut arriver à la convaincre qu’on a une
convince Lorna that they could pay for what they bonne assurance-maladie avant qu’elle vous donne
wanted. She was sort of like the nurse behind the l'autorisation d’aller voir le médecin dans la salle du
desk in the emergency room. You have to fond. A côté de son téléphone, elle a affiché un tarif
convince her you have valid insurance before she qui démarre à 5 000 dollars pour conduite en état
sends you back to see the doc. Next to Lorna’s d’ivresse et monte jusqu’à ce que j’exige de I’heure en
phone she keeps a rate schedule that starts with a cas de poursuites au criminel. Elle s’assure que tout
$5 ,000 flat fee to handle a DUI and ranges to the client potentiel sera un client qui paie et saura ce qu’il
hourly fees I charge for felony trials. She makes lui en coûtera que je le défende pour le crime dont on
sure every potential client is a paying client and l’accuse. Il y a un dicton qui déclare : «Tu veux pas la
knows the costs of the crime they have been prison, tu fais pas le couillon.» Lorna, elle, aime à dire
charged with. There’s that saying, Don’t do the qu’avec moi cela devient : «T’as pas le pognon, tu fais
crime if you can’t do the time. Lorna likes to say pas le couillon.» Elle accepte Visa et Master Card et
that with me, it’s Don’t do the crime if you can’t demande à vérifier la solvabilité du client avant qu’il
pay for my time. She accepts MasterCard and Visa puisse me contacter.
and will get purchase approval before a client - Personne qu’on connaîtrait ? lui demandai-je.
ever gets to me.
- Laura Larsen a appelé des Tours jumelles.
Je poussai un grognement. Situées en centre-ville, les
"Nobody we know‘?" I asked.
Tours jumelles sont la prison principale du comté. Elles
"Gloria Dayton called from Twin Towers."
abritent des femmes dans l’une et des hommes dans
186
I groaned. The Twin Towers was the county’s main
lockup in downtown. It housed women in one
tower and men in the other. Gloria Dayton was a
high-priced prostitute who needed my legal
services from time to time. The first time I
represented her was at least ten years earlier,
when she was young and dmg-free and still had
life in her eyes. Now she was a pro bono client. I
never charged her. I just tried to convince her to
quit the life.
"When did she get popped?"
"Last night. Or rather, this morning. Her first
appearance is after lunch."
"I don’t know if I can make that with this Van
Nuys thing."
"There’s also a complication. Cocaine possession
as well as the usual."
I knew that Gloria worked exclusively through
contacts made on the Internet, where she billed
herself on a variety of websites as Glory Days. She
was no street-walker or barroom troller. When
she got popped, it was usually after an
undercover vice officer was able to penetrate her
check system and set up a date. The fact that she
had cocaine on her person when they met
sounded like an unusual lapse on her part or a
plant from the cop.
"Alright, if she calls back tell her I will try to be
there and if I’m not there I will have somebody
take it. Will you call the court and firm up the
hearing?"
"I’m on it. But, Mickey, when are you going to tell
her this is the last time?"
"I don’t know. Maybe today. What else?"
l’autre. Laura Larsen était une prostituée de haut vol
qui avait besoin de mes services de temps en temps.
Au moins dix ans s’étaient écoulés depuis que je l’avais
représentée pour la première fois - elle était alors
jeune et, n’ayant pas touché à la drogue, avait encore
de la vie dans le regard. Elle n’était plus maintenant
qu’une cliente que je prenais pro bono. Je ne la faisais
jamais payer. Je me contentais d’essayer de l'amener à
renoncer à l'existence qu’elle menait.
- Quand est-ce qu’elle s’est fait serrer ?
- Hier soir. Non, plutôt ce matin. Elle doit comparaître
après le déjeuner.
- Je ne sais pas si je vais y arriver avec mon truc à Van
Nuys.
- Et y a une complication. Possession de cocaïne en
plus des trucs ordinaires.
Je savais que Laura ne travaillait que par contacts sur
Internet, où elle se mettait en vitrine sur divers sites
sous le nom de Laura Larceny (NdT : soit «Laura
Délit»). Pas question pour elle de faire le trottoir ou de
jouer les entraîneuses de bar. Quand elle se faisait
gauler, c’était en général après qu’un flic des Mœurs en
civil avait pu passer à travers ses vérifications et
prendre rendez-vous avec elle. Qu’elle ait été prise
avec de la coke sur elle me faisait l’effet d’un
relâchement fort étonnant de sa part. Ou alors c’était
le flic qui la lui avait glissée dans la poche pour la
compromettre.
- Bon. Si elle rappelle, dis-lui que j'essaierai d’y être et
que si je ne peux pas je lui trouverai quelqu’un d’autre
pour la représenter. Tu téléphones au greffe pour
confirmer qu’on y sera ?
- Je m’en occupe, mais... Mickey, quand vas-tu lui dire
que c’est la dernière fois ?
- Je ne sais pas. Peut-être aujourd’hui. Quoi d’autre ?
- Ça fait pas assez pour une journée ?
- Bah, faudra sans doute faire avec.
Nous parlâmes encore un peu de mon emploi du
temps pour le reste de la semaine, puis j’ouvris mon
portable sur la tablette repliable du dossier de façon à
pouvoir synchroniser nos agendas. J ’avais deux ou
trois audiences chaque matin et une qui durerait toute
la journée de jeudi. Rien que des affaires de drogue
dans le sud du comté. Mon ordinaire. A la fin de notre
entretien, je l’avertis que je l'appellerais après
l’audience à Van Nuys pour lui dire si et comment
l'affaire Roulet risquait de modifier la donne.
"Isn’t that enough for one day?"
"It’ll do, I guess."
We talked a little more about my schedule for the
rest of the week and I opened my laptop on the
fold—down table so I could check my calendar
against hers. I had a couple hearings set for each
morning and a one-day trial on Thursday. It was
all South side drug stuff. My meat and potatoes.
At the end of the conversation I told her that I
would call her after the Van Nuys hearing to let - Un dernier truc, ajoutai-je. Tu m’as bien dit que
her know if and how the Roulet case would Roulet travaille dans une boîte où on gère de
187
impact things.
l’immobilier plutôt sélect, non ?
"One last thing," I said. "You said the place Roulet
works handles pretty exclusive real estate deals, - Si, si. D’après les archives, aucune des affaires qu’il a
right?"
gérées ne s’est traitée à moins d’un million de dollars.
Certaines ont même dépassé les dix. Holmby Hills, Bel"Yeah. Every deal his name was attached to in the Air, voilà le genre d’endroits.
archives was in seven figures. A couple got up into Je hochai la tête en me disant que le standing du
the eights. Holmby Hills, Bel—Air, places like monsieur risquait d’intéresser les médias.
that.”
- Bon, mais… pourquoi ne pas en glisser un mot à Sticks
I nodded, thinking that Roulet’s status might ?
make him a person of interest to the media.
- Vraiment ?
"Then why don’t you tip Sticks to it," I said.
- Mais oui ! On pourrait peut-être faire quelque chose.
- D’accord.
"You sure?"
- À plus.
"Yeah, we might be able to work something Lorsque je refermai mon portable, Earl m’avait déjà
there."
ramené à l’Antelope Valley Freeway, direction sud.
"Will do."
Nous roulions bien, arriver à Van Nuys pour la
"Talk to you later."
première comparution de Roulet ne poserait pas de
By the time I closed the phone, Earl had us back problème. J’appelai Fernando Valenzuela pour le lui
on the Antelope Valley Freeway heading south. dire.
We were making good time and getting to Van
Nuys for Roulet’s first appearance wasn’t going to - Ça, c’est vraiment bien ! s’exclama-t-il. Je t’attends.
be a problem. I called Fernando Valenzuela to tell Je lui parlais encore lorsque je vis deux motards passer
him.
le long de ma portière. L’un comme l’autre, ils
"That’s real good," the bondsman said. "I’ll be portaient un gilet en cuir noir avec un crâne et son
waiting."
auréole cousus dans le dos.
As he spoke I watched two motorcycles glide by - Autre chose ? demandai-je.
my window. Each rider wore a black leather vest - Oui, un autre truc qu’il faut sans doute que je te dise,
with the skull and halo patch sewn on the back.
reprit Valenzuela. En vérifiant au greffe pour savoir
"Anything else?" I asked.
quand il devait comparaître, je me suis aperçu qu’on
"Yeah, one other thing I should probably tell you," aurait Maggie McFierce en face de nous. Je sais pas si
Valenzuela said. "I was double—checking with the ça va te poser un problème ou pas.
court on when his first appearance was going to
be and I found out the case was assigned to Maggie McFierce (NdT : soit Maggie «McFéroce»),
Maggie McFierce. I don’t know if that’s going to autrement dit Margaret McPherson, une des adjointes
be a problem for you or not."
du procureur les plus dures et, oui, les plus féroces
Maggie McFierce as in Margaret McPherson, who affectées au tribunal de Van Nuys. Et, ça aussi, mon exhappened to be one of the toughest and, yes, épouse.
fiercest deputy district attorneys assigned to the - Ça ne sera pas un problème, lui répondis-je sans
Van Nuys courthouse. She also happened to be hésitation. Le problème, c’est elle qui l’aura.
my first ex—wife.
Le prévenu ayant le droit de choisir son avocat, s’il y a
"It won’t be a problem for me," I said without conflit d'intérêts entre l’avocat de la défense et le
hesitation. "She’s the one who’ll have the procureur, c’est ce dernier qui doit s’incliner. Je savais
problem."
que Maggie me tiendrait pour personnellement
The defendant has the right to his choice of responsable si ce qui pouvait devenir une grosse affaire
counsel. If there is a conflict of interest between lui échappait, mais je n’y pouvais rien. Ce n’était pas la
the defense lawyer and the prosecutor, then it is première fois que ça se produisait. Dans mon
the prosecutor who must bow out. I knew Maggie ordinateur portable, j’avais encore une demande de
would hold me personally responsible for her désistement pour la dernière affaire qui nous avait
losing the reins on what might be a big case but I opposés. Si c’était nécessaire, je n’aurais qu’à changer
couldn’t help that. It had happened before. In my le nom du prévenu avant de l'imprimer. J’étais donc
188
laptop I still had a motion to disqualify from the
last case in which we had crossed paths. If
necessary, I would just have to change the name
of the defendant and print it out. I’d be good to
go and she’d be as good as gone. The two
motorcycles had now moved in front of us. I
turned and looked out the back window. There
were three more Harleys behind us.
"You know what that means, though," I said.
"No, what?"
"She’ll go for no bail. She always does with crimes
against women."
"Shit, can she get it? I’m looking at a nice chunk of
change on this, man."
“I don’t know. You said the guy’s got family and C.
C. Dobbs. I can make something out of that. We’ll
see."
"Shit."
Valenzuela was seeing his major payday
disappear.
"I’ll see you there, Val."
I closed the phone and looked over the seat at
Earl.
"How long have we had the escort?" I asked.
"Just came up on us," Earl said. "You want me to
do something?"
"Let’s see what they—”
I didn’t have to wait until the end of my sentence.
One of the riders from the rear came up alongside
the Lincoln and signaled us toward the upcoming
exit for the Vasquez Rocks County Park. I
recognized him as Teddy Vogel, a former client
and the highest—ranked Road Saint not
incarcerated. He might have been the largest
Saint as well. He went at least 350 pounds and he
gave the impression of a fat kid riding his little
brother’s bike.
"Pull off, Earl,” I said. "Let’s see what he’s got."
We pulled into the parking lot next to the jagged
rock formation named after an outlaw who had
hid in them a century before. I saw two people
sitting and having a pic-nic on the edge of one of
the highest ledges. I didn’t think I would feel
comfortable eating a sandwich in such a
dangerous spot and position.
I lowered my window as Teddy Vogel approached
on foot. The other four Saints had killed their
engines but remained on their bikes. Vogel leaned
down to the window and put one of his giant
forearms on the sill. I could feel the car tilt down
prêt à y aller, et elle à boire la tasse ou presque.
En attendant, les deux motards nous étaient passés
devant. Je me retournai et jetai un coup d’œil par la
lunette arrière. Nous avions trois Harley de plus
derrière nous.
- Mais tu sais ce que ça veut dire, non ? enchaînai-je.
- Non, quoi ?
- Ça veut dire qu’elle ne voudra pas de caution. C’est
toujours ce qu’elle fait quand la victime est une
femme.
- Merde. Et elle pourrait gagner ? C’est que j’en attends
un paquet de petite monnaie, moi, de cette affaire.
- Je ne sais pas. T’as pas dit qu’il avait de la famille et C.
C. Dobbs avec lui ? Je devrais pouvoir en tirer quelque
chose. Nous verrons.
- Merde, répéta-t-il.
Il voyait disparaître son pactole.
- On se retrouve là-bas, Val.
Je refermai mon téléphone et jetai un coup d’œil à Earl
par-dessus le dossier du siège.
- On a cette escorte depuis longtemps ? lui demandaije.
- Non, ils viennent juste de nous rattraper. Vous voulez
que je fasse quelque chose ?
- Voyons voir ce qu’ils…
Je n’eus même pas à aller jusqu’au bout de ma phrase.
Un des motards derrière nous s’avança le long de la
voiture et nous fit signe de sortir à la prochaine
bretelle, celle du parc du comté de Vasquez Rocks. Je
reconnus en lui un certain Teddy Vogel, un de mes
anciens clients et le Road Saint le plus haut dans la
hiérarchie à ne pas être encore incarcéré. Et le plus
large de carrure aussi, ce n’est pas impossible. Avec ses
quelque cent soixante kilos, il ressemblait à un gamin
grassouillet juché sur la bécane de son petit frère.
- Arrêtez-vous, Earl ! Voyons voir ce qu’il veut.
Nous entrâmes dans le parking proche de l’amas de
rochers déchiquetés qui doit son nom au hors-la-loi qui
s’y était planqué un siècle plus tôt. Je vis deux
personnes en train de pique-niquer, perchées sur la
corniche la plus élevée. Je ne crois pas que je me serais
senti très à l’aise pour manger un sandwich dans un
endroit aussi dangereux.
J'abaissai ma vitre en voyant Teddy Vogel approcher à
pied. Les quatre autres Saints avaient coupé les gaz,
mais restaient assis sur leurs engins. Vogel se pencha à
ma fenêtre et posa un de ses gigantesques avant-bras
sur le rebord. Je sentis la voiture s'incliner de quelques
centimètres.
- Comment ça va, l’avocat ? me lança-t-il.
- Ça va bien, Ted, répondis-je en refusant de l'appeler
189
a few inches.
"Counselor, how’s it hanging?" he said.
"Just fine, Ted," I said, not wanting to call him by
his obvious gang sobriquet of Teddy Bear. "What’s
up with you?”
"What happened to the ponytail?”
“Some people objected to it, so I cut it off."
"A jury, huh? Must’ve been a collection of stiffs
from up this way."
"What’s up, Ted?"
"‘I got a call from Hard Case over there in the
Lancaster pen. He said I might catch you heading
south. Said you were stalling his case till you got
some green. That right, Counselor?"
It was said as routine conversation. No threat in
his voice or words. And I didn’t feel threatened.
Two years ago I got an abduction and aggravated
assault case against Vogel knocked down to a
disturbing the peace. He ran a Saints—owned
strip club on Sepulveda in Van Nuys. His arrest
came after he learned that one of his most
productive dancers had quit and crossed the
street to work at a competing club. Vogel had
crossed the street after her, grabbed her off the
stage and carried her back to his club. She was
naked. A passing motorist called the police.
Knocking the case down was one of my better
plays and Vogel knew this. He had a soft spot for
me.
"He’s pretty much got it right," I said. "I work for a
living. If he wants me to work for him he’s gotta
pay me."
"We gave you five grand in December," Vogel said.
"That’s long gone, Ted. More than half went to
the expert who is going to blow the case up. The
rest went to me and I already worked off those
hours. If I’m going to take it to trial, then I need to
refill the tank."
"You want another five?”
"No, I need ten and I told Hard Case that last
week. It’s a three—day trial and I’ll need to bring
my expert in from Kodak in New York. I’ve got his
fee to cover and he wants first class in the air and
the Chateau Marmont on the ground. Thinks he’s
going to be drinking at the bar. with movie stars
or something. That place is four hundred a night
par le surnom évident qu’on lui donnait dans le gang,
celui de Teddy Bear (NdT : soit « Gros Nounours »).
Quoi de neuf par chez vous ?
- Ben... et la queue-de-cheval ?
- Y avait des gens à qui ça plaisait pas, alors je l’ai
coupée.
- Des jurés, c’est ça ? Ça devait être des culs serrés de
par là-bas.
- Qu’est-ce qui vous amène, Ted ?
- J’ai reçu un coup de fil de Hard Case, là-bas, à l’enclos
de Lancaster. Il m’a dit que je pourrais te rattraper sur
la voie sud. L’a ajouté que tu lui ferais faire du sur-place
tant qu’y aurait pas des billets verts. C’est vrai, l’avocat
?
Conversation de routine, et rien de plus. Aucune
menace ni dans le ton ni dans les mots. Et je ne me
sentais pas menacé. Deux ans plus tôt, j’avais réussi à
réduire son accusation de coups et blessures à un
simple trouble à l’ordre public. Vogel tenait un club de
strip-tease des Saints dans Sepulveda Boulevard, à Van
Nuys. Son arrestation s’était produite après qu’il avait
appris qu’une de ses danseuses les plus rentables
l’avait laissé tomber pour aller bosser dans le club d’en
face. Il avait traversé la rue, puis il l’avait fait descendre
de la scène et l’avait ramenée dans son club. Toute
nue. Un motocycliste qui passait par là avait appelé la
police. Avoir réduit son chef d'inculpation avait été un
de mes plus jolis coups et il le savait. Bref, il m’aimait
bien.
- Ben, en gros, il a bien pigé, le Hard Case. Je bosse
pour gagner ma croûte, moi. S’il veut que je travaille
pour lui, faut qu’il me paie.
- On t’a filé cinq mille dollars en décembre, me renvoya
Vogel.
- Y a longtemps qu’y en a plus, Ted. Plus de la moitié
est allée à l’expert qui va casser la baraque de
l’accusation. Le reste m’est revenu, mais ça couvre pas
toutes les heures que j’y ai mises. Et s’il veut que je
porte l’affaire devant le tribunal, va falloir qu’il me
remplisse le réservoir.
- T’en veux cinq de mieux.
- Non, dix, et ça, je le lui ai dit la semaine dernière. Il y
aura trois jours d’audience et faudra que je fasse venir
mon expert de chez Kodak de New York. Faudra que je
le paie et lui, il veut de la première classe dans les airs
et le Château Marmont sur terre. Il se voit déjà en train
de boire au bar avec des stars de cinéma. Et c’est du
quatre cents dollars la nuit pour les chambres les
moins chères.
- Tu me tues, le baveux. Et ton slogan dans les Pages
Jaunes, hein ? « Un doute raisonnable pour un tarif
190
just for the cheap rooms."
"You’re killing me, Counselor. Whatever happened
to slogan you had in the yellow pages?
‘Reasonable doubt for a reasonable fee.’ You call
ten grand reasonable?"
"I liked that slogan. It brought in a lot of clients.
But the California bar wasn’t so pleased with it,
made me get rid of it. Ten is the price and it is
reasonable, Ted. If you can’t or don’t want to pay
it, I’ll file the paperwork today. I’ll drop out and he
can go with a PD. l’ll tum everything I have over.
But the PD probably won’t have the budget to fly
in the photo expert."
Vogel shifted his position on the window sill and
the car shuddered under the weight.
"No, no, we want you. Hard Case is important to
us, you know what I mean? I want him out and
back to work."
I watched him reach inside his vest with a hand
that was so fleshy that the knuckles were
indented. It came out with a thick envelope that
he passed into the car to me.
"Is this cash?" I asked.
"That’s right. What’s wrong with cash?" _
"Nothing. But I have to give you a receipt. It’s an
IRS reporting requirement. This is the whole ten?"
"It’s all there."
I took the top off of a cardboard file box I keep on
the seat next to me. My receipt book was behind
the current case files. I started writing out the
receipt. Most lawyers who get disbarred go down
because of financial violations. The mishandling
or misappropriation of client fees. I kept
meticulous records and receipts. I would never let
the bar get to me that way.
"So you had it all along," I said as I wrote. "What if
l had backed down to five? What would you have
done then?"
Vogel smiled. He was missing one of his front
teeth on the bottom. Had to have been a fight at
the club. He patted the other side of his vest.
“I got another envelope with five in it right here,
Counselor," he said. "I was ready for you."
"Damn, now I feel bad, leaving you with money in
your pocket."
I tore out his copy of the receipt and handed it
out the window.
raisonnable. » Tu trouves que dix mille dollars, c’est
raisonnable ?
- Je l’aimais bien, moi, ce slogan. Il me rapportait pas
mal de clients. Mais le barreau de Californie
n’appréciait pas des masses et m’a obligé à m’en
débarrasser. Dix, c’est mon prix et c’est un prix
raisonnable, Ted. Si vous pouvez pas ou ne voulez pas
le payer, je fais la paperasse dès aujourd’hui. Je laisse
tomber et il pourra avoir un avocat commis d’office. Je
lui passerai tout le dossier. Mais y a des chances pour
qu’il ait pas assez de fric pour faire venir l'expert en
photo.
Vogel changea de position, la Lincoln frémissant sous
son poids.
- Non, non, c’est toi qu’on veut. Hard Case, c’est un
mec important pour nous, tu vois c’que j’veux dire ? Je
veux qu’il sorte et qu’il se remette au boulot.
Je le regardai glisser dans son gilet une main tellement
pleine de chair qu’il en avait les articulations en creux.
Elle en ressortit avec une grosse enveloppe qu’il me
passa par la vitre.
- C’est du liquide ?
- Du liquide, ouais. Y a un problème ?
- Non. Mais faut que je vous donne un reçu. C’est les
Impôts qui l'exigent. Les dix y sont ?
- Ils y sont.
J’ôtai le couvercle d’une boîte-classeur que je garde sur
le siège près de moi. Mon carnet de reçus se trouvait
derrière les dossiers en cours. Je commençai à écrire
mon reçu. Les trois quarts des avocats qui se font virer
du barreau tombent pour des délits financiers. On a
mal géré, voire détourné les honoraires du client. Moi,
j’en tenais un décompte méticuleux, avec reçus à la clé.
Il n’était pas question que le barreau me flingue de
cette manière.
- Alors comme ça, vous aviez la somme dès le début,
dis-je en continuant d’écrire. Qu’est-ce qui se serait
passé si j’étais descendu à cinq ? Qu’est-ce que vous
auriez fait ?
Il sourit. Il lui manquait une dent de devant, en bas.
Une bagarre au club, il y avait des chances. Il tapota
l’autre côté de son gilet.
- J’avais une autre enveloppe avec cinq dedans,
l’avocat. J ’étais prêt.
- Putain ! Du coup, j’me sens mal de vous laisser avec
tout ce fric sur vous.
J’arrachai le reçu du carnet et le lui passai par la vitre.
- C’est au nom de Casey. C’est lui le client.
- Ça me gêne pas.
Il me prit le reçu et ôta son bras de la voiture en se
redressant. La Lincoln retrouva son niveau normal.
191
“I receipted it to Casey. He’s the client."
"Fine with me."
He took the receipt and dropped his arm off the
window sill as he stood up straight. The car
returned to a normal level. I wanted to ask him
where the money came from, which of the Saints’
criminal enterprises had earned it, whether a
hundred girls had danced a hundred hours for him
to pay me, but that was a question I was better
off not knowing the answer to. I watched Vogel
saunter back to his Harley and struggle to swing a
trash can—thick leg over the seat. For the first
time I noticed the double shocks on the back
wheel. I told Earl to get back on the freeway and
get going to Van Nuys, where I now needed to
make a stop at the bank before hitting the
courthouse to meet my new client.
As we drove I opened the envelope and counted
out the money, twenties, fifties and hundreddollar bills. It was all there. The tank was refilled
and I was good to go with Harold Casey. I would
go to trial and teach his young prosecutor a
lesson. I would win, if not in trial, then certainly
on appeal. Casey would return to the family and
work of the Road Saints. His guilt in the crime he
was charged with was not something I even
considered as I filled out a deposit slip for my
client fees account.
"Mr. Haller?" Earl said after a while.
"What, Earl?"
"That man you told him was coming in from New
York to be the expert? Will I be picking him up at
the airport?"
I shook my head.
"There is no expert coming in from New York,
Earl. The best camera and photo experts in the
world are right here in Hollywood."
Now Earl nodded and his eyes held mine for a
moment in the rearview mirror. Then he looked
back at the road ahead.
"I see," he said, nodding again.
And I nodded to myself. No hesitation in what I
had done or said. That was my job. That was how
it worked. After fifteen years of practicing law I
had come to think of it in very simple terms. The
law was a large, rusting machine that sucked up
people and lives and money. I was just a
mechanic. I had become expert at going into the
machine and fixing things and extracting what I
needed from it in return.
J’eus envie de lui demander d’où venait l’argent, par
quelle entreprise criminelle les Saints s’en étaient
rendus maîtres, si une centaine de filles avaient dansé
des centaines d’heures pour me payer, mais c’était là
des questions dont il valait mieux ne pas connaître la
réponse. Je regardai Vogel se traîner jusqu’à sa Harley
et se battre pour faire passer une patte grosse comme
une poubelle par-dessus le siège. Et, pour la première
fois, je remarquai les amortisseurs doubles sur la roue
arrière. Je dis à Earl de reprendre le freeway en
direction de Van Nuys, où j’avais maintenant besoin de
m’arrêter à la banque avant de regagner le tribunal
pour y retrouver mon nouveau client.
Tandis que nous roulions, j’ouvris l'enveloppe et
comptai l’argent. Rien que des billets de vingt, de
cinquante et de cent, mais le compte y était. J’avais fait
le plein et j’étais prêt à reprendre l'affaire Harold
Casey. J’irais jusqu’au procès et ferais la leçon à ce
jeune procureur. Je gagnerais, sinon au procès, à tout
le moins en appel. Casey retrouverait sa famille et
reprendrait son boulot chez les Road Saints. Sa
culpabilité dans le crime dont on l’accusait ? Je ne m’y
arrêtai même pas en rédigeant une fiche de dépôt
pour le compte où je déposais mes honoraires.
- Monsieur Haller ? me lança Earl au bout d’un instant.
- Qu’est-ce qu’il y a, Earl ?
- Le type que vous lui avez dit qu’il arrivait de New York
pour faire l'expert… Va falloir que j’aille le chercher à
l'aéroport ?
Je hochai la tête.
- Il n’y a pas d’expert qui arrive de New York, Earl. Les
meilleurs experts en photo et matériel photographique
sont tous ici, à Hollywood.
Ce fut à son tour de hocher la tête, son regard
soutenant le mien un instant dans le rétroviseur. Enfin
il reporta les yeux sur la route.
- Je vois, dit-il en hochant encore une fois la tête.
Je me hochai, moi aussi, la tête à moi-même. Je n’avais
eu aucune hésitation à faire et dire ce que j’avais fait et
dit. C’était mon boulot. C’était comme ça que ça
marchait. Après quinze ans de pratique du droit,
j’envisageais la chose en des termes fort simples. Le
droit était une grande machine toute rouillée qui
avalait des gens, des vies et de l’argent. Moi, je n’étais
que mécano. J’étais devenu expert dans l’art d’entrer
dans la machine, d’y réparer des trucs et de soustraire
à x ou à y ce dont j’avais besoin en retour.
Le droit n’avait plus rien pour me séduire. Les idées
qu’on ingurgite en faculté sur les vertus du système du
débat contradictoire, des contrepoids et de la
192
There was nothing about the law that I cherished
anymore. The law school notions about the virtue
of the adversarial system, of the system’s checks
and balances, of the search for truth, had long
since eroded like the faces of statues from other
civilizations. The law was not about truth. It was
about negotiation, amelioration, manipulation. I
didn’t deal in guilt and innocence, because
everybody was guilty. Of something. But it didn’t
matter, because every case I took on was a house
built on a foundation poured by overworked and
underpaid laborers. They cut comers. They made
mistakes. And then they painted over the
mistakes with lies. My job was to peel away the
paint and find the cracks. To work my fingers and
tools into those cracks and widen them. To make
them so big that either the house fell down or,
failing that, my client slipped through.
Much of society thought of me as the devil but
they were wrong. I was a greasy angel. I was the
true road saint. I was needed and wanted. By both
sides. I was the oil in the machine. I allowed the
gears to crank and turn. I helped keep the engine
of the system running.
But all of that would change with the Roulet case.
For me. For him. And certainly for Jesus
Menendez.
Louis Ross Roulet was in a holding tank with seven
other men who had made the half-block bus ride
from the Van Nuys jail to the Van Nuys
courthouse. There were only two white men in
the cell and they sat next to each other on a
bench while the six black men took the other side
of the cell. It was a form of Darwinian
segregation. They were all strangers but there
was strength in numbers.
Since Roulet supposedly came from Beverly Hills
money, I looked at the two white men and it was
easy to choose between them. One was rail thin
with the desperate wet eyes of a hype who was
long past fix time. The other looked like the
proverbial deer in the headlights. I chose him.
"Mr. Roulet‘?" I said, pronouncing the name the
way Valenzuela had told me to.
The deer nodded. I signaled him over to the bars
so I could talk quietly.
“My name is Michael Haller. People call me
recherche de la vérité s’étaient depuis longtemps
érodées comme les visages sur les statues de
civilisations antérieures. Pour moi, le droit n’avait rien
à voir avec la vérité. Mais tout avec la négociation,
l’amélioration et la manipulation. Je ne faisais ni dans
la culpabilité ni dans l'innocence, parce que tout le
monde était coupable. De quelque chose. De toute
façon cela n’avait aucune importance, parce que toutes
les affaires que je prenais tenaient de la maison
construite sur des fondations creusées par des ouvriers
surmenés et sous-payés. On avait rogné sur les coûts.
On avait commis des erreurs. Et après, on avait couvert
les erreurs de peinture au mensonge. Mon travail
consistait à écailler la peinture et à trouver les failles. À
y faire entrer mes doigts et mes outils et à les agrandir.
À les rendre si énormes que c’était la maison qui
s’écroulait ou mon client qui filait au travers.
Les trois quarts de la société me prenaient pour le
diable, mais les trois quarts de la société avaient tort.
Je n’étais qu’un ange crapoteux. Le véritable saint du
voyage, c’était moi. On avait besoin de moi, on me
voulait. Des deux côtés. J ’étais l’huile dans la machine.
C’était moi qui permettais aux rouages de tourner. Qui
aidais à ce que le moteur du système continue de
tourner.
Mais tout cela devait changer avec l'affaire Roulet.
Pour moi. Pour lui. Et plus que certainement pour Jesus
Menendez.
Louis Ross Roulet était dans une cellule avec sept
autres types qui avaient fait le parcours en bus de la
prison de Van Nuys au tribunal. Il ne s’y trouvait que
deux Blancs, et ces deux Blancs étaient assis côte à
côte sur un banc alors que les six autres détenus, tous
Noirs, occupaient l’autre côté de la cellule. C’était là
une manière de ségrégation darwinienne. Personne ne
se connaissait, mais le nombre faisait la force.
Roulet étant censé représenter le fric de Beverly Hills,
je regardai mes deux Blancs et n’eus aucun mal à le
reconnaître. Maigre comme un clou et le regard
mouillé de l’accro qui n’a pas eu son fix depuis
longtemps, tel était le premier. Le second, lui, avait
tout du cerf pris dans le faisceau des phares d’une
voiture. C’est à lui que je m’adressai.
- Monsieur Roulet ? lançai-je en prononçant son nom
comme Valenzuela m’avait dit de le faire.
Le cerf acquiesça d’un hochement de tête. Je lui fis
signe de s’approcher des barreaux afin que je puisse lui
parler tout bas.
- Mon nom est Michael Haller, lui dis-je. Tout le monde
m’appelle Mickey. C’est moi qui vous représenterai
pour cette première comparution aujourd’hui même.
193
Mickey. I will be representing you during your first Nous nous trouvions au quartier des cellules de
appearance today."
détention, juste derrière la chambre des mises en
accusation.
We were in the holding area behind the C’est là que les avocats ont communément le droit de
arraignment court, where attorneys are routinely conférer avec leurs clients avant l’audience. Une ligne
allowed access to confer with clients before court bleue y est peinte par terre, devant les cellules. La ligne
begins. There is a blue line painted on the floor des un mètre. J’étais tenu de rester à cette distance.
outside the cells. The three-foot line. I had to Roulet s’agrippa aux barreaux en face de moi. Comme
keep that distance from my client.
les autres détenus, il était enchaîné aux chevilles, aux
poignets et à la taille. Ces chaînes ne pourraient lui
Roulet grasped the bars in front of me. Like the être enlevées qu’au moment où il entrerait dans la
others in the cage, he had on ankle, wrist and salle d’audience. Il avait aux environs de trente ans et,
belly chains. They wouldn’t come off until he was bien que faisant au moins un mètre quatre-vingts pour
taken into the courtroom. He was in his early quatre- vingt-dix kilos, il paraissait frêle. La prison. Il
thirties and, though at least six feet tall and 180 avait les yeux bleu pâle et je n’avais que rarement eu
pounds, he seemed slight. Jail will do that to you. l’occasion de voir la panique que j’y décelai alors. Les
His eyes were pale blue and it was rare for me to trois quarts du temps, mes clients ont déjà fait de la
see the kind of panic that was so clearly set in taule et ont le regard froid du prédateur. C’est ainsi
them. Most of the time my clients have been in qu’ils survivent en prison. Roulet, lui, était différent. ll
lockup before and they have the stone—cold look avait plutôt l’air d’une proie. Il avait peur et se moquait
of the predator. It’s how they get by in jail.
bien de savoir qui le voyait et savait.
But Roulet was different. He looked like prey. He – C’est un coup monté, me lança-t-il tout fort et d’un
was scared and he didn’t care who saw it and ton pressant. ll faut que vous me sortiez d’ici. J’ai fait
knew it.
une erreur avec cette femme, c’est tout. Elle essaie de
"This is a setup," he said urgently and loudly. “You me coincer et…
have to get me out of here. I made a mistake with Je levai les mains en l’air pour l’arrêter.
that woman, that’s all. She’s trying to set me up – Ici, faut faire attention à ce qu’on dit, lui fis-je savoir à
and——"
voix basse. De fait même, faites très attention à tout ce
I put my hands up to stop him.
que vous direz avant de sortir d’ici et de pouvoir me
“Be careful what you say in here," I said in a low parler en privé.
voice. "In fact, be careful what you say until we Il regarda autour de lui comme s’il ne comprenait pas.
get you out of here and can talk in private."
– On ne sait jamais dans quelles oreilles ça peut
tomber, lui expliquai-je. Et on ne sait jamais non plus
He looked around, seemingly not understanding. qui dira vous avoir entendu dire ceci ou cela, même si
"You never know who is listening," I said. "And vous n’avez rien dit du tout. Le mieux est de ne pas
you never know who will say he heard you say parler de votre affaire. Vous comprenez ? Le mieux est
something, even if you didn’t say anything. Best de ne dire absolument rien à personne, point à la ligne.
thing is to not talk about the case at all. You Il acquiesça d’un hochement de tête et je lui fis signe
understand? Best thing is not to talk to anyone de s’asseoir sur le banc près des barreaux.
about anything, period."
He nodded and I signaled him down to the bench – En fait, je ne suis ici que pour faire votre
next to the bars. There was a bench against the connaissance et vous dire qui je suis, enchaînai-je.
opposite wall and I sat down.
Nous parlerons de l’affaire après que nous vous aurons
"I am really here just to meet you and tell you sorti d’ici. Je me suis laissé dire que vous aviez un
who I am," I said. "We’ll talk about the case after avocat personnel, nous nous contenterons donc de
we get you out. I already spoke to your family dire au juge que vous êtes prêt à accepter une mise en
lawyer, Mr. Dobbs, out there and we will tell the liberté sous caution. Est-ce que j’ai bien compris ?
judge that we are prepared to post bail. Do I have J’ouvris un classeur Mont Blanc en cuir et me préparai
all of that right?"
à prendre des notes. Roulet acquiesça. Il apprenait.
– Bien, repris-je. Parlez-moi de vous. Dites-moi votre
I opened a leather Mont Blanc folder and âge, si vous êtes marié, ce qui vous lie à votre
194
prepared to take notes on a legal pad. Roulet
nodded. He was learning.
"Good," I said. “Tell me about yourself. How old
you are, whether you’re married, what ties you
have to the community."
"Um, I’m thirty—two. I’ve lived here my whole
life—even went to school here. UCLA. Not
married. No kids. I work—"
"Divorced?"
"No, never married. I work for my family’s
business. Windsor Residential Estates. It’s named
after my mother’s second husband. It’s real
estate. We sell real estate."
I was writing notes. Without looking up at him, I
quietly asked, "How much money did you make
last year?"
When Roulet didn’t answer I looked up at him.
"Why do you need to know that?" he asked.
“Because I am going to get you out of here before
the sun goes down today. To do that, I need to
know everything about your standing in the
community. That includes your financial
standing."
"I don’t know exactly what I made. A lot of it was
shares in the company."
"You didn’t file taxes?"
Roulet looked over his shoulder at the others in
the cell and then whispered his answer.
"Yes, I did. On that my income was a quarter
million.”
"But what you’re saying is that with the shares
you earned in the company you really made
more."
"Right."
One of Roulet’s cellmates came up to the bars
next to him. The other white man. He had an
agitated manner, his hands in constant motion,
moving from hips to pockets to each other in
desperate grasps.
"Hey, man, I need a lawyer, too. You got a card?"
"Not for you, pal. They’ll have a lawyer out there
for you."
I looked back at Roulet and waited a moment for
the hype to move away. He didn’t. I looked back
at him. "Look, this is private. Could you leave us
alone?" The hype made some kind of motion with
his hands and shuffled back to the corner he had
come from. I looked back at Roulet.
"What about charitable organizations?" I asked.
communauté…
– Euh… J’ai trente-deux ans. J’ai toujours habité ici… J’y
suis même allé en fac. À UCLA. Pas marié. Pas
d’enfants. Je travaille…
– Divorcé ?
– Non, jamais marié. Je travaille dans l’affaire familiale.
La Windsor Residential Estates. Du nom du deuxième
époux de ma mère. C’est dans l’immobilier. On vend
des biens.
Je prenais des notes. Sans le regarder, je lui demandai
tout bas :
– Combien avez-vous gagné l’année dernière ?
Ne l’entendant pas répondre, je levai les yeux sur lui.
– Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ? me
répondit-il.
– Parce que je vais vous faire sortir d’ici avant que le
soleil se couche. Et que pour y arriver, il faut que je
sache absolument tout de votre position dans la
société. Position financière comprise.
– Je ne sais pas exactement combien j’ai gagné. Il y en
a beaucoup dans les actions de la société.
– Vous n’avez pas fait de déclaration d’impôts ?
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, regarda ses
codétenus et me chuchota sa réponse.
– Si, si, dit-il. J’ai déclaré deux cent cinquante mille
dollars de revenus.
– Mais ce que vous êtes en train de me dire, c’est
qu’avec ces actions que vous avez dans votre société,
en fait, vous avez gagné plus.
– Voilà.
Un des codétenus se colla aux barreaux près de lui.
L’autre Blanc. Agité, il n’arrêtait pas de bouger les
mains, celles-ci passant de ses hanches à ses poches
avant de se refermer sur elles-mêmes en des étreintes
désespérées.
– Hé, mec, moi aussi, j’ai besoin d’un avocat. T’as une
carte de visite ?
– Pas pour toi, l’ami. Un avocat, ils t’en donneront un
là-bas.
Je me retournai vers Roulet et attendis un moment que
l’accro se soit éloigné. Mais pas moyen. Je le regardai à
nouveau.
– Écoute, mec. Ceci est un entretien privé. Tu vas nous
laisser tranquilles ?
Il fit un geste bizarre avec ses mains et regagna son
coin. Je revins à Roulet.
– Et côté organismes charitables ? lui demandai-je.
– Que voulez-vous dire ?
– Avez-vous des liens avec un quelconque organisme
de charité ? Avez-vous donné de l’argent à des œuvres
195
"What do you mean?" Roulet responded.
"Are you involved in any charities? Do you give to
any charities?"
"Yeah, the company does. We give to Make a
Wish and a runaway shelter in Hollywood. I think
it’s called My Friend’s Place or something like
that."
"Okay, good."
"Are you going to get me out?"
"I’m going to try. You’ve got some heavy charges
on you——I checked before coming back here—
and I have a feeling the DA is going to request no
bail, but this is good stuff. I can work with it."
I indicated my notes.
"No bail?" he said in a loud, panicked voice.
The others in the cell looked in his direction
because what he had said was their collective
nightmare. No bail. "Calm down," I said. "I said
that is what she is going to go for. I didn’t say she
would get it. When was the last time you were
arrested?"
I always threw that in out of the blue so I could
watch their eyes and see if there was going to be
a surprise thrown at me in court.
"Never. I’ve never been arrested. This whole thing
is—"
"I know, I know, but we don’t want to talk about
that here, remember?"
He nodded. I looked at my watch. Court was
about to stand and I still needed to talk to Maggie
McFierce.
"I’m going to go now," I said. "I’ll see you out
there in a few minutes and we’ll see about getting
you out of here. When we are out there, don’t say
anything until you check with me. If the judge
asks you how you are doing, you check with me.
Okay?"
"Well, don’t I say ‘not guilty’ to the charges?"
"No, they’re not going to even ask you that. Today
all they do is read you the charges, talk about bail
and set a date for an arraignment. That’s when
we say ‘not guilty.’ So today you say nothing. No
outbursts, nothing. Got that?"
He nodded and frowned.
"Are you going to be all right, Louis?"
?
– Oui, c’est la société qui s’en charge. Nous donnons à
Make a Wish et à un relais pour fugueurs d’Hollywood.
Ça doit s’appeler My Friend’s Place ou un truc comme
ça.
– Bien, parfait.
– Vous allez me sortir d’ici ?
– Je vais essayer. Les charges retenues contre vous ne
sont pas rien, j’ai vérifié avant de venir, et j’ai
l’impression que le district attorney ne voudra pas de
la caution, mais ce sera bon pour nous. Je pourrai m’en
débrouiller. Je lui montrai mes notes.
– Pas de caution ? répéta-t-il tout haut d’un ton
paniqué.
Les autres se tournèrent dans sa direction : ce qu’il
venait de dire était leur pire cauchemar. Pas de
caution.
– Calmez-vous. Je viens juste de vous dire ce qu’elle va
essayer d’obtenir. Je ne vous ai pas dit qu’elle
réussirait. Quand avez-vous été arrêté pour la dernière
fois ?
Je balançais toujours ça sans avertir de façon à
regarder l’inculpé dans les yeux et voir s’il ne me
réservait pas une surprise pour l’audience.
– Jamais. Je n’ai jamais été arrêté. Toute cette histoire
est une…
– Je sais, je sais, mais ça, on ne veut pas en parler ici,
vous vous rappelez ?
Il acquiesça. Je consultai ma montre. L’audience allait
commencer et je devais encore m’entretenir avec
Maggie McFierce.
– Bon, je vais y aller, lui dis-je. Je vous retrouve là-bas
dans quelques minutes et on s’occupe de vous faire
sortir de là. Ah… Quand on sera de l’autre côté, vous
ne dites rien sans mon accord. Si le juge vous demande
comment ça va, vous me consultez avant de répondre.
D’accord ?
– Eh bien mais… faut pas que je dise « non coupable »
quand on me lira les charges ?
– Non, parce que ça, on ne vous le demandera même
pas. Aujourd’hui, on ne fera que vous lire l’acte
d’accusation. Après quoi on parlera caution et date de
votre inculpation formelle. C’est ce jour-là que vous
direz « non coupable ». Bref, aujourd’hui vous ne dites
rien. Pas question d’exploser ou de déclarer quoi que
ce soit. Pigé ?
Il acquiesça d’un signe de tête et fronça les sourcils.
– Ca va aller, Louis ?
Il hocha de nouveau la tête d’un air lugubre.
– Juste pour que vous sachiez… Je prends deux mille
cinq cents dollars pour une première comparution avec
196
He nodded glumly.
"Just so you know," I said. "I charge twenty-five
hundred dollars for a first appearance and bail
hearing like this. Is that going to be a problem?"
He shook his head no. I liked that he wasn’t
talking. Most of my clients talk way too much.
Usually they talk themselves right into prison.
"Good. We can talk about the rest of it after you
are out of here and we can get together in
private."
I closed my leather folder, hoping he had noticed
it and was impressed, then stood up.
"One last thing," I said. "Why’d you pick me?
There’s a lot of lawyers out there, why me?"
It was a question that didn’t matter to our
relationship but I wanted to test Valenzuela’s
veracity.
Roulet shrugged.
"I don’t know,” he said. "I remembered your name
from something I read in the paper."
"What did you read about me?"
“It was a story about a case where the evidence
got thrown out against some guy. I think it was
drugs or something. You won the case because
they had no evidence after that."
"The Hendricks case?"
It was the only one I could think of that had made
the papers in recent months. Hendricks was
another Road Saint client and the sheriff’s
department had put a GPS bug on his Harley to
track his deliveries. Doing that on public roads
was fine. But when he parked his bike in the
kitchen of his home at night, that bug constituted
unlawful entry by the cops. The case was tossed
by a judge during the preliminary hearing. It made
a decent splash in the Times.
"I can’t remember the name of the client," Roulet
said. "I just remembered your name. Your last
name, actually. When I called the bail bondsman
today I gave him the name Haller and asked him
to get you and to call my own attorney. Why?"
“No reason. Just curious. I appreciate the call. I’ll
see you in the courtroom."
I put the differences between what Roulet had
said about my hiring and what Valenzuela had
told me into the bank for later consideration and
made my way back into the arraignment court. I
saw Maggie McFierce sitting at one end of the
prosecution table. She was there along with five
other prosecutors. The table was large and L-
établissement de la caution. ça va vous poser un
problème ?
Il fit non de la tête. Qu’il ne parle pas me plut assez.
Les trois quarts de mes clients jacassent trop. Jusqu’à
s’expédier eux-mêmes en prison.
– Bien. Nous parlerons de la suite quand vous serez
sorti et que nous pourrons discuter en privé.
Je refermai mon classeur en cuir en espérant qu’il le
remarque et en soit impressionné, puis je me levai.
– Une dernière chose, ajoutai-je. Pourquoi m’avez-vous
choisi ? Ce ne sont pas les avocats qui manquent.
Pourquoi moi ?
Nos relations ne dépendaient pas de sa réponse, c’était
juste une façon de savoir si Valenzuela ne m’avait pas
menti. Il haussa les épaules.
– Je ne sais pas, dit-il. Je me suis rappelé avoir lu votre
nom dans un article de journal.
– Un article qui disait quoi ?
– C’était à propos d’une affaire où les preuves à charge
avaient été rejetées. Une histoire de drogue ou autre.
Vous avez gagné parce que après votre intervention
l’accusation n’avait plus rien.
– L’affaire Hendricks ?
C’était la seule qui, dans mon souvenir, avait été
relatée dans la presse depuis quelque temps.
Hendricks était lui aussi un Road Saint, dont le shérif
avait suivi les livraisons en collant un GPS sur sa Harley.
Faire ce genre de choses sur la voie publique ne pose
pas de problèmes. Sauf que lorsque Hendricks garait sa
bécane dans sa cuisine le soir venu, la pose de ce
mouchard constituait une violation de domicile.
L’accusation avait été rejetée par le juge dès l’audience
préliminaire. Cela m’avait valu un joli coup de
projecteur dans le Times.
– Je ne me rappelle plus le nom du client, enchaîna
Roulet. Je me suis juste rappelé le vôtre. Et quand j’ai
appelé le mec des cautions, je lui ai donné le nom de
Haller en lui demandant de vous contacter et de passer
un coup de fil à mon avocat. Pourquoi cette question ?
– Pour rien. Simple curiosité. Merci d’avoir pensé à
moi. On se retrouve en salle d’audience.
Je regagnai le prétoire et y découvris Maggie McFierce
assise au bout de la table de l’accusation. Elle s’y
trouvait avec cinq autres procureurs. En forme de L,
cette table était assez grande pour accueillir une
incessante procession d’avocats et leur permettre de
faire face au juge. Tout procureur dépêché au prétoire
devait gérer la plupart des comparutions ordinaires et
des mises en accusation prévues du début jusqu’à la fin
de la journée. Cela étant, certaines affaires attiraient
les gros canons du bureau du district attorney situé au
197
shaped so it could accommodate an endlessly
revolving number of lawyers who could sit and
still face the bench. A prosecutor assigned to the
courtroom handled most of the routine
appearances and arraignments that were paraded
through each day. But special cases brought the
big guns out of the district attorney’s office on the
second floor of the courthouse next door. TV
cameras did that, too.
As I stepped through the bar I saw a man setting
up a video camera on a tripod next to the bailiff’s
desk. There was no network symbol on the
camera or the man’s clothes. The man was a
freelancer who had gotten wind of the case and
would shoot the hearing and then try to sell it to
one of the local stations whose news director
needed a thirty-second story. When I had checked
with the bailiff earlier about Roulet’s place on the
calendar, he told me the judge had already
authorized the filming. I walked up to my ex-wife
from behind and bent down to whisper into her
ear. She was looking at photographs in a file. She
was wearing a navy suit with a thin gray stripe.
Her raven-colored hair was tied back with a
matching gray ribbon. I loved her hair when it was
back like that.
"Are you the one who used to have the Roulet
case?"
She looked up, not recognizing the whisper. Her
face was involuntarily forming a smile but then it
turned into a frown when she saw it was me. She
knew exactly what I had meant by using the past
tense and she slapped the file closed.
"Don’t tell me," she said.
"Sorry. He liked what I did on Hendricks and gave
me a call.”
"Son of a bitch. I wanted this case, Haller. This is
the second time you’ve done this to me."
"I guess this town ain’t big enough for the both of
us," I said in a poor Cagney imitation.
She groaned.
"All right," she said in quick surrender. “I’ll go
peacefully after this hearing. Unless you object to
even that."
"I might. You going for a no-bail hold?"
"That’s right. But that won’t change with the
prosecutor. That was a directive from the second
floor."
I nodded. That meant a case supervisor must have
called for the no-bail hold.
"He’s connected in the community. And has never
deuxième étage du tribunal voisin. Même chose pour
les caméras de télé.
Je venais de passer devant la barre lorsque je vis un
type installer une caméra vidéo sur un trépied, près du
bureau de l’huissier. Il n’y avait aucun logo de chaîne
de télé sur l’appareil ou sur le bonhomme. Il s’agissait
donc d’un type qui travaillait en free-lance. Il avait eu
vent de l’affaire et décidé de vidéoter l’audience dans
l’espoir de vendre son enregistrement à une des
stations de télé locales en mal de sujets de trente
secondes. Lorsque je lui avais demandé à quelle heure
Roulet devait passer, l’huissier m’avait dit que le juge
avait autorisé le vidéotage.
Je m’approchai de mon ex par derrière et me penchai
en avant pour lui chuchoter à l’oreille. Elle regardait
des photos dans un dossier. Elle portait un tailleur bleu
marine à fines rayures grises. Ses cheveux d’un noir de
jais étaient retenus en arrière par un ruban du même
gris. J’adorais ses cheveux quand elle les coiffait de
cette façon.
– C’est toi qui avais l’affaire Roulet ? lui demandai-je.
Sans m’avoir reconnu, elle leva le nez. Le sourire qui se
formait involontairement sur son visage se transforma
en froncement de sourcils quand elle vit que c’était
moi. Elle savait parfaitement pourquoi je m’étais servi
d’un imparfait et referma son dossier d’un coup sec.
– Non, ne me dis pas que…! me lança-t-elle.
– Désolé. Il a bien aimé mon boulot dans l’affaire
Hendricks et m’a passé un coup de fil.
– Fils de pute! Je le voulais, moi, ce dossier. C’est la
deuxième fois que tu me fais le coup, Haller.
– Faut croire que cette ville n’est pas assez grande pour
nous deux, lui répliquai-je en une pâle imitation de
James Cagney.
Elle grogna.
– Bon, bon, dit-elle en capitulant aussitôt. Je me retire
sur la pointe des pieds dès la fin de l’audience. À moins
que même ça, tu me le refuses.
– Ce n’est pas impossible. Tu pensais à la préventive
sans possibilité de caution ?
– C’est ça même. Mais ça ne changera pas avec le
nouveau procureur. L’ordre vient du deuxième étage.
J’acquiesçai d’un signe de tête. Cela signifiait qu’un
superviseur avait dû demander le refus de caution.
– Il est bien connecté dans la communauté, lui fis-je
remarquer. Et il n’a jamais été arrêté.
J’étudiai sa réaction, car je n’avais pas eu le temps de
m’assurer que Roulet m’avait bien dit la vérité sur ce
198
been arrested."
I studied her reaction, not having had the time to
make sure Roulet’s denial of ever being previously
arrested was the truth. It’s always amazing how
many clients lie about previous engagements with
the machine, when it is a lie that has no hope of
going the distance.
But Maggie gave no indication that she knew
otherwise. Maybe it was true. Maybe I had an
honest-to-goodness first-time offender for a
client.
"It doesn’t matter whether he’s done anything
before”, Maggie said. "What matters is what he
did last night.
She opened the file and quickly checked through
the photos until she saw the one she liked and
snatch it out.
"Here’s what your pillar of the community did last
night. So I don’t really care what he did before.
I’m just going to make sure he doesn’t get out to
do this again.
The photo was an 8 × 10 close-up of a woman’s
face. The swelling around the right eye was so
extensive that the eye was completely and tightly
closed. The nose was broken and pushed off
center. Blood-soaked gauze protruded from each
nostril. There was a deep gash over the right
eyebrow that had been closed with nine butterfly
stitches. The lower lip was cut and had a marblesized swelling as well. The worst thing about the
photo was the eye that was undamaged. The
woman looked at the camera with fear, pain and
humiliation undeniably expressed in that one
tearful eye.
"If he did it,” I said, because that is what I would
be expected to say.
"Right," Maggie said. “Sure, if he did it. He was
only arrested in her home with her blood on him,
but you’re right, that’s a valid question."
"I like it when you’re sarcastic. Do you have the
arrest report there? I’d like to get a copy of it.”
"You can get it from whoever takes the case over
from me. No favors, Haller. Not this time."
I waited, expecting more banter, more
indignation, maybe another shot across the bow,
but that was all she said. I decided that getting
more out of her on the case was a lost cause. I
changed the subject.
"So," I said. "How is she?"
"She’s scared shitless and hurting like hell. How
point. Ça m’étonne toujours de voir combien de clients
mentent dès qu’on leur demande s’ils ont déjà eu
maille à partir avec la justice, alors que ce genre de
mensonges n’a aucune chance de résister à l’examen.
Mais Maggie ne me laissa pas entendre qu’il en serait
allé autrement. Il n’était donc pas impossible que ce
soit vrai. Peut-être tenais-je enfin un client qui ne
mentait pas en affirmant ne pas être récidiviste.
– De toute façon, me précisa-t-elle, qu’il ait ou n’ait pas
fait quelque chose avant n’a aucune importance. Ce
qui compte, c’est ce qu’il a fait hier soir.
Elle rouvrit son dossier et feuilleta rapidement les
photos avant de m’en sortir une qui lui plaisait bien.
– Tiens! Voilà ce que ton pilier de la communauté a fait
hier soir. Voilà pourquoi je me fiche pas mal de ce qu’il
a pu faire avant. Je vais m’assurer qu’il ne puisse jamais
ressortir de taule pour recommencer ce genre de
choses.
De format 18 × 24, le cliché montrait un visage de
femme en gros plan. Les chairs autour de l’œil droit
étaient tellement gonflées qu’il était complètement
fermé. Le nez, lui, était cassé et décentré, de la gaze
trempée de sang sortant des deux narines. Au-dessus
du sourcil droit, une profonde entaille avait été
recousue à I’aide de neuf points de suture. La lèvre
inférieure était coupée et s’ornait d’une grosseur de la
taille d’une bille. Le pire était encore l’œil qui n’avait
pas souffert. La victime regardait l’appareil photo d’un
air apeuré, la douleur et l’humiliation se lisant
clairement dans cet œil qui pleurait.
– Si c’est bien lui qui a fait ça, lui renvoyai-je parce que
c’était ce qu’on attendait de moi.
– Évidemment, dit-elle, si c’est bien lui qui a fait ça. On
l’a arrêté chez elle et on a trouvé du sang de la victime
sur lui, mais tu as raison : c’est une question qui se
pose.
– J’adore quand tu fais dans le sarcasme. Tu as le PV
d’arrestation ? J’aimerais bien en avoir une copie.
– Tu pourras en demander une à la personne qui
reprendra l’affaire après moi. Pas question de te rendre
service, monsieur Haller. Pas ce coup-ci.
Je m’attendais à d’autres railleries, à plus d’indignation,
voire à une flèche décochée en traître, mais elle n’en
dit pas plus, Je compris qu’essayer de lui soutirer autre
chose sur cette affaire serait peine perdue. Je changeai
de sujet.
– Bon, dis-je, comment va-t-elle ?
– Elle a une trouille à chier et souffre le martyre.
Qu’est-ce que tu crois ?
Elle me regarda et, dans l’instant, je retrouvai la
condamnation dans ses yeux.
199
else would she be?"
She looked up at me and I saw the immediate
recognition and then judgment in her eyes.
"You weren’t even asking about the victim, were
you?"
I didn’t answer. I didn’t want to lie to her.
"Your daughter is doing fine," she said
perfunctorily.
“She likes the things you send her but she would
rather you show up a little more often."
That wasn’t a shot across the bow. That was a
direct hit and it was deserved. It seemed as
though I was always chasing cases, even on
weekends. Deep down inside I knew I needed to
start chasing my daughter around the backyard
more often. The time to do it was going by.
"I will," I said. “Starting right now. What about
this weekend?"
"Fine. You want me to tell her tonight?"
"Uh, maybe wait until tomorrow so I know for
sure."
She gave me one of those knowing nods. We had
been through this before.
“Great. Let me know tomorrow."
This time I didn’t enjoy the sarcasm.
"What does she need?" I asked, trying to stumble
back to just being even.
"I just told you what she needs. More of you in
her life."
"Okay, I promise. I will do that."
She didn’t respond.
"I really mean that, Maggie. I’ll call you
tomorrow."
She looked up at me and was ready to hit me with
both barrels. She had done it before, saying I was
all talk and no action when it came to fatherhood.
But I was saved by the start of the court session.
The judge came out of chambers and bounded up
the steps to the bench. The bailiff called the
courtroom to order. Without another word to
Maggie l left the prosecution table and went back
to one of the seats along the bar.
The judge asked his clerk if there was any
business to be discussed before the custodies
were brought out. There was none, so the judge
ordered the first group out. As with the
courtroom in Lancaster, there was a large holding
area for in-custody defendants. I got up and
moved to the opening in the glass. When I saw
Roulet come through the door I signaled him over.
– Ce n’était même pas de la victime que tu parlais,
n’est-ce pas ?
Je gardai le silence. Je n’avais pas envie de lui mentir.
– Ta fille va bien, me répondit-elle d’un ton indifférent.
Ce que tu lui as envoyé lui plaît, mais elle préférerait
que tu te pointes un peu plus souvent.
Ce n’était pas un coup en traître. Il avait fait mouche et
je le méritais. En vérité, je passais mon temps à courir
après le client, y compris le week-end. Tout au fond de
moi, je savais que j’aurais mieux fait de courir un peu
plus souvent après ma fille dans le jardin. L’heure d’y
aller avait plus que sonné.
– Je vais le faire, dis-je. Tout de suite. Qu’est-ce que tu
dirais de ce week-end ?
– Parfait. Tu veux que je le lui annonce ce soir ?
– Euh... vaudrait peut-être mieux attendre demain, que
je sois sûr.
Elle m’asséna un de ses petits regards entendus. Ce
n’était pas la première fois qu’on jouait à ça.
– Génial. Tu me dis demain.
Cette fois, je n’appréciai guère le sarcasme.
– De quoi a-t-elle besoin ? lui demandai-je en essayant
d’être au moins à égalité avec elle.
– Ce dont elle a besoin, je viens de te le dire. Que tu
existes plus dans sa vie.
– D’accord, c’est promis. Je m’y attaque.
Elle ne réagit pas.
– Et je ne plaisante pas, Maggie. Je t’appellerai demain.
Elle me regarda – elle était prête à me flinguer plein
pot. Elle l’avait déjà fait en me signifiant que côté
paternité, je n’étais qu’un baratineur qui ne faisait
jamais rien. Je fus sauvé par l’ouverture de la séance.
Le juge venait de sortir de son cabinet, déjà il
bondissait sur les marches pour gagner son siège.
L’huissier ayant rappelé tout le monde à l’ordre, je
quittai la table de l’accusation et regagnai un des sièges
près de la barre sans ajouter un mot à l’adresse de
Maggie.
Le juge demanda à l’huissier s’il y avait des problèmes
de procédure à discuter avant qu’on fasse appeler les
prévenus. Il n’y en avait pas, il ordonna qu’on fasse
entrer le premier groupe. Comme au tribunal de
Lancaster, ils avaient droit à un grand box. Je me levai
et me dirigeai vers l’ouverture pratiquée dans le
panneau en verre. Dès que je le vis franchir la porte, je
fis signe à Roulet de s’approcher.
– C’est vous qui passez en premier, lui dis-je. J’ai
demandé au juge de me rendre un service et de ne pas
vous prendre par ordre alphabétique. Je vais essayer
200
“You’re going first," I told him. "I asked the judge de vous faire sortir d’ici au plus vite.
to take you out of order as a favor. I want to try to Ce n’était pas vrai. Je n’avais rien demandé au juge et
get you out of here."
même si je l’avais fait, il n’aurait jamais fait un truc
pareil pour me rendre service. Si Roulet passait en
This was not the truth. I hadn’t asked the judge premier, c’était parce qu’il y avait des médias dans la
anything, and even if I had, the judge would do no salle et qu’il était de coutume de traiter en premier les
such thing for me as a favor. Roulet was going first affaires qui attiraient leur présence. Simple courtoisie
because of the media presence in the courtroom. envers des cameramen que, sans doute, d’autres
It was a general practice to deal with the media tâches attendaient. Cela permettait aussi qu’il y ait
cases first. This was a courtesy to the cameramen moins de tensions dans la salle lorsque avocats,
who supposedly had other assignments to get to. prévenus, voire le juge lui-même, tout le monde
But it also made for less tension in the courtroom pouvait enfin travailler sans avoir de caméras de
when lawyers, defendants and even the judge télévision braquées sur soi.
could operate without a television camera on – Pourquoi il y a cette caméra ? me chuchota Roulet
them.
d’un ton paniqué. C’est pour moi ?
– Oui, c’est pour vous. Quelqu’un a dû les mettre au
“Why’s that camera here?" Roulet asked in a courant de votre affaire. Si vous ne voulez pas être
panicked whisper. "Is that for me?"
filmé, essayez de vous planquer derrière moi.
"Yes, it’s for you. Somebody tipped him to the Il changea de position afin que je puisse bloquer la vue
case. If you don’t want to be filmed, try to use me à l’opérateur qui avait pris place à l’autre bout de la
as a shield."
salle. La manœuvre diminuerait les chances qu’aurait
Roulet shifted his position so I was blocking the ce dernier de pouvoir vendre son reportage à une
view of him from the camera across the chaîne d’infos locales. Ce qui était bon. Cela signifiait
courtroom. This lowered the chances that the aussi que, si jamais il y arrivait, ce serait moi qui serais
cameraman would be able to sell the story and au centre de l’image. Ce qui était bon aussi.
film to a local news program. That was good. It L’affaire étant appelée par un huissier qui écorcha le
also meant that if he was able to sell the story, I nom du prévenu, Maggie annonça qu’elle plaiderait
would be the focal point of the images that went pour l’accusation avant que je déclare assurer la
with it. This was also good.
défense de Roulet. Maggie en avait rajouté sur les
The Roulet case was called, his name charges – Maggie McFierce ne procédait jamais
mispronounced by the clerk, and Maggie autrement. Roulet devait maintenant répondre d’une
announced her presence for the prosecution and accusation de tentative de meurtre en plus de celle de
then I announced mine. Maggie had upped the tentative de viol. Plaider pour la mise en détention
charges, as was her usual MO as Maggie sans possibilité de libération sous caution n’en serait
McFierce. Roulet now faced attempted murder que plus facile pour elle.
along with the attempted rape count. It would Le juge informa Roulet des droits qui lui étaient
make it easier for her to argue for a no-bail hold. garantis par la Constitution et fixa la date de la mise en
accusation formelle au 2l mars. Au nom de mon client,
The judge informed Roulet of his constitutional je demandai à plaider contre la mise en détention sans
rights and set an arraignment date for March 21. possibilité de libération sous caution. Cela déclencha
Speaking for Roulet, I asked to address the no-bail une série d’échanges houleux entre Maggie et moi,
hold. This set off a spirited back-and-forth échanges qu’arbitra le juge qui savait fort bien que
between Maggie and me, all of which was nous avions été mariés, ayant lui-même assisté à la
refereed by the judge, who knew we were cérémonie. Maggie dressant la liste des atrocités
formerly married because he had attended our infligées à la victime, je lui renvoyai celle des liens qui
wedding. While Maggie listed the atrocities unissaient mon client à la communauté. J’y ajoutai ses
committed upon the victim, I in turn listed dons aux œuvres, montrai du doigt C. C. Dobbs qui se
Roulet’s ties to the community and charitable trouvait dans le public et proposai qu’il vienne dire à la
efforts and pointed to C. C. Dobbs in the gallery barre combien mon client était respectable. Dobbs
and offered to put him on the stand to further était mon atout maître. Sa propre respectabilité dans
discuss Roulet’s good standing. Dobbs was my ace le monde de la justice allait s’imposer à la place de
201
in the hole. His stature in the legal community
would supersede Roulet’s standing and certainly
be influential with the judge, who held his
position on the bench at the behest of the
voters—and campaign contributors.
“The bottom line, Judge, is that the state cannot
make a case for this man being a flight risk or a
danger to the community," I said in closing. "Mr.
Roulet is anchored in this community and intends
to do nothing other than vigorously attack the
false charges that have been leveled against him."
I used the word attack purposely in case the
statement got on the air and happened to be
watched by the woman who had leveled the
charges.
"Your
Honor,"
Maggie
responded,
"all
grandstanding aside, what should not be
forgotten is that the victim in this case was
brutally——”
"Ms. McPherson," the judge interrupted. "I think
we have gone back and forth on this enough. I am
aware of the victim’s injuries as well as Mr.
Roulet’s standing. I also have a busy calendar
today. I am going to set bail at one million dollars.
I am also going to require Mr. Roulet to be
supervised by the court with weekly check-ins. If
he misses one, he forfeits his freedom."
I quickly glanced out into the gallery, where
Dobbs was sitting next to Fernando Valenzuela.
Dobbs was a thin man who shaved his head to
hide male—pattern balding. His thinness was
exaggerated by Valenzuela’s girth. I waited for a
signal as to whether I should take the judge’s bail
order or try to argue for a lower amount.
Sometimes, when a judge thinks he is giving you a
gift, it can backfire to press for more—or in this
case less.
Dobbs was sitting in the first seat in the first row.
He simply got up and started to walk out of the
courtroom, leaving Valenzuela behind. I took that
to mean that I should leave well enough alone,
that the Roulet family could handle the million. I
turned back to the bench.
"Thank you, Your Honor," I said.
The clerk immediately called the next case. I
glanced at Maggie as she was closing the file on
the case she would no longer prosecute. She then
celle de Roulet et influencer en bien un juge qui ne
devait son poste qu’au bon vouloir des électeurs... et
de ceux et celles qui contribuaient à sa campagne.
– Le fond du problème, monsieur le juge, c’est que
l’accusation est dans l’impossibilité d’arguer que cet
homme puisse vouloir s’enfuir ou constituer un danger
pour la communauté, lançai-je en guise de conclusion.
M. Roulet est profondément ancré dans cette
communauté et a pour seule et unique intention celle
de s’attaquer avec la dernière vigueur aux accusations
portées contre lui.
J’avais eu recours au mot « s’attaquer » au cas où, ma
déclaration passant à la télé, la victime aurait pu
m’entendre.
– Monsieur le juge, me contra Maggie, toute
démagogie mise à part, ce qu’il ne faut pas oublier
dans cette affaire, c’est que la victime a été
brutalement…
– Maître McPherson, l’interrompit le juge, je pense
que nous en avons assez entendu sur ce point. Je suis
tout aussi conscient des blessures de la victime que de
la place de M. Roulet dans la communauté. Sans même
parler du fait que j’ai beaucoup d’affaires à régler
aujourd’hui. Je vais donc ordonner une caution d’un
million de dollars. Et je vais aussi exiger que M. Roulet
soit suivi par la cour à raison d’une visite par semaine.
Qu’il en manque une seule et ce sera la fin de sa
liberté. Je m’empressai de jeter un coup d’œil à la
galerie, où Dobbs avait pris place à côté de Fernando
Valenzuela. Maigre, Dobbs était un monsieur qui se
rasait la tête afin de cacher un début de mâle calvitie.
Sa maigreur était accentuée par l’embonpoint de
Valenzuela. J’attendis qu’il me fasse signe d’accepter la
caution ou d’essayer d’en abaisser le montant. Il arrive
que, un juge pensant vous avoir fait un cadeau, l’affaire
se retourne contre vous et que le client demande plus
– ou, dans ce cas, moins.
Dobbs s’était posé sur le premier siège du premier
rang. ll se contenta de se lever et de se diriger vers la
sortie en laissant Valenzuela derrière lui. J’en conclus
que je pouvais laisser tomber, la famille Roulet ne
trouvant rien à redire à ce million. Je me retournai vers
le juge.
– Merci, monsieur le juge, lui lançai-je.
L’huissier appela aussitôt l’affaire suivante. Je jetai un
coup d’œil à Maggie, qui refermait déjà ce dossier qui
lui échappait. Elle se leva, longea la barre et descendit
dans l’allée centrale de la salle d’audience. Elle n’avait
rien ajouté et ne regarda pas une fois en arrière.
– Monsieur Haller ?
202
stood up and walked out through the bar and
down the center aisle of the courtroom. She
spoke to no one and she did not look back at me.
"Mr. Haller?”
I turned to my client. Behind him I saw a deputy
coming to take him back into holding. He’d be
bused the half block back to jail and then,
depending on how fast Dobbs and Valenzuela
worked, released later in the day.
"I’ll work with Mr. Dobbs and get you out," I said.
"Then we’ll sit down and talk about the case."
"Thank you," Roulet said as he was led away.
"Thank you for being here."
"Remember what I said. Don’t talk to strangers.
Don’t talk to anybody.”
"Yes, sir."
After he was gone I walked to the bar. Valenzuela
was waiting at the gate for me with a big smile on
his face. Roulet’s bail was likely the highest he had
ever secured. That meant his cut would be the
highest he’d ever received. He clapped me on the
arm as I came through the gate.
Je me retoumai vers mon client. Derrière lui, je vis
arriver l’adjoint au shérif qui allait le ramener en
cellule. Roulet serait ensuite reconduit à la prison en
bus, puis, plus ou moins vite selon la manière dont
Dobbs et Valenzuela s’y prendraient, libéré dans la
journée.
– Je vais travailler avec Dobbs pour vous faire sortir, lui
dis-je. Après quoi, nous discuterons de votre affaire.
– Merci, répondit-il alors qu’on l’emmenait. Merci
d’être venu.
– N’oubliez pas ce que je vous ai dit. On ne parle pas à
un inconnu. On ne parle à personne.
– Oui, monsieur.
Après son départ, je gagnai la barre. Valenzuela
m’attendait au portillon avec un grand sourire sur la
figure. La caution de Roulet devait être la plus forte
qu’il ait jamais eu à garantir. Cela voulait dire que son
pourcentage serait lui aussi le plus haut qu’il ait jamais
empoché. ll me flanqua une grande claque sur le bras
au moment où je franchissais le portillon.
– Qu’est-ce que j’t’avais dit ? me lança-t-il. On se le
tient, ce pactole, Boss !
– Nous verrons bien, Val, lui répliquai-je. Nous verrons
"What’d I tell you?" he said. "We got ourselves a bien.
franchise here, boss."
Corpus Viralsovy
"We’ll see, Val," I said. "We’ll see."
At lunchtime the next day, Becca and I walk up
the road to get a sandwich, and I tell her about
GoodNews, and the theatre, and the street
kid, and even about the lovemaking. (‘Ugh!’
she says. ‘Your own husband? How
disgusting!’) And then, suddenly, she grabs my
arm.
‘Katie! My God!’
‘What?’
‘Shit!’
‘What? You’re frightening me.’
‘David’s sick.’
‘How do you know?’
‘Change of personality.
And did you say something about a headache?’
My stomach lurches. This is text-book stuff.
This is the sinister medical explanation for his
behaviour. David almost certainly has a brain
tumour. How could I have been so oblivious? I
run back to work and phone him.
À l’heure du déjeuner le lendemain, tandis que Becca
et moi nous remontons la rue pour acheter un
sandwich, je lui raconte GoodNews, le théâtre, le SDF,
et même la par-lie de jambes en l’air. (« Pouah!
s’exclame-t-elle. Avec ton propre mari? Mais c’est
dégoûtant! ») Et puis, tout d’un coup, elle me prend le
bras.
—
Katie! Bon Dieu!
—
Quoi?
—
Merde!
—
Quoi? u me fais peur.
—
David est malade.
—
Comment tu sais?
—
Altération de la personnalité. Et tu ne m’as pas
dit qu’il avait mal à la tête?
J’en ai l’estomac retourné. Moi, un médecin. Mais bien
sûr, voilà l’explication à sa conduite une sinistre
histoire médicale. David a une tumeur au cerveau.
Comment ai-je pu être aveugle à ce point?
Je rentre en courant à la clinique et je lui téléphone.
203
‘David. I don’t want you to panic, but please
listen carefully and do exactly what I say. You
probably have a brain tumour. You have to go
to hospital and have a CAT scan, urgently. We
can get you the referral here, but…'
‘Katie...’
‘Please listen. We can get you the referral
here, but….'
‘Katie, there’s nothing wrong with me.’ ‘Well,
let’s hope not. But these are classic symptoms.
‘Are you saying this because I’ve started to be
nice to you?’ ‘Well, yes. And then there was
the theatre.’
‘You think that if I enjoyed a play I must have a
brain tumour?’ ‘And the money. And the sex
the other night.’
There’s a long pause.
‘Katie, I’m so sorry.
‘And that’s the other thing. You keep
apologizing all the time. David, I think you may
be very ill.’
‘It’s so sad.’
‘It might not be. But I do think...’
‘No, no. Not that. It’s so sad that the only
explanation you can come up with for all this is
that I’m about to die. I’m really not, I promise.
We should talk.’
And he puts the phone down.
David won’t discuss his tumour until we are
alone, and even then I don’t really grasp what
he’s saying.
‘He didn’t use cream,’ is how he chooses to
begin.
‘I’m sorry?’
‘DJ GoodNews. He didn’t use cream.'
‘Right. So...' I attempt to locate the import of
this clearly important announcement, and fail.
‘So ... Molly was right? Is that it?’ ‘Oh. Yes.
Sure. Absolutely. She was right all along. But
don’t you see? He just used his hands.’
‘Right. No cream, then.’
‘No.’
‘OK. Thank you for telling me. I've…I’ve got a
clearer picture of the whole thing now.’
‘That’s what all this is about. How it all started,
David, pas de panique, mais écoute-moi bien et fais ce
que je te dis. Tu as sans doute une tumeur au cerveau.
Il faut que tu fonces à l’hôpital et que tu te fasses faire
d’urgence un IRM. On leur téléphonera d’ici pour les
prévenir, mais...
—
Katie.
—
Ecoute-moi, je t’en prie. On va te faire une
ordonnance, mais...
—
Katie, je vais très bien.
—
Bon, espérons. Mais ce sont des symptômes
classiques.
—
Tu crois ça parce que je suis devenu gentil avec
toi?
—
Eh bien, oui. Et puis il y a le théâtre.
—
Tu crois que j’ai aimé la pièce parce que j’ai
une tumeur au cerveau?
—
Sans parler du SDF. Et du lit l’autre soir.
Longue pause.
—
Katie, je suis désolé.
—
Justement. Tu n’arrêtes pas de t’excuser.
David, je crois que hi es très malade.
—
C’est triste.
—
Je me trompe peut-être. Mais je pense que...
—
Non, non. Je ne parle pas de ça. Je trouve
attristant que la seule explication que tu trouves, c’est
que je suis mourant. Je vais très bien, je te jure. Il faut
qu’on se parle.
Sur quoi il raccroche.
David refuse de discuter de sa tumeur tant que nous
ne sommes pas seuls tous les deux, et même alors je
ne comprends pas très bien ce qu’il raconte.
—
Il ne s’est pas servi de crème, déclare-t-il en
guise d’entrée en matière.
—
Quoi?
—
D.J. GoodNews. Il n’a pas utilisé de crème.
—
Bien. Alors...
J’essaye en vain de saisir le sens caché de ce détail à
mes yeux insignifiant.
—
... Alors Molly avait raison? C’est ça?
—
Oui. Bien sûr. C’est cela même. Elle avait
raison. Tu vois ce que je veux dire? Il s’est juste servi
de ses mains.
—
Bien. Pas de crème.
—
Non.
—
Bon. Merci de me le dire. J’ai... les idées un peu
204
anyway.'
‘All what?’ David gestures outwards
impatiently, at everything in the world. ‘All …
well, me. This. The money the other night.
The…the problem with my column. All of it.
The change of... I don’t know, the change of
atmosphere. You’ve presumably noticed the
change in atmosphere? I mean, that’s why you
thought I was ill, right? Well. That’s... That’s
where it all comes from.'
‘It all comes from your friend GoodNews not
using cream?’ ‘Yeah. Sort of. I mean, no cream
was... That was the… Oh, I can’t explain this. I
thought I could and I can’t.’ I cannot recall
David ever being like this — inarticulate,
agitated, acutely embarrassed. ‘I’m sorry.'
‘That’s OK. Take your time.’
‘That’s where I went. For my two days. I went
to stay with GoodNews.’
‘Oh. Right.’ This is how we were taught to
respond: listen carefully to what the patient
says, don’t interject, let him finish, even if that
patient is your husband and he has gone
completely mad.
‘You don’t think I’ve gone completely mad?’
‘No. Of course not. I mean, if that’s what you
thought you wanted to do, and it helped...’
‘He’s changed my life.’
‘Yes. Well. Good for you! And good for him!’
‘You’re patronizing me.'
‘I’m sorry. I’m finding it difficult to... to grasp,
all this.’
‘I can understand that. It’s... It’s all a bit weird.’
‘Can I ask a question?’
‘Yes. Of course.'
‘Will you explain about the cream?’
‘He wasn’t using any.’
‘Sure, sure, I have understood that much. He
wasn’t using any cream. I’m just trying to make
plus claires.
—
C’est toute l’histoire. C’est comme ça que tout
ça a commencé.
—
Quoi... tout ça?
David ouvre les bras d’un geste impatient, comme
pour englober le monde entier.
—
Ah... eh bien, moi. Ça. L’argent l’autre soir.
Le... le problème avec ma rubrique. Tout ça, quoi. Le
changement de... je ne sais pas, le changement
d’atmosphère. Tu as remarqué, pour l’atmosphère? Je
veux dire, c’est pour ça que tu pensais que j’étais
malade, hein ? Eh bien. C’est que tout...tout vient de
là.
—
Tout vient de ce que ton ami GoodNews ne
s’est pas servi de crème?
—
Ouais. Plus ou moins. Je veux dire, l’absence de
crème... Ça a été le... Oh, je ne trouve pas mes mots. Je
pensais que je pourrais expliquer, mais je ne peux pas.
Je n’ai jamais vu David dans cet état bredouillant, ne
tenant pas en place, presque gêné.
—
Je suis désolé.
—
Ça ne fait rien. Prends ton temps.
—
C’est chez lui que j’étais. Pendant ces deux
jours. Chez GoodNews.
—
Ah, d’accord.
C’est ainsi qu’on nous apprend à nous comporter
devant un malade écouter ce qu’il nous dit, ne pas
intervenir, le laisser finir, même si ce malade se trouve
être votre mari et qu’il a perdu la tête.
—
Tu ne penses pas que j’ai perdu la tête?
—
Non. Bien sûr que non. Je veux dire, si c’est ce
que tu avais envie de faire, et si ça t’a fait du bien. . .
—
Il a changé ma vie.
—
Oui. Bien. Tant mieux pour toi! Tant mieux
pour lui!
—
Tu as un ton condescendant.
—
Excuse-moi. Mais je trouve que c’est difficile à
comprendre... tout ça.
—
Je sais. C’est... c’est bizarre.
—
Je peux te poser une question?
—
Oui. Bien sûr.
—
Vas-tu m’expliquer cette histoire de crème?
—
Il n’en a pas mis.
—
Oui, oui, cette partie-là, j’ai pigé. Il ne s’est pas
servi de crème. J’essaye d’établir un lien logique
205
the link between… between him not using any
cream and you giving eighty quid to that
homeless kid. It’s not immediately obvious.’
‘Yes. Right. OK.’ He takes a deep breath. ‘I
only went to see him in the first place because
I thought it would annoy you.'
‘I guessed.’
‘Yes, well. I’m sorry. Anyway. He lives in this
little fiat above a minicab office behind
Finsbury Park station, a real dump, and I was
just going to go home. But I sort of felt sorry
for him, so... I told him about my back, and
where it hurt, and I asked him what he thought
he could do for me. Because if he’d said he
was going to manipulate me or, you know, do
anything that would make it worse, I wouldn’t
have let him anywhere near me. But he just
said that he’d touch it, nothing more, just put
his hands there and the pain would go away.
He said it would take him two seconds, and if
nothing happened I wouldn’t have to pay him.
So I thought, what the hell, and anyway he’s
only a skinny little guy and... Anyway. I took
my shirt off and lay down on his couch, face
down — he hasn’t even got a treatment table
or anything — and he touched me and his
hands got incredibly hot.’
‘How do you know they weren't hot already?’
‘They were cold when he ... when he first put
them on my back, and they just started to
warm up. And that’s why I thought he was
using Deep Heat or something. But he didn’t
massage me, or rub anything in. He just
touched me, very gently, and... and all the pain
went. Straight away. Like magic.’
‘So this guy’s a healer. Like a faith healer.’
‘Yeah.’ He thinks for a moment, as if trying to
think of something that might make this easier
for a couple of middle-class, universityeducated literalists to understand — by which I
mean, I suppose, that he would like to find
something that makes it seem more difficult —
less straightforward, more complicated,
cleverer. It’s not very hard to grasp that
entre... entre l’absence de crème et les quatre-vingts
livres que tu as données à ce jeune SDF. Ça ne saute
pas aux yeux.
—
Bon, d’accord.
Il prend une profonde inspiration avant d’ajouter:
— Au départ, si je suis allé le voir, c’est parce que je
me suis dit que ça allait t’emmerder.
— C’est bien ce que je pensais.
— Bon. Écoute, je suis désolé. En tout cas... Je suis allé
le voir dans son petit appart au-dessus d’un bureau de
radio-taxis derrière la station Finsbury Park, un vrai
taudis, je te dis que ça, et sur le moment j’ai bien failli
repartir aussi sec. Mais il m’a fait pitié, alors... Je lui ai
parlé de mon dos, je lui ai décrit la douleur, et je lui ai
demandé s’il pensait pouvoir faire quelque chose pour
moi. S’il avait répondu qu’il allait me manipuler, ou
faire un truc qui risquait d’aggraver mon état, je ne
l’aurais pas laissé approcher. Mais il m’a promis qu’il se
contenterait de toucher le point douloureux, rien de
plus, juste poser sa main dessus, et que je n’aurais plus
mal. Ça prendrait deux secondes, et si rien ne se
passait, je n’aurais pas à le payer. Alors je me suis dit,
pourquoi pas, je risque rien avec ce petit maigrichon...
Et voilà. J’ai enlevé ma chemise et je me suis allongé à
plat ventre sur son canapé ; il n’a même pas de table
d’examen, rien. Et il m’a touché et ses mains sont
devenues très chaudes.
— Elles l’étaient peut-être déjà?
— Elles étaient froides quand il... la première fois qu’il
les a posées sur mon dos, et ensuite elles ont
commencé à se réchauffer. C’est pour ça que je me
suis dit qu’il devait utiliser une crème. Mais il ne m’a
pas fait de massage, rien. Il m’a juste touché, très
doucement... et la douleur est partie. Tout de suite.
Comme par magie.
— C’est une sorte de guérisseur spirituel, en somme,
ce type.
— Ouais.
Il réfléchit un moment, comme pour trouver un angle
qui faciliterait la compréhension de ce phénomène par
un couple éduqué, petit-bourgeois et rationnel — un
angle, je suppose, qui rendrait la chose un peu plus
complexe, moins évidente, plus intellectuelle. Car c’est
si simple, après tout: le guérisseur spirituel vous
touche, vous vous sentez mieux, vous rentrez chez
206
someone is a healer, after all: he touches you,
you feel better, you go home. What is there
not to understand? It’s just that everything
else you have ever believed about life
becomes compromised as a result. David gives
up the struggle to complexify with a shrug.
‘Yeah. It’s... amazing. He has a gift.’
‘So. Great. Hurrah for GoodNews. He’s made
your back better, and he made Molly’s eczema
go away. We’re lucky you found him.’ I try to
say all this in a way that draws a line under this
whole conversation, but I’m guessing that this
is not the end of the story.
‘I didn’t want him to be a healer.’
‘What did you want him to be?’
‘Just... I don’t know. Alternative. That’s why
me and Molly had that row about the cream. It
freaked me out a bit, and I wanted there to be
this, I don’t know, this magic cream from Tibet
or somewhere that conventional medics knew
nothing about. I didn’t want it just to be his
hands. Do you understand?’
‘Yes. Sort of. You’re happier with magic cream
than with magic hands. Is that it?’
‘Cream’s not magic, is it? It’s just... medicine.'
This is typical of ignorant rationalists. For all
they know, aspirin could be the most dramatic
example of white witchcraft known to
mankind, but because you can buy it in Boots it
doesn’t count.
‘It’d be magic if it cured back pain and eczema.
‘Anyway. It freaked me out a bit. And then the
thing with the headache...’
‘I had forgotten about the headache.’
‘Well that was when things started to go
weird. Because ... I don’t even know why I told
him I had a headache, but I did, and he looked
at me, and he said, I can help you with a lot of
things that are troubling you, and he touched
me on the… here...’
‘The temples.’
‘Right, he touched me on the temples, and the
headache went, but I started to feel...
vous. Qu’y a-t-il à comprendre? Sauf que toutes les
notions que vous avez acquises sont ébranlées. David
abandonne avec un haussement d’épaules.
—
Quais. C’est... incroyable. Il a un don.
—
Bon. Bravo. Bravo GoodNews. Il t’a fait du bien
au dos, et il a fait disparaître l’eczéma de Molly. Tu as
du bol d’être tombé sur lui.
Je m’exprime sur un ton qui signifie : et maintenant,
tournons la page, bien que je devine que son histoire
n’est pas terminée.
—
Je ne voulais pas qu’il soit un guérisseur
spirituel.
—
Tu voulais qu’il soit quoi?
—
Juste... je ne sais pas. Une médecine parallèle.
C’est pourquoi j’ai houspillé Molly. Ça m’a fichu la
trouille, j’aurais préféré qu’on vienne de découvrir une
nouvelle crème, une crème tibétaine, mettons, dont
les médecins n’auraient jamais entendu parler. Je
n’arrivais pas à accepter que ce soient seulement ses
mains. Tu comprends?
—
Oui. Plus ou moins. Tu aurais préféré une
crème magique à des mains magiques. C’est ça?
—
Une crème ne peut pas être magique, si? C’est
un... médicament.
Voilà qui est typique du rationalisme quand il se
double d’ignorance. L’aspirine est peut-être l’exemple
le plus spectaculaire de magie blanche connu à ce jour,
mais parce que l’aspirine s’achète en pharmacie, cela
ne compte pas.
—
Elle serait considérée comme magique si elle
guérissait à la fois le mal de dos et l’eczéma.
—
Toujours est-il que ça m’a fichu la trouille. Et
ensuite, il y a eu ce truc avec mon mal de tête...
—
J’avais oublié la tête.
—
C’est là que ça a commencé à devenir bizarre.
Parce que... Je ne sais même pas pourquoi je lui ai dit
que j’avais mal au crâne, mais je l’ai fait, et il m’a
regardé, et puis il m’a dit, je peux vous aider avec
beaucoup de choses qui ne vont pas chez vous, et il
m’a touché ici... là...
—
Les tempes.
—
Qui, il m’a touché les tempes, et mon mal de
tête est parti, mais après je me suis senti... différent.
207
different.’
‘What kind of different?’
‘Just... Calmer.’
‘That was when you told me you were going
away and I had to tell the kids we were getting
divorced.’
‘I was calm. I didn’t rant and rave. I didn’t get
sarcastic.’
I remember my feeling that there was
something different about him then, and in
remembering find a new way to become sad
and regretful and self-pitying: my husband
visits a healer, is thus magically rendered
calmer, and the only benefit for me is that he
expresses without viciousness his desire for a
separation. Except, of course, things have
moved on since then, and there are countless
benefits for me, none of which I enjoy. I hear
my brother’s ‘Diddums’ ringing in my ear.
‘And then you went to stay with him?’ ‘I didn’t
know I was going to stay with him. I just... I
wanted to see if he could do the thing with the
head again, and maybe try to find out what
was going on when he did it. I was thinking of
writing about him, about the eczema and
everything, and... I just ended up staying and
talking for a couple of days.’
‘As one does.'
‘Please, Katie. I don’t know how to talk about
this. Don’t make it hard.’
Why not? I want to ask. Why shouldn’t I make
it hard? How often have you made things easy
for me?
‘Sorry,’ I say. ‘Go on.’
‘He doesn’t say very much. He just looks at you
with these piercing eyes and listens. I’m not
even sure whether he’s very bright. So it was
me who did all the talking. He just sort of
sucked it all out of me.’
‘He seems to have sucked everything out of
you.’
‘Yes, he did. Every bad thing. I could almost
see it coming out of me, like a black mist. I
didn’t realize I was so full of all this stuff.’
‘And what makes him so special? How come
—
Comment cela, différent?
—
Juste... Plus calme.
— Ça c’est quand tu m’as annoncé que tu partais et
que je devais dire aux enfants que nous allions
divorcer.
— J’étais calme. Finis la colère, les cris, les sarcasmes.
Je me rappelle en effet l’avoir trouvé changé ce jour-là,
et ce souvenir me donne une nouvelle raison d’être
triste et nostalgique, de m’apitoyer sur moi-même :
mon mari va voir un guérisseur spirituel, comme par
magie il est soudain plus calme, et le seul avantage que
j’en tire, c’est qu’il exprime sans méchanceté son désir
de séparation. Sauf, bien entendu, que les choses ont
évolué depuis, et que les avantages se sont multipliés,
sans que je profite d’un seul d’entre eux, hélas.
J’entends d’ici les «Tu m’en diras tant» de mon frère.
— Ensuite tu es parti chez lui?
— Je ne savais pas que j’allais dormir chez lui. Je... je
voulais voir s’il pouvait refaire le truc de la tête, pour
comprendre ce qui s’était passé. Je me disais que
j’allais écrire un article sur lui, sur cette histoire
d’eczéma et tout, et... Eh bien, j’ai fini par passer deux
jours chez lui.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Je t’en prie, Katie. J’ai déjà du mal à parler de tout
ça. Tu ne me facilites pas la tâche.
Et pourquoi je te la faciliterais? ai-je envie de répliquer.
Il n’y a pas de raison. Combien de fois m’as-tu facilité
les choses, à moi?
— Pardon, dis-je tout haut. Continue.
— Il n’est pas bavard. Il se contente de te regarder
avec ses yeux perçants et il t’écoute. Je ne suis même
pas certain qu’il soit intelligent. Bref, c’est moi qui ai
parlé tout le temps. Il a juste aspiré tout ce que j’avais
en moi.
— On dirait bien en effet qu’il a tout aspiré.
— Oui. Tout ce qui était mauvais en moi. J’ai vu tout ça
sortir de moi, comme un brouillard noir. J’étais bouffé
à l’intérieur, lu vois.
— Et qu’est-ce qui le rend si spécial? Comment se fait208
he can do it and no one else could?’ ‘I don’t
know. He just... He just has this aura about
him. This’ll sound stupid, but... He touched my
temples again, when I was talking to him, and I
just felt this, this amazing warmth flood right
through me, and he said it was pure love. And
that’s what it felt like. Do you understand how
panicky it made me feel?’
I do understand, and not just because David is
an unlikely candidate for a love bath. Love
baths are... not us. Love baths are for the
gullible, the credulous, the simple-minded,
people whose brains have been decayed like
teeth by soft drugs, people who read Tolkien
and Erich Von Daniken when they are old
enough to drive cars ... let’s face it, people
who don’t have degrees in the arts or sciences.
It is frightening enough just listening to David’s
story, but to undergo the experience must
have been terrifying.
‘So now what?’ ‘The first thing I thought
afterwards was that I had to do everything
differently. Everything. What I have been
doing isn’t enough. Not enough for you. Not
enough for me. Not enough for the kids, or the
world, or... or...'
He grinds to a halt again, presumably because
even though the laws of rhetoric and rhythm
require a third noun, the reference to the
world has left him with nowhere to go, unless
he starts babbling about the universe.
‘I still don’t understand what you talked about
for two days.’
‘Neither do I. I don’t know where the time
went. I was amazed when he told me it was
Tuesday afternoon. I talked about... about you
a lot, and how I wasn’t good to you. And I
talked about my work, my writing, and I found
myself saying that I was ashamed of it, and I
hated it for its, I don’t know, its unkindness, its
lack of charity. Now and again he made me...
God, I’m embarrassed.’ A sudden thought — it
may or may not be a fear, I’ll have to think
about that another time — comes to me.
‘There’s nothing funny going on, is there?’
il que personne d’autre n’y soit arrivé?
— Je sais pas. Il a juste… cette aura. Ça a l’air idiot,
mais... Il m’a touché les tempes de nouveau, pendant
que je lui parlais, et je me suis senti traversé par ce flot
brûlant incroyable et il a dit que c’était de l’amour à
l’état pur. Et ça collait bien avec la sensation. Tu
comprends pourquoi j’ai paniqué?
Je comprends, et pas seulement parce que David est
un candidat improbable pour un love bath. Ces choseslà... ça ne nous ressemble pas. C’est pour les gogos, les
crédules, les simples d’esprit, les gens dont le cerveau
est carié par les drogues douces, les gens qui lisent
encore Tolkien et Erich Von Daniken alors qu’ils ont
l’âge de conduire une voiture… ne tournons pas autour
du pot, je parle des gens qui n’ont pas une licence ès
quelque chose. On tremble rien qu’à écouter le récit
de l’expérience de David, alors la vivre! Ça a dû être
terrifiant.
—
Et après?
—
La première chose qui m’est venue à l’esprit,
c’est qu’il fallait que je change dans tous les domaines.
Tous. Je n’en ai pas fait assez. Pas assez pour moi. Ni
pour les enfants, ni pour le monde, ni pour... pour...
Il sèche de nouveau, pour la bonne raison que même si
les règles de la rhétorique et du rythme appellent
l’usage d’un troisième substantif, l’allusion au monde
lui laisse peu d’options si ce n’est celle d’embrayer sur
l’univers.
—
Je n’ai toujours pas saisi de quoi tu as parlé
pendant ces deux jours.
—
Moi non plus. Je n’ai pas vu le temps passer.
J’étais stupéfait quand il m’a annoncé qu’on était
mardi après-midi. J’ai parlé de... de toi, beaucoup, et
de mon manque de gentillesse à ton égard. J’ai aussi
parlé de mon travail, de ce que j’écrivais, et je me suis
surpris à lui avouer que j’avais honte de ma prose, que
je détestais tout ce fiel, cette absence de charité. De
temps à autre, il m’a obligé à... Mon Dieu, que c’est
gênant.
Une pensée me traverse l’esprit — une crainte, peutêtre, je ne sais pas trop encore.
—
Il ne s’est rien passé de bizarre entre vous?
209
‘What do you mean?’
‘You’re not sleeping with him, are you?’
‘No,’ he says, but blankly, with no sense of
amusement or outrage or defensiveness. ‘No,
I’m not.
It’s not like that.’
‘Sorry. So what did he make you do?’
‘He made me kneel on the floor and hold his
hand.’
‘And then what?’
‘He just asked me to meditate with him.’
‘Right.’
David is not homophobic, although he has
expressed occasional mystification at gay
culture and practices (it’s the Cher thing that
particularly bewilders him), but he is certainly
heterosexual, right down to his baggy Y-fronts
and his preference for Wright’s Coal Tar soap.
There is no ambiguity there, if you know what I
mean. And yet it is easier for me to imagine
him going down on GoodNews than it is for me
to picture him kneeling on the floor and
meditating.
‘And that was OK, was it? When he asked you
to meditate? You didn’t, you know, hit him or
anything?’
‘No. The old David would have, I know. And
that would have been wrong.’ He says this
with such earnestness that I am temporarily
tempted to abandon my own position on
domestic violence. ‘I must admit, it did make
me feel a little uncomfortable at first, but
there’s so much to think about. Isn’t there?’
I agree that yes, there is an enormous amount
to think about.
‘I mean, just thinking about one’s own
personal circumstances…
('One’s own
personal circumstances’? Who is this man,
who talks to his own wife in his own bed in
phrases from ‘Thought for the Day’?)'... That
could occupy you for hours. Days. And then
there’s everything else...'
‘What, the world and all that? Suffering and so
on?’ It is impossible not to be facetious, I am
beginning to find, with someone from whom
—
Comment ça?
—
Tu ne couches pas avec lui?
—
Non, répond-il d’une voix neutre, ni amusé, ni
choqué, et encore moins sur la défensive. Non, pas du
tout. Ce n’est pas ça.
—
Pardon. Alors qu’est-ce qu’il t’a fait faire?
—
Il m’a fait agenouiller par terre et m’a tenu la
main.
—
Et ensuite?
—
il m’a demandé de méditer avec lui.
—
Bien.
David n’est pas homophobe, même s’il lui arrive de
tourner en dérision la culture et les pratiques «gay»
(c’est surtout le gay lesbien à la Cher qui a le don de
l’interloquer). N’empêche qu’il est hétéro jusqu’à
l’entrejambe flottant de son pantalon à pinces et
jusqu’à sa prédilection pour le savon au coaltar. Làdessus, aucun doute possible — Si VOUS voyez ce que
je veux dire. Mais curieusement, il m’est plus facile de
l’imaginer s’envoyant en l’air avec GoodNews qu’à
genoux en train de méditer.
— Et ça s’est bien passé? Quand il t’a demandé de
méditer? Tu ne lui as pas envoyé ton poing dans la
figure ou un truc dans le genre?
—
Non. Le David d’avant l’aurait fait. C’est sûr. Et
il aurait eu tort.
Je suis tellement sidérée par la candeur avec laquelle il
a prononcé ces derniers mots, que je suis tentée
d’abandonner mon point de vue sur la violence dans le
couple.
—
Je dois avouer qu’au début c’était un peu
embarrassant, mais il y a tant de pensées qui méritent
d’être examinées. N’est-ce pas?
Je fais signe que oui, énormément.
—
Je veux dire, rien qu’au niveau de nos propres
circonstances personnelles...
(Nos «circonstances personnelles » ? Qui est cet
homme qui s’adresse à sa femme, au lit qui plus est, en
employant des phrases qu’on dirait extraites de «Une
bonne pensée pour chaque jour »?)
—
…il y a de quoi s’occuper pendant des heures.
Des jours. Sans compter tout le reste...
—
Tu veux dire la souffrance dans le monde et
210
all trace of facetiousness, every atom of self- tout ce qui s’ensuit?
irony, seems to have vanished.
Impossible de ne pas se montrer ironique avec
quelqu’un chez qui toute ironie, même vis-à-vis de luimême, semble s’être évaporée.
‘Yes, of course. I had no idea how much people —
Oui, bien sûr. Je ne m’étais jamais rendu
suffered until I was given the time and space compte à quel point tant de gens souffraient jusqu’à ce
to think about it.
qu’on m’ait donné le temps et la possibilité d’y
‘So now what?’ I don’t want to go through this réfléchir.
process. I want to take a short cut and go right —
Bon, et maintenant?
to the part where I find out what all this means En fait, je n’ai aucune envie d’entendre tout ce baratin.
for me me me.
Je veux prendre un raccourci jusqu’à la partie qui ne
concerne que moi, moi, moi!
‘I don’t know. All I know is I want to live a —
Je n’en sais rien. Tout ce que je souhaite, c’est
better life. I want us to live a better life.’
mener une vie meilleure. Que nous menions une vie
‘And how do we do that?’
meilleure.
‘I don’t know.
—
Et comment on s’y prend?
I cannot help but feel that all this sounds very —
Je ne sais pas.
ominous indeed.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que tout ça est
Stephen leaves a message on my mobile. I de bien mauvais augure.
don’t return the call.
Stephen laisse un message sur mon portable. Je ne le
rappelle pas.
I come home the next night to the sound of Je rentre le lendemain soir de la clinique pour trouver
trouble; even as I’m putting the key in the lock la maison sens dessus dessous ; je n’ai pas plus tôt
I can hear Tom shouting and Molly crying.
enfoncé la clé dans la serrure que j’entends les cris de
‘What’s going on?’ David and the kids are Tom et les pleurs de Molly.
sitting around the kitchen table, David at the —
Qu’est-ce qu’il y a?
head, Molly to his left, Tom to his right. The David et les enfants sont assis autour de la table de la
table has been cleared of its usual detritus — cuisine, David préside, avec Molly à sa gauche et Tom à
post, old newspapers, small plastic models sa droite. Le dessus de la table a été débarrassé du
found in cereal packets —apparently in an fatras habituel — courrier, vieux journal, petits gadgets
attempt to create the atmosphere of a en plastique des paquets de céréales — dans le but
conference.
apparent de créer une ambiance de conférence.
‘He’s given my computer away,’ says Tom. —
Il a donné mon ordinateur, m’annonce Tom.
Tom doesn’t often cry, but his eyes are Tom ne pleure pas souvent, mais il a les yeux qui brilglistening, either with fury or tears, it’s hard to lent, de rage ou de chagrin, difficile à dire.
tell.
—
Et maintenant il faut que je partage le mien
‘And now I’ve got to share mine,’ says Molly, avec lui, enchérit Molly, dont les talents de pleureuse
whose ability to cry has never been in any ne sont plus à prouver et qui en l’occurrence a l’air de
doubt, and who now looks as though she has porter le deuil de toute une famille disparue dans un
been mourning the deaths of her entire family accident de la route.
in a car crash.
—
On n’en avait pas besoin de deux, décrète
‘We didn’t need two,’ says David. ‘Two is ... David. Je n'irai pas jusqu’à dire que c’était obscène,
Not obscene, exactly. But certainly greedy. non. Mais c’était une preuve d’avidité à n’en pas
They’re never on the things at the same time.’ douter. Ils ne s’en servent jamais en même temps.
‘So you just gave one away. Without consulting —
Alors tu en as donné un. Sans les consulter. Ni
211
them. Or me.’
‘I felt that consultation would have been
pointless.’
‘You mean that they wouldn’t have wanted
you to do it?’
‘They maybe wouldn’t have understood why I
wanted to.’ It was David, of course, who
insisted on the kids having a computer each for
Christmas last year. I had wanted them to
share, not because I’m mean, but because I
was beginning to worry about spoiling them,
and the sight of these two enormous boxes
beside the tree (they wouldn’t fit under it) did
nothing to ease my queasiness. This wasn’t the
kind of parent I wanted to be, I remember
thinking, as Tom and Molly attacked the acres
of wrapping paper with a violence that
repelled me; David saw the look on my face
and whispered to me that I was a typical
joyless liberal, the sort of person who would
deny their kids everything and themselves
nothing. And here I am six months later,
outraged that my son and daughter aren’t
allowed to keep what is theirs, and yet still,
somehow, on the wrong side, an agent of the
forces of darkness.
‘Where did you take it?’ ‘The women’s refuge
in Kentish Town. I read about it in the local
paper. They had nothing there for the kids at
all.’
I don’t know what to say. The frightened,
unhappy children of frightened, unhappy
women have nothing; we have two of
everything. We give away some, a tiny
fraction, of what we have too much of. What is
there for me to be angry about?
‘Why does it have to be us who gives them
something? Why can’t the Government?’ asks
Tom.
‘The Government can’t pay for everything,’
says David. ‘We’ve got to pay for some things
ourselves.
‘We did,’ says Tom. ‘We paid for that
computer ourselves. ’ ‘I mean,’ says David,
‘that if we’re worried about what’s happening
moi.
—
J’ai estimé que c’était inutile.
—
Tu veux dire qu’ils s’y seraient opposés?
—
Ils n’auraient peut-être pas compris mon
objectif.
C’était bien entendu David qui avait insisté pour que
les enfants reçoivent chacun un ordinateur pour Noël
dernier. Pour ma part, j’aurais préféré qu’ils en
partagent un ; non pas parce que je suis méchante,
mais pour la bonne raison que j’ai peur de trop les
gâter, et que la vue de ces deux énormes boîtes à côté
du sapin (trop grandes pour être glissées dessous)
n’avait pas contribué à dissiper mon malaise. Ce n’était
pas de cette façon que je voulais élever mes enfants,
m’étais-je dit alors, au moment où Tom et Molly se
jetaient toutes griffes dehors sur ces montagnes de
papier d’emballage avec une violence qui m’avait
coupé le souffle ; en voyant mon air déconfit, David
m’avait murmuré que j’étais une rabat-joie, comme
tous les libéraux de mon espèce, le genre de gens qui
privent leurs enfants de tout et eux-mêmes de rien. Et
me voilà, six mois plus tard, outrée parce que mon fils
et ma fille ne peuvent pas garder ce qui leur
appartient, et, par une ironie du sort, de nouveau dans
le mauvais camp, celui des forces de l’obscurantisme.
—
Où l’as-tu emporté?
—
Au foyer pour femmes seules de Kentish Town.
J’ai lu un article dans le journal. Là-bas, les enfants
n’ont rien.
Les mots me manquent. Ces pauvres enfants
malheureux de pauvres mères malheureuses n’ont rien
; et nous, nous avons tout en double. Nous donnons
une partie, oh, une toute petite partie, de ce que nous
avons en trop. De quoi je me plains?
— Pourquoi c’est nous qui sommes obligés de leur
donner quelque chose? Le gouvernement ne peut rien
faire pour eux? demande Tom.
— Le gouvernement ne peut pas tout assumer, répond
David. Il faut bien qu’on en paye une part nousmêmes.
—
C’est ce qu’on a fait, dit Tom. On a payé ces
ordinateurs nous-mêmes.
— Ce que je veux dire, reprend David, c’est que si l’on
212
to poor people, we can’t wait for the se soucie de ce qui arrive aux pauvres, on ne va pas
Government to do anything. We have to do attendre que le gouvernement fasse quelque chose.
what we think is right.’
Nous devons faire ce que nous estimons qu’il est bien
de faire.
‘Well, I don’t think this is right,’ says Tom.
—
Eh bien, je ne pense pas que c’est bien de faire
‘Why not?’
ça, repartit Tom.
‘Because it’s my computer.
—
Pourquoi pas?
David merely flashes him a beatific smile.
—
Parce que c’est mon ordinateur.
En guise de réponse, David lui adresse un grand sourire
béat.
‘Why isn’t it just their bad luck?’ Molly asks —
Pourquoi ce serait pas pour eux? « C’est la
him, and I laugh. ‘Just your bad luck’ was, until faute à pas de chance »? lui demande Molly.
relatively recently, David’s explanation for why Je ne peux m’empêcher de rire. Ce « C’est la faute à
our kids didn’t own a Dreamcast, or a new pas de chance » était jusqu’à il y a peu l’expression
Arsenal away shirt, or anything else that every bateau que David servait aux enfants quand ceux-ci se
other person at school owns.
plaignaient de ne pas posséder une Dreamcast, ou un
‘These children don’t have much luck anyway,’ maillot d’Arsenal ou je ne sais quoi que tout le monde
David explains with the slow, over-confident avait soi-disant à l’école.
patience of a recently created angel. ‘Their — Ces enfants n’ont pas eu de chance dans la vie, leur
dads have been hitting their mums, and explique David avec une lenteur, une patience, une
they’ve had to run away from home and hide, bonne volonté dignes d’un ange fraîchement promu.
and they haven’t got their toys with them... Leur père battait leur mère, et ils ont dû s’enfuir de
You have lots of luck. Don’t you want to help chez eux et se cacher, et ils n’ont pas pris leurs
them?’
jouets...Vous, vous avez beaucoup de chance. Vous ne
‘A bit,’ says Tom grudgingly. ‘But not as much voulez pas les aider?
as a whole computer.
—
Un peu, admet à regret Tom. Mais pas leur
‘Let’s go and see them,’ says David. ‘Then you donner un ordinateur entier.
can tell them that. You can say you want to —
Allons leur rendre visite, dit David. Tu n’auras
help them a bit and then ask for your qu’à leur dire ce que tu viens de me dire. Tu veux bien
computer back.’
les aider un peu mais tu veux qu’ils te rendent ton
ordinateur.
‘David, this is outrageous.'
—
David, tu vas trop loin.
‘Why?’
—
Pourquoi?
‘You can’t blackmail your own children like —
Tu ne peux pas faire du chantage à tes propres
that.’
enfants.
I’m beginning to feel better. I was struggling Je commence à me sentir mieux. Je m’étais jusqu’ici
for a while back there, pinned back by the tenue à l’écart de la discussion, épinglée par la force
moral force of David’s arguments, but now I morale des arguments de David, mais à présent je me
can see that he’s gone mad, that he wants to dis qu’il a disjoncté, et qu’il ne cherche qu’à nous
humiliate us all. How could I have forgotten humilier. Comment ai-je pu oublier que c’est le destin
that this is what always happens with zealots? des zélateurs? Ils vont au-delà des limites, au défi de
They go too far, they lose all sense of toute logique, et ne s’intéressent au bout du compte
appropriateness and logic, and ultimately they qu’à leur propre personne, à rien d’autre qu’à leur
are interested in nobody but themselves, bigoterie.
nothing but their own piousness.
David pianote du bout des doigts sur la table, il a l’air
213
David drums his fingers on the table and thinks
furiously.
‘No, I’m sorry, you’re right. It is outrageous.
I’ve overstepped the mark. Please forgive me.’
Shit.
It is a fractious family dinner. Somehow David
has managed to recruit Molly to the cause —
possibly because she has spotted an
opportunity to taunt Tom, possibly because
Molly has never been able to see her father as
anything less than a perfect and perfectly
reasonable man, possibly because the
computer David gave away was in Tom’s
bedroom rather than hers, although the one
we have left has now been placed in the
neutral territory of the spare bedroom. Tom,
however, is clinging stubbornly to his deeply
held Western materialist beliefs.
‘You’re just being selfish, Tom. Isn’t he, Dad?’
David refuses to be drawn.
‘There are children there who don’t have
anything,’ she continues. ‘And you’ve got lots.’
‘I haven’t got anything now. He’s given it all
away.’
‘What are all those things in the bedroom,
then?’ asks David gently.
‘And you’ve got half a computer.’
‘Can I get down?’ Tom has hardly eaten
anything, but he’s clearly had his fill of the
great steaming bowls of sanctimony being
pushed at him from all directions, and I can’t
say I blame him.
‘Finish your dinner,’ says David. He opens his
mouth to say something else — almost
certainly something about how fortunate Tom
is to have a plate of lukewarm spaghetti
bolognese in front of him given the plight of
blah blah blah — but he catches my eye and
thinks better of it.
‘Do you really not want anything else?’ I ask
Tom.
‘I want to go on the computer before she gets
it.’
‘Go on, then.’ Tom shoots off
‘You shouldn’t have let him, Mummy. He’ll
de réfléchir furieusement.
—
Non. Je suis désolé, tu as raison. C’est
grotesque. Je suis allé trop loin. Pardonnez-moi.
Merde.
Le dîner n’est qu’une longue querelle. D’une façon ou
d’une autre, David a réussi à rallier Molly à sa cause —
peut-être parce qu’elle a vu là l’occasion d’embêter
Tom, ou parce que Molly n’a jamais été capable de voir
en son père autre chose qu’un monsieur raisonnable et
incritiquable, ou enfin parce que l’ordinateur donné se
trouvait dans la chambre de Tom plutôt que dans la
sienne, bien que celui qui reste soit relégué à présent
en territoire neutre, dans la chambre d’amis. Tom,
quant à lui, se cramponne obstinément à ses croyances
matérialistes si malencontreusement ancrées dans
l’esprit occidental.
—
Tu es égoïste, Tom, c’est tout, hein, Papa?
David refuse de s’en mêler.
—
Il y a des enfants qui n’ont rien, continue la
donzelle. Et toi tu as beaucoup de choses.
—
Je n’ai plus rien maintenant. Il a tout donné.
—
Et toutes ces choses dans ta chambre, alors?
demande David avec douceur.
—
Et tu as une moitié d’ordinateur.
—
Je peux me lever?
Tom n’a rien mangé, mais il faut bien avouer qu’il a
soupé de bonnes paroles ; je le comprends.
—
Finis ton assiette, dit David.
Il ouvre la bouche pour ajouter quelque chose — sans
doute à propos de la chance extraordinaire qu’a Tom
d’avoir devant lui une assiette fumante de spaghetti
bolognaise étant donné le malheur du blablabla... Mais
nos regards se croisent et il se ravise.
—
Tu ne veux rien d’autre? dis-je à Tom.
—
Je veux aller faire de l’ordinateur avant elle.
—
Bon, alors vas-y.
Tom file comme un dard.
—
Tu n’aurais pas dû le laisser, Maman. Il ne va
214
think he never has to eat his dinner now.
‘Molly, shut up.
‘She’s right.’
‘Oh, you shut up, too.’
I need to think. I need guidance. I’m a good
person, I’m a doctor, and here I am
championing greed over selflessness, cheering
on the haves against the have-nots. Except I’m
not really championing anything, am I? I am
not, after all, standing up to my unbearably
smug husband and — now — my unbearably
smug eight-year-old daughter and saying,
‘Now look here, we worked jolly hard to pay
for that computer, and if some women are
daft enough to shack up with men who beat
them, that’s hardly our fault, is it?’ That would
be championing. All I’m doing is thinking
unworthy thoughts that nobody can hear, and
then sniping about unfinished spaghetti
bolognese. If I had any real conviction, I’d be
passing on some offensive piece of homespun
wisdom about how the Good Samaritan could
only afford to be the Good Samaritan because
he held on to his old computers and…
and...gave them to a charity shop when they
were knackered. Something like that, anyway.
So what do I believe?
Nothing much,
apparently. I believe that there shouldn’t be
homelessness, and I’d definitely be prepared
to argue with anyone who says otherwise.
Ditto battered women. Ditto, I don’t know,
racism, poverty and sexism. I believe that the
National Health Service is underfunded, and
that Red-Nose Day is a sort of OK thing,
although slightly annoying, I grant you, when
young men dressed as Patsy and Edina from
Absolutely Fabulous come up to you in
Waitrose and wave buckets in your face. And,
finally, I am of the reasonably firm conviction
that Tom’s Christmas presents are his, and
shouldn’t be given away. There you are. That is
my manifesto. Vote for me.
Three days later the children seem to have
forgotten that they ever needed two
computers — Molly has lost the little interest
plus jamais vouloir finir son assiette maintenant.
—
Molly, tais-toi.
—
Elle a raison.
—
Toi aussi, tais-toi.
J’ai besoin de réfléchir. J’ai besoin de conseils. Je suis
quelqu’un de gentil, je suis médecin, et me voilà en
train de prendre la défense de la convoitise contre la
générosité, de me faire l’avocate du tout contre le rien.
Sauf que je ne suis l’avocate de rien ni de personne,
n’est-ce pas? Après tout, je ne suis pas en train de tenir
tête à mon mari, si content de lui, et à ma fille de huit
ans, contente d’elle, en leur disant «Ecoutez, on a
travaillé vraiment dur pour payer cet ordinateur, et si
ces bonnes femmes sont assez bêtes pour se coller
avec des brutes qui les battent, c’est quand même pas
de notre faute, si?» Ça, ce serait une vraie plaidoirie.
Or je me contente de ruminer d’indignes pensées en
promenant une fourchetée de spaghetti bolognaise
autour de mon assiette. Si j’étais convaincue de la
justesse de ma cause, je serais en train de leur distiller
de sages paroles sur le fait que le Bon Samaritain ne
pouvait se permettre d’être un bon samaritain que
parce qu’il gardait ses vieux ordinateurs et... et ne les
donnait aux bonnes oeuvres qu’à partir du moment où
ils tombaient en rade. Quelque chose dans ce style.
À quoi est-ce que je crois, alors? À pas grand-chose,
apparemment. Je crois qu’il devrait y avoir moins de
sans abri, et je suis prête à me bagarrer avec toute
personne prétendant le contraire. Idem pour les
femmes battues. Idem pour, je ne sais pas, la précarité
et le sexisme. Je pense que l’Assistance publique a un
budget insuffisant, et que c’est très bien de faire un
«Jour des Nez rouges» au profit des causes liées à
l’enfance, même si c’est un peu énervant, je vous
l’accorde, de voir des hurluberlus déguisés en clown de
sexe indéterminé faire la quête dans les travées du
supermarché. Enfin, j’ai la ferme conviction que les
cadeaux de No~l de Tom sont à Tom, et qu’on ne
devrait pas les donner à son insu. Voilà. Voilà mon
programme. Votez pour moi.
Trois jours plus tard, les enfants semblent avoir oublié
qu’ils ont un jour eu besoin de deux ordinateurs —
Molly a perdu le peu d’intérêt qu’elle avait jamais eu
215
she had in the first place, and Tom is spending
most of his time on Pokémon — and we
receive a letter from the women’s refuge
telling us that we have made an enormous
difference to some very unhappy young lives. I
still believe the other things, though, the
things about poverty and Health Service
underfunding. You won’t shake me on those —
unless, that is, you have any sort of persuasive
evidence at all to the contrary.
David has abandoned his novel, now, as well
as his column. ‘No longer appropriate’ — like
just about everything else he ever thought or
did or wanted to do. During the day, as far as I
can tell, he sits in his office reading; late
afternoons he cooks, he plays, he helps with
homework, he wants to talk about the days
that everyone has had… in short, he is a model
husband and father. I described him as such to
Becca the other day, and a picture of a model
husband and father came unbidden into my
head: this particular model, however, is made
of plastic and has his features moulded into a
permanent expression of concern and
consideration. David has become a sort of
happy-clappy right-on Christian version of
Barbie’s Ken, except without Ken’s rugged
good looks and contoured body.
And I don’t think that David has become a
Christian, although it is hard to fathom
precisely what he has become. Asking him
directly doesn’t really clarify things. The
evening after we get the letter from the
women’s refuge, Tom asks — mournfully but
rather percipiently, I thought — whether we
are all going to have to start going to church.
‘Church?’ says David — but gently, not with
the explosion of anger and disdain that would
have accompanied that word in any context
just a few weeks ago. ‘Of course not. Why? Do
you want to go to church?’
‘No.’
‘So why did you ask?’
‘Dunno,’ Tom says. ‘Just, I thought, that’s what
we’d have to do now.
pour la chose, et Tom passe le plus clair de son temps à
jouer aux Pokemon — et puis nous recevons une lettre
du foyer nous remerciant d’avoir ensoleillé les vies des
malheureux petits. Je crois toujours à tout ce que je
viens de dire, à la précarité et à la nécessité
d’augmenter les fonds de l’Assistance publique. Vous
ne me ferez pas revenir là-dessus, sauf si vous avez des
preuves tangibles du contraire.
David a laissé tomber son roman, au même titre que sa
rubrique. «Désormais inappropriée» — comme tout ce
qu’il a pensé et fait et désiré jusqu’ici. Il passe sa
journée, autant que je sache, à lire dans son bureau ;
enfin d’après-midi, il se met aux fourneaux, il joue à
des jeux de société, il aide aux devoirs, il veut parler de
la journée de tout un chacun... bref, c’est un mari et un
père modèles. C’est ainsi que je l’ai qualifié à
l’intention de Becca l’autre jour, et une image de cette
perfection s’est imposée d’elle-même une poupée en
Celluloïd aux traits figés dans une expression de
sollicitude inquiète. David serait devenu un Ken de
Barbie version nouveau chrétien du genre qui tape
dans ses mains, sans le côté beau gosse et musclé de
Ken.
En réalité, je ne pense pas que David ait trouvé la foi,
ce qu’il est aujourd’hui est un mystère pour moi. Lui
poser la question carrément ne sert à rien. Le
lendemain du jour où nous avons reçu la lettre du
foyer, Tom demande à l’heure du dîner — d’un ton
geignard mais non dépourvu, à mon avis, d’une
certaine perspicacité — s’il va falloir dorénavant aller à
l’église.
—
A l’église? répète David — mais avec une
grande douceur, à mille lieues de l’explosion de colère
et de mépris qui aurait accompagné ce mot pris dans
n’importe quel contexte il y a quelques semaines. Bien
sûr que non. Pourquoi? Tu veux y aller?
—
Non.
—
Alors pourquoi tu me poses cette question?
—
Je sais pas moi, dit Tom. Juste comme ça, je me
suis dit qu’on allait devoir le faire à partir de
216
‘Why now?’
‘Because we give things away. That’s what
they do in church, isn’t it?’
‘Not as far as I know.
And that’s the end of it; Tom’s fears are
assuaged. Later, though, when David and I are
on our own, I make my own enquiries.
‘That was funny, wasn’t it? Tom thinking we’d
have to go to church now?’
‘I didn’t understand where all that came from.
Just because we gave a computer to someone.
‘I don’t think it’s just that.’
‘What else is there?’
‘They both know about you giving the money
away. And anyway, it’s ... You asked me if I’d
noticed a change of atmosphere. Well, I think
they have, too. And they sort of associate it
with church, somehow.’
‘Why?’
‘I don’t know. I suppose... You do give off the
air of someone who has undergone a religious
conversion.’
‘Well, I haven’t.’
‘You haven’t become a Christian?’
‘No.’
‘What are you, then?’
‘What am I?’
‘Yes, what are you? You know, Buddhist or,
or...' I try to think of other world religions that
might fit the bill, and fail. Moslem doesn’t
seem right, nor Hindu... Maybe a Hare Krishna
offshoot, or something involving self-denial
and some podgy guru driving around in an Alfa
Romeo?
‘I’m nothing. I’ve just seen sense.
‘But what does that mean?’
‘We’ve all been living the wrong life, and I
want to put that right.’
‘I don’t feel I’ve been living the wrong life.’
‘I disagree.’
‘Oh, is that right?’
‘You live the right life during the working
week, I suppose. But the rest of the time..'
maintenant.
—
Pourquoi à partir de maintenant?
—
Parce qu’on donne nos affaires. C’est ce qu’ils
font à l’église, non?
—
Pas que je sache.
Fin de la conversation ; les craintes de Tom sont
apaisées. Un peu plus tard, cependant, une fois que je
suis seule avec David, j’embraye sur mon propre
interrogatoire.
—
C’était drôle, hein? Que Tom ait cru que nous
irions à l’église?
—
Je ne comprends pas du tout d’où ça lui est
venu. Juste parce qu’on a donné un ordinateur.
—
Il y a autre chose, à mon avis.
—
Quoi?
—
Ils savent tous les deux que tii as offert cet
argent. Et de toute façon, c’est... Tu m’as demandé si
j’avais remarqué un changement d’atmosphère. Eh
bien, eux aussi, je crois. Et ils l’associent avec l’idée
qu’ils se font de l’Église.
—
Pourquoi?
—
Je n’en sais rien. Je suppose que... tu donnes
l’impression de quelqu’un qui s’est converti.
—
Eh bien, non.
—
Tu as trouvé la foi, tu es devenu chrétien?
—
Non.
—
Alors?
—
Alors quoi?
—
Tu es bouddhiste ou, ou...
Je me racle les méninges pour trouver d’autres
religions assez universelles. L’islam, non, l’hindouisme,
pas davantage... Peut-être un Hare Krishna à l’extrême
rigueur,
ou
une
secte
qui
pratiquerait
l’autodénigrement, ou un gros gourou se promenant
en Alfa Romeo?
—
Je ne suis rien. Je viens de voir la lumière.
—
Que veux-tu dire?
—
Nous avons vécu une vie mauvaise, je veux
changer.
—
Je n’ai pas l’impression que ma vie était
mauvaise.
—
Je ne suis pas d’accord.
—
Ah?
—
Tu pratiques la bonté pendant la semaine.
Mais le reste du temps...
217
‘What?’
‘There’s your sexual conduct, for a start.
My sexual conduct... For a moment I forget
that for the last twenty years I have had a
monogamous relationship with my husband,
punctuated only recently by a brief and rather
hapless affair (and what happened to him, by
the way? A couple of unreturned phone calls
seem to have dampened his ardour
considerably). The phrase enables me to see
myself as someone who may have to check
herself into one of those sex addiction clinics
that Hollywood stars have to go to, someone
who, despite her best intentions, cannot keep
her pants on. It’s quite a thrilling picture, but
its main purpose, I can see, is to convince me
that David is being preposterous; the truth is
that I am a married woman who was sleeping
with someone else just a couple of weeks ago.
David’s language might be pompous, but there
is, I suppose, a case to answer.
‘You’ve never wanted to talk about that.’
‘There isn’t much to talk about, is there?’
I think about whether this is true and decide
that it is. I could waffle on about context, but
he knows about that already; the rest of it
makes for a short and banal little story without
much resonance.
‘So what else do I do wrong?’
‘It’s not what you do wrong. It’s what we all do
wrong.'
‘Which is?’
‘We don’t care enough. We look after
ourselves and ignore the weak and the poor.
We despise our politicians for doing nothing,
and think that this is somehow enough to
show we care, and meanwhile we live in
centrally heated houses that are too big for us.
‘Hey, hold on...’ Our dream — before DJ
GoodNews came into our lives, was to move
out of our poky terraced house and into
something that gave us room to turn around in
—
Quoi?
—
Ton comportement sexuel, pour commencer.
Mon comportement sexuel... l’espace d’un instant,
j’oublie que cela fait vingt ans que je vis une relation
monogame avec mon mari, ponctuée récemment
d’une brève et plutôt piteuse liaison (et que lui est-il
arrivé, au fait, à celui-là ? Deux messages sans réponse
semblent avoir tiédi son ardeur). Cette petite phrase
me permet de me mettre tout d’un coup dans la peau
d’un drogué du sexe à qui l’on conseille un petit séjour
dans une de ces cliniques où sont parfois envoyées les
stars d’Hollywood, bref de me considérer comme une
personne qui, en dépit des meilleures intentions du
monde, ne peut pas s’empêcher de baisser sa culotte.
L’image est plutôt excitante, mais le but, je le vois bien,
est de plaider le faux pour faire valoir le vrai ; c’est-àdire que je suis une femme mariée qui couchait avec
un autre homme il y a tout juste deux semaines. David
a beau employer un langage un peu pompeux, je peux
faire usage du droit de réponse, me semble-t-il.
—
Tu n’as jamais voulu qu’on en parle.
—
Il n’y a pas grand-chose à en dire, si?
Après un instant de réflexion, je décide que c’est juste.
Je pourrais faire un peu de blabla sur les circonstances,
mais il est déjà au courant ; le reste tient en un petit
paragraphe sans aucun impact et d’une banalité
désolante.
—
Mais en dehors de ça, qu’est-ce que j’ai fait de
mal?
- Il ne s’agit pas du mal que tu as fait. Mais du mal que
nous faisons tous.
—
Qui est?
—
On ne partage pas assez avec les autres.
Chacun s’occupe de soi et ignore ceux qui souffrent.
Nous reprochons à nos politiciens de ne rien faire pour
eux, pensant que cela suffit à montrer que le sort de
tous ces pauvres gens nous tient à cœur, alors que
nous continuons à vivre dans des maisons qui ont le
chauffage central et sont beaucoup trop grandes pour
nous...
—
Dis donc! Attends...
Notre rêve — avant l’arrivée de D. J. GoodNews dans
notre vie — était de quitter notre rangée de petites
baraques pour nous installer dans quelque chose de
218
without knocking a child over in the process.
Now, suddenly, we are rattling around in
Holloway’s equivalent of Graceland. But I am
allowed to say none of this, because David has
the bit between his teeth.
‘We have a spare bedroom, and a study, and
meanwhile people are sleeping outside on
pavements. We scrape perfectly edible food
into our compost maker, and meanwhile
people at the end of our road are begging for
the price of a cup of tea and a bag of chips. We
have two televisions, we did have three
computers until I gave one away — and even
that was a crime, apparently, reducing the
number of computers available to a family of
four by one third. We think nothing of
spending ten pounds each on a takeaway
curry.
I plead guilty to this. I thought David was going
to say’... forty pounds a head on a meal in a
smart restaurant’, which we have done, on
occasions — occasions which have, of course,
prompted all sorts of doubts and qualms. But
ten pounds on a takeaway? Yes, guilty, I admit
it: I have frequently thought nothing of
spending ten pounds on a takeaway, and it has
never occurred to me that my thoughtlessness
was negligent or culpable in any way. One has
to respect David for this thoroughness, at
least.
‘We spend thirteen pounds on compact discs
which we already own in a different format...'
‘That’s you, not me.' '... We buy films for our
children that they’ve already seen at the
cinema and never watch again...’ There
ensues a long list of similar crimes, all of which
sound petty and, in any other household,
completely legal, but which suddenly seem,
with David’s spin on them, selfish and
despicable. I drift off for a while.
‘I’m a liberal’s worst nightmare,’ David says at
the end of his litany, with a smile that could be
described, were one feeling uncharitable or
paranoid, as malicious.
‘What does that mean?’
plus spacieux. Et voilà que, par la grâce du Saint-Esprit,
nous habitons soudain le «Graceland» d’Holloway.
Mais je ne peux rien dire: David a le mors aux dents.
—
Nous avons une chambre d’amis et un bureau,
alors qu’il y a des gens qui dorment dans la rue. Nous
bourrons notre compostier du jardin de nourriture tout
à fait mangeable, pendant qu’au bout de la rue il y a
des gens qui mendient le prix d’une tasse de thé et
d’un paquet de chips. Nous avons deux télévisions,
nous avions trois ordinateurs jusqu’à ce que j’en donne
un — et même ce geste, apparemment, a été
considéré comme un crime : réduire d’un tiers le parc
d’ordinateurs d’une famille! Nous trouvons normal de
dépenser dix livres par tête pour un curry à emporter...
Là, je plaide coupable. Et je m’attends à ce que David
ajoute: «... et quarante livres par personne dans un
bon restaurant », ce qui nous est arrivé, à l’occasion —
occasions qui ont bien sûr suscité chez nous scrupules
et remords. Mais dix livres chez le traiteur? Oui, je
l’avoue: il m’est souvent arrivé de dépenser dix livres
chez le traiteur sans y penser, et il ne m’a jamais
traversé l’esprit que cette irréflexion pourrait être
taxée de regrettable et de fautive. Coup de chapeau à
David : il ne fait pas les choses à moitié.
—
On achète des CD à treize livres alors qu’on a
déjà les mêmes morceaux sur vinyle...
—
Ça c’est ton rayon, pas le mien.
—
...On achète aux enfants des vidéos de films
qu’ils ont deja vus au cinéma et qu’ils ne regardent en
tout et pour tout qu’une fois...
Suit une longue liste de délits analogues, tous mineurs
et qui ne seraient même pas illicites dans une autre
famille mais qui sous les projecteurs de David
deviennent monstrueux d’égoïsme, honteux, abjects.
Je me perds dans mes pensées.
—
Je suis le pire cauchemar de la gauche, laisse
tomber David à la fin de sa litanie, avec un sourire qui
pourrait être qualifié de malveillant par une personne
d’humeur peu charitable et paranoïaque.
—
Que veux-tu dire?
219
‘I think everything you think. But I’m going to
walk it like I talk it.
On Sunday my mother and father visit for
lunch. They don’t come very often — usually
we all have to go there — and when they do
come I have somehow allowed myself to turn
the day into An Occasion, thus inflicting on my
children the misery that was inflicted on me
during equivalent Occasions in my childhood:
combed hair, the best clothes they possess,
assistance in tidying up, attendance at table
compulsory for the whole of the meal, even
though my mother talks so much that the last
mouthful of Viennese Whirl does not
disappear down her throat for what seems like
hours after the rest of us have finished. And, of
course, a roast dinner, which my brother and I
detested (very possibly because it was
invariably detestable: gristly, dry lamb,
overcooked cabbage, lumpy Bisto, greasy and
disintegrating roast potatoes, the usual 1960s
wartime fare), but which Tom and Molly love.
Unlike either of my parents, David and I can
cook; unlike either of my parents, we very
rarely bother to waste this skill on our
children.
Finally the clothes argument is over, the
tidying has been done, my parents have
arrived, and we are drinking our dry sherry and
eating our mixed nuts in the living room. David
has just gone into the kitchen to carve the beef
and make the gravy. Moments later —much
too soon to have achieved the tasks he
disappeared to do —he comes back.
‘Roast beef and roast potatoes? Or frozen
lasagne?’
‘Roast beef and roast potatoes,’ the kids yell
happily, and my mum and dad chuckle.
‘I think so, too,’ says David, and disappears
again.
‘He’s a tease, your dad, isn’t he?’ says my mum
to Tom and Molly — an appropriate response
to what she has just seen and heard in just
about any domestic situation but ours. David
isn’t a tease. He wasn’t a tease before (he
—
Je pense tout ce que tu penses. Mais je fais ce
que je dis que je vais faire.
Le dimanche suivant, ma mère et mon père viennent
déjeuner à la maison. Comme cela n’arrive pas souvent
— en général nous devons tous aller chez eux —, je me
permets de transformer leur visite en une petite fête,
et d’infliger à mes enfants le supplice que j’ai moimême enduré dans des circonstances analogues quand
j’étais petite : se coiffer, bien s’habiller, ranger, ne pas
quitter la table avant la fin du repas, même si ma mère
est tellement bavarde que la dernière bouchée de
gâteau viennois semble s’éterniser sur son assiette des
heures après que nous avons nettoyé la nôtre. Sans
oublier le menu, ce menu que mon frère et moi avions
en abomination, pour la bonne raison qu’il l’était,
abominable : agneau trop sec et plein de nerfs, chou
trop cuit, sauce lyophilisée grumeleuse, pommes de
terre au four aussi huileuses que farineuses (style
rationnement des années 60) ; ce menu dont Tom et
Molly raffolent en revanche. (Contrairement à mes
parents, non seulement David et moi sommes de fins
cuisiniers, mais encore nous ne prenons pas la peine
de gaspiller ce talent pour nos enfants.)
La question vestimentaire est réglée, tout est bien
rangé, mes parents sont arrivés, et nous prenons notre
dry sherry et mélange apéritif dans le salon. David
disparaît dans la cuisine pour couper la viande et
préparer la sauce. Quelques instants plus tard — trop
vite pour avoir eu le temps d’accomplir la tâche qu’il
s’était fixé — il revient.
—Rôti et pommes de terre au four? Ou lasagne
surgelée?
—
Rôti et pommes de terre au four! s’écrient les
enfants, tout joyeux, tandis que les grands-parents
rient sous cape.
—
C’est aussi mon avis, dit David en s’éclipsant de
nouveau.
—
C’est un sacré taquin, votre papa, vous ne
trouvez pas? lance ma mère à Tom et à Molly.
220
hated my parents’ visits, and would never have
been able to muster the kind of cheery
goodwill necessary for joshing everyone
along), and he certainly isn’t a tease since his
sense of humour disappeared into DJ
GoodNews’s fingertips along with his back
pain. I excuse myself and go into the kitchen,
where David is transferring everything we have
spent the last couple of hours cooking into the
largest Le Creuset casserole dish we own.
‘What are you doing?’ I ask calmly.
‘I can’t do this,’ he says.
‘What?’
‘I can’t sit here and eat this while there are
people out there with nothing. Have we got
any paper plates?’
‘No, David.’
‘We have. We had loads left over from the
Christmas party.
‘I’m not talking about the plates. You can’t do
this.’
‘I have to.’
‘I... I understand if you can’t eat it.’ (I don’t
understand at all, of course, but I’m trying to
talk him off the ledge.) ‘You could refuse,
and… and.., tell us all why.’ There is no point
in worrying just yet about the excruciating
lunch ahead of us, the embarrassment and
bewilderment as my poor mother and father
(Tories both, but neither of them actively evil,
in the accepted non-David use of the word)
receive a lecture about their wicked, wicked
ways. In fact I vow to myself that if we get as
far as the lunch, if this food is actually served
on to actual plates and people (by which I
mean people I know, God forgive me) actually
sit down to eat it, I will not worry at all; I will
listen to David’s views with sympathy and
interest. I watch while David crams the Deliastyle roast potatoes into the dish. The
painstakingly achieved crunchy golden shells
start to crumble as he attempts to wedge
them down the side of the joint.
‘I have to give this away,’ says David. ‘I went to
the freezer to get the stock Out and I saw all
La remarque de ma mère s’accorde avec ce qu’elle a vu
et entendu jusqu’ici dans toutes les familles, sauf la
nôtre. David n’a rien d’un taquin. Il n’a jamais fait
marcher personne (il détestait les visites de mes
parents, et pour rien au monde il n’aurait joué au
boute-en-train), et c’est encore plus vrai aujourd’hui
que son sens de l’humour a fondu en même temps que
son mal de dos entre les doigts de D. J. GoodNews. Je
prie tout le monde de m’excuser et je vais le retrouver
dans la cuisine où il est en train de mettre le fruit de
notre travail des deux dernières heures dans notre plus
grosse cocotte Le Creuset.
—
Qu’est-ce que tu fais? dis-je très calme.
—
Je peux pas.
—
Quoi?
—
Je peux pas manger tout ça quand je sais qu’il y
a des gens qui n’ont rien. On a encore des assiettes en
papier?
—
Non.
—
Si. Il nous en reste des tonnes du repas de
Noël.
— Il ne s’agit pas des assiettes. Tu ne peux pas faire ça.
—
Il 1e faut.
— Je... je comprends que tu ne puisses pas manger.
(Je ne comprends pas du tout, mais j’essaye de gagner
du temps.) Tu peux t’abstenir, et... et... nous expliquer
tes raisons.
Je préfère ne pas penser à l’horreur que va être ce
déjeuner, à l’embarras et à la perplexité de mes
pauvres parents (tous les deux tories, mais ni l’un ni
l’autre sataniques dans l’acception non-davidienne du
terme) quand il les sermonnera sur leurs viles et basses
actions. Je me jure que si nous parvenons à nous
attabler devant ce repas, si cette nourriture finit dans
des assiettes (les assiettes de ceux que je connais, Dieu
me pardonne), je ne m’inquiéterai de rien ; j’écouterai
David exposer ses idées avec intérêt et sympathie. En
attendant, je regarde David tasser les pommes de terre
en robe des champs dans la cocotte ; les belles peaux
dorées et croustillantes qui nous ont donné tant de
mal s’émiettent sur les bords tandis qu’il écrase le tout
autour de la viande.
— Il faut que je donne tout ça, dit David. Quand j’ai
ouvert le congélateur pour sortir la sauce surgelée et
221
that stuff in there and ...I just realized that I
can’t sustain my position any more. The
homeless …'
‘FUCK YOUR POSITION! FUCK THE HOMELESS!’
Fuck the homeless? Is this what has become
of me? Has a Guardian-reading Labour voter
ever shouted those words and meant them in
the whole history of the liberal metropolitan
universe?
‘Katie! What’s going on?’ My parents and my
children have gathered in the doorway to
watch; my father, still every inch of him a
headmaster despite the decade of retirement,
is red-faced with anger.
‘David’s gone mad. He wants to give our lunch
away.’
‘To whom?’
‘Tramps. Alkies. Drug addicts. People who have
never done an honest day’s work in their lives.’
This is a desperate and blatant appeal to win
my father over to my side, and I’m not proud
of it, but I want my roast lunch. I WANT MY
ROAST LUNCH.
‘Can I come, Daddy?’ says Molly, whom I am
learning to despise.
‘Of course,’ says David.
‘Please, David,’ I say again. ‘Please let us have
a nice lunch.’
‘We can have a nice lunch. Just, not this lunch.’
‘Why can’t they have the other lunch?’
‘I want to give them the hot one.’
‘We can make the other stuff hot. The lasagne.
We’ll microwave it and take it down this
afternoon. Family outing.’
David pauses. We have, I feel, reached the
moment in the movie when the armed but
scared criminal pointing the gun at the
unarmed policewoman begins to doubt the
wisdom of what he is doing; the scene always
ends with him throwing the gun on the ground
and bursting into tears. In our version, David
will take the lasagne out of the freezer tray
and burst into tears. Who says that you can’t
make authentic British thrillers? What could be
more thrilling than that? David thinks. ‘It’s
que j’ai vu tout ce qu’il y a là-dedans... je me suis dit
que c’était intenable. Les sans-abri...
—
J’en ai rien à foutre! Rien à foutre des sansabri! Rien à foutre des sans-abri? Où est-ce que j’en
suis ? A-t-on jamais entendu une lectrice du Guardian
votant travailliste crier un truc pareil dans toute
l’histoire de la gauche londonienne?
—
Katie! Que se passe-t-il?
Mes parents et mes enfants sont agglutinés sur le seuil
de la cuisine ; mon père, plus que jamais «Monsieur le
Proviseur » même au bout de dix années de retraite,
est rouge de colère.
—
David est complètement fou. Il veut donner
notre déjeuner.
—
A qui?
—
À des clochards. Des ivrognes. Des drogués.
Des gens qui n’ont jamais travaillé de leur vie.
Je choisis les mots les plus propres à gagner mon père
à mon point de vue, ce dont je ne suis pas fière, mais,
bon, je tiens à mon rôti. JE VEUX GARDER MON RÔTI.
—
Je peux entrer, Papa? demande Molly que
j’apprends à chaque instant à mépriser davantage.
—
Bien sûr, répond David.
—
S’il te plaît, David, dis-je. Laisse-nous notre bon
déjeuner.
—
On aura un bon déjeuner. Mais pas celui-ci.
—
Pourquoi ils ne pourraient pas avoir l’autre?
—
Je veux leur donner le repas chaud.
—
On peut la réchauffer, la lasagne. On n’a qu’à la
mettre dans le micro-ondes et la leur apporter cet
après-midi. Ça nous fera une petite promenade
digestive.
David marque une pause. Nous sommes arrivés au
moment où, au cinéma, le criminel armé mais terrorisé
pointe son pistolet sur la femme flic qui, elle, n’est pas
armée et se dit qu’il est en train de commettre une
fatale erreur ; pour finir il jette le pistolet par terre et
éclate en sanglots. Rideau. Dans notre version, David
sort la lasagne de son emballage et éclate en sanglots.
Qui dit que les Anglais sont nuls en matière de
suspense? Trouvez donc mieux pour tenir le spectateur
en haleine!
222
more convenient for them, lasagne, isn’t it?’
‘Absolutely.’ ' 'Cos you don’t have to carve it.’
David est soudain pensif.
—
C’est plus commode pour eux, la lasagne, tu
crois?
—
Tout à fait.
‘No. You could just take the ladle.’
—
On n’a pas besoin de la couper.
‘Yeah. Or even the, you know, the metal —
Non. Il suffit de prendre une louche.
spatula.’
—
Ouais. Ou même, tu sais, la spatule en métal.
‘If you want.’
—
Si tu préfères.
He stares at the joint and the beaten-up roast Il contemple le rôti et les patates écrabouillées.
potatoes for a moment longer.
—
Bon, d’accord.
‘OK, then.’
Ma mère, mon père et moi laissons échapper le soupir
My mum and dad and I breathe the sigh of the de la femme flic, et nous mettons à table en silence.
unarmed policewoman, and we sit down to eat
in silence.
Corpus GOOD
2
2
At home, I found another shock from the
past.
Une autre surprise du passé m’attendait à la
maison.
I live across the George Washington Bridge
from Manhattan—in the typical Americandream suburb of Green River, New Jersey, a
township with, despite the moniker, no
river and shrinking amounts of green. Home
is Grandpa’s house. I moved in with him and
a revolving door of foreign nurses when
Nana died three years ago.
J’habite
de
l’autre
côté
du
pont
GeorgeWashington, dans une banlieue résidentielle
du nom de Green River, dans le New Jersey, où,
contrairement à l’appellation, il n’y a pas de rivière et
où la verdure est toute rabougrie. J’habite dans la
maison de mon grand-père. Je suis venu vivre avec
lui et tout le cortège de gardes-malades d’origine
étrangère qui se sont succédé quand Nana est morte
il y a trois ans.
Grandpa has Alzheimer’s. His mind is a bit
like an old black-and-white TV with
damaged rabbit-ear antennas. He goes in
and out and some days are better than
others and you have to hold the antennas a
certain way and not move at all, and even
then the picture does the intermittent
vertical spin. At least, that was how it used
to be. But lately—to keep within this
metaphor—the TV barely flickers on.
Grand-père a la maladie d’Alzheimer. Son cerveau
est un peu comme un vieux poste de télévision en
noir et blanc dont l’antenne en V serait
endommagée. Il fonctionne par intermittence,
certains jours mieux que d’autres; il faut tenir les
branches de l’antenne d’une façon précise, sans
bouger, mais malgré tout l’image continue àsauter.
Enfin, c’est comme ça que ça se passait jusqu’à ces
derniers temps. A présent — pour s’en tenir à la
métaphore —‘ la télé s’allume à peine.
I never really liked my grandfather. He was
a domineering man, the kind of oldfashioned,
lift-by-the-bootstraps
type
whose affection was meted out in direct
proportion to your success. He was a gruff
man of tough love and old-world machismo.
A grandson who was both sensitive and
unathletic, even with good grades, was
Je n’ai jamais beaucoup aimé mon grand-père.
C’était un personnage autoritaire, à l’ancienne mode,
arrivé à la force du poignet, et qui dispensait son
affection proportionnellement à votre réussite. Un
type bourru, peu expansif, un macho de la vieille
école. Alors un petit-fils à la fois sensible et peu
sportif, même avec de bonnes notes, n’avait pas
grand intérêt à ses yeux.
223
easily dismissed.
The reason I agreed to move in with him
was that I knew if I didn’t, my sister would
have taken him in. Linda was like that.
When we sang at Brooklake summer camp
that “He has the whole world in His hands,”
she took the meaning a little too much to
heart. She would have felt obligated. But
Linda had a son and a life partner and
responsibilities~ I did not. So I made a
preemptive strike by moving in. I liked living
here well enough, I guess. It was quiet.
Chloe, my dog, ran up to me, wagging her
tail. I scratched her behind the floppy ears.
She took it in for a moment or two and then
started eyeing the leash.
“Give me a minute,” I told her.
Chloe doesn’t like this phrase. She gave me
a look—no easy feat when your hair totally
covers your eyes. Chloe is a bearded collie,
a breed that appears far more like a
sheepdog than any sort of collie I’ve ever
seen. Elizabeth and I had bought Chloe right
after we got married. Elizabeth had loved
dogs. I hadn’t. I do now.
Chloe leaned up against the front door. She
looked at the door, then at me, then back at
the door again. Hint, hint.
Grandpa was slumped in front of a TV game
show. He didn’t turn toward me, but then
again, he didn’t seem to be looking at the
picture either. His face was stuck in what
had become a steady, pallid deathfreeze.
The only time I saw the death-freeze melt
was when he was having his diaper
changed. When that happened, Grandpa’s
lips thinned and his face went slack. His
eyes watered and sometimes a tear
escaped. I think he is at his most lucid at the
exact moment he craves senility.
God has some sense of humor.
The nurse had left the message on the
kitchen table: CALL SHERIFF LOWELL.
Si j’étais venu m’installer avec lui, c’est parce que
je savais que, sans ça, ma soeur l’aurait accueilli chez
elle. Elle était comme ça, Linda. Quand on chantait à
la colonie de vacances de Brooklake qu’ « Il tient le
monde entier entre ses mains », elle prenait les
paroles un peu trop àcoeur. Elle se serait sentie
obligée de le faire. Sauf que Linda avait un fils, une
compagne, des responsabilités. Et pas moi. J’ai donc
déménagé, histoire de la devancer. J’aimais bien
vivre ici, du reste. C’était tranquille.
Chloe, ma chienne, a accouru en remuant la
queue. Je l’ai grattée derrière ses oreilles tombantes.
Elle s’est abandonnée un petit moment, puis s’est
mise à lorgner sa laisse.
— Donne-moi une minute, lui ai-je dit.
Chloe n’aime pas cette phrase. Elle m’a jeté un
regard — chose pas facile quand vos poils vous
cachent totalement les yeux. Chloe était un bearded
collie, le parangon des chiens de berger. Elizabeth et
moi l’avions achetée juste après notre mariage.
Elizabeth adorait les chiens. Moi pas, àl’époque. Mais
maintenant, si.
Chloe s’est plaquée contre la porte d’entrée. Elle a
regardé la porte, puis m’a regardé moi, puis à
nouveau la porte. Le message était on ne peut plus
clair.
Grand-père était avachi devant un jeu télévisé. Il
ne s’est pas tourné vers moi; à vrai dire, il n’avait pas
l’air de voir l’écran non plus. Son visage était figé en
une sorte de masque pâle et rigide, le masque de la
mort. Le masque se décomposait quand on lui
changeait sa couche. Alors ses lèvres se pinçaient,
ses traits s’affaissaient. Ses yeux s’embuaient, et
quelquefois une larme s’en échappait. A mon avis,
c’est là qu’il est le plus lucide, dans ces moments où
il préférerait de loin être sénile. Dieu ne manque pas
d’humour.
La garde-malade avait laissé un mot sur la table de
cuisine Rappeler le shérif Lowell.
Avec un numéro de téléphone griffonné dessous.
There was a phone number scribbled under
it.
My head began to pound. Since the attack, I
suffer migraines. The blows cracked my
skull. I was hospitalized for five days,
Ma tête s’est mise à palpiter. Depuis l’agression, je
224
though one specialist, a classmate of mine
at medical school, thinks the migraines are
psychological rather than physiological in
origin. Maybe he’s right. Either way, both
the pain and guilt remain. I should have
ducked. I should have seen the blows
coming. I shouldn’t have fallen into the
water. And finally, I somehow summoned
up the strength to save myself—shouldn’t I
have been able to do the same to save
Elizabeth?
souffre de migraines. Les coups m’ont fêlé le crâne.
J’ai été hospitalisé pendant cinq jours, bien qu’un
spécialiste, un ancien camarade de fac, pense que
mes
migraines
soient
davantage
d’ordre
psychologique que physiologique. Il a peut-être
raison. Cela dit, douleur et culpabilité sont toujours
là. J’aurais dû esquiver les coups. J’aurais dû les voir
venir. Et ne pas tomber àl’eau. Et pour finir, puisque
j’avais trouvé la force de m’en sortir... n’aurais-je pas
pu en faire autant pour sauver Elizabeth?
Futile, I know.
I read the message again. Chloe started
whining. I put up one finger. She stopped
whining but started doing her glance-at-meand-the-door again.
I hadn’t heard from Sheriff Lowell in eight
years, but I still remembered him looming
over my hospital bed, his face etched with
doubt and cynicism.
What could he want after all this time?
I picked up the phone and dialed. A voice
answered on the first ring.
“Dr. Beck, thank you for calling me back.”
I am not a big fan of caller ID—too Big
Brother for my tastes. I cleared my throat
and skipped the pleasantries. “What can I
do for you, Sheriff?”
“I’m in the area,” he said. “I’d very much
like to stop by and see you, if that’s okay.”
“Is this a social ‘call?” I asked.
“No, not really.”
He waited for me to say something. I didn’t.
“Would now be convenient?” Lowell asked.
“You mind telling me what it’s about?”
“I’d rather wait until—”
“And I’d rather you didn’t.”
Vaines considérations, je sais.
J’ai relu le mot. Chloe commençait à geindre. J’ai
levé le doigt. Elle a cessé de geindre et a repris son
manège un coup je te regarde, un coup je regarde la
porte.
Ça faisait huit ans que je n’avais pas eu de
nouvelles du shérif Lowell, mais je le revoyais
encore, penché sur mon lit d’hôpital, l’air cynique et
dubitatif.
Que me voulait-il, après tout ce temps?
J’ai décroché le téléphone et composé le numéro.
Une voix a répondu dès la première sonnerie.
— Merci de me rappeler, docteur Beck.
Je ne suis pas fana de la présentation du numéro
— ça fait trop Big Brother à mon goût. Je me suis
éclairci la voix et, sans perdre mon temps en
civilités :
— Que puis-je pour vous, shérif?
— Je suis dans les parages, a-t-il dit. J’aimerais
passer vous voir, si ça ne vous dérange pas.
— Une visite de politesse?
— Non, pas vraiment.
Il attendait que j’ajoute quelque chose. Mais je me
taisais.
— Maintenant, ça vous va? a demandé Lowell.
— Ça vous ennuie de m’expliquer de quoi il
s’agit?
— Je préfère attendre qu’on...
225
— Pas moi.
I could feel my grip on the receiver tighten.
J’ai senti mes doigts se crisper sur le combiné.
“Okay, Dr. Beck, I understand.” He cleared
his throat in a way that indicated he was
trying to buy some time. “Maybe you saw
on the news that two bodies were found in
Riley County.”
— Très bien, docteur Beck, je comprends.
I hadn’t. “What about them?”
Il s’est raclé la gorge comme quelqu’un qui
cherche à gagner du temps.
— Vous avez peut-être vu au journal télévisé
qu’on a découvert deux corps dans le comté de Riley.
“They were found near your property”
Je n’avais rien vu de tel.
“It’s not my property It’s my grandfather’s.”
— Et alors?
“But you’re his legal custodian, right?”
— Ils ont été trouvés non loin de votre propriété.
“No,” I said. “My sister is.”
“Perhaps you could call her then. I’d like to
speak with her too.~~
“The bodies were not found on Lake
Charmaine, right?”
“That’s correct. We found them on the
western neighboring lot. County property
actually.”
‘Then what do you want from us?”
— Ce n’est pas ma propriété. C’est celle de mon
grand-père.
— Mais légalement, vous êtes son tuteur, non?
— Non, ai-je répondu. C’est ma soeur.
—
Vous pourriez peut-être la contacter.
J’aimerais lui parler également.

—
Ces corps n’ont pas été trouvés du
côté du lac Charmaine, n’est-ce pas?
— C’est exact. On les a découverts sur le terrain
voisin. Un terrain qui appartient au comté.
There was a pause. “Look, I’ll be there in an
hour. Please see if you can get Linda to
come by, will you?”
— Dans ce cas, que nous voulez-vous?
He hung up.
— Ecoutez, je serai là dans une heure. Arrangezvous, s’il vous plaît, pour que Linda soit là,
d’accord?
Il y a eu une pause.
Et il a raccroché.
The eight years had not been kind to Sheriff
Lowell, but then again, he hadn’t been Mel
Gibson to begin with. He was a mangy mutt
of a man with features so extra-long
hangdog that he made Nixon look as though
he’d gotten a nip and tuck. The end of his
nose was bulbous to the nth degree. He
kept taking out a much-used hanky,
carefully unfolding it, rubbing his nose,
carefully refolding it, jamming it deep into
his back pocket.
Linda had arrived. She leaned forward on
the couch, ready to shield me. This was how
she often sat. She was one of those people
Ces huit années n’avaient pas été clémentes avec
le shérif Lowell, même si dès le départ il n’avait rien
d’un Mel Gibson. Avec sa tête de bouledogue, il me
faisait penser à un chien galeux; à côté de lui, Nixon
semblait avoir subi un lifting. Il avait un nez en forme
de patate régulièrement, il sortait un mouchoir usé,
le dépliait avec soin, s’essuyait le nez, le repliait tout
aussi soigneusement et l’enfouissait dans sa poche
arrière.
Linda était arrivée. Assise sur le canapé, elle se
penchait en avant, prête à me protéger. C’est sa
façon de se tenir. Elle fait partie de ces gens qui vous
226
who gave you their full, undivided
attention. She fixed you with those big
brown eyes and you could look nowhere
else. I’m definitely biased, but Linda is the
best person I know. Corny, yes, but the fact
that she exists gives me hope for this world.
The fact that she loves me gives me
whatever else I have left.
We sat in my grandparents’ formal living
room, which I usually do my utmost to
avoid. The room was stale, creepy, and still
had that old-people’s-sofa smell. I found it
hard to breathe. Sheriff Lowell took his time
getting situated. He gave his nose a few
more swipes, took out a pocket pad, licked
his finger, found his page. He offered us his
friendliest smile and started.
“Do you mind telling me when you were last
at the lake?”
“I was there last month,” Linda said.
But his eyes were on me. “And you, Dr.
Beck?”
“Eight years ago.
He nodded as though he’d expected that
response. “As I explained on the phone, we
found two bodies near Lake Charmaine.”
“Have you identified them yet?” Linda
asked.
“No.”
“Isn’t that odd?”
Lowell thought about that one while leaning
forward to pull out the hanky again. “We know
that they’re both male, both full-grown,
both white. We’re now searching through
missing persons to see what we can come
up with. The bodies are rather old.”
“How old?” I asked.
Sheriff Lowell again found my eyes. “Hard
to say Forensics is still running tests, but we
figure they’ve been dead at least five years.
They were buried pretty good too. We’d
have never found them except there was a
landslide from that record rainfall, and a
prêtent vraiment attention quand ils vous
regardent. Vous ne voyez alors que ses grands yeux
marron. Certes, je suis totalement partial, mais
j’affirme que Linda est la personne la meilleure que
je connaisse. Eh oui, c’est ringard. Il n empêche que
son existence me redonne de l’espoir. Et l’amour
qu’elle me porte demeure mon seul bien en ce
monde.
On s’était installés dans le salon de réception de
mes grands-parents, pièce que généralement j’évite
de mon mieux. L’air y était confiné, l’atmosphère
lugubre, et ça sentait le canapé, comme souvent chez
les gens âgés. J’avais du mal à respirer. Le shérif
Lowell a mis du temps à trouver ses marques. Il s’est
mouché à plusieurs reprises, a sorti un calepin, s’est
humecté le doigt, a cherché la bonne page. Puis il
nous a gratifiés de son plus chaleureux sourire avant
de commencer.
— Pourriez-vous me dire quand vous êtes allé au
lac pour la dernière fois?
— J’y étais le mois dernier, a répondu Linda.
Mais c’était moi qu’il regardait.
— Et vous, docteur Beck?
— Il y a huit ans.
Il a hoché la tête comme s’il avait attendu cette
réponse.
— Ainsi que je l’ai expliqué par téléphone, on a
découvert deux corps près du lac Charmaine.
— Les avez-vous identifiés? a questionné Linda.
— Non.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre?
Lowell a réfléchi tout en se penchant pour
ressortir son mouchoir.
— Il s’agit de deux hommes, adultes, blancs tous
les deux. Pour le moment, on recherche
parmi les personnes disparues, des fois qu’on aurait
une piste. Les corps sont assez anciens.
— Anciens comment? ai-je demandé.
À nouveau, son regard a rencontré le mien.
— Difficile à dire. Les analyses sont toujours en
227
bear came up with an arm.
My sister and I looked at each other.
“Excuse me?” Linda said.
Sheriff Lowell nodded. “A hunter shot a
bear and found a bone next to the body It’d
been in the bear’s mouth. Turned out to be
a human arm. We traced it back. Took some
time, I can tell you. We’re still excavating
the area.”
cours, mais d’après le labo, la mort remonte à cinq
bonnes années. Ils ont été drôlement bien planqués.
Jamais on ne les aurait retrouvés s’il n’y avait pas eu
un glissement de terrain à cause de toutes ces pluies,
et si un ours n’avait pas déterré un bras.
Ma soeur et moi, on s’est regardés.
— Pardon? a fait Linda.
Le shérif Lowell a hoché la tête.
— Un chasseur a tué un ours et trouvé un os à
côté du cadavre. L’ours l’avait dans la gueule.
“You think there may be more bodies?”
“Can’t say for sure.
I sat back. Linda stayed focused. “So are you
here to get our permission to dig on Lake
Charmaine property?”
“In part.”
We waited for him to say more. He cleared
his throat and looked at me again. “Dr.
Beck, you’re blood type B positive, isn’t that
right?”
I opened my mouth, but Linda put a
protective hand on my knee. “What does
that have to do with anything?” she asked.
“We found other things,” he said. “At the
grave site.”
“What other things?”
“I’m sorry. That’s confidential.”
Ça s’est révélé être un bras humain. Du coup, on a
fouillé la zone. Ç’a pris du temps, croyez-moi.
D’ailleurs, on continue à creuser.
— Vous pensez qu’il pourrait y avoir d’autres
cadavres?
— On ne sait jamais.
Je me suis enfoncé dans le canapé. Linda, elle, ne
s’est pas départie de sa concentration.
— Vous êtes donc venu pour nous demander
l’autorisation de creuser autour du lac Charmaine?
— En partie, oui.
On a attendu la suite. Il s’est raclé la gorge et m’a
dévisagé une fois de plus.
— Docteur Beck, votre groupe sanguin, c’est bien
B+, n’est-ce pas?
J’ai ouvert la bouche, mais Linda a posé une main
protectrice sur mon genou.
— Quel rapport? a-t-elle demandé.
— On a découvert d’autres choses. À l’endroit où ils
ont été ensevelis.
“Then get the hell out,” I said.
— Quelles autres choses?
Lowell did not seem particularly surprised
by my outburst. “I’m just trying to
conduct—”
— Désolé, c’est confidentiel.
“I said, get out.”
— Dans ce cas, fichez le camp ! me suis-je
exclamé.
Lowell n’a pas eu l’air particulièrement surpris par
mon éclat.
Sheriff Lowell didn’t move. “I know that
your wife’s murderer has already been
brought to justice,” he said “And I know it
— J’essaie juste de mener...
228
must hurt like hell to bring this all up again.”
— Je vous ai dit de ficher le camp.
“Don’t patronize me,” I said.
Le shérif n’a pas bronché.
“That’s not my intent.”
“Eight years ago you thought I killed her.”
— Je sais que l’assassin de votre femme a déjà
été traduit en justice. Et que ça doit faire sacrément
mal de ramener le sujet sur le tapis.
“That’s not true. You were her husband. In
such cases, the odds of a family member’s
involvement—”
— Epargnez-moi votre pitié.
“Maybe if you didn’t waste time with that
crap, you would have found her before—” I
jerked back, feeling myself choking up. I
turned away Damn. Damn him. Linda
reached for me, but I moved away
— Il y a huit ans, vous pensiez que je l’avais tuée.
“My job was to explore every possibility,”
he droned on. “We had the federal
authorities helping us. Even your father-inlaw and his brother were kept informed of
all developments. We did everything we
could.”
I couldn’t hear to hear another word. “What
the hell do you want here, Lowell?”
He rose and hoisted his pants onto his gut. I
think he wanted the height advantage. To
intimidate or something. “A blood sample,”
he said. “From you.
“Why?”
“When your wife was abducted, you were
assaulted.”
“So?”
“You were hit with a blunt instrument.”
“You know all this.”
— Ce n’était pas ce que j’avais en tête.
— Ce n’est pas vrai. Vous étiez son mari. Dans les
affaires de ce genre, les chances qu’un proche soit
impliqué...
— Si vous n’aviez pas perdu de temps à ces
conneries-là, vous l’auriez peut-être retrouvée
avant...
Je me suis redressé, avec l’impression d’étouffer.
J’ai tourné la tête. Le diable l’emporte ! Linda a tendu
la main vers moi, mais je me suis écarté.
— Mon boulot était d’examiner toutes les
possibilités, a-t-il poursuivi d’une voix monocorde.
On avait fait appel aux autorités fédérales. Même le
père et l’oncle d’Elizabeth étaient tenus au courant
de l’évolution de l’enquête. On a fait tout ce qui était
en notre pouvoir.
Je ne supportais plus cette conversation.
— Bon sang, vous voulez quoi, Lowell?
Il s’est levé, a glissé les pouces sous sa ceinture
afin de remonter son pantalon. Pour me dominer, je
pense. Histoire de mieux m’intimider.
— Un prélèvement sanguin. Votre sang.
— Pour quoi faire?
— Au moment de l’enlèvement de votre femme,
vous avez été agressé.
— Et alors?
— On vous a frappé avec un instrument
contondant.
“Yes,” Lowell said. He gave his nose another
wipe, tucked the hanky away, and started
pacing. “When we found the bodies, we
also found a baseball bat.”
— Vous le savez, tout ça.
— Oui, a dit Lowell.
Il s’est encore essuyé le nez et, après avoir rangé
229
The pain in my head started throbbing
again. “A bat?”
Lowell nodded. “Buried in the ground with
the bodies. There was a wooden bat.”
Linda said, “I don’t understand. What does
this have to do with my brother?”
“We found dried blood on it. We’ve typed it
as B positive.” He tilted his head toward me.
“Your blood type, Dr. Beck.”
son mouchoir, s’est mis à arpenter la pièce.
— Quand on a découvert les corps, on a trouvé
également une batte de base-ball.
Ma tête recommençait à palpiter
douloureusement.
— Une batte?
Il a acquiescé.
— Enterrée avec les cadavres. Une batte en bois.
— Je ne comprends pas, a coupé Linda. Quel
rapport avec mon frère?
We went over it again. The tree-carving
anniversary, the swim in the lake, the sound
of the car door, my pitifully frantic swim to
shore.
“You remember falling back in the lake?”
Lowell asked me.
“Yes.”
“And you heard your wife scream?”
“Yes.”
“And then you passed out? In the water?”
I nodded.
— On a relevé du sang séché dessus. Qu’on a
identifié comme appartenant au groupe B+.
Il a incliné la tête vers moi.
— Votre groupe sanguin, docteur Beck.
On a tout repris depuis le début. Le rituel de
l’encoche sur l’arbre, la baignade dans le lac, le bruit
de la portière, mes fébriles et pitoyables efforts pour
regagner la rive.
— Vous vous rappelez être retombé dans le lac?
m’a-t-il demandé.
— Oui.
— Et vous avez entendu votre femme crier?
— Oui.
“How deep would you say the water was?
Where you fell in, I mean?”
“Didn’t you check this eight years ago?” I
asked.
“Bear with me, Dr. Beck.” “I don’t know.
Deep.” “Over-your-head deep?” “Yes.”
— Puis vous avez perdu connaissance? Dans
l’eau?
J’ai fait oui de la tête.
— A votre avis, quelle était la profondeur à cet
endroit? Là où vous êtes tombé.
— Vous n’avez pas mesuré, il y a huit ans?
“Right, okay Then what do you remember?”
— Encore un peu de patience, docteur Beck.
— Je n’en sais rien. C’était assez profond.
“The hospital,” I said.
“Nothing between the time you hit the
water and the time you woke up at the
hospital?”
“That’s right.”
— Vous n’aviez pas pied?
— Non.
— Bon, très bien. Que vous rappelez-vous,
ensuite?
“You don’t remember getting out of the
230
water? You don’t remember making your
way to the cabin or calling for an
ambulance? You did all that, you know. We
found you on the floor of the cabin. The
phone was still off the hook.”
“I know, but I don’t remember.”
Linda spoke up. “Do you think these two
men are more victims of”—she hesitated—
”KillRoy?”
She said it in a hush. KillRoy Just uttering his
name chilled the room.
Lowell coughed into his fist. “We’re not
sure, ma am. KillRoy’s only known victims
are women. He never hid a body before—at
least, none that we know about. And the
two men’s skin had rotted so we can’t tell if
they’d been branded.”
Branded. I felt my head spin. I closed my
eyes and tried not to hear any more.
3
I rushed to my office early the next
morning, arriving two hours before my first
scheduled patient. I flipped on the
computer, found the strange email, clicked
the hyperlink. Again it came up an error. No
surprise really I stared at the message,
reading it over and over as though I might
find a deeper meaning. I didn’t.
Last night, I gave blood. The DNA test would
take weeks, but Sheriff Lowell thought they
might be able to get a preliminary match
earlier. I pushed him for more information,
but he remained tight-lipped. He was
keeping something from us. What, I had no
idea.
As I sat in the examining room and waited
for my, first patient, I replayed Lowell’s visit.
I thought about the two bodies. I thought
about the bloody wooden bat. And I let
myself think about the branding.
Elizabeth’s body was found off Route 80 five
— L’hôpital.
— Rien entre le moment où vous vous êtes
retrouvé dans l’eau et le moment de votre réveil à
l’hôpital?
— Rien.
— Vous ne vous souvenez pas être sorti de l’eau ?
Vous ne vous souvenez pas être allé jusqu’à la
cabane, avoir appelé une ambulance? Car vous avez
fait tout ça. On vous a découvert sur le plancher de la
cabane. Le téléphone était décroché.
— Je sais, mais je ne m’en souviens pas.
Linda a pris la parole.
— Vous croyez que ces deux hommes sont eux
aussi victimes de... — elle a hésité — … KillRoy?
Elle avait baissé la voix. KillRoy. Le simple fait de
prononcer son nom a jeté un froid dans la
Lowell a toussé dans son poing.
— Aucune idée, m’dame. Les seules victimes
connues de KillRoy sont des femmes. Il n’a jamais
caché un corps auparavant... en tout cas, pas à notre
connaissance. Et comme les deux cadavres étaient
décomposés, on ne sait pas s’ils ont été marqués.
Marqués. J’ai été pris de vertige. Fermant les yeux,
je me suis efforcé de ne plus écouter.
3
Le lendemain matin, j’ai foncé au bureau très tôt,
pour arriver deux heures avant mon premier rendezvous. J’ai pianoté sur le clavier de l’ordinateur,
retrouvé l’étrange e-mail, cliqué sur le lien. A
nouveau, l’écran a affiché « Erreur ». Ce n’était pas
vraiment une surprise. J’ai relu le message, encore et
encore, comme pour en décrypter le sens caché. En
vain.
La veille au soir, j’avais subi une prise de sang. Les
tests ADN allaient prendre plusieurs semaines, mais
le shérif Lowell pensait pouvoir récupérer les
premiers résultats comparatifs plus rapidement.
J’avais essayé de lui soutirer davantage
d’informations, mais il n’avait pas desserré les dents.
231
days after the abduction. The coroner
estimated that she’d been dead for two
days. That meant she spent three days alive
with Elroy Kellerton, aka KillRoy. Three days.
Alone with a monster. Three sunrises and
sunsets, scared and in the dark and in
immense agony I try very hard not to think
about it. There are some places the mind
should not go; it gets steered there anyway.
KillRoy was caught three weeks later. He
confessed to killing fourteen women on a
spree that began with a coed in Ann Arbor
and ended with a prostitute in the Bronx. All
fourteen women were found dumped on
the side of the road like so much refuse. All
had also been branded with the letter K.
Branded in the same way as cattle. In other
words, Elroy Kellerton took a metal poker,
stuck it in a blazing fire, put a protective
mitt on his hand, waited until the poker
turned molten red with heat, and then he
seared my Elizabeth’s beautiful skin with a
sizzling hiss.
My mind took one of those wrong turns,
and images started flooding in. I squeezed
my eyes shut and wished them away It
didn’t work. He was still alive, by the way
KillRoy, I mean. Our appeals process gives
this monster the chance to breathe, to read,
to talk, to be interviewed on CNN, to get
visits from do-gooders, to smile. Meanwhile
his victims rot. Like I said, God has some
sense of humor.
I splashed cold water on my face and
checked the mirror. I looked like hell.
Patients started filing in at nine o clock. I
was distracted, of course. I kept one eye on
the wall clock, waiting for “kiss time”—6: 15
P.M. The clock’s hands trudged forward as
though bathed in thick syrup.
I immersed myself in patient care. I’d
always had that ability. As a kid, I could
study for hours. As a doctor, I can disappear
into my work. I did that after Elizabeth died.
Some people point out that I hide in my
work, that I choose to work instead of live.
To that cliché I respond with a simple
“What’s your point?”
At noon, I downed a ham sandwich and Diet
Coke and then I saw more patients. One
Il nous dissimulait quelque chose. Quoi, aucune idée.
En attendant mon premier patient, j’ai revisionné
mentalement notre entretien. J’ai pensé aux deux
cadavres. A la batte maculée de sang. Je me suis
laissé aller jusqu’à penser aussi au marquage.
Le corps d’Elizabeth avait été trouvé au bord de la
route 80 cinq jours après l’enlèvement. Le coroner a
estimé qu’elle était morte depuis deux jours.
Autrement dit, elle avait passé trois jours avec Elroy
Kellerton, alias KillRoy. Trois jours. Seule avec un
monstre. Trois levers et trois couchers de soleil,
terrifiée, dans le noir et dans d’atroces souffrances.
Je fais mon possible pour ne pas y songer. Il y a des
lieux où il vaut mieux que l’esprit ne s’aventure pas;
parce qu’il s’y égare nécessairement.
KillRoy avait été capturé trois semaines plus tard.
Il avait reconnu avoir tué dix-huit femmes, lors d’une
virée qui avait commencé par une étudiante à Ann
Arbor et s’était terminée par une prostituée dans le
Bronx. Les dix-huit victimes avaient été retrouvées au
bord de la route, jetées là tel un tas d’ordure. Toutes
marquées de la lettre K. Comme on marque le bétail.
En d’autres termes, Elroy Kellerton avait pris un
tisonnier en métal, l’avait plongé dans le feu, avait
enfilé un gant de protection et, une fois le tisonnier
chauffé à blanc, l’avait appliqué sur la jolie peau de
mon Elizabeth dans un gresillernent de chair brûlée.
Mon esprit partait dans la mauvaise direction, les
images commençaient à affluer. Serrant les
paupières, je me suis forcé à les chasser. Ça n’a pas
marché. A propos, il était toujours en vie, KillRoy.
Notre système d’appel offrait à ce monstre la
possibilité de respirer, de lire, de parler, d’être
interviewé sur CNN, de recevoir des visites de la part
d’âmes charitables, de sourire. Pendant que ses
victimes pourrissaient. Comme je l’ai déjà dit, Dieu
ne manque pas d’humour.
Je me suis aspergé le visage d’eau froide et j’ai
jeté un coup d’oeil au miroir: une mine
épouvantable. Les patients ont commencé à arriver à
neuf heures. J’étais déconcentré, bien sûr. Je gardais
un oeil sur l’horloge murale, attendant l’« heure du
baiser », six heures et quart. Mais les aiguilles
avançaient comme si elles avaient baigné dans la
mélasse.
Je me suis immergé dans le travail. J’ai toujours eu
232
eight-year-old
boy
had
visited
a
chiropractor for “spinal alignment” eighty
times in the past year. He had no back pain.
It was a con job perpetrated by several area
chiropractors. They offer the parents a free
TV or VCR if they bring their kids in. Then
they bill Medicaid for the visit. Medicaid is a
wonderful, necessary thing, but it gets
abused like a Don King undercard. I once
had a sixteen-year-old boy rushed to the
hospital in an ambulance—for routine
sunburn. Why an ambulance instead of a
taxi or subway? His mother explained that
she’d have to pay for those herself or wait
for the government to reimburse. Medicaid
pays for the ambulance right away
At five o’clock, I said good-bye to my last
patient. The support staff headed out at
five-thirty I waited until the office was
empty before I sat and faced the computer.
In the background I could hear the clinic s
phones ringing. A machine picks them up
after five-thirty and gives the caller several
options, but for some reason, the machine
doesn’t pick up until the tenth ring. The
sound was somewhat maddening.
I got online, found the email, and clicked on
the hyperlink yet again. Still a no-go. I
thought about this strange email and those
dead bodies. There had to be a connection.
My mind kept going back to that seemingly
simple fact. I started sorting through the
possibilities.
Possibility one: These two men were the
work of KillRoy True, his other victims were
women and easily found, but did that rule
out his killing others?
Possibility two: KillRoy had persuaded these
men to help him abduct Elizabeth. That
might explain a lot. The wooden bat, for
one thing, if the blood on it was in-deed
mine. It also put to rest my one big question
mark about the whole abduction. In theory,
KillRoy, like all serial killers, worked alone.
How, I’d always wondered, had he been
able to drag Elizabeth to the car and at the
same time lie in wait for me to get out of
the water? Before her body surfaced, the
authorities had assumed there had been
cette capacité-là. Gamin, je pouvais étudier des
heures durant. A mon cabinet médical, je peux
m’absorber dans le travail. C’est ce que j’ai fait après
la mort d’Elizabeth. Certains me font remarquer que
j’ai choisi de travailler plutôt que de vivre. Ce cliché,
j’y réponds d’un simple: «En quoi ça vous regarde ? »
À midi, j’ai avalé un sandwich au jambon et un
Coca light avant de recevoir une nouvelle fournée de
patients. Un garçon de huit ans avait vu un
chiropracteur pour « réalignement vertébral » quatre
vingts fois au cours de l’année passée. Il n’avait pas
mal au dos. C’était une arnaque montée par
plusieurs chiropracteurs du coin. Ils offraient aux
parents un poste de télévision ou un magnétoscope
s’ils leur amenaient leurs gamins. Puis ils envoyaient
la facture à Medicaid. Medicaid est une institution
extraordinaire, indispensable, mais bonjour les abus.
J’ai eu le cas d’un garçon de seize ans transporté en
ambulance à l’hôpital... pour un vulgaire coup de
soleil. Pourquoi une ambulance plutôt qu’un taxi ou
le métro? Sa mère m’a expliqué qu’elle aurait dû
payer le transport de sa poche ou bien attendre que
l’État la rembourse. Alors que l’ambulance, c’est aux
frais de Medicaid.
À cinq heures, j’ai salué mon dernier patient. Le
personnel d’accueil partait à cinq heures et demie.
J’ai attendu que le bureau soit vide pour m’installer
devant l’ordinateur. A distance, j’entendais sonner
les téléphones de la clinique. A partir de cinq heures
et demie, les appels sont interceptés par un
répondeur, qui fournit au correspondant plusieurs
options possibles. Mais, pour une raison ou une
autre, l’appareil ne se déclenche qu’à la dixième
sonnerie. Ce bruit me tapait sur les nerfs.
Je me suis connecté, j’ai trouvé l’e-mail et ai à
nouveau cliqué sur le lien. Toujours sans résultat. J’ai
pensé à cet étrange message et aux deux cadavres. Il
devait forcément y avoir une relation. Mon esprit me
ramenait sans cesse à ce fait apparemment simple.
J’ai donc entrepris de passer en revue tous les cas de
figure.
Hypothèse numéro un: ce double assassinat était
l’oeuvre de KillRoy. Certes, ses victimes étaient des
femmes, et on les a retrouvées sans difficulté, mais
cela l’empêchait-il d’avoir commis d’autres
meurtres?
Hypothèse numéro deux : KillRoy avait persuadé
ces hommes de l’aider à enlever Elizabeth. Ceci
expliquerait cela. La batte en bois, par exemple, si le
sang séché était effectivement le mien. Et ça
233
more than one abductor. But once her
corpse was found branded with the K, that
hypothesis was finessed. KillRoy could have
done it, it was theorized, if he’d cuffed or
somehow subdued Elizabeth and then gone
after me. It wasn’t a perfect fit, but if you
pushed hard enough, the piece went in.
Now we had another explanation. He had
accomplices. And he killed them.
Possibility three was the simplest: The
blood on the bat was not mine. B positive is
not common, but it’s not that rare either. In
all likelihood, these bodies had nothing to
do with Elizabeth’s death.
I couldn’t make myself buy it.
I checked the computer’s clock. It was
hooked into some satellite that gave the
exact time.
6:04.42 P.M.
Ten minutes and eighteen seconds to go.
To go to what?
The phones kept ringing. I tuned them out
and drummed my fingers. Under ten
minutes now. Okay, if there was going to be
a change in the hyperlink, it would have
probably happened by now. I put my hand
on the mouse and took a deep breath.
My beeper went off.
I wasn’t on call tonight. That meant it was
either a mistake—something made far too
often by the clinic night operators—.-or a
personal call. It beeped again. Double beep.
That meant an emergency I looked at the
display
It was a call from Sheriff Lowell. It was
marked Urgent.
Eight minutes.
I thought about it but not for very long.
Anything was better than stewing with my
own thoughts. I decided to call him back.
Lowell again knew who it was before he
supprimerait mon grand point d’interrogation
concernant toute cette affaire. Théoriquement,
comme tous les tueurs en série, KillRoy operait seul.
Comment, me suis-je toujours demandé, avait-il
réussi à traîner Elizabeth jusqu’à la voiture et pu en
même temps guetter le moment où j’allais sortir de
l’eau ? Avant qu’on ne découvre son corps, la police
était partie du principe qu’il y avait eu plus d’un
agresseur. Une fois qu’on eut retrouvé son cadavre
marqué d’un K, cette hypothèse fut abandonnée.
KillRoy aurait pu faire ça tout seul, avait-on estimé,
s’il avait menotté ou neutralisé d’une quelconque
façon Elizabeth avant de s’attaquer à moi. C’était un
peu brut de décoffrage, mais ça pouvait coller.
Maintenant, nous avions une autre explication. Il
avait des complices. Et il les avait tués.
Hypothèse numéro trois : c’était la plus simple. Le
sang sur la batte n’était pas le mien. Le groupe B+
n’est pas très courant, mais il n’est pas rare non plus.
Selon toute vraisemblance, ces deux cadavres
n’avaient rien à voir avec la mort d’Elizabeth.
Seulement, je n’y croyais pas.
J’ai consulté l’horloge de l’ordinateur. Elle était
réglée sur une espèce de satellite censé donner
l’heure exacte.
18:04:42.
Encore dix minutes et vingt-huit secondes à
attendre.
Attendre quoi?
Les téléphones continuaient à sonner. J’ai essayé
de faire la sourde oreille en tambourinant sur la
table. Moins de dix minutes maintenant. 0K, s’il
devait y avoir un changement côté lien, ce serait déjà
arrivé. La main sur la souris, j’ai inspiré
profondément.
Mon biper s’est mis à grésiller.
Je n’étais pas de garde ce soir. Donc, c’était soit
une erreur — les standardistes de nuit étaient
réputées pour —‘ soit un appel personnel. Ça a
recommencé. Un double bip. Cela signifiait une
urgence. J’ai regardé l’affichage.
C’était un appel du shérif Lowell. Avec la mention
« Urgent ».
Huit minutes.
J’ai hésité, mais pas très longtemps. Tout plutôt
que de mariner dans mes propres interrogations. J’ai
234
picked up. “Sorry to bother you, Doc.” Doc,
he called me now. As though we were
chums. “But I just have a quick question.”
I put my hand back on the mouse, moved
the cursor over the hyperlink, and clicked.
The Web browser stirred to life.
“I’m listening,” I said.
The Web browser was taking longer this
time. No error message appeared.
“Does the name Sarah Goodhart mean
anything to you?”
I almost dropped the phone.
“Doc?”
I pulled the receiver away and looked at it
as though it had just materialized in my
hand. I gathered myself together a piece at
a time. When I trusted my voice, I put the
phone back to my ear. “Why do you ask?”
Something started coming up on the
computer screen. I squinted. One of those
sky cams. Or street cam, I guess you’d call
this one. They had them all
over the Web now. I sometimes used the
traffic ones, especially to check out the
morning delay on the Washington Bridge.
“It’s a long story,” Lowell said.
I needed to buy time. “Then I’ll call you
baék.”
I hung up. Sarah Goodhart. The name
meant something to me. It meant a lot.
What the hell was going on here?
décidé de le rappeler.
Une fois de plus, Lowell a su qui c’était avant de
décrocher.
— Désolé de vous déranger, Doc.
Il m’appelait Doc maintenant. Comme si on était
copains.
— Juste une petite question à vous poser.
La main sur la souris, j’ai fait glisser le curseur sur
le lien et cliqué. Le navigateur s’est mis en branle.
— Je vous écoute, ai-je grogné.
Le logiciel de navigation mettait plus de temps, ce
coup-ci. Sans afficher le message d’erreur.
— Le nom de Sarah Goodhart, ça vous dit quelque
chose?
J’ai failli lâcher le téléphone.
— Doc?
J’ai écarté le combiné et l’ai contemplé comme s’il
venait de se matérialiser dans ma main. Je me suis
recomposé morceau par morceau. Une fois recouvré
l’usage de ma voix, j’ai rapproché le téléphone de
mon oreille.
— Pourquoi me demandez-vous ça?
Quelque chose est apparu sur l’écran de
l’ordinateur. J’ai plissé les yeux. C’était une webcam.
Une caméra de surveillance extérieure. Il y en a
partout sur la Toile. Moi-même, j’utilisais quelquefois
celles qui étaient réservées à la circulation,
notamment pour surveiller les embouteillages
matinaux sur le pont Washington.
— C’est une longue histoire, a fait Lowell.
J’avais besoin de gagner du temps.
— Dans ce cas, je vous rappellerai.
J’ai raccroché. Sarah Goodhart, ce nom avait un
sens pour moi. Et quel sens!
Que diable se passait-il?
The browser stopped loading. On the
monitor, I saw a street scene in black and
white. The rest of the page was blank. No
banners or titles. I knew you could set it up
so that you grabbed only a certain feed.
That was what we had here.
Le navigateur a fini de télécharger. Sur l’écran, j’ai
vu un paysage urbain en noir et blanc. Le reste de la
page était vide. Sans bannières ni titres. Je savais
qu’il était possible de réduire l’image à sa portion
congrue. C’était le cas ici.
I checked the computer clock.
J’ai jeté un coup d’oeil sur l’horloge de
l’ordinateur.
235
6:12.18 P.M.
The camera was pointing down at a fairly
busy street corner, from maybe fifteen feet
off the ground. I didn’t know what corner it
was or what city I was looking at. It was
definitely a major city, though. Pedestrians
flowed mostly from right to left, heads
down, shoulders slumped, briefcases in
hand, downtrodden at the end of a
workday, probably heading for a train or
bus. On the far right, I could see the curb.
The foot traffic came in waves, probably
coordinated with the changing of a traffic
light.
I frowned. Why had someone sent me this
feed?
The clock read 6:14.21 P.M. Less than a
minute to go.
I kept my eyes glued to the screen and
waited for the countdown as though it were
New Year’s Eve. My pulse started speeding
up. Ten, nine, eight...
18: 12:18.
La caméra était braquée sur un carrefour
passablement animé, qu’elle surplombait peut-être
de quatre ou cinq mètres. J’ignorais où se trouvait ce
carrefour et quelle était la ville qui s’étendait sous
mes yeux. Mais aucun doute, c’était une grande ville.
Les piétons affluaient principalement du côté droit,
tête basse, épaules rentrées, attaché-case à la main,
épuisés après une journée de travail, se dirigeant
probablement vers une gare ou un arrêt d’autobus.
Au bout, à droite, on distinguait le trottoir. Les gens
arrivaient par vagues, sûrement en fonction du
changement des feux tricolores.
J’ai froncé les sourcils. Pourquoi m’avoir envoyé
cette image-là?
L’horloge affichait 18:14: 21. Moins d’une minute
à attendre.
Les yeux rivés sur l’écran, je suivais le compte à
rebours comme si on était la veille du jour de l’an.
Mon pouls s’est accéléré. Dix, neuf, huit...
Another tidal wave of humanity passed
from right to left. I took my eyes off the
clock. Four, three, two. I
Un nouveau raz de marée humain a traversé
l’écran de droite à gauche. J’ai détaché le regard de
l’horloge. Quatre, trois, deux. Retenant mon
held my breath and waited. When I glanced
at the clock again, it read:
souffle, j’attendais. Quand j’ai jeté un coup d’oeil sur
l’horloge, elle affichait 18:15 : 02.
6:15.02 P.M.
Nothing had happened—but then again,
what had I expected?
Il ne s’était rien passé, mais bon... qu’allais-je
imaginer?
The human tidal wave ebbed and once
again, for a second or two, there was
nobody in the picture. I settled back,
sucking in air. A joke, I figured. A weird joke,
sure. Sick even. But nonetheless— And that
was when someone stepped out from
directly under the camera. It was as though
the person had been hiding there the whole
time.
La marée humaine s’est retirée et, l’espace d’une
seconde ou deux, il n’y a eu personne à l’écran. Je
me suis carré dans mon fauteuil, aspirant l’air entre
mes dents. C’était une blague. Une blague bizarre,
certes. Malsaine même. Mais enfin...
I leaned forward.
It was a woman. That much I could see even
though her back was to me. Short hair, but
definitely a woman. From my angle, I hadn’t
been able to make out any faces so far. This
was no different. Not at first.
The woman stopped. I stared at the top of
Sur ce, quelqu’un est sorti directement de sous la
caméra. On aurait dit que cette personne était
cachée là pendant tout ce temps.
Je me suis penché en avant.
C’était une femme. Je le voyais bien, même si elle
me tournait le dos. Cheveux courts, mais
indubitablement une femme. De là où j’étais, je
n’avais pas réussi à distinguer les visages. Le sien
236
her head, almost willing her to look up. She
took another step. She was in the middle of
the screen now. Someone else walked by.
The woman stayed still. Then she turned
around and slowly lifted her chin until she
looked straight up into the camera.
My heart stopped.
I stuck a fist in my mouth and smothered a
scream. I couldn’t breathe. I couldn’t think.
Tears filled my eyes and started spilling
down my cheeks. I didn’t wipe them away.
I stared at her. She stared at me.
Another mass of pedestrians crossed the
screen. Some of them bumped into her, but
the woman didn’t move. Her gaze stayed
locked on the camera. She lifted her hand
as though reaching toward me. My head
spun. It was as though whatever tethered
me to reality had been severed.
I was left floating helplessly.
She kept her hand raised. Slowly I managed
to lift my hand. My fingers brushed the
warm screen, trying to meet her halfway.
More tears came. I gently caressed the
woman’s face and felt my heart crumble
and soar all at once.
“Elizabeth,” I whispered.
n’était pas une exception. Jusqu’à un certain
moment.
La femme s’est arrêtée. Je fixais le sommet de sa
tête, comme pour la conjurer de lever les yeux. Elle a
fait un pas. A présent, elle se trouvait au milieu de
l’écran. Quelqu’un est passé à côté d’elle. La femme
ne bougeait pas. Puis elle s’est retournée et,
lentement, a levé le menton de façon à regarder la
caméra bien en face.
Mon coeur a cessé de battre.
J’ai enfoncé mon poing dans ma bouche pour
étouffer un cri. J’étais incapable de respirer.
Incapable de réfléchir. Les larmes me sont montées
aux yeux, m’ont coulé sur les joues sans que je les
essuie.
Je la dévisageais. Elle me dévisageait.
Un autre flot de passants a submergé l’écran.
Quelques-uns l’ont bousculée, mais la femme n’a pas
bronché. Son regard était fixé sur la caméra.
Elle a levé la main pour la tendre vers moi. La tête
me tournait. Comme si le lien qui me rattachait à la
réalité venait d’être tranché.
Et je voguais, impuissant, à la dérive.
Elle gardait la main en l’air. Lentement, j’ai réussi
à lever la mienne. Mes doigts ont effleuré l’écran
tiède, s’efforçant de l’atteindre. Les larmes coulaient
à nouveau. J’ai caressé doucement le visage de la
femme ; mon coeur a chaviré et s’est embrasé tout à
la fois.
— Elizabeth, ai-je murmuré.
She stayed there for another second or two.
Then she said something into the camera. I
couldn’t hear her, but I could read her lips.
Elle est restée là encore une seconde ou deux.
Puis elle a dit quelque chose à la caméra. Je ne
pouvais l’entendre, mais j’ai lu sur ses lèvres.
“I’m sorry,” my dead wife mouthed.
— Pardon, a articulé silencieusement ma femme
morte.
And then she walked away.
Et elle est partie.
4
4
Vic Letty looked both ways before he ped
inside the strip mall’s Mail Boxes Etc. His
gaze slid across the room. Nobody was
watching. Perfect. Vic couldn’t help but
Vic Letty a jeté un coup d’oeil à droite et à gauche
avant de pénétrer en clopinant chez Boîtes Postales
Etc. Son regard a fait le tour de la pièce. Personne ne
se préoccupait de lui. Parfait. Vic n’a pas pu
237
smile. His scam was foolproof. There was no
way to trace it back to him, and now it was
going to make him big-time rich.
s’empêcher de sourire. Son arnaque était en béton. Il
n’y avait aucun moyen de remonter jusqu’à lui, et
son plan était sur le point d’en faire un homme riche.
The key, Vic realized, was preparation. That
was what separated the good from the
great. The greats covered their tracks. The
greats prepared for every eventuality
La clé, se disait Vic, c’était la préparation. C’est ça
qui faisait toute la différence entre un type doué et
un génie. Le génie brouillait les pistes. Le génie parait
à toutes les éventualités.
The first thing Vic did was get a fake ID from
that loser cousin of his, Tony. Then, using
the fake ID, Vic rented a mailbox under the
pseudonym UYS Enterprisès. See the
brilliance? Use a fake ID and a pseudonym.
So even if someone bribed the bozo behind
the desk, even if someone could find out
who rented the UYS Enterprises box, all
you’d come up with was the name Roscoe
Taylor, the one on Vic’s fake ID.
Pour commencer, Vic s’était procuré de
fauxpapiers d’identité auprès de son tocard de
cousin, Tony. Ensuite, avec ces faux papiers, il avait
loué une boîte postale sous le pseudonyme UYS
Enter-prises. Vous pigez l’astuce ? On utilise un faux
nom et un pseudonyme. Comme ça, même si
quelqu’un suborne le crétin derrière le comptoir,
même si quelqu’un découvre qui loue la boîte d’UYS
Enterprises, le seul nom qui ressortira sera
No way to trace it back to Vic himself.
celui de Roscoe Taylor, qui figure sur la fausse carte
d’identité de Vic.
From across the room, Vic tried to see in
the little window for Box 417. Hard to make
out much, but there was something there
for sure. Beautiful. Vic accepted only cash
or money orders. No checks, of course.
Nothing that could be traced back to him.
And whenever he picked up the money, he
wore a disguise. Like right now. He had on a
baseball cap and a fake mustache. He also
pretended to have a limp. He read
somewhere that people notice limps, so if a
witness was asked to identify the guy using
Box 417, what would the witness say?
Simple. The man had a mustache and a
limp. And if you bribed the dumb-ass clerk,
you’d conclude some guy named Roscoe
Taylor had a mustache and a limp.
And the real Vic Letty had neither.
But Vic took other precautions too. He
never opened the box when other people
were around. Never. If someone else was
getting his mail or in the general vicinity,
he’d act as though he was opening another
box or pretend he was filling out a mailing
form, something like that. When the coast
was clear—and only when the coast was
clear—would Vic go over to Box 417.
Vic knew that you could never, ever be too
careful. Even when it came to getting here,
Vic took precautions. He’d parked his work
truck—Vic handled repairs and installations
for CableEye, the East Coast’s biggest cable
Il n’y avait aucun moyen de remonter jusqu’à Vic
lui-même.
À travers la pièce, Vic a scruté par la petite fenêtre
la boîte 417. On n’y voyait pas très clair, mais
manifestement il y avait quelque chose. Magnifique.
Vic n’acceptait que les espèces ou les mandats. Pas
de chèques, évidemment. Rien qui puisse conduire
jusqu’à lui. Et quand il venait chercher l’argent, il
prenait soin de se déguiser. Comme maintenant. Il
portait une casquette de base-ball et une fausse
moustache. Il faisait aussi semblant de boiter. Il avait
lu quelque part qu’un boitillement, ça se remarque ;
donc, si on demandait à un témoin de décrire
l’individu utilisant la boîte 417, que dirait-il ? Facile.
Un type avec une moustache et qui boitait. Et si on
graissait la patte à cet abruti d’employé, on en
déduirait que le dénommé Roscoe Taylor avait une
moustache et boitait.
Alors que le véritable Vic Letty n’était ni boiteux ni
moustachu.
Néanmoins, Vic prenait d’autres précautions. Il
n’ouvrait jamais la boîte s’il y avait des gens autour.
Jamais. Si quelqu’un venait chercher son courrier ou
bien traînait dans les parages, il faisait mine d’ouvrir
une autre boîte ou de remplir un formulaire de la
poste, un truc comme ça. Quand la voie était libre —
et seulement quand la voie était libre —‘Vic allait
vers la boîte 417.
On n’est jamais trop prudent.
238
TV operator—four blocks away. He’d
ducked through two alleys on his way here.
He wore a black windbreaker over his
uniform coverall so no one would be able to
see the “Vic” sewn over the shirt’s right
pocket.
He thought now about the huge payday
that was probably in Box 417, not ten feet
from where he now stood. His fingers felt
antsy. He checked the room again.
There were two women opening their
boxes. One turned and smiled absently at
him. Vic moved toward the boxes on the
other side of the room and grabbed his key
chain—he had one of those key chains that
jangled off his belt—and pretended to be
sorting through them. He kept his face
down and away from them.
More caution.
Two minutes later, the two women had
their mail and were gone. Vic was alone. He
quickly crossed the room and opened his
box.
Oh wow.
One package addressed to UYS Enterprises.
Wrapped in brown. No return address. And
thick enough to hold some serious green.
Vic smiled and wondered: Is that what fifty
grand looks like?
He reached out with trembling hands and
picked up the package. It felt comfortably
heavy in his hand. Vic’s heart starte a
jackhammering. Oh, sweet Jesus. He’d been
running this scam for four months now.
He’d been casting that net and landing
some pretty decent fish. But oh lordy, now
he’d landed a friggin’ whale!
Checking his surroundings again, Vic stuffed
the package into the pocket of his
windbreaker and hurried outside. He took a
different route back to his work truck and
started for the plant. His fingers found the
package and stroked it. Fifty grand. Fifty
thousand dollars. The number totally blew
his mind.
Même pour venir ici, Vic prenait des précautions.
Il garait le camion de l’entreprise — Vic s’occupait de
dépannage et d’installation pour le compte de
CableEye, la plus grosse compagnie de câble de la
côte est — quatre rues plus loin. Il se faufilait à
travers deux passages. Il portait un coupe-vent noir
par-dessus son bleu de travail, pour qu’on ne voie
pas « Vic » cousu sur sa poche de poitrine.
En songeant maintenant à la somme colossale qui
devait l’attendre dans la boîte 417, à trois mètres de
là, il avait des fourmis dans les doigts. A nouveau, il a
inspecté la pièce.
Deux femmes étaient en train d’ouvrir leurs
boîtes. L’une d’elles s’est retournée et lui a souri
distraitement. Vic s’est dirigé vers les boîtes situées à
l’opposé en tripotant son porte-clés — il avait un de
ces porte-clés qui se fixent par une chaîne à la
ceinture — et a feint d’examiner ses clés une par
une. Tête baissée, il leur tournait le dos.
Prudence.
Deux minutes plus tard, les femmes sont reparties
avec leur courrier. Vic était seul. Rapidement, il a
traversé la pièce et ouvert sa boîte.
Nom d’un chien.
Un paquet adressé à UYS Enterprises. Enveloppé
de papier brun. Sans adresse de l’expéditeur. Et
suffisamment épais pour contenir une bonne liasse
de billets verts.
Vic a souri en pensant : Voilà donc à quoi ça
ressemble, cinquante mille dollars.
Les doigts tremblants, il a pris le paquet. S’est
délecté de son poids entre ses mains. Son coeur s’est
mis à cogner. Oh, nom de Dieu ! Cette arnaque, il la
pratiquait depuis quatre mois déjà. Quelques gros
poissons s’étaient pris dans ses filets. Mais ce coupci, bon sang de bonsoir, il avait pêché une drôle de
baleine
Après avoir regardé autour de lui, Vic a fourré le
paquet dans la poche de son coupe-vent et s’est
dépêché de sortir. Il a regagné le camion en
changeant d’itinéraire et a repris le chemin de
l’usine. Ses doigts ont trouvé le paquet, l’ont caressé.
Cinquante mille. Cinquante mille dollars. Le chiffre le
By the time Vic drove to the CableEye plant,
239
night had fallen. He parked the truck in the
back and walked across the footbridge to
his own car, a rusted-out 1991
dépassait complètement.
Honda Civic. He frowned at the car and
thought, Not much longer.
Le temps d’arriver chez CableEye, la nuit était
tombée. Vic a garé le camion à l’arrière et traversé la
passerelle pour récupérer sa propre voiture, une
Honda Civic de 1991 mangée par la rouille. Il l’a
contemplée en fronçant les sourcils : plus pour
longtemps.
The employee lot was quiet. The darkness
started weighing against him. He could hear
his footsteps, the weary slap of work boots
against tar. The cold sliced through his
windbreaker. Fifty grand. He had fifty grand
in his pocket.
Vic hunched his shoulders and hurried his
step.
The truth was, Vic was scared this time. The
scam would have to stop. It was a good
scam, no doubt about it. A great one even.
But he was taking on some big boys now.
He had questioned the intelligence of such a
move, weighed the pros and cons, and
decided that the great ones—the ones who
really change their lives—go for it.
And Vic wanted to be a great one.
The scam was simple, which was what
made it so extraordinary. Every house that
had cable had a switch box on the
telephone line. When you ordered some
sort of premium channel like HBO or
Showtime, your friendly neighborhood
cable man came out and flicked a few
switches. That switch box holds your cable
life. And what holds your cable life holds all
about the real you.
Cable companies and hotels with in-room
movies always point out that your bill will
not list the names of the movies you watch.
That might be true, but that doesn’t mean
they don’t know. Try fighting a charge
sometime. They’ll tell you titles until you’re
blue in the face.
What Vic had learned right away—and not
to get too technical here-was that your
cable choices worked by codes, relaying
your order information via the cable switch
box to the computers at the cable
company’s main station. Vic would climb
the telephone poles, open the boxes, and
read off the numbers. When he went back
to the office, he’d plug in the codes and
Le parking du personnel était désert. L’obscurité
commençait à l’oppresser. Ses boots de travail
claquaient monotonement sur le bitume. Le froid s
insinuait sous le coupe-vent. Cinquante mille. Il avait
cinquante mille dollars dans sa poche.
Rentrant la tête dans les épaules, Vic a pressé le
pas.
Pour tout dire, cette fois il avait peur. Il était
temps qu’il arrête. Son arnaque était bonne, aucun
doute à ce sujet. Géniale même. Mais il jouait
maintenant dans la cour des grands. Il s’était
interrogé sùr le bien-fondé de cette démarche, avait
pesé le pour et le contre et décidé que les génies —
ceux qui changent réellement de vie — ne reculent
pas devant le risque.
Or Vic avait envie de faire partie des génies.
C’était la simplicité même de son arnaque qui la
rendait extraordinaire. Chaque logement câblé avait
un commutateur sur sa ligne téléphonique. Quand
on voulait s’abonner à une chaîne comme HBO ou
Showtime, le gentil installateur venait bidouiller les
interrupteurs. Votre vie sur le câble était contenue
dans ce commutateur. Et ce qui contient votre vie sur
le câble contient tout ce qu’il y à savoir sur vous.
Les opérateurs du câble et les hôtels qui offrent
l’accès au kiosque multivision prennent soin de
spécifier que les titres des films que vous regardez
n’apparaissent pas sur la facture. C’est peut-être vrai,
mais ça ne veut pas dire qu’ils ne les connaissent pas.
Essayez donc de ne pas payer, à l’occassion. Ils vont
vous dresser toute la liste jusqu’à plus soif.
Vic avait eu tôt fait d’apprendre — sans trop
entrer dans les détails techniques — que les choix
effectués sur le câble étaient régis par des codes,
transmettant votre commande via le commutateur
au terminal informatique de l’opérateur. Il grimpait
sur les poteaux télégraphiques, ouvrait les boîtiers et
240
learn all.
He’d learn, for example, that at six P.M. on
February 2, you and your family rented The
Lion King on pay-per-view. Or for a much
more telling example, that at ten-thirty P.M.
on February 7, you ordered a double bill of
The Hunt for Miss October and On Golden
Blonde via Sizzle TV.
See the scam?
At first Vic would hit random houses. He’d
write a letter to the male owner of the
residence. The letter would be short and
chilling. It would list what porno movies had
been watched, at what time, on what day. It
would make it clear that copies of this
information would be disseminated to
every member of the man’s family, his
neighbors, his employer. Then Vic would ask
for $500 to keep his mouth shut. Not much
money maybe, but Vie thought it was ‘the
perfect amount—high enough to give Vie
some serious green yet low enough so that
most marks wouldn’t balk at the price.
Still—and this surprised Vie at first—only
about ten percent responded. Vie wasn’t
sure why. Maybe watching porno films
wasn’t the stigma it used to be. Maybe the
guy’s wife already knew about it. Hell,
maybe the guy’s wife watched them with
him. But the real problem was Vie’s scam
was too scattershot.
He had to be more focused. He had to
cherry-pick his marks.
That was when he came up with the idea of
concentrating on people in certain
professions, ones who would have a lot to
lose if the information came out. Again the
cable computers had all the info he needed.
He started hitting up schoolteachers. Day
care workers. Gynecologists. Anyone who
worked in jobs that would be sensitive to a
scandal like this. Teachers panicked the
most, but they had the least money He also
made his letters more specific. He would
mention the wife by name. He would
mention the employer by name. With
teachers, he’d promise to flood the Board of
Education and the parents of his students
with “proof of perversion,” a phrase Vie
came up with on his own. With doctors,
relevait les chiffres. De retour au bureau, il tapait les
codes et découvrait tout.
Il découvrait par exemple qu’à dix-huit heures, le 2
février, vous et votre famille aviez loué par le biais du
kiosque Le Roi Lion. Ou, pour prendre un exemple
beaucoup plus parlant, qu’à vingt-deux heures
trente, le 7 février, vous vous étiez payé A la
poursuite de Miss Octobre et Sur la blonde dorée sur
Sizzle TV.
Vous voyez l’arnaque?
Au début, Vic choisissait ses cibles au hasard. Il
adressait une lettre au chef de famille. Une lettre
brève et réfrigérante. Dedans, il énumérait tous les
films porno qui avaient été commandés, avec la date
et l’heure. En précisant que des copies de cette
information seraient diffusées à tous les membres de
sa famille, à ses voisins, à son employeur. Après quoi,
Vic réclamait cinq cents dollars en échange de
son silence. Ce n’était peut-être pas grand-chose,
mais pour lui c’était la somme idéale: suffisante pour
se constituer un petit pactole, et en même temps pas
assez importante pour que ses victimes renâclent à
payer.
Néanmoins — et il en avait été surpris au début —
, seuls dix pour cent environ lui répondaient. Vic ne
savait pas très bien pourquoi. Peut-être que le fait de
regarder des films porno n’était plus une tare,
comme autrefois. Peut-être que la femme du type
était déjà au courant. Bon sang, peut-être qu’elle les
regardait avec lui ! Mais le vrai problème de Vic était
qu’il s’éparpillait trop.
Il fallait se recentrer davantage. Trier ses cibles.
D’où son idée de viser certaines professions, celles
qui auraient beaucoup à perdre si l’information
venait à être divulguée. Une fois de plus, les
ordinateurs de la compagnie lui ont fourni tous les
renseignements dont il avait besoin. Il a commence à
frapper chez les enseignants. Le personnel des
crèches. Les gynécologues. Quiconque exerçant une
fonction susceptible de pâtir d’un scandale de ce
genre. C’étaient les professeurs qui paniquaient le
plus, mais e’étaient aussi eux qui avaient le moins
d’argent. Par ailleurs, ses lettres étaient maintenant
plus ciblées. Il mentionnait le nom de la femme. Le
nom de l’employeur. Aux profs, Vic promettait
241
he’d threaten to send his “proof” to the
specific licensing board, along with the local
papers, neighbors, and patients.
Money started coming in faster.
To date, Vic’s scams had netted him Close
to forty thousand dollars. And now he had
landed his biggest fish yet—such a big fish
that at first Vic had considered dropping the
matter altogether. But he couldn’t. He
couldn’t just walk away from the juiciest
Score of his life.
Yes, he’d hit someone in the spotlight. A
big, big big-time spotlight. Randall Scope.
Young, handsome, rich, hottie wife, 2.4 kids,
political aspirations, the heir apparent to
the Scope fortune. And Scope hadn’t
ordered just One movie. Or even two.
During a one-month stint, Randall Scope
had ordered twenty-three pornographic
films.
Ee-yow.
Vic had spent two nights drafting his
demands, but in the end he stuck with the
basics: short, chilling, and very specific. He
asked Scope for fifty grand. He asked that it
be in his box by today And unless Vie was
mistaken, that fifty grand was burning a
hole in his windbreaker pocket.
Vic wanted to look. He wanted to look right
now.
But Vic was nothing if not disciplined. He’d
wait until he got home. He’d lock his door
and sit on the floor and slit open the
package and let the green pour out.
Serious big-time.
Vic parked his car on the street and headed
up the driveway The sight of his living
quarters—an apartment over a crappy
garage—depressed him. But he wouldn’t be
there much longer. Take the fifty grand, add
the almost forty grand he had hidden in the
apartment, plus the ten grand in savings...
The realization made him pause. One
hundred thousand dollars. He had one
hundred grand in cash. Hot damn.
d’inonder le conseil de l’établissement et les parents
d’élèves de « preuves de perversité », une expression
de son cru. Les médecins, il les menaçait d’envoyer
ses « preuves » au conseil de l’ordre, sans oublier la
presse locale, les voisins et les patients.
L’argent a commencé à rentrer plus vite.
Jusqu’à ce jour, l’arnaque avait rapporté à Vic près
de quarante mille dollars. Et voilà qu’il avait ferré son
plus gros poisson, tellement gros que son premier
réflexe avait été de laisser tomber. Mais il n’avait pas
pu. Il n’avait pas eu le coeur de renoncer à la prise la
plus fabuleuse de sa vie.
Eh oui, il s’était fait quelqu’un de connu.
Quelqu’un de haut placé. Randall Scope. Jeune, beau,
riche, femme sexy, 2,4 enfants, ambiti onsj
politiques, l’héritier en vue de l’empire Scope. Et il
n’avait pas commandé un film. Ni même deux.
En l’espace d’un mois, Randall Scope avait
visionné vingt-trois films pornographiques.
Waouh!
Vic avait passé deux nuits à rédiger le brouillon de
sa lettre, pour finalement s’en tenir à la version de
base : brève, froide et extrêmement précise. Il
réclamait à Scope cinquante mille dollars. Il les
voulait dans sa boîte pour aujourd’hui. Et, sauf erreur
de sa part, ces cinquante mille dollars étaient en
train de lui brûler la poche.
Vic aurait bien aimé y jeter un oeil. Là, tout de
suite. Mais il était la discipline incarnée. Il attendrait
d’être chez lui d’abord. Il verrouillerait sa porte,
s’installerait par terre, ouvrirait le paquet et en ferait
pleuvoir les billets verts.
Ce coup-ci, c’était du sérieux.
Vic a garé sa voiture dans la rue et s’est engagé
dans l’allée. La vue de son logement — un
appartement au-dessus d’un garage minable — le
déprimait. Mais il n’allait pas y rester. Avec ces
cinquante mille dollars, plus les quarante mille ou
presque qu’il avait planqués chez lui, plus les dix
mille qu’il avait économisés...
À cette idée, il a fait une pause. Cent mille. Il avait
cent mille dollars en liquide. Sacré nom de Dieu!
He’d leave right away Take this money and
242
head out to Arizona. He had a friend out
there, Sammy Viola. He and Sammy were
going to start their own business, maybe
open a restaurant or nightclub. Vie was
tired of New Jersey.
Il allait partir immédiatement. Prendre l’argent et
filer en Arizona. Il avait un ami là-bas, Sammy Viola. À
eux deux, ils ouvriraient un commerce, un restaurant
ou une boîte de nuit. Vic en avait marre du New
Jersey.
It was time to move on. Start fresh.
Vie headed up the stairs toward his
apartment. For the record, Vie had never
carried out his threats. He never sent out
any letters to anyone. If a mark didn’t pay,
that was the end of it. Harming them after
the fact wouldn’t do any good. Vie was a
scam artist. He got by on his brains. He used
threats, sure, but he’d never carry through
with them. It would only make someone
mad, and hell, it would probably expose him
too.
He’d never really hurt anyone. What would
be the point)
He reached the landing and stopped in front
of his door. Pitch dark now. The damn
lightbulb by his door was out again. He
sighed and heaved up his big key chain. He
squinted in the dark, trying to find the right
key He did it mostly through feel. He
fumbled against
the knob until the key found the lock. He
pushed open the door and stepped inside
and something felt wrong.
Something crinkled under his feet.
Vic frowned. Plastic, he thought to himself.
He was stepping on plastic. As though a
painter had laid it down to protect the floor
or something. He flicked on the light switch,
and that was when he saw the man with the
gun.
Il était temps de tourner la page. Recommencer a
zéro.
Il a gravi l’escalier menant à l’appartement. Pour
la petite histoire, Vic n’avait jamais mis ses menaces
à exécution. Jamais envoyé de lettre à quiconque. Si
une de ses victimes ne voulait pas payer, c’était fini,
on n’en parlait plus. Lui nuire après coup n’aurait
servi à rien. Vic était un artiste de l’arnaque. Son
arme, c’était son cerveau. Il recourait aux menaces,
certes, mais sans passer a l’acte. Car ça risquait
seulement de provoquer la colère de l’autre et, qui
sait, de lui retomber dessus.
Il n’avait jamais réellement fait de mal à personne.
A quoi bon?
Arrivé sur le palier, Vic s’est arrêté devant sa
porte. Il faisait noir comme dans un four. Cette
maudite ampoule avait encore grillé. Avec un soupir,
il a tiré sur sa lourde chaîne porte-clés. Plissant les
yeux dans l’obscurité, il a essayé de trouver la bonne
clé. A tâtons, essentiellement. Puis il a tâtonné sous
la poignée jusqu’à ce que la clé glisse dans la serrure.
Il a poussé la porte, est entré. Quelque chose
clochait.
Un truc froufroutait sous ses pieds.
Vic a froncé les sourcils. Du plastique. Il marchait
sur du plastique. Comme celui qu’un peintre aurait
posé pour protéger le plancher, ce
genre-là. Il a appuyé sur l’interrupteur, et c’est là
qu’il a vu l’homme avec le flingue.
“Hi, Vie.”
Vie gasped and took a step back. The man in
front of him looked to be in his forties. He
was big and fat with a belly that battled
against the buttons of his dress shirt and, in
at least one place, won. His tie was
loosened and he had the worst comb-over
imaginable—eight braided strands pulled
ear to ear and greased against the dome.
The man’s features were soft, his chin
sinking into folds of flab. He had his feet up
on the trunk Vie used as a coffee table.
— Salut, Vic.
Étouffant une exclamation, Vic a reculé d’un pas.
L’homme en face de lui était âgé d’une quarantaine
d’années. Grand et gros, avec un ventre qui se battait
contre les boutons de sa chemise de soirée et qui, à
un endroit au moins, avait déjà gagné. Sa cravate
était desserrée, et sa coiffure était un vrai
cauchemar: huit mèches tressées d’une oreille à
l’autre et plaquées avec du gel au sommet de son
crâne. Les traits de son visage étaient mous ; son
243
Replace the gun with a TV remote and the
man would be a weary dad just home from
work.
The other man, the one who blocked the
door, was the polar opposite of the big
guy—in his twenties, Asian, squat, granitemuscular and cube-shaped with bleachedblond hair, a nose ring or two, and a yellow
Walkman in his ears. The only place you
might think to see the two of them together
would be on a subway, the big man
frowning behind his carefully folded
newspaper, the Asian kid eyeing you as his
head lightly bounced to the too-loud music
on his headset.
Vic tried to think. Find out what they want.
Reason with them. You’re a scam artist, he
reminded himself. You’re smart. You’ll find
a way out of this. Vic straightened himself
up.
menton disparaissait dans des replis de graisse. Il
avait posé les pieds sur le coffre que Vic utilisait en
guise de table basse. Remplacez le flingue par une
télécommande, et vous auriez eu devant vous un
père de famille harassé, tout juste rentré du travail.
L’autre homme, celui qui bloquait la porte, était
tout le contraire du gros. Un Asiatique d’environ
vingt ans, trapu, taillé comme un bloc de granite,
carré, les cheveux décolorés, un piercing ou deux
dans le nez et un Walkman jaune sur les oreilles. Le
seul endroit où on aurait pu les voir ensemble, ces
deux-là, ç’aurait été dans le métro, le gros fronçant
les sourcils derrière son journal soigneusement plié,
et le jeune vous observant tout en dodelinant de la
tête au son de la musique qui beuglait dans son
casque.
Vic a tenté de réfléchir. Essaie de savoir ce qu’ils
veulent. Raisonne-les. Tu es un artiste de l’arnaque.
Un cerveau. Tu vas t’en sortir. Il s’est redressé.
“What do you want?’ Vic asked.
The big man with the comb-over pulled the
trigger.
Vic heard a pop and then his right knee
exploded. His eyes went wide. He screamed
and crumbled to the ground, holding his
knee. Blood poured between his fingers.
“It’s a twenty-two,” the big man said,
motioning toward the gun. “A small-caliber
weapon. What I like about it, as you’ll see, is
that I can shoot you a lot and not kill you.
With his feet still up, the big man fired
again. This time, Vic’s shoulder took the hit.
Vic could actually feel the bone shatter. His
arm flopped away like a barn door with a
busted hinge. Vic fell flat on his back and
started breathing too fast. A terrible
cocktail of fear and pain engulfed him. His
eyes stayed wide and unblinking, and
through the haze, he realized something.
— Qu’est-ce que vous voulez?
Le gros avec les tresses a appuyé sur la détente.
Vic a entendu un bruit sec, puis son genou droit a
explosé. Les yeux écarquillés, il a poussé un cri et
s’est effondré en se tenant la jambe. Le sang a coulé
entre ses doigts.
— C’est un vingt-deux, a dit le gros en parlant de
son arme. Un petit calibre. Ce qui me plaît là-dedans,
comme tu vas le constater, c’est que je peux te tirer
dessus autant que je veux sans te tuer.
Les pieds toujours sur le coffre, l’homme a tiré à
nouveau. Cette fois, c’est l’épaule de Vic qui a pris. Il
a senti l’os éclater. Son bras est retombé telle une
porte de grange dont un gond aurait lâché. Vic s’est
renversé sur le dos en haletant, saoulé par un
terrible cocktail de douleur et de peur. Les yeux
grands ouverts et fixes dans le brouillard, il a soudain
compris quelque chose.
The plastic on the ground.
He was lying on it. More than that, he was
bleeding on it. That was what it was there
for. The men had put it down for easy
cleanup.
“Do you want to start telling me what I
want to hear,” the big man said, “or should I
Le plastique par terre.
Il était couché dessus. Pire, il saignait dessus.
C’était pour ça qu’on l’avait déposé là. Ces hommes
l’avaient étendu sur le sol afin de se simplifier le
nettoyage.
244
shoot again?”
Vie started talking. He told them everything.
He told them where the rest of the money
was. He told them where the evidence was.
The big man asked him if he had any
accomplices. He said no. The big man shot
Vie’s other knee. He asked him again if he
had accomplices. Vic still said no. The big
man shot him in the right ankle.
An hour later, Vie begged the big man to
shoot him in the head.
Two hours after that, the big man obliged.
— Tu veux me raconter ce que j’ai envie
d’entendre, a fait le gros, ou je recommence?
Vic s’est mis à parler. Il leur a tout lâché. Il leur a
avoué où était le reste de l’argent. Où se trouvaient
les preuves. Le gros lui a demandé s’il avait des
complices. Il a dit que non. Alors l’homme lui a tiré
dans l’autre genou. Il a redemandé si Vic avait des
complices. Vic a répété que non. L’homme lui a tiré
dans la cheville droite.
Une heure plus tard, Vic a supplié le gros de lui
mettre une balle dans la tête.
Deux heures après, son voeu a été exaucé.
Corpus Coben
245
"FOLLOW ME"
NORMANDYJune 6,1944
« Suivez-moi ! »
Normandie 6 juin 1944
They jumped much too low from planes that
were flying much too fast. They were carrying
far too much equipment and using an
untested technique that turned out to be a
major mistake. As they left the plane, the leg
bags tore loose and hurtled to the ground, in
nearly every case never to be seen again.
Simultaneously, the prop blast tossed them
this way and that. With all the extra weight
and all the extra speed, when the chutes
opened, the shock was more than they had
ever experienced. Jumping at 500 feet, and
even less, they hit the ground within seconds
of the opening of the chute, so they hit hard.
The men were black and blue for a week or
more afterward as a result.
Ils ont sauté alors que les avions volaient trop bas et
trop vite. Ils étaient trop chargés et utilisaient une
nouvelle technique qu’ils n’avaient pas eu le temps
d’expérimenter. À la sortie de l’avion, leurs leg bags
se sont détachés, sont tombés comme des pierres et
ils ne les ont presque jamais retrouvés. Les rafales
de vent les ballottaient de côté et d’autre. À cause
du poids de leur paquetage et de la vitesse
excessive des C-47, la secousse provoquée par
l’ouverture de leur parachute a été plus violente
que tout ce qu’ils avaient connu jusque-là. Ayant
sauté de 170 in d’altitude, parfois moins, ils ont
atterri quelques secondes seulement après
l’ouverture de leur parachute, et l’atterrissage a été
rude. Résultat: ils ont été couverts de bleus pendant
au moins une semaine.
In a diary entry written a few days later,
Lieutenant Winters tried to re-create his
thoughts in those few seconds he was in the
air: "We're doing 150 MPH. O.K., let's go. G-D,
there goes my leg pack and every bit of
equipment I have. Watch it, boy! Watch it! JC, they're trying to pick me up with those
machine-guns. Slip, slip, try and keep close to
that leg pack. There it lands beside that
hedge. G-D that machine-gun. There's a road,
trees-hope I don't hit them. Thump, well that
wasn't too bad, now let's get out of this
chute."
Dans un passage de son journal, écrit quelques jours
plus tard, le lieutenant Winters a essayé de
retrouver quelles avaient été ses pensées durant ces
quelques secondes passées dans les airs : «Nous
volons à près de 250 km/h. OK, allons-y. Bon Dieu,
mon leg pack fout le camp et mon équipement
avec! Fais gaffe, mon gars ! Fais gaffe ! Nom de
Dieu, ils essaient de m’avoir avec leurs mitrailleuses
! Laisse-toi dériver par là, essaie de te rapprocher de
ce fichu leg pack. Le voilà qui atterrit là côté de cette
haie. Bon Dieu, cette mitrailleuse ! Il y a une route
et des arbres - j’espère que je vais pouvoir les éviter.
Boum ! Je ne m’en suis pas trop mal tiré. Vite, il faut
que je me débarrasse de ce parachute. ».
Burt Christenson jumped right behind
Winters. "I don't think I did anything I had
been trained to do, but suddenly I got a
tremendous shock when my parachute
opened." His leg bag broke loose and "it was
history." He could hear a bell ringing in Ste.
Mere-Eglise, and see a fire burning in town.
Machine-gun bullets "are gaining on me. I
climb high into my risers. Christ, I'm headed
for that line of trees. I'm descending too
Burt Christenson a sauté juste derrière Winters. «
Rien ne se passait comme à l’entraînement et
brusquement il y a eu une secousse terrible quand
mon parachute s’est ouvert. ›> Son leg bag s’est
détaché, et il l’a perdu de vue. Il pouvait entendre la
cloche de Sainte-Mère-Église, et apercevoir un feu
qui brûlait dans ce même village. «Une mitrailleuse
m’a pris pour cible. J’ai tiré de toutes mes forces sur
les suspentes. Nom de Dieu ! Je me dirigeais tout
246
rapidly." As he passed over the trees, he
pulled his legs up to avoid hitting them. "A
moment of terror seized me. 70 ft. below and
20 ft. to my left, a German quad mounted 20
mm antiaircraft gun is firing on the C-47's
passing overhead." Lucky enough for
Christenson, the Germans' line of fire was
such that their backs were to him, and the
noise was such that they never heard him hit,
although he was only 40 yards or so away.
droit vers une rangée d’arbres. Je descendais trop
vite. » Il a dû lever les jambes pour éviter les
branches les plus hautes. « J ‘ai été pris de panique.
À une vingtaine de mètres au-dessous de moi, et à
moins de 10 m sur ma gauche, une batterie de
quatre pièces antiaériennes de20 mm tirait sur un
C-47 qui nous survolait. » Heureusement pour
Christenson, les artilleurs allemands lui tournaient le
dos, et le vacarme les a empêchés de l’entendre
atterrir à moins de 40 m d’eux.
Christenson cut himself out of his chute,
pulled his six-shot revolver, and crouched at
the base of an apple tree. He stayed still,
moving only his eyes.
Christenson a coupé au couteau les sangles de son
harnais pour se débarrasser au plus vite de son
parachute. ll a dégainé son six-coups et s’est
accroupi au pied d’un pommier. Il est demeuré
immobile un moment, bougeant seulement les
yeux.
"Suddenly I caught movement ten yards
away, a silhouette of a helmeted man
approaching on all fours. I reached for my
cricket and clicked it once, click-clack. There
was no response. The figure began to move
toward me again."
« Soudain, quelque chose a remue à une dizaine de
mètres de moi, et j’ai aperçu la silhouette d’un
homme casqué se déplaçant à quatre pattes. J ‘ai
sorti mon grillon et j’ai appuyé une fois sur la
lamelle, “clic-clac”. Pas de réponse. La silhouette
avançait dans ma direction. ».
Christenson pointed his revolver at the man's
chest and click-clacked again. The man raised
his hands. "For Christ sake, don't shoot." It
was Pvt. Woodrow Robbins, Christenson's
assistant gunner on the machine-gun.
Christenson a braqué son revolver sur l’inconnu et
appuyé à nouveau sur la lamelle de son « grillon »,
« clic-clac ». L’homme a levé les mains. «Pour
l’amour de Dieu, ne tire pas ! » Il s’agissait du soldat
Woodrow Robbins, qui devait aider Christenson à
servir une des mitrailleuses.
"You dumb shit, what the hell's wrong with
you? Why didn't you use your cricket?"
Christenson demanded in a fierce whisper.
"I lost the clicker part of the cricket."
Slowly the adrenalin drained from
Christenson's brain, and the two men began
backing away from the German position. They
ran into Bull Randleman, who had a dead
German at his feet. Randleman related that
the moment he had gotten free of his chute
he had fixed his bayonet. Suddenly a German
came charging, his bayonet fixed. Randleman
knocked the weapon aside, then impaled the
- Bougre d’imbécile ! a grondé à voix basse Christenson. Tu es complètement dingue ! Pourquoi tu
ne t’es pas servi de ton « grillon » ?
- J ‘ai perdu la lamelle souple.
Le taux d’adrénaline de Christensen a baissé
lentement. En cherchant à s’éloigner des positions
ennemies, les deux hommes se sont heurtés à Bull
Randleman. Montrant le cadavre qui gisait à ses
pieds, Randleman leur a expliqué qu’après s’être
débarrassé de son parachute, il avait commencé par
fixer sa baïonnette au bout de son fusil. Bien lui en
avait pris, car brusquement un Allemand l’avait
chargé baïonnette au canon. Randleman avait
détourné l’arme de son adversaire et celui-ci était
247
German on his bayonet. "That Kraut picked venu s’empaler sur sa baïonnette. «Ce mangeur de
the wrong guy to play bayonets with," choucroute avait mal choisi son homme pour un
Christenson remarked.
combat à la baïonnette », m’a expliqué Christenson.
Quand le sous-lieutenant Welsh a sauté, l’avion se
Lieutenant Welsh's plane was at 250 feet, "at trouvait « au maximum» à 90m d’altitude. Au
the most," when he jumped. As he emerged moment où il s’est jeté dans le vide, un autre Cfrom the C-47, another plane crashed 47s’est écrasé juste au-dessous de lui. Le souffle de
immediately beneath him. He claimed that l’explosion l’a projeté vers le haut et sur le côté, lui
the blast from the explosion threw him up sauvant la vie. Son parachute a eu tout juste le
and to the side "and that saved my life." His temps de ralentir suffisamment sa chute pour que le
chute opened just in time to check his choc de l’atterrissage, bien que très douloureux, ne
descent just enough to make the "thump" soit pas fatal.
when he landed painful but not fatal.
Most of the men of Easy had a similar
experience. Few of them were in the air long
enough to orient themselves with any
precision, although they could tell from the
direction the planes were flying which was
the way to the coast.
La plupart des hommes de la compagnie E ont
connu une expérience similaire. Très peu d’entre
eux sont restés dans les airs suffisamment
longtemps pour avoir la possibilité de s’orienter
avec précision. Ils ont seulement pu déterminer où
se trouvait la côte en se basant sur la direction de
vol des avions.
They landed to hell and gone. The tight
pattern within the DZ near Ste. Marie-duMont that they had hoped for, indeed had
counted on for quick assembly of the
company, was so badly screwed up by the
evasive action the pilots had taken when they
hit the cloud bank that E Company men were
scattered from Carentan to Ravenoville, a
distance of 20 kilometers. The Pathfinders,
Richard Wright and Carl Fenstermaker, came
down in the Channel after their plane was hit
(they were picked up by H.M.S. Tartar,
transferred to Air Sea Rescue, and taken to
England).
Pvt. Tom Burgess came down near Ste. MereEglise. Like most of the paratroopers that
night, he did not know where he was. Lowflying planes roared overhead, tracers
chasing after them, the sky full of descending
Americans, indistinct and unidentifiable
figures dashing or creeping through the
fields, machine-guns pop-pop-popping all
around. After cutting himself out of his chute
Ils ont atterri très loin les uns des autres. Ils avaient
espéré que la zone de largage, centrée sur SainteMarie-du-Mont, serait la plus restreinte possible
afin de pouvoir se regrouper rapidement, mais la
décision des pilotes de rompre la formation en
entrant dans le banc de nuages avait brouillé tous
leurs plans, les éparpillant de Carentan, au sud, à
Ravenoville, au nord, soit une distance de 18 km à
vol d’oiseau. Quant aux éclaireurs de la compagnie,
le caporal Richard Wright et le soldat Carl
Fenstermaker, ils avaient amerri dans la Manche,
leur avion ayant été abattu (recueillis par le HMS
Tartar, ils devaient être ramenés en Angleterre par
les soins du Air Sea Rescue).
Le soldat Tom Burgess a atterri près de Sainte-MèreÉglise. Comme la plupart des autres parachutistes, il
ignorait où il se trouvait. Au-dessus de lui, des
avions passaient à basse altitude en vrombissant,
poursuivis par des balles traçantes. Le ciel était plein
de parachutistes américains, des silhouettes
indistinctes et impossibles à identifier couraient ou
rampaient dans les prés, et des mitrailleuses
crépitaient de tous les côtés. Après avoir coupé au
248
with his pocket knife, he used his cricket to
identify himself to a lieutenant he did not
know. Together they started working their
way toward the beach, hugging the
ubiquitous hedgerows. Other troopers joined
them, some from the 82nd (also badly
scattered in the jump), some from different
regiments of the 101st. They had occasional,
brief firefights with German patrols.
couteau le harnais de son para-« Suivez-moi ! »
121chute, Burgess s’est servi de son « grillon» en
réponse au « clic-clac » d’un lieutenant qu’il ne
connaissait pas. Ensemble, ils ont pris la direction de
la plage ensuivant les haies. D’autres soldats les ont
rejoints. Ils appartenaient à différents régiments de
la 82e et de la l0le. En chemin, ils ont eu de brefs
accrochages avec des patrouilles allemandes.
The lieutenant made Burgess the lead scout.
At first light, he came to a corner of the
hedgerow he was following. A German
soldier hiding in the junction of hedgerows
rose up. Burgess didn't see him. The German
fired, downward. The bullet hit Burgess's
cheekbone, went through the right cheek,
fractured it, tore away the hinge of the jaw,
and came out the back of his neck. Blood
squirted out his cheek, from the back of his
neck, and from his ear. He nearly choked to
death.
"I wanted to live," Burgess recalled forty-five
years later. "They had hammered into us that
the main thing if you get hit is don't get
excited, the worst thing you can do is go
nuts." So he did his best to stay calm. The
guys with him patched him up as best they
could, got bandages over the wounds, and
helped him into a nearby barn, where he
collapsed into the hay. He passed out.
At midnight, a French farmer "came out to
the barn and sat there and held my hand. He
even kissed my hand." He brought a bottle of
wine. On the morning of June 7, the farmer
fetched two medics and lent them a horsedrawn cart, which they used to take Burgess
down to the beach. He was evacuated to
England, then back to the States. He arrived
in Boston on New Year's Eve, 1944. He was
on a strictly liquid diet until March 1945,
when he took his first bite of solid food since
his last meal at Uppottery, June 5, 1944.
Choisi comme éclaireur de tête par le lieutenant,
Burgess s’est retrouvé, au point du jour, à
l’intersection de deux haies, Dissimulé derrière l’une
d’elles, un soldat allemand s’est dressé
brusquement dans le dos de Burgess et a tiré sur lui.
La balle a traversé la joue droite, fracturé l’os
malaire et démantibulé l’articulation temporomandibulaire avant de ressortir par l’arrière du cou.
Du sang giclant de sa joue, de son cou et de son
oreille, Burgess suffoquait.
« Je voulais vivre, se souviendra-t-il quarante-cinq
ans plus tard. On nous avait inculqué que la
meilleure chose à faire en cas de blessure, c’était de
ne pas paniquer. ». Il s’est donc efforcé de rester
calme. Ses compagnons l’ont pansé de leur mieux et
emmené jusqu’à une grange proche. Une fois là, il
s’est écroulé dans le foin et évanoui.
« La nuit suivante, un paysan français est entré dans
la grange, s’est assis à côté de moi et m’a pris la
main. Il l’a même embrassée. ». Il avait apporté une
bouteille de vin. Au matin du 7 juin, il est allé
chercher deux infirmiers et leur a prêté une
charrette attelée d’un cheval avec laquelle ils ont pu
transporter le blessé jusqu’à la plage. Évacué vers
l’Angleterre puis vers les États-Unis, Burgess a
débarqué là Boston la veille de Noël 1944.
Longtemps réduit à ne consommer que des aliments
liquides, il a pu à nouveau mâcher pour la première
fois en mars 1945, soit neuf mois après le dernier
repas pris à Uppottery, le 5 juin 1944, la veille du
jour J.
249
Private Gordon hit hard. He had no idea
where he was, but he had a definite idea of
what he was determined to do first—
assemble his machine-gun. He tucked himself
into a hedgerow and did the job. As he
finished, "I noticed this figure coming, and I
realized it was John Eubanks from the way he
walked." Shortly thereafter Forrest Guth
joined them. Another figure loomed in the
dark. "Challenge him," Gordon to Eubanks.
Before Eubanks could do so, the man called
out, "Flash." Eubanks forgot the countersign
("Thunder") and forgot that the clicker was
an alternative identification option, and
instead said, "Lightning." The man lobbed a
grenade in on the three E Company men.
They scattered, it went off, fortunately no
one was hurt, the soldier disappeared, which
was probably good for the group, as he was
clearly much too nervous to trust.
Gordon, Eubanks, and Guth started moving
down a hedgerow toward the beach. They
saw an American paratrooper running
through the field, crouch, and jump into a
drainage ditch (there was a three-quarters
moon that night, and few clouds over the
land, so visibility was fair). Gordon told the
others to stay still, he would check it out. He
crept to the ditch, where "I encountered
these two eyeballs looking up at me and the
muzzle of a pistol right in my face."
"Gordon, is that you?" It was Sgt. Floyd
Talbert. Now there were four. Together they
continued creeping, crawling, moving toward
the beach. A half- hour or so before first light,
Guth heard what he was certain was the
howling and whining of a convoy of 2'/2 ton
G.I. trucks going past. How could that be? The
seaborne invasion hadn't even started, much
less put truck convoys ashore. Some
Le soldat Gordon a atterri très brutalement. Il
n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait,
mais savait parfaitement ce qu’il voulait faire en
premier: assembler sa mitrailleuse. Il s’est caché
dans une haie et a procédé à l’assemblage à tâtons.
À peine avait-il fini qu’il a vu une silhouette se
diriger dans sa direction. « J’ai reconnu John
Eubanks à sa démarche. »Peu après, Forrest Guth
les a rejoints. Une autre silhouette est sortie de
l’obscurité. Gordon a demandé à Eubanks de lancer
l’interpellation convenue, mais avant même
qu’Eubanks n’ait eu le temps de réagir, la silhouette
a crié: «Flash ! ». Surpris, Eubanks s’est trompé de
mot de passe, répondant «éclair» au lieu de «
tonnerre », et la silhouette a réagi immédiatement
en dégoupillant une grenade et en la lançant sans
attendre dans la direction des trois hommes de la
compagnie E. Fort heureusement, ils ont eu le
temps de se disperser avant l’éclatement de la
grenade et n’ont pas été atteints. Lorsqu’ils se sont
relevés, la silhouette avait disparu, ce qui a été
probablement une bonne chose pour eux dans la
mesure où le nouvel arrivant était vraiment trop
nerveux pour qu’on puisse lui faire confiance.
Le trio a suivi une haie en direction de la plage. Un
parachutiste américain a traversé le pré en courant,
s’est accroupi et a sauté dans un fossé (la visibilité
était excellente car le ciel s’était dégagé, découvrant
la lune qui était dans son troisième quartier).
Gordon a demandé à ses deux compagnons de ne
pas bouger pendant qu’il allait aux nouvelles. Il a
rampé jusqu’au fossé. « Je me suis trouvé face à
deux pupilles dilatées et à la gueule d’un pistolet.»
« C’est toi, Gordon ? » a lancé le sergent Floyd
Talbert. Ils étaient désormais quatre et ils se sont
dirigés vers la plage en marchant à quatre pattes et
en rampant. Une demi-heure environ avant le point
du jour, Guth a cru entendre le bruit caractéristique
d’un convoi de camions transportant une unité
d’infanterie
américaine.
Pourtant,
c’était
impossible, le débarquement n’avait pas encore
commencé. De formidables explosions se sont
produites à l’intérieur des terres, mettant un terme
250
tremendous bursts coming from inland
answered the question: the noise Guth heard
came from the shells passing overhead, shells
from the 16-inch naval guns on the
battleships offshore.
The E Company foursome joined up with a
group from the 502nd that had just captured
a German strong point in a large farm
complex that dominated the crossroads north
of the beach at Ravenoville. They spent the
day
defending
the
fortress
from
counterattacks. In the morning of D-Day plus
one, they set out southward in search of their
company.
Jim Alley crashed into a wall behind a house,
one of those French walls with broken glass
imbedded in the top. He was cut and
bleeding in several places. He backed into the
corner of a garden and was in the process of
cutting himself out of the harness when
someone grabbed his arm. It was a young
woman, standing in the bushes.
à ses interrogations. Le bruit qu’il avait entendu
était celui des obus de gros calibre tirés par les
canons des bâtiments de guerre qui avaient pris
position au large de la plage.
"Me American," Alley whispered. "Go vay, go
vay." She went back into her house.
« Me, American, a-t-il chuchoté. Go away, go away
! »La jeune femme est repartie vers la maison.
Ayant retrouvé son leg bag,
Alley found his leg pack, got his gear together
(thirteen rounds of 60 mm mortar
ammunition, four land mines, ammunition
for his M-l, hand grenades, food, the base
plate for the mortar and other stuff), climbed
to the top of the wall, and drew machine-gun
fire. It was about a foot low. He got covered
with plaster before he could fall back into the
garden.
He lay down to think about what to do. He
ate one of his Hershey bars and decided to go
out the front way. Before he could move, the
young woman came out of the house, looked
at him, and proceeded out the front gate.
Alley figured, "This is it. I'll make my stand
here." Soon she returned. A soldier stepped
through the gate after her. "I had my gun on
him and he had his on me." They recognized
Les quatre de la compagnie E ont finalement rejoint
un groupe du 502’ RIP qui venait tout juste de
s’emparer d’un point fortifié allemand installé dans
une grosse ferme dominant plusieurs carrefours, à
Ravenoville, au nord d’Utah Beach. Ils ont passé la
journée du 6 juin à aider ceux du 502’ à repousser
plusieurs contre-attaques ennemies et, au matin du
7, ils sont partis vers le sud à la recherche de leur
compagnie.
Jim Alley a atterri derrière une maison, sur un de ces
murs français couronnés de morceaux de verre.
Victime de plusieurs coupures, il s’est réfugié au
fond du jardin. Tandis qu’il était occupé à se
débarrasser de son harnais de parachute à l’aide de
son couteau, quelqu’un lui a saisi le bras. Il s’est
retourné et a vu une jeune femme sortie d’un
buisson.
Alley a fait l’inventaire de son paquetage (13 obus
de mortier de 60 mm, 4 mines terrestres, des
munitions pour son fusil M-1, des grenades à. main,
des rations, le socle du mortier, etc.) et a entrepris
d’escalader le mur. En arrivant au sommet, il a
essuyé un tir de mitrailleuse. La rafale l’a manqué
d’une trentaine de centimètres, le couvrant de
plâtre avant qu’il ait le temps de se laisser retomber
dans le jardin.
Il est resté allongé un moment, réfléchissant à ce
qu’il devait faire. Après avoir mangé une de ses
Hershey bars, il a décidé de partir par le devant de la
maison. Mais il n’a pas eu le temps de mettre son
projet à exécution, car la jeune femme est ressortie
de la maison et l’a regardé avant de franchir le
portail. Alley a pensé : « C’est foutu. Cette fois-ci,
c’est la bonne ! Il va falloir que j’affronte l’ennemi ici
même. » La jeune femme est revenue, suivie par un
251
each other,- he was from the 505th.
"Where the hell am I?" Alley demanded. He
was told "Ste. Mere-Eglise." He joined up
with the 505th. At about daybreak he ran
into Paul Rogers and Earl McClung from Easy.
They spent the day, and the better part of the
week that followed, fighting with the 505th.
All across the peninsula, throughout the night
and into the day of D-Day, paratroopers were
doing the same— fighting skirmishes, joining
together in ad hoc units, defending positions,
harassing the Germans, trying to link up with
their units. This was exactly what they had
been told to do. Their training and confidence
thus overcame what could have been a
disaster, and thereby turned the scattered
drop from a negative into a plus. The
Germans, hearing reports of action here,
there, everywhere, grossly overestimated the
number of troopers they were dealing with,
and therefore reacted in a confused and
hesitant manner.
Winters had come down on the edge of Ste.
Mere-Eglise. He could see the big fire near
the church, hear the church bell calling out
the citizens to fight the fire. He could not find
his leg bag. The only weapon he had was his
bayonet, stuck into his boot. His first thought
was to get away from the machine-gun and
small arms fire in the church square. Just as
he started off, a trooper landed close by.
Winters helped him out of his chute, got a
grenade from him, and said "Let's go back
and find my leg bag." The trooper hesitated.
"Follow me," Winters ordered and started
off. A machine- gun opened up on them. "To
hell with the bag," Winters said. He set out to
the north to bypass Ste. Mere-Eglise before
soldat. « J ‘ai braqué mon fusil sur lui, et il a fait de
même. » Heureusement, ils se sont reconnus à
temps. Le nouveau venu appartenait au 505e RIP.
- Mais bon sang, demanda Alley, où est-ce que j’ai
atterri ?
- À Sainte-Mère-Église.
Il a rejoint les rangs du 505e. Au lever du jour, il est
tombé sur Paul Rogers et Earl McClung, deux
hommes de la compagnie E, et tous trois ont passé
une bonne partie de la semaine qui a suivi à
combattre avec le 505e.
Dans toute la presqu’île du Cotentin, durant la nuit
du 5 au 6 juin, puis la journée du 6, tous les
parachutistes américains ont agi de même,
participant à des escarmouches, se regroupant en
unités de circonstance, harcelant les Allemands,
défendant les positions conquises, puis tentant de
rejoindre leur unité d’origine. C’était exactement ce
qu’on leur avait demandé de faire. La qualité de leur
entraînement et leur confiance en eux ont renversé
une situation qui aurait pu tourner au désastre, en
tirant paradoxalement avantage du fait que les
parachutages avaient été trop dispersés, ce qui
aurait dû être un grave inconvénient. Confrontés à
des informations relatant une multitude d’actions
sur toute la région, les Allemands ont surestimé
grossièrement le nombre de leurs adversaires et
réagi de façon confuse et hésitante.
Winters avait atterri à la lisière de Sainte-MèreÉglise. Il pouvait voir l’incendie qui faisait rage près
de l’église, et entendre la cloche qui appelait les
habitants du village à combattre le feu. Comme il
n’avait pas retrouvé son leg bag, il ne possédait
qu’une arme, sa baïonnette, fixée à l’un de ses
brodequins. Son premier soin fut de s’éloigner des
tirs de mitrailleuses et d’armes légères qui se
répondaient sur ‘la place de l’église. Au moment où
il se mettait en route, un parachutiste atterrit juste
à côté de lui. Il l’aida à se débarrasser de son
parachute et, après lui avoir emprunté une grenade,
décida : « Revenons vers l’église et essayons de
retrouver. mon leg bag. » Voyant que le soldat
hésitait, Winters lui donna l’ordre de le suivre, mais
252
turning east to the coast. In a few minutes,
he saw some figures and used his cricket. He
got a reassuring double click- clack from
Sergeant Lipton.
Lipton had landed in a walled-in area behind
the hotel de ville (city hall) in Ste. MereEglise, a block from the church. Like Winters,
he had lost his weapon when he lost his leg
bag. In his musette bag he had two grenades
and a demolitions kit, plus his trench knife.
He climbed over a gate and worked his way
down the street, away from the church and
the fire. At the edge of town there was a low,
heavy concrete signpost with the name of the
village on it. Lipton put his face up close to
the letters and moved along them, reading
them one by one, until he knew that the sign
read "Ste. Mere-Eglise."
Paratroopers were coming down around
him. Not wanting to get shot by a nervous
American, when he saw two coming down
close together, he ran right under them.
When they hit the ground, before they could
even think about shooting, Lipton was
already talking to them. They were from the
82nd Airborne, 10 kilometers away from
where they were supposed to be. Sergeant
Guarnere joined up, along with Don
Malarkey, Joe Toye, and Popeye Wynn. A few
minutes later, Lipton ran into Winters.
"I saw a road sign down there," Lipton
reported. "Ste. Mere-Eglise."
"Good," Winters answered. "I know where
that is. I can take it from here." He set out at
the head of the group, objective Ste. Mariedu-Mont. They joined a bunch from the
alors qu’ils revenaient sur leurs pas, une mitrailleuse
les prit pour cible. « Tant pis pour ce ñchu leg bag »,
marmonna Winters. Ils repartirent en direction du
nord afin de contourner Sainte-Mère-Église avant de
se diriger vers l‘est et la plage. Quelques minutes
plus tard, apercevant plusieurs silhouettes, Winters
se servit de son « grillon ». Un double « clic-clac » lui
répondit, et le sergent Lipton fit son apparition.
Lipton avait atterri dans un jardin clos de murs,
derrière la mairie de Sainte-Mère-Église, à proximité
de l’église. En perdant son leg bag, il avait perdu son
arme, mais il possédait toujours son poignard et,
dans une musette, deux grenades et du matériel de
démolition. Il avait franchi une porte et suivi une rue
qui l’éloignait de l’église et de l’incendie. Au-delà de
la dernière maison il y avait un gros poteau
indicateur en ciment sur lequel était écrit le nom du
village. Lipton s’était approché très près pour
déchiffrer les lettres une à une malgré l’obscurité : «
Sainte-Mère-Église ».
Le ciel était plein de parachutistes. Ne voulant pas
risquer de servir de cible à un compatriote trop
nerveux, Lipton avait couru se placer près du point
de chute de deux d’entre eux et, sans leur laisser le
temps d’avoir une réaction malheureuse, s’était
empressé de se faire connaître. Les deux
parachutistes appartenaient à la 82€ division
aéroportée et se trouvaient à une dizaine de
kilomètres de ce qui aurait dû être leur point de
chute. Le sergent Guarnere, puis Don Malarkey, le
caporal Joe Toye et Robert « Popeye » Wynn les
avaient rejoints. Quelques minutes plus tard, Lipton
et ses compagnons tombaient sur Winters.
-
J ‘ai vu un poteau indicateur par là-bas,
expliqua Lipton. Le village s’appelle SainteMère-Église.
-
Parfait, répondit Winters. Je sais où nous
sommes. À partir de là, je peux m’orienter. Il
253
502nd. About 0300 hours they spotted a
German patrol, four wagons coming down
the road. They set up an ambush, and there
Guarnere got his first revenge for his brother,
as he blasted the lead wagons. The other two
got away, but E Company took a few
prisoners.
A German machine-gun opened fire on the
group. When it did, the prisoners tried to
jump the Americans. Guarnere shot them
with his pistol. "No remorse," he said when
describing the incident forty-seven years
later. "No pity. It was as easy as stepping on a
bug." After a pause, he added, "We are
different people now than we were then."
At about 0600 hours they ran into Capt. Jerre
Gross of D Company and forty of his men.
They joined forces to head toward Ste.
Marie-du-Mont,
some
8
kilometers
southeast. In a few minutes they ran into the
2nd Battalion staff with about forty more
men. Winters found an M-l, then a revolver,
belt, canteen, and lots of ammunition, "so I
was feeling ready to fight —especially after I
bummed some food from one of the boys."
Lipton found a carbine. The others armed
themselves.
As the Americans moved toward Ste. Mariedu-Mont, so did the commander of the
German unit defending the area, Col.
Frederick von der Heydte of the 6th
Parachute Regiment. He was an experienced
soldier, having been in the German Army
since the mid-1920s and having led men in
combat in Poland, France, Russia, Crete, and
prit la tête du petit groupe, les entraînant
dans la direction de Sainte-Marie-du-Mont.
En chemin, ils furent rejoints par plusieurs
hommes du 502e RIP. Vers 3 heures, voyant
venir sur la route une patrouille motorisée
allemande, ils lui tendirent une embuscade,
et Guarnere put venger son frère une
première fois en faisant sauter les deux
camions de tête. Les deux autres ont réussi
à continuer leur route, mais les Américains
firent quelques prisonniers.
Peu après, une mitrailleuse les prit pour cible et
leurs prisonniers en profitèrent pour tenter de
s’échapper, mais Guarnere les abattit froidement à
coups de pistolet. «Sans remords », a-t-il précisé en
évoquant l’incident, quarante-sept ans plus tard. «
Sans pitié. Aussi facilement qu’on écrase un cafard.
» Après une pause, il a ajouté : « Aujourd’hui, nous
sommes différents de ce que nous étions à
l’époque. ».
Vers 6 heures, le groupe Winters rejoignit le
capitaine Jerre Gross (commandant la compagnie D)
et une quarantaine de ses hommes. Ensemble, ils
progressèrent vers Sainte-Marie-du-Mont situé à
environ 8 km au sud-est. Quelques minutes plus
tard, ils tombèrent sur l’état-major du 2e bataillon
du 506e RIP, commandé par le lieutenant-colonel
Robert Strayer, qui avait déjà réussi à regrouper une
quarantaine d’hommes. Winters put récupérer un
fusil M-1, un revolver, une cartouchière, un bidon et
une provision de munitions. « Je me suis senti enfin
prêt à combattre; surtout après avoir emprunté de
quoi manger à l’un des gars. »Lipton trouva une
mitraillette et les autres purent compléter leur
armement.
Tandis que les Américains faisaient mouvement vers
Sainte-Marie-du-Mont, depuis le nord, le colonel
Frederick Von der Heydte, l’officier allemand qui
commandait le 6e régiment de parachutistes l’unité chargée de la défense de la zone - en faisait
autant, depuis le sud. C’était un officier
expérimenté, sorti de l’école militaire au milieu des
254
North Africa. Colonel von der Heydte was the
senior German officer present, as the division
commanders were in Rennes, on the Seine
River, for a war game. He had one battalion
in and around Ste. Mere-Eglise, another near
Ste. Marie-du-Mont, the third in Carentan. All
his platoons were standing too, some were
trying to engage the Americans, but
confusion caused by reports of landings here,
there, seemingly everywhere had made
concerted counterattacks impossible.
Colonel von der Heydte wanted to see for
himself. He drove his motorcycle from
Carentan to Ste. Marie-du- Mont, where he
climbed to the top of the church steeple, 50
or 60 meters above the ground. There he had
a magnificent view of Utah Beach.
What he saw quite took his breath away. "All
along the beach," he recalled in a 1991
interview, "were these small boats, hundreds
of them, each disgorging thirty or forty armed
men. Behind them were the warships,
blasting away with their huge guns, more
warships in one fleet than anyone had ever
seen before."
Around the church, in the little village and
beyond in the green fields crisscrossed by
hedgerows, all was quiet. The individual
firefights of the night had tapered off with
the coming of light. Von der Heydte could see
neither American nor German units.
Climbing down from the steeple, the colonel
drove his motorcycle a couple of kilometers
north to Brecourt Manor, where the German
artillery had a battery of four 105 mm cannon
dug in and camouflaged. There were no
artillery men around; evidently they had
scattered in the night after the airborne
landings began. Von der Heydte roared back
to Carentan, where he ordered his 1st
années 20 et qui avait combattu en Pologne, en
France, en Russie, en Crète et en Afrique du Nord. Il
était ce jour-là l’officier allemand du rang le plus
élevé présent dans la région, car les officiers
généraux commandant les deux divisions
stationnées dans le Cotentin se trouvaient à Rouen
pour participer à un jeu de stratégie militaire. Des
trois bataillons que commandait le colonel Von der
Heydte, un se trouvait à Carentan, un autre à SainteMarie-du-Mont, et le troisième à Sainte-MèreÉglise. Tous les hommes des deux derniers
s’efforçaient de localiser et d’attaquer l’ennemi,
mais la confusion provoquée par les informations
faisant état d’une multitude de parachutages
rendait toute contre-attaque concertée impossible.
Voulant se rendre compte par lui-même, le colonel
Von der Heydte a fait le trajet en moto de Carentan
à Sainte-Marie-du-Mont, et il est monté au dernier
étage du curieux clocher Renaissance de l’église
paroissiale. De là, à 50 ou 60 m de haut, on a une
vue magnifique sur Utah Beach.
Ce qu’il a vu lui a coupé le souffle. «Tout le long de
la plage, se rappelait-il en 1991, à l’occasion d’une
interview, des centaines de petits bateaux
déversaient chacun 30 ou 40 hommes. Derrière eux,
on apercevait des bâtiments de guerre dont les
canons de gros calibre tiraient en continu. Personne
jusque-là n’avait vu une flotte de guerre aussi
nombreuse. ».
Autour de l’église, dans le petit village et au-delà
dans les prés verts quadrillés de haies, tout était
calme. Les fusillades sporadiques de la nuit avaient
cessé au lever du jour.
N’apercevant ni soldats allemands ni soldats
américains, Von der Heydte redescendit du clocher
et poussa jusqu’au manoir de Brécourt, à moins de 2
km au nord, où l’artillerie allemande avait installé
une batterie de quatre pièces de 88 mm, enterrées
et camouflées. Les artilleurs allemands n’étaient pas
à leur poste ; de toute évidence, ils s’étaient
255
Battalion to occupy and hold Ste. Marie-duMont and Brecourt, and to find some
artillerymen to get that battery working. It
was perfectly placed to lob shells on the
landing craft on Utah Beach, and to engage
the warships out in the Channel.
By this time, about 0700, E Company
consisted of two light machine-guns, one
bazooka (no ammunition), one 60 mm
mortar, nine riflemen, and two officers. As
the 2nd Battalion moved into a group of
houses in a tiny village called Le GrandChemin, just three kilometers or so short of
Ste. Marie-du-Mont, it drew heavy fire from
up-front. The column stopped; Winters and
his men sat down to rest. Ten or fifteen
minutes later, battalion S-l Lt. George
Lavenson, formerly of E Company, came
walking down the road. "Winters," he said,
"they want you up-front."
Captain Hester, S-3, and Lieutenant Nixon, S2, both close friends of Winters, told him
there was a four-gun battery of German 105
mm cannon a few hundred meters across
some hedgerows and open fields, opposite a
large French farmhouse called Brecourt
Manor. Intelligence had not spotted the
cannon, as they were dug into the hedgerow,
connected by an extensive trench system,
covered by brush and trees. There was a fiftyman platoon of infantry defending the
position (part of Colonel von der Heydte's 1st
Battalion); the cannon had just gone into
action, firing on Utah Beach, some 4 or 5
kilometers to the northeast. The 2nd
Battalion was less than 100 men strong at
that point. Lieutenant Colonel Strayer had
responsibilities in all four directions from Le
Grand-Chemin. He was trying to build his
battalion up to somewhere near its full
strength of 600 men, and to defend from
dispersés après les parachutages de la nuit. Von der
Heydte repartit en trombe à Carentan où il donna
l’ordre à son bataillon d’aller occuper Sainte-Mariedu-Mont et Brécourt, et de trouver les artilleurs
nécessaires pour servir la batterie de Brécourt qui
était très bien placée pour canonner les barges de
débarquement et les bâtiments de guerre qui se
trouvaient au large.
Au même moment, c’est-à-dire vers 7 heures
environ, la compagnie E ne se composait encore que
de deux officiers, trois sous-officiers et sept
hommes de troupe disposant de deux mitrailleuses,
un bazooka (sans munitions) et un mortier de 60
mm. Quand le 2e bataillon du 506e RIP de la 101e
division aéroportée américaine a atteint un hameau
appelé Le Grand-Che-min, à 3 km environ au nord
de Sainte-Marie-du-Mont, il a essuyé un feu nourri.
La colonne s’est arrêtée. Winters et ses hommes se
sont assis par terre pour se reposer. Dix minutes ou
un quart d’heure plus tard, le lieutenant George
Lavenson, un ancien de la compagnie E devenu
officier personnel du bataillon, est arrivé en suivant
la route et a lancé: « Winters, on vous demande en
première ligne.»
Devenus respectivement officier des opérations et
officier du renseignement du bataillon, le capitaine
Hester et le lieutenant Nixon, deux amis intimes de
Winters, lui ont expliqué qu’à quelques centaines de
mètres en avant d’eux, au-delà des haies qui leur
bouchaient la vue, et à proximité d’une grosse
ferme appelée Manoir de Brécourt, il y avait une
batterie allemande de quatre pièces de 88 que les
services de renseignements alliés n’avaient pas
repérées parce qu’elles étaient enterrées,
dissimulées par des haies et reliées par un réseau de
tranchées couvert de broussailles et d’arbres. La
position était défendue par une section forte d’une
cinquantaine d’hommes (appartenant au bataillon
du colonel Von der Heydte). La batterie venait
d’entrer en action, canonnant Utah Beach, à5 km au
nord-est. À ce moment-là, le 2e bataillon du 506e
RIP n’était fort que d’une centaine d’hommes, alors
que son effectif normal s’élevait à 600 hommes, et
256
counterattacks. He could only afford to send
one company to attack the German battery.
Hester told Winters to take care of that
battery.
It was 0830. Captain Sobel was about to get a
little revenge on Hitler, the U.S. Army was
about to get a big payoff from its training and
equipment investment, the American people
were about to get their reward for having
raised such fine young men. The company
that Sobel and the Army and the country had
brought into being and trained for this
moment was going into action.
Winters went to work instinctively and
immediately. He told the men of E Company
to drop all the equipment they were carrying
except weapons, ammunition, and grenades.
He explained that the attack would be a quick
frontal assault supported by a base of fire
from different positions as close to the guns
as possible. He set up the two machine- guns
to give covering fire as he moved the men
forward to their jump-off positions.
The field in which the cannon were located
was irregular in shape, with seven acute
angles in the hedgerow surrounding it. This
gave Winters an opportunity to hit the
Germans from different directions. Winters
placed his machine-guns (manned by Pvts.
John Plesha and Walter Hendrix on one gun,
Cleveland Petty and Joe Liebgott on the
other) along the hedge leading up to the
objective, with instructions to lay down
covering fire. As Winters crawled forward to
the jump-off position, he spotted a German
helmet— the man was moving down the
trench, crouched over, with only his head
above ground. Winters took aim with his M-l
and squeezed off two shots, killing the Jerry.
le lieutenant-colonel Strayer devait occuper toute la
zone s’étendant autour du Grand-Chemin et la
défendre des contre-attaques ennemies. Il ne
pouvait pas se permettre de distraire une trop
grande partie de ses faibles forces pour attaquer la
batterie de Brécourt. Hester a donc demandé à
Winters de s’en charger.
Il était 8 h 30. Le capitaine Sobel n’allait pas tarder à
prendre une petite revanche sur Hitler, l’armée de
terre américaine était sur le point d’encaisser les
bénéfices de ses investissements en- entraînement
et en équipement; quant au peuple américain, il
allait être récompensé d’avoir élevé une aussi
admirable jeunesse. La compagnie que Sobel,
l’armée de terre américaine et les États-Unis avaient
créée et entraînée à cet effet se préparait à passer à
l’action.
Winters se mit au travail immédiatement et
instinctivement. Il demanda à ses hommes de se
débarrasser dé tout ce qu’ils transportaient à
l’exception de leurs armes, munitions et grenades,
puis leur expliqua qu’il avait opté pour une rapide
attaque frontale sous le couvert de tirs de
protection provenant de diverses positions aussi
proches que possible des pièces d’artillerie.
Le pré dans lequel se trouvait la batterie avait une
forme très irrégulière ; les haies qui l’entouraient
formaient sept angles aigus, ce qui offrait à Winters
la possibilité de canarder les Allemands de
différentes directions tout en avançant vers
l’ennemi, il disposa ses deux mitrailleuses (servies
par les soldats John Plesha, Walter Hendrix,
Cleveland Petty et Joe Liebgott) de part et d’autre
de la haie conduisant à l’objectif. Tout en rampant
vers sa position d’attaque, Winters aperçut un
casque allemand qui se déplaçai tau niveau du sol—
le soldat qui le portait marchait à croupetons le long
d’une tranchée, et seule sa tête était visible.
Winters tira sur lui à deux reprises avec son M-l et le
soldat s’écroula.
Winters told Lieutenant Compton to take
257
Sergeants Guarnere and Malarkey, get over
to the left, crawl through the open field, get
as close to the first gun in the battery as
possible, and throw grenades into the trench.
He sent Sergeants
Lipton and Ranney out along the hedge to the
right, alongside a copse of trees, with orders
to put a flanking fire into the enemy position.
Winters would lead the charge straight down
the hedge. With him were Pvts. Gerald
Lorraine (of regimental HQ; he was Colonel
Sink's jeep driver) and Popeye Wynn and Cpl.
Joe Toye.
Here the training paid off. "We fought as a
team without standout stars," Lipton said.
"We were like a machine. We didn't have
anyone who leaped up and charged a
machine-gun. We knocked it out or made it
withdraw by maneuver and teamwork or
mortar fire. We were smart; there weren't
many flashy heroics. We had learned that
heroics was the way to get killed without
getting the job done, and getting the job
done was more important."
When Ranney and Lipton moved out along
the hedge, they discovered they could not
see the German positions because of low
brush and ground cover. Lipton decided to
climb a tree, but there were none of
sufficient size to allow him to fire from
behind a trunk. The one he picked had many
small branches,- he had to sit precariously on
the front side, facing the Germans, exposed if
they looked his way, balancing on several
branches. About 75 meters away, he could
see about fifteen of the enemy, some in the
trenches, others prone in the open, firing
toward E Company, too intent on the activity
Puis Winters donna l’ordre au sous-lieutenant
Compton de prendre avec lui le sergent Guarnere et
le soldat Malarkey et de faire mouvement vers la
gauche en rampant à travers le pré, afin de
s’approcher le plus près possible de la première
pièce d’artillerie pour pouvoir lancer des grenades
dans la tranchée.
Enfin, il envoya les sergents Lipton et Ranney sur sa
droite, le long d’un taillis, avec l’ordre d attaquer la
position ennemie parle flanc.
Winters se réservait de conduire l’attaque frontale
en suivant la haie, entraînant avec lui le caporal Joe
Toye, les soldats Robert « Popeye » Wynn et Gerald
Lorraine (ce dernier appartenait à l’état-major du
régiment , il était le chauffeur de la jeep du colonel
Sink).
L’entrainement qu’ils avaient reçu se révéla efficace
Lipton expliquera : « Nous combattions en équipe.
Personne ne cherchait à jouer les vedettes. Nous
étions comme une machine bien rodée. Aucun
d’entre nous ne bondissait pour prendre d’assaut
une mitrailleuse, nous la réduisions au silence par
une habile manoeuvre, un travail d’équipe ou un tir
de mortier. Usant de ruse, nous évitions les actes
d’héroïsme. Nous avions appris que les héros se
faisaient tuer avant d’avoir fait leur boulot, alors
qu’il n’y avait rien de plus important que de remplir
sa mission. »
En suivant le taillis, Ranney et Lipton se rendirent
compte qu’ils ne pouvaient pas voir les positions
allemandes à cause des broussailles et des replis du
terrain. Lipton décida donc de grimper dans un
arbre, mais il n’y en avait pas d’assez gros pour qu’il
puisse se dissimuler derrière le tronc. Celui qu’il
choisit avait de nombreuses petites branches sur
lesquelles il s’assit en équilibre précaire. Les
branches se balançaient et il serait exposé à la vue
des Allemands s’ils regardaient dans sa direction. À
environ 75 m de lui, il pouvait apercevoir une
quinzaine de soldats ennemis, certains accroupis
258
to their front to notice Lipton.
Lipton was armed with a carbine he had
picked up during the night. He fired at a
German in the field. The enemy soldier
seemed to duck. Lipton fired again. His target
did not move. Not certain that the carbine
had been zeroed in, Lipton aimed into the
dirt just under the man's head and squeezed
off another round. The dirt flew up right
where he aimed; Lipton now knew that the
carbine's sights were right and his first shot
had killed the man. He began aiming and
firing as fast as he could from his shaky
position.
Lieutenant Compton was armed with a
Thompson submachine-gun that he had
picked up during the night (he got it from a
lieutenant from D Company who had broken
his leg in the jump). Using all his athletic skill,
he successfully crawled through the open
field to the hedge, Guarnere and Malarkey
alongside him. The Germans were receiving
fire from the machine-gun to their left, from
Lipton and Ranney to their rear, and from
Winters' group in their front. They did not
notice Compton's approach.
When he reached the hedge, Compton
leaped over and through it. He had achieved
complete surprise and had the German gun
crew and infantry dead in his sights. But
when he pulled the trigger on the borrowed
tommy-gun, nothing happened. It was
jammed.
At that instant, Winters called, "Follow me,"
and the assault team went tearing down the
hedge toward Compton. Simultaneously,
Guarnere leaped into the trench beside
Compton. The German crew at the first gun,
under attack from three directions, fled. The
infantry retreated with them, tearing down
dans des tranchées, d’autres couchés sur le ventre,
à découvert. Tous tiraient en direction du lieutenant
Winters et étaient bien trop occupés par ce qui se
passait devant eux pour remarquer la présence de
Lipton.
Armé d’une carabine récupérée pendant la nuit,
Lipton tira sur un des Allemands qui se tenaient à
découvert. Celui-ci parut piquer du nez. Lipton
tirade nouveau, mais sa cible ne bougea pas et il se
demanda si la hausse de la carabine avait été
correctement réglée. Il tira pour la troisième fois,
juste au-dessous de la tête de l’Allemand et la
poussière vola à l’endroit précis où il avait visé. Le
réglage de la hausse était donc bon et sa première
balle avait fait mouche. Alors, il se mit à tirer aussi
vite que possible depuis son poste de tir branlant.
Le sous-lieutenant Compton était armé d’une
mitraillette Thompson que lui avait donnée un
lieutenant de la compagnie D qui s’était cassé la
jambe à l’atterrissage. Flanqué de Guarnere et
Malarkey, il rampa à travers le pré jusqu’à la haie.
Pris sous le feu, croisé de la mitrailleuse qui se
trouvait sur leur gauche, de Lipton et Ranney qui
étaient derrière eux, et du groupe Winters qui les
attaquait de front, les Allemands ne virent pas venir
Compton, Guarnere et Malarkey.
Lorsque Compton franchit la haie, l’effet de surprise
fut total. Artilleurs et fantassins ennemis étaient à
sa merci, mais lorsqu’il appuya sur la détente de la
mitraillette, il ne se passa rien! L’arme était enrayée.
Au même moment, Guarnere sauta dans la
tranchée, à côté de Compton, Winters cria « Suivezmoi ! » et le groupe d’assaut se rua dans la direction
du groupe Compton. Se voyant attaqués de toutes
parts, les artilleurs allemands prirent la fuite, imités
259
the trench, away from Compton, Guarnere,
and Malarkey. The Easy Company men began
throwing grenades at the retreating enemy.
Compton had been an All-American catcher
on the UCLA baseball team. The distance to
the fleeing enemy was about the same as
from home plate to second base. Compton
threw his grenade on a straight line—no
arch—and it hit a German in the head as it
exploded. He, Malarkey, and Guarnere then
began lobbing grenades down the trench.
Winters and his group were with them by
now, firing their rifles, throwing grenades,
shouting, their blood pumping, adrenalin
giving them Superman strength.
Wynn was hit in the butt and fell down in the
trench, hollering over and over, "I'm sorry,
Lieutenant, I goofed off, I goofed off, I'm
sorry." A German potato masher sailed into
the trench,-everyone dived to the ground.
"Joe, look out!" Winters called to Toye. The
grenade had landed between his legs as he
lay face down. Toye flipped over. The potato
masher hit his rifle and tore up the stock as it
exploded, but he was uninjured. "If it wasn't
for Winters," Toye said in 1990, "I'd be
singing high soprano today."
Winters tossed some grenades down the
trench, then went tearing after the retreating
gun crew. Private Lorraine and Sergeant
Guarnere were with him. Three of the enemy
infantry started running cross-country, away
toward Brecourt Manor.
"Get 'em!" Winters yelled. Lorraine hit one
with his tommy-gun,- Winters aimed his M-l,
squeezed, and shot his man through the back
of his head. Guarnere missed the third Jerry,
but Winters put a bullet in his back. Guarnere
followed that up by pumping the wounded
man full of lead from his tommy-gun. The
par les fantassins et Compton, Guarnere et
Malarkey leur lancèrent des grenades
Compton avait fait partie de l’équipe de baseball de
l’UCLA et avait été élu meilleur joueur universitaire
de la saison à son poste. La distance qui le séparait
des fuyards était à peu près équivalente à la
distance entre la home plate et la deuxième base
d’un terrain de base-ball. Il effectua un tir tendu et
sa grenade frappa un Allemand à la tête avant
d’exploser. Tirant avec leurs fusils, lançant des
grenades et criant à tue-tête, Winters et son groupe
rejoignirent Compton, Guarnere et Malarkey. Le
sang battait à tout rompre dans leurs veines, et
l’adrénaline leur donnait une force surhumaine.
Blessé au postérieur, Wynn tomba dans la tranchée.
Il ne cessait de brailler: « Je suis désolé, lieutenant
j’ai fait le con ! Je suis désolé... » Voyant arriver une
grenade allemande, ils se jetèrent tous à plat
ventre.
« Joe ! Fais gaffe ! » hurla Winters. La grenade avait
atterri entre les jambes de Joe Toye. Alerté par le cri
de Winters Toye fit un bond de côté. En explosant,
la grenade brisa le fût de son fusil, mais lui-même
n’était pas blesse «Si Winters n’avait pas été là,
j’aurais aujourd’hui une voix de soprano », a
reconnu Toye en1990.
Winters lança encore quelques grenades avant de
poursuivre les fuyards en compagnie du sergent
Guarnere et du soldat Gerald Lorraine. Trois des
artilleurs allemands se mirent à. courir à travers
prés en direction du Manoir de Brécourt.
«Ne les laissez pas filer ! » hurla Winters. Lorraine
en abattit un avec sa mitraillette ; Winters épaula
son fusil pressa la détente et tua son homme d’une
balle en pleine tête ; Guarnere rata le troisième,
mais Winters eut le temps de lui loger une balle
260
German kept yelling, "Help! Help!" Winters
told Malarkey to put one through his head.
A fourth German jumped out of the trench,
about 100 yards up the hedge. Winters saw
him, lay down, took careful aim, and killed
him. Fifteen or twenty seconds had passed
since he had led the charge. Easy had taken
the first gun.
Winters' immediate thought was that there
were plenty of Germans further up the
trench, and they would be counterattacking
soon. He flopped down, crawled forward in
the trench, came to a connecting trench,
looked down, "and sure enough there were
two of them setting up a machine-gun,
getting set to fire. I got in the first shot and
hit the gunner in the hip; the second caught
the other boy in the shoulder."
Winters put Toye and Compton to firing
toward the next gun, sent three other men to
look over the captured cannon, and three to
cover to the front. By this time Lipton had
scrambled out of his tree and was working his
way to Winters. Along the way he stopped to
sprinkle some sulfa powder on Wynn's butt
and slap on a bandage. Wynn continued to
apologize for goofing off. Warrant Officer
Andrew Hill, from regimental HQ, came up
behind Lipton.
"Where's regimental HQ?" he shouted.
"Back that way," Lipton said, pointing to the
rear. Hill raised his head to look. A bullet hit
him in the forehead and came out behind his
ear, killing him instantly.
After that, all movement was confined to the
trench system, and in a crouch, as German
machine-gun fire was nearly continuous,
cutting right across the top of the trench. But
dans le dos. L’Allemand n’étant que blessé,
Guarnere le truffa de plomb avec sa mitraillette.
Comme il criait toujours « À l’aide 1 à l’aide ! »,
Winters ordonna à Malarkey de l’achever d’une
balle dans la tête.
Un quatrième Allemand jaillit de la tranchée, une
centaine de mètres plus loin. Winters le vit, adopta
la position du tireur couché, visa posément et tua
son homme une fois encore. Quinze ou vingt
minutes s’étaient écoulées depuis qu’i1 avait
commandé l’assaut et les hommes de la compagnie
E venaient de s’emparer du premier des quatre
canons.
Winters se dit que les Allemands étaient encore
nombreux et n’allaient pas tarder à contre-attaquer.
Ilse laissa tomber dans la tranchée, rampa jusqu’à
une intersection et jeta un oeil dans la tranchée
perpendiculaire. « Deux Allemands étaient en train
d’installer une mitrailleuse et se préparaient à ouvrir
le feu. J ‘ai tiré le premier, blessant l’un à la hanche
et l’autre à l’épaule. ».
Revenu en arrière, Winters demanda» à Toye et
Compton. de tirer en direction du deuxième canon
et regagna le premier canon. Entre-temps, Lipton
était descendu de son perchoir et se dirigeait lui
aussi vers le premier canon. Au passage, il s’arrêta
pour saupoudrer des sulfamides sur la blessure de
Wynn et lui faire un pansement. Wynn s’excusait
encore d’avoir gaffé. L’officier-technicien Andrew
Hill, qui appartenait à l’état-major du régiment,
arriva sur ces entrefaites.
-
Où se trouve l’état-major du régiment ?
cria-t-il à Lipton.
-
Par là, derrière, répondit Lipton en
indiquant de la main la direction. Hill leva la
tête pour mieux voir, et une balle le frappa
en plein front, ressortant derrière l’oreille,
261
Malarkey saw one of the Germans killed by
Winters, about 30 yards out in the field, with
a black case attached to his belt. Malarkey
thought it must be a Luger. He wanted it
badly, so he ran out into the field, only to
discover that it was a leather case for the 105
mm sight. Winters was yelling at him, "Idiot,
this place is crawling with Krauts, get back
here!". Evidently the Germans thought
Malarkey was a medic; in any case the
machine-gunners did not turn on him until he
started running back to the trench. With
bullets kicking up all around him, he dived
under the 105.
Winters was at the gun, wanting to disable it
but without a demolition kit. Lipton came up
and said he had one in his musette bag,
which was back where the attack began.
Winters told him to go get it.
Time for the second gun, Winters thought to
himself. He left three men behind to hold the
first gun, then led the other five on a charge
down the trench, throwing grenades ahead
of them, firing their rifles. They passed the
two Jerries at the machine-gun who had been
wounded by Winters and made them
prisoners. The gun crew at the second gun
fell back; Easy took it with only one casualty.
With the second gun in his possession, and
running low on ammunition, Winters sent
back word for the four machine-gunners to
come forward. Meanwhile six German
soldiers decided they had had enough; they
came marching down the connecting trench
to the second gun, hands over their heads,
calling out "No make dead! No make dead!"
Pvt. John D. Hall of A Company joined the
group. Winters ordered a charge on the third
gun. Hall led the way, and got killed, but the
gun was taken. Winters had three of his men
le tuant sur le coup.
Après cela, les hommes de la compagnie E ne se
déplacèrent qu’en suivant les tranchées à
croupetons, car les mitrailleuses allemandes tiraient
pratiquement en continu. Seul Malarkey fit
exception. Voyant que l’un des deux Allemands tués
par Winters - et qui gisait à une trentaine de mètres
de la tranchée - avait un étui noir à la ceinture, il
pensa qu’il contenait un Lüger. Brûlant d’envie de
posséder un de ces pistolets, il sortit de la tranchée
et courut à travers le pré, pour découvrir finalement
que l’étui ne contenait qu’un viseur de canon. «
Idiot ! Ça grouille de Boches par ici ! Reviens ! »
hurla Winters. Apparemment, les Allemands ont dû
croire que Malarkey était infirmier; toujours est-il
que les mitrailleurs ne s’intéressèrent à lui qu’au
moment où il revint encourant vers la tranchée.
Tandis que les balles sifflaient autour de lui, il
plongea dans l’encuvement où se trouvait le
premier canon capturé par la compagnie E.
Winters aurait voulu rendre cette pièce d’artillerie
inutilisable, mais c’était difficile sans matériel de
démolition. Lipton arriva à ce moment-là et lui dit
qu’il en avait dans la musette qu’il avait laissée en
arrière, avant l’assaut.
Winters lui donna l’ordre d’aller la chercher, puis
jugea qu’il était temps de s’occuper du deuxième
canon. Laissant trois hommes à la garde du premier,
il prit la tête d’un groupe de cinq hommes et tous
les six suivirent la tranchée en lançant des grenades
et en tirant avec leurs fusils. Ils retrouvèrent les
deux Allemands à la mitrailleuse que Winters avait
blessés et les firent prisonniers. Les artilleurs qui
servaient le deuxième canon préférèrent se replier,
et Winters put s’emparer de cette deuxième pièce
de 88 en n’ayant qu’un seul tué.
Manquant d’hommes et de munitions pour
poursuivre son avance, Winters envoya un courrier
demander à ses mitrailleurs de le rejoindre. Entretemps, six soldats allemands qui en avaient assez de
la guerre s’avancèrent dans la tranchée qui
conduisait à l’encuvement du deuxième canon, les
262
secure it. With eleven men, he now
controlled three 105s.
At the second gun site, Winters found a case
with documents and maps showing the
positions of all the guns and machine-gun
positions throughout the Cotentin Peninsula.
He sent the documents and maps back to
battalion, along with the prisoners and a
request for more ammunition and some
reinforcements, because "we were stretched
out too much for our own good." Using
grenades, he set about destroying the gun
crew's radio, telephone, and range finders.
Captain Hester came up, bringing three
blocks of TNT and some phosphorus
incendiary grenades. Winters had a block
dropped down the barrel of each of the three
guns, followed by a German potato-masher
grenade. This combination blew out the
breeches of the guns like half-peeled
bananas. Lipton was disappointed when he
returned with his demolition kit to discover
that it was not needed.
Reinforcements arrived, five men led by Lt.
Ronald Speirs of D Company. One of them,
"Rusty" Houch of F Company, raised up to
throw a grenade into the gun positions and
was hit several times across the back and
shoulders by a burst from a machine-gun. He
died instantly.
Speirs led an attack on the final gun, which he
took and destroyed, losing two men killed.
Winters then ordered a withdrawal, because
the company was drawing heavy machinegun fire from the hedges near Brecourt
Manor, and with the guns destroyed there
was no point to holding the position. The
machine-gunners pulled back first, followed
by the riflemen. Winters was last. As he was
mains sur la tête et criant : « Pas tuer ! Pas tuer ! ».
Rejoint par ses mitrailleurs et le soldat D. Hall, de la
compagnie A, Winters commanda l’assaut contre le
troisième canon. Hall, qui chargeait en tête, fut tué,
mais le canon tomba aux mains des hommes de la
compagnie E. Winters en laissa trois pour garder sa
nouvelle prise, puis revint vers le deuxième canon.
Sur place, il trouva une boîte contenant des
documents et des cartes qui indiquaient les
emplacements de toutes les batteries d’artillerie et
de tous les nids de mitrailleuses de la presqu’île du
Cotentin. Il s’empressa d’envoyer cartes et
documents, mais également ses prisonniers et une
demande de munitions ct de renforts, à son chef de
bataillon. « Nous étions trop peu nombreux et trop
dispersés. C’était dangereux pour notre sécurité. » À
l’aide des grenades qui lui restaient, Winters
entreprit de détruire les postes de radio, les
téléphones de campagne et les télémètres pris aux
Allemands. ».
Le capitaine Hester le rejoignit le premier, apportant
avec lui des paquets de TNT et quelques grenades
incendiaires au phosphore. Winters introduisit un
paquet de TNT purs une grenade dans le tube de
chacune des trois pièces d’artillerie, ce qui eut pour
effet de faire éclater la culasse, donnant a chaque
canon l’aspect d une banane a demi pelée. Lorsqu’il
revint avec son matériel de démolition, Lipton fut
très déçu de constater que celui ci n’était plus
nécessaire.
Les renforts arrivèrent peu après : cinq hommes
commandés par le lieutenant Ronald Speirs de la
compagnie D. L’un d’eux, « Rusty » Houch, de la
compagnie F sortit de la tranchée pour lancer une
grenade en direction du quatrième canon. Atteint
par une rafale de mitrailleuse, il fut tué sur le coup.
Speirs mena l’attaque contre la dernière pièce de
88, réussissant a la mettre hors d’usage, au prix de
263
leaving he took a final look down the trench.
"Here was this one wounded Jerry we were
leaving behind trying to put a MG on us
again, so I drilled him clean through the
head." It was 1130. About three hours had
passed since Winters had received the order
to take care of those guns.
With twelve men, what amounted to a squad
(later reinforced by Speirs and the others),
Company E had destroyed a German battery
that was looking straight down causeway No.
2 and onto Utah Beach. That battery had a
telephone line running to a forward observer
who was in a pillbox located at the head of
causeway No. 2. He had been calling shots
down on the 4th Infantry as it unloaded. The
significance of what Easy Company had
accomplished cannot be judged with any
degree of precision, but it surely saved a lot
of lives, and made it much easier—perhaps
even made it possible in the first instance—
for tanks to come inland from the beach. It
would be a gross exaggeration to say that
Easy Company saved the day at Utah Beach,
but reasonable to say that it made an
important contribution to the success of the
invasion.
Winters' casualties were four dead, two
wounded. He and his men had killed fifteen
Germans, wounded many more, and taken
twelve prisoners; in short, they had wiped
out the fifty man platoon of elite German
paratroops defending the guns, and scattered
the gun crews. In an analysis written in 1985,
Lipton said, "The attack was a unique
example of a small, well-led assault force
overcoming and routing a much larger
defending force in prepared positions. It was
the high morale of the E Company men, the
quickness and audacity of the frontal attack,
and the fire into their positions from several
deux tués.
Voyant que ses hommes et ceux du lieutenant
Speirs étaient pris sous le feu continu des
mitrailleuses installées dans les haies proches du
Manoir de Brécourt Winters leur commanda de
battre en retraite. Les quatre canons étant détruits,
il n y avait aucune raison de tenir la position
conquise Les mitrailleurs se replièrent les premiers
suivis par les fusiliers. Winters fermait la marche.
Avant de s’en aller il jeta un dernier coup d’œil dans
la tranchée « Un des Allemands blessés que nous
laissions derrière nous essayait encore de braquer
une mitrailleuse dans notre direction J ai du
l’achever d une balle en pleine tête. » Il était 11h30.
Trois heures s’étaient écoulées depuis que Winters
avait reçu l ordre de détruire la batterie du Manoir
de Brécourt.
Réduite à une douzaine d’hommes -l’équivalent
d’un groupe - , renforcée à la fin par Speirs et ses
hommes, la compagnie E venait de réduire au
silence une batterie allemande qui commandait la
chaussée n°2 et tenait Utah Beach sous son feu. Une
ligne téléphonique reliait cette batterie à un
observateur d’artillerie installé dans une casemate
située à l’extrémité ouest de la chaussée n°2, et
celui-ci avait réglé le tir de la batterie sur les
hommes de la 4e division d‘infanterie au moment où
ils commençaient à débarquer sur la plage.
L’importance du rôle joué par la compagnie E est
difficile à évaluer avec précision, mais son action a
certainement sauvé bien des vies et facilité voire
rendu possible la progression des chars vers
l’intérieur des terres. Il serait très exagéré de
prétendre que la compagnie E a sauvé la situation à
Utah Beach, mais parfaitement justifié d’affirmer
qu’elle a largement contribué au succès du
débarquement.
Winters avait perdu quatre de ses hommes et deux
autres étaient blessés. Lui et son groupe avaient tué
5 ennemis, en avaient blessé beaucoup plus et fait
12 prisonniers; autant dire qu’ils avaient anéanti la
section d’élite (forte d‘une cinquantaine de
264
different directions that demoralized the
German forces and convinced them that they
I were being hit by a much larger force."
There were other factors, including the
excellent training the company had received,
and that this was their baptism of fire. The
men had taken chances they would not take
in the future. Lipton said he never would
have climbed that tree and so exposed
himself had he been a veteran. "But we were
so full of fire that day."
"You don't realize, your first time," Guarnere
said. "I'd never, never do again what I did
that morning." Compton would not have
burst through that hedge had he been
experienced. "I was sure I would not be
killed," Lipton said. "I felt that if a bullet was
headed for me it would be deflected or I
would move."
In his analysis, Winters gave credit to the
Army for having prepared him so well for this
moment ("my apogee," he called it). He had
done everything right, from scouting the
position to laying down a base of covering
fire, to putting his best men (Compton,
Guarnere, and Malarkey in one group, Lipton
and Ranney in the other) on the most
challenging missions, to leading the charge
personally at exactly the right moment.
Winters felt that if Sobel had been in
command, he would have led all thirteen
men on a frontal assault and lost his life,
along with the lives of most of the men. Who
can say he was wrong about that? But then,
who can say that the men of Easy would have
had the discipline, the endurance (they had
been marching since 0130, after a night of
little or no real sleep; they were battered and
parachutistes appartenant au bataillon du colonel
Von der Heydte) qui défendait les quatre pièces
d’artillerie, et mis en fuite les artilleurs qui servaient
ces canons. Dans une analyse rédigée en l.985,
Lipton écrit :« Cette attaque est un rare exemple
d’opération au cours de laquelle un petit groupe
d’assaut bien commandé a vaincu et mis en déroute
une force de défense occupant des positions
fortifiées. C’est le moral de fer des hommes de la
compagnie E, la rapidité et l’audace de l’attaque
frontale, le fait d’être pris sous un feu croisé, qui ont
démoralisé les Allemands et les ont convaincus
qu’ils étaient attaqués par des forces beaucoup plus
importantes.»
D’autres facteurs ont également joué un rôle, par
exemple l’excellence de l’entraînement ‘suivi par la
compagnie E, sans oublier qu’il s’agissait de son
baptême du feu. Le 6 juin 1944, les hommes ont pris
des risques qu’ils n’ont pas repris par la suite. Lipton
a reconnu que s’il avait été un vétéran, il n’aurait
pas grimpé dans cet arbre et ne se serait pas exposé
à ce point. « Mais ce jour-là, on était déchaînés. »
«La première fois, on ne réalise pas bien, m’a confié
Guarnere. Ce que j’ai fait ce matin-là, je ne l’ai plus
jamais refait. Jamais. » S’il avait eu un tant soit peu
d’expérience, Compton aurait agi différemment, il
n’aurait pas franchi cette haie aussi imprudemment.
« J ‘étais persuadé d’être invulnérable, m’a aussi
expliqué Lipton. J ‘avais l’impression que si une balle
venait dans ma direction elle serait détournée, ou
bien que je bougerais au dernier moment. »
Dans son analyse de la mission, Winters rend
hommage à l’armée de terre américaine qui l’a si
bien préparé pour ce qu’il appelle « mon apogée ».
Il avait tout fait juste, repérant soigneusement les
positions à attaquer, disposant ses mitrailleurs et
ses tireurs d’élite de façon à bénéficier de tirs de
protection, choisissant ses meilleurs hommes
(Compton, Guarnere et Malarkey d’une part, Lipton
et Ranney de l’autre) pour les missions les plus
dangereuses, et menant lui-même l’assaut au
moment opportun.
265
bruised from the opening shock and the hard
landing) or the weapons skills to carry off this
fine feat of arms, had it not been for Sobel?
Sink put Winters in for the Congressional
Medal of Honor. Only one man per division
was to be given that ultimate medal for the
Normandy campaign,- in the 101st it went to
Lt. Col. Robert Cole for leading a bayonet
charge,- Winters received the Distinguished
Service Cross. Compton, Guarnere, Lorraine,
and Toye got the Silver Star,- Lipton,
Malarkey, Ranney, Liebgott, Hendrix, Plesha,
Petty, and Wynn got Bronze Stars.
A month or so later, Winters was called into
regimental HQ. Sink, Strayer, and the staff
were sitting in a tent. At the head of a table
was S. L. A. Marshall, the Army's combat
historian. The atmosphere around the table
was "electric," Winters remembered. "Those
West Pointers would have 'killed' to have the
opportunity I had to be sitting in the chair
across from Marshall."
"O.K., Lieutenant," Marshall said, "tell me
what you did out there on D-Day. You took
that battery of 105s, didn't you?"
"Yes, sir, that's right."
"Tell me how you did it."
"Well, sir, I put down a base of fire, we
moved in under the base of fire, and we took
the first gun. And then we put down another
base of fire and we moved to the second gun
and the third gun and the fourth gun."
"O.K., anything else?"
Winters pensait que si Sobel avait commandé ce
jour-là, il aurait entraîné ses 13 hommes dans un
assaut frontal au cours duquel il aurait été tué ainsi
que la plupart de ses subordonnés. Comment savoir
s’il avait tort ou raison de penser ainsi? Comment
savoir si les hommes de la compagnie E auraient pu
accomplir cet exploit, auraient été aussi disciplinés,
aussi endurants (ils étaient sur le terrain depuis 1 h
30 du matin, après un début de nuit sans sommeil ;
ils étaient meurtris et couverts de bleus à cause de
la violence de la secousse consécutive à l’ouverture
de leur parachute et de la rudesse de l’atterrissage),
aussi experts à manier toutes sortes d’armes s’ils
n’avaient pas été formés par Sobel ?
Le colonel Sink a proposé Winters pour la médaille
d’honneur du Congrès, mais en ce qui concerne la
campagne de Normandie, cette décoration
exceptionnelle n’a été décernée qu’à un seul
homme par division ; à la 101e division aéroportée,
le lieutenant-colonel Robert Cole (chef du 3e
bataillon du 502e RIP), qui avait mené une charge à
la baïonnette, a été l’heureux élu. Winters a reçu la
Distinguished Service Cross ; Compton, Guarnere,
Lorraine et Toye ont obtenu la Silver Star (l’étoile
d’argent), et Lipton, Malarkey, Ranney, Liebgott,
Hendrix, Plesha, Petty et Wynn, la Bronze Star
(l’étoile de bronze).
Environ un mois plus tard, Winters a été convoqué à
l‘état-major de son régiment. Sink, Strayer et tous
les officiers d’état-major étaient assis à une table
sous une tente. À la place d’honneur siégeait S. L. A.
Marshall, l’historien de l’armée de terre américaine.
Winters se souviendra qu’il y avait de « l‘électricité
» dans l’air. « Tous ces diplômés de West Point
auraient été capables de ‘tuer’ pour se trouver à ma
place, pour avoir l’occasion d’être assis en face de
Marshall.
- OK, lieutenant, a commencé Marshall, racontezmoi ce que vous avez fait là-bas le jour J. Vous avez
pris cette batterie de pièces de 88 mm, c’est ça ?
- Oui, monsieur, c’est exact.
266
"No, sir, that's basically it." As a junior officer
facing all that brass, Winters figured he had
better not lay it on too thick. So he made it
sound like a routine training problem.
When Marshall wrote his book, Night Drop,
to Winters' disgust he left out Easy Company,
except to say "the deployed [2nd] battalion
had kept the German battery entertained at
long range…" He did give a full account of the
capture of a battery at Holdy, near causeway
No. 1, by the 1st Battalion, 506th. Marshall
wrote that the battalion had 195 men lined
up to take the battery. Winters commented,
"With that many E Co. men, I could have
taken Berlin!"
At about 1215, Sgt. Leo Boyle joined up. He
had been dropped in the 82nd's DZ, gotten
lost, figured out where he was, marched
toward Ste. Marie-du-Mont, and found his
company. "The first man I met was Winters.
He was tired. I reported in to him. He grunted
and that's all I got out of him. I thought
maybe he'd be a little more happy to see me,
but he'd been under tremendous stress."
The men were congratulating one another,
talking about what they had accomplished,
trying to piece together the sequence of
events. They were the victors, happy, proud,
full of themselves. Someone found some
cider in a cellar. It got passed around. When
the jug got to Winters, he decided he was
"thirsty as hell, and needed a lift." He
shocked his men by taking a long pull, the
first alcohol he had ever tasted. "I thought at
the time it might slow down my thoughts and
reactions, but it didn't."
Lieutenant Welsh reported for duty. He had
- Expliquez-moi comment vous avez fait.
- Eh bien, monsieur, j’ai établi une base de feux,
nous avons progressé sous le couvert de cette base
de feux et nous avons pris le premier canon. Puis
nous avons répété la manœuvre pour le deuxième,
le troisième et le quatrième canon.
- OK. Avez-vous autre chose à ajouter ?
- Non, monsieur, c’est tout. » En tant qu’officier
subalterne confronté à tous ces officiers d’étatmajor, Winters s’était dit qu’il valait mieux ne pas
trop en faire et présenter l’affaire comme
l’application pure et simple d’une tactique répétée
àl’ entraînement.
Quand le livre de Marshall intitulé Night Drop
(Parachutage de nuit) est paru, Winters a constaté,
écœuré, que l’historien avait oublié la compagnie E,
se contentant d’écrire que « le [2e] bataillon
déployé avait amusé la batterie allemande de loin...
>›, alors qu’il faisait le récit complet de la prise
d’une batterie d’obusiers de 105 mm au Holdy, à
l’ouest de Sainte-Marie-du-Mont, par le 1er
bataillon du 506e RIP. Marshall écrit que le 1er
bataillon alignait pour l’occasion 195 hommes. «
Avec le même nombre d’hommes de la compagnie
E, j’aurais pu prendre Berlin ! » a commenté
Winters.
Vers 12 h 15, le sergent Leo Boyle rejoignit sa
compagnie. Il avait atterri dans la zone de largage
de la 82e division aéroportée, s‘était perdu, avait
réussi à comprendre où il se trouvait, s’était dirigé
vers Sainte-Marie-du-Mont et avait fini par
retrouver la compagnie E. « Je suis tombé en
premier sur Winters. Il était fatigué. Je me suis
présenté à lui. Il a grommelé, c’est tout ce que j‘ai
réussi à obtenir de lui. Je pensais qu’il serait plus
heureux de me voir, mais il venait de vivre des
moments de très grande tension. »
Les hommes se congratulaient les uns les autres,
discutant de ce qu’ils avaient accompli, tentant de
reconstituer le déroulement des événements. Ils
267
been in various firefights alongside some
men from the 82nd. In his backpack he was
carrying his reserve parachute; he carried it
throughout the Normandy campaign. "I
wanted to send it back to Kitty to make a
wedding gown for our marriage after the
war. (Optimism?)"
German machine-gun fire from the hedgerow
across the road from Brecourt Manor was
building up. Winters put his machine-gunners
to answering with some harassing fire of their
own. Malarkey found his mortar tube, but
not the base plate or tripod. Setting the tube
on the ground, he fired a dozen rounds
toward the Manor. Guarnere joined him,
working another mortar tube. They
discovered later that every round hit its
target. "That kind of expertise you don't
teach," Winters commented. "It's a Godgiven touch." When Malarkey ran out of
mortar rounds, his tube was almost
completely buried. An old French farmer got
a shovel to help him dig it out.
Along about noon, infantry from the 4th
Division began to pass Le Grand-Chemin:
Welsh remembered "the faces of the first
foot soldiers coming up from the beach while
they puked their guts out from the sight of
the distorted and riddled bodies of dead
troopers and Germans."
There were about fifty E Company men
together by then. No one knew of Lieutenant
Meehan's fate, but Winters had become the
de facto company commander.
Lieutenant Nixon came forward, with four
Sherman tanks following. He told Winters to
point out the enemy position to the tankers,
then use E Company to provide infantry
support for an attack. Winters climbed onto
the back of the first tank and told the
commander, "I want fire along those
hedgerows over there, and there, and there,
and against the Manor. Clean out anything
étaient victorieux, heureux, fiers, conscients de leur
importance. L’un d’eux avait trouvé du cidre dans
un cellier. Le cruchon circula de main en main.
Quand il arriva dans celles de Winters, celui-ci se dit
qu’il « mourait de soif et avait besoin de se
remonter le moral ». Il surprit ses hommes en
buvant une grande goulée - le premier alcool qu’il
ait jamais bu. « Sur le coup, j’ai pensé que ça me
calmerait, mais il n’en a rien été. »
Le sous-lieutenant Welsh rejoignit la compagnie à
son tour. Il avait participé à divers accrochages aux
côtés des hommes de la 829 Il transportait son
parachute de secours dans son sac à dos. «Je voulais
l’envoyer à Kitty en lui demandant de se
confectionner une robe pour notre mariage qui
devait avoir lieu après la guerre. J’étais résolument
optimiste. »
Les tirs de mitrailleuses venus de la haie qui se
trouvait de l’autre côté de la route, en face du
Manoir de Brécourt, se sont intensifiés. Winters
disposa ses mitrailleurs afin de répondre par un tir
de harcèlement. Malarkey avait retrouvé le tube de
son mortier mai spas le socle. Il planta le tube dans
le sol et tira une douzaine d’obus en direction du
Manoir. Guarnere mit un autre mortier en batterie
et l’imita. Ils ont découvert par la suite que chacun
de leurs coups avait fait mouche.« Ce genre de
savoir-faire ne s’apprend pas, c’est un don du ciel »,
a remarqué Winters. Quand Malarkey s’est trouvé à
court de munitions, le tube de son mortier était
presque complètement enterré, et un vieux paysan
a dû prendre une pelle pour l’aider à le dégager.
Vers midi, les premiers éléments de la 4’ division
d’infanterie débarquée à Utah Beach sont arrivés au
Grand-Chemin. Welsh se souviendra des « visages
des premiers fantassins arrivant de la plage et qui
dégueu-laient tripes et boyaux à la vue des cadavres
convulsé set criblés de balles des soldats américains
et allemands ».
La compagnie E était forte désormais d’une
cinquantaine d’hommes. Personne ne sachant ce
qu’était devenu le lieutenant Meehan, Winters se
268
that's left."
The tanks roared ahead. For the tankers, this
was their first time in combat, their first
chance to fire their weapons at the enemy.
They had a full load of ammunition, for their
50-caliber and their 30-caliber machine-guns,
and for their 75 mm cannon. "They just cut
those hedgerows to pieces," Welsh
remembered. "You thought they would never
stop shooting."
By midafternoon, Brecourt Manor was
secured. The de Vallavieille family came out
of the house, headed by Colonel de
Vallavieille, a World War I veteran, along with
Madame and the two teen-age sons, Louis
and Michel. Michel stepped into the entry
into the courtyard with his hands raised over
his head, alongside some German soldiers
who had remained behind to surrender. An
American paratrooper shot Michel in the
back, either mistaking him for a German or
thinking he was a collaborator. He lived,
although his recovery in hospital (he was the
first Frenchman evacuated from Utah Beach
to England) took six months. Despite the
unfortunate incident, the brothers became
close friends with many of the E Company
men. Michel became mayor of Ste. Marie-duMont, and the founder and builder of the
museum at Utah Beach.
By late afternoon, the Germans had pulled
out of Ste. Marie-du-Mont, as Easy and the
rest of 2nd Battalion moved in, then marched
south-southwest a couple of kilometers to
the six-house village of Culoville, where
Strayer had 2nd Battalion's CP. Winters got
pie men settled down for the night, with his
outposts in place. The men ate their K
rations. Winters went on a patrol by himself,
outside the village, he heard troops marching
down a cobbled road. The sound of hobnailed
boots told him they were Krauts. He hit the
ditch; the German squad marched past him.
He could smell the distinct odor of the
retrouvait de facto commandant de compagnie.
Le lieutenant Nixon est arrivé sur ces entrefaites,
suivi de quatre chars Sherman. Il a demandé à
Winters d’indiquer les positions ennemies aux
tankistes, puis de fournir l’appui d’infanterie
nécessaire pour une attaque. Winters a grimpé à
l’arrière du premier char et a dit à son chef :« Tirez
le long de ces haies là-bas, et là, et là, et en
direction du Manoir. Nettoyez tout ce qui reste. »
Les chars ont avancé en vrombissant. Pour les
tankistes, c’était le baptême du feu, la première
occasion de tirer sur l’ennemi avec leurs
mitrailleuses de calibres 7,62 mm et 12,7 mm, et
leur canon de 75 mm. « Ils ont littéralement coupé
les haies en petits morceaux, se souvient Welsh. On
aurait pu croire qu’ils ne s’arrêteraient jamais de
tirer. »
En milieu d’après-midi, le Manoir étant aux mains
des hommes de la compagnie E, la ‘famille de Valavieille sortit de sa demeure ancestrale. En tête
venaient le colonel de Valavieille, un vétéran de la
Grande Guerre, et Mme de Valavieille, suivis de
leurs deux fils Louis et Michel, deux adolescents.
Michel est sorti dans la cour les mains au-dessus de
la tête, en compagnie de quelques soldats
allemands qui étaient restés en arrière pour se
rendre. Prenant Michel pour un Allemand ou pour
un collaborateur, un parachutiste américain lui a
tiré dans le dos. Michel de Valavieille a survécu,
mais il lui a fallu six mois pour guérir de ses
blessures dans un hôpital anglais (il a été le premier
blessé français évacué par Utah Beach). Il est
devenu par la suite maire de Sainte-Marie-du-Mont,
puis fondateur et conservateur du musée d’Utah
Beach, avant de décéder il y a quelques années.
En fin d’après-midi, les Allemands se retirèrent de
Sainte-Marie-du-Mont ; la compagnie E et le reste
du 2e bataillon y firent leur entrée, puis
269
Germans. It was a combination of 'sweatsoaked leather and tobacco. That's too close
for comfort, Winters thought.
Lieutenant Welsh remembered walking
around among the sleeping men, and
thinking to himself that "they had looked at
and smelled death all around them all day
but never even dreamed of applying the term
to themselves. They hadn't come here to
fear. They hadn't come to die. They had come
to win."
Before Lipton went to sleep, he recalled his
discussion with Sergeant Murray before they
jumped on what combat would be like and
what they would do in different situations.
He drifted off feeling "gratified and thankful
that the day had gone so well." As Winters
prepared to stretch out, he could hear
"Germans shooting their burp guns, evidently
in the air, for they did no harm, and hollering
like a bunch of drunk kids having a party,"
which was probably what was happening.
Before lying down, Winters later wrote in his
diary, "I did not forget to get on my knees
and thank God for helping me to live through
this day and ask for his help on D plus one."
And he made a promise to himself: if he lived
through the war, he was going to find an
isolated farm somewhere and spend the
remainder of his life in peace and quiet.
s’avancèrent, en direction du sud-sud-ouest,
jusqu’au hameau de Culoville où le lieutenantcolonel Strayer établit son PC. Winters installa ses
hommes pour la nuit, mit en place des sentinelles et
des postes avancés. Chacun mangea ses rations K,
puis Winters s’en alla seul effectuer une patrouille
de reconnaissance. S’éloignant du village, il entendit
le bruit des pas d’une troupe marchant sur une
route pavée. Le son particulier des bottes cloutées
indiquait qu’il s’agissait de soldats allemands. Il
s’allongea dans un fossé et la patrouille ennemie
passa tout près de lui sans le voir. Il pouvait sentir
l’odeur caractéristique des soldats allemands, un
mélange de tabac, et de cuir trempé de sueur: «
Cette fois-ci, ça n’est pas passé loin ! » se dit-il.
Le sous-lieutenant Welsh se souviendra quant à lui
d’avoir fait les cent pas parmi les hommes endormis
en songeant qu’ils avaient vu la mort de près,
qu’elle leur avait tourné autour durant toute la
journée, mais qu’ils ne s‘étaient jamais sentis
concernés. « Ils n’étaient pas venus jusque-là pour
avoir peur ni pour mourir, mais pour vaincre. ».
Sur le point de s’endormir, Lipton se remémora la
discussion qu’il avait eue dans l’avion avec le
sergent Murray, à propos de leur baptême du feu et
de ce qu’ils feraient dans telle ou telle situation
;puis il sombra dans le sommeil « content et
reconnaissant que la journée se soit si bien passée
».Alors qu’il préparait son couchage, Winters
entendit les Allemands « tirer des rafales de
mitraillettes, de toute évidence en l’air, et brailler à
tue-tête comme une bande de gamins ivres en train
de faire la fête ».
Avant de se coucher, il nota dans son journal : «Je
n’ai pas oublié de m’agenouiller afin de remercier
Dieu de m’avoir aidé à survivre à cette journée, et
de lui demander son aide pour le lendemain du jour
J. » Après quoi, il s’est fait une promesse : s‘il
revenait de cette guerre, il chercherait une ferme
isolée, quelque part, et passerait le reste de sa vie
au calme et en paix.
270
CorpusGuernier
271
ONE
Un
FOR A MAN of his age, fifty-two, divorced, he has, to
his mind, solved the problem of sex rather well. On
Thursday afternoons he drives to Green Point.
Punctually at two p.m. he presses the buzzer at the
entrance to Windsor Mansions, speaks his name, and
enters. Waiting for him at the door of No. 113 is
Soraya. He goes straight through to the bedroom,
which is pleasant-smelling and softly lit, and
undresses. Soraya emerges from the bathroom, drops
her robe, slides into bed beside him. 'Have you missed
me?' she asks. 'I miss you all the time,' he replies. He
strokes her honey-brown body, unmarked by the sun;
he stretches her out, kisses her breasts; they make
love.
Pour un homme de son âge, cinquante-deux ans,divorcé,
il a, lui semble-t-il, résolu la question de sa vie sexuelle de
façon plutôt satisfaisante. Le jeudi après-midi il prend sa
voiture pour se rendre à Green Point. A deux heures pile
il appuie sur le bouton de la porte d’entrée de Windsor
Mansions, il donne son nom et il entre. Il trouve Soraya
qui l’attend sur le pas de la porte de l’appartement n°
113. Il va tout droit jusqu’à la chambre, plongée dans une
lumière douce où flotte une odeur agréable, et il se
déshabille. Soraya sort de la salle de bains, laisse tomber
son peignoir et se glisse contre lui sous les draps. « Je t’ai
manqué ? » demande-t-elle. « Tu me manques tout le
temps », répond-il. Il caresse son corps ambré couleur de
miel, qu’elle n’a pas exposé au soleil; il lui écarte bras et
jambes, lui embrasse les seins; ils font l’amour.
Soraya is tall and slim, with long black hair and dark,
liquid eyes. Technically he is old enough to be her
father; but then, technically, one can be a father at
twelve. He has been on her books for over a year; he
finds her entirely satisfactory. In the desert of the
week Thursday has become an oasis of luxe et
volupté.
Soraya est grande et mince; elle a les cheveux longs,noirs,
et des yeux sombres et limpides. Chronologiquement
parlant, il a l’âge d’être son père; mais si l’on va par là, on
peut être père à l’âge de douze ans. Cela fait maintenant
un an qu’il est un de ses clients réguliers; elle lui donne
toute satisfaction. Dans le désert aride qu’est la semaine,
le jeudi est une oasis de luxe et volupté.
In bed Soraya is not effusive. Her temperament is in
fact rather quiet, quiet and docile. In her general
opinions she is surprisingly moralistic. She is offended
by tourists who bare their breasts ('udders', she calls
them) on public beaches; she thinks vagabonds should
be rounded up and put to work sweeping the streets.
How she reconciles her opinions with her line of
business he does not ask.
Au lit Soraya n’est guère démonstrative. Elle est en fait
d’un tempérament placide, placide et docile. Les opinions
qu’elle a partent d’un point de vue moral qui peut
surprendre. Elle s’offusque de voir les touristes exhiber
leurs seins (qu’elle qualifie de « mamelles ») sur nos
plages; elle trouve qu’on devrait ramasser les clochards
qui traînent et leur faire balayer les rues. Il ne cherche
pas à savoir comment elle fait cadrer ce genre d’opinions
avec le métier qu’elle pratique.
Because he takes pleasure in her, because his pleasure
is unfailing, an affection has grown up in him for her.
To some degree, he believes, this affection is
reciprocated. Affection may not be love, but it is at
least its cousin. Given their unpromising beginnings,
they have been lucky, the two of them: he to have
Comme elle lui dome du plaisir, qu’elle ne manquejamais
de lui donner du plaisir, il s’est peu à peu pris d’affection
pour elle. Et il croit que, dans une certaine mesure, cette
affection est réciproque. L’affection n’est pas l’amour,
mais ces sentiments entretiennent une relation de
272
found her, she to have found him.
cousinage. Vu les débuts peu prometteurs de leurs
relations, ils ont eu de la chance, l’un comme l’autre : lui
de tomber sur elle et elle sur lui.
His sentiments are, he is aware, complacent, even
uxorious. Nevertheless he does not cease to hold to Ses sentiments, il s’en rend compte, ne sont pas sans une
them.
certaine complaisance qui va même jusqu’à
l’attachement d’un mari possessif pour sa femme.
Néanmoins il ne cherche pas à s’en départir.
For a ninety-minute session he pays her R400, of
which half goes to Discreet Escorts. It seems a pity Pour l’heure et demie que dure la rencontre, il la paie
that Discreet Escorts should get so much. But they quatre cents rands, dont la moitié va à l’agence Discreet
own No. 113 and other flats in Windsor Mansions; in a Escorts qui emploie Soraya. Il est bien dommage que
sense they own Soraya too, this part of her, this l’agence prenne un si gros bénéfice. Mais c’est l’agence
function.
qui est propriétaire de l’appartement ll3, ainsi que
d’autres dans l’immeuble; en un sens Soraya leur
appartient aussi, dans cet aspect de sa vie, dans la
fonction qu’elle exerce.
He has toyed with the idea of asking her to see him in
her own time. He would like to spend an evening with
her, perhaps even a whole night. But not the morning
after. He knows too much about himself to subject her
to a morning after, when he will be cold, surly,
impatient to be alone.
Il s’est plu à envisager de lui demander de le voir à titre
privé. Il aimerait passer une soirée avec elle, peut-être
même toute une nuit. Mais pas se retrouver avec elle au
réveil. Il se connaît assez pour ne pas lui infliger sa
compagnie au matin d’une nuit passée ensemble : il sera
froid, de mauvaise humeur, il lui tardera de se retrouver
seul.
That is his temperament. His temperament is not
going to change, he is too old for that. His
temperament is fixed, set. The skull, followed by the
temperament: the two hardest parts of the body.
C’est une affaire de tempérament. Il est trop vieux, il ne
va pas changer: le tempérament à son âge est bien établi,
solidement figé. D’abord le crâne, ensuite le
tempérament : les deux parties du corps les plus dures.
Follow your temperament. It is not a philosophy, he
would not dignify it with that name. It is a rule, like
the Rule of St Benedict.
He is in good health, his mind is clear. By profession
he is, or has been, a scholar, and scholarship still
engages, intermittently, the core of him. He lives
within his income, within his temperament, within his
emotional means. Is he happy? By most
measurements, yes, he believes he is. However, he
has not forgotten the last chorus of Oedipus: Call no
man happy until he is dead.
Suivre ce que dicte le tempérament. Ce n’est pas une
philosophie, cela ne mérite pas un nom aussi noble. C’est
une règle, comme la règle des bénédictins.
Il est en bonne santé, il a l’esprit clair. De métier il est, il a
été, chercheur, et de temps à autre, au fond de luimême, il sent encore un élan qui le porte à la recherche.
Il vit dans les limites de ses revenus, de son
tempérament, selon ses moyens, pour ses émotions et le
reste. Est-il heureux ? A l’aune, quelle qu’elle soit, dont
on mesure le bonheur, oui, il croit qu’il est heureux.
Cependant il n’a pas oublié ce que chante le chœur à la
fin d’OÉdipe : Ne dis jamais qu’un homme est heureux
avant sa mort.
In the field of sex his temperament, though intense, Dans les rapports sexuels, son tempérament lui donne
has never been passionate. Were he to choose a de l’ardeur, sans cependant faire de lui un amant pastotem, it would be the snake. Intercourse between sionné. S ’il devait choisir un totem personnel, ce serait le
273
Soraya and himself must be, he imagines, rather like serpent. Ses rapports avec Soraya, à ce qu’il imagine,
the copulation of snakes: lengthy, absorbed, but doivent ressembler à la copulation des serpents : l’un et
rather abstract, rather dry, even at its hottest. l’autre s’absorbent dans une rencontre prolongée, qui
reste plutôt abstraite, sèche, même au comble de
Is Soraya's totem the snake too? No doubt with other l’ardeur.
men she becomes another woman: la donna è mobile. Est-ce que le serpent est aussi le totem personnel de
Yet at the level of temperament her affinity with him Soraya? Il est sûr qu’avec d’autres hommes c’est une
femme différente : la donna è mobile. Pourtant, elle ne
can surely not be feigned.
peut sûrement pas feindre l’affinité de tempérament
qu’il y a entre eux.
Though by occupation she is a loose woman he trusts
her, within limits. During their sessions he speaks to
her with a certain freedom, even on occasion
unburdens himself. She knows the facts of his life. She
has heard the stories of his two marriages, knows
about his daughter and his daughter's ups and downs.
She knows many of his opinions.
Of her life outside Windsor Mansions Soraya reveals
nothing. Soraya is not her real name, that he is sure
of. There are signs she has borne a child, or children. It
may be that she is not a professional at all. She may
work for the agency only one or two afternoons a
week, and for the rest live a respectable life in the
suburbs, in Rylands or Athlone. That would be unusual
for a Muslim, but all things are possible these days.
About his own job he says little, not wanting to bore
her. He earns his living at the Cape Technical
University, formerly Cape Town University College.
Once a professor of modern languages, he has been,
since Classics and Modern Languages were closed
down as part of the great rationalization, adjunct
professor of communications. Like all rationalized
personnel, he is allowed to offer one special-field
course a year, irrespective of enrolment, because that
is good for morale. This year he is offering a course in
the Romantic poets. For the rest he teaches
Communications 101, 'Communication Skills', and
Communications 201, 'Advanced Communication
Skills'.
Bien que de métier ce soit une femme légère, il lui fait
confiance, jusqu’à un certain point. Au cours de leurs
rencontres il lui parle assez librement, il lui arrive même
de se livrer à elle. Elle connaît les détails de sa vie. Il a
raconté l’histoire de ses deux mariages, elle sait qu’il a
une fille, et que sa fille a des hauts et des bas. Elle
connaît ses opinions sur beaucoup de choses.
De sa vie en dehors de Windsor Mansions, Soraya ne
dévoile rien. Soraya n’est pas son vrai nom, cela est sûr. A
certains signes on voit qu’elle a eu un enfant, ou
plusieurs enfants. Il se peut que ce ne soit pas du tout
une professionnelle, qu’elle travaille pour l’agence un ou
deux après-midi par semaine; le reste du temps elle
mène une vie respectable en banlieue, à Rylands ou à
Athlone. Ce serait inattendu de la part d’une musulmane,
mais tout est possible de nos jours.
Il en dit peu sur son travail, il ne veut pas l’ennuyer. Il
gagne sa vie à l’Université technique du Cap, qui faisait
naguère partie du Collège universitaire du Cap, où il avait
une chaire de langues modemes. Mais à la suite des
mesures de rationalisation et de la fermeture du
département de langues classiques et modernes, il se
retrouve professeur associé en communications. Comme
tous les enseignants touchés par la rationalisation, il lui
est permis d’enseigner un cours par an dans sa spécialité,
quel que soit le nombre des inscrits, parce qu’on a souci
de soutenir le moral du corps enseignant. Cette année il a
décidé de donner un cours sur les poètes romantiques. Le
reste de son service se fait en première année de
communications, cours 101 :
« Techniques de
communication », et deuxième aimée, cours 201, «
274
Techniques de communication, niveau avancé ».
Although he devotes hours of each day to his new
discipline, he finds its first premise, as enunciated in
the Communications 101 handbook, preposterous:
'Human society has created language in order that we
may communicate our thoughts, feelings and
intentions to each other.' His own opinion, which he
does not air, is that the origins of speech lie in song,
and the origins of song in the need to fill out with
sound the overlarge and rather empty human soul.
In the course of a career stretching back a quarter of a
century he has published three books, none of which
has caused a stir or even a ripple: the first on opera
(Boito and the Faust Legend: The Genesis of
Mefistofele), the second on vision as eros (The Vision
of Richard of St Victor), the third on Wordsworth and
history (Wordsworth and the Burden of the Past).
In the past few years he has been playing with the
idea of a work on Byron. At first he had thought it
would be another book, another critical opus. But all
his sallies at writing it have bogged down in tedium.
The truth is, he is tired of criticism, tired of prose
measured by the yard. What he wants to write is
music: Byron in Italy, a meditation on love between
the sexes in the form of a chamber opera.
Through his mind, while he faces his Communications
classes, flit phrases, tunes, fragments of song from the
unwritten work. He has never been much of a teacher;
in this transformed and, to his mind, emasculated
institution of learning he is more out of place than
ever. But then, so are other of his colleagues from the
old days, burdened with upbringings inappropriate to
the tasks they are set to perform; clerks in a postreligious age.
Bien qu’il consacre chaque jour des heures à sa nouvelle
discipline, il trouve que le principe sur lequel elle repose,
tel qu’il est exprimé dans la brochure de Communications
101, est ridicule : « La société humaine a créé le langage
pour nous permettre de communiquer nos pensées, nos
sentiments et nos intentions les uns aux autres. » A son
avis, qu’il se garde bien d’exprimer en public, la parole
trouve son origine dans le chant, et le chant est né du
besoin de remplir de sons l’âme humaine, trop vaste et
plutôt vide.
Au cours d’une carrière qui s’étend sur un quart de siècle,
il a publié trois livres, qui sont tous passés inaperçus et
n’ont fait aucun bruit dans le monde universitaire: le
premier porte sur l’opéra (Boïto et la Légende de Faust: la
Genèse de Méphistophélès); le deuxième est une étude
de la vision comme principe érotique (La Vision de
Richard de Saint-Victor); le troisième sur les rapports de
Wordsworth avec l’histoire (Wordsworth et le Fardeau du
passé).
Au cours de ces dernières années, il a caressé le projet
d’un ouvrage sur Byron. Il avait d’abord pensé que ce
serait un livre de plus, une étude critique comme ses
travaux antérieurs. Mais chaque fois qu’il s’est lancé dans
la rédaction, son élan s’est enlisé dans l’ennui. La vérité
est qu’il est las de l’activité critique, las de produire de la
prose au mètre. Ce qu’il voudrait écrire, c’est de la
musique Byron en Italie, une méditation sur l’amour
entre un homme et une femme sous forme d’un
Kammeroper, un opéra de chambre.
Il lui passe par l’esprit, tandis qu’il fait ses cours de
communications, des phrases, des airs, des fragments de
chant qui auraient leur place dans l’ouvrage à écrire.
Enseignant plutôt médiocre, il lui semble que dans cet
établissement d’enseignement, dans sa nouvelle formule
émasculée, il est moins à sa place que jamais. Mais c’est
le cas de certains de ses collègues d’antan, encombrés de
formations qui ne les ont pas préparés aux tâches qu’on
leur confie; autant de clercs, à l’époque post-chrétienne
275
Because he has no respect for the material he
teaches, he makes no impression on his students.
They look through him when he speaks, forget his
name. Their indifference galls him more than he will
admit. Nevertheless he fulfils to the letter his
obligations toward them, their parents, and the state.
Month after month he sets, collects, reads, and
annotates their assignments, correcting lapses in
punctuation, spelling and usage, interrogating weak
arguments, appending to each paper a brief,
considered critique.
He continues to teach because it provides him with a
livelihood; also because it teaches him humility, brings
it home to him who he is in the world. The irony does
not escape him: that the one who comes to teach
learns the keenest of lessons, while those who come
to learn learn nothing. It is a feature of his profession
on which he does not remark to Soraya. He doubts
there is an irony to match it in hers.
que nous vivons.
Comme il n’a aucun respect pour ce qu’il doit enseigner,
il laisse ses étudiants indifférents. Ils le regardent sans le
voir quand il fait cours, ils ne savent pas son nom. Leur
indifférence le blesse plus qu’il ne voudrait l’admettre. Il
ne s’en acquitte pas moins à la lettre des obligations qu’il
a envers eux, envers leurs parents et envers l’État. Au fil
des mois de l’année universitaire, il donne des devoirs, il
les ramasse, il les lit, il les annote, il corrige les fautes de
ponctuation, d’orthographe, les impropriétés, souligne la
faiblesse de l’argumentation, ajoute en bas de chaque
copie un commentaire bref et bien pesé.
Il continue à enseigner parce que cela lui donne de quoi
vivre; et aussi parce que c’est une leçon d’humilité, cela
lui fait comprendre la place qui est la sienne dans le
monde. Ce qu’il y a là d’ironique ne lui échappe pas : c’est
celui qui enseigne qui apprend la plus âpre des leçons,
alors que ceux qui sont là pour apprendre quelque chose
n’apprennent rien du tout. C’est une des caractéristiques
de sa profession dont il ne parle pas à Soraya. Il doute
qu’il y ait pareille ironie dans le métier qu’elle exerce.
In the kitchen of the flat in Green Point there are a
kettle, plastic cups, a jar of instant coffee, a bowl with
sachets of sugar. The refrigerator holds a supply of
bottled water. In the bathroom there is soap and a
pile of towels, in the cupboard clean bedlinen. Soraya
keeps her makeup in an overnight bag. A place of
assignation, nothing more, functional, clean, well
regulated.
Dans la cuisine de l’appartement de Green Point, il y a
une bouilloire électrique, des tasses en plastique, un
bocal de café en poudre, une coupe de sachets de sucre.
Dans le réfrigérateur, des bouteilles d’eau minérale. Dans
la salle de bains, on trouve du savon, une pile de
serviettes, et des draps de rechange dans le placard.
Soraya laisse ses produits de maquillage dans un petit sac
de voyage. C’est un lieu de rendez-vous, ni plus ni moins,
The first time Soraya received him she wore vermilion fonctionnel, propre, bien tenu.
lipstick and heavy eyeshadow. Not liking the stickiness
La première fois que Soraya l’a accueilli, elle avait un
of the makeup, he asked her to wipe it off. She
obeyed, and has never worn it since. A ready learner, rouge à lèvres vermillon et une grosse couche d’ombre à
paupières. Ce maquillage poisseux lui a déplu et il lui a
compliant, pliant.
demandé de se démaquiller. Elle a obéié et ne s’est plus
He likes giving her presents. At New Year he gave her maquillée depuis. Prête à apprendre, docile, conciliante.
an enamelled bracelet, at Eid a little malachite heron
Il aime lui faire des cadeaux. Pour le Nouvel An il lui a
that caught his eye in a curio shop. He enjoys her
pleasure,
which
is
quite
unaffected. offert un bracelet d’émail, et pour les fêtes de la fin du
Ramadan un petit héron en malachite qui lui avait plu
276
It surprises him that ninety minutes a week of a
woman's company are enough to make him happy,
who used to think he needed a wife, a home, a
marriage. His needs turn out to be quite light, after all,
light and fleeting, like those of a butterfly. No
emotion, or none but the deepest, the most
unguessed-at: a ground bass of contentedness, like
the hum of traffic that lulls the city-dweller to sleep,
or like the silence of the night to countryfolk.
dans une boutique de souvenirs. Il se plaît à lui faire
plaisir, et elle manifeste son plaisir sans affectation.
Il est surpris de voir qu’il lui suffit d’une heure et demie
par semaine en compagnie d’une femme pour être
heureux, lui qui croyait qu’il lui fallait une épouse, un
foyer, le mariage. Ses besoins s’avèrent assez modestes,
tout compte fait, modestes et éphémères, comme les
besoins d’un papillon. Nulle émotion, si ce n’est
l’émotion la plus profonde, la plus insoupçonnée une
basse continue exprimant le contentement, comme le
bourdonnement sourd de la circulation qui berce le
citadin, ou le silence de la nuit pour les paysans.
He thinks of Emma Bovary, coming home sated,
glazen-eyed, from an afternoon of reckless fucking. So
this is bliss!, says Emma, marvelling at herself in the
mirror. So this is the bliss the poets speak of! Well, if
poor ghostly Emma were ever to find her way to Cape
Town, he would bring her along one Thursday
afternoon to show her what bliss can be: a moderate
bliss, a moderated bliss.
Il pense à Emma Bovary qui rentre chez elle assouvie,
l’œil vitreux après un après-midi de baise effrénée. C’est
donc cela le bonheur! dit Emma, émerveillée par l’image
que lui renvoie son miroir. C’est de ce bonheur que
parlent les poètes ! Eh bien, si jamais le fantôme de cette
pauvre Emma trouvait le moyen d’arriver jusqu’au Cap, il
l’amènerait à Windsor Mansions un jeudi après-midi pour
lui montrer ce que le bonheur peut être : le bonheur dans
Then one Saturday morning everything changes. He is la modération, un bonheur modéré.
in the city on business; he is walking down St George's
Street when his eyes fall on a slim figure ahead of him Et puis, un samedi matin, tout change. Il est en ville où il
in the crowd. It is Soraya, unmistakably, flanked by a des courses à faire; comme il descend St. George ’s
Street, son regard tombe sur une silhouette mince
two children, two boys. They are carrying parcels; they
devant lui dans la foule. C’est Soraya, il n’y a pas d’erreur,
have been shopping.
accompagnée de deux enfants, deux garçons. Ils portent
He hesitates, then follows at a distance. They des paquets; ils ont fait des achats.
disappear into Captain Dorego's Fish Inn. The boys
have Soraya's lustrous hair and dark eyes. They can Il hésite un instant et se met à les suivre de loin. Ils
disparaissent dans le restaurant Captain Dorego. Les
only be her sons.
garçons ont les cheveux brillants de Soraya et ses yeux
He walks on, turns back, passes Captain Dorego's a sombres. Ils ne peuvent être que ses fils.
second time. The three are seated at a table in the
Il continue à marcher, fait demi-tour, repasse devant le
window. For an instant, through the glass, Soraya's
restaurant. Ils sont tous les trois installés à une table à
eyes meet his.
côté de la fenêtre. Le temps d’un bref instant, à travers la
vitre, le regard de Soraya rencontre le sien.
He has always been a man of the city, at home amid a
flux of bodies where eros stalks and glances flash like
arrows. But this glance between himself and Soraya
he regrets at once.
Il a toujours été un homme de la ville, à l’aise dans le flot
des corps qui circulent, où le désir est aux aguets et où
les regards étincelants se décochent comme des flèches.
Mais il regrette immédiatement le regard qu’il échange
277
ce jour-là avec Soraya.
At their rendezvous the next Thursday neither
mentions the incident. Nonetheless, the memory
hangs uneasily over them. He has no wish to upset
what must be, for Soraya, a precarious double life. He
is all for double lives, triple lives, lives lived in
compartments. Indeed, he feels, if anything, greater
tenderness for her. Your secret is safe with me, he
would like to say.
But neither he nor she can put aside what has
happened. The two little boys become presences
between them, playing quiet as shadows in a corner
of the room where their mother and the strange man
couple. In Soraya's arms he becomes, fleetingly, their
father: foster-father, step-father, shadow-father.
Leaving her bed afterwards, he feels their eyes flicker
over him covertly, curiously.
Lors de leur rendez-vous le jeudi suivant, ni l’un ni l’autre
ne fait allusion à l’incident. Mais le souvenir qu’ils en ont
pèse sur, leur rencontre. Il n’a pas la moindre intention
de mettre le désordre dans ce qui doit être pour Soraya
une double vie précaire. Il est tout à fait pour les doubles
vies, les vies triples, les vies parallèles, compartimentées.
A dire vrai, il n’en éprouve que plus de tendresse pour
elle. Ton secret ne risque rien avec moi, voilà ce qu’il
aimerait lui dire.
Mais ni l’un ni l’autre ne peut faire comme si rien n’était
arrivé. Les deux petits garçons deviennent des tiers
présents entre eux, qui jouent comme des ombres dans
un coin de la pièce où leur mère s’accouple avec un
inconnu. Dans les bras de Soraya, fugitivement, il devient
leur père nourricier, leur beau-père, leur père fantôme.
Et après, lorsqu’il quitte le lit de Soraya, il sent qu’ils lui
jettent à la dérobée des regards furtifs, curieux.
His thoughts turn, despite himself, to the other father,
the real one. Does he have any inkling of what his wife Il se met, malgré lui, à penser à l’autre père, le vrai. A-t-il
is up to, or has he elected the bliss of ignorance? la moindre idée de ce que trafique sa femme, ou a-t-il
choisi de rester dans une ignorance bénie ?
He himself has no son. His childhood was spent in a
family of women. As mother, aunts, sisters fell away,
they were replaced in due course by mistresses,
wives, a daughter. The company of women made of
him a lover of women and, to an extent, a womanizer.
With his height, his good bones, his olive skin, his
flowing hair, he could always count on a degree of
magnetism. If he looked at a woman in a certain way,
with a certain intent, she would return his look, he
could rely on that. That was how he lived; for years,
for decades, that was the backbone of his life.
Lui-même n’a pas de fils. Il a eu une enfance dans une
famille de femmes. Au fur et à mesure que
disparaissaient la mère, les tantes, les sœurs, elles
étaient remplacées par des maîtresses, des épouses, une
fille. La compagnie des femmes a fait de lui un homme
qui aime les femmes et, dans une certaine mesure, un
homme à femmes. Beau garçon, bien charpenté, le teint
mat, les cheveux souples, tout cela lui donnait du charme
et de l’assurance. Il lui suffisait de regarder une femme
d’une certaine manière, d’un regard qui disait ses
intentions, et elle lui retournerait son regard, il pouvait
compter sur ce magnétisme. C’est ainsi qu’il avait vécu,
Then one day it all ended. Without warning his powers pendant des années, des dizaines d’années, cela avait
fled. Glances that would once have responded to his constitué l’essentiel de sa vie.
slid over, past, through him. Overnight he became a
ghost. If he wanted a woman he had to learn to Et puis, un beau jour, tout cela prit fin. Sans le moindre
signe avant-coureur, le pouvoir de son charme
278
l’abandonna. Ces regards, qui naguère auraient répondu
aux siens, glissaient sur lui, se portaient ailleurs, ne le
voyaient plus. Du jour au lendemain, il ne fut plus qu’un
fantôme. S’il voulait une femme, il devait apprendre à lui
courir après; et souvent, d’une manière ou d’une autre,
He existed in an anxious flurry of promiscuity. He had l’acheter.
affairs with the wives of colleagues; he picked up
tourists in bars on the waterfront or at the Club Italia; Son existence se résumait à rechercher fébrilement les
occasions de coucheries. Il eut des aventures avec des
he slept with whores.
femmes de collègues; il levait des touristes dans les bars
sur le front de mer ou au Club Italia; il couchait avec des
putains.
His introduction to Soraya took place in a dim little
sitting-room off the front office of Discreet Escorts, La première rencontre avec Soraya eut lieu dans le petit
with Venetian blinds over the windows, pot plants in salon, chichement éclairé, qui donnait sur la réception de
the corners, stale smoke hanging in the air. She was l’agence Discreet Escorts : stores vénitiens aux fenêtres,
on their books under 'Exotic'. The photograph showed plantes vertes dans les coins de la pièce, odeur de tabac
her with a red passion-flower in her hair and the froid. Son nom apparaissait dans la liste de l’agence sous
faintest of lines at the corners of her eyes. The entry la rubrique « exotique ». Sur la photo elle avait une fleur
said 'Afternoons only'. That was what decided him: de la passion rouge dans les cheveux et des rides à peine
the promise of shuttered rooms, cool sheets, stolen perceptibles au coin des yeux. A côté de son nom il était
hours.
précisé : « Après-midi seulement ». C’est ce détail qui
l’avait décidé : la promesse de volets clos, de draps frais,
From the beginning it was satisfactory, just what he d’heures volées.
wanted. A bull's eye. In a year he has not needed to go
Dès le début ce fut satisfaisant, exactement ce qu’il
back to the agency.
voulait. Il avait mis dans le mille. De toute l’année il
Then the accident in St George's Street, and the n’avait pas eu besoin de retourner à l’agence.
strangeness that has followed. Though Soraya still
keeps her appointments, he feels a growing coolness Et puis il y eut cet accident dans St George ’s Street, et
as she transforms herself into just another woman ensuite cette impression d’étrangeté. Bien que Soraya
continue à être aux rendez-vous, il sent s’installer de
and him into just another client.
semaine en semaine un peu plus de froideur, comme si
elle se transformait en une autre femme et lui en un
autre client.
He has a shrewd idea of how prostitutes speak among
themselves about the men who frequent them, the Il se fait une assez bonne idée des propos que les
older men in particular. They tell stories, they laugh, prostituées échangent sur les hommes qui les
but they shudder too, as one shudders at a cockroach fréquentent, les hommes d’un certain âge en particulier.
in a washbasin in the middle of the night. Soon, Elles se racontent des histoires, elles rient, mais elles
daintily, maliciously, he will be shuddered over. It is a frissonnent aussi, comme on frissonne quand on trouve
fate he cannot escape.
un cafard dans le lavabo au milieu de la nuit. Bientôt c’est
sur son compte qu’on aura ce genre de petit frisson
On the fourth Thursday after the incident, as he is
malicieux. Voilà le sort qui l’attend.
leaving the apartment, Soraya makes the
announcement he has been steeling himself against. Le quatrième jeudi après l’incident, comme il quitte
'My mother is ill. I'm going to take a break to look l’appartement, Soraya lui annonce ce qu’il redoutait: «
pursue her; often, in one way or another, to buy her.
279
after her. I won't be here next week.'
'Will I see you the week after?'
'I'm not sure. It depends on how she gets on. You had
better phone first.'
'I don't have a number.'
'Phone the agency. They'll know.'
Ma mère est malade. Je vais m’arrêter quelque temps
pour m’occuper d’elle. Je ne serai pas là la semaine
prochaine.
— Est-ce que tu seras là la semaine suivante ?
— Ce n’est pas sûr. ça dépendra de son état. Il vaudra
mieux téléphoner avant de venir.
— Je n’ai pas ton numéro.
He waits a few days, then telephones the agency. — Appelle l’agence. Ils sauront si je suis là ou pas. »
Soraya? Soraya has left us, says the man. No, we
cannot put you in touch with her, that would be Il laisse passer quelques jours, puis il téléphone à
against house rules. Would you like an introduction to l’agence. « Soraya? Soraya ne travaille plus pour nous, lui
another of our hostesses? Lots of exotics to choose répond l’homme au bout du fil. Non, nous nepouvons pas
from - Malaysian, Thai, Chinese, you name it. vous mettre en contact avec elle, c’est contre le
règlement de la maison. Pouvons-nous vous présenter
une autre de nos hôtesses ? Dans la catégorie "exotique",
nous avons le choix : Malaises, Thaïlandaises, Chinoises,
vous n’avez qu’à demander. »
He spends an evening with another Soraya - Soraya
has become, it seems, a popular nom de commerce - Il passe une soirée avec une autre Soraya - Soraya,
in a hotel room in Long Street. This one is no more semble-t-il, est devenu un nom à la mode dans ce
than eighteen, unpractised, to his mind coarse. 'So commerce - dans une chambre d’hôtel de Long Street.
what do you do?' she says as she slips off her clothes. Celle-ci n’a pas plus de dix-huit ans, elle est
'Export-import,' he says. 'You don't say,' she says. inexpérimentée, il la trouve fruste. « Alors comme ça,
qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » demande-t-elle en se
déshabillant. « Import-export », dit-il.
« Ca alors! » dit-elle.
There is a new secretary in his department. He takes Il y a une nouvelle secrétaire à son département. Il
her to lunch at a restaurant a discreet distance from l’emmène déjeuner au restaurant, à distance respectable
the campus and listens while, over shrimp salad, she du campus, et, devant leur salade aux crevettes, il
complains about her sons' school. Drug-pedlars hang l’écoute se plaindre de l’école de ses fils. On leur vend de
around the playing-fields, she says, and the police do la drogue sur les terrains de sport, dit-elle, et la police ne
nothing. For the past three years she and her husband fait rien. Ca fait trois ans qu’elle et son mari sont sur une
have had their name on a list at the New Zealand liste d’attente du consulat de Nouvelle-Zélande pour
consulate, to emigrate. 'You people had it easier. I émigrer là-bas.
mean, whatever the rights and wrongs of the « Pour vous autres, c’était plus facile. Je veux dire, la
situation, at least you knew where you were.' situation était ce qu’elle était, avec ce qu’il y avait de bon
'You people?' he says. 'What people?'
et de mauvais, mais au moins vous saviez à quoi vous en
'I mean your generation. Now people just pick and tenir.
choose which laws they want to obey. It's anarchy. — Vous autres ? Qui ça, vous autres?
How can you bring up children when there's anarchy — Je veux dire votre génération. De nos jours, les gens
all around?'
choisissent les lois qu’i1s veulent bien respecter. C’est
l’anarchie. Comment peut-on élever des enfants dans
Her name is Dawn. The second time he takes her out une anarchie pareille ? »
they stop at his house and have sex. It is a failure.
Bucking and clawing, she works herself into a froth of Elle s’appelle Dawn. La deuxième fois qu’il la soit, ils
280
excitement that in the end only repels him. He lends s’arrêtent chez lui et couchent ensemble. C’est raté. Elle
her a comb, drives her back to the campus. se cabre, elle l’agrippe, pour arriver à mouiller et se
mettre dans un état d’excitation qui en fin de compte lui
répugne. Il lui prête un peigne et la ramène au campus.
After that he avoids her, taking care to skirt the office
where she works. In return she gives him a hurt look, Par la suite il l’évite, fait un détour pour ne pas passer
devant le bureau où elle travaille. En retour elle lui jette
then snubs him.
des regards ulcérés, puis elle l’ignore.
He ought to give up, retire from the game. At what
age, he wonders, did Origen castrate himself? Not the Il devrait renoncer à ce jeu, abandonner la partie. A quel
most graceful of solutions, but then ageing is not a âge, se demande-t-il, Origène s’est-il châtré? Ce n’est
graceful business. A clearing of the decks, at least, so guère une solution élégante, mais il n’y a rien d’élégant à
that one can turn one's mind to the proper business of vieillir. Cela pennettrait au moins de donner un bon coup
de balai, de faire place nette et de se consacrer à ce qui
the old: preparing to die.
reste à faire quand on est vieux : se préparer à mourir.
Might one approach a doctor and ask for it? A simple
enough operation, surely: they do it to animals every Ne pourrait-on pas demander à un médecin de procéder
day, and animals survive well enough, if one ignores a à la chose ? Cela doit être une opération assez simple :
certain residue of sadness. Severing, tying off: with elle se pratique tous les jours sur les animaux, et les
local anaesthetic and a steady hand and a modicum of animaux survivent plutôt bien, si on n’attache pas
phlegm one might even do it oneself, out of a d’importance à une certaine tristesse qui leur reste. On
textbook. A man on a chair snipping away at himself: tranche, on ligature : avec une anesthésie locale, une
an ugly sight, but no more ugly, from a certain point of main sûre et un minimum de sang-froid on pourrait
view, than the same man exercising himself on the même faire ça soi-même en suivant les instructions d’un
manuel. Un homme assis sur une chaise, les ciseaux à la
body of a woman.
main pour couper ce qui dépasse : ce n’est guère un beau
spectaclel mais d’une certaine manière, ce n’est pas plus
affreux qu’un homme qui s’échine sur le corps d’une
femme.
There is still Soraya. He ought to close that chapter.
Instead, he pays a detective agency to track her down. Et puis il reste Soraya. Il devrait tourner la page. Au lieu
Within days he has her real name, her address, her de cela, il a recours à une agence de détectives pour
telephone number. He telephones at nine in the retrouver sa trace. Au bout de quelques jours, on lui
morning, when the husband and children will be out. fournit son nom, son adresse, son numéro de téléphone.
'Soraya?' he says. 'This is David. How are you? When Il appelle un matin à neuf heures, une fois le mari et les
enfants partis. « Soraya? dit-il. David à l’appareil.
can I see you again?'
Comment vas-tu? Quand est-ce qu’on se revoit? »
A long silence before she speaks. 'I don't know who
Après un long silence, elle répond: « Je ne vous connais
you are,' she says. 'You are harassing me in my own pas. Vous venez me harceler jusque chez moi. Je vous
house. I demand you will never phone me here again, demande instamment de ne plus jamais me téléphoner
never.'
ici, plus jamais. » `
Demand. She means command. Her shrillness
surprises him: there has been no intimation of it
before. But then, what should a predator expect when Demande instamment. C’est un ordre plutôt, un
he intrudes into the vixen's nest, into the home of her commandement, donné sur un ton aigu et crispé qui le
281
cubs?
surprend et que rien ne lui avait fait soupçonner dans le
passé. Mais évidemment, c’est ce à quoi un prédateur
doit s’attendre quand il se glisse dans le terrier de la
renarde et menace les renardeaux.
He puts down the telephone. A shadow of envy passes
Il repose le combiné. Il sent passer sur lui l’ombre de
over him for the husband he has never seen.
l’envie : il envie le mari qu’il n’a jamais vu.
TWO
Deux
WITHOUT THE Thursday interludes the week is as
featureless as a desert. There are days when he does Sans l’interlude du jeudi, la semaine est comme un désert
dont rien ne brise la monotonie. Il y a des jours où, dans
not know what to do with himself.
son désœuvrement, il ne sait que faire.
He spends more time in the university library, reading
all he can find on the wider Byron circle, adding to
notes that already fill two fat files. He enjoys the lateafternoon quiet of the reading room, enjoys the walk
home afterwards: the brisk winter air, the damp,
gleaming streets.
Il passe plus de temps qu’avant à la bibliothèque à lire
tout ce qu’il trouve qui touche de près ou de loin à Byron,
et les notes qu’il prend s’ajoutent à celles que
contiennent deux gros dossiers. Il se plaît dans le calme
qui règne dans la salle de lecture en fin d’après-midi, il
aime rentrer chez lui à pied ensuite : l’air vif, l’humidité,
He is returning home one Friday evening, taking the le bitume qui luit.
long route through the old college gardens, when he
notices one of his students on the path ahead of him. C
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