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Revue : État et industrialisation dans la périphérie mondiale

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Lectures
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ATUL KOHLI
State-directed Development:
Political Power and Industrialization
in the Global Periphery
Cambridge, Cambridge University Press, 2004,
XII-466 pages.
par Philippe Norel
l
a problématique du « développement
dirigé par l’État » n’est certes pas nouvelle.
Pour autant qu’elle soit bien identifiée,
la réussite en matière de développement est, on le sait, toujours historiquement associée à des États interventionnistes, qui semblent à la fois servir et
dynamiser le marché, tout en violant certains principes élémentaires relatifs à
la fixation des prix. En revanche, la nature précise des pouvoirs politiques qui
réussissent dans ce domaine demeure plus incertaine et sujette à débat.
L’objectif d’Atul Kohli, professeur à Princeton, est de comprendre, via une
analyse comparative, pourquoi certains États ont été plus efficaces que
d’autres dans la « facilitation » ou la construction du développement. Pour ce
faire, il met l’accent sur l’histoire comparée de la genèse de l’État en Inde, en
Corée du Sud, au Brésil et au Nigeria. Dans le débat relatif à l’apport respectif du « marché » et de l’État dans le développement, il récuse la thèse
libérale d’un pouvoir politique distordant systématiquement les économies et
s’opposant aux forces du marché, seules à même in fine de guider le développement. S’il se rapproche du courant structuraliste, pour lequel la corrélation
est totale entre réussite économique et intervention éclairée de l’État, il se
démarque des auteurs qui ont caractérisé cette réussite comme relevant de la
seule capacité de l’État à rectifier les imperfections du marché. Il envisage au
contraire cette efficacité dans un processus de longue durée au cours duquel
l’État collabore activement avec les forces capitalistes, renforce certains
potentiels du marché, tout en soustrayant l’élite publique à toute capture par
des intérêts privés.
Son projet s’articule autour de la distinction de trois types d’État. Le premier,
de loin le plus efficace, est ce qu’il nomme le cohesive-capitalist state, modèle
d’autorité étatique dans lequel les élites bureaucratiques soutiennent l’accumulation capitaliste, déterminent la formation de profits d’entreprise significatifs, bref collaborent activement avec les élites privées. La cohésion sociale
autour des objectifs du développement capitaliste y est pleinement assurée et
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renforcée par l’État, qui est lui-même l’expression d’une coopération dynamique entre classes ou groupes sociaux. Dans ce modèle, dont relève la Corée
du Sud, les structures d’autorité pénètrent souvent en profondeur le tissu
social tandis que l’objectif de sécurité nationale est vu comme impossible sans
une croissance économique rapide.
Le Brésil et l’Inde relèveraient davantage du deuxième modèle, le fragmentedmulticlass state, qui, reposant sur une « alliance de classes » plus large, fait que
« ces États ne sont pas en position de définir leurs objectifs aussi étroitement
et de les poursuivre aussi résolument que les États du type précédent ». Le
souci de légitimité, d’une part, la recherche d’un soutien social et politique
effectif, d’autre part, deviennent alors prioritaires et entrent inévitablement
en contradiction avec le caractère univoque et exclusif du développement
capitaliste. La définition des mesures et leur mise en œuvre n’en sont que plus
politisées, soit du fait des conflits internes à l’élite, soit du fait des réticences
des masses, assez peu perméables à l’influence de l’autorité. L’Inde et le Brésil
auraient connu cette complexité des « agendas » du pouvoir en même temps
que des capacités étatiques plus limitées.
Enfin, dans les neopatrimonial states, comme le Nigeria, aucun espace public
n’est véritablement distinguable des intérêts privés, tant sur le plan normatif
qu’organisationnel. Dès lors, les tenants de l’administration tendent à considérer les ressources publiques comme leur patrimoine, ce qui contribue à
renforcer le caractère peu légitime de l’autorité politique. Qu’ils soient
classés comme étant démocratiques ou dictatoriaux, ces États ne sauraient
prétendre assurer un quelconque développement.
Selon le type d’État que l’on envisage, des politiques similaires (ou inspirées
par un modèle à vocation universelle) ne peuvent donc avoir que des résultats
très divergents en matière d’industrialisation. Il est clair, en particulier, qu’en
affichant une pluralité d’objectifs parfois discordants les fragmented-multiclass
states ne peuvent permettre l’accumulation unidirectionnelle nécessaire. En
revanche, ils rendent éminemment possible la capture des ressources de
l’État par des intérêts particuliers. La relation entre élites publiques et élites
privées s’en trouve considérablement affaiblie, contrairement à la situation
qui prévaut dans les cohesive-capitalist states.
Que la nature de l’État soit un facteur surdéterminant dans la trajectoire ultérieure du développement renvoie évidemment à la question de la genèse de
l’État en question. Sur ce point, l’auteur privilégie le moment colonial qu’il
considère comme étant le « big bang » incontournable dans tous les exemples
envisagés. Il précise par ailleurs que les autres forces susceptibles de changer
significativement le type d’État issu de la colonisation, les mouvements nationalistes, d’une part, les forces armées, d’autre part, sont rarement parvenues
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à infléchir la structure d’autorité prévalente. Le cœur de son analyse de la
construction de l’État se situe donc dans l’influence réciproque entre des réalités locales précoloniales, variables, et une imposition étrangère historiquement déterminante.
Sur ces fondements, Kohli développe des analyses historiques particulièrement documentées des quatre formations étatiques choisies. C’est sans doute
dans ses analyses de la Corée du Sud, cas emblématique de cohesive-capitalist
state, et du Brésil, qui tend manifestement, mais en vain, à se rapprocher de ce
statut, que l’approche de l’auteur est la plus convaincante.
On souscrit volontiers à sa caractérisation de la période coloniale japonaise en
Corée comme constitutive d’un État fort, désormais affranchi d’une bureaucratie agraire aux mains de l’aristocratie du Yangban et d’une incapacité
ancienne à pénétrer le tissu social rural. C’est tout particulièrement en dépersonnalisant l’espace public (avec l’abdication de la monarchie), puis en créant
une force de police intervenant dans tous les domaines de la vie économique
et sociale, enfin en créant une bureaucratie à la fois japonaise et coréenne,
que s’est opérée cette transformation. Si le pouvoir colonial a été clairement
répressif et au service exclusif des intérêts japonais, il n’en a pas moins permis
un développement agricole d’abord, industriel ensuite, étroitement lié, il est
vrai, aux exigences économiques de la métropole. Mais, précisément dans
l’agriculture, la prédominance des intérêts japonais a assuré le transfert des
techniques les plus pertinentes, et ce dans une logique déjà résolument exportatrice. Plus généralement, la puissance coloniale a exhorté ses hommes
d’affaires à éviter toute vision mercantile étroite pour « considérer la mission
coréenne du point de vue de l’économie nationale ». De fait, les éléments qui
ont fait plus tard le succès du modèle économique sud-coréen ont été mis en
place entre 1905 et 1940 : l’alliance du pouvoir avec les classes possédantes,
une politique économique active (notamment en matière de sélectivité du
crédit et de planification des priorités stratégiques), l’exploitation et la
répression des classes laborieuses, enfin, l’encouragement à l’émergence de
firmes coréennes qui ont donné plus tard les chaebols (grands conglomérats).
Certes, cette forme d’autorité étatique a régressé entre 1945 et 1960, sous la
férule de Syngman Rhee, plus préoccupé de combattre le communisme (ou
tout ce qui y ressemblait) et d’affermir son propre pouvoir politique que de
considérer la croissance économique comme une priorité. Mais la bureaucratie, l’armée et la police se sont maintenues dans une parfaite continuité par
rapport à l’ordre colonial japonais, une classe entrepreneuriale est apparue et
les propriétaires terriens expropriés ont réinvesti leur capital dans l’éducation
et l’industrie. Arguant de l’absence de toute vision prospective au sein du
gouvernement autocratique, l’auteur réfute cependant l’hypothèse d’une
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stratégie consciente de développement par substitution d’importation durant
ces années. C’est seulement sous Park Chung Hee que le cohesive-capitalist
state a pris sa pleine dimension en utilisant le potentiel bureaucratique de la
période précédente au service d’une véritable substitution d’exportations…
Vient ensuite le cas brésilien, de fait représentant du second idéal-type mais
capable, à certaines périodes, de se rapprocher du premier. Les caractéristiques du passé colonial (faible implication de la puissance portugaise dans
l’administration, division du pays en « capitaineries ») et l’absence de véritable mouvement révolutionnaire au moment de l’indépendance ont peu
encouragé le nationalisme et sans doute déterminé la faiblesse de l’État central, tant sous la monarchie (1822-1889) que sous la république (1889-1930).
Sous la monarchie, l’administration était davantage au service des producteurs de sucre, puis de café, dans une économie de laisser-faire dépendante
des capitaux étrangers et marquée par les cycles liés aux booms sur les produits primaires exportés. Dans les années 1860 cependant, une armée nationale a vu le jour et a imposé la république. La période républicaine a connu
une première industrialisation, au moins dans les régions dominantes, mais
elle est restée marquée par le pouvoir exorbitant des régions (capacité de
taxer les exportations, d’emprunter à l’étranger ou de lever une armée) et de
l’oligarchie foncière. L’industrie n’était alors qu’un effet collatéral d’une
politique de soutien aux revenus du café et de création d’infrastructures. Par
ailleurs, seules l’armée et les classes moyennes urbaines portaient un nationalisme et un interventionnisme certes encore timides, mais qui ont fini par installer Vargas au pouvoir en 1930. Le régime autocratique de ce dernier a
véritablement créé l’État central brésilien, qui, à partir de 1937, s’est rapproché du cohesive capitalist state avec l’instauration de l’Estado Novo : élimination des pouvoirs régaliens régionaux, économie dirigée par l’État et
cooptation des industriels, taxation des importations dans une visée de substitution aux importations, pénétration du corporatisme dans le tissu social. Le
nationalisme économique de Vargas est demeuré malgré tout rhétorique. Le
poids du capital étranger n’a pas été remis en cause, Vargas ne s’appuyait pas
sur une organisation politique hégémonique et l’État pénétrait peu la périphérie agraire du pays. En cela, son autorité s’apparenterait davantage à celle
d’un fragmented-multiclass state. Finalement, « aussi bien l’élite étatique que
les entrepreneurs se sont satisfaits d’une production brésilienne de produits à
faible valeur ajoutée, à l’abri de murs protectionnistes et sous la dépendance
d’importations et de technologie étrangère ». Cette matrice de l’État s’est
maintenue, avec toutes ses contradictions, jusque dans les années 1980, à travers les expériences démocratique et populiste, puis durant la junte militaire,
mais sans véritablement surmonter le legs colonial d’une économie trop
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décentralisée et d’un nationalisme frileux et trop conscient de sa dépendance
externe…
L’ouvrage d’Atul Kohli est toujours stimulant et son analyse nuancée, mais
l’on peut évidemment discuter ses hypothèses sur plusieurs points. Celle,
centrale, d’une surdétermination coloniale du type d’autorité étatique, et
donc de la trajectoire économique ultérieure, est certes bien étayée mais
demeure radicale et demanderait un approfondissement théorique. Dans le
même esprit, l’auteur néglige le caractère inventif des élites coréennes qui, en
planifiant une substitution d’exportations évolutive (chaque nouvelle spécialisation permettant la hausse des salaires, donc le progrès du marché intérieur, du fait d’une concurrence avec les seuls pays riches), ont déterminé le
succès que l’on sait. Mais, au total, on est en présence d’une remarquable
enquête, particulièrement vivante et bien menée, dans un cadre théorique qui
acquiert progressivement sa pleine légitimité. ■
Philippe Norel est économiste, maître de conférences à l’Université de Poitiers. Il effectue
des recherches en économie du développement et en histoire économique globale.
Il a publié récemment L’invention du marché : une histoire économique de la
mondialisation (Paris, Le Seuil, 2004).
Adresse électronique : philippe.norel@univ-poitiers.fr
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