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Noel mon milliardaire et moi - INTEGRALE - Rose M

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ROSE M. BECKER
NOËL, MON MILLIARDAIRE
ET MOI
Intégrale
RESUME : Noël, un milliardaire… que demander de plus ? Milliardaire au passé douloureux,
Harrison Cooper déteste les fêtes. Il se rend pourtant dans le Montana pour retrouver sa famille. Mary
Elligson est son opposée, étudiante vive et enjouée, elle est une amoureuse inconditionnelle de Noël.
Entre eux, tout commence mal : jetant leur dévolu sur le même cadeau, Mary et Harrison se disputent
au moment où ils font connaissance. Ils aimeraient tous les deux ne plus jamais se revoir ! Mais la
magie de Noël peut faire des miracles, et voilà que leurs chemins se croisent à nouveau ! Invités à la
même soirée, coincés sous une branche de gui, ils ne pouvaient imaginer pire situation… Et pourtant,
de hasards en surprises, ils ne vont cesser de se rapprocher… Mais pourront-ils se supporter ?
1. Un cadeau empoisonné
Un œil fixé sur la pendule de mon tableau de bord, je tourne dans les petites rues de ma ville
natale. Bienvenue à West Yellowstone ! Population ? Mille habitants et quelques… et moi, et moi, et
moi. Perdue au nord-ouest du Montana, la minuscule agglomération se dresse au beau milieu des
montagnes à perte de vue et des sapins qui se plient sous les bourrasques du mois de décembre. Ici,
tout le monde se connaît. À peine ai-je le temps de tourner dans l’avenue principale que M. Stone, le
garagiste, et Patrick Cunningham, l’agent immobilier, me saluent d’un petit signe de la main.
Home sweet home.
Je me gare devant une enfilade de bâtiments en bois qui s’étirent tout le long de Main Street. Et
avant de sortir, je fais les vérifications d’usage. Écharpe ? Oui ! Manteau boutonné ? OK ! Gants ?
Mis ! Bonnet en laine noire ? Yes ! Je suis prête à affronter la rigueur de l’hiver montanais. Dernier
coup d’œil au rétroviseur. Bon, je ressemble un peu à Bibendum avec ma grosse parka molletonnée
rouge. On me tirerait dessus, je crois qu’elle ferait gilet pare-balles…
Mais après vingt ans passés dans cet État, je sais comment survivre au froid glaciaire qui s’abat sur
notre région en cette saison. Pas envie de finir avec les orteils cristallisés au fond de mes chaussures !
Quand j’étais petite, mon père me racontait qu’un touriste avait été amputé des doigts de pied pour
avoir marché trop longtemps dans la neige. Franchement ? Je crois qu’il se fichait de moi ! Mais je ne
peux pas m’empêcher d’y songer avec un petit sourire en descendant de mon gros 4x4. Mon père… il
me manque terriblement. Comme maman.
– Ça va, Mary ?
Stan Travis, le fils cadet du gérant du plus grand hôtel de la ville, travaille à mi-temps dans
l’établissement, destiné à accueillir les touristes venus profiter du parc national tout proche de
Yellowstone. Quand je disais qu’on ne peut pas faire un pas ici sans être reconnu…
Intimité : zéro. Par contre, question convivialité…
– Ça roule.
– Qu’est-ce qui t’amène dans les parages ? me demande-t-il, lui aussi emmitouflé jusqu’à la racine
des cheveux dans une parka XXL.
On ressemble à deux bonshommes de neige en train de faire la conversation. Les habitants de West
Yellowstone ne sont pas très glamour en hiver. Mais revenez en été et vous verrez ce que vous
verrez !
– Je dois faire une petite course avant d’aller chercher Brittany au collège. D’ailleurs, je suis à la
bourre !
– Pour changer ! se moque-t-il.
Si je n’étais pas si pressée, je lui réglerais son compte, à mon vieux copain de lycée. Mais pour
cette fois, je me contente d’une grimace avant de m’éloigner au petit trot – aussi vite que mes
vêtements me permettent d’avancer – en direction de la boutique d’antiquités située au bout de la rue.
Gérée par l’adorable Mme Miller depuis des temps immémoriaux (on la soupçonne d’avoir été une
contemporaine d’Abraham Lincoln), elle propose toutes sortes d’objets rares, délicats et
généralement hors de prix. Mais j’ai prévu le coup, quitte à multiplier les heures de boulot entre mes
heures de cours à la fac de médecine.
– Bonjour ! claironné-je en entrant dans le magasin.
Au-dessus de ma tête, un petit carillon retentit tandis que la porte en verre se referme derrière moi.
Aucune réponse. Apparemment, il n’y a personne. Surprise, je m’avance entre les étagères garnies de
petites fioles en cristal, d’étuis à cigares anciens et de poupées en porcelaine. J’en profite pour
enlever quelques couches : mon écharpe, mon bonnet… et j’abaisse le zip de ma parka. Histoire de
respirer un peu dans mon airbag.
– Où est-il ? fais-je à mi-voix.
Deux mois plus tôt, j’ai repéré le cadeau idéal pour Serena Cooper, la vieille dame avec laquelle je
suis devenue amie au cours de mes nombreuses visites en tant qu’aide-soignante. Malgré nos
cinquante ans d’écart, nous avons tissé des liens profonds. C’est la femme la plus intègre, la plus
intelligente et la plus bienveillante de ma connaissance. Je la considère parfois comme une grandmère, moi qui n’ai presque plus de famille en dehors de ma petite sœur Brittany.
Or, je voudrais la remercier. De sa gentillesse. De son attention. De nos fous rires. Et de son
invitation à sa grande fête de l’hiver, donnée chaque année au début de la saison. Je me faufile
derrière une grande vitrine format Dwayne Johnson. Quand soudain, j’aperçois le superbe coffret à
bijoux que je souhaite acheter.
Dans les mains d’un homme.
Pilant comme si je venais de prendre une porte en plein visage, je reste interdite à l’autre bout de
l’allée. Qui est cette bombe ? 1,85 mètre de cheveux châtains coupés court, de barbe de trois jours un
peu piquante, de lèvres charnues et d’yeux vert-noisette à tomber par terre. Sa carrure athlétique, ses
larges épaules cachées sous un manteau en cachemire noir, me barrent entièrement la route. Mon
cœur manque un battement. Ou deux. Ou trois.
Dans le jargon médical, on appelle ça une crise cardiaque.
Je n’ai jamais vu un type aussi canon. Il est si impressionnant que j’en avale ma salive de travers.
Je me sens soudain très gauche, incapable d’avancer. Zut ! Je ne vais pas jouer les mijaurées ! J’hésite
pourtant à l’aborder tandis qu’il examine mon coffret sous toutes les coutures. Un instant, je ne peux
m’empêcher d’admirer ses grandes mains, fines mais puissantes. Elles caressent le bois avec une
douceur et une attention qui me rendent… toute chose. C’est presque sensuel.
Bon Dieu ! Je dois vraiment me trouver un petit copain !
De profil, lui n’a toujours pas remarqué ma présence, complètement absorbé par son examen.
Tiens, je ne sais pas si je dois me vexer… J’en profite pour repérer la petite cicatrice qui barre son
menton. Souvenir d’une bagarre ou d’un accident ? Je l’imagine bien en train de braver les dangers
dans la jungle comme Indiana Jones. Avec un fouet, peut-être.
Un seau d’eau froide, par ici !
Reprenant mes esprits, je m’approche en toussotant. Sauf que mon bel inconnu ne se retourne pas.
Je suis invisible ou quoi ? Me plantant derrière lui, je me racle à nouveau la gorge et mon demi-dieu
pivote enfin dans ma direction, tiré de sa profonde réflexion. Le coffret à bijoux entre les doigts, il
baisse les yeux sur moi, plus petite d’une bonne vingtaine de centimètres. Des yeux comme je n’en ai
jamais vus. Profonds et mélancoliques. D’une beauté à couper le souffle. Sauvages, aussi. À peine
m’a-t-il entraperçue qu’une lueur méfiante danse dans ses pupilles, assombrissant son regard. Comme
s’il se mettait en garde.
– Vous disiez ?
Il a une voix chaude, grave, bien timbrée, à vous donner des frissons partout… sauf que les mots
claquent sèchement, comme une cravache.
– Excusez-moi de vous déranger mais…
Moi, par contre, je ne brille pas par mon élocution. Je me force à redresser les épaules, bien
décidée à ne pas me laisser impressionner par cet étranger.
– … c’est le coffret que je voulais acheter pour une amie.
L’homme hausse les sourcils. Et sans me répondre, il se met à détailler ostensiblement le
magnifique objet, passant en revue le couvercle ouvragé, les côtés incrustés de pierres semiprécieuses et le dos ciselé. Puis il relève la tête :
– Comment vous appelez-vous ?
– Euh…
Je ne vois pas le rapport.
– Mary Elligson.
– Eh bien, c’est bizarre, Mary Elligson… parce que je ne vois votre nom écrit nulle part.
J’en ai le souffle coupé.
– En fait, j’ai prévu d’offrir ce coffret depuis plusieurs semaines…
– Alors pourquoi ne pas l’avoir acheté ? À présent, c’est moi qui vais le faire.
Le sale type !
Et sur ces mots, il me plante au beau milieu de l’allée, près de la vitrine « The Rock ». Mon cœur
tambourine. D’accord. Monsieur Petite-Cicatrice-au-menton le prend sur ce ton. À peine s’est-il
éloigné de quelques pas que je me lance à sa poursuite. Je ne suis pas le genre de fille à me
décourager facilement. Ce coffret, je l’aurai ! Il correspond exactement aux goûts de Serena et je
refuse qu’il me file sous le nez, pas après avoir sué sang et eau pendant deux mois pour réunir la
somme.
– Attendez !
Déjà, mon inconnu gagne la caisse, posée sur un comptoir en verre où sont exposés une myriade
de bijoux anciens hors de prix. Mme Miller sort au même moment de sa réserve. Sourde comme un
pot, elle a sans doute été attirée par mes éclats de voix. Je tapote sur l’épaule de l’homme… qui se
retourne encore. Il pince ses lèvres sensuelles, l’air franchement agacé. Mais pas seulement. Je dirais
aussi qu’il semble… suspicieux. Comme s’il se méfiait de moi.
– Je croyais le problème réglé.
– Écoutez, fais-je avec mon plus beau sourire. J’aimerais vraiment acquérir cet objet. C’est très
important pour moi.
– Pour moi aussi.
Je tente de lui faire du charme en papillonnant de mes longs cils noirs. Sauf qu’il ne tique même
pas face à mes grands yeux verts. Là, je me sens vexée. Carrément. Cela dit, cette technique n’a jamais
fonctionné avec personne… Le visage fermé, il me contemple comme s’il attendait la suite et ne
comprenait pas où je voulais en venir.
OK. Pour le côté femme fatale, on repassera.
– J’ai économisé longtemps pour l’acheter…
Je tente de l’amadouer en penchant la tête sur le côté comme un cocker battu.
– Dites-le-lui, madame Miller !
Prise à témoin, la vieille dame sursaute avant de hocher la tête. Je sais qu’elle m’aime beaucoup.
Surtout, elle connaît mon attachement à ce bel objet. Toutes les semaines, je passe vérifier qu’il se
trouve bien en exposition. Car Mme Miller, dont les affaires périclitent en ces temps hivernaux, ne
pouvait guère se permettre de le réserver à mon nom sans que je verse un acompte. Elle se mord les
lèvres, embarrassée… jusqu’à ce que l’inconnu lui décoche un sourire. Là, elle fond comme neige au
soleil, les joues rouges.
Je rêve ou Mme Miller, 85 ans, sourde et presbyte, est sous le charme ?
– Pouvez-vous me faire un paquet cadeau, s’il vous plaît ?
– Avec plaisir, monsieur.
La traîtresse.
Très bien. La politesse ne marche pas. La persuasion non plus. Le charme, encore moins (no
comment…) ! Ne reste que la supplique.
– Je me permets d’insister…
– Je vois ça ! s’exclame Monsieur Cicatrice-sexy avec un petit claquement de langue agacé.
– Je vous en prie, faites un geste. Je suis certaine que vous pourrez trouver une foule d’autres
cadeaux géniaux dans cette boutique. Regardez ces bracelets en argent ! fais-je, en les pointant du
doigt à travers la vitrine. Ou ce ravissant médaillon qui s’ouvre !
Il m’enveloppe d’un long regard des pieds à la tête, l’air indéchiffrable.
– Eh bien achetez-les, s’ils vous plaisent tant.
Le bide. Le méga four.
– S’il vous plaît ! fais-je en serrant les mains et en renonçant à toute dignité. C’est très important.
Noël est dans moins de quinze jours… vous ne pouvez pas faire un petit geste ?
Un peu inquiète, Mme Miller emballe le coffret en nous contemplant tour à tour. Le cœur de cette
femme que je connais depuis l’enfance semble balancer entre nous deux. On dirait presque qu’elle
assiste à un match de tennis, attendant le dénouement avec impatience. Pour une fois qu’il se passe
quelque chose dans sa boutique… L’inconnu fronce les sourcils, comme s’il réfléchissait intensément.
Puis :
– Non.
Et il paie son achat sous mes yeux ronds de poisson rouge. Celle-là, je ne m’y attendais pas.
Cachant un sourire en coin, il s’empare finalement de son cadeau et sort de la boutique après nous
avoir saluées toutes les deux d’un petit signe de tête. Mme Miller a le culot de soupirer au moment où
il quitte son magasin. Je lui jette un regard furibard. Adieu, mon joli cadeau ! Je pense à tous ces mois
de travail qui n’ont servi à rien à cause de cet homme. Outrée, je quitte finalement la boutique
bredouille.
Et en rogne, je claque la portière de ma voiture avec force, histoire de marquer le coup et d’avertir
la moitié de la population de West Yellowstone. Puis je démarre en maugréant dans ma barbe. Voleur !
Sale voleur ! Mon 4x4 file sur la route en direction du collège de ma petite sœur. Il est presque
15 heures et elle va bientôt quitter son club de théâtre. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je
n’arrive pas à me calmer. Non seulement Monsieur Cicatrice-au-menton m’a piqué le cadeau de mes
rêves… mais en plus, il a le culot, l’audace, le toupet d’être canon !
Soupir.
Tout en roulant sur les routes sauvages du Montana, je le maudis copieusement. Avec sa luxueuse
veste en lainage et son portefeuille Vuitton, je suis certaine qu’il aurait pu s’acheter la moitié du
magasin d’antiquités. Mais non ! Il a fallu qu’il jette son dévolu sur ce malheureux coffret. J’expire
par la bouche en serrant un peu trop mon volant. Puis j’attrape ma bombe désodorisante pour assainir
l’air et éloigner toutes les ondes négatives. Je ne vais pas me laisser polluer par cet apollon ! Non,
non, non ! Je vais po-si-ti-ver ! À mi-voix, je répète mes mantras favoris.
– Si la vie te donne des citrons, fais de la limonade !
Tout va bien. Tout va très bien. Ce n’est pas si grave. Ce n’était qu’un coffret – un magnifique
coffret, unique et irremplaçable ! J’essaie d’afficher un sourire convaincant en pensant aux fêtes de
fin d’année. Par bonheur, je suis d’une nature enthousiaste. Je ne me laisse jamais abattre… au point
d’être une tornade difficile à suivre pour mes proches. J’ai une énergie débordante. Surtout que Noël
me déchaîne.
J’adoooore Noël.
Je ralentis en vue du collège de ma sœur et je l’aperçois presque tout de suite. À 12 ans, Brittany
me ressemble beaucoup : mêmes cheveux noirs et raides comme des baguettes, même yeux verts en
amande, un peu bridés, hérités d’un grand-père chinois, même petite taille. Aucun doute ! Nous
sommes de la même famille. Je ralentis à son niveau en donnant un joyeux coup de klaxon. Si bien
qu’elle lève les yeux au ciel en grimpant sur le siège passager.
– S’te plaît, ne fais pas ça !
– Quoi ? Klaxonner ?
– Oui… tout le monde nous regarde !
Tout le monde ou juste Mike Tanner, le beau gosse de sa classe de cinquième ? Je réprime un
sourire tandis qu’elle jette son sac à dos plein à craquer de bouquins sur la banquette arrière. Et
j’attends patiemment qu’elle mette sa ceinture avant de démarrer. Je ne plaisante pas avec la sécurité –
pas depuis la mort de nos parents dans un accident de la route deux ans plus tôt. Fauchés sur le coup.
Ils n’ont pas souffert, d’après les médecins. Aussitôt, je bloque l’afflux des souvenirs.
Je ne veux plus y penser. PLUS JAMAIS.
À la place, je décoche un sourire radieux à Brittany en roulant. Même si nous sommes le
11 décembre, il n’a pas encore neigé sur le Montana – un phénomène rare, quasi exceptionnel. À cette
période de l’année, nous croulons d’habitude sous un mètre de poudreuse. Au moins, les voitures
peuvent rouler… mais je regrette la magie des plaines cachées sous une couche de diamants.
– Alors, ta journée ?
– Bof. Tania a dit à Maria que James lui avait raconté que…
Je m’accroche. Vraiment, j’essaie. Je le jure. Mais suivre les aventures d’une bande d’ados au
collège demande autant de connaissances géopolitiques que si j’étais diplomate à l’ONU. Ma sœur se
tourne vers moi, l’air entendu.
– Tu y crois, toi ?
– Euh… non. C’est dingue.
Je joue la carte de la sécurité. Et ça marche ! Ma cadette hoche vigoureusement la tête, ravie.
– Mark est un imbécile, conclut-elle.
– Un minable ! renchéris-je, à fond derrière ma sœur quoi qu’il arrive.
– Exactement ! Je lui ai dit que ce n’était pas la peine de me demander de l’aide pour son prochain
devoir de maths.
– Surtout que tes devoirs de maths, c’est moi qui les fais…
Ma sœur prend une mine vaguement coupable tandis que je lui décoche un clin d’œil malicieux. De
l’avantage d’avoir une aînée en deuxième année de médecine…
– Ouais, enfin, tu vois ce que je veux dire…
Je secoue la tête, amusée. Et parce que nous sommes aussi pipelettes l’une que l’autre, nous
occupons sans peine le silence durant les dix kilomètres qui nous séparent de notre chalet. Je
m’enflamme au sujet des vacances de fin d’année qui approchent.
– On va pouvoir faire la grasse matinée ! m’exclamé-je, aux anges. Manger du pain d’épices et des
sucres d’orge ! Regardez cinquante fois La Vie est belle de Capra à la télévision en buvant du lait de
poule !
– Oh, non… tu recommences !
– Je recommence ?
– Tu es encore atteinte de Noëlite aiguë !
Je hausse les épaules. Tout ça parce que je me montre une toute petite minuscule rikiki joie
exubérante dès que j’aperçois une branche de sapin ou des santons. À mon grand désarroi, ma petite
sœur ne partage pas mon enthousiasme. Pragmatique et tête de mule, Brittany ne s’en laisse pas conter
facilement. Mais je regrette qu’elle ne goûte pas la magie des fêtes. Bien décidée à la convertir, je
brandis le disque posé sur le tableau de bord.
– Tu veux écouter des cantiques ?
– Tu rigoles, Mary ! T’as quand même pas apporté ton CD de chants de Noël dans la voiture ? me
lance-t-elle, accablée.
– Siiii, petite veinarde ! Et il y a tout : « Holy night », « Winter Wonderland », « Jingle Bells »,
« Let it snow » !
– Noooon ! J’ai trop honte !
Je sens qu’elle aimerait bien mourir. Pour la peine, elle m’entendra chanter a capella « All I want
for Christmas » jusqu’à la fin du trajet !
***
De retour à la maison, nous vaquons toutes les deux à nos occupations. Pendant que Brittany fait
ses devoirs devant la télévision laissée en fond sonore, je m’active en cuisine à préparer le dîner. Je
ne suis pas un cordon-bleu. Comprendre : je fais même brûler des toasts. Je suis la seule fille sur terre
capable de rater des pâtes. Heureusement, les pizzas surgelées existent ! Sans compter la générosité de
nos voisins. Depuis la disparition de nos parents, toute la petite communauté de West Yellowstone
nous soutient. Et nous ne manquons jamais de salades de pommes de terre et autres gratins de chou-
fleur !
D’ailleurs, le chou-fleur devrait être illégal. Comme la drogue. Et les brocolis.
Sortant un plat du congélateur, j’enlève la cellophane en continuant à fredonner mes sacro-saintes
chansons festives. Ma sœur râle dans le salon, sans doute pour que je la mette en sourdine. Bien
entendu, j’augmente les décibels, juste pour la faire enrager. Nous sommes sœurs ou non ? Je
l’entends étouffer un rire, penchée au-dessus de sa leçon d’histoire sur la table basse. À mon tour, je
souris. Cela fait deux ans que nous sommes seules. De notre ancienne famille, il ne reste que nous.
Mais nous avons réussi à reconstruire notre vie. Pas à pas.
J’enfourne le plat de lasagnes au thon offert par Mme Ford, la propriétaire de la quincaillerie, sur
le gril. Grâce à la prévoyance de nos parents, Brittany et moi habitons dans ce ravissant chalet qu’ils
nous ont légué. À 18 ans, je me suis battue pour garder ma petite sœur avec moi, et pour éviter qu’elle
ne parte en foyer ou dans une maison d’accueil. Heureusement, l’assistante sociale, Joan Simmons,
était de notre côté. Refusant de nous séparer après le drame, elle a appuyé notre dossier de toutes ses
forces auprès des services sociaux.
Et Brittany est restée.
Bien sûr, cela demande des prodiges d’ingéniosité et de logistique pour organiser notre vie à deux.
Entre mes cours de médecine et sa scolarité, mais aussi mes petits boulots d’appoint pour ramener un
peu d’argent à la maison, ce n’est pas facile tous les jours. D’autant que le pécule laissé par nos
parents fond comme neige au soleil. Encore cinq ans à tenir ! Cinq ans et je serai médecin ! Rien
d’insurmontable. Je suis une incurable optimiste – et je n’ai aucune envie de guérir.
Je règle le minuteur en me grattant la tête. Dix minutes ? Vingt minutes ? De toute manière, quoi
que je fasse, ce sera brûlé ! Puis je me tourne vers la vaisselle empilée dans l’évier depuis l’époque
des colons… quand une odeur bizarre me chatouille les narines. Pas bizarre, non. Plutôt…
pestilentielle.
Un ragondin est venu mourir dans la cuisine ?
Au même moment, la voix de Brittany s’élève :
– Tu ne trouves pas que ça schlingue ?
Sans rire.
– Non, tu crois ? fais-je, sarcastique, en plaquant un torchon sur mon visage, histoire de ne pas
mourir asphyxiée.
Tandis que Brittany me rejoint, un bras braqué devant son nez, je m’approche de l’évier comme si
je m’apprêtais à désamorcer une bombe. Minimum. D’un doigt prudent, je soulève deux assiettes et
recule aussitôt d’un bond. Qui a balancé du gaz moutarde dans notre maison ? Ma sœur est hilare. Je
me tourne vers elle, furieuse. Elle n’a pas fini de se moquer, cette chipie ?
– Je voudrais bien t’y voir, tiens !
– Ah, non ! C’est toi l’aînée !
Prenant mon courage à deux mains, je soulève la vaisselle sale, repousse les verres de Coca à
moitié vides, range l’éponge dans un coin… et découvre l’ampleur du carnage. Le diagnostic tombe,
sans appel.
– C’est encore la tuyauterie qui refoule.
Cela arrive tout le temps dans les vieilles maisons au plancher lambrissé, aux murs épais et aux
poutres apparentes. Elles ont le charme des chalets traditionnels… et la plomberie hors d’âge qui va
avec. Sans parler de l’électricité défaillante les soirs d’orage. Le Montana, ce n’est pas pour les
mauviettes ! Brittany soupire. Ça recommence. C’est au moins la troisième fois en deux semaines que
notre évier décide de vomir ce qu’on lui donne à manger.
Comment ça, il ne faut pas nourrir son évier ?
Le torchon sur la figure, je renvoie ma sœur à ses devoirs et traverse la cuisine à grands pas. Il est
temps d’appeler mon sauveur. SOS Chris. Ouvrant la porte de la maison, je hèle mon voisin et
meilleur ami. Il habite le chalet d’en face, de sorte que seule une petite allée en terre nous sépare,
sinuant ensuite vers les chaînes montagneuses. Nous sommes les deux dernières habitations de la
ville. M’apercevant par la fenêtre de son salon, Chris sort tout de suite.
– Un problème ? me lance-t-il, inquiet.
Chris. Le merveilleux Chris Donovan. Grand blond aux yeux bleus et à la peau tannée par
l’altitude, il fait craquer toutes les filles… en dehors de moi. Chris, c’est le frère que je n’ai jamais eu.
Un peu plus âgé, il veille sur moi depuis l’enfance – car nous étions déjà inséparables à l’école. En
ville, toutes les marieuses nous imaginaient finir ensemble avec quatre enfants. Sauf que non ! Aucune
attirance entre nous. Seulement une complicité hors du commun. À lui, je peux tout dire. Comme il
vient tout me raconter. Ses désastres amoureux, mes soucis à la fac, ses problèmes de guide
touristique… Et Brittany aussi le considère comme un grand frère.
– Je ne te dérange pas ? demandé-je, inquiète.
– Jamais ! Mais…
Il s’interrompt une seconde pour respirer l’air froid, comme un chien flaire une piste.
– C’est quoi cette odeur ?
– Devine qui est revenu ?
Nous éclatons de rire en même temps. Pas besoin d’explications. Car Chris, en plus d’être notre
voisin, ami et frère… se trouve également être notre plombier attitré. Et notre dépanneur de voiture
certains jours.
Un vrai couteau suisse.
Sans ajouter un mot, il disparaît dans sa cuisine. Je l’attends sur le palier, les bras serrés autour de
ma poitrine malgré mon gros gilet noir. Le thermomètre affiche -5 °C. Autant dire que je me gèle le
popotin. Une minute plus tard, Chris revient… armé de sa ventouse.
– Allons lui faire cracher son jus ! me balance-t-il.
Déterminé, il ouvre la marche en direction de la cuisine. Et durant cinq bonnes minutes, il se
bagarre bec et ongles avec notre évier récalcitrant. De drôles de bruits s’élèvent. Schlurps. Gloups.
Krong. Les sourcils froncés, je reste un peu en recul. Le pauvre s’escrime, les dents serrées par
l’effort.
– Je ne sais vraiment pas comment te remercier pour tous les services que tu nous rends, Chris.
– Surtout pas en me faisant un bon petit plat !
– Ha, ha ! Très drôle !
Et… pssssschiiiit !
Toute l’eau putride remonte à la surface comme un geyser en éclaboussant le pull à col roulé de
mon meilleur ami… ainsi qu’une partie de son visage. C’est moche. Vraiment moche. Mais je dois me
mordre les joues pour ne pas rire tandis qu’un liquide saumâtre lui barbouille le menton. Chris reste
les mains en l’air, sa ventouse dégoulinante à la main.
– Par contre, une douche, je ne dirais pas non…
2. Les meilleurs ennemis
Juchée sur un escabeau, je tends le bras au maximum pour atteindre un angle du plafond. Je
ressemble à une équilibriste sur la corde raide, je suis mûre pour le Cirque du Soleil ! Serena retient
son souffle tandis que je joue les trapézistes de fortune. Tirant un peu la langue, je suis au sommet de
ma concentration au moment où j’accroche un ravissant ange doré dont les ailes se déploient
gracieusement.
– Faites attention, ma chérie !
– Tout est sous contrôle.
Satisfaite, je me perche à nouveau sur la plus haute marche de l’échelle, les poings plantés sur les
hanches. Je ressemble à un contremaître en train d’admirer son chantier, ou à un roi qui contemple
son royaume. Je ne plaisante pas avec Noël ! Et encore moins avec les guirlandes, les lampions et
autres angelots bouffis. Ne suis-je pas connue dans toute la ville pour être la maniaque des fêtes,
l’obsédée des santons, la dingue de décembre ?
J’assume ! À fond !
J’adore cette période : la neige, les cadeaux, les bons sentiments. N’est-ce pas le temps des grandes
tablées et des réunions de famille ? Moi qui ai perdu la mienne, je sais combien ces instants sont
précieux. Même si j’éprouve toujours ce douloureux pincement au cœur. Et ce vide en pleine poitrine.
– Qu’est-ce que vous en pensez ? dis-je en me tournant vers Serena.
– C’est ravissant !
– Et encore, vous n’avez rien vu ! Quand j’en aurai fini avec votre salon, les décorateurs du
Rockefeller Center rougiront de honte devant leur petit arbre.
La vieille dame éclate de rire, conquise par mon enthousiasme. Assise dans un confortable
fauteuil, une couverture sur les genoux, elle profite du feu ronflant dans la cheminée. Par moments,
des crépitements s’élèvent, parfumant l’atmosphère de chaudes fragrances boisées. Et de petites
étincelles jaillissent, modelant le visage ridé de mon amie de lueurs orange. Cette année, Serena m’a
demandé de venir lui prêter main-forte pour transformer son rez-de-chaussée.
– Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous, Mary.
– Oui, beaucoup de gens se posent cette question…
À nouveau, son rire élégant, aristocratique, résonne dans la pièce. Elle semble en forme
aujourd’hui. À 75 ans, elle lutte contre une sévère arthrose qui lui déforme les mains. Ses crises sont
parfois si fortes qu’elle ne peut plus écrire. Et c’est sous l’auspice de sa maladie que nos routes se
sont croisées. Aide à domicile, j’arrondis en effet mes fins de mois en assistant des personnages
âgées dans leurs petits travaux quotidiens. Pas seulement pour l’argent, d’ailleurs. Ce métier demande
un véritable engagement de cœur. J’aime les gens. J’aime les aider. N’est-ce pas la raison pour
laquelle je veux les soigner, les sauver, en devenant un jour médecin ?
Peut-être parce que personne n’a pu les sauver, eux…
– Vous avez des doigts de fée, soupire Serena.
Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir qu’elle jette un regard un peu désabusé à ses mains
abîmées. Pourtant, elle ne se plaint guère. Jamais je n’ai entendu un gémissement franchir ses lèvres,
même au plus fort de ses crises. Serena Cooper, propriétaire du plus luxueux chalet de la ville, est une
grande dame. Fille d’un ambassadeur et jouissant d’une grosse fortune, elle est devenue un pilier de
notre communauté depuis son installation à West Yellowstone, cinq ans plus tôt.
– Que diriez-vous d’un Noël blanc et or ? dis-je soudain, pensive.
– Je vous laisse carte blanche, Mary. De toute manière, ce sera spectaculaire.
– J’espère en mettre plein la vue à vos invités pour la fête de l’hiver.
Car cette soirée qui ouvre la saison des fêtes approche à grands pas. Enthousiaste, j’installe au
plafond de délicates guirlandes arachnéennes, ainsi qu’une kyrielle de flocons et de cristaux. C’est
magique ! Les décorations étincellent. Entre Serena et moi, la conversation roule. Et sans préciser que
le cadeau était pour elle, je lui parle de mon voleur.
Mon voleur sexy.
– Cela faisait deux mois que je convoitais ce cadeau. Deux mois ! fais-je, toujours furax.
La méthode Coué : échec.
– Et cet homme arrive… et me pique mon cadeau des mains !
OK, ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Mais c’est moi qui raconte l’histoire, pas vrai ?
– Quel goujat ! s’exclame Serena, outrée.
– Je n’aurais pas dit mieux ! m’écrié-je, enchantée par son soutien. Un vrai mufle !
Mais alors un mufle super sexy. Avec une classe folle dans sa veste en cachemire noire. Et que dire
de sa voix grave, posée ? Et de sa petite cicatrice au menton ? Ou de ses lèvres charnues ? Je me sens
toute chose au sommet de mon escabeau. Prise de vertige, je ferme les paupières et refoule mon
trouble. Cet inconnu me donne encore des palpitations. La colère, bien entendu. Rien que la colère.
Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
– Où sont donc passés les hommes galants ? s’indigne Serena. À mon époque, on n’aurait jamais
vu cela…
Elle tapote le chignon blanc noué sur sa nuque, lasse. La pauvre semblait sincèrement touchée par
ma mésaventure.
– Ce n’est pas bien grave, dis-je pour la rassurer. Par contre, je vais devoir trouver un autre
cadeau…
Rassérénée par mon indéfectible optimisme, Serena se rencogne dans son siège. Moi, je déplace
mon escabeau à l’autre extrémité de la pièce avant de tirer les cartons chargés de décorations.
– Je suis vraiment navrée de ne pas pouvoir vous aider, Mary.
– Cela me fait plaisir. En plus, à cette heure, Brittany est au collège et j’ai tout mon temps. Je peux
vous consacrer l’après-midi.
Contrairement à ma petite sœur, je suis déjà en vacances. Je remonte sur mon perchoir tandis que
la vieille dame tend les mains vers la grille en fer forgé placée devant l’âtre. La chaleur pénètre ses
articulations douloureuses, lui tirant un petit soupir.
– Si Harrison avait été là, il aurait pu vous prêter main-forte.
– Harrison ? fais-je en essayant de démêler les cheveux d’ange emberlificotés ensemble.
J’ai l’impression de coiffer Lady Gaga.
– Mon petit-fils !
Son petit-fils, of course.
Comment ai-je pu l’oublier ? Serena me serine à longueur de journée à son sujet. Habitant New
York à l’année, il est venu dans le Montana pour les vacances d’hiver… ce qui comble mon amie.
C’est bien simple, je ne l’ai jamais vu aussi emballée ! Et grâce à elle, je connais toute la biographie
d’Harrison Cooper, le mystérieux multimilliardaire qui fuit les interviews depuis des années. Il est
pourtant le créateur du logiciel d’exploitation pour ordinateur le plus vendu et le plus célèbre au
monde. Un véritable petit génie de la programmation qui a révolutionné l’informatique.
Un geek, quoi.
– Je vais enfin pouvoir le rencontrer, dis-je dans un sourire.
– Vous allez l’adorer, Mary ! Harrison est un garçon si charmant… même s’il peut se montrer très
timide au premier abord.
Pourvu qu’il ne porte ni bretelles ni appareil dentaire.
– Il y a si longtemps que je rêve de vous le présenter… mais il croule sous le travail et il n’aime
pas beaucoup voyager. Il se montre parfois un peu casanier. D’ailleurs, c’est moi qui lui ai rendu
visite l’hiver dernier. Vous vous souvenez ?
Je hoche la tête en imaginant un grand dadais qui vit en reclus dans un bunker au sommet d’une
tour de verre new-yorkaise. J’en frissonne. Brrrr ! Cette vision me donne la chair de poule. Mais
Serena ne remarque rien. Les yeux en forme de cœur, elle me dresse un portrait enamouré de son
petit-fils. Tandis que je dispose des bougies sur le manteau de la cheminée, elle me raconte ses
derniers exploits professionnels. Elle, si pondérée, ne tarit pas d’éloges sur Harrison. Elle
s’enflamme comme une midinette pour la grande fierté de sa famille.
– C’est l’homme parfait, si je comprends bien ? dis-je, amusée.
– Voilà. Vous y êtes.
À son tour, elle me rend mon sourire.
– Pardonnez-moi si je m’emporte mais il y a si longtemps que je ne l’ai pas vu. Douze mois, c’est
long ! Il me manque terriblement.
– Je suis ravie qu’il vienne passer quelques jours avec vous.
– Vous êtes un ange, Mary.
Je lui décoche un clin d’œil.
– Alors il n’y a plus qu’à m’accrocher dans le sapin !
***
Mission accomplie !
J’ai transformé le salon et la salle à manger de Mme Cooper en véritable œuvre d’art. On se
croirait dans l’atelier du père Noël. Chaudement emmitouflée dans ma parka et mes grosses bottes, je
dévale l’escalier extérieur du chalet, juché sur une excavation rocheuse au cœur de la forêt. Autour de
moi souffle une violente bourrasque qui plie les pins. Je lève la tête, admirant les cimes courbées par
le vent. J’aime ma région. Mais en baissant les yeux, je sursaute.
Une… une ombre ?
J’ai cru voir quelque chose bouger dans les fourrés. Une forme indistincte dissimulée par les
buissons de houx qui bordent l’allée. Mon cœur manque un battement tandis que je me fige. J’hésite à
poursuivre ma route. Les animaux sauvages sont légion dans le Montana, à commencer par les
redoutables couguars ! Poussés par la faim, il n’est pas rare que ces puissants félins s’aventurent près
des habitations certains hivers. Et ils peuvent vite devenir dangereux. Sans parler des ours qui rôdent
dans les bois, même si l’hibernation a probablement commencé. Je reste sur mes gardes.
Je n’ai pas envie de servir de goûter à un grizzli.
– Y a quelqu’un ?
Comme si un couguar allait répondre !
Je lève les yeux au ciel, mi-amusée, mi-inquiète. Puis en vraie fille de la montagne, je rassemble
mon courage et marche en direction de ma voiture. Je ne vais pas me laisser impressionner par une
petite bébête… avec des crocs énormes et des griffes comme des rasoirs. Je presse le pas. Bon,
d’accord : je cours carrément. Devant mon 4x4 rouge, je cherche fébrilement les clés dans mon sac.
Quand mon prédateur sort enfin des fourrés…
– Maggie ? fais-je, abasourdie.
Maggie O’Malley. Et croyez-moi, c’est bien pire qu’un couguar affamé !
– Mary Elligson ? fait-elle, l’air désarçonné. Qu’est-ce que tu fiches ici ?
– Je te retourne la question.
La rouquine ne répond pas, m’enveloppant d’un regard peu amène. Elle me détaille des pieds à la
tête. Dans son impeccable tailleur, pantalon dissimulé sous un somptueux manteau en fourrure brun,
elle n’a visiblement que mépris pour ma tenue de Bibendum. Ce qui ne me fait ni chaud ni froid. En
ville, tout le monde sait que Maggie O’Malley, journaliste d’investigation au Daily News, est une
véritable peste… doublée d’une fouine ! Sa plume trempée dans le venin opère des ravages au sein du
quotidien. Tout en assurant d’importantes ventes.
Tout le monde la redoute. Même son boss.
Sans cesse à la recherche du scoop qui la rendra célèbre et qui lui permettra de quitter notre « petit
bled minable », elle ne fait pas dans la dentelle. Vous avez volé un rouleau de papier toilette chez
l’épicier ? Elle le sait ! Vous avez copié sur Jimmy Meyer en sixième ? Elle est au courant !
Une vraie plaie.
– C’est vrai…, s’amuse-t-elle. J’avais oublié que tu jouais les Cendrillon chez la vieille Cooper.
– Je suis l’aide-soignante de Mme Cooper.
J’insiste sur les derniers mots, scandalisée par son manque de respect.
– Et aujourd’hui, je suis venue chez elle en amie.
– Une amie qui pèse trois millions de dollars.
Je hausse les sourcils, surprise. Comment peut-elle connaître l’état de la fortune de Serena ? Moimême, j’ignore tout des comptes bancaires de ma confidente ; et je m’en moque complètement.
– Qu’est-ce que tu insinues ? Que je m’intéresse à Mme Cooper pour être couchée sur son
testament ?
– C’est toi qui l’as dit ! Moi, je me contente d’énoncer des faits.
Respirer, respirer. Et po-si-ti-ver !
– Que veux-tu, Maggie ? dis-je d’une voix aussi calme que possible.
Je ne compte pas entrer dans son jeu, encore moins entamer une querelle avec elle. Car je n’ai
toujours pas digéré l’article racoleur publié dans son torchon après la disparition de mes parents.
– Ça, ça ne te regarde pas, ma petite !
Positiver… tu parles !
Croisant les bras sur sa poitrine, la journaliste arbore un petit sourire suffisant de mauvais augure.
Mais je ne recule pas, désireuse de protéger l’intimité de Mme Cooper de cette désagréable incursion.
Je n’ai aucune envie que Maggie frappe à la porte de la vieille dame pour lui chercher des noises. Elle
pourrait la rendre malade… même si les domestiques de Serena feraient probablement barrage.
– Je te signale que tu te trouves sur une propriété privée. Tu n’as aucun droit de traîner dans les
parages.
– Je ne « traîne » pas, comme tu dis. Je travaille. Je suis même sur une enquête qui promet d’être
fructueuse.
Malgré moi, je hausse un sourcil interrogateur, la curiosité piquée. Ce qui n’échappe guère à
Maggie et son sourire sarcastique.
– On dirait que tu as mordu à l’hameçon, Cendrillon ! s’amuse-t-elle. Je n’ai aucun compte à te
rendre mais pour ta gouverne, sache que je m’apprête à écrire un papier croustillant sur Harrison
Cooper, le milliardaire.
– Le petit-fils de Serena ? m’étonné-je.
Maggie ricane.
– Tu en connais un autre ? Je l’attends pour lui parler et lui donner une chance de se défendre avant
que je ne le crucifie.
Partant d’un rire triomphant, elle tourne les talons et me plante là pour se consacrer à sa
surveillance. Malheureusement, je n’ai aucun moyen d’intervenir, sinon de prévenir le personnel de
Serena qu’une femme rôde dans les environs. Maligne, Maggie reste néanmoins à la lisière du
domaine. Elle ne commet aucune infraction. Mais en montant dans ma voiture, je me demande tout de
même pourquoi cette peste semble aussi remontée contre le geek new-yorkais…
Quelque chose m’échappe.
***
Au volant de ma voiture, je m’engage sur la petite route de terre qui sinue hors de la propriété. Audessus de moi, le ciel gris se fait menaçant, tandis que des cumulus s’amoncellent par-delà les
montagnes au profil ciselé. Un orage approche – mais toujours pas de neige ! J’augmente le
chauffage à l’intérieur. Les températures sont négatives, sans possibilité d’amélioration avant des
mois. Le Montana ne se trouve-t-il pas à la lisière du Canada ? En même temps, je vérifie
machinalement ma ceinture de sécurité. Plusieurs fois.
C’est presque un TOC…
Je m’apprête à accélérer quand une autre voiture s’engage en sens inverse. Misère ! Jamais deux
véhicules ne pourront passer, surtout face à face. Cela dit, c’est un problème fréquent sur les sentiers
sauvages de la région. Et l’un des deux conducteurs finit invariablement par se garer dans le fossé. Je
ralentis en faisant des appels de phares à l’autre voiture. Et quelle voiture ! Une superbe et puissante
BMW d’un noir métallisé, aussi bien adaptée à la ville qu’à notre campagne. J’entends ses
vrombissements jusque dans mon habitacle. Je peux presque sentir la route trembler sous ses roues.
– Toi, je ne t’ai jamais vu par ici…
Un tel bolide, je m’en serai souvenue ! Pas très rassurée, je rétrograde, un pied sur le frein. En face
de moi, l’autre conducteur m’imite jusqu’à ce que nos voitures se retrouvent museau contre museau.
De mon côté, je multiplie les appels de phares, sans que l’autre réagisse. Il a pourtant plus de place
que moi pour reculer, grâce à un petit tertre placé sur le côté. Moi, je sens que je n’y arriverai pas…
mais qui est l’autre conducteur, d’ailleurs ?
Plissant les yeux, je me penche vers mon pare-brise et… pincez-moi, je rêve ! C’est lui ! C’est mon
voleur sexy ! Je reste interdite, courbée en deux sur mon volant comme une commère en train d’épier
ses voisins. Mon cœur s’emballe, lancé au grand galop. À travers la vitre, je reconnais ses traits
parfaits, ses mâchoires viriles, ses lèvres sensuelles. Par contre, je suis trop loin pour discerner sa
petite cicatrice.
Ce petit détail qui me fait craquer.
Je ne vois pas non plus ses yeux, d’un vert moucheté de brun. Par contre, je discerne sans peine
son expression contrariée. Il fronce les sourcils et semble m’observer lui aussi. Je crois même qu’il
pince la bouche… avant de donner un coup de klaxon ! Bien pète-sec ! Aussitôt, le charme se brise.
Ah ! J’avais presque oublié que Monsieur Petite-Cicatrice était aussi Mister Goujat.
Docteur Jekyll et M. Hyde.
Pour la peine… je klaxonne aussi. Oui, je sais, c’est mesquin. Mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
Je n’aime pas qu’on me marche sur les pieds. Et visiblement, lui non plus. En parallèle, nous ouvrons
nos portières et quittons nos voitures au même moment. Ou plutôt, je bondis comme un diable hors
de sa boîte. En pétard. Comme chaque fois que cet énergumène croise ma route.
Parce que c’est de la colère, on est d’accord ?
– Vous ! m’écrié-je.
– Vous ! s’exclame-t-il sur le même ton.
Synchronisme : parfait !
– Vous êtes mon voleur de cadeau !
– Ce raccourci ne m’étonne pas de vous, Mademoiselle Casse-Pied… Dois-je vous rappeler que je
n’ai rien volé ? Il me semble bien avoir payé mon achat avant d’avoir quitté la boutique.
Furieux, nous avançons comme si nous allions nous percuter de plein fouet. Et nous ne nous
arrêtons qu’à quelques centimètres l’un de l’autre, exactement comme nos voitures. Sauf que… je ne
m’attendais pas à cette décharge électrique. Au moment où ma poitrine effleure son torse, je suis
parcourue d’un électrochoc. Comme si tous mes muscles, tout mon corps se raidissaient. Suis-je la
seule ? Mon inconnu recule aussitôt d’un pas. On dirait qu’il s’est brûlé à la flamme d’une bougie. Je
lis la surprise sur son visage. La surprise ? Ou le choc ? Puis soudain, ses yeux s’assombrissent.
– Vous bouchez la route, mademoiselle !
– Vous plaisantez ? C’est vous qui m’empêchez de passer !
– Je ne peux pas reculer. La terre du tertre est trop meuble, une voiture risquerait de s’y enliser.
Oups. Je n’avais pensé à ça. Mais plutôt mourir sur une roue de torture que de l’avouer.
– Vous êtes gonflée, Monsieur BMW !
L’air grésille entre nous, saturé d’électricité. Et à nouveau, nos corps se rapprochent, littéralement
aimantés l’un par l’autre. Si lui a parlé avec un calme remarquable, l’agacement monte de mon côté.
Et je sens quelque chose s’éveiller au creux de mon ventre. Mon voleur se penche lentement au-dessus
de moi, me dominant de toute sa carrure. Il me barre toute la vue, je ne vois ni ne sens plus que lui.
L’espace d’un instant, tout l’univers se réduit à lui ; mon monde, du moins.
– Je…
Les mots meurent sur mes lèvres et nos yeux se croisent, ferraillant comme des épées. Une
seconde, rien qu’une petite seconde, je me demande s’il ne va pas m’embrasser. Mon cœur trébuche
dans ma poitrine. Son visage se rapproche tandis que je reste pétrifiée. Le temps, lui, se suspend.
Puis :
– Je crois que je ferais mieux d’y aller.
Et il se détourne. D’un seul coup. Comme s’il s’arrachait à moi, au champ de force qui nous lie. À
moins que je n’aie rêvé ? Je me pose la question alors qu’il n’offre que son large dos à ma vue. Il
marche sans empressement vers sa voiture. Je ne vois plus sa figure, mais il ne me semble pas
troublé. Au contraire, il paraît si maître de lui ! Je reste immobile, incapable de réagir, de reprendre
le cours de ma vie.
– Oui, moi aussi, dis-je tout bas.
Et parce qu’il remonte dans son bolide en claquant la portière, je me dirige à mon tour vers mon
4x4. J’y grimpe en vitesse, me réfugiant dans son cocon protecteur. Mon cœur, lui, continue sur sa
lancée. À l’instar de mon pouls, toujours en accéléré. J’ai l’impression d’avoir mis les doigts dans
une prise électrique. En face de moi, le moteur de mon voleur gronde. À peine ai-je le temps de
fermer ma porte qu’il recule sur l’étroite bande de terre avec une dextérité stupéfiante. Il va si vite que
ses pneus n’ont même pas le temps de s’enliser. La seconde suivante, il s’élance droit devant, évite
mon véhicule d’un coup de volant et poursuit sa route.
Je ne bouge toujours pas. Assise derrière mon volant, je laisse une minute s’écouler en silence. Les
vrombissements de la BMW décroissent jusqu’à disparaître. Et je me retrouve seule, plantée au beau
milieu de ce chemin de terre.
Que s’est-il passé, au juste ?
3. La fête de l’hiver
Dans une longue robe noire et soyeuse, agrémentée d’une broche rouge qui rappelle les
guirlandes du sapin, je me faufile au milieu des invités. Pour une fois, j’ai remisé la blouse blanche
de mes études de médecine au placard. Je n’ai pas si souvent l’occasion d’enfiler une tenue de gala !
Aussi me suis-je fait plaisir en choisissant un modèle vaporeux, taille haute, digne de l’impératrice
Joséphine. Mes bras nus s’échappent de manches courtes tandis qu’un décolleté rond et profond laisse
voir le renflement de… ma toute petite poitrine. Bon. Je n’ai pas vraiment les arguments d’Adriana
Lima. Cela dit, je ne suis pas mannequin.
– Tiens, Mary ! Ça va ?
Je souris à Patrick Cunningham, l’agent immobilier qui a vendu à Serena son chalet lors de son
installation dans le Montana. Lui aussi a été invité à la grande fête de l’hiver donnée par mon amie.
Chaque année, la vieille dame se plaît à convier tous ses amis, qu’ils appartiennent à la haute société
où elle est née ou à notre petite bourgade sans prétention.
– Génial, le décor ! me lance M. Higgins, le médecin de la ville.
– Oh la la ! merci…
Je rougis légèrement. Rien ne pouvait me faire plus plaisir qu’un compliment sur le magnifique
décor imaginé pour mon amie. Dans le grand salon comme dans la salle de réception, les invités
pullulent. Et il y a foule ! Tout le monde semble s’être donné rendez-vous sous les tresses de gui et les
couronnes de houx disposées aux quatre coins de la vaste demeure. Des serveurs circulent avec de
lourds plateaux d’argent chargés de coupes de champagne.
Cerise sur le cupcake, la nuit m’appartient ! Avant de me rendre au chalet, j’ai déposé ma petite
sœur à une pyjama-party organisée par sa meilleure amie, Anna, pour qu’elle s’amuse de son côté.
Contournant l’immense conifère qui dresse fièrement ses épines et sa tonne de guirlandes vers le
plafond, je m’approche d’un des garçons. Et je tends le bras vers la dernière coupe posée sur son
plateau. Quand soudain, une autre main se referme sur le verre. De grands et longs doigts, puissants et
hâlés.
Je sursaute et mes yeux remontent le long de la main, du bras, de l’épaule… jusqu’à apercevoir le
visage de… mon voleur. Pincez-moi ! À ce stade, ça ne peut plus être une coïncidence.
– Dites-moi que ce n’est pas vrai ! fais-je entre mes dents serrées.
– Encore vous !
Monsieur Cicatrice me décoche un sourire amusé, sans pour autant lâcher le verre auquel nous
nous agrippons tous deux. Mon cœur, lui, oublie de battre pendant une minute. Et mes tempes se
mettent à bourdonner. Ce sale type est beau à damner une sainte dans son costume noir agrémenté
d’une fine cravate sombre barrée d’une épingle d’or. La classe absolue. Simple, sans ostentation. Ses
yeux vert-noisette pétillent de malice tandis que sa paume recouvre la mienne, gagnant du terrain. Je
suis… électrifiée.
Pire qu’une guirlande en train de clignoter.
– Vous le faites exprès, espèce de… de grossier personnage !
Dans le feu de l’action, je n’ai pas trouvé mieux.
Son sourire s’affirme, encore plus irrésistible. J’ai le sentiment qu’il adore me faire tourner en
bourrique. Et ça marche ! C’est à peine si un nuage de fumée ne me sort pas du nez et des oreilles,
comme dans les dessins animés. Je suis furieuse, ou autre chose, même si je n’arrive pas à définir ces
émotions étranges qui me traversent. Ça pulse au creux de mon ventre, comme si des papillons
cherchaient à me soulever de terre. Ça me tourne la tête, me donne le vertige.
C’est de la colère. Je vais en rester à cette explication.
– Grossier personnage ? sourit-il, caustique. Allons, allons… je suis sûre que vous pouvez faire
mieux, miss Elligson.
Au moins, il n’a pas oublié mon nom. Ce qui affole ma tension. Ne suis-je pas ridicule ? Je suis
ravie qu’un goujat se souvienne de moi ! Précisons : un goujat ultra-séduisant. Redressant fièrement
le menton, je plante mes yeux dans les siens. Le serveur, lui, toussote. Nous le prenons en otage avec
notre affrontement, chacun une main posée sur cette malheureuse coupe alors qu’une foule d’autres
plateaux circulent. Mais non. C’est ce verre que nous voulons. Surtout moi.
Celui-là et pas un autre.
– Vous avez décidé de me dépouiller jusqu’au bout ?
– Ce n’est pas ma faute si nous désirons précisément la même chose…
Pourquoi ai-je soudain l’impression qu’il ne parle ni du cadeau ni de la coupe ?
Mon cœur repart à cent à l’heure, pulsant beaucoup trop vite. Au même moment, une voix
familière résonne derrière nous, de sorte que nous lâchons tous les deux notre prise. Encore une fois,
coordination parfaite. À croire que nous avons répété avant de venir ! Une élégante silhouette se
glisse vers nous, slalomant entre les invités avec la souplesse d’un chat. Et Monsieur Cicatrice et moi
nous tournons vers Serena, impériale dans une robe bleu nuit décorée d’une unique et grosse broche
en or torsadé, accrochée au niveau de son épaule.
– Mes deux invités préférés ! annonce-t-elle, aux anges.
Elle serre ses mains avec enthousiasme, nous englobant de son regard bleu pervenche plein de
tendresse.
– Depuis le temps que je rêve de vous présenter l’un à l’autre.
Attendez. Il doit y avoir un malentendu.
– Harrison, je suis ravie de te présenter ma chère Mary : c’est l’adorable jeune fille qui vient
parfois me donner un coup de main à la maison.
Ha… Harrison ? !
– Et Mary… je crois que tu l’as compris. Il s’agit de mon petit-fils, Harrison Cooper, sourit-elle
avant de se tourner vers l’intéressé. Dire que je lui ai parlé de toi un million de fois est un
euphémisme !
Lui ? Un geek ?
Je manque d’en avaler ma langue. Mon sexy voleur, mon conducteur sans foi ni loi, mon
emmerdeur de première catégorie depuis trois jours… n’est autre que le petit-fils chéri de Serena.
J’aimerais une chaise pour m’asseoir, s’il vous plaît. Je m’attendais plutôt à rencontrer un grand
échalas timide avec une houppette sur la tête comme Mark Zuckerberg ! Pas cette bombe sexuelle en
costume de James Bond ! Où est le garçon casanier décrit par sa grand-mère ? Où sont les dents de
cheval et le gilet jacquard ? C’est une arnaque ! J’humecte mes lèvres à la pointe de ma langue.
– Je ne…
– Enchanté de vous rencontrer, m’interrompt Harrison en me tendant la main.
Devant Serena, je ne peux refuser sa paume offerte, de sorte que nous nous saluons comme si nous
nous croisions pour la première fois. À l’étincelle dans son regard, je vois bien qu’Harrison s’en
amuse. Et il garde ma main un peu trop longtemps dans la sienne, à moins que ce ne soit moi qui
oublie de récupérer mes doigts ?
– Au fait, mon chéri… j’ai oublié de te remercier pour ton merveilleux cadeau.
Serena lisse un revers de la veste de son héritier, époussetant avec soin le tissu dénué de la
moindre poussière. À l’évidence, elle aime ce sale type. Moi, par contre…
– Quand j’ai vu ce magnifique coffret à bijoux, j’ai tout de suite pensé à toi.
En prononçant ces mots, Harrison me glisse un discret clin d’œil. Oh ! le mufle ! L’abject
personnage ! Je rêve ou il est train de se faire mousser avec MON cadeau ! Et en plus, il l’a offert à la
même personne. Je vois rouge, obligée de ravaler ma rancœur comme une grande cuillerée d’huile
de foie de morue.
– Je vous le montrerai, me déclare Serena. Cet objet est une splendeur en bois ciselé avec de petites
pierres précieuses incrustées sur les côtés.
– J’imagine très bien.
J’ai l’air d’avoir mangé un kilo de citrons. Et je n’ai aucune envie de faire de la limonade.
– Quelque chose ne va pas, mademoiselle Elligson ? demande Harrison d’une voix suave. Vous
avez l’air contrarié.
– Non, non. Sûrement un truc qui ne passe pas.
Un truc de la taille d’un coffret à bijoux, par exemple.
Le salaud ! Il sait bien que je ne le dénoncerai pas. À aucun prix je ne voudrais gâcher la joie de
Serena, ravie par la trouvaille de son petit-fils bien-aimé. Il me décoche un regard moqueur tandis
que j’enrage toute seule dans mon coin.
Je crois qu’il va y avoir un meurtre avant la fin de la soirée.
***
Durant les deux heures suivantes, je me tiens éloignée de Monsieur Cicatrice-au-menton.
D’accord, je lui lance parfois un regard en coin. Ou souvent. Ou tout le temps. Mais je ne lui adresse
plus la parole, préférant me mêler aux autres invités. Par chance, je ne manque pas d’interlocuteurs.
Je connais tout le monde ici ! J’échange d’abord quelques mots avec Mme Ford, qui m’a encore
apporté une foule de plats cuisinés dans le coffre de sa voiture.
J’en connais deux qui vont manger du chou-fleur à tous les repas.
– C’est si gentil à vous ! dis-je, sincère et consciente du temps qu’elle passe pour nous dans sa
cuisine.
– Comme je le dis tout le temps à Bobby, s’il y en a pour quatre, il y en a pour six. Pas vrai ?
Car dès qu’elle se met aux fourneaux pour son mari et ses deux grandes filles, elle ne nous oublie
pas, Brittany et moi. Je dépose un baiser sur sa joue avant de répondre aux questions de notre médecin
de famille au sujet de mes études. Pourtant, même si je donne le change, je continue à observer mon
séduisant voleur. Il serre des mains, parle avec les uns et les autres avec une assurance digne d’un
businessman aguerri. Je décèle pourtant autre chose. C’est furtif. À peine visible. Mais sans trop
savoir pourquoi, j’arrive à lire en cet homme comme dans un livre ouvert.
Il est mal à l’aise. Il semble en porte à faux, comme s’il n’était pas à sa place.
Je le devine à de petits détails : quand il recule d’un pas à l’approche d’un inconnu, quand la
commissure de ses lèvres se retrousse en un sourire forcé. Il n’aime pas la foule. Il semble submergé.
Par moments, il survole la pièce du regard comme s’il cherchait une issue. Mon cœur se serre. Je
devrais être furieuse… mais quelque chose me touche, en lui. Il paraît si perdu, presque sur le point
d’étouffer. Mais parce qu’il donne bien le change, personne d’autre ne semble s’en apercevoir.
Mystérieux Harrison Cooper.
Bientôt, d’autres discussions m’absorbent… mais après avoir siroté deux coupes de champagne,
j’ai la tête qui tourne. Je n’ai pas l’habitude de l’alcool, j’évite d’ailleurs toutes les fêtes des
confréries à la fac. Pas envie de me retrouver en photo sur Facebook avec ma culotte sur la tête. Avec
un sourire, je m’évade sur le balcon. L’air frais me dégrise aussitôt. M’approchant du vide, je
m’appuie à la balustrade en bois avant de lever la tête vers un ciel piqueté d’étoiles. Et je frissonne
dans ma belle robe noire. J’ai oublié mon étole à l’intérieur.
Quand soudain, je sens un poids sur mes épaules. Une veste. Une veste de smoking d’où émane un
parfum viril et boisé.
– Vous allez prendre froid par ce temps…
Harrison.
Sorti sur le balcon avant moi, il sort de la semi-pénombre où il s’était réfugié. Sans son blazer, il
me sourit dans sa simple chemise blanche. C’est la première fois qu’il me regarde avec ces yeux-là,
doux et tendres. Et carrément… craquants. Je frissonne. Et pas seulement à cause de la bise insidieuse
qui souffle sur la forêt. L’espace d’un instant, on n’entend plus que le bruissement des conifères qui se
penchent et des branches qui dansent.
– Vous essayez de vous faire pardonner ? dis-je.
– Peut-être.
– Ah ! fais-je en pointant sur lui un index triomphant. Vous avouez votre crime ?
– Je n’ai pas volé ce coffret… mais je regrette de vous avoir fait enrager face à ma grand-mère. Il
semblerait que vous réveilliez en moi… les pires instincts.
Rouge pivoine. C’est la nouvelle couleur de mon visage, coordonnée aux boules du sapin.
Néanmoins, hors de question de battre en retraite dans cet étonnant bras de fer qui s’est engagé entre
mon voleur et moi depuis notre rencontre explosive.
– Je ne vous imaginais pas si direct pour un homme timide.
Il ouvre la bouche, puis la referme dans un bruit sec. Il semble… interdit. Un point partout, nous
sommes à égalité. Qui va remporter la belle, maintenant ? Car j’ai réussi à gêner Monsieur Cicatrice.
Il finit par hocher la tête. Et à nouveau, un sourire amusé court sur ses lèvres.
– Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Est-ce ma grand-mère qui vous a raconté ces bêtises ?
– Non, pas du tout. Plutôt votre langage corporel.
Il hausse un sourcil ironique.
– Seriez-vous mentaliste, mademoiselle Elligson ?
– Juste observatrice.
Et je vous devine, je vous comprends… même si j’ignore pourquoi.
– Je vous ai observé pendant que vous parliez à ce gros monsieur chauve.
– Maître Goldstein, l’avocat de ma grand-mère, rit-il dans sa barbe, visiblement amusé par ma
description.
– Quand il a posé la main sur votre épaule, vous êtes devenu raide comme un piquet. Et quand
Mme Ford a voulu prendre en photo les invités, vous vous êtes éclipsé dans une autre pièce.
– Je n’aime pas me faire tirer le portrait.
Avec un physique pareil, c’est presque criminel !
– Et pour être honnête, je ne suis pas un fanatique des fêtes de fin d’année, confesse-t-il avec une
grimace.
Alors là, l’heure est grave. Très grave.
– Vous voulez dire que vous n’aimez pas Noël ?
Harrison éclate de rire devant ma mine outrée.
– Je vous aurais annoncé que je pose des bombes dans des écoles maternelles que vous ne me
regarderiez pas autrement.
– Non, non… mais tout le monde aime Noël !
– Tout le monde sauf moi.
– Vous n’aimez pas recevoir de cadeaux ? Décorer votre maison ? Être entouré des gens que vous
aimez ?
Ma voix tremble sur les derniers mots et ses yeux se font plus perçants. Apparemment, je ne suis
pas la seule à décrypter l’autre. Je me sens soudain mise à nue, vulnérable. Et je n’aime pas ça. La
première, je détourne la tête, perdant mon regard dans la forêt. Accoudés côte à côte à la rambarde,
nous sommes plongés dans les ténèbres, seulement trouées par le clignotement des guirlandes
déployées sur le toit et la façade. Comme moi, Harrison fixe le paysage devant lui. Trop proches, nos
bras se frôlent… sans que ni l’un ni l’autre ne songions à nous écarter.
Il se passe quelque chose. À moins que je n’imagine tout ? À moins que je ne me trompe sur toute la
ligne ?
– Je n’aime pas les grandes réunions de famille, déclare-t-il enfin. Je les trouve hypocrites. Les
gens se rassemblent une fois par an, simulent la parfaite entende et promettent de se voir toute
l’année… mais au final, ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux.
Surprise, je lui coule une œillade appuyée. Lui continue à regarder droit devant lui, enfermé en
lui-même. J’ai presque l’impression qu’il réfléchit à voix haute, sans réelle conscience de ma
présence.
– On ne peut compter que sur soi.
– Vous avez une vision du monde bien pessimiste. Moi, je crois que cette période de l’année sert à
se rapprocher, à se rappeler les choses et les êtres qui comptent vraiment… parce qu’ils peuvent
disparaître n’importe quand.
À son tour, Harrison se tourne vers moi et nos regards se croisent. À notre corps défendant, nous
avons tous les deux perdu nos masques durant quelques secondes. Comme si l’autre nous en libérait.
Comme si nous étions soudain nous-mêmes. Lui ne semble pas mal à l’aise avec moi. Pas plus que je
ne me sens obligée de surjouer les filles positives pour cacher la blessure qui saigne au fond de moi.
– Nous ferions peut-être mieux de rentrer…, lâche finalement Harrison en se redressant.
Je l’imite aussitôt, enveloppée dans le cocon de sa veste. Sa fragrance me suit partout, se diffusant
sur ma peau.
– Oui. Je commence à avoir froid.
Fin des confidences avec ce parfait inconnu, ou presque. Mais pourquoi ai-je la certitude qu’il me
comprend mieux que personne ?
***
Nous franchissons ensemble la porte vitrée coulissante… de sorte que nos corps se frôlent. Nos
poitrines s’accolent, mes seins pressés contre son torse à travers nos vêtements. Je sens la tension
monter tandis qu’Harrison s’efface pour me laisser entrer. Il est galant, finalement. Je note qu’il évite
mon regard ; serait-il troublé, lui aussi ? Et je passe devant lui, les joues roses. Il s’apprête à me
suivre quand une voix masculine résonne depuis le fond du salon :
– Et le bisou, alors ?
Quoi ? Quelqu’un est-il en train de lire dans mes pensées ?
Un petit homme en costume bleu marine s’approche de nous, un verre à la main. Ce n’est pas son
premier, à mon avis ! Il a l’air complètement éméché. Il ressemble un peu à Danny DeVito avec sa
bedaine, sa chevelure brune clairsemée et son œil qui frise. Jouant de l’effet de surprise, il s’égosille :
– Eh bien, les enfants ! Vous avez oublié la tradition ?
Je ne comprends pas, pas davantage qu’Harrison, immobile derrière moi. À cause de cet homme,
nous sommes l’objet de toutes les attentions. Ce dernier part dans un grand rire imbibé d’alcool avant
de pointer un doigt au-dessus de nos têtes, hilare. Suivant son geste, j’aperçois la longue guirlande de
gui qui pend au plafond. Harrison gronde aussitôt, désapprobateur :
– Oncle Barry…
Ils sont de la même famille ? Je vais finir par comprendre pourquoi Monsieur Cicatrice n’aime pas
les fêtes !
– Allez, Harrison ! Tu ne vas pas jouer les rabat-joie !
L’oncle Barry ne perçoit-il guère notre embarras, pourtant palpable ? Apparemment pas ! Une
minute plus tard, il tape dans ses mains pour entraîner la petite foule des convives avec lui. Et tous
reprennent en chœur avec lui :
– Un bisou ! Un bisou ! Un bisou !
Harrison et moi nous tournons l’un vers l’autre tandis que les rires fusent. Nous n’y couperons
pas. Mieux vaut s’en débarrasser le plus vite possible. Face à face, nous échangeons un regard
désemparé. Lui semble s’excuser d’avoir un oncle aussi pénible. Et moi… moi je tente de ménager
mon pauvre cœur, qui n’en finit pas de battre la chamade. Sous les exclamations des invités, Harrison
passe alors les bras autour de ma taille. Ses mains glissent sur le tissu de ma robe, m’arrachant un
long frisson. La faute à la porte-fenêtre encore ouverte. Et certainement pas à son visage qui se
rapproche du mien tandis qu’il se penche sur moi. Ce n’est qu’une tradition de Noël. Rien d’autre.
Alors pourquoi ai-je l’impression que le sol va se dérober sous mes pieds ?
Nos lèvres se touchent.
C’est rapide, fugace. Autour de nous, les applaudissements potaches retentissent tandis que la
plupart des convives, leur curiosité assouvie, se détournent. Mais je n’entends plus rien. Et je ferme
les paupières tandis que la bouche d’Harrison se presse contre la mienne. Une bouche douce mais
impérieuse. Autoritaire mais sensuelle. Je noue les bras autour de sa nuque, aimantée par son corps,
par sa chaleur.
Et le jeu dérape.
J’entrouvre les lèvres au moment où Harrison introduit sa langue dans ma bouche. À la seconde, je
suis coupée du monde, de la réalité, comme emportée avec lui dans une bulle. Nos salives se mêlent,
nos goûts s’unissent. Soudés l’un à l’autre, nous nous étreignons à perdre haleine. Et l’on n’entend
plus un bruit dans le salon. Le petit bisou sous le gui se transforme en un baiser brûlant, passionné,
flamboyant. Nous sommes comme envoûtés, incapables de nous détacher.
Sous les boules blanches du gui, nos bouches s’entre-dévorent, nos langues s’affrontent, nos corps
se cherchent… comme si nous évacuions la tension accumulée depuis trois jours. Sa salive a un goût
de whisky, de menthe, d’homme. Je lui rends coup pour coup, caresse pour caresse. Tour à tour
vorace et tendre, notre baiser s’éternise dans un silence de mort. Et c’est ce qui nous frappe en
premier. Ce silence étrange, opaque. Car nous ne sommes pas seuls… mais plantés au beau milieu
d’une foule.
Oups… j’avais oublié !
Nous nous arrachons l’un à l’autre. En même temps. Et en pleine confusion, nous reculons.
Harrison est livide, moi écarlate. Comme s’il s’agissait d’un jeu, des bravos jaillissent du groupe des
invités, enchantés par notre petit spectacle. De mon côté, j’essaie de ne pas croiser le regard
d’Harrison. À la place, je tourne la tête… et rencontre les yeux pervenche et perspicaces de Serena.
Trop perspicaces.
4. Mon beau sapin
Je potasse mes cours d’anatomie depuis vingt minutes sans parvenir à retenir le moindre mot.
Plusieurs croquis du système digestif, pas très ragoûtants, sont étalés sur la table de la cuisine entre
deux piles de bouquins. J’ai également ouvert mon bloc sans y écrire une seule note. Et je relis sans
cesse le même paragraphe comme s’il était écrit en araméen ancien. Impossible de me concentrer ! Je
n’arrête pas de songer à mon baiser de la veille avec Harrison. À ses lèvres sur les miennes. À son
goût, à son parfum, à ses mains autour de moi.
Je dois couver un truc. Une grippe, peut-être ?
Je secoue la tête, un peu mortifiée. J’ai embrassé un inconnu en plein milieu d’une fête, et devant la
moitié de la ville ! Un instant, j’imagine les conversations dans les boutiques, ce matin. Ça doit jaser !
Les yeux perdus dans le vide, je pousse un profond soupir avant de jeter un coup d’œil à la pendule
accrochée au-dessus du réfrigérateur. 7 h 30. Dans un quart d’heure, je dois emmener Brittany au
collège, situé à dix kilomètres de la maison. Dans le Montana, toutes les distances sont gigantesques.
Je pousse un petit soupir, toujours obsédée par mon baiser sous le gui. Je n’arrive pas à le sortir de
ma tête.
Le baiser… ou Harrison ?
Je tripote un crayon de papier, agacée. Puis je claironne à l’attention de ma petite sœur, occupée à
réviser son examen d’histoire dans le salon :
– On part dans cinq minutes !
– Mmm…
– Tu as fini tes corn-flakes ?
– Mmm…
Pourquoi les ados râlent-ils autant ? Et pourquoi communiquent-ils principalement avec leur
famille par des grognements ? Forte de ces questions existentielles, je quitte mon siège et pose mon
mug de café à moitié vide dans l’évier. Étais-je comme ma cadette à 12 ans ? Je ne me souviens pas.
Je suis sans doute victime d’une amnésie partielle qui me permet de refouler des souvenirs trop
embarrassants. À base d’acné et de portes qui claquent. Brrr. J’en ai la chair de poule.
– Pour ton déjeuner, tu as pensé à prendre… ?
Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’un bruit de tonnerre éclate dans la pièce voisine.
Figée, je rentre la tête dans les épaules tandis que mon cœur s’emballe. Qu’est-ce que c’était ?
– Brittany ? crié-je, paniquée.
Pas de réponse.
Oh mon Dieu !
– Brittany ? Tu m’entends ?
Toujours aucune voix. Contournant la table, je me précipite en direction du salon… quand ma
petite sœur jaillit devant moi. Se plantant sur le seuil, elle écarte les bras en croix pour me barrer la
route.
– Tu n’as rien ? Tu vas bien ?
– Oui, oui. T’en fais pas. C’est…
Elle s’interrompt en scrutant mon visage d’un air inquiet, comme si elle s’attendait à me voir
perdre connaissance d’une seconde à l’autre. Une main posée sur son épaule, je tente de l’écarter. En
vain. Elle est solide, ma petite sœur. Elle reste campée sur ses positions, plantée comme un videur
devant l’entrée d’une boîte de nuit huppée.
– Non, Mary ! Tu n’es pas prête à voir ça !
– « Ça » quoi ?
– Attends, tu vas te faire du mal…
Ma cadette est peut-être forte, elle l’est cependant moins que moi. La repoussant sur le côté, je me
précipite au salon sans réfléchir. Et là, le drame. Sous le choc, je recule d’un pas en plaquant une main
sur ma cage thoracique afin de calmer mon pauvre cœur palpitant. J’ignore s’il va tenir le coup face à
l’horrible spectacle.
– Le… le sapin… il…
La mine défaite, je découvre l’étendue des dégâts comme si j’étais sur une scène de crime. Mon
magnifique sapin de Noël est étendu par terre de tout son long, comme évanoui. Sous son poids,
plusieurs décorations se sont brisées, notamment des boules translucides en verre achetées une
fortune l’année dernière. Je pâlis. Je… je crois que je vais vomir. Ou m’évanouir. J’hésite.
– Il était malade, me réconforte Brittany en me rejoignant en deux enjambées. Mais je suis presque
sûre qu’il n’a pas souffert, ajoute-t-elle, malicieuse.
Je ne réponds pas, anéantie – que dis-je ? dévastée – par la catastrophe ! Sous les guirlandes et les
figurines de bonshommes de neige, je remarque les branches abîmées de l’arbre. La plupart des
épines sont tombées et les rares survivantes semblent calcinées. Bien entendu, comme seules les
ramures tournées vers le mur ont été atteintes, il était impossible d’anticiper l’accident. Privé de ses
forces, mon sapin s’est écroulé sous le poids des décorations à 7 h 38.
– Mary ? demande ma sœur, inquiète. Est-ce que tu veux t’asseoir ?
Non, je ne veux pas m’asseoir. Non, non, non ! Me précipitant vers mon arbre momifié, je pousse
un long cri déchirant.
– Nooooon ! Mon sapin ! Mon beau sapin ! Mon roi des forêts !
Je crois que Brittany, ce monstre d’insensibilité, doit se retenir pour ne pas exploser de rire. Cette
enfant n’a jamais eu la moindre once d’empathie pour son aînée. Tournant autour de la dépouille,
j’étire mes joues avec mes mains comme si j’effectuais un lifting gratuit sans cesser de gémir. Et
soudain, la porte du chalet s’ouvre avec fracas dans notre dos… Surprises, ma sœur et moi nous
tournons de concert vers l’entrée.
– Où est-il ? Où ? s’exclame Chris.
Mon meilleur ami déboule au milieu du salon avec sa ventouse à la main, brandi comme une épée.
J’ouvre des yeux ronds.
– Euh… bonjour, Chris.
– Est-ce qu’il vous a fait du mal, à Brittany et toi ? éructe-t-il en me saisissant par les épaules.
– Mais de quoi parles-tu ?
– Je t’ai entendue crier et j’ai tout de suite compris qu’un fou s’était introduit dans votre chalet.
Alors où est-il ?
Cette fois, Brittany ne peut pas s’en empêcher : elle se tord de rire. Et malgré la mort tragique de
mon sapin, je rejoins ma sœur, vite imitée par Chris dès qu’il est mis au parfum de la situation.
Rest in peace, Christmas Tree.
***
Après avoir déposé ma sœur à son collège, je me dirige vers la forêt avoisinant notre chalet. À
bord de mon 4x4, je longe un chemin de terre qui mène au milieu de nulle part. Parfait ! Je me gare
sur le côté, près d’une barrière en bois à demi défoncée, et saute à terre dans ma grosse parka rouge.
Normalement, je devais réviser mes cours pour la reprise de la fac… mais il y a urgence. Vitale,
l’urgence. Ouvrant mon coffre, je récupère une grande bâche en plastique, des sangles et une hache.
Non, je ne vais pas commettre un meurtre.
Armée de mon matériel, je m’enfonce dans la forêt. Née dans le Montana, je connais par cœur les
alentours et slalome entre les arbres. La nature est complètement sauvage par ici. Les branches
squelettiques des arbres s’élancent au-dessus de ma tête, enchevêtrées, avant que je ne gagne un
terrain à découvert… où se déploient des sapins. Voilà ce qu’il me faut ! Un nouvel arbre pour la
maison. Parce que un Noël sans sapin, ce n’est pas un vrai Noël. Un peu comme un été sans soleil,
non ?
– Au boulot !
Remontée à bloc, je me mets au travail. D’abord, je sélectionne le plus bel arbre des environs – en
vérifiant une bonne dizaine de fois qu’il n’est pas malade. Au bout d’un quart d’heure, je trouve mon
champion et déploie la vaste bâche destinée à l’accueillir. Car je m’apprête à le couper moi-même.
Comme une grande. Une grande première, je l’avoue. Je ne suis pas Davy Crockett, hein !
Normalement, j’achète mon sapin en magasin, comme tout le monde. Mais après un passage éclair en
ville, j’ai appris que tous les fleuristes et autres grossistes étaient en rupture de stock. Et moi, je ne
peux pas attendre.
Il me faut ma dose d’épines, mon shoot de guirlandes, mon fix de boules dorées.
Levant ma hache, je vais frapper un grand coup dans le tronc quand un cri résonne dans mon dos :
– Nooon !
Puis un bruit de course s’élève. Des pas qui font trembler la terre. Faisant volte-face, je vois un
homme se précipiter vers moi… et m’arracher mon arme des mains.
– Vous avez perdu la tête ou quoi ?
– Harrison Cooper ?
En personne.
– Ne me dites pas que vous comptiez abattre ce sapin toute seule à la hache ? s’exclame-t-il,
visiblement énervé.
– Euh, si…
– Ma parole, vous êtes folle ! Vous auriez pu vous blesser !
Waouh. Je suis en train de me faire enguirlander par Monsieur Cicatrice-au-menton. À l’évidence,
il s’inquiète pour moi. Ce qui ne me déplaît pas du tout. Je peux lire le soulagement sur son visage au
moment où il recule, en possession de ma hache. Il secoue alors la tête, l’air accusateur.
– Et pourquoi voulez-vous couper ce pauvre sapin, au fait ?
– J’en ai besoin à cause d’un accident. Et… et c’est une longue histoire, fais-je dans un soupir.
Vous ne comprendriez pas.
Mon ton est catégorique. Mais je ne me vois guère lui raconter la tragédie de ce matin. Il se
ficherait de moi.
– Vraiment ? ironise-t-il, l’air de penser que je le prends sans doute pour un idiot.
Nous sommes comme une allumette et un bidon d’essence : incapables de nous comprendre.
Harrison me regarde longuement, les sourcils froncés. Des éclats sombres parsèment ses yeux vertnoisette, trahissant sa colère. Moi, je plante les poings sur mes hanches, faisant face à cet adonis en
parka noire et jean ultra-sexy.
– Maintenant, si vous pouviez me rendre ma hache, s’il vous plaît…
Tendant les bras, j’agite les doigts pour récupérer mon arme… sans grand succès.
– N’y comptez pas !
Face à cet homme bâti comme une armoire à glace, je n’ai aucune chance. Et contre toute attente,
c’est lui qui contourne le sapin et se met en place, pieds bien plantés dans le sol, pour l’abattre.
– Je préfère encore m’en occuper moi-même.
– Mais je ne peux pas vous demander ça…
– Vous ne me demandez rien du tout. C’est moi qui l’ai décidé.
Pendant quelques secondes, je reste coite tandis qu’il entame le tronc à grands coups. Le bruit de la
découpe résonne dans toute la forêt. J’ai l’impression qu’une véritable tornade s’est abattue sur moi.
Je me rapproche d’Harrison, secrètement touchée. Il n’y a peut-être pas mis les formes, mais ses
intentions ne sont-elles pas louables, sinon gentilles ? Et surtout, cela ne prouve-t-il pas qu’il s’en fait
pour moi ? Et…
Et qu’est-ce que ça peut faire ? Ce n’est pas comme s’il avait une quelconque importance dans ma
vie !
Niant les papillons au creux de mon ventre, j’entame la conversation d’une voix dégagée… en
essayant de ne pas imaginer ses biceps bandés sous son anorak et son pull à col roulé. Pourtant, voir
cet homme canon donner des coups de hache dans un arbre me rend rêveuse. C’est très… érotique. Je
nourris peut-être un fantasme secret pour les bûcherons ?
La vache ! Ça fait trop longtemps que je vis dans le Montana.
– Qu’est-ce que vous faites dans le coin ? dis-je d’une voix aussi neutre que possible. Vous vous
baladiez ?
– Je faisais un petit tour de la propriété.
– La propriété ? Vous parlez de la forêt ?
– Oui. Cinq hectares m’appartiennent.
Oh. J’avais presque oublié qu’il était multimilliardaire.
– J’habite un chalet dans le coin, à côté de chez ma grand-mère, précise-t-il entre deux coups de
hache.
J’acquiesce faiblement pendant qu’il tourne autour de l’arbre. Après avoir sérieusement entamé le
tronc d’un côté, il s’attaque à l’autre partie. Du beau travail ! Mon père n’aurait pas fait mieux. Un peu
empotée, les bras ballants, je tente de faire la conversation.
– Je regrette vraiment qu’il ne neige pas cet hiver. Pas vous ?
– Non, pourquoi ?
– Un Noël blanc, c’est quand même plus joli !
Je suis sûre qu’il sourit. Même si je ne vois que son dos, penché au-dessus de l’arbre, je suis
certaine qu’il rit dans sa barbe. Je l’entends à son souffle, je le vois à ses épaules qui tressaillent à
peine. Comme si je connaissais d’instinct ses réactions. Comme si je le connaissais déjà, lui.
– J’avais presque oublié que vous étiez une fanatique des fêtes !
– Je ne suis pas fanatique. Je suis enthousiaste. Nuance.
– Écoutez, pas de neige, cela signifie aussi que les voitures circulent mieux, que les magasins sont
approvisionnés, que…
– Ça va, j’ai compris, espèce de rabat-joie !
Pour la peine, je tourne moi aussi autour du sapin, en bonne inspectrice des travaux finis.
– Vous ne vous en sortez pas trop mal.
– Je vous remercie, riposte-t-il, sarcastique.
– Jamais je n’aurais pensé que vous saviez manier une hache.
– Ai-je l’air d’avoir deux mains gauches ?
J’ai piqué monsieur au vif. Pour être honnête, il ne semble guère maladroit. Au contraire… La
hache vole en l’air et percute plus violemment le tronc tandis que de petites gouttes de sueur se
forment sur son front. Son beau visage est marqué par la concentration… et l’agacement.
– Non. C’est juste étonnant… pour un geek ! souris-je, espiègle.
– Aïe !
À peine ai-je lâché ce petit mot qu’Harrison se raidit et lâche la hache en tenant sa main. L’arme
tombe lourdement à terre tandis qu’il réprime une petite grimace de douleur. Il s’est blessé. Je me
précipite vers lui, confuse.
– Oh, je suis désolée ! À force de jacasser, je vous ai déconcentré !
– Ce n’est rien.
– Je n’aurais jamais dû vous parler, monsieur Cooper.
– Je vous assure que ce n’est pas grave.
Je tente de m’emparer de sa main mais il recule, comme s’il redoutait mon contact. Je
m’immobilise à mon tour, surprise, et mes bras retombent le long de mon corps. Lui presse sa paume
avec ses doigts et m’adresse un sourire contrit. C’est moi… ou il a peur que nous nous touchions ?
Un instant, le souvenir de notre baiser torride flotte entre nous. Et il s’empresse de ramasser la hache
pour finir le boulot.
– Rien qu’une petite égratignure. Laissez-moi encore dix minutes et vous aurez votre sapin !
***
Une demi-heure plus tard, nous roulons tous les deux à bord de mon 4x4. Harrison a absolument
tenu à me raccompagner à mon domicile, refusant de m’abandonner seule avec un sapin à transporter.
Il est vraiment très galant quand il ne pique pas les cadeaux des demoiselles en détresse. D’ailleurs,
n’a-t-il pas traîné l’arbre sans mon aide jusqu’à la voiture, avant de le charger sur la galerie de la
voiture à la seule force de ses bras ?
– Comment va votre main, monsieur Cooper ?
Assis à la place du passager, il me jette un regard en coin alors qu’un lent sourire se dessine sur
ses lèvres.
– Appelez-moi Harrison.
– N’est-ce pas un peu prématuré ? le taquiné-je.
– Couper un arbre dans la forêt ensemble, ça crée des liens…
Et s’embrasser à pleine bouche au milieu d’une foule aussi. Apparemment, nous pensons à la
même chose car il détourne la tête, s’obstinant à fixer le paysage qui défile à travers le pare-brise.
Pendant un moment, nous n’échangeons plus un mot. Une tension palpable règne dans la voiture. Nos
cuisses sont toutes proches, même si nous ne bougeons pas. On dirait que nous avons tous les deux un
manche à balai dans le derrière. Je lui jette un coup d’œil par en dessous. Puis bien vite, je fixe la
route. Mais trente secondes plus tard, je jurerai qu’il m’observe aussi… avant de se dérober.
Fuis-moi, je te suis. Suis-moi, je te fuis.
Un peu mal à l’aise, je finis par me racler la gorge en cherchant quoi dire. Je n’ai jamais très bien
supporté le silence, hormis en pleine nature, lors de mes promenades solitaires. Hélas, aucune
repartie spirituelle ne me vient à l’esprit. C’est le vide, le néant, le trou noir. Je toussote. Lui se tortille
en effleurant machinalement la petite cicatrice qui barre son menton. Hum… très sexy.
– Vous ne m'avez pas répondu : comment va votre main, Harrison ?
C’est bien, ça. C’est neutre.
– Je ne me plains pas.
– Je peux voir ?
Tout en tenant le volant d’une main, je lui offre mes doigts pour qu’il me tende sa paume… qu’il
s’empresse de planquer. Il croise même les bras afin que je ne puisse plus l’atteindre et arbore un air
détaché.
– N’insistez pas, Mary.
– Ne faites pas l’enfant !
– Et vous, tâchez de vous concentrer sur votre conduite !
On dirait une partie de ping-pong.
– Montrez-moi ça !
Cette fois, je ne lui laisse pas le choix et je tire la manche de sa parka d’un coup sec, de sorte qu’il
ouvre sa paume. Aussitôt, je lâche un petit cri – sans pour autant cesser de surveiller la route. Et
j’aperçois une large plaie couverte de sang coagulé. À l’évidence, il s’est entaillé assez profondément
la main. Pas au point de nécessiter des points de suture, mais il ne peut pas rester dans cet état.
– Vous appelez ça une « égratignure » ? m’écrié-je.
– Je vous assure que j’ai connu pire.
– Pas question que je vous laisse rentrer chez vous dans cet état ! Je vais vous soigner dès que nous
serons dans mon chalet.
– Mary…
Il fronce les sourcils, visiblement contrarié à l’idée de se retrouver entre quatre murs avec moi. Je
jurerais qu’il a hâte de me quitter. Parce qu’il redoute de passer du temps à mes côtés ? Parce qu’il
sent comme moi l’air grésiller entre nous ? Ou parce qu’il ne peut pas me supporter ? Je sens alors
que la tension entre nous monte d’un cran. Serons-nous jamais d’accord sur un sujet ?
– Vous avez eu la gentillesse de me couper un arbre sur votre terrain et en plus, vous avez récolté
une blessure par ma faute. Alors vous venez avec moi, un point c’est tout.
– Vous êtes une tête de mule.
– Vous pouvez parler, Monsieur Tête-de-pioche !
– Miss Tête-en-bois !
Et nous continuons pendant tout le trajet, qui finit dans les rires.
***
J’ai eu le dernier mot. Je dirais bien : « nananère ! » mais je ne suis pas mesquine. Harrison entre
dans mon chalet en m’aidant à porter le sapin. Nous en tenons chacun une extrémité. Avançant à
reculons, j’entre la première dans le salon. Lui jette des regards intrigués autour de lui, sans doute
curieux de découvrir l’habitat naturel de son enquiquineuse de première catégorie. Amusé, il détaille
les innombrables décorations exposées sur le manteau de la cheminée, la table de la salle à manger et
presque tous les meubles. Même le canapé n’a pas été épargné avec des gros coussins à l’effigie du
père Noël.
– Vous n’êtes pas une fanatique, hein ? sourit-il.
– Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler.
Il éclate de rire avant que nous n’installions ensemble mon nouveau sapin. Avant de partir, j’ai eu
le temps de jeter son misérable prédécesseur et d’en retirer les guirlandes et boules en bon état.
Malgré sa main abîmée, Harrison stabilise sans peine l’arbre à côté de l’âtre où ronfle un feu discret.
– Vous êtes vraiment habile, Monsieur le Geek !
– Je ne suis pas un « geek ». Je suis un créateur de logiciels et de systèmes d’exploitation
informatique.
– Ah ? Il y a une différence ?
Je le fais enrager.
– Venez avec moi dans la salle de bains pour que je jette un œil à votre blessure. Vous aurez tout le
temps de m’expliquer pourquoi vous n’êtes pas un geek.
Traversant le chalet, je m’efface devant lui au seuil de la salle de bains et je lui propose de
s’asseoir sur le rebord de la baignoire pendant que je fouille dans l’armoire à pharmacie. Il s’exécute
de mauvaise grâce. Difficile de ne pas remarquer combien il aimerait être ailleurs. Mais je ne peux
pas le laisser repartir ainsi. Pas alors qu’il s’est entaillé par ma faute. Je sors une bouteille d’alcool à
90 °, une pommade cicatrisante, du tulle gras et une bande. Puis debout devant lui, je me mets à
l’ouvrage.
– Cela va peut-être vous piquer un peu…
Sauf qu’Harrison ne bronche guère malgré la brûlure du désinfectant. Son visage reste impassible.
Ne m’a-t-il pas dit en avoir vu d’autres, au cours de sa vie ? À l’évidence, il ne mentait pas… Cela se
devine à son maintien, à sa manière de rester sur ses gardes. Quel homme insaisissable ! Un instant, je
songe aux propos qu’il m’a tenus sur le balcon, lors de la fête de l’hiver. Qui est-il ? Quelle est son
histoire ?
– À mon tour de vous complimenter sur votre adresse, Mary. Vous avez des doigts de fée.
– Je suis étudiante en deuxième année de médecine.
– Vraiment ? Ma grand-mère m’a pourtant dit que vous exerciez la profession d’aide à domicile.
– Seulement pour arrondir les fins de mois. Et pour aider les gens qui en ont besoin.
– C’est très altruiste. Je ne doute pas que vous ferez un excellent médecin.
– Soigner est pour moi une vocation.
– Ce qui explique votre entêtement…
Nos regards se croisent, intenses. Dans l’espace étroit de la salle de bains, nos corps sont tout
proches. Soudain, je ne sens plus le froid glacial de l’hiver. La température monte d’un seul coup
quand Harrison pose une main sur la mienne, de sorte que je cesse de presser le coton imbibé de
désinfectant. Je ne lâche pas ses yeux, perdue dans cet océan vert pailleté. À nouveau, je sens ce
vertige, cette ivresse. Et j’ignore ce qui me prend mais je me penche vers lui pour effleurer ses
lèvres. Je perds pied. Je perds la tête.
– Je… je suis désolée…
Je me redresse brutalement, confuse… quand Harrison s’empare de mon coude de sa main
vaillante et m’attire à lui. Je m’abats sur son torse au moment où nos deux bouches se plaquent. Au
cœur de la minuscule salle d’eau, nous nous embrassons pour la seconde fois avec une ardeur, une
fougue décuplée. À nouveau, des ailes me poussent tandis que nos langues se caressent, se
pourchassent, se désirent. Harrison m’enlace. Ses lèvres soyeuses se font exigeantes, s’appropriant
les miennes avec autorité. Assis sur la baignoire, il m’enserre la taille à deux bras et j’enfouis mes
mains dans ses cheveux.
Je le veux. J’ai envie de lui. Jamais de ma vie je n’ai éprouvé une telle flambée de désir. Quand il
me relâche enfin, je peine à retrouver mon souffle.
– C’était…, fais-je, à court de mots.
Impossible de nier ce qui vient de se produire. Même avec toute la mauvaise foi du monde.
– Que diriez-vous d’enterrer définitivement la hache de guerre, Mary ? J’aimerais vous inviter à
dîner chez moi, ce soir.
J’écarquille les yeux. Voilà une proposition qui ne se refuse pas.
– Je… d’accord. Avec plaisir.
Une soirée avec Monsieur Cicatrice-au-menton ? Je chavire !
5. Let it snow !
En prévision de mon dîner avec Harrison, je profite de l’après-midi pour effectuer quelques
emplettes en ville. Trop accaparée par mes études, il y a longtemps que je ne suis pas sortie avec un
garçon. Encore moins avec un homme ; mon voleur sera le premier ! D’ordinaire, je fréquente des
étudiants de ma faculté. Il y a eu Matthew, gentil et prévenant… mais notre relation était plus amicale
qu’autre chose. Puis Jimmy, un peu trop porté sur les soirées alcoolisées. Chaque fois, nous nous
sommes quittés comme nous nous sommes aimés : sans heurt ni fracas.
Là, c’est différent. Là, c’est lui.
Dans la petite parfumerie de West Yellowstone, je choisis des fards à paupières et un nouveau
vernis à ongles rose pâle. Joli et discret. Je n’ai pas envie de me déguiser – seulement d’être à mon
avantage. En parallèle, une nuée de questions tournent dans ma tête. Et s’il m’avait juste invitée pour
faire la paix ? S’il s’agissait d’un simple dîner amical ? Si je tirais des plans sur la comète ? Car je
dois me rendre à l’évidence : cet homme m’attire.
Et pas qu’un peu…
Dès que je pense à ses lèvres, à nos baisers, je suis dans un état second. Jamais je n’avais éprouvé
cette sensation de flottement avant. Comme si je me révélais dans ses bras. Ce n’était pourtant pas
gagné avec nos incessantes prises de bec ! À moins qu’elles n’aient été le combustible indispensable
au feu qui brûle entre nous ? Je me mordille la lèvre inférieure en examinant un crayon khôl. Je ne
saurai jamais étaler ce truc-là… Je le repose finalement avec prudence.
Pas question de ressembler à une Cléopâtre passée dans le tambour de la machine.
Après mon passage en caisse, je quitte la boutique et me dirige vers ma voiture, garée au bout de la
rue. J’étais persuadée que ces achats calmeraient ma nervosité… mais pas du tout. Je suis super
stressée. Harrison n’a pourtant pas parlé de jouer à Tarzan et Jane. Le pauvre, ce n’est pas sa faute si
je suis une obsédée, une déviante, une monomaniaque, une fille qui n’a pas fait l’amour depuis un an !
En déposant mon sac rempli de maquillage sur le siège passager, j’étouffe un fou rire.
– Ça ne s’arrange pas, marmonné-je.
Je claque la portière et en me tournant… je manque de percuter Maggie O’Malley de plein fouet.
Crise cardiaque assurée. Avec un petit cri de surprise, je recule et me cogne à ma voiture. La
journaliste sourit, ravie de son petit effet. Je jurerais qu’elle a fait exprès de me surprendre.
– Tu es dingue ! Cela t’arrive souvent de coller les gens sans t’annoncer ?
Pas de réponse. Seulement son sourire qui s’élargit alors qu’elle détaille avec dédain mon anorak,
mon jean et mes grosses bottes en fourrure. Comme la dernière fois, elle est tirée à quatre épingles
dans un tailleur blanc cassé et un long manteau de lainage assorti. Issue d’une riche famille, elle ne
cache ni son argent ni son ambition.
– Je t’ai vue rentrer chez toi avec Harrison Cooper, ce matin.
Ne vivez pas dans une petite ville. Jamais. Tout se sait.
– Qu’est-ce que tu veux, Maggie ?
– Savoir ce que ce milliardaire faisait chez toi.
Au moins, elle est directe. Mais la reporter n’est pas connue pour faire dans la dentelle. Je fronce
les sourcils et contourne mon 4x4 sans répondre. Je n’ai pas de comptes à rendre à cette femme.
Surtout, j’éprouve d’instinct l’envie de protéger Harrison. Hélas, Maggie m’emboîte le pas et me suit
jusqu’à ma portière. Sans doute a-t-elle l’espoir de me coincer. Ils ne sont pas rares, ceux qui ont
craché le morceau par mégarde après avoir été cuisinés par cette fouineuse.
– D’après mon informateur, vous étiez tous les deux dans ton affreuse jeep et vous avez débarqué
un sapin avant de le rentrer dans ta baraque en rondins.
Radio commère, bonjour !
– Qui t’a raconté ça ?
– Un bon journaliste ne révèle jamais ses sources, me répond-elle avec un sourire carnassier.
– Et une personne saine d’esprit ne répondra jamais à tes questions, dis-je, sur le même ton.
Amusée, elle plante les poings sur les hanches. Notre escarmouche ne semble guère la déstabiliser.
On ne se débarrasse pas si facilement d’une peste professionnelle ! À cause de nos quatorze ans
d’écart, je vois bien qu’elle ne me prend pas au sérieux. La rouquine me considère depuis toujours
comme une paysanne mal dégrossie.
– Très drôle, Elligson. Mais tu ferais mieux de me répondre, sinon…
– Sinon quoi ?
Je lui jette un regard froid en déverrouillant ma portière. Je n’aime pas qu’on me menace. Surtout
pas elle.
– Sinon tu risques de le regretter.
– Quoi ? Tu vas écrire un papier salé sur moi dans ton journal ? Tu vas faire courir une rumeur
honteuse sur mon compte en ville ?
Maggie éclate de rire.
– Comme si les gens s’intéressaient à une petite étudiante en médecine de ton acabit ! Moi, je dis ça
pour toi, pour qu’il ne t’arrive rien…
Cette fois, je n’y comprends rien. Et je grimpe dans la voiture, me glissant derrière le volant tandis
qu’elle retient ma portière pour éviter que je ne la lui claque au nez.
– Tu ferais mieux de rester aussi éloignée que possible d’Harrison Cooper.
– Que lui veux-tu au juste ? Et pourquoi toutes ces questions ? Tu as une dent contre lui ? Tu
détestes le système d’exploitation de ton ordinateur et tu cherches à te venger ?
– Tu devrais m’écouter, ma petite. Et te méfier.
Tapotant sa queue de cheval frisée, elle part alors comme la première fois. La tête haute, la
démarche chaloupée, elle remonte la rue sans rien ajouter. Très bien ! Qu’elle garde ses mystères !
Toutefois, je reste contrariée durant tout le trajet vers mon chalet. Pourquoi cette journaliste de
malheur s’acharne-t-elle sur le beau milliardaire depuis son arrivée ? Devant chez moi, je m’apprête
à entrer quand je repère un gros paquet posé sur le paillasson avec mon nom inscrit dessus.
Je le ramasse et l’ouvre dans la cuisine, une fois bien au chaud et la théière en train de siffler sur le
feu. Une petite carte l’accompagne.
« Vous en aurez besoin ce soir ! »
La carte est signée « Harrison », avec son adresse inscrite au verso. Un sourire me vient aux
lèvres. Qu’a-t-il encore inventé pour me faire bisquer ? Je déchire le papier et découvre…
– Une parka ? !
Une merveille en soie vert foncé, parfaitement accordée à la couleur de mes yeux. Avec sa
doublure et sa capuche auréolée de fourrure, elle est superbe. Soudain, je trouve mon gros anorak
rouge à boudins un peu… minable. Je l’enlève en vitesse pour me glisser dans ma nouvelle veste.
Mmm… c’est divin.
Je tire la fermeture Éclair, amusée. Mais qu’est-ce qu’Harrison a prévu pour ce soir ?
***
Le moment venu, je me sens un peu idiote dans ma robe de soirée blanche et ma superbe parka. La
mousseline diaphane se marie pourtant bien avec la fourrure brune qui tapisse ma veste… par
sécurité, j’ai aussi enfilé mes grosses bottes de yeti. Après tout, j’ignore ce que Monsieur Cicatriceau-menton a prévu pour moi. Je n’ai pas envie de me retrouver comme une bécasse en chaussures à
talons – d’autant que je ne suis pas très à l’aise en stilettos ! Dans le Montana, on a rarement
l’occasion de marcher sur des échasses.
Dès ma descente de voiture, j’aperçois les contours d’un immense chalet perdu au milieu des
arbres. Jamais encore je n’étais venue ici, moi qui me targuais de connaître les moindres recoins de
la région. La maison est splendide, dissimulée au milieu des sapins et d’une nature sauvage. Ses épais
murs en bois sont troués de grandes fenêtres et de baies vitrées, comme un écrin de modernité au
cœur de la forêt. J’en ai le souffle coupé. Pourtant, je n’ai encore rien vu !
– Par ici, Mary ! me lance la voix grave d’Harrison.
Je l’entends avant de l’apercevoir. Il m’appelle depuis l’arrière de la bâtisse. Le cœur battant, je
longe l’édifice et… c’est le choc.
– Oh my God !
De la neige. De la neige à perte de vue. Une immense nappe de poudreuse s’étend sur une centaine
de mètres. Le chalet semble posé sur un tapis de diamants scintillants. Des étoiles plein les yeux, je
porte les mains à ma bouche, étouffant un cri. Harrison, lui, me sourit, debout au milieu du
somptueux décor. Il m’attend dans un élégant pantalon noir et un anorak à capuche de fourrure qui
rappelle un peu le mien, comme si nous étions assortis. Il paraît guetter ma réaction avec fébrilité.
– Vous disiez bien qu’un Noël sans neige n’est pas un vrai Noël ?
Je finis par hocher la tête, subjuguée. Et parce qu’il me tend la main, j’ose enfin approcher.
– Venez donc en profiter ! lance-t-il avec un sourire craquant.
Il est irrésistible alors que ses yeux pétillent de malice face à mon air émerveillé. Comment a-t-il
accompli ce miracle ? Comment a-t-il amené des tonnes de neige au cœur de cette forêt épargnée par
le blizzard ? Intimidée, je marche enfin sur les milliers de petits cristaux artificiels. Mes bottes
s’enfoncent jusqu’aux chevilles dans l’épaisse couche. Une sensation grisante, enfantine ! Avec un
éclat de rire, je donne un coup de pied et j’envoie voler la divine poussière.
– Harrison, je ne sais pas quoi dire !
– Dites seulement que cela vous plaît et je serai heureux.
– Vous êtes… un magicien !
Il éclate de rire alors que je braque sur lui des yeux éperdus. Lui pose une main un peu gênée sur
sa nuque, se frottant doucement le cou.
– Je n’ai pas fait grand-chose, m’assure-t-il.
En cet instant, il semble à la fois si fort et vulnérable… je dois lutter contre l’envie de le prendre
dans mes bras. Peu à peu, j’entrevois l’homme qui se cache sous la cuirasse. Un homme capable
d’amener la neige à moi pour mon seul plaisir. Un homme capable d’un miracle pour une jeune fille
inconnue, ou presque.
– Je me suis contenté de faire livrer ces tonnes de neige dans la journée. Je pensais que cela vous
ferait plaisir.
– C’est magique, Harrison !
Je m’approche de lui et je me dresse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue,
juste à la commissure de ses lèvres.
– Rien n’aurait pu me toucher davantage.
Cette neige, c’est plus beau, plus fou, plus extraordinaire qu’une rivière de diamants.
– Merci, Harrison. Du fond du cœur.
***
Une table dressée pour deux nous attend dans la véranda du chalet. Immense, celle-ci couvre un
pan entier de la bâtisse avec ses portes vitrées qui offrent une vue imprenable sur la forêt enneigée
par miracle. Je vis un rêve. Prévenant, Harrison m’avance une chaise avant de s’installer à son tour.
Entre nous, un magnifique bouquet de poinsettia s’épanouit – les fameuses fleurs rouges,
surnommées les « étoiles de Noël », en raison de leur forme.
– Pour quelqu’un qui n’apprécie pas les fêtes, vous avez frappé fort ! m’exclamé-je, ravie.
– Ce ne sont pas les fêtes que j’apprécie.
Sa phrase flotte entre nous. Sans vaciller, sans tricher, il me regarde dans les yeux. Et mon pouls
s’emballe. Comment ne pas fondre devant un tel mélange d’assurance et de timidité ? Tendant la main,
il couvre mes doigts, posés sur une nappe blanche à fin liseré écarlate. Je tressaille. La flamme des
petites bougies, rouges elles aussi, dansent dans des photophores translucides. À nos pieds, des
branches de houx jaillissent de grands vases, mêlant petites boules rouges et feuilles dentelées.
– Vous êtes un homme surprenant.
Je ne reconnais pas ma voix, troublée.
– Je le prends comme un compliment.
– Vous êtes un homme surprenant… et mystérieux. Je ne sais presque rien de vous.
– Je pensais pourtant que ma grand-mère vous avait fourni une biographie complète pendant vos
visites ! rit-il.
– Peut-être… mais je préfère les informations de première main.
Du bout de ses longs doigts, il dessine des symboles et des arabesques sur le dos ma main. J’en
frissonne. Son contact m’électrise, éveillant des sensations inconnues au creux de mon corps. Sous la
table, je croise les jambes et frôle par mégarde son pied. Nos corps sont aimantés, irrésistiblement
attirés l’un vers l’autre. Bientôt, la table me paraît de trop, à l’instar de nos vêtements et de tout ce qui
peut se glisser entre nous…
Le désir… j’ignorais ce que c’était avant aujourd’hui.
Au cours du dîner, nous racontons tous les deux de petits morceaux de notre vie, nous dévoilant
sans trop en dire. Nous avançons à tâtons, pas après pas, l’un vers l’autre. Il ne s’agit pas seulement de
faire la paix. Quelque chose flotte dans les airs. Quand je porte mon verre de vin rouge à ma bouche,
je vois son regard s’attarder sur mes lèvres humides. Quand lui effleure sa cicatrice au menton, je ne
peux détacher les yeux de son index.
– J’ai conçu mon système d’exploitation à l’âge de 18 ans, m’explique Harrison. Je l’ai mis au
point durant une période difficile de ma vie. Me concentrer sur ce projet m’a permis de m’en sortir.
– Et de devenir le plus grand programmateur de la planète ! ajouté-je avec un clin d’œil.
– Oh, je…
Modeste, il hausse les épaules.
– L’informatique est une passion pour moi. C’est un langage, comme l’anglais, comme la musique.
Il suffit de savoir en jouer, en user… et l’on peut créer tout un univers, qui plus est, utile aux autres.
– Vous continuez à créer des logiciels malgré le succès ?
– J’améliore constamment mon système en proposant des versions enrichies pour accompagner
chaque nouvelle génération de machines. En parallèle, je crée aussi des logiciels gratuits, traitement
de texte et comptabilité, mis en ligne sur Internet.
Il semble si animé, si vivant. Il aime son métier, à n’en pas douter. Travaillant toujours avec la
même équipe, il bosse généralement depuis le vaste penthouse qu’il occupe à Manhattan. Moi, je
découvre un homme sensible, profond, habitué à se tenir loin des autres. Confusément, je devine qu’il
cache quelque chose. Un secret ? Un drame ? Je n’ose pas l’interroger. Tout le monde porte des
cicatrices et les cache plus ou moins bien.
– Vous vivez seule avec votre petite sœur ? me demande-t-il doucement.
Quand on parle de blessure…
– Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer l’absence de vos parents.
– Serena ne vous a rien dit ?
Il secoue la tête. Sans doute n’est-il pas le genre d’homme à fouiller le passé des autres ou à
interroger ses proches pour obtenir une information. Voilà la véritable classe. Je finis par acquiescer.
– Mes parents sont morts tous les deux.
Il presse aussitôt ma main avec délicatesse.
– Pardonnez mon indiscrétion. Rien ne vous oblige à en parler.
– C’est encore très…
Je ne termine pas ma phrase. Puis je me racle la gorge et reprends :
– Brittany et moi vivons toutes les deux dans le chalet où nous avons grandi. Grâce à l’aide d’une
excellente assistante sociale, nous n’avons pas été séparées. J’étais majeure, j’ai obtenu sa garde… et
nous nous débrouillons plutôt bien malgré les circonstances.
Harrison porte ma main à ses lèvres, déposant un baiser au creux de ma paume. Durant tout le reste
du repas, il veille à ne plus aborder ce chapitre douloureux. Nous avons tous les deux notre part
d’ombre. Statu quo. Avec élégance, il dévie vers des sujets plus légers.
– Vous pensez toujours que je suis… comment dites-vous, déjà ?
– Un geek ? complété-je, amusée.
– Voilà, c’est ça.
– Eh bien… je vais essayer de poser un diagnostic, souris-je en lui décochant un regard charmeur
sous mes paupières mi-closes.
Saisissant sa main, je l’examine longuement en caressant sa paume de mon pouce. J’ignore d’où
me vient cette audace mais je me sens en confiance avec lui. Libre d’être moi-même. Dans la pièce, la
tension grimpe, les pouls s’affolent. Je remonte vers son coude, le caressant à travers son pull noir. Il
cesse de bouger, attentif, au moment où je quitte ma chaise. Je me tiens devant lui tandis que les reliefs
du repas reposent à table.
– Vous avez des mains de pianiste… et je suis certaine que vous faites beaucoup de sport, ajouté-je
en m’arrêtant sur ses biceps durs et musclés. Vous n’avez pas l’air de vivre en reclus ni d’être un
accro des jeux vidéo.
– Je suis démasqué !
Ma voix s’éteint presque, rauque.
– Je suis presque sûre que vous n’étiez pas un geek… Et vous pouvez me croire, je serai bientôt
médecin.
Un sourire s’épanouit lentement sur ses lèvres, séducteur. J’ai l’impression que le désir flambe
entre nous. Nos regards se cherchent, nos doigts se nouent.
– « Presque sûre », docteur ?
– Je vais avoir besoin d’effectuer des recherches approfondies.
– Je serais ravi de vous servir de cobaye.
– Vous êtes très courageux, monsieur Cooper.
– Je suis prêt à tout pour aider la science.
– Quel sens du devoir !
Et tout bascule. En une seconde. Au moment où nos lèvres se joignent, je sais qu’il y aura un avant
et un après. Ma vie d’avant cette nuit, d’avant lui. Et ma vie d’après ses bras, d’après ce moment.
Plantée devant Harrison, je n’ai qu’à pencher la tête pour prendre sa bouche tandis qu’il lève ses
traits parfaits vers moi. Mon cœur s’arrête à l’instant où nos lèvres se touchent. Sous l’aiguillon du
désir, c’est moi qui l’embrasse la première. Moi qui introduis ma langue dans sa bouche et caresse la
sienne. Je suis en apnée, je flotte. Encadrant son visage entre mes mains, j’enfonce mes doigts dans
ses courts cheveux châtains. Ils sont doux, soyeux, épais. Je pourrais les toucher des heures, comme je
pourrais embrasser cet homme jusqu’à la fin de mes jours.
Très vite, il me répond avec une fougue égale. Et soudain, c’est sa langue qui guide le ballet, qui
s’enroule autour de la mienne tandis que nos bouches se pressent, se frôlent, se détachent, se
reprennent. Il me donne le baiser qu’on ne m’a jamais offert, le baiser qui me marque dans ma chair,
dans mon âme. Ses larges mains se posent sur ma taille avant de remonter le long de ma colonne
vertébrale. Je me cambre instinctivement. Comme si j’attendais plus, toujours plus. Lui s’approprie
ma bouche avec une ferveur redoublée. Nous nous dévorons, poussés l’un vers l’autre par le plus
puissant des moteurs.
Je le veux. Je le veux comme je n’ai jamais voulu personne.
Son goût envahit mon palais, enivrant, un peu alcoolisé. J’ai l’impression que la terre tremble sous
mes pieds, que je ne tiendrai plus longtemps debout. Les doigts audacieux d’Harrison redescendent,
épousant les courbes de mon corps. Tout à coup, il me fait asseoir sur lui. Je pousse un petit cri
surpris, étouffé par sa bouche. En une seconde, je me retrouve assise sur ses genoux. Et ses bras
m’enveloppent, me pressant contre son torse, me renversant en arrière. Il embrasse comme un dieu.
Possessives, ses lèvres s’impriment sur les miennes au fer rouge du désir.
Bientôt, je sens ses dents mordiller ma lèvre inférieure, s’attarder à la commissure de ma
bouche… puis la pointe de sa langue en redessine le contour. Je vois mille étoiles. Quand je rouvre
enfin les paupières, Harrison se détache un peu de moi. Nos visages sont tout proches. Nos nez se
frôlent. Mais je ne vois que ses yeux, ses yeux d’un vert-noisette magnifique qui me parlent de désir,
de la nuit devant nous.
– Est-ce que tu es sûre, Mary ?
Le tutoiement me semble si normal, si naturel. Une barrière, ou plutôt un barrage, vient de tomber
entre nous. J’acquiesce d’un hochement de tête
– Oui.
– Dis-le-moi encore, Mary. Je veux te l’entendre dire.
– J’en ai envie.
Les mots s’étranglent dans ma gorge. Et les yeux d’Harrison flamboient, éclairés par un feu
sauvage. Sa poitrine vibre à travers son pull, comme si une onde brûlante le traversait. Je noue mes
mains derrière sa nuque, me raccrochant à lui.
– J’ai envie de toi.
– Mary…
Sa voix n’est plus qu’un murmure rauque, heurté, bouleversé. En réponse, il me soulève contre lui,
un bras derrière mes épaules, un autre sous mes genoux. Il me porte comme une princesse sans me
lâcher des yeux. Nos prunelles se confondent ; son vert-noisette et mon vert émeraude ne forment
qu’une seule toile, une seule couleur. Traversant la véranda, il rejoint la pièce voisine. Je n’en vois
pas le décor, incapable de me détacher de son visage. Je sais seulement qu’il s’agit d’un salon où
ronfle un feu de cheminée.
Harrison me dépose par terre, sur un épais tapis de fourrure, jeté devant l’âtre. Il m’allonge avec
précaution, en prenant soin d’appuyer ma tête sur l’un des nombreux coussins répandus sur le
plancher. C’est si confortable que j’ai presque l’impression d’être sur un lit. Lui s’agenouille près de
moi. D’un geste rapide, il retire son pull noir, le faisant passer par-dessus sa tête. Il se retrouve en
chemise blanche, de sorte que j’aperçois le dessin de ses larges épaules. Couchée, je tends les bras
dans sa direction et j’atteins les premiers boutons. Je les fais sauter un à un. Jusqu’à ouvrir son
vêtement dont j’écarte les pans.
Wa-ouh. Waouh, waouh, waouh.
Pour le cliché de l’informaticien gringalet… on repassera ! Je découvre son large torse sculpté.
Du bout de l’index, je suis le tracé de ses pectoraux. Puis j’applique ma paume sur son ventre dur et
plat. Le grain velouté de sa peau tranche avec sa musculature de sportif. J’en pousse un soupir de
satisfaction. Et dans un sourire, il se débarrasse de sa chemise, sortant ses bras des manches avant de
se coucher sur moi.
Je l’accueille à bras ouverts. Je sens son poids sur mon corps, viril, sécurisant. Je n’ai pas peur
avec lui. Je me sens si bien, si à l’aise. J’ai l’impression de flotter dans les vapes alors qu’il
m’embrasse à nouveau. Il dépose une série de petits baisers sur mes lèvres, mes pommettes, mon
menton. Il fait le tour de mon visage tandis que je renverse la tête en arrière, son torse nu pressé
contre mes seins. Sensation grisante, vertigineuse. Je le serre dans mes bras, possessive, avide.
À cet instant, des crépitements s’élèvent dans la cheminée. Une bûche s’effondre, répandant une
douce chaleur près de nous. La peau d’Harrison se pare de lueurs orangées, comme son visage, ses
cheveux. L’espace d’une minute, il semble coulé dans l’or vif. Puis se redressant sur les coudes, il
descend vers ma poitrine. Ses lèvres s’attardent dans mon cou avant de tracer leur sillon de feu. Mon
cœur cogne à gros coups dans ma cage thoracique et mon corps entier s’alanguit.
À travers la mousseline blanche de ma robe, je sens la bouche de mon amant presser l’un de mes
tétons. Je gémis. Lui relève la tête pour m’interroger du regard, sans un mot. « Je peux ? » semblent
me dire ses yeux. J’acquiesce d’un battement de paupières. Car je ne veux pas briser ce silence entre
nous, seulement troublé par les craquements du feu. De ses doigts experts, Harrison fait glisser les
bretelles de ma robe avant d’enfouir une main entre mon dos et le tapis. Il abaisse le zip. Puis il fait
couler le tissu vaporeux le long de mon corps.
– Mary…
Je me retrouve en sous-vêtements devant lui. Soutien-gorge et culotte en dentelle blanche. Harrison
reste une minute immobile. Ce sont maintenant ses yeux qui me caressent, sans épargner le moindre
détail de mon anatomie. Et sous la vague chaude de son regard, je me sens… femme. Et tellement
désirable. Finis, les complexes sur mes petits seins ou ma carrure de crevette. Je suis belle dans ses
yeux.
– Tu es divine.
Il s’allonge près de moi. À nouveau, sa peau semble coulée dans le bronze alors que les flammes
dansent dans un ronflement. Tendant le bras, il repousse la bretelle de mon soutien-gorge, avant de
descendre plus bas, toujours plus bas. Son index suit la ligne de ma poitrine vers mon nombril, puis
l’élastique de ma culotte. Je frissonne, en proie à l’envie brutale, presque animale, d’être étreinte.
– Viens.
– Laisse-moi t’admirer encore un peu…
Du plat de sa main, il enveloppe mon sexe à travers la dentelle, le couvre entièrement. Je reçois un
électrochoc. Son majeur suit ma fente… avant de s’en aller, me laissant pantelante et humide. Ce n’est
plus du désir, là… c’est au-delà ! Je tends les bras. Lui roule sur un flanc pour se coller à moi.
Aussitôt, la chaleur de son corps se diffuse à travers ma peau. Et je sens une bouffée de son parfum
boisé, qui se mêle à l’odeur particulière, délicieuse, de sa peau.
– Tu es belle, Mary.
Du bout du doigt, il fait glisser l’autre bretelle de mon soutien-gorge. Puis il le dégrafe dans mon
dos. Je l’aide en décollant un peu les hanches du sol, si bien qu’il le retire sans peine, libérant deux
petites perles de nacre. Je rougis légèrement.
– Je veux te regarder, t’aimer tout entière.
Et quand il pose les yeux sur mes seins, je vois crépiter l’étincelle du désir. Il a envie de moi, il ne
ment pas. C’est comme une libération. Une nouvelle barrière qui s’écroule entre nous. Et c’est sans
retenue que je m’abandonne à sa bouche quand elle se pose sur mon sein. Sa langue suçote l’un de
mes tétons, avant de lécher le tour rose de l’aréole. Je gémis, en proie au plaisir. D’une main, il
s’occupe de mon autre sein, titillant la pointe, la pinçant avant de mieux me caresser de sa paume
tiède.
Je perds tous mes repères. Je ne sens plus que sa langue, ses doigts. Je n’ai plus conscience de rien
hormis de mon corps qui s’embrase. Quand il se redresse, ce n’est que pour retirer sa ceinture, son
pantalon. Il se détache à peine, allant le plus vite possible pour revenir à moi. Et c’est en boxer qu’il
se couche sur moi. Je sens son sexe pressé contre une de mes cuisses. Oui, son désir ne fait aucun
doute. En même temps, ses mains s’aventurent vers ma culotte… qu’il m’ôte avec une lenteur
délibérée, comme s’il révélait un trésor.
Je l’entends déglutir avec peine. Et nue sous lui, je tremble de plaisir quand ses doigts se posent sur
mes fesses. Il me soulève un peu pour caresser mes rondeurs, le temps de me donner la chair de
poule.
– Harrison… j’en ai envie.
C’est presque un sanglot dans ma bouche. Sa main vient sur mon sexe, s’y introduisant avec
douceur pour se perdre dans son cœur moite de désir. Il en découvre les replis intimes, la douceur
soyeuse. Et soudain, son regard se brouille. Je le perds alors qu’il joue avec ma féminité humide de
lui, pour lui. Sauf que je n’en peux plus. Je le veux. Je le veux maintenant alors que ses caresses vont
crescendo, de plus en plus intimes, de plus en plus osées.
– Viens, viens, s’il te plaît…
Ce timbre n’est pas le mien. Et pourtant ! En parallèle, je caresse son dos, laissant de longs sillons
rouges avec mes ongles, le griffant doucement de ses omoplates jusqu’à ses reins. Je l’apaise ensuite
en le caressant de mes paumes, encore et encore. Puis je m’attarde sur ses fesses, rondes et fermes,
parfaitement musclées, à travers le tissu noir de son boxer.
– Tu me rends fou, souffle-t-il.
Comme il s’assoit sur le tapis, je l’imite. Nous sommes face à face. Moi nue, lui presque. Et cette
fois, c’est moi qui l’aide à retirer son boxer, libérant son sexe déjà érigé. Sa peau est encore plus
douce à cet endroit que sur le reste de son corps. L’entourant de ma main, je le caresse. À son tour de
me demander grâce ! Mes doigts vont et viennent sur lui, de bas en haut. Bientôt, il pousse un râle
rauque alors que le désir monte en lui comme une sève.
– Attends si tu ne veux pas que je perde tout de suite la tête.
Posant une main sur la mienne, il la repousse délicatement avant de franchir le point de non-retour.
Puis il attrape son portefeuille, resté sur la table basse, pour sortir un petit étui argenté. Et il le déchire
d’un coup sec avant de sortir un préservatif. Portée par l’envie qui me tenaille, je me sens prise de
toutes les audaces. Et j’ose le lui prendre des mains pour le gainer moi-même avec des gestes
langoureux, doux.
J’aime son gémissement. J’aime ses bras qui se referment autour de moi, qui me recouchent dans
les coussins. J’aime son poids quand il vient s’allonger sur mon corps, mêlant nos jambes, nos chairs
moites. Harrison plonge dans mes yeux, quêtant une dernière fois ma permission. Car il veut m’aimer
à mon rythme.
– S’il te plaît !
Aime-moi. Aime-moi de toutes tes forces.
Je le sens alors entrer en moi. Son sexe me pénètre, se glissant au creux de mon corps. Il s’enfonce
en me tirant un long gémissement de plaisir. Et me remplissant tout entière, il s’arrête avant de
ressortir lentement… pour faire durer ce moment magique. Moi, je noue les jambes autour de sa
taille, croisant mes chevilles. Ma poitrine et son torse se frottent alors qu’il reste dressé sur ses
coudes. À nouveau, il plonge dans le tréfonds de mon être. Encore et encore. Il bouge en moi, de plus
en plus vite, de plus en plus fort. Mais je refuse de fermer les paupières. Même si les murs
commencent à bouger, même si le plafond tourne au-dessus de ma tête, même si le plancher tangue.
Je me raccroche à ses yeux. Je me perds en eux, je m’abandonne totalement. Une immense vague
se lève en moi, grandissant, grossissant de seconde en seconde… jusqu’à me submerger totalement,
me noyer sous une déferlante de plaisir. C’est si intense que j’en suis presque aveuglée. Je crois que je
crie son nom, mais je ne suis sûre de rien. Lui gémit mon nom à mon oreille, tombant à son tour dans
l’abysse. La jouissance est si forte que tout s’arrête. C’est le noir total. Et tout mon corps, tous mes
muscles se contractent, agités par des spasmes.
Le plaisir. Tel que je ne l’ai jamais connu. À l’état brut.
Je ne redescends qu’après une éternité. Et à bout de souffle, Harrison se laisse tomber à côté de
moi. Roulant sur un flanc, je reste collée à lui tandis qu’il m’entoure d’un bras.
– Votre diagnostic, docteur ? sourit-il.
– Je ne peux pas encore me prononcer. Je vais avoir besoin d’étudier votre cas plus longtemps,
monsieur Cooper. Beaucoup plus longtemps…
6. Scoop
Après une nuit magique aux côtés d’Harrison, je quitte sa maison à l’aube. Mais en remontant dans
ma voiture, je l’emporte avec moi, sur moi, en moi. Je sens toujours ses mains, sa bouche, sur ma
peau. Notre étreinte m’a marquée à jamais. Comme le long baiser qu’il m’a donné devant sa maison,
avant mon départ.
Que la femme qui ne craquerait pas pour Harrison Cooper me jette son premier talon aiguille !
Dès qu’il est là, mon cœur bat plus vite. Tout a commencé dans la boutique d’antiquités de Mme
Miller avant de monter crescendo. Les disputes. L’asticotage. Le flirt. Jusqu’au dérapage sous le gui.
Dois-je déjà parler d’amour ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne suis pas une experte, loin de là !
Toutes ces émotions sont nouvelles pour moi. Et puis, c’est peut-être un peu tôt. Après tout, nous nous
connaissons depuis trois jours.
Trois jours… et il a déjà changé ma vie.
Pour être honnête, je redoute un peu la suite des événements. Cela dit, je m’interroge sur la suite de
l’histoire. En me raccompagnant à mon 4x4, Harrison a clairement manifesté son envie de me revoir.
Vite, très vite. Sauf qu’il habite à New York… et moi, dans le Montana. Nous avons des vies si
différentes ! À la fin des vacances de Noël, il pliera bagage et rentrera chez lui.
Alors qu’adviendra-t-il de moi ? De nous ?
Abordant le petit chemin de terre de ma propriété, je pousse un soupir. Ce n’est pas le moment de
penser à ça ! Je suis certaine que le destin fera bien les choses. Pour l’heure, je me concentre sur les
souvenirs de notre étreinte. Et j’ai le sourire aux lèvres en franchissant le seuil de mon chalet.
L’oreille tendue, je pousse la porte avec précaution. Centimètre après centimètre. Je récite mes prières
pour que les gonds ne grincent pas. À nouveau, j’ai 15 ans et je viens de dépasser le couvre-feu
imposé par mes parents.
Sauf que je n’ai plus d’acné. Amen.
Je ne veux pas réveiller ma petite sœur. Pour ne pas la déranger, bien sûr. Elle doit se lever dans
une demi-heure pour aider Chris avec un groupe de touristes. Bon, c’est vrai : je mens. Un tout, tout
petit peu. J’avoue : je n’ai aucune envie d’être surprise dans cette situation compromettante. Encore
moins de répondre à ses questions. Plutôt affronter un grizzli au mano a mano. J’avance dans le
couloir sur la pointe des pieds en rasant les murs.
En mode ninja.
Aucun bruit dans la maison. C’est plutôt bon signe. Toute contente, je jette un coup d’œil dans le
salon désert où clignote encore notre sapin de Noël bardé de guirlandes électriques. Ma cadette a sans
doute oublié de le débrancher avant de se coucher. Amusée, j’entre dans la cuisine et…
Raté !
– Tiens, tiens ! Ce ne serait pas ma grande sœur ?
Ma petite sœur. Devant son bol de céréales. Assise face à la porte comme un gardien de prison
guettant une évasion.
– Brittany ? Tu… tu es déjà debout ?
– Ouais. On est samedi mais j’ai promis à Chris de l’aider.
– Je…
– Toi, par contre, tu n’as pas l’air d’avoir beaucoup dormi.
– C’est-à-dire que…
Je suis écarlate. Allez expliquer à votre sœurette que vous avez fait des folies de votre corps toute
la nuit ! Le problème ? Elle est loin d’être bête ! Elle a 12 ans, pas 5 ! Hélas…
– Pas besoin de me faire un dessin. Ton milliardaire et toi, vous avez fait des cochonneries !
– Des cochonneries ?
Mais où a-t-elle appris à parler comme ça ?
– Vous avez fait crac-crac, quoi !
– Brittany !
– Vous avez…
– Tu vas te taire, oui !
Hilare, je lui saute dessus en attrapant le torchon à vaisselle et je le lui plaque sur la bouche. Une
minute plus tard, nos rires résonnent dans la toute la cuisine tandis qu’elle se débat comme une folle.
Moi, je réprime le flot d’horreurs qui sort de sa bouche, morte de rire. Cela me rappelle les bagarres
de notre enfance. Cette chipie venait m’asticoter dans ma chambre, voler mon journal intime ou mes
bijoux fantaisie… et elle finissait bâillonnée et saucissonnée sur mon lit.
– Tu n’as pas honte, Brittany Rose Elligson ?
– Arg, murch, chtrump, trump !
– Quoi ? Je n’ai pas bien entendu ? la taquiné-je. Ça t’apprendra à faire enrager ta grande sœur,
petite peste !
Quand je la relâche, elle avale une grande goulée d’air, les larmes aux yeux à force d’avoir tant ri.
Moi-même, je ne suis pas en reste. Que ça fait du bien ! Je me laisse tomber sur le siège d’à côté.
Dans notre lutte, nous avons renversé une bonne partie du lait de ses Cheerios sur la table. Je n’ai qu’à
tendre le bras pour ramasser ses céréales d’un coup d’éponge.
– Je suis ton aînée : n’oublie pas que tu me dois le respect !
– Pfff…
Voilà qui est encourageant.
– Tu ferais mieux de te préparer au lieu de m’enquiquiner. File à la salle de bains !
– C’est bon, je suis en avance. Chris ne m’attend pas avant 8 heures.
Elle se lève néanmoins en traînant des pieds. Mais au lieu de quitter la salle, elle s’approche du
panier en osier où nous empilons notre courrier ; je l’ouvre seulement une fois par semaine, histoire
de ne pas perdre le moral. Parce qu’il s’agit toujours de factures, d’impôts, de taxes, de lettres de la
banque… Brittany en extrait une longue enveloppe rouge qu’elle m’apporte avec un grand sourire.
– Je suis sûre que ça va te faire plaisir. On l’a reçue hier.
– Dis-moi que c’est ce que je pense !
Je l’ouvre avec mes ongles, presque avec mes dents, et je découvre un somptueux carton
d’invitation à l’ancienne, sur un épais papier rouge décoré d’un liseré doré et de deux petites feuilles
de houx entrecroisées. Cette année, Serena Cooper nous convie à son réveillon du 24 décembre en
compagnie de sa famille et de ses proches. Je pousse un grand cri de joie, hors de contrôle. Et
bondissant de ma chaise, j’attrape les mains de ma sœur pour la faire valser. Elle éclate de rire.
Un vrai réveillon, une grande tablée dans une vraie famille ! Ce n’était pas arrivé depuis… trois
ans.
***
Pendant que ma petite sœur donne un coup de main à mon meilleur ami, harassé de travail en ces
périodes de fêtes de fin d’année, je me rends en ville pour remplir le frigidaire. Je déteste la corvée
des courses. Cela dit, je ne suis pas sectaire : je déteste toutes les corvées ménagères. L’aspirateur, la
vaisselle, la lessive : tout, je vous dis ! Je file en vitesse chez l’épicier du coin pour acheter quelques
denrées urgentes : œufs, farine, lait, flocons d’avoine… Et j’en ressors un quart d’heure plus tard
avec deux gros paquets en papier kraft bien remplis.
– Bonjour, Mary ! me lance le libraire.
Je lui rends son salut d’un grand sourire en poursuivant ma route… avant de freiner net. Minute !
J’ai des hallucinations ou je viens d’apercevoir la photo d’Harrison en une du Daily News ? En
marche arrière, je reviens sur mes pas malgré mes courses qui pèsent une tonne. Je m’arrête devant la
pile de quotidiens du matin. Oui, c’est bien lui. Un superbe portrait en noir et blanc. Levant les yeux,
j’aperçois ensuite la manchette.
« Un assassin parmi nous ? »
Quoi ?
Je lis les premières lignes et… mes sacs m’échappent des mains dans un grand fracas. Ma brique
de lait se renverse par terre, à mes pieds, sans que je réagisse. Dans ma poitrine, mon cœur s’emballe
alors que les mots dansent devant mes yeux, signés par Maggie O’Malley. Non, non, ce n’est pas
possible.
– Est-ce que tout va bien, Mary ?
La voix du libraire me parvient dans le lointain, comme si je me trouvais derrière une épaisse vitre
en verre. J’offre sans doute un curieux spectacle, debout au milieu de mes emplettes éparpillées, un
numéro du journal régional à la main. Je ne réponds pas, trop occupée à parcourir l’article écrit au
vitriol. D’après la journaliste, Harrison a été deux ans en prison pour mineurs… après avoir tué une
famille, les parents et un petit garçon, dans un accident de voiture un soir de Noël.
***
Je n’ai pas ramassé mes courses. Je n’ai pas réfléchi une minute. Je me suis précipitée vers ma
voiture pour rouler à tombeau ouvert jusqu’au chalet du milliardaire. J’ai jeté le journal sur le siège
passager, mais je l’ai retourné, incapable de supporter la vue de sa photo. À grand-peine, je retiens les
larmes qui menacent de couler. Je préfère m’abandonner à la colère pour ne pas céder au chagrin. Pas
tout de suite. Pas maintenant. Pas tant que je n’aurai pas réglé mes comptes.
Freinant brusquement, je m’arrête devant sa superbe maison en pleine forêt. On peut dire qu’il
mène une vie heureuse malgré le sang sur ses mains ! Tout en moi se révolte. Une rage brûlante se
déverse dans mon cœur. Bientôt, je saute de voiture et cours vers sa porte, hors de moi. J’ai surtout
l’impression de rêver, comme si j’agissais dans un état second, comme si rien n’était réel. À chaque
seconde, je me demande si je ne vais pas entendre mon réveil sonner et me redresser d’un bond dans
mon lit, en sueur. Mais non. Je grimpe les marches et sonne. En fait, j’écrase le bouton de mon index
sans discontinuer. Dans mon autre main, je garde le journal froissé.
– J’arrive !
La voix d’Harrison s’élève à l’autre bout de la maison qu’il traverse au pas de course. Je l’entends
à travers la cloison. Puis le battant s’ouvre devant moi, laissant apparaître mon voleur, mon meilleur
ennemi, mon amant… et ma pire erreur.
– Mary ? s’étonne-t-il.
Il est superbe dans son jean et son pull marron. D’épais cheveux châtains un peu en pétard, un
début de barbe mal rasée surmonté par ses yeux vert-noisette en amande… il est chaque fois plus beau
que dans mes souvenirs. Ce qui rend toute cette scène encore plus douloureuse. J’ai l’impression
d’avoir un poignard planté dans la poitrine. Je sens la lame dès que je bouge et je ne peux rien y faire.
– Que se passe-t-il ? me demande-t-il, anxieux. Il t’est arrivé quelque chose ? Quelqu’un t’a fait du
mal ?
Il s’inquiète face à mon visage défait. Tout à l’heure, je me suis vue dans le rétroviseur… et je
n’étais pas brillante. Teint de papier mâché, yeux étincelants de larmes, bouche pincée sur des
sanglots que je ne peux pas verser. Devant lui, je me contente de brandir le journal où sa photo s’étale.
Il recule, sans comprendre… avant que je ne le lui jette à la figure. Les feuilles s’ouvrent dans un
horrible bruit de froissement tandis qu’il les rattrape au vol. Déboussolé, il découvre alors le gros
titre et blêmit. Mais ne semble pas surpris. Comme s’il s’y attendait. Comme s’il savait déjà qu’une
telle chose se produirait un jour.
– Tu es un monstre !
Quand il avance vers moi, je recule d’un pas. Je ne veux pas qu’il m’approche, pas qu’il me
touche.
– Mary…
Il ne cherche pas à se justifier, à s’expliquer. Il prononce seulement mon nom comme une prière,
une supplique. Je secoue farouchement la tête malgré ses yeux éperdus qui s’accrochent
désespérément aux miens.
– Est-ce que je t’ai déjà raconté comment mes parents sont morts ?
Il ne répond pas. Il sait déjà. Il a deviné.
– Ils rentraient d’une fête entre amis. C’était le 27 octobre 2013. Ils roulaient à bord du vieux break
de la famille sur une route tranquille… quand un chauffard ivre mort est arrivé en face. D’après les
experts et les traces de pneus, mon père a essayé de donner un coup de volant, de se jeter dans le
fossé. Sans succès. L’autre conducteur les a percutés de plein fouet avec ses deux grammes et demi
d’alcool dans le sang.
Cette fois, les larmes coulent. Je ne peux plus les retenir.
– Ma mère est passée à travers le pare-brise. Mon père a eu la cage thoracique défoncée par son
volant. Officiellement, ils sont morts sur le coup. Officieusement, ils ont agonisé des minutes
entières.
J’essuie mon visage, mon nez qui coule, mes joues trempées.
– Et toi, tu es comme cet homme, tu es comme ce monstre qui les a tués !
Harrison ne se défend même pas.
– Je ne veux plus jamais te voir.
Je m’enfuis alors à toutes jambes, laissant derrière moi un homme à l’air brisé et un bout de mon
cœur.
7. Grosse déprime
Vautrée sur le canapé de mon meilleur ami, je fixe le poste de télévision sans le voir. C’est la
centième rediffusion de Love Actually en cette période de fêtes de fin d’année. Avec un gros
reniflement, je plonge ma main dans le saladier de pop-corn dégoulinant de beurre et j’en avale une
énorme poignée. Pendant quelques secondes, je ressemble à un hamster – un rongeur en plein nervous
breakdown. Pour la peine, j’attrape une tranche de pain d’épices pour m’en goinfrer. Je vais prendre
30 kilos mais je m’en fous !
De toute manière, je vais finir seule, obèse et dévorée par des chats.
Pendant que Hugh Grant improvise une petite danse à l’écran, je pousse un énorme soupir. Assis à
côté de moi, Chris entoure mes épaules d’un bras protecteur. Il ne dit rien. Notre complicité se passe
de mots. Nos deux visages seulement éclairés par l’écran, nous restons silencieux. Chris a respecté le
code de déontologie de l’amitié et éteint toutes les lumières… afin que je puisse pleurer en paix dans
mon coin.
Harrison Cooper est un assassin.
La phrase me trotte dans la tête, impitoyable. Prenant une serviette en papier, je fais mine d’essuyer
ma bouche alors que je tamponne mes joues humides. Deux jours après la découverte du secret
d’Harrison dans la presse, je suis encore sous le choc. Sonnée comme si j’avais reçu une enclume sur
la tête. Il a tué toute une famille dans un accident de voiture ! Il a tué des gens de la même manière que
mes parents ont été tués.
– Tu veux un sucre d’orge ?
Chris me tend un bâtonnet à rayures rouges et blanches. C’est orgie de sucre, ce matin ! Enfermés
dans le chalet de mon voisin, nous nous bâfrons avec toutes les cochonneries à notre portée. Chris a
déclenché le plan « Alerte cœur brisé ». Je lui ai raconté toute mon histoire avec Harrison : de notre
rencontre dans la boutique d’antiquités jusqu’à notre nuit sous la neige artificielle… et notre rupture.
Et il s’est montré à la hauteur, tel le grand frère que je n’ai jamais eu.
Qu’est-ce que je ferais sans lui ?
Je secoue la tête en croquant dans le bâton. Tant pis pour mes dents ! Tant pis pour mes fesses ! Je
hausse les épaules en continuant l’orgie. Chris, lui, me couve d’un œil inquiet et passe une main dans
mes cheveux bruns, retenus en une haute queue de cheval au sommet de ma tête. Des mèches folles
s’en échappent, comme si j’avais tenu un bâton de dynamite entre les mains. Je n’ai pas l’air brillant
avec mon legging noir et mon gros gilet avec la tête du père Noël tricoté.
– Je n’arrive pas à y croire ! craqué-je soudain.
Chris ouvre la bouche mais je ne lui laisse pas le temps de caser un mot. Trop tard ! La machine est
lancée.
– Trois personnes sont mortes à cause de lui ! Toute une famille ! Comment a-t-il pu me cacher un
truc pareil ?
– Ce n’est pas vraiment le genre de choses qu’on raconte entre le plat et le dessert…
– Tu prends sa défense ?
Je lui jette un regard furibond. Mon ami, toujours aussi canon avec son look de surfer égaré dans
le Montana, recule contre l’accoudoir du canapé, les mains en l’air en signe de reddition.
– Tu sais bien que je suis de ton côté.
Il marque un bref arrêt, l’air de marcher sur des œufs.
– Mais je me demande si tu devrais vraiment croire cet article. Après tout, il a été écrit par Maggie
O’Malley ! Cette femme est une vraie vipère et elle a la fâcheuse habitude de transformer la réalité.
Je pousse un énième soupir, désabusée.
– J’y ai bien pensé et j’ai vérifié toutes ces informations sur le Net. Ce qu’elle a écrit est
parfaitement exact. À l’âge de 16 ans, Harrison Cooper a percuté de plein fouet une voiture familiale
et fait trois victimes. Il est passé devant le juge pour enfants et a été envoyé deux ans dans un centre de
détention pour mineurs.
– C’est terrible.
Chris presse doucement mon genou de sa grande main hâlée. Mon meilleur ami semble
catastrophé. Il devine combien cette histoire réveille de douloureux souvenirs en moi. Le crime
d’Harrison me rappelle le drame qui a fauché mes parents deux ans plus tôt, sur une petite route de
campagne. J’ai failli donner mon cœur à un meurtrier. Je lui ai fait confiance ! J’essaie de ne pas
fondre en larmes. À la place, j’enfourne une pelletée de grains de maïs soufflés, bien décidée à
mourir du diabète en fin de matinée.
– Je suis là si tu as besoin d’en parler.
Je ne peux pas répondre. J’ai la bouche trop pleine. Et Chris en profite pour se racler la gorge. Il
se tortille sur le sofa comme s’il était pris d’une envie pressante.
– Je l’ai croisé, hier.
– Qui cha ? fais-je, les joues gonflées par les bonbons. Harrichon ?
– Lui-même. Il était en train de faire des courses en ville, je crois. Et je peux t’assurer qu’il faisait
peine à voir.
Mon cœur manque un battement. Même si cela devrait m’indifférer. Même si cela ne devrait plus
me toucher. Harrison n’est plus qu’une vaste, une gigantesque erreur pour moi. Alors pourquoi ai-je
toujours ce trou noir dans la poitrine ? Pourquoi mon cœur refuse-t-il de s’accorder à mon cerveau, à
ma raison ? Comme s’il menait sa vie propre !
– C’est vrai ? dis-je, après avoir avalé ma tonne de glucides.
– Il semblait porter le poids du monde sur les épaules. Alors je ne connais pas du tout cet
homme… mais tu l’imagines vraiment dans la peau d’un tueur ?
Quelques secondes filent.
Rien n’est plus possible entre lui et moi. Voilà tout ce que j’ai besoin de savoir.
– Les gens n’ont pas toujours l’air de ce qu’ils sont. Et maintenant, change de chaîne, s’il te plaît.
Rien n’est plus déprimant qu’une comédie romantique !
***
En fin de matinée, je vais en ville pour effectuer quelques emplettes. Avec toute cette histoire, je
n’ai toujours pas rempli le frigidaire – et j’ai abandonné mes dernières courses en plein milieu de la
rue, devant le kiosque du libraire, après avoir découvert la une du journal. Depuis deux jours, ma
sœur et moi mangeons uniquement les plats congelés offerts par nos voisins. Parce que je n’ose plus
sortir. Parce que je redoute de le croiser à chaque coin de rue, même si Harrison est plutôt du genre à
rester en retrait. Je me gare néanmoins sur le parking du supermarché Walmart le plus proche en
mode « furtif ».
Sautant de mon gros 4x4 rouge, j’entre dans les allées du supermarché avec ma liste à la main. En
ce moment, les boutiques ne désemplissent pas. Nous sommes déjà le 17 décembre et toutes les mères
de famille sont à la recherche de la dinde idéale. Au rayon boucherie, j’aperçois Mme Ford en train
d’arracher une énorme volaille des mains d’une rivale. C’est la folie ! Plus loin, des enfants traînent
au milieu des jouets en détaillant leurs listes au père Noël.
D’ordinaire, j’adore cette agitation ; obsession pour les fêtes oblige ! Mais aujourd’hui, je me
presse d’un couloir à l’autre, remplissant en vitesse mon panier pour rejoindre les caisses
embouteillées et m’enfuir. Toutes ces familles réunies me donnent le bourdon. Je n’ai plus le cœur à
la fête. Moi, la folle de la guirlande, la dingue du santon ! Je n’ai même pas envie d’acheter des
chocolats.
Comment dire ? Je fais une petite overdose de sucre, là…
Derrière les portes automatiques, un vent glacé m’accueille. L’air de l’hiver est tranchant comme
du verre en cette mi-décembre. Pourtant, toujours pas de neige sur West Yellowstone ! Aussitôt, le
souvenir de la neige artificielle offerte par Harrison m’assaille. Stop ! Ce n’est pas le moment de
craquer ! À la place, je range mes courses dans le coffre et remonte derrière mon volant. Tremblante,
les joues rouges et le nez écarlate, je pousse le chauffage à fond.
Quand soudain, elle jaillit de nulle part. Une voiture de sport bleu électrique. Dans un crissement
de pneus, elle traverse le parking avec force rugissements. Moi, je mets tranquillement le contact…
mais le bolide se rapproche de moi. À toute allure. Mon cœur s’arrête. Euh… je rêve ou on frôle
l’accident ? Une seconde plus tard, la Chevrolet tape-à-l’œil percute l’aile de mon véhicule avec son
pare-chocs. Pan ! Un horrible bruit de tôle froissée s’élève et je me recroqueville dans mon siège. En
marche arrière, le conducteur fou embraye… et s’en va comme si de rien n’était.
– C’est qui, ce dingue ?
Ni une ni deux… je descends de voiture et cours derrière lui. Je sais pertinemment qu’il ne pourra
pas sortir du parking. Un bouchon monstre empêche les véhicules de circuler à cause de la foule de
clients venue cet après-midi. En anorak et en après-skis, je m’élance vers la voiture de luxe. Il – ou
elle ! – ne va pas s’en sortir comme ça ! M’arrêtant à son niveau, je frappe du poing à sa vitre.
– Hé, vous !
Pas de réponse. La vitre teintée reste obstinément close. Comme si je n’étais pas là. Je cogne plus
fort, en colère. Je n’ai pas eu le temps de voir les dégâts sur mon 4x4 mais j’ai entendu le choc. La
réparation va me coûter une petite fortune ! Je tape jusqu’à faire trembler la fenêtre mais le
propriétaire se contente d’un furieux coup de klaxon. À mon adresse ? À l’intention des conducteurs
devant lui ?
– Ouvrez, s’il vous plaît !
Je ne me démonte pas. Pas mon genre.
– Vous venez d’emboutir ma voiture !
Je m’agite en pointant un index accusateur en direction de mon véhicule. Malheureusement, le
malotru n’a pas l’air décidé à me répondre. Son moteur gronde sous le capot. À mon avis, il attend la
première occasion pour filer sur les chapeaux de roue. Avec mon poing, je tambourine comme si je
voulais casser sa fenêtre. Sans m’arrêter. On verra bien qui aura le dernier mot.
– Ça va pas, espèce de cinglée ?! me balance une voix d’homme au moment où la vitre s’abaisse
enfin. Vous allez péter ma vitre !
La bonne blague !
– Une vitre pour une portière, ça ne vous semble pas équitable ? lancé-je.
D’autant que sa précieuse vitre n’a pas la moindre rayure. Et moi, je me retrouve face à un homme
d’une trentaine d’années aux cheveux châtains mi-longs retenus par un catogan. Ses yeux noisette
étrécis par la rage sont fixés sur moi. Je recule d’un pas, impressionnée. L’inconnu n’est pas très
rassurant avec sa mâchoire taillée à la serpe et son rictus méprisant. Il a l’air… patibulaire. Je
remarque aussi ses doigts crispés sur son volant, les jointures blanchies.
Jack l’Éventreur ? Dexter ?
– Vous comparez votre tas de boue à ma bagnole ? me lance-t-il.
– Vous venez de défoncer la portière de ma voiture, monsieur ! Et en plus, vous prenez la fuite !
Vous avez conscience d’avoir déjà commis deux délits ?
Autour de nous, les têtes se tournent. M. Higgins, le docteur de notre bonne ville, se rapproche
déjà, les sourcils froncés. Et Peter Stewart, l’un des employés du Walmart, semble prêt à intervenir.
Sans parler de toutes les commères qui cessent de papoter devant le supermarché, alertées par les cris.
Vivre dans un petit bourg a aussi ses avantages… et l’homme paraît s’en rendre compte. Il perd un
peu de sa superbe en voyant tous les yeux braqués sur lui.
– Elle n’a rien, votre bagnole !
– Vous voulez vérifier par vous-même ?
– Quoi ? Pas question ! Je suis pressé. Je ne vais pas perdre mon temps avec vos conneries.
– Vous oubliez un petit détail : nous devons dresser un constat et…
– C’est ça. Dans tes rêves.
Et il démarre en trombe, sous mon nez. Comme ça ! Comme si je n’étais pas là ! Appuyée des deux
mains à sa portière, je manque de perdre l’équilibre tandis que la voiture file devant moi. Ses pneus
évitent de justesse mes pieds et le sale type file sur la route, profitant de la fin de l’embouteillage pour
disparaître dans la circulation. Je bats des bras pour rester debout tandis que Peter arrive en courant.
– Tu n’as rien, Mary ?
Moi, non. Mais ma voiture…
***
Sur la route du retour, je maugrée dans ma barbe en conduisant avec prudence. Décidément ! Je ne
suis pas en veine ces derniers temps. Que va-t-il m’arriver ensuite ? Une météorite sur le toit du
chalet ? J’essaie de me calmer grâce à mes méthodes de relaxation. Mantras, respiration, pensée
positive : je ne lésine pas ! Je finis par retrouver mon calme aux abords de la maison. Lorsque
j’aperçois une silhouette devant la porte, en train de m’attendre. Chris ? Non, pas Chris. Pas Chris du
tout.
Harrison.
Il se tient sur le palier, insolemment beau dans un simple jean, des bottes et un anorak noir. Ses
cheveux châtains s’agitent au gré d’une violente bourrasque, dissimulant un instant ses yeux en
amande aux éclats verts. Mon cœur, lui, ne bat plus. M’arrêtant devant la maison, j’hésite à descendre,
transpercée par sa vision. C’est encore plus douloureux que je ne le croyais. Non, je n’étais pas
amoureuse de lui. Mais presque…
Et ce « presque » me bousille la poitrine.
Faute de choix, je descends et récupère mes courses dans le coffre à toute vitesse. Je suis en mode
Speedy Gonzales. Parce qu’il a vu mon véhicule, Harrison s’approche de la rambarde qui ceinture la
terrasse en planches de bois et il longe la façade de la maison. Je n’ose plus jeter le moindre regard
dans sa direction. Mais je sens les ondes brûlantes qui émanent de lui. Elles résonnent dans mon
propre corps.
– Mary, commence-t-il.
Non, non, il n’y pas de « Mary » qui tienne !
Je fonce aveuglément devant moi, me précipitant vers ma porte. Je cours tête baissée, tel un
coureur de fond en pleine épreuve. Et je me cramponne à mes deux gros sacs en kraft plaqués contre
ma poitrine. J’ai un peu l’impression de brandir un bouclier devant moi. Comme si cela me
protégeait de lui, de son regard désemparé.
– Attends, s’il te plaît.
Sa voix grave se brise sur le dernier mot, trahissant sa propre douleur. Qu’espère-t-il au juste ?
Pouvoir justifier le meurtre d’une famille ? Je n’ai pas envie d’écouter les excuses d’un assassin ! Ce
serait comme prêter l’oreille au chauffard de mes parents. Ce serait comme les trahir.
– Va-t’en ! Je n’ai pas envie de te voir.
– Écoute-moi. Rien qu’une minute.
– Non !
Il me suit jusqu’à la porte, ne me lâchant pas une seconde. Il tente même de prendre mes paquets
pour m’aider à les porter. Car je peine à ouvrir la serrure avec mes courses dans les bras. Sauf que je
ne cède pas. Je ne veux plus rien de sa part. D’autant qu’au contact de ses doigts, l’étincelle renaît.
Cette magie, ce lien unique qui vibre entre nous. Mon corps me trahit… puis je recule brutalement.
– Pars ! Tout de suite !
Portant mes paquets d’un seul bras, je déverrouille la porte et l’ouvre d’un coup d’épaule tandis
qu’Harrison recule, le visage défait. Il semble si… bouleversé. Mon cœur pèse une tonne dans ma
poitrine.
– Je dois absolument te parler.
– Tu ne comprends donc pas ? fais-je en entrant sans lui tourner le dos. Je ne veux plus te voir, je
ne veux plus te parler.
Nos regards se croisent, aussi blessés l’un que l’autre. J’ajoute alors, le cœur en miettes :
– Et c’est définitif.
8. Veritaserum
Rassemblant mon courage, je suis l’employé de Serena à travers les couloirs de son vaste chalet.
Grâce à mon intervention, le décor est magnifique. Les guirlandes électriques s’enroulent autour de
la rampe d’escalier, les anges et les boules de gui foisonnent au plafond et un arbre majestueux,
avoisinant les deux mètres, se dresse à l’autre bout du salon. Au-dessus de la cheminée, plusieurs
chaussettes en laine pendent, chargées de confiseries. Mon cœur bat la chamade. Pour la première
fois, je ne me sens pas très à l’aise sous le toit de la vieille dame.
Je franchis le seuil de la bibliothèque où Serena s’est réfugiée. Telle une ombre discrète, mon
guide s’évanouit dans la nature après m’avoir annoncée. Et ma confidente relève la tête, son visage
altier chaussé de fines lunettes à monture métallique. Assise dans un fauteuil à haut dossier, elle
referme son exemplaire de Tess d’Urberville sur ses genoux. Ses longs cheveux retenus en chignon
forment un halo blanc autour de ses traits, accentuant sa dignité naturelle. Surtout, ses yeux bleu
pervenche me transpercent par-dessus ses verres en demi-lune.
– Mary ! Quelle bonne surprise !
La pauvre, si elle savait…
– Bonjour, Serena. Excusez-moi d’être passée chez vous sans m’annoncer, je…
– Pas de ça entre nous, voyons. Vous êtes ici chez vous. Vous savez bien que vous pouvez venir
quand vous le souhaitez.
Super. Maintenant, je me sens carrément nulle.
– Oh, euh… merci…
Pas nulle : minable.
Je m’apprête à blesser l’une de mes plus proches amies en déclinant son invitation au réveillon. À
aucun prix je ne souhaite attrister la vieille dame qui s’est toujours montrée charmante avec la petite
aide à domicile que je suis en dehors de mes cours de médecine. Au fil des mois, j’ai appris à la
considérer comme une confidente… mais elle est aussi la grand-mère d’Harrison. Et je refuse de
prendre le risque de le croiser entre ces murs. Encore moins de jouer un double jeu devant Serena en
faisant mine d’écouter ses récits dithyrambiques sur son héritier.
Comme elle me propose un siège, je m’installe nerveusement en face d’elle, tout au bord d’un
fauteuil crapaud en velours et en bois de rose. Je suis si nerveuse que je pourrais grimper au mur
façon Spiderman. Serena me contemple avec acuité. À croire qu’elle peut lire dans mes pensées.
Mais ce n’est pas possible, hein ?
– Serena, je voulais vous remercier pour votre invitation à Noël.
– C’est normal, ma chère. J’imagine combien Brittany et vous devez vous sentir seules en cette
période de fêtes ! Alors je serai ravie de vous compter parmi nous.
Je me force à sourire, même si elle remue le couteau dans la plaie. Elle n’a pas tort. Ma petite sœur
se fait une véritable fête de réveillonner à une grande tablée, au milieu d’une véritable famille.
Aussitôt, je refoule les images de mon passé, tous ces souvenirs avec mes parents devant la dinde ou
les paquets cadeaux. Je les enferme dans une petite boîte noire, tout au fond de mon esprit.
– Justement, nous ne pourrons pas venir.
Clair. Net. Précis. Et triste.
– Je suis vraiment désolée. J’aurais aimé passer cette soirée avec vous mais… nous… j’ai déjà pris
d’autres engagements, vous comprenez… et…
Je m’enlise. Gravement.
Mon amie hoche la tête, l’air entendu. Ce qui ne manque pas de me désarçonner. On dirait qu’elle
n’est pas surprise. Avec un petit soupir, elle se contente de retirer ses lunettes de lecture et de les poser
sur la table basse, où le roman de Thomas Hardy les rejoint très vite. Puis, tendant la main, elle
allume la petite lampe verte posée sur le meuble. Dehors, des nuages noirs s’amoncellent,
obscurcissant la pièce en plein après-midi.
– C’est à cause d’Harrison, n’est-ce pas ?
OK. Elle est télépathe.
– Je… non, voyons… quelle idée !
– Nous nous connaissons depuis trois ans, Mary. Et votre amitié m’est très précieuse. Ne pensezvous pas que je mérite la vérité ?
Comme je reste silencieuse, empêtrée dans ma gêne, elle se penche vers moi et tapote mon genou.
Elle semble si bienveillante, si maternelle. Malgré tout, mes lèvres demeurent closes, scellées par
l’embarras.
– Harrison m’a un peu parlé de vous. Je sais qu’il vous est très attaché.
– C’est-à-dire que… je préférerais ne pas parler de toute cette histoire.
– Cela tombe bien, je vous demande seulement d’écouter.
Serena me contemple longuement.
– J’ai vu le gros titre de cet horrible journal, moi aussi. Si vous saviez comme ce genre d’article
me met en colère ! s’exclame-t-elle d’une voix tremblante.
Je me garde de répliquer. D’autant que la vieille dame poursuit :
– Il y a toujours quelqu’un pour déterrer le passé et raconter n’importe quoi ! lâche-t-elle avant de
marquer un bref arrêt. Harrison n’a pas tué cette famille.
Je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu.
– Pardon ?
– C’est son frère aîné qui se trouvait au volant de la voiture. Harrison était son passager. Ce soirlà, il a tout fait pour empêcher Jonathan de prendre le volant car celui-ci se trouvait déjà dans un état
d’ébriété avancé. Hélas, son frère ne l’a pas écouté et Harrison a préféré l’accompagner dans l’espoir
de veiller sur lui.
Mon cœur ne bat plus. Pas plus que je ne respire. Dans la bibliothèque, on pourrait entendre une
mouche voler.
– Jonathan a percuté de plein fouet le break de cette malheureuse famille. Il avait 18 huit ans, il
faisait déjà pas mal de bêtises… et il a demandé à son frère de 16 ans de prendre sa place derrière le
volant.
– Quoi ? m’étranglé-je.
– Jonathan savait qu’il finirait en prison si la police l’arrêtait. Alors que son frère, encore mineur,
risquait une sanction moins grave. Sous le choc, face aux cadavres dans la voiture défoncée et à son
frère désespéré, Harrison a accepté. Il n’a pas réfléchi, il a agi au plus vite pour sauver son aîné. Puis
Jonathan a appelé les urgences… et Harrison a été arrêté, jugé, condamné.
Serena me regarde droit dans les yeux.
– Aujourd’hui encore, Harrison paie pour un crime qu’il n’a pas commis. Bien qu’innocent, il est
partout traité en criminel.
Le silence tombe sur la pièce, lourd, opaque. Les lèvres tremblotantes, je n’arrive pas à prononcer
le moindre mot. Envahie par la confusion, j’essaie d’intégrer ces révélations. Harrison n’est pas un
assassin. Pire, il est une victime dans cette histoire, obligé de porter le fardeau d’un autre sur ses
épaules. Mais quel genre de frère peut demander un tel sacrifice à son cadet ? Je me frotte les
paupières, reprenant contact avec la réalité. J’ai l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans
l’estomac.
– Il n’a jamais cherché à rétablir la vérité ?
– Comme il n’y a pas encore prescription pour le crime, il continue à protéger Jonathan. Harrison
est un homme d’honneur : il a donné sa parole de ne jamais révéler la vérité. En fait, il s’est
seulement confié à moi à sa sortie du centre de détention.
Serena s’empare de ma main dans la pièce mangée par la pénombre. Je soutiens son regard
translucide, y lisant son inquiétude, sa colère sourde. Je comprends mieux son attachement à son petitfils. Tous deux sont liés par un lourd secret, une terrible vérité qui explique leur complicité.
– Je suis la seule à être au courant… avec vous, à présent. Mais je sais qu’Harrison ne m’en voudra
pas d’avoir parlé.
– Je vous remercie de votre confiance, Serena. Je vous assure que je ne le trahirai jamais.
– Je le sais, ma chérie. Mais vous ne croyez pas qu’Harrison a assez payé pour le crime d’un
autre ?
***
En sortant du chalet de mon amie, je suis complètement sonnée. Bouleversée, je grimpe dans ma
voiture et je m’apprête à prendre la route de ma maison… quand je freine à l’embranchement au bout
de la propriété. Quelle route dois-je prendre ? À gauche pour rentrer chez moi ? À droite pour aller
chez lui ? Je croise mon reflet dans le rétroviseur. J’ai commis une grave erreur avec Harrison… et
je dois l’assumer. D’un coup de volant, je m’engage dans le sentier de terre qui sinue au cœur de la
forêt.
Objectif : amende honorable.
Quelques minutes plus tard, je me gare au milieu des sapins qui poussent en gros bouquets autour
de la maison de bois et de verre du milliardaire. Je ne suis pas revenue depuis notre rupture. Et je me
souviens de la fameuse nuit où nous sommes devenus amants. La neige artificielle a disparu, laissant
place à un sol dur, couvert d’une fine couche de glace. Retournée, je quitte mon véhicule et me dirige
vers l’entrée. Tant de pensées se bousculent dans ma tête ! La stupeur, le soulagement, l’inquiétude…
Je frappe à la porte, poing levé. Je n’ose pas utiliser sa sonnette. En vérité, j’espère secrètement
qu’il ne va pas m’entendre. Je sais, c’est lâche. D’autant qu’une minute plus tard, j’entends des bruits
de pas grandir dans le couloir. Jusqu’à ce que le battant s’ouvre devant moi…
– Mary ?
Harrison me dévisage à travers l’entrebâillement, ses superbes yeux verts pailletés de brun posés
sur moi. Il ne regarderait pas autrement une grenade dégoupillée. Je remarque tout de suite la petite
barbe de trois jours qui ombre ses mâchoires, lui donnant un air négligé très sexy. Visiblement
surpris, il passe une main dans ses épais cheveux châtains et un peu dépeignés.
– Que viens-tu faire ici ? lance-t-il.
Réticent, il ne lâche pas la porte comme s’il craignait une nouvelle volée de bois vert.
– Je suis venue pour m’excuser.
– De quoi ?
– De t’avoir mal jugé.
Cette fois, la cloison s’ouvre davantage, laissant paraître ses larges épaules tandis qu’il s’appuie
d’une main au chambranle, insolemment séduisant. Il n’a pas l’air vraiment conscient du charisme
qu’il dégage, qui éclabousse l’entrée et me tient en son pouvoir. Je déglutis avec peine :
– J’ai parlé à Serena, tout à l’heure. Elle m’a raconté pour toi et ton frère, elle m’a expliqué ton
sacrifice pour lui éviter la prison et… je voulais te demander pardon.
Un ange passe. Ou une douzaine.
– Quand j’ai lu cet article, j’ai vraiment cru qu’il racontait la vérité. Pourtant, j’aurais dû tiquer en
voyant qu’il était signé Maggie O’Malley !
Un peu piteuse, je souris faiblement. Harrison, lui, me décoche un véritable sourire, lent et sincère.
Lui si secret, si solitaire, semble soudain s’ouvrir un peu. Mais sans doute faudrait-il des semaines,
peut-être des mois, pour apprivoiser un tel homme, rendu sauvage par son passé, sa blessure… et la
réaction des êtres autour de lui. D’ailleurs, je ne me suis pas mieux comportée que les autres en
l’accusant sans chercher à creuser davantage. Car hélas, tous les faits jouaient en sa défaveur.
– Je suis désolée.
– Tu ne pouvais pas savoir, Mary. Personne ne sait, d’ailleurs.
– Et tu n’as jamais eu envie de révéler la vérité ? demandé-je timidement.
– Bien sûr que si !
Il y a soudain une telle fougue dans sa voix que je sursaute. Une étincelle illumine son regard… et
ce n’est qu’un aperçu de l’incendie qui le ravage à l’intérieur depuis des années. On ne ressort pas
indemne d’un tel drame, couronné par deux années d’emprisonnement. Surtout qu’aux yeux des gens,
il reste toujours coupable, même après avoir purgé sa peine. J’entrevois maintenant pourquoi il
demeure sur ses gardes, pourquoi il travaille avec une équipe réduite depuis son penthouse newyorkais.
– C’est pour cette raison que je suis venu te voir, ce matin.
– Tu voulais tout me raconter ?
– Oui, même si je n’étais pas certain que tu me croies. Après tout, je ne dispose d’aucune preuve.
Comme je regrette de ne pas l’avoir écouté, de ne pas lui avoir laissé une chance !
– Je m’en veux.
– Ce n’est pas la peine, Mary. Toi plus que quiconque, tu avais toutes les raisons du monde d’être
scandalisée par cette tragédie. Tes parents sont morts de la même manière que M. et Mme Garrett et
leur fils.
Je botte en touche. Comme chaque fois qu’une personne aborde la disparition de mon père et ma
mère.
– Je me suis beaucoup projetée dans cette histoire, dis-je simplement.
– Je comprends, Mary. Crois-moi.
– Alors tu n’es pas fâché ?
Il secoue la tête, sûr de lui. Et à cet instant précis, je sens à nouveau battre mon cœur sous la couche
de glace où notre rupture l’avait emprisonné. Un poids tombe de mes épaules, lourd comme des ailes
de plomb. Maintenant que nous nous sommes tout dit, nous restons plantés face à face sur le
paillasson, sans oser bouger. Nos regards restent accrochés l’un à l’autre. Notre nuit, nos caresses,
notre ancienne complicité flottent entre nous. Pouvons-nous reprendre le fil de l’histoire où nous
l’avions laissé ? Posés sur moi, ses yeux s’adoucissent. Et je me dresse sur la pointe de pieds… pour
déposer un léger baiser sur sa joue, tout près de ses lèvres.
– Au revoir, Harrison.
Je m’apprête à faire un pas et partir… quand il m’attrape par le coude. Avec une rapidité de fauve,
il me retourne et m’attire contre sa poitrine, m’emprisonnant entre ses bras avant de trouver mes
lèvres. Il me rend mon baiser au centuple, me laissant clouée sur place. Je suis… foudroyée. Nos
langues se caressent, nos goûts se mêlent en une étreinte brûlante, sauvage. C’est comme si un torrent
de lave se déversait dans mes veines. Malgré les températures négatives, je fonds contre son torse et
je m’abandonne entièrement, donnant sans compter.
Rien n’est terminé. Ce n’est que le début, le début de nous.
Quand nous nous séparons, je pose une main tremblante sur ma bouche un peu gonflée, encore
humide. Harrison, lui, a le souffle coupé.
– J’ignore ce que j’éprouve pour toi, Mary. Mais je sais au moins une chose : cette séparation a
failli me rendre fou. Je ne veux pas te perdre.
– Moi non plus, je ne veux pas te perdre.
Ce n’est pas de l’amour. Pas encore. Mais ça y ressemble drôlement… et quand je m’éloigne de
son chalet, je suis prise d’un vertige. J’ai l’impression de me tenir au bord d’un précipice, le cœur
battant la chamade.
***
Au terme de cette longue journée, je dois encore accomplir une ultime tâche : déposer ma voiture
chez le garagiste. Mon aile froissée ne va pas se réparer toute seule… hélas pour mon pauvre portemonnaie ! Sans doute fulminerais-je encore contre le chauffard à l’origine du désastre… si je n’avais
pas Harrison plein la tête ! Difficile de penser à autre chose que lui tandis que je roule vers le garage
de M. Stone. Que va-t-il se passer ensuite ? J’en ai des palpitations. Sur place, j’attends un mécanicien
pour lui confier mes clés… quand j’aperçois une silhouette familière.
Maggie O’Malley. Cette vipère !
Mon sang ne fait qu’un tour. J’avais oublié ce petit détail : le garage se situe face à l’antenne locale
du Daily News, le journal régional où officie cette peste depuis des années. Profitant d’une pause
cigarette, elle souffle une bouffée de nicotine en parlant à deux collègues. Au grand sourire plaqué
sur ses lèvres, je devine le contentement qu’elle éprouve. Elle ne cesse d’ailleurs de parler avec les
mains, d’envoyer sa fumée dans le nez de ses camarades, de rire très fort. Hypnotisée, je traverse la
rue en tripotant mon trousseau sans attendre M. Stone. Bientôt, les éclats de voix de la journaliste me
parviennent. Je rêve ou elle est en train de se vanter ?
– … le directeur de la chaîne m’a téléphoné ce matin. John Wiseman voulait me parler en
personne : il a adoré mon article sur Cooper. Il a trouvé ça « punchy » et « culotté ».
– En tout cas, le journal s’est vendu comme des petits pains ! répond un petit chauve à lunettes.
Maggie lui décoche un sourire suffisant.
– J’ai bien bossé. Et figure-toi que Wiseman cherche une présentatrice pugnace pour sa nouvelle
émission spécialisée dans les scoops !
– Une chaîne régionale ? demande un grand échalas grisonnant.
– Oui, mais ce n’est que le premier échelon. Je veux monter beaucoup plus haut, devenir une
journaliste de premier plan.
Non seulement Maggie salit la réputation d’Harrison… mais en plus, elle est récompensée ? C’est
plus que je ne peux en supporter ! Je me plante dans son dos, les poings sur les hanches dans ma
grosse parka rouge rembourrée. Ses comparses me voient avant elle, qui continue à se pavaner et à
faire de grands moulinets avec les bras. Ses cendres de cigarette se répandent sur les marches du
perron, au-dessus duquel clignote l’enseigne du journal. Un journal ? Tu parles ! Un torchon, oui !
Une « feuille de chou » comme le dirait Serena, en pinçant les lèvres, telle une vraie lady. J’ai presque
de la fumée qui me sort des narines.
– Une journaliste, toi ? Laisse-moi rire ! fais-je, cassante.
Maggie se retourne lentement, un sourcil arqué façon Scarlett O’Hara. Fidèle à son habitude, elle
me prend de haut.
– Tiens, ce ne serait pas la petite Mary ?
Cette façon qu’elle a de m’appeler sans cesse la « petite » !
– Mon article sur Harrison Cooper n’a pas eu le bonheur de te plaire ? Tout ça parce que tu as fait
ami-ami avec lui dans la forêt en coupant ton sapin de Noël ? Mais sors de ta cambrousse, Mary
Ingalls ! Ce type est un meurtrier : il était de mon devoir d’avertir notre communauté.
Je vois rouge. Je dois mobiliser toutes mes ressources zen pour ne pas lui sauter au cou et
l’étrangler. J’essaie d’imaginer le murmure d’une cascade pour m’apaiser… mais cela me donne
juste envie de hurler. De faire pipi, un peu aussi.
– Avertir les gens ? De qui te moques-tu ? Ton article n’est qu’un tissu de mensonges ! Tu as écrit
n’importe quoi sans connaître la vérité.
– Tu crois que je n’ai pas fait de recherches ?
– Ce n’est pas ce que je voulais dire !
Évidemment, elle s’est documentée… sauf qu’elle ne peut pas connaître la vérité ! Personne ne la
connaît ! Et les journalistes contribuent à répandre les mensonges qui détruisent Harrison et que j’ai
moi-même avalés ! Je me sens prise au piège, enfermée dans ce cercle vicieux où Harrison se débat
seul depuis des années.
– Mais tu ne devrais pas remuer le passé juste pour vendre du papier : douze ans se sont écoulés, il
a payé sa dette envers la société. Il ne mérite pas d’être encore montré du doigt après tout ce temps ! Il
a le droit à une vie normale !
– Quel feu ! s’amuse Maggie. Je trouve que tu mets beaucoup de cœur à défendre ce parfait
inconnu.
Je ne m’attendais pas à ce coup-là. Et malheureusement, je rougis. Ce qui n’échappe pas à l’œil de
lynx de Maggie. Moqueuse, elle retrousse les commissures de ses lèvres en un sourire carnassier.
– C’est qu’elle rougit, la petite paysanne !
– Tu peux te moquer de moi autant que tu veux ! Il n’empêche que tu ne connais pas Harrison ! Tu
ne sais pas quel homme il est vraiment !
– Harrison ? rebondit-elle. Tu l’appelles Harrison ?
Oups.
– Pourquoi t’intéresses-tu tant à ce type ? Qu’est-ce que mon article peut bien te faire, Mary ? Je
trouve que tu t’enflammes bien vite.
Je viens de mettre la puce à l’oreille de Maggie O’Malley. Ce qui équivaut à attirer une tête de
missile dans ma direction. Quelle cruche ! Je me mettrais des claques. À la place, je secoue la tête,
furieuse.
– Occupe-toi de tes affaires !
Après un dernier regard noir, je tourne les talons et retourne à l’intérieur du garage où m’attend
M. Stone. Malgré tout, je ne peux m’empêcher de sentir les yeux de la journaliste rivés à moi. Figée
sur le perron, elle continue à m’observer.
Super. L’œil de Sauron est braqué sur moi.
– Tout va bien, Mary ? Si tu t’en fais pour ta voiture, ne t’inquiète pas elle sera réparée dans
quelques jours.
– Non, ce n’est pas le problème. Je suis juste un peu contrariée.
Un peu… beaucoup !
9. Brothers & Sisters
Au courant de la vérité sur Harrison, je comprends mieux son aversion pour les fêtes de fin
d’année et les réunions familiales. Dur, dur d’être chaque année sous le même toit qu’un frère lâche
qui vous a poussé vers la case prison ! Et encore plus dur d’être regardé comme un assassin par vos
proches ! De plus, l’accident qui a fauché la famille Garrett n’a-t-il pas eu lieu un 24 décembre ?
Forte de ces réflexions, je retourne dès le lendemain au chalet de Monsieur Cicatrice-au-menton.
Parce que savoir qu’il n’aime pas Noël, c’est au-dessus de mes forces !
Je ne peux pas laisser faire ça. Je dois réagir. Emmitouflée dans ma ravissante parka verte à
capuche de fourrure, je sonne à la porte d’Harrison. Je compte bien lui transmettre le virus des
guirlandes et des santons. Par chance, je suis hyper contagieuse ! Il ne serait pas le premier que je
convertirais à la magie des fêtes. À moins que toutes mes victimes ne cèdent par épuisement,
terrorisées par la seule fille vêtue d’un chandail à l’effigie du père Noël ?
À creuser.
– Mary ! s’exclame Harrison en m’ouvrant. Je ne t’attendais pas !
Comme il se penche pour me donner un léger baiser, je sens une bouffée de son parfum boisé
m’envelopper. Ça sent bon. Ça sent lui. D’une main, il enserre le haut de mon bras, presque au niveau
de mon épaule. Ses doigts pénètrent ma chair à travers les couches de vêtements et à nouveau, je
ressens cette tension, cette onde d’énergie. J’ai l’impression qu’un courant électrique irrigue mon
corps. D’un simple contact, nos peaux s’appellent, se réclament, aimantées l’une par l’autre.
Nos bouches se frôlent… puis se capturent. La vérité ? Nous sommes incapables de nous contenter
d’un petit bisou ! Une seconde plus tard, il m’embrasse avec fougue – et je le lui rends bien. Les
doigts noués autour de sa nuque, je renverse la tête en arrière tandis qu’il s’approprie mes lèvres.
Quand nous nous séparons, c’est à bout de souffle… et un peu dépassés par la situation. Le pouls
affolé, je m’appuie à l’encadrement de la porte tant mes jambes flageolent.
Waouh ! Ça réveille !
– Tu veux entrer ? me propose Harrison avec son irrésistible sourire gêné.
Il est tellement craquant. En même temps, une étincelle pétille dans ses yeux vert-brun, illuminant
son visage. Comme je m’évente avec une main, il se met à rire. Cet homme aura ma peau, c’est sûr ! Il
est si… sexy ! Rasé de près, il arbore la petite marque bien visible à son menton qui me rend
complètement folle. Et il passe une main dans ses cheveux en bataille, sobre et élégant dans un
pantalon noir et un pull assorti. S’esquivant sur le seuil, il me libère la place.
– Je ne te dérangerai pas longtemps, dis-je en retrouvant l’usage de la parole.
– Tu ne me déranges jamais.
Je souris.
– Je voulais t’inviter à déjeuner ce midi… si tu n’as rien de prévu, ajouté-je précipitamment.
Et s’il pensait que je le harcèle ? Ou que je cherche à tout prix à l’attirer dans mes filets ? Ou que je
suis obsédée par sa personne ? Ou que… que… heureusement, Harrison sourit à son tour.
– Je ne sais pas si tu as remarqué… mais je ne suis pas vraiment la coqueluche de la ville, ces
derniers temps. Je suis libre de tout engagement.
– Oh, Harrison…
– Ne fais pas cette tête, Mary. Je t’assure que j’ai survécu à pire. Et je serai ravi de passer chez toi.
– C’est vrai ? Comme ça, tu pourras rencontrer ma petite sœur ! Elle est en vacances depuis hier
soir.
Harrison s’apprête à répondre quand une silhouette s’encadre devant la porte du chalet. Je sursaute
comme dans les films d’horreur. Ne manque qu’une hache, un rire sardonique et le tableau est
complet ! Plaquant une main sur mon cœur, je recule. Harrison, lui, se place devant moi, comme s’il
cherchait à me protéger. C’est imperceptible – un pas en avant, un léger geste du bras… – mais à
l’évidence, il veut me garder derrière lui. Tout se passe en une seconde.
– Salut, Harry ! Je suis…
L’inconnu s’interrompt. Un grand type baraqué aux cheveux mi-longs rassemblés en un petit
chignon sur la nuque. Malgré leur coût évident, ses vêtements paraissent froissés, presque sales. Ai-je
des hallucinations ou s’agit-il de l’homme qui a embouti ma voiture ?
– Je ne savais pas que tu avais de la compagnie ! s’interrompt-il, goguenard.
C’est à peine s’il n’émet pas un sifflement en me détaillant des pieds à la tête. Je repousse
machinalement une mèche de mes cheveux noirs mi-longs derrière mon oreille.
– Eh ben ! Tu ne t’embêtes pas, mon vieux ! s’exclame-t-il d’une voix de stentor avant de donner
un coup de coude à Harrison. Tu ne me présentes pas à la demoiselle ?
Aucun doute : c’est mon chauffard. Et le regard noir que je lui jette l’arrête sur-le-champ, cassant
son petit numéro. Qui est ce cinglé ? Que fait-il ici ? Pour l’heure, je m’en moque ! Je sens la
moutarde me monter au nez. Un bon kilo de moutarde extra-forte. Ou mieux, du Tabasco ! La colère
pulse dans mes veines.
– Nous nous connaissons déjà, dis-je froidement.
– Oh ! rit le grand brun. Désolé si je ne me rappelle pas ton prénom, alors…
Que… quoi ?! Je rêve où il sous-entend que nous avons couché ensemble, lui et moi ? Cette fois,
mon sang ne fait qu’un tour ! Je dois me retenir tant ma main me démange. Harrison, lui, gronde :
– Arrête ça tout de suite !
Jamais je ne l’avais vu aussi tendu, tous les muscles de son corps transformés en pierre. Il semble
prêt à passer à l’attaque. L’autre homme lève les mains en l’air.
– Chasse gardée, c’est ça ?
Waouh ! Ce type a vraiment l’art de tout salir ! Il part dans un grand éclat de rire qui me donne des
frissons. Harrison tend alors un bras devant moi, comme s’il voulait me garder en arrière, me
préserver. Mais je n’ai besoin de personne pour me défendre – même si son attitude chevaleresque
fait battre mon cœur plus vite.
– Je ne suis pas votre ex-petite amie ! Je suis la fille dont vous avez défoncé la portière sur le
parking du Walmart ! Vous me remettez, maintenant ? Vous vous êtes enfui avant de remplir le
constat…
Le pire ? Le brun n’a pas l’air gêné du tout. Il hausse les épaules et traverse le vestibule, direction
le salon. Se penchant vers la table basse, il prend la bière ouverte mais pas encore entamée d’Harrison
et la vide à moitié en deux gorgées.
– Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, miss !
Puis, sans autre préambule :
– J’ai besoin de fric, Harrison !
Quel comédien ! Un vrai cliché sur pattes ! Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il joue un
rôle, qu’il ne peut pas être vraiment comme ça, que cet homme exagère et force le trait juste pour
provoquer. D’ailleurs, ne nous prend-il pas pour de simples spectateurs de son show, planté au milieu
de la pièce, à occuper tout l’espace ? Il s’est tourné vers Harrison, toujours droit comme un soldat au
garde-à-vous. Des ondes de colère émanent de lui, même si notre intrus ne semble guère s’en
apercevoir. Ne ressent-il pas la terrible vague glacée qui envahit la pièce ? On se croirait au pôle
Nord ! Je me tourne vers Harrison en l’interrogeant du regard, incrédule. Qui est donc cet
énergumène ?
– Mary… je te présente, Jonathan. Mon frère.
Jonathan ? « Le » Jonathan ? Celui qui a sacrifié son petit frère pour sa propre sécurité ? Celui qui
a expédié Harrison en prison par lâcheté ? J’en reste bouche bée, au point d’oublier complètement
mon histoire de 4x4 abîmé. L’autre homme siffle la bière jusqu’au bout avant de la reposer sur la
table, près des piles de papier sur lesquels Harrison travaillait sans doute avant mon interruption – des
codes, des chiffres d’après ce que je peux voir à cette distance. Puis il s’essuie la bouche d’un revers
du bras.
Beurk.
– Alors, Harry ? Tu peux me dépanner de cent billets ?
Jonathan s’approche de lui, la main tendue, comme si sa réponse n’était qu’une formalité. Au fait,
je déteste sa manière de l’appeler « Harry ».
– Non.
– Cinq cents, ça devrait su… quoi ?
– Non, je ne te donnerai pas cinq cents dollars.
Sans peur, Harrison fixe son frère droit dans les yeux. Sur son visage, impossible de lire la
moindre expression. Et sa voix elle-même demeure d’une neutralité absolue. S’agit-il du masque qu’il
porte face à sa famille, à son frère ? Je recule, mal à l’aise. J’aimerais vraiment me trouver ailleurs
mais j’ignore comment m’esquiver sans attirer l’attention. Et je ne veux pas abandonner Harrison
dans un pareil moment.
– Pourquoi ne pas te trouver un emploi, Jon ?
– Alors que tu es milliardaire ?
– Là n’est pas la question.
– Tu ne veux pas me filer cinq cents dollars alors que t’es plein aux as ? Tu t’en fous
complètement ! Ce n’est rien pour toi !
Disparaître. Sous une table ? Sous terre ?
– Tu sais parfaitement pourquoi je refuse, Jon.
– Tu vas encore me balancer une de tes leçons de morale à la con ! Tu veux que je te dise ? Jamais
vu un mec plus radin…
J’écarquille les yeux, choquée, et je me retiens à grand-peine d’intervenir. Mais Harrison n’a guère
besoin de mon aide. Parfaitement calme, il désigne la porte à son frère. J’ignore par quel miracle il
parvient à garder son sang-froid. Les mots de son aîné semblent glisser sur lui sans l’atteindre. Et si
ce n’était qu’une façade ? Je le devine à son regard, à l’éclat qui vient de s’éteindre dans ses yeux.
– Pars, s’il te plaît.
– Comme si j’avais envie de rester !
Deux secondes plus tard, Jonathan passe devant moi. Sans un regard à mon endroit, c’est normal.
Mais pour son petit frère… a-t-il donc la mémoire si courte ? Apparemment, cet homme souffre
d’amnésie ! Quand la porte claque, je rentre la tête dans les épaules. Les tableaux accrochés aux murs
tremblent dans leurs cadres. Harrison, lui, reste de glace. L’habitude, sans doute. Ou autre chose, très
profondément enfoui en lui. Après un long silence, troublé par le vrombissement d’un moteur à
l’extérieur, il se tourne vers moi :
– J’aurais mieux aimé que tu n’assistes pas à ce genre de scènes familiales.
– Je suis désolée.
– Pourquoi ? Ce n’est pas ta faute.
Puis il esquisse un sourire sincère :
– Et cette invitation à déjeuner ? Elle tient toujours ?
***
Finalement, je ramène Harrison à la maison plus tôt que prévu. Gagné par mon enthousiasme
légendaire, il se laisse conduire au chalet à bord de la voiture que Chris m’a prêtée pour la matinée.
Je ne voulais pas l’abandonner après le coup d’éclat de son frère. Durant le trajet, il en profite pour
me reparler de l’accident causé par son frère, me demandant quelques précisions. Je lui raconte
brièvement notre accrochage, en essayant de minimiser. Je ne veux pas lui causer de peine.
– Je voudrais payer pour les dégâts, Mary.
– Non, ce n’est pas ta faute.
– J’insiste.
En lui jetant un coup d’œil, je devine combien c’est important pour lui. Réparer les erreurs de son
aîné. Encore. Je finis par hocher la tête, blessée pour lui et bouleversée par son intégrité. Puis je
décide de lui changer les idées, pour ne pas laisser ses sombres pensées le dévorer. En bon moulin à
paroles, je pépie tout mon saoul. D’ailleurs, ça marche ! Il éclate de rire en écoutant mon CD de
chants de Noël et lors de notre arrivée à la maison, Jonathan est sorti de sa tête… au moins pour un
moment ! Ma sœur nous accueille dans le salon.
– Brittany, je suppose ? sourit Harrison en s’approchant d’elle.
Ma cadette quitte le divan où elle regardait un DVD du concert des One Direction (mais comment je
survis ?) avec un grand sourire.
– Moi, je parie que vous êtes Harrison Cooper ! s’amuse-t-elle avec un aplomb sidérant pour ses
12 ans. Mary n’arrête paaaaas de parler de vous !
– En bien ?
– Je crois qu’elle craque pour vous ! balance-t-elle tout de go.
Je rougis comme une pivoine.
Ça, tu n’auras pas assez de toute ta vie pour le regretter, Brittany Rose Elligson ! Toasts cramés au
petit déjeuner, savonnette au fond de la baignoire, poil à gratter dans ton lit ! Je ne reculerai devant
rien !
Mais pour l’heure, je file dans un coin comme si je n’entendais pas le rire d’Harrison, très amusé
par mon insupportable cadette. Tous les deux sympathisent vite dans mon dos. Les ingrats ! Pendant ce
temps, je rejoins la cuisine. Le savoir aux côtés de mon agaçante sœurette, en train de plaisanter, me
rend nerveuse. J’ai besoin de m’occuper les mains. Et s’ils parlaient de moi ? Oh Mon Dieu ! Pourvu
qu’elle ne lui raconte pas la fois où mon appareil dentaire s’est coincé avec celui de Tim Robertson.
C’était mon premier baiser !
Pour ne plus les entendre, je me mets à chantonner des cantiques de ma délicieuse voix de
casserole. Au salon, je débarrasse la table, couverte de dizaines de décorations que je fabrique moimême en fredonnant. Je les pose avec précaution, comme s’il s’agissait du Graal. Harrison échange
un long regard avec Brittany.
– C’est normal, ça ?
Ma cadette lève les yeux au ciel.
– Ouais. Elle est tout le temps comme ça…
– Mais tout le temps, tout le temps ?
– Vous inquiétez pas ! On finit par s’habituer.
C’est beau, la solidarité familiale.
– Vous feriez mieux de ne pas dire trop de mal de moi, tous les deux, si vous voulez manger ce
midi ! lancé-je entre deux couplets de « Jingle Bells ».
Impériale, je les snobe et m’éloigne vers la cuisine. Ma sœur pouffe de rire. Puis je l’entends
ajouter plus bas :
– De toute manière, elle ne sait pas cuisiner…
***
À croire que ma sœur a des dons de médium (ou simplement du bon sens)… parce qu’un quart
d’heure plus tard, c’est carnage en cuisine. À ma décharge, la présence d’Harrison me met dans tous
mes états ! Je suis si nerveuse que j’en oublie la poêle sur le feu, trop occupée à couper les légumes
en petits morceaux. J’aimerais vraiment lui servir un menu convenable. Sauf qu’une odeur de brûlé
s’élève dans la pièce, accompagnée d’une horrible fumée grise. Adossé au chambranle de la porte,
Monsieur Cicatrice-au-menton essaie de ne pas rire.
Je tourne sur moi-même à la recherche d’un extincteur qui n’existe pas. Bah oui, je n’en ai pas !
Amusé, Harrison s’approche et retire les blancs de dinde carbonisés, et à moitié en flammes, pour les
déposer dans l’évier. Mieux, il ouvre le robinet pour refroidir la poêle. Mon tablier noué autour de la
taille, je le rejoins avec une courgette dans les mains. Et je fais de grands moulinets avec le légume :
– Ce n’était pas du tout censé se passer comme ça !
– Je me doute bien, sourit Harrison.
Il doit se mordre les joues pour ne pas rire.
– Ne te fiche pas de moi. Je ne suis pas un cordon-bleu…
– Sans blague !
Je lui assène une petite tape sur l’épaule. Ce n’est pas joli de se moquer. Ma sœur, elle, rigole
depuis le salon où elle a remis son horrible DVD en marche.
– … mais je t’assure que je suis moins nulle, d’habitude.
– Elle ment ! fait la voix de Brittany depuis l’autre pièce.
– Merci ! réponds-je sur la même fréquence. Merci de m’enfoncer !
Conciliant, Harrison contemple la viande couverte d’une curieuse braise noire avec bienveillance.
– On peut essayer de la récupérer. Si on gratte un peu ici… et là… et encore là… et aussi de ce
côté…
– Ça va, j’ai compris ! Direction la poubelle ! dis-je en joignant le geste à la parole.
Harrison éclate de rire, incapable de se contenir plus longtemps, tandis que mes malheureuses
escalopes disparaissent dans le vide-ordures. Au même moment, un grand bruit s’élève dans l’évier.
Comme si quelqu’un vomissait après une soirée bien arrosée. Puis une odeur ignoble se répand
autour de nous. Je dirais… pourriture, rehaussée d’une note de lait écaillé et de viande avariée.
– Non ! fais-je en comprenant tout de suite. Non, non, non ! Pas ça ! Pas aujourd’hui !
Ce n’est pas possible. J’ai la poisse. Le mauvais œil. La scoumoune.
Encore l’évier qui reflue ! Et pas qu’un peu ! Il est en train de vomir une bouillabaisse
extraterrestre. Les yeux écarquillés, Harrison découvre l’étendue du désastre. Apparemment, il n’avait
encore jamais vu une canalisation possédée par un esprit diabolique. Dire que Chris l’a réparée la
semaine dernière…
– C’est… spectaculaire, note-t-il avec amusement. Mais je peux peut-être essayer de réparer ça ?
As-tu une trousse à outils quelque part ?
Un bras devant la figure pour survivre à la puanteur, je le regarde d’un air soupçonneux. J’ai du
mal à imaginer ce milliardaire, génie de l’informatique, en train de bidouiller la plomberie.
– Tu es sûr ?
Comme il insiste, je m’exécute. Et cinq minutes plus tard, je suis bien obligée de reconnaître mon
erreur. Soit c’est le fils caché de MacGyver, soit il n’y a rien qu’il ne sait pas faire ! Accroupi sous
l’évier, les manches de son pull noir retroussées, il donne un dernier tour de pince plate pour
resserrer l’écrou.
– Je vais aussi jeter un coup d’œil au broyeur, si tu es d’accord. Je pense que tes problèmes de
reflux viennent de là.
– Oh… d’accord.
Je me mords les lèvres, les bras serrés autour de moi à cause des fenêtres grandes ouvertes pour
aérer. Impossible de rester dans cette odeur faisandée.
– Je suis gênée de te demander ces services. Tu étais supposé être mon invité.
– Rien n’empêche de donner un coup de main ! me lance-t-il avec un clin d’œil à faire fondre la
banquise.
– Et en plus, je vais te servir un horrible plat surgelé, me lamenté-je.
C’est le fiasco, le fiasco complet. Je pousse un soupir. Je ne peux pas servir une pizza préchauffée
à Harrison Cooper. Je secoue la tête. Et sur la table de la cuisine, mon ordinateur portable émet un
petit bruit. Ping ! Je soulève discrètement l’écran : je viens de recevoir un e-mail d’avertissement de
la plate-forme de cours en ligne que je fréquente depuis mon entrée à la fac. Un nouveau cours gratuit
est disponible dans la section « médecine ». Derrière moi, Harrison sourit en s’essuyant les mains
dans un torchon. Apparemment, il est aussi venu à bout du broyeur.
Mon héros.
– Tu utilises la plate-forme LOL ? me demande-t-il.
Lessons on line. LOL. Un acronyme facile à retenir pour les enfants, les ados et les étudiants qui
utilisent cet immense site gratuit regroupant tous les programmes scolaires, des forums d’entraide,
des dossiers spéciaux rédigés par d’éminents professeurs…
– Oui. Ça m’a pas mal aidée quand j’étais en première année de médecine. C’était très dur, au
début.
– Alors je suis content.
Je le regarde sans comprendre tandis qu’il repose le torchon sur le dossier d’une des chaises en
bois.
– C’est moi qui ai créé cette plate-forme d’enseignement à distance, sourit-il. Et je suis ravi de
découvrir que tu l’utilises, toi aussi.
J’en reste bouche bée. Puis je me rappelle vaguement quelques coupures de presse, des articles de
journaux qui évoquaient le lancement de cette plate-forme, il y a cinq ou six ans, par le prodige de
l’informatique à l’origine du système d’exploitation intégré dans la plupart de nos ordinateurs. Je
pose sur lui un regard admiratif. Je sais que ce site a changé la vie de milliers d’enfants malades,
hospitalisés ou qui rencontraient des difficultés scolaires.
Un héros, vraiment.
Mais Harrison ne s’attarde pas sur le sujet. À la place, il me décoche une œillade rieuse :
– Je crois qu’on peut oublier notre déjeuner. Et si je t’invitais à dîner ce soir au restaurant ? En
attendant, que dirais-tu que je passe chez le traiteur ? Il n’est qu’à quelques rues d’ici…
M’approchant de lui, je glisse les bras autour de sa taille, le cœur battant. Et je renverse la tête en
arrière pour plonger mes yeux dans les siens :
– J’en dirais que tu n’arrêtes plus de me sauver la mise !
10. Le meilleur de lui
C’est la première fois que je dîne dans un restaurant de luxe. À bord de sa puissante berline noire,
Harrison m’a conduite jusqu’à Missoula, l’une des villes les plus verdoyantes et les plus peuplées du
Montana. Située à presque 1 000 mètres d’altitude et ceinturée de montagnes, c’est elle qui accueille le
campus de ma fac. Mais jamais encore je n’avais franchi la porte d’un de ces établissements hors de
prix. Je me sens comme Cendrillon. Avec des bottes fourrées.
– Tu crois qu’ils servent des écrevisses ? dis-je à son oreille.
Pour moi, c’est le comble du raffinement.
Tandis que nous traversons la salle aux éclairages tamisés et à l’épaisse moquette crème, Harrison
me jette un coup d’œil amusé.
– J’en suis certain.
– Waouh ! fais-je avec un enthousiasme naïf.
Nous suivons un serveur stylé jusqu’à notre table tandis que je brille de mille feux dans ma courte
robe de cocktail à sequins dorés. À col rond et manches courtes, elle laisse seulement paraître mes
jambes, mon meilleur atout. Car ce soir, je suis bien décidée à séduire Harrison. Enfin… pas au point
de renoncer à mes chaussures de yeti.
Hé ! Je suis née dans le Montana quand même…
Mais sous mon mince gilet blanc, je ne me défends pas trop mal. Harrison, lui, est… spectaculaire.
Vêtu d’un smoking noir, avec chemise blanche et nœud papillon, il est à la fois sobre, élégant et
sophistiqué. Je ne peux m’empêcher de penser à James Bond alors que je déambule à son bras,
consciente que toutes les femmes lui jettent des regards curieux ou enamourés. Une grande tige
blonde ose même lui adresser un clin d’œil ! Retenez-moi ou je lui fais avaler ses huîtres par les
trous de nez !
Monsieur Cicatrice-au-menton, outrageusement sexy avec ses cheveux châtains un peu ébouriffés
et ses yeux verts piquetés de brun, ne s’aperçoit de rien. Devançant le serveur, il tire ma chaise devant
moi. Je me sens vraiment comme une princesse, ce soir. Mon gentleman fait ensuite le tour de la table
pour prendre place en face de moi, près du somptueux bouquet de roses blanches qui orne la nappe
damassée. Les verres en cristal, les assiettes en porcelaine… tout respire la classe.
– Oh là là ! fais-je en découvrant la carte, présentée dans une reliure de cuir aux titres dorés à l’or
fin.
– Écrevisses à la troisième ligne, me signale Harrison, complice.
– Et homards gratinés, aussi ! J’ai bien envie de goûter tous les plats…
Pour ma défense, je meurs de faim après une après-midi de révisions pour l’université et une
heure de cruels dilemmes devant la glace : la robe dorée ou la robe rose ? du rouge à lèvres ou du
gloss ? Note pour moi-même : pas de gloss, jamais. Du moins pas si je compte embrasser un homme
sans le transformer en Bozo parfumé à la framboise. J’esquisse un sourire tandis qu’Harrison guide
mon choix, parfaitement à son aise dans ce décor grandiose, sous le lustre en cristal qui ruisselle de
pampilles. Ici, il est dans son élément – mais dans la forêt aussi !
C’est un homme tout-terrain !
Au final, je commande la moitié de la carte, encouragée par Harrison qui semble ravi de me faire
plaisir. Et quand mes écrevisses arrivent, je commence à regretter un peu mon choix. Armée de ma
pince, je me bats contre mon crustacé avec style et élégance.
Comme une guerrière, quoi.
Avec un petit rire, mon compagnon me vient rapidement en aide… et je peux enfin goûter au mets
des dieux. Un pur délice ! Nous sommes très loin du plat que je comptais mitonner ce midi avant de
transformer la cuisine en centre d’entraînement pour une caserne de pompiers – et une succursale des
égouts, pour couronner le tout !
– Tu sais ce qui me plaît le plus, cette année, dans les fêtes ?
– Les cadeaux ? Les décorations ? Le sapin ? Les sucres d’orge ? La musique ?
Je lui envoie un petit coup de pied sous la table alors qu’il se moque gentiment de moi et de mon
enthousiasme.
– Pas du tout. Je vais pouvoir passer le réveillon avec Serena… et toi.
Touché, Harrison repose le verre de sauvignon qu’il tenait à la main. Et un lent sourire étire ses
lèvres – ce beau et profond sourire qu’il ne réserve qu’à moi, venu du fond de son âme. Mon cœur
chavire alors que ses yeux s’adoucissent en se posant sur moi.
– Pourtant, ce ne doit pas être une période facile pour toi, déclare-t-il avec prudence.
– Je… oui, c’est vrai.
Je marque un bref arrêt. Bien sûr, il évoque pudiquement la disparition de mes parents, d’autant
plus douloureuse en ces temps de réjouissances familiales. Ma lèvre inférieure se met à trembloter
jusqu’à ce que je ravale ma salive et me force à sourire. Harrison, lui, me transperce d’un regard
perçant. Comme s’il cherchait à lire dans mes pensées. Comme s’il devinait le chagrin refoulé
derrière la façade trop joyeuse. J’essaie de soutenir son regard… mais finis par baisser les paupières.
– J’essaie juste de ne pas y penser.
Harrison se mord les lèvres, à croire qu’il retient sa réplique.
– Noël doit rester une période festive, surtout pour Brittany ! ajouté-je avec un curieux vibrato
dans la voix.
Il couvre alors ma main de ses doigts tièdes, rassurants. Exerçant une légère pression, il me
transmet… sa force, son assurance. Et j’ai l’impression qu’à nouveau, le sang circule dans mes
veines. Je respire mieux. Voilà. Pas besoin de s’emballer. Encore moins de penser aux mauvais
souvenirs ce soir.
– Je trouve formidable tout ce que tu fais pour ta sœur, Mary.
– Je l’aime.
– Et il semblerait que tu aies un vrai don pour t’occuper des gens, sourit Harrison. Ta sœur, ma
grand-mère…
Je lui rends son sourire, touchée par son compliment, tandis qu’il porte ma main à ses lèvres pour
y poser un léger baiser, fugace et profond.
– Pour toi non plus, les fêtes ne doivent pas être faciles.
Harrison esquisse une petite grimace expressive.
– Disons qu’il ne s’agit pas de ma saison préférée ! Mais je fais un effort pour Serena, quitte à
jouer la comédie de la bonne entente avec toute la famille. Et avec Jonathan.
Il hausse les épaules. De mon côté, je n’ose pas l’interrompre, trop heureuse que cet homme si
secret, si réservé, s’ouvre à moi.
– Nous avons des relations très tendues depuis ma sortie du centre de détention. Déjà avant, nous
nous disputions souvent car Jon a toujours eu une fâcheuse tendance à s’attirer des ennuis. À
l’adolescence, il s’est mis à toucher à la drogue, à partir en vrille… et rien n’est vraiment terminé,
hélas !
– Et vous…
J’hésite, refusant de le presser de questions, de paraître trop curieuse. Mais à ces mots, tout en moi
se révolte.
– Vous avez déjà parlé de l’accident ?
– Non, jamais.
Jamais ?!
– Quelque chose s’est définitivement brisé entre nous. Lorsque je suis retourné à la vie civile, il a
fait comme si de rien n’était, comme si j’étais simplement parti en vacances à l’étranger durant
plusieurs mois. J’ai parfois l’impression qu’il se sent coupable ou qu’il m’en veut ; c’est très confus.
– Et toi ?
– Moi, je…
Il bute sur les mots, se tait une seconde. Mais parce qu’il est plus courageux que moi, il relève la
tête et me regarde droit dans les yeux.
– J’ai appris à vivre en assumant le crime d’un autre, en subissant les regards des gens. C’est
sûrement pour cette raison que je me suis enfermé dans ma bulle, à New York. Je travaille avec
quelques amis, je code depuis mon appartement, je donne très peu d’interviews…
Je le sens réticent, méfiant – pas à mon égard mais envers les autres. Combien d’épreuves a-t-il dû
traverser à cause de son frère ? À sa place, je n’éprouverais que colère et injustice. Mais il semble si
calme, presque résigné. J’ai pourtant la certitude qu’on ne peut pas vivre ainsi. Quel innocent ne
rêverait pas de rétablir la vérité, de laver son honneur ? Mais par sens de l’honneur, pour l’amour
d’un frère qui ne le mérite pas, il continue à se taire. À mon tour, je serre sa main. Et à cet instant, il
n’y a plus que nous dans le restaurant. Là l’un pour l’autre.
Se penchant au-dessus de la table, Harrison ajoute alors à voix basse, à ma seule intention :
– Je crois qu’une partie de moi est restée là-bas. En détention.
– Oh, Harrison…
– Un bout de moi – le meilleur – est resté enfermé dans cette cage, derrière cette porte verrouillée,
dans cette chambre minuscule.
– Non, pas le meilleur ! dis-je avec force.
Car le meilleur morceau de son âme, de son cœur, je le vois devant moi. Dans tout son courage,
dans toute son intégrité. J’aimerais tellement l’aider, arranger la situation avec son aîné.
– Je n’imagine pas la force de caractère qu’il t’a fallu pour t’en sortir.
– Mais justement, on n’en sort jamais vraiment. Un homme qui a perdu la liberté n’est plus jamais
le même.
– Tu es sûrement différent, Harrison. Mais tu es surtout exceptionnel. Tu es l’homme le plus
courageux que j’aie jamais rencontré.
À nouveau, il dépose un baiser au creux de ma main, avant de l’appuyer très fort contre sa joue –
et c’est plus fort, plus intense que n’importe quelle étreinte. J’en ai les larmes aux yeux. D’autant
qu’un instant plus tard, il sort une petite boîte de sa poche – un écrin !
– Je voulais profiter de ce repas pour te donner ceci.
– Harrison, tu n’aurais pas dû ! fais-je d’une voix blanche. Je n’ai rien pour toi…
– Tu es là, Mary. C’est plus que ce dont j’ai besoin.
Déglutissant avec peine, je m’empare de la boîte en velours noir qu’il fait glisser vers moi. Et, non
sans impatience, j’ouvre le couvercle… et pousse un petit cri de surprise.
– Oh ! Oooh !
Un flocon de neige aux délicates branches incrustées de diamants, pendu au bout d’une longue
chaîne d’or blanc. Je me mords les lèvres, subjuguée par la beauté de ce présent. Ce n’est pas un bijou
ordinaire, acheté dans n’importe quelle bijouterie. Ce flocon, ce petit bout d’hiver et de Noël, a été
choisi pour moi et pour moi seule.
– C’est magnifique.
– J’ai pensé que tu voudrais garder ce souvenir de l’hiver avec toi toute l’année, sourit Harrison.
Quittant sa chaise, il sort le somptueux pendentif de son écrin et se place derrière ma chaise pour
l’attacher à mon cou. Soulevant mes cheveux bruns, il clôt le délicat fermoir tandis que je frissonne
au contact de ses doigts. Faites que les vacances d’hiver ne s’arrêtent jamais. Faites qu’il ne reparte
pas à New York. Faites que je ne le perde jamais…
***
À la sortie du restaurant, je ne peux retenir un cri de joie enfantin. Il a neigé ! Il a neigé ! Dire que
je n’ai rien remarqué pendant le dîner. J’étais trop occupée à me noyer dans les yeux d’Harrison, à
boire ses paroles, à frôler ses genoux sous la table, sa main sur la nappe… Moi, la dingue de Noël, je
n’ai rien vu ! Et le petit tapis de poudreuse blanche qui recouvre les alentours m’enchante. Dans son
long manteau de cachemire noir, Harrison éclate de rire, ravi par mon entrain.
Alors qu’il se dirige vers sa voiture, je me précipite vers les amas blancs disséminés aux quatre
coins du parking, situé en recul du restaurant et des habitations. En anorak et robe courte, je n’ai pas
forcément très chaud, les jambes à l’air. Je grelotte, même. Mais je m’en moque, trop excitée par cette
première neige ! N’est-ce pas magique ? Mon pendentif m’a porté chance ! Toute contente, je plonge
mes mains gantées de daim marron dans la poussière diaphane.
On va voir ce qu’Harrison a dans le ventre…
– Tu viens, Mary ? me lance-t-il, debout à côté de la portière ouverte de sa voiture.
Brutalement, je me retourne… et je lui envoie une grosse boule de neige en pleine figure. Bon, il
est très grand ! Si bien que mon projectile éclate sur sa poitrine et le revers de son beau manteau.
Écarquillant les yeux, il ne recule même pas. Il reste droit dans ses bottes, encaissant le coup. Il a les
nerfs solides ! La neige dégouline le long de son vêtement tandis qu’il l’époussette.
– Ah oui ? dit-il, un sourcil arqué.
Pour être honnête, c’est moi qui recule au ton glacé de sa voix. Est-ce que… est-ce que je l’aurais
fâché ? Je me mords la lèvre inférieure.
– C’est comme ça que tu le prends, Mary Elligson ?
Quand il relève la tête… j’aperçois son sourire en coin, moqueur, presque juvénile. Ses yeux
pétillent sous le halo du lampadaire qui éclaire le parking. À nouveau, mon sourire revient… du
moins jusqu’à ce qu’il se jette sur le premier tas de neige à sa portée. Et avant même que je ne puisse
réagir, il m’envoie un véritable boulet de canon… et me touche en plein cœur.
Forcément en plein cœur.
Nos rires se répondent, résonnant sur la place déserte, en marge des rues, dans la nuit froide. Dos à
dos, chacun à un bout du parking, nous préparons nos munitions aussi vite que possible, tels deux
gamins.
– Tu n’aurais pas dû commencer ! me lance Harrison. Tu ne sais pas à qui tu as affaire !
Au roi de la boule de neige, apparemment. Parce qu’une seconde plus tard, je suis criblée de tirs.
Une, deux, trois, quatre boules frappent mon dos, éclatant en poussière à mon contact. Je ris de plus
belle, heureuse, les joues rouges. Et je n’ai guère les mains vides. À mon tour, je vise Harrison. Une
épaule, le ventre puis… je le manque chaque fois. Pourquoi ? Parce qu’il court vers moi ! Lâchant un
cri aigu, je tente de prendre la tangente pour lui échapper.
Je ne donne pas cher de ma peau s’il m’attrape !
Mais pas le temps de m’élancer, de fuir lâchement ! Déjà, ses bras me ceinturent tandis qu’il bondit
sur moi. Je criaille de plus belle, me débattant comme une diablesse. Et ensemble, nous basculons en
avant, sur l’un des tas de neige. La poudreuse amortit notre chute, et Harrison prend garde de rouler
sous moi pour m’épargner. Il me garde dans ses bras, collée contre sa poitrine. Moi, je bats des
jambes, imprimant la marque de mes bottes dans la neige alors qu’il rit comme un môme.
Et puis… autre chose.
Autre chose s’éveille entre nous, comme une étincelle. Je le sens à la manière dont il se raidit sous
mon poids. Je le sens au nœud dans mon ventre, aux battements affolés de mon cœur. Le désir. Le
désir qui renaît, qui nous submerge. Roulant dans la neige, Harrison se place au-dessus de moi. Je ne
sais pas comment c’est arrivé. À quel moment je suis tombée amoureuse. Mais je m’en rends compte
à cet instant précis, alors que ses yeux vert-noisette plongent dans les miens.
Nos visages se rapprochent, à l’instar de nos bouches. Harrison me regarde comme si j’étais…
précieuse, unique. Comme personne ne m’a jamais regardée avant lui. Un petit nuage de buée blanche
s’échappe de ses lèvres. L’air même de la nuit est coupant. Alors pourquoi ai-je si chaud ? Pourquoi
suis-je léchée par des flammes de l’intérieur ? Mon cœur bat si fort qu’il trouble le silence. Je redoute
qu’Harrison ne l’entende.
– On peut dire que j’ai gagné ? chuchote-t-il contre ma bouche.
J’opine du chef, muette, comblée par ma défaite. Et je ferme à demi les paupières tandis qu’il se
penche vers moi, nos corps emmêlés, nos jambes empêtrées ensemble, dans son manteau, dans la
neige. Poitrine contre poitrine, il me couvre entièrement alors que la neige recommence à tomber,
saupoudrant la scène de sa poussière étincelante. C’est… magnifique.
Puis j’oublie tout.
Parce que nos bouches se rejoignent, parce qu’il m’embrasse comme j’en rêve depuis toujours.
D’abord doucement, sur la pointe de la langue. Puis de plus en plus intensément, comme si l’incendie
le gagnait aussi, nous embrasant en une unique torche. Je m’étonne presque de ne pas voir la neige
fondre sous nos deux corps. Nos bouches s’escriment, se dévorent. Nos corps semblent en fusion. Je
ferme les yeux, subjuguée par l’étreinte. Quand soudain, un bruit s’élève dans notre dos.
Sur ses gardes, Harrison s’arrache à moi, se retournant vivement. La magie se brise en une
seconde. Toujours couchée sous lui, je cherche aussi un intrus du regard. L’espace d’une seconde,
j’aurais juré que nous n’étions plus seuls. Mais le parking est désert.
– Je suis désolé, j’ai cru que…, commence Harrison avant de secouer la tête.
Il se redresse le premier et me prend par la main pour m’aider à me relever. Mais il ne me
reconduit pas tout de suite à la voiture. Passant les bras autour de mes hanches, il me plaque contre
son torse et ouvre les pans de son manteau afin de m’y envelopper. Son geste, sa tendresse me
bouleversent. Soudée à lui, je me réchauffe tandis qu’il pose sa joue au sommet de mon crâne. Et nous
restons un instant enlacés sous la neige, dans la nuit, avant qu’il ne me demande :
– Veux-tu rester avec moi cette nuit ?
Puis, très vite, comme s’il avait besoin d’une excuse :
– La route est très longue en pleine nuit jusqu’à West Yellowstone. J’ai pensé que…
– Oui, l’interromps-je.
– J’ai réservé deux chambres à l’hôtel, me précise-t-il aussitôt.
– Deux chambres ? Mais pour quoi faire ?
– Je pensais que… enfin je n’étais pas sûr que tu…
Je le regarde dans les yeux, touchée par son respect envers moi… et son manque d’assurance. À
cet instant, je prends la pleine mesure de sa blessure, des cicatrices laissées par la prison, par son
ostracisme. Cet homme me bouleverse.
– J’ai envie de toi, Harrison. J’ai envie de cette nuit…
Nos lèvres se retrouvent, éperdues. Et je ne sais pas comment nous remontons en voiture,
traversons une partie de la ville et parcourons les couloirs de l’hôtel pour nous retrouver dans la
suite d’Harrison. Je ne reprends conscience qu’au moment où la porte se referme sur nous, sur notre
désir, sur notre attirance électrique. Je n’ai pas le temps de bouger, de reprendre mon souffle.
Monsieur Cicatrice-au-menton me plaque directement contre le battant. M’attrapant par les poignets,
il plaque mes deux mains de chaque côté de ma tête.
Je ne peux pas m’échapper – et je n’en ai aucune envie.
Son corps se colle au mien, brûlant malgré la neige fondue sur nous. Et son regard se brouille
alors que nos visages se rapprochent inexorablement. Mon cœur, lui, tambourine. J’ai l’impression
d’avoir un gong dans la poitrine. Incapable d’attendre, j’entrouvre la bouche, le souffle court, le
pouls affolé. Mais joueur, Harrison s’amuse à éviter mes lèvres, me soumettant à la plus délicieuse
des tortures en déposant un baiser à leur commissure, puis sur ma pommette, ma tempe…
J’en frémis. Un long tremblement me parcourt alors qu’il continue à m’embrasser. Sa bouche
effleure mes paupières, l’une après l’autre. En son pouvoir, je ferme les yeux et son parfum me
monte aux narines, mêlé à l’odeur de la neige, de la nuit glacée, ramenée sur nous du dehors. J’exhale
un nouveau soupir quand il s’amuse à picorer ma bouche, la frôlant pour mieux s’éloigner, la
touchant pour mieux l’ignorer. Mon ventre se noue sous l’effet du désir qui monte.
– Tu es certaine de ne pas préférer ta chambre ? s’amuse Harrison.
– J’hésite encore…, mens-je d’une voix rauque.
Étouffant un rire contre mon oreille, il en profite pour en mordiller le lobe, le tirer délicatement
entre ses dents avant de le gober. Inclinant la tête, je me laisse aller. Je m’offre à sa bouche qui
descend vers ma veine jugulaire, formant un suçon sur ma peau blanche. Son souffle me chatouille,
comme ses courts cheveux châtains alors qu’il enfouit son visage dans mon cou. Toujours épinglée à
la porte, je suis entièrement à sa merci – et j’adore ça ! Quand il relève la tête, je laisse filtrer un
regard plein de promesses de sous une rangée de longs cils noirs.
– Tu sais que tu vas me rendre fou ? susurre-t-il.
Eh ben ! qu’est-ce que je devrais dire…
Enfin nos lèvres se touchent, se prennent, se mordent. Et c’est le détonateur ! À cette seconde, nous
nous jetons l’un sur l’autre comme deux fauves. Depuis nos retrouvailles, nous avons eu le temps de
laisser le désir monter, jusqu’à exploser entre les murs de cette chambre. Tandis que nos langues se
caressent, que sa salive m’envahit, enivrante, un peu alcoolisée, je me décolle de la porte. Et je
repousse Harrison avant de lui arracher son long manteau. Je le saisis par les épaules, je fais glisser
les manches et je le laisse tomber par terre, en une flaque de tissu. En même temps, je balance mes
bottes au loin dans la pièce, dénudant mes jambes.
Harrison me répond, aussi vif, aussi intense. Au milieu de la salle, tout en me dévorant, en
m’embrassant à perdre haleine, il fait glisser le zip de mon anorak avant de m’en libérer. Je l’aide, en
feu sous mes vêtements. La moindre étoffe me semble en trop, me brûle la peau. J’ôte mes bras des
manches et je piétine à moitié la malheureuse parka lorsqu’elle chute sur la moquette. Je suis comme
droguée, accro à mon milliardaire.
M’approchant de lui, je mordille et suçote sa lèvre inférieure. Je la tire, je la prends entre mes
dents… avant de revenir m’approprier sa bouche pour y introduire une langue audacieuse. Avec lui,
je me sens capable de tout. Je serre son cou à deux bras alors qu’il me porte en direction du lit. En
même temps, il envoie balader ses mocassins abîmés par la neige. S’aidant de ses pieds, il balance
une première chaussure, puis une seconde. Dans la chambre, nous semons nos affaires comme le Petit
Poucet.
En proie à la fièvre, j’enfonce mes doigts dans ses cheveux châtains, goûtant à leur douceur
soyeuse. Lui ne peut s’empêcher de sourire, gagné par mon emportement. Nous sommes pris dans la
même tornade. Et soudain, il me fait tomber sur le lit. Se penchant en avant, il me lâche à seulement
quelques centimètres du matelas sur lequel je rebondis… avant de l’entraîner dans ma chute. Hors de
question que je me sépare de lui une seconde. Gardant les bras autour de sa nuque, je le fais chuter à
mes côtés, sur le délicat plaid blanc cassé du palace. Nos rires résonnent, comme sous la neige. Des
rires pleins de désir, de vie, de folie, de passion.
– J’ai tellement envie de toi…, souffle-t-il en me retirant mon gilet.
Il tire sur les manches sans vergogne, sans grand souci pour la pauvre laine. Mais je m’en moque
complètement, trop occupée à picorer ses lèvres, à caresser son torse musclé à travers le tissu de sa
chemise. Mieux, je lui ôte aussi sa veste tandis que nous nous asseyons tous les deux, l’un en face de
l’autre, pour aller plus vite. Nous cédons à l’urgence du désir, de l’envie qui nous tenaille le ventre,
qui nous jette l’un vers l’autre. Mes doigts volettent sur les boutons de sa chemise, les ôtant un par un.
Lui garde ma taille emprisonnée entre ses paumes. Et ses mains montent et descendent vers ma
poitrine, caressant mes courbes à travers le fin tissu de ma robe. Je sens mes seins se gonfler, se
dresser sous ses assauts. Puis il retire sa chemise ouverte et la jette au bout du lit. Je le dévore des
yeux, fascinée par sa beauté. Jamais je n’ai vu un homme aussi séduisant. Il n’est pas humain ! D’une
main tremblante, je caresse ses pectoraux, ses muscles durs et nerveux. Je n’arrive pas à croire qu’il
existe.
Ses pupilles se mettent à briller. Posant mes deux mains sur ses biceps, je caresse ses bras, ses
avant-bras. Puis je reviens vers ses épaules puissantes, athlétiques. Je m’y cramponne au moment où il
m’attire de nouveau à lui en entourant mes hanches d’un bras autoritaire. Il me veut ! Tout de suite ! Je
le lis dans ses yeux. Je me retrouve collée à son torse. Lui m’embrasse, plongeant sa langue en moi,
s’appropriant chaque parcelle de ma bouche. En même temps, sa main trouve le zip de ma robe dans
mon dos… et bientôt, je sens un courant d’air froid.
Aucun vêtement ne fait long feu, entre nous. J’en ai la tête qui tourne, le sang qui pulse à mes
tempes. Je suis comme ivre, et lui comme fou. Abaissant ma robe, il la fait tomber sur mes reins,
libérant ma poitrine… et c’est alors que je le repousse, les deux paumes posées sur son torse. Non, je
n’ai pas perdu la tête ! Enfin, pas complètement ! Harrison me jette un regard d’incompréhension où
brûle l’excitation. Mais je recule de quelques centimètres pour m’extraire moi-même du tissu. Et me
retrouver en sous-vêtements devant lui.
– J’ai une petite surprise pour toi…
Incompréhension, d’abord. Puis… lueur d’intérêt. Et enfin, le désir, le désir à l’état brut.
– Mary…, souffle-t-il, une lueur d’envie dans les yeux.
Il me détaille longuement, me donnant l’impression d’être un bibelot précieux. Car je n’ai pas
enfilé n’importe quels sous-vêtements pour lui – oui, j’espérais bien finir la nuit avec lui ! Et j’ai
donc choisi un ensemble très particulier.
– Ne me dis pas que…
– Eh bien, quoi ? fais-je d’une voix lascive. Tu m’as bien dit que tu n’aimais pas Noël ?
Ses yeux pétillent de malice alors qu’il tend déjà la main vers moi. Mais j’assène sur ses doigts une
légère tape et attends encore un peu.
– Je crois que je vais changer d’avis ! s’amuse-t-il.
– Tu vois ! Je suis prête à tous les sacrifices pour te redonner le goût des fêtes !
– Tous les sacrifices…, répète-t-il, un brin narquois.
J’entends aussi la note de désir dans sa gorge. Et, suave, j’ajoute :
– Eh bien ? Tu n’ouvres pas ton cadeau ?
Car j’ai choisi non pas un soutien-gorge… mais un bustier entièrement lacé ! Avec son large ruban
de velours rouge emberlificoté autour de mes reins et de mon ventre, il forme un paquet cadeau
sophistiqué et, je l’espère, torride. Le nœud se place entre mes seins… de sorte qu’il suffit de tirer
dessus pour ouvrir le paquet – moi, en somme !
– Tu es la jeune femme la plus surprenante que j’aie rencontrée…
Il s’avance vers moi. Ses paumes brûlantes enveloppent mes seins à travers le tissu. Et lentement,
très lentement, il tire sur le nœud. Bientôt, le ruban qui forme le corset se détend, se défait. Harrison a
l’air de savourer chaque seconde de la révélation. Je le vois à ses yeux voilés. Mes deux seins
émergent, mon ventre blanc, mes hanches étroites. Il en a le souffle coupé.
– Tu es tellement belle…
Puis encore plus bas :
– C’est toi que je veux à Noël !
J’éclate d’un rire de gorge tout féminin tandis que sa bouche s’abat sur ma poitrine, prenant la
pointe d’un de mes seins entre ses lèvres. M’allongeant sur le matelas, je me laisse aller et je cambre
instinctivement les reins. Lui s’attarde sur ma poitrine, suçotant un téton en titillant l’autre de sa main.
Butinant l’aréole, il en redessine le tracé à la pointe de sa langue, me donnant des frissons partout. Le
plaisir monte, monte, monte. D’une large paume, il enveloppe l’une des petites perles blanches, la
caresse, la presse. Je me transforme en cire malléable entre ses doigts.
Mmm…
Puis il poursuivit son exploration. Sa langue descend le long de mon ventre, laissant un frais sillon
de salive sur ma chair. J’en tremble presque lorsqu’il souffle dessus. Diabolique, il souffle le chaud et
le froid. Et il glisse deux doigts sous l’élastique de ma culotte rouge, elle aussi… avant de la tirer le
long de mes jambes. Entièrement nue devant lui, je m’offre sans fausse pudeur. Je suis si confiante,
avec lui. Je ne crains pas son regard qui brille, qui me met en valeur, en sécurité.
Alors, sa bouche se pose sur mon sexe, comme s’il l’embrassait. Je me raidis, électrifiée. Sa
langue s’introduit entre mes lèvres, les caressant l’une après l’autre avant de se perdre dans mes
méandres.
– Tu as un goût sucré, souffle-t-il, relevant un instant la tête avant de replonger.
À cette seconde, je perds tous mes repères. Sa langue m’explore, se perdant dans les replis
humides et moites de ma féminité. Et quand il trouve le petit bouton de chair rose, je me liquéfie.
C’est comme s’il stimulait tous mes centres nerveux à partir de ce point unique. Prenant mon clitoris
dans sa bouche, il le suçote, le presse, puis le délaisse avant d’y revenir, encore et encore, en un jeu
qui me rend folle. Bientôt, des spasmes grondent au creux de mon ventre. Je sens les cheveux
d’Harrison caresser l’intérieur de mes cuisses. Je sens sa langue en moi, sa salive qui me mouille.
Et la vague grandit, grandit… jusqu’à m’emporter au sommet de la jouissance. Tout mon corps se
contracte d’un seul coup, jusqu’à la pointe de mes orteils. Tendue comme un arc, j’atteins le septième
ciel tandis qu’une série d’ondes brûlantes, comme des secousses sismiques, résonnent en moi.
Poussant un long gémissement, je ferme les yeux, arc-boutée. Et Harrison ne me lâche pas,
m’emmenant plus loin, toujours loin. Quand j’atterris enfin, je trouve ses yeux brillants qui
m’observent.
– Le plus délicieux des cadeaux, sourit-il.
Je le regarde, les joues rouges, hors d’haleine. Et tout de suite, je tends les bras. Car je ne suis pas
encore rassasiée de lui. J’en veux plus, plus ! Son sourire s’agrandit. Se redressant sur le lit, il ôte sa
ceinture, son pantalon. Il refuse même mon aide pour aller plus vite, saisi par l’urgence. Je l’attends,
nue sur le lit, abandonnée, encore moite de plaisir. Et à en croire ses yeux fiévreux, cette vision
l’embrase tout entier.
– Dépêche-toi ! l’imploré-je.
Admirative, je ne peux m’empêcher de détailler son corps parfait : ses jambes minces et musclées,
son ventre dur et plat, ses hanches étroites d’homme, ses larges épaules, ses bras athlétiques… et son
sexe érigé pour moi. J’avale ma salive avec peine. Et lorsqu’il me rejoint, c’est pour se coller nu
contre moi. Corps à corps. Peau à peau. Il me couvre de son corps musclé, durci par l’envie folle,
viscérale, que nous ne formions plus qu’un. J’écarte spontanément les jambes pour qu’il vienne en
moi, l’appelant de tous mes vœux.
Ouvrant le préservatif récupéré dans la table de chevet, Harrison l’enfile aussi vite que possible,
enivré par mes gémissements de désir. M’asseyant près de lui, je noue les bras autour de sa nuque et
l’embrasse, avide. Pressée, c’est moi qui le pousse puis l’allonge sur le matelas. C’est moi qui me
juche sur ses reins pour le chevaucher. À mon tour de l’emmener au paradis dont je descends tout
juste. Me dressant sur mes genoux, je m’empale sur lui. Je laisse son sexe entrer en moi, me remplir
tout entière, jusqu’au bout.
Harrison pose ses mains sur mes hanches pour me guider, pour m’indiquer le rythme. La tête
renversée dans les oreillers, il me regarde bouger au-dessus de lui. Car je me mets à onduler, le
laissant entrer et sortir en moi. Lui en profite pour caresser mes courbes, mes seins, jouir de mon
corps entier alors que le plaisir se réveille à nouveau au fond de moi. Nos corps bougent en rythme,
de plus en plus vite. À chaque poussée, nous montons plus haut, jusqu’à toucher du doigt le ciel.
Et soudain, je le sens qui cède en moi. Ses doigts se crispent sur ma peau au moment où il sombre,
emporté par le plaisir. Un long râle tombe de ses lèvres alors qu’il continue à me regarder droit dans
les yeux. Alors, à mon tour, je me laisse emporter par la déferlante. Je ne résiste pas, submergée par
la jouissance. Pendant quelques instants, nous ne formons plus qu’un seul être, un seul cœur.
Lui et moi. Moi et lui. Jusqu’au bout de la nuit.
11. Disparue
Où est mon sac ? Où est mon sac à main ? Je cherche fébrilement dans l’entrée de la maison avant
de me rendre à l’évidence : j’ai dû l’oublier dans la voiture d’Harrison après notre nuit à l’hôtel. Et
quelle nuit ! J’en ai encore des palpitations, des papillons dans le ventre. Avec un petit soupir d’extase,
je m’empare du téléphone pour contacter Monsieur Cicatrice-au-menton, dieu du sexe et du sexy. Oui,
il faut en rajouter un au panthéon grec ! Surtout aussi musclé, aussi torride, aussi…
Bref, je m’égare.
Il décroche dès la première sonnerie et je frissonne au seul son de sa voix. Elle me rend toute
chose, faisant renaître en moi une foule de souvenirs brûlants. Après cette soirée, je peine à
redescendre. Harrison, lui, confirme : il a bien retrouvé l’objet de toutes mes convoitises (après lui,
du moins) sous le siège passager de sa berline. Et il promet de me restituer mon sac dans la soirée.
Pour l’heure, il est occupé par une visioconférence avec New York en raison d’un problème avec un
logiciel.
Un génie de l’informatique n’est jamais vraiment en vacances. Surtout quand il pèse des milliards
de dollars. De mon côté, je passe la journée avec ma petite sœur. Même si, au bout d’une heure, je
m’interroge : Brittany est-elle en réalité un agent de police sous couverture ? Parce que je n’ai jamais
été autant bombardée de questions de ma vie. On dirait un interrogatoire ! Ne manquent que les
menottes et la lampe dans les yeux. Ma sœur est plus curieuse que Mme Morrison, la propriétaire du
salon de coiffure, animatrice officielle de « Radio Cancan ».
– Tu n’es pas rentrée de la nuit ! Tu n’es pas rentrée de la nuit ! chantonne-t-elle à tue-tête dans le
salon.
Ne pas l’étrangler. La garder en vie encore quelques années.
– Toi et Harrison, vous l’avez fait !
Ou pas.
– Pitié, Brittany ! Tu as 12 ans, pas 3…
Parce qu’elle adore m’asticoter, elle hausse les épaules pendant que je m’active devant notre
cheminée. Nous sommes le 19 décembre et selon la tradition familiale, il est temps d’accrocher nos
chaussettes en laine devant l’âtre ronflant. Excitée comme une puce, je les suspends aux petits clous
prévus à cet effet. Puis je m’empare des énormes paquets de bonbons achetés pour l’occasion, les
remplissant de toutes sortes de friandises. Dans mon dos, le sapin clignote joyeusement, illuminé de
mille feux. Et Brittany m’adresse une grimace comique.
– C’est fou ce que tu es rabat-joie quand tu es amoureuse !
Je reste pétrifiée. Et tant pis pour la proximité des flammes qui dansent à mes pieds en roussissant
les jambes de mon jean. Je rêve… ou ma petite sœur vient de me faire rougir comme une tomate ?
J’aperçois mon reflet dans la glace, suspendue au-dessus de la cheminée. Non, non… j’ai vraiment la
couleur des fringues du père Noël. Ce qui n’échappe guère au regard sagace de ma petite peste
préférée. Elle rigole bien, lovée dans le canapé pendant que je bafouille.
– Je n’ai… jamais… enfin… je n’ai jamais dit que j’étais amoureuse !
Brittany lève les yeux au ciel.
– Comme si tu avais besoin de parler ! C’est inscrit sur ta figure, Mary : tu clignotes comme le
sapin.
– Quoi, je… ?
Secouée, je me laisse tomber sur le sofa à ses côtés et je m’empare d’un coussin à l’effigie de
Rodolphe, le renne préféré de Santa Claus (j’ai déjà dit que j’étais une maniaque de Noël, peut-être ?).
Je le serre contre moi comme une bouée de sauvetage.
– Ça se voit tant que ça ? demandé-je, un peu incrédule.
Cette fois, ma sœur éclate de rire.
– Comme le nez au milieu de la figure ! Mais lui ? Il t’a déjà dit qu’il t’aimait ?
Elle est trop maligne pour ses 12 ans, cette gamine. Je secoue la tête tandis qu’elle me répond
d’une petite moue réprobatrice. À l’époque du collège, un envoi de SMS, une sortie au ciné et c’est
plié : vous êtes un couple officiel. Pourquoi n’est-ce pas si simple ? Je n’aurais qu’à jeter une boulette
de papier dans les cheveux d’Harrison pour lui clamer mon amour et tout serait réglé ! Je pousse un
gros soupir.
– De toute manière, j’ignore si notre relation est sérieuse ou pas.
– Tu vas encore dire que je n’y connais rien… mais quand il te regarde, il a l’air drôlement
amoureux. À mon avis, il a crushé sur toi.
« Crushé » ?
– Il a eu un coup de foudre, si tu veux ! précise ma sœur, excédée par sa vieille grande sœur de
20 ans.
– Tu crois ? Franchement, je n’en sais rien… Je ne peux pas nier qu’il y a un truc entre nous.
Quelque chose de très fort. Mais il vit à New York et moi dans le Montana. Je sais qu’il repartira
bientôt, après les fêtes.
Que se passera-t-il ensuite ? Je doute qu’il décide d’emménager dans nos montagnes glaciales et
nos paysages grandioses pour coder dans un chalet. Pour ma part, je n’ai guère les moyens de
m’installer à Manhattan. D’ailleurs, le voudrait-il seulement ? Nous nous connaissons seulement
depuis quelques jours – même si j’ai l’impression que nos corps, nos âmes se sont reconnus dès la
première seconde. Comme si nous étions liés, comme si c’était écrit dans les étoiles. Je me mords les
lèvres, entraînée par mes pensées loin de ce salon, loin de ma petite sœur qui me lorgne du coin de
l’œil. J’aime Harrison. Et lui ? Jamais nous n’avons parlé d’avenir ensemble.
– Hé, Mary ! s’exclame Brittany en agitant une main devant mon visage. Tu es encore avec moi ?
– Hein ? Oh, euh… oui.
– Tu pensais à Harrison ?
– Je me demandais comment j’allais pouvoir nous empoisonner à l’heure du déjeuner ! riposté-je
du tac au tac.
Quittant le sofa, je me dirige vers la cuisine afin de couper court à cette conversation beaucoup
trop intime. Je préférerais parler de tout cela avec Chris ! Finalement, je me plante devant le
frigidaire et j’ouvre le compartiment du congélateur.
– Alors pizza… ou pizza ?
***
Durant l’après-midi, ma petite sœur passe le nez collé à son ordinateur pour « chatter » avec ses
copines ou poster des photos de son groupe préféré sur son blog. Ah, les jeunes ! Au lieu de prendre
l’air lors d’une longue balade en forêt.
Ça y est. Je parle comme ma grand-mère.
J’éclate de rire en terminant mes révisions – et en essayant de ne pas songer aux résultats de mes
partiels, début janvier. Vers 16 heures, Brittany quitte sa tanière.
À ma grande surprise, je la vois sortir non pas de sa chambre… mais de celle de nos parents ! Je
manque de m’étrangler. Depuis leur disparition, j’ai conservé cette pièce intacte, sans rien changer,
sans rien toucher. Moi-même, je n’ose jamais y pénétrer, hormis pour astiquer les meubles et chasser
la poussière. Mais je ne m’attarde guère, m’acquittant des corvées ménagères à toute allure, comme si
j’avais le diable aux trousses. Le diable… ou deux fantômes trop aimés ?
– Regarde ce que j’ai trouvé ! me lance Brittany, enthousiaste.
S’approchant de moi, elle brandit un énorme album photos à la reliure de faux cuir brun. Nouveau
choc : il ne s’agit pas de son classeur entièrement consacré à Harry Styles, chanteur à l’origine de
mon urticaire géant. Non, non, non ! D’un simple coup d’œil, je reconnais le gros volume qui
contient nos plus belles photos de famille. C’est maman qui le remplissait soigneusement, année après
année. À travers un flash, je la revois assise en tailleur sur son lit, en train de coller de nouveaux
clichés pendant que papa brûlait un plat en cuisine.
Sauf que… non ! Secouant la tête de toutes mes forces, je repousse ce souvenir au loin, à l’autre
bout de ma galaxie. Depuis deux ans, ma mémoire est cadenassée, fermée à double tour. Je ne veux
plus aborder le sujet du passé. S’asseyant sur le tapis, ma petite sœur pose son trésor sur la table
basse.
– Où as-tu pris cela ? dis-je sèchement.
Étonnée, elle relève la tête avec des yeux ronds.
– C’était dans l’armoire de maman, sous ses pulls.
– Tu as fouillé dans ses affaires ?
Assise à la table de la salle à manger, je suis entourée par mes classeurs et mes polycopiés. Mon
ordinateur portable affiche un écran de veille représentant un paysage enneigé.
– Bah, non… je…
– Va le ranger tout de suite !
Je crie car en vérité je suis terrorisée à l’idée qu’elle n’ouvre la couverture et révèle les visages
rayonnants de mes parents le jour de leur mariage. Il s’agit du premier cliché de l’album, je m’en
souviens. Comme je me rappelle bien d’autres choses, bien d’autres jours, bien d’autres fêtes que je
cherche seulement à enterrer sous des tonnes de non-dits.
– Pourquoi ? me demande Brittany.
– Parce que… parce que tu n’as pas le droit d’entrer dans leur chambre !
Manquant de renverser ma chaise, je me relève brutalement et me précipite vers la table basse pour
attraper l’album. Je m’en empare comme s’il s’agissait d’une bombe à retardement. Ma sœur
demeure bouche bée par mon angoisse palpable sous la colère. Puis à son tour, elle se redresse
lentement, des éclairs dans les yeux. À présent, elle semble aussi furieuse que moi.
– Qu’est-ce qui ne va pas chez toi, Mary ?
– Moi ? fais-je, interloquée.
– Oui, toi ! Pourquoi je n’ai jamais le droit de parler d’eux ? Pourquoi tu as transformé leur
chambre en sanctuaire ? Pourquoi on doit tout le temps faire comme s’ils n’avaient pas existé ? Et
pourquoi tu deviens dingue dès qu’on aborde le sujet de leur mort ?
Je reste sans voix. Elle aussi est à bout de souffle. Une larme roule maintenant sur sa joue, zébrant
sa figure fine, pâle.
– Je… je ne veux pas en parler, c’est tout ! dis-je, les dents serrées. Ça ne sert à rien à part à
rouvrir nos plaies.
– C’était nos parents, Mary ! On doit parler d’eux ! On doit s’en souvenir ! On doit les garder
encore un peu avec nous !
En pleurs, Brittany recule alors que je reste pétrifiée, l’album dans les bras. Elle semble si
secouée ; et je le suis aussi. Ses mots me touchent en plein cœur, me criblant comme des balles. Je sais
qu’elle a raison, j’ai conscience de la blesser par mes silences… mais je ne peux pas, je ne sais pas
faire autrement. C’est plus fort que moi.
– Tu peux jouer la comédie, Mary, et faire comme si tu étais une fille optimiste, enthousiaste et
positive… dans le fond, tu es aussi malheureuse que moi ! Nos parents sont morts, tu entends ?
MORTS ! Et tu auras beau sourire à la terre entière et accrocher dix tonnes de guirlandes dans ton
sapin à la noix, ça n’y changera rien !
Les joues mouillées, la figure rougie, elle me jette un regard chargé de colère.
– Va dans ta chambre, s’il te plaît, dis-je seulement d’une voix blanche.
– Non ! Tu n’es pas maman !
– Je suis responsable de toi…
– Tu parles ! Tu n’es même pas capable de pleurer ! Tu n’es même pas capable de t’occuper de toi !
Tournant les talons, ma petite sœur s’enfuit. Et une seconde plus tard, j’entends la porte de sa
chambre claquer.
***
À 18 h 30, je commence à m’inquiéter. Brittany n’est toujours pas sortie de sa cachette et je me
sens affreusement mal. Bien sûr, ses accusations m’ont blessée… mais a-t-elle tort ? Mes sourires ne
sont qu’une façade, ma bonne humeur, une fuite en avant. Je tourne en rond dans la cuisine devant le
gratin de brocolis au saumon réchauffé. Et si j’allais la voir ? Rassemblant mon courage, je traverse
le corridor et frappe à sa porte. Pas de réponse.
Ça s’annonce bien…
Je récidive et finis par tourner la poignée.
– Brittany ?
Je me retrouve dans une pièce vide. Je hausse les sourcils, surprise, et l’appelle encore. Personne.
Le cœur battant de plus en plus vite, je fais le tour du chalet, ouvrant toutes les portes à la volée – y
compris la chambre de nos parents. Aucune trace de Brittany, nulle part. Je vérifie trois fois dans la
salle de bains, comme si elle avait pu s’endormir dans la baignoire ou se cacher dans l’armoire à
linge !
– Brittany ?
L’angoisse perce dans ma voix. Nerveuse, je sors en pull dans la nuit et fais le tour de la maison en
courant. Laissant la porte grande ouverte derrière moi, j’encercle le chalet en fouillant les environs.
La neige a tout recouvert : aucune trace de pas ! Pas de petite sœur dans les parages ! En proie à une
panique croissante, je traverse l’allée en courant et tambourine à la porte de Chris. Toutes les
lumières sont éteintes chez mon meilleur ami, absent pour la soirée. Ne m’a-t-il pas expliqué qu’il
sortait avec une charmante touriste italienne rencontrée durant l’une de ses visites guidées ?
– BRITTANY !
Mon cri transperce les ténèbres. À cette heure, la nuit est déjà tombée sur les montagnes,
transformant la forêt en une rangée de silhouettes squelettiques et sinistres. Je dois me rendre à
l’évidence : Brittany a disparu. Je tourne sur moi-même sans songer à rentrer quand les deux phares
d’une voiture m’illuminent. Une BMW noire remonte le chemin de terre jusqu’à la maison. Un
homme en jaillit une seconde plus tard :
– Mary ? Que se passe-t-il ?
Harrison, Harrison… au secours !
Parce qu’il a entendu mon cri de détresse, il se précipite vers moi, mon sac dans une main. J’avais
complètement oublié qu’il devait me le rapporter. D’ailleurs, je ne m’en saisis pas, courant à sa
rencontre pour m’agripper des deux mains aux pans de sa chemise. Pourquoi ai-je soudain
l’impression qu’il est le seul à pouvoir m’aider ? Lui lâche ma besace et referme ses mains sur mes
bras.
– Mary ?
Je perçois l’angoisse dans sa voix, l’éclat inquiet dans ses yeux, ses lèvres légèrement retroussées,
prêtes à mordre.
– C’est Brittany. Elle a disparu. Je… je n’arrive plus à la trouver. Elle n’est pas à la maison, ni dans
les bois. Nous nous sommes disputées. Et maintenant, elle…
– Calme-toi.
Sa voix posée m’apaise instantanément, tout comme ses mains serrées autour de mes bras. Il me
soutient, m’évitant de flancher. Plongeant ses yeux dans les miens, il me force à soutenir son regard.
J’y puise le courage nécessaire pour me calmer, rassembler mes idées. Maintenant qu’il est là, les
choses vont s’arranger. Forcément.
– Ta sœur ne peut pas être bien loin. C’est une petite ville où tout le monde connaît tout le monde.
Nous allons vite la retrouver.
Cinq minutes plus tard, Harrison a pris la situation en main avec une efficacité digne de… de lui.
Soudain, l’implacable businessman apparaît derrière l’homme blessé, solitaire et discret qui m’a
touchée en plein cœur. Et cette facette de lui me rassure malgré mon ventre noué et la peur qui
m’étreint. Assis devant la table de la cuisine, nous passons plusieurs coups de fil. Bien sûr, le portable
de Brittany sonne dans sa chambre, oublié sur son lit. Harrison me propose de contacter toutes ses
copines.
– Madame Peters ? Mary Elligson à l’appareil. Je me demandais si ma sœur n’était pas chez
vous…
Et toujours la même réponse, de Mme Peters, de M. Martinez, de Mme Brown :
– Non, Brittany n’est pas là. Je suis vraiment désolée. Pourquoi ? Vous avez des ennuis, Mary ?
Après un ultime appel à Anna, la meilleure amie de ma cadette, je désespère. Raccrochant le
combiné, je tourne des yeux éperdus vers Harrison, toujours calme. Des ondes paisibles émanent de
lui, assainissant l’atmosphère tendue de la pièce. Et il parvient à m’imposer son sang-froid.
– Personne ne l’a vue, dis-je, toute pâle.
– Cela ne signifie pas qu’elle est en danger pour autant, tempère-t-il en posant une main rassurante
sur la mienne.
– Il est 19 h 30 ! Et elle n’est toujours pas rentrée…
Se tournant vers la fenêtre, Harrison laisse errer son regard à l’extérieur, sur la ligne lointaine et
acérée des montagnes, plongées dans les ténèbres nocturnes. Puis, il se tourne à nouveau vers moi :
– Je crois qu’il est temps d’appeler le shérif.
***
Une battue s’organise en moins d’une heure. Au milieu de toute cette agitation, je me trouve
plongée dans un état second. Comme si ce n’était pas réel. En fait, je m’attends presque à voir Brittany
surgir de sa chambre, son affreux classeur des One D (pour les intimes) à la main. Remarquant mes
yeux perdus dans le vide, Harrison enveloppe mes épaules d’un bras protecteur. Il ne m’a pas quittée
une seconde pendant que le shérif Williams m’interrogeait.
– Brittany ne doit pas être bien loin ! nous a assuré le vieil homme de sa grosse voix bourrue. Ne
t’en fais pas, Mary.
Toute la ville nous connaît et les hommes du shérif se mobilisent rapidement dans le but de
ramener ma sœur sous son toit. Deux adjoints se chargent d’interroger les habitants en ville, dans
l’espoir de glaner une information. Pendant ce temps, Williams et son équipe balisent la forêt
avoisinante.
– Elle s’est peut-être perdue dans les bois. J’ai déjà vu de braves gars nés ici se paumer dans nos
forêts en pleine nuit !
Je ne sais pas si cette idée doit me rassurer ou m’épouvanter. Je n’arrête plus d’imaginer ma petite
sœur, la cheville brisée au fond d’une ornière, à la merci des couguars et d’autres animaux sauvages.
Refusant de rester les bras ballants, je me mêle à la battue. Avec l’accord du shérif, Harrison et moi
quadrillons la partie sud du terrain, armés de torches électriques. Et dans la forêt glacée par l’hiver,
nous marchons d’abord en silence. Seul un nuage de buée blanche s’échappe de nos bouches.
J’ai peur. Je crève de trouille.
Le faisceau de nos lampes glisse devant nous, illuminant les troncs immobiles. D’ordinaire
accueillante, la forêt de mon enfance ressemble soudain à un décor de cauchemar avec ses branches
tordues et ses chausse-trapes invisibles. Le sol glacé, couvert d’une grosse couche de neige, craque
sous nos bottes.
– Merci d’être venu.
– Je veux retrouver ta sœur autant que toi, Mary. Je ne partirai pas avant de la savoir en sécurité,
me répond-il simplement.
Lui aussi semble très inquiet, ce qui me touche profondément. Mais peu à peu, je me transforme en
pelote de nerfs. Au cœur de cette nature sauvage et hostile, ma tension grimpe en flèche. Où est
Brittany ? Où est Brittany ? Mon cœur scande ces mots alors que le vent s’infiltre sous ma parka,
enfilée à la va-vite. Je frissonne. Et, soudain, j’explose :
– Et si elle avait eu un accident ? Si un fou l’avait enlevée ? Si je ne la revoyais jamais ?
Les larmes me montent aux yeux, ces larmes que je peine tant à verser pour mes proches. Non pas
parce que je ne les aime pas… mais, au contraire, parce que je les aime trop. Si le barrage cède, je
redoute d’être noyée, ensevelie par un océan. Or je sens la digue se fissurer de toutes parts.
– C’est ma faute si elle est partie de la maison ! J’ai refusé de parler de nos parents. Je lui ai même
crié dessus parce qu’elle voulait regarder un vieil album photos. Mais quelle sœur agit ainsi ?
– Une sœur qui souffre, répond très doucement Harrison.
Nous nous arrêtons au milieu d’une clairière déserte, face à face.
– Je me sens tellement coupable ! Je refuse toujours de parler de la disparition de papa et maman,
même deux ans après. J’ai encore trop mal. Et j’ai si peur de craquer devant elle et de ne plus réussir
à me relever. Elle n’a plus que moi. Je dois être forte pour elle, pour nous deux, tout le temps !
– Vous avez juste besoin de pleurer vos parents, Mary. Ensemble.
J’opine du chef. Mais au moment où je m’apprête à essuyer les larmes qui coulent sur mes joues,
Harrison les efface avec ses pouces.
– Tu as le droit d’être malheureuse. Tu as le droit de te sentir mal.
– Mais je ne veux pas !
– Personne ne veut ! sourit-il. Seulement, tu ne pourras jamais te relever si tu n’acceptes pas de
tomber.
Me prenant dans ses bras, il me presse alors contre son torse et étouffe ma réponse contre son
épaisse parka noire. Je déteste être vue dans cet état. Et j’enfouis ma tête dans son anorak, consciente
qu’il me maintient la tête hors de l’eau. Sous le poids de mon chagrin, il est plus solide qu’un roc.
Mais après avoir respiré un bon coup, je m’écarte de lui.
– On repart ? fais-je, la voix tremblante.
Harrison m’emboîte le pas. Pendant une heure, nous fouillons les moindres recoins de la forêt
sans débusquer le plus petit indice. Et nous rentrons bredouilles au chalet. En route, j’ai l’espoir
secret que mon téléphone sonne pour m’annoncer le retour de ma petite sœur. Mais rien. À notre
arrivée, je n’aperçois personne devant la porte de la maison. Par contre, je repère un détail étonnant.
Arrivés par le sud, Harrison et moi passons devant le chalet de mon meilleur ami avant de regagner
mon domicile. Or une fenêtre est restée ouverte chez lui. Par ce froid !
– Bizarre…
M’approchant de l’ouverture, je repère la petite lampe allumée près du canapé, à l’autre bout du
salon. Harrison se penche à son tour. Et de l’index, il me désigne une paire de pieds qui dépasse du
canapé. Des bottes rouges. Comme celles de ma sœur. N’écoutant que mon cœur, j’entre à l’intérieur
grâce à Harrison qui me fait la courte échelle.
– Brittany ?
Eh oui ! C’est bien elle, roulée en boule sous un plaid et assoupie, les yeux encore bouffis de
larmes. Sans doute s’est-elle réfugiée chez Chris après notre dispute. Et à l’évidence, elle ignore que
tant de gens la cherchent et s’inquiètent de son sort. Elle semble tombée des nues quand je la réveille
en la secouant par l’épaule, sous le regard bienveillant d’Harrison, resté en recul.
– Si tu savais comme tu m’as fait peur ! m’écrié-je, en larmes.
Elle n’a pas le temps de respirer que je la serre contre moi à lui briser les os. Elle est là, bien
vivante ! Que pourrais-je demander de plus pour Noël ? N’est-elle pas ma seule famille ? Je l’étreins
comme si nous avions été séparées des années alors que ma pauvre sœur n’y comprend rien.
– Je te rappelle qu’on est fâchées ! marmonne-t-elle.
Mais face à mon visage défait, elle n’a pas le cœur de me repousser. D’autant plus que je me
répands en excuses, folle de soulagement :
– Pardonne-moi. Je me suis comportée comme la dernière des idiotes. On va le regarder
ensemble, cet album, je te le jure.
– C’est vrai ?
– Évidemment ! Mais à une condition : ne me refais plus jamais une peur pareille !
12. Mauvais endroit, mauvais moment
C’est moi… ou il fait chaud ? Pour une fois, pas à cause de Monsieur Cicatrice-au-menton. Hélas,
Harrison n’est même pas dans les parages. J’ai juste… affreusement chaud. Tirant sur un bout de mon
pull, je le soulève pour amener un petit peu d’air. Je ne me sens pas dans mon assiette. Sûrement la
disparition de Brittany, que je n’arrive pas encore à digérer ! Après un tel choc, impossible de
dormir. D’autant que j’étais vraiment gênée d’avoir mobilisé toutes ces forces de police pour rien –
même si le shérif Williams s’est montré très compréhensif.
– Mary ?
Je passe une main sur mon front. À moins que le chauffage ne soit détraqué dans le salon ? Peutêtre les domestiques de Serena ont-ils réglé les appareils au maximum par erreur… j’ai l’impression
de baigner dans un sauna. Et je n’ai qu’une envie : courir me rouler toute nue dans la neige.
– Mary ? Vous m’écoutez ?
Je sursaute, étonnée. Arrachée à ma rêverie légèrement comateuse, je relève la tête vers mon amie.
Assise dans un fauteuil en face de moi, la vieille dame me dévisage avec inquiétude. Soumise aux
rayons X de ses yeux bleu transparent, je me rabougris et rentre la tête dans les épaules.
– Excusez-moi, Serena. J’ai la tête ailleurs aujourd’hui.
– Vous pensez encore à Brittany ? Plus de peur que de mal, heureusement.
Je lui souris avant d’agiter le gros carnet et le stylo que je tiens à la main, prête à noter toutes nos
idées. Car elle et moi sommes en plein « Christmas brainstorming ». D’ailleurs, je suis en train de
gagner Serena à ma cause : elle aussi devient totalement accro aux fêtes. Ne m’a-t-elle pas demandé
de passer à son domicile pour que nous réfléchissions ensemble au parfait menu de réveillon ? Bien
entendu, impossible de résister à pareille invitation. Et depuis une demi-heure, notre conversation
tourne autour des marrons glacés, du foie gras, du saumon en croûte, des dindes farcies…
Gloups. J’ai comme une petite envie de vomir.
Tous ces plats savoureux me mettraient d’ordinaire l’eau à la bouche mais pour le moment, je suis
étranglée par la nausée. Sans parler des murs qui tournent autour de moi, dansant un boogie-woogie
endiablé. Je n’ai pourtant pas ingéré la moindre goutte d’alcool… mais j’ai l’impression d’être sur le
pont d’un navire.
Ne manque que l’iceberg.
– Pour le dessert, vous avez parlé d’une bûche aux…
Je hoquette, retenant un haut-le-cœur.
– … au champagne ? complété-je. C’est très original !
De petites gouttes de sueur ruissellent dans mon dos, collant la laine à mes omoplates. Je me
tortille dans mon jean tandis que les yeux de Serena s’étrécissent, pareils à ceux d’un chat aux aguets.
Levant le poing, j’en profite pour étouffer une petite quinte de toux.
– Vous m’aviez aussi parlé d’une bûche aux fruits exotiques, je me trompe ? Et que diriez-vous
de… d’un… ?
Ma toux éclate à nouveau, prenant des proportions incontrôlables. La poitrine agitée de
soubresauts, je plaque une main devant ma bouche pour ne pas incommoder mon amie. J’imite le
bruit d’un vieux moteur en train de tourner à vide. Serena, elle, fronce les sourcils. Dans une
somptueuse veste kimono en cachemire blanc, elle croise les bras sur sa poitrine, l’air déterminé.
– Vous avez attrapé froid, Mary ! Vous n’êtes pas sérieuse, voyons, vous auriez dû rester au lit et ne
pas venir !
– Mais non, je me sens parfaitement bien…
… pour un mort-vivant.
– Vous avez l’air épuisée, ma pauvre enfant. Harrison m’a raconté qu’il vous a trouvée hier soir
courant en petit pull autour de votre chalet. Pas étonnant que vous ayez attrapé un méchant virus !
– Je ne suis jamais malade, vous le savez bien. J’ai une santé de cheval.
Serena lève les yeux au ciel avec agacement. Puis, après avoir sonné un de ses employés :
– Vous êtes irrécupérable ! Eh bien même si vous refusez de l’admettre, je vais m’occuper de vous
aujourd’hui.
– C’est moi qui suis censée vous aider ! protesté-je aussitôt.
– Pas question. Pour une fois, c’est moi qui vais jouer les gardes-malades. De toute manière, vous
ne tenez plus debout !
Car au moment où j’essaie de me relever, le sol se met à tanguer sous mes pieds. Prise de vertige,
j’ai presque le mal de mer. Je me raccroche au dossier de ma chaise, pas très vaillante. Même si, par
fierté, je refuse de l’admettre. Surtout, je ne veux pas gêner mon amie et répandre mes microbes sous
son toit.
– Vous allez vous coucher tout de suite dans une de mes chambres, Mary Elligson !
– Non, je… je ferais mieux de rentrer chez moi. Pour le réveillon…
– Oubliez ce fichu repas !
Curieusement, la vieille dame semble ravie au moment où elle quitte son fauteuil avec entrain. Je
jurerais que mon brusque accès de fièvre l’enthousiasme. Non pas qu’elle soit sadique ! Elle paraît
juste heureuse d’avoir trouvé un prétexte pour me retenir entre ses murs. Ce qui me tire un petit
sourire.
– Hors de question que vous rentriez chez vous dans cet état. Qui s’occuperait de vous ?
– Euh… moi.
– Vous plaisantez ? Pour une fois, vous allez vous laisser dorloter. Et je ne veux plus entendre un
mot !
***
Une journée entière au lit ! Je crois que ça ne m’était pas arrivé depuis… depuis… jamais !
Allongée au milieu d’une myriade d’oreillers, un épais plaid en laine sur les genoux, je me sens
comme un coq en pâte. Et pourtant, je ne suis pas brillante ! Entourée de mouchoirs, je passe mon
temps à renifler, à cracher mes poumons et à lutter contre des accès de nausée dignes du Fléau de
Stephen King. Une bonne grippe, d’après le docteur Higgins, venu à la demande de Serena.
Additionnée d’un début d’angine.
Deux virus pour le prix d’un : joyeux Noël, Mary !
En début d’après-midi, Serena me tient compagnie. Il faut dire que j’ai « comaté » toute la matinée
après avoir téléphoné à la maison pour prévenir Brittany de mon absence. J’ai également averti Chris
afin qu’il garde un œil sur elle. Certes, elle n’est plus une petite fille… mais il me faudra du temps
avant d’oublier ma peur bleue de la veille. Sur la table de chevet repose un bol de bouillon auquel je
n’ai pas touché. Un employé a aussi déposé une pile de magazines au pied du lit, pour m’occuper.
– Vous devriez manger un peu, me gronde mon amie.
Puis, comme toujours, elle me parle de… son petit-fils adoré. Ce n’est pas moi qui risque de
l’interrompre ! Je bois ses paroles. On dirait la réunion d’un fan-club. Et tandis que j’ouvre de grands
yeux, Serena ébauche un sourire amusé.
– Vous tenez à lui, n’est-ce pas ?
– Moi… si… ?
La rougeur qui me monte aux joues est sans doute éloquente. Même si, de parfaite mauvaise foi, je
m’empresse de la mettre sur le dos de ma vilaine fièvre. Je m’évente avec une de mes mains, fébrile.
– Je ne sais pas ce qui m’arrive, tout à coup. Ce doit être le virus.
– Un bien méchant virus qui vous frappe.
Serena n’a pas l’air dupe avec son œil qui frise et son sourire en coin… qui me rappelle son petitfils. Car elle sait parfaitement qu’une nouvelle forme de grippe mutante m’a attaquée : la souche
Harrison Cooper. Une maladie incurable qui s’en prend à vos nerfs avant de vous prendre votre cœur.
Une maladie dont je suis l’heureuse et consentante victime. Refusant de faire durer mon supplice plus
longtemps, la vieille dame change de sujet par égard pour mes joues en flammes.
– Je suis heureuse pour Harrison, vous savez. Personne ne mérite plus le bonheur que mon garçon.
Par contre, je suis toujours aussi inquiète pour son frère, ajoute-t-elle dans un soupir.
Je songe aussitôt à Jonathan : sa fuite lors de notre accident de voiture, ses exigences financières
auprès de son cadet. Je n’arrive pas à croire qu’Harrison et lui soient frères. Et pourtant !
– À 31 ans, Jon n’a toujours pas trouvé d’emploi stable. Il mène une vie bancale, bohème… et
compte sur mon argent ou celui de son frère pour éponger ses dettes de jeu ou régler ses notes
d’hôtels.
Elle semble si déçue, si dépitée que je regrette de ne pas pouvoir la consoler. Je déteste voir les
gens souffrir, et d’autant plus les gens que j’aime !
– Il peut encore changer…
– Je l’espère. Je sais qu’au fond de lui, il n’a jamais digéré cette histoire d’accident, il se sent
toujours coupable vis-à-vis d’Harrison… ce qui le rend très agressif. Son petit frère est l’image
vivante de sa lâcheté, de ses remords. Et…
Elle s’interrompt brutalement.
– Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela. Je vous ennuie avec ces vieilles histoires de
famille.
Puis, se levant avec un sourire qui me réchauffe le cœur, elle ajoute :
– C’est sans doute parce que j’ai l’impression que vous faites déjà partie des nôtres…
Et sur ces mots énigmatiques, elle sort de la chambre en laissant derrière elle un peu de son
parfum. J’y réfléchis quelques instants, le cœur battant… avant de sombrer comme une pierre dans un
profond sommeil.
Quand je rouvre les yeux, une heure s’est écoulée ! Je suis en train de me transformer en
marmotte. Surtout, j’aperçois une haute silhouette sur le seuil de ma chambre.
– Je ne voulais pas te déranger ! s’excuse Harrison en passant une main embarrassée sur sa nuque.
Mais tu es tellement jolie quand tu dors… je n’ai pas pu résister à l’envie de t’admirer.
Jolie ? Avec mon gros nez rouge et mes yeux vitreux ? Pauvre homme ! J’ignorais qu’il était
myope…
– Ma grand-mère m’a prévenu que tu étais malade et clouée au lit.
– Ce n’est rien mais… non ! Ne t’approche pas !
Je braque les bras devant ma figure tandis qu’il vient vers moi sans la moindre hésitation.
– Je suis très contagieuse, dis-je, alarmée.
Mais il s’empare délicatement de mes poignets pour écarter mes mains et dévoiler mon visage…
avant de déposer un long et doux baiser sur mes lèvres. L’espace d’un instant, c’est comme si mon
mal de gorge disparaissait, comme si les courbatures s’envolaient. Puis il se relève en caressant ma
joue de son pouce.
– Rien au monde ne pourrait m’empêcher de t’embrasser.
– Même une éruption de furoncles géants ?
– Non.
– Même pas la peste ?
– Non ! rit-il. Même pas la peste ou le choléra ! Mais où vas-tu chercher des trucs pareils ?
Amusé par mes idées folles, il s’assoit finalement sur le bord du lit. Abandonnés sur la couette, les
magazines apportés par l’un des employés glissent vers lui. Les ramassant, il les repose près du
journal régional… avant de se figer. Son expression change d’un seul coup. Il semble soudain… très
contrarié. Puis, avec un sourire forcé, il s’empare de l’édition du matin et la plie.
– Il y a un problème, Harrison ?
– Non, pas du tout.
Il ment très bien, je dois l’admettre. Mais j’aperçois un minuscule pli au bord de ses lèvres qui le
trahit. Surtout, il se raccroche à son bout de papier sans le lâcher. Ma tension grimpe en flèche, me
donnant un coup de fouet. Et avant qu’il ne recule, je m’empare du journal. Je bondis sur les feuilles
recyclées et déploie la une. Déjà, je redoute le pire, un autre article au vitriol de Maggie O’Malley.
Et… bingo !
– Mais c’est… nous ?!
Si je m’attendais à ça ! Je reste bouche bée devant la photo qui s’étale sur la première page du
Daily News.
« Un nouvel amour pour l’assassin »
Harrison et moi. En train de nous embrasser. Sous la neige. À Missoula. Ou plus précisément, à la
sortie du restaurant. Sur le cliché, nous sommes couverts de poudreuse. Et nous avons l’air…
amoureux, très amoureux. Mon cœur de midinette fond. Puis je me ressaisis :
– D’où sort cette photo ?
Le visage fermé et l’air franchement contrarié, Harrison me reprend le journal des mains.
– Je n’en ai pas la moindre idée. Apparemment, nous avons été suivis ce soir-là, sans doute par un
photographe du journal.
– Mais je ne suis pas connue. Cette photo n’a aucun intérêt.
– Au contraire !
Se massant l’arête du nez, Harrison ferme une seconde les paupières, gérant le torrent d’émotions
qui semble s’agiter en lui. Des ombres passent sur sa figure, trahissant l’inquiétude, la colère, le
dégoût, et encore la colère, qui semble tout dominer. Car même si je n’ai pas eu l’occasion de lire
l’article, je ne peux ignorer qui l’a signé. Maggie O’Malley. Comme la dernière fois. Quand cessera-
t-elle de s’acharner sur Harrison, dont elle ne connaît rien ?
Se levant d’un bond, il quitte le lit pour tourner comme un lion en cage. Il fait les cent pas dans la
vaste chambre où je me repose. Des ondes de fureur émanent de lui, faisant vibrer l’atmosphère. Je le
suis des yeux avec inquiétude. Je peine à imaginer ce qu’il peut ressentir. En raison de sa réussite, sa
vie est en permanence fouillée, exposée et jetée en pâture à des journalistes comme cette vipère
rousse. Son honneur et sa dignité à jamais entachés par un crime qu’il n’a pas commis, il n’a aucun
moyen de se défendre. Et soudain, il se tourne vers moi :
– Pardonne-moi, Mary. C’est entièrement ma faute si tu te retrouves entraînée dans cette histoire
sordide.
– Quoi ? Tu n’es pas responsable des agissements de Maggie ! m’insurgé-je.
– Tu ne comprends donc pas ?
Il passe une main sur son front. Et je réalise tout à coup qu’il ne s’inquiète pas une seule seconde
pour lui… mais pour moi ! Bouleversée, je l’écoute continuer :
– Je savais qu’en m’approchant trop de toi, je risquais de te faire du tort. Et j’avais raison : mon
passé est en train de rejaillir sur toi.
– Je m’en moque !
– Tu ne te rends pas compte. Je ne veux pas que des gens empoisonnent ton existence ou te traînent
dans la boue parce que tu sors avec un… un meurtrier !
Cette fois, je me redresse sur mes genoux et j’avance sur le lit jusqu’à l’atteindre. Tendant les bras,
je l’attrape par les revers de sa veste et l’attire à moi. Lui se tient debout au pied du lit. Et beaucoup
plus petite, je suis obligée de lever les yeux vers sa figure pour capter son regard. Il semble si torturé.
– Tu n’es pas un meurtrier. Tu es un homme bon, tu es un homme d’honneur. Je me moque de ce
que les autres peuvent penser.
– Je veux te protéger de moi, Mary !
– Je ne veux pas être protégée ! Et surtout pas de toi !
De toi, je veux seulement être aimée.
Hélas, les mots restent bloqués dans ma gorge, encore prématurés. Même si, en cet instant, je sens
une nouvelle barrière tomber entre nous.
– Je suis fière d’être vue et photographiée à ton bras. Si je le pouvais, je crierais à la terre entière
que je sors avec Harrison Cooper.
Il sourit faiblement.
– Et puis, tu ne te rends pas compte ! ajouté-je, malicieuse. C’est la première fois que je me
retrouve à la une d’un journal. Je vais prendre la grosse tête.
Il éclate de rire et le malaise se dissipe enfin. Je n’ai plus qu’à me blottir contre lui, dans ses bras,
la tête enfouie dans sa veste… en priant pour ne pas éternuer et tout salir !
***
Couchée en chien de fusil, je m’entortille dans les draps de flanelle. En fin d’après-midi, mon état
de santé s’est dégradé. Outre les nausées, la fièvre et la toux… j’ai maintenant la tête prise dans un
étau. Charmant. J’ai l’impression qu’une fanfare, soutenue par une escouade de pom-pom girls, joue
ses plus grands tubes sous mon crâne. Vidée de mon énergie, j’écrase ma tête sous un oreiller dans
l’espoir d’arrêter le massacre. Résultat ? Je n’ai pas pu rentrer chez moi à la nuit tombée. Impossible
de tenir sur mes jambes flageolantes. Avec sa gentillesse habituelle, Serena m’a proposé de passer la
nuit sous son toit.
– Comme cela, vous ne risquerez pas de contaminer Brittany.
– Mais…
– Il n’y a pas de « mais ». Votre ami Chris est passé pour apporter vos affaires de nuit et il a
promis de garder la petite. Tout est organisé. Je vous retiens en otage, faites-vous une raison !
Amusée par son clin d’œil et pas vraiment en état de me battre, je me suis laissé convaincre sans
trop de résistance. D’autant qu’Harrison a lui aussi proposé de rester cette nuit sous le toit de sa
grand-mère. Officiellement, il veut passer du temps en famille. Officieusement, je crois qu’il
s’inquiète pour moi. Enfin, j’espère ! Si bien que je ne peux m’empêcher de tirer des plans sur la
comète. Nous nous sommes beaucoup rapprochés ces derniers jours. Mais il reste toujours la
question de l’avenir, en suspens.
Je pousse un soupir… avant de m’abîmer dans une grosse quinte de toux. Je m’en décroche
presque les lobes des poumons. Que ça fait mal ! Cerise sur le cupcake : je suis percluse de
courbatures ! À grand-peine, je m’allonge sur le dos et j’essaie de retrouver une respiration
régulière. Dur, dur !
Je n’arrive pas à dormir. Quand soudain…
– Qu’est-ce… ?
Je me redresse dans mon lit, aux aguets. J’ai cru entendre quelque chose, comme un bruit bizarre
dans une pièce voisine. À moins que ce ne soit un effet secondaire de la maladie ? Je ne suis pas très
fraîche avec mon nez écarlate qui a doublé de volume et mes yeux larmoyants. J’essaie de tendre
l’oreille, inquiète. Et à nouveau, le plancher grince. Puis j’entends des tiroirs qui s’ouvrent. Cela
provient du vaste dressing de Serena.
La vieille dame a-t-elle un problème ? Je quitte mon lit, mue par un étrange pressentiment. Comme
je grelotte de froid, j’enfile mon énorme gilet à l’effigie du père Noël par-dessus mon pyjama. Puis
je me faufile dans le corridor en priant très fort. Pourvu que je ne croise pas Harrison, pourvu que je
ne croise pas Harrison. Le pauvre ! Il risquerait l’infarctus. Je l’imagine déjà fuyant le chalet, les
cheveux tout blancs, en hurlant de terreur. Parce qu'aucun sentiment ne peut résister à ce genre de
visions !
– Y a quelqu’un ? appelé-je à voix basse.
Plus je me rapproche du dressing, plus les bruits augmentent. Mon pouls s’accélère. À en croire
les sons étouffés, quelqu’un est en train de mettre à sac la pièce ! Portes ouvertes, cintres qu’on
déplace sur la tringle, objets qu’on jette sur la moquette. Un mince rai de lumière filtre sous la porte.
Figée sur le seuil, je la pousse doucement et…
Un voleur. Un voleur en train de piller le coffre à bijoux de Serena.
Statufiée, je découvre un homme de haute stature, en jean et sous-pull noir, avec une cagoule sur la
tête, en train d’empocher les somptueux colliers de la vieille dame. De ses doigts gantés, il rafle un
maximum de pierres précieuses dans le petit meuble éventré. Ce ne sont pas ses plus belles pièces,
placées à la banque ou dans un coffre blindé muni d’un code. Mais il s’agit de jolies parures qui
valent quand même des centaines de dollars chacune.
–…
Sous le choc, je n’arrive pas à crier pour appeler à l’aide. Et d’un seul coup, le cambrioleur se
retourne. Je croise alors son regard noisette, vaguement familier. J’ai déjà vu ces yeux quelque part.
– Jonathan ?
C’est sorti tout seul. Et le voleur tressaille. Mais oui ! C’est bien lui ! Je ne sais pas pourquoi, mais
ma peur reflue un peu. Sans doute parce qu’il n’est plus un inconnu masqué. Je pénètre dans le
dressing où une bombe semble avoir explosé.
– Mais qu’est-ce que vous faites ? dis-je, incrédule.
Bon, je vois bien ce qu’il fait. Mais c’est tellement… dingue !
– Ferme-la ! siffle-t-il entre ses dents.
Avant que je n’aie le temps de réagir, il bondit sur moi et me repousse violemment contre le mur.
Projetée en arrière, je me cogne méchamment les épaules et lâche un gémissement. Lui tente déjà de
s’échapper, de courir vers la porte mais… je ne le laisse pas faire. Me redressant, je me jette sur lui et
l’attrape par la taille. Non ! Il ne partira pas avec les bijoux de mon amie ! Une brève bagarre s’ensuit.
Dans un état second, je l’observe comme une spectatrice… alors même que je lutte bec et ongles.
– Lâche-moi, salope !
– C’est vous ! Je sais que c’est vous !
– Espèce de cinglée !
Il tente de se dégager mais je m’attaque à sa capuche et l’arrache, griffant au passage sa joue sur
toute la longueur. En retour, il m’administre une violente bourrade dans les côtes. Trop tard ! Je viens
de voir sa figure ! Et en trébuchant, je me retiens à ses épaules. C’est à cet instant qu’il panique
complètement. Je le devine à son expression, à la lueur un peu folle qui danse dans ses yeux.
Et je ne le vois pas venir. Je sens juste quelque chose de froid et métallique dans mon corps.
Qu’est-ce que… ? Je reste immobile tandis que Jonathan recule brutalement. Il a un couteau à la main.
Un couteau à la lame rougie. Lentement, je me penche en avant et je découvre une tache rouge en train
de se former sur mon pull, au niveau de mon flanc. Bizarrement, je ne ressens la douleur qu’à ce
moment précis. Une douleur fulgurante.
J’ai… j’ai été poignardée ?
Dans un silence de mort, je tombe lourdement par terre. Mes genoux s’enfoncent dans la moquette
tandis que je pose les mains sur ma blessure, pour la comprimer. Jonathan, lui, me jette un dernier
regard. Et m’abandonnant dans la pièce, il s’enfuit en courant avec son butin.
13. Merci, père Noël !
Tombée à genoux sur la moquette, je tiens ma blessure à deux mains. La tache rouge perce à
travers le tissu de mon pyjama, sous la grosse laine de mon gilet. Un frisson me secoue l’échine. Il
fait froid tout à coup, comme si ma fièvre était tombée. Sentant la douleur irradier dans mon flanc, je
presse la plaie de toutes mes forces. Dans le couloir, une cavalcade retentit, les marches de l’escalier
tremblent – sans doute Jonathan qui s’enfuit. Et dans mon cerveau embrouillé, la même phrase revient
en boucle :
J’ai été poignardée par le frère d’Harrison !
Non, je dois dormir, c’est forcément un rêve !
Un rêve qui craint, alors…
Une seconde plus tard, j’entends le bruit d’une porte qui claque, une autre qui s’ouvre. Dans le
chalet de Serena, c’est le branle-bas de combat. Je halète, chaque inspiration me fait mal. Je n’ose plus
jeter le moindre coup d’œil à ma blessure. J’ai trop peur de voir mes boyaux à l’air ! Et bientôt, la
lumière s’allume dans le corridor, des bruits de pas résonnent. Seule dans le dressing, je relève la
tête, mes cheveux bruns en pétard autour de mon visage blême, et j’aperçois la haute silhouette
d’Harrison sur le seuil. Il y a comme un flottement et…
– Mary !
Le cri du cœur. Il a vu le sang. Il a vu la tache entre mes doigts. Figé, il semble à la limite de perdre
son légendaire sang-froid. Moi, je lui souris faiblement. J’ai connu des jours meilleurs, j’avoue. Puis
je pointe l’index en direction du couloir :
– Jonathan…
Ma voix vacille, tremblote telle la flamme d’une bougie sous le vent. Me raclant la gorge, je répète
plus fort :
– Jonathan… par là…
Sauf qu’Harrison ne s’élance pas à l’assaut de mon agresseur. À la place, il se précipite vers moi,
fondant sur ma pauvre forme recroquevillée dans un coin. À moitié tombée dans les belles robes de
soirée de Serena, j’ai la tête perdue au milieu des ourlets soyeux et les jambes repliées sous les fesses.
Surtout, je reste penchée en avant, côté blessure. Harrison s’agenouille près de moi.
– Laisse-moi voir.
– Non… ton frère…
– Mary ! Il n’y a qu’une seule urgence : toi !
Surprise par le ton autoritaire de sa voix, j’ouvre de grands yeux tandis qu’il pose ses mains très
douces sur les miennes. Son visage à quelques centimètres du mien, je distingue nettement ses
mâchoires serrées, ses pupilles dilatées. Mon cœur se met à battre très vite malgré la douleur. Je crois
qu’il tient à moi. Je le sens à ses doigts qui tremblent lorsqu’il écarte les miens pour constater
l’étendue des dégâts. Je ne peux quitter ses yeux vert-noisette où danse une lueur angoissée. Serait-il
possible que lui aussi… ?
Aïe !
Un violent pincement dans ma chair me rappelle le coup de couteau reçu. Ça fait mal ! Je me
mords les lèvres, retenant un gémissement au moment où une seconde forme apparaît à l’entrée du
dressing. Serena en personne. Dans son luxueux peignoir blanc, la vieille dame s’immobilise en jetant
un regard incrédule à la scène. Elle me voit, moi, par terre, avec du sang sur mon gilet. Et Harrison,
accroupi, qui cherche à l’ouvrir fébrilement pour m’aider.
– Seigneur !
Son cri terrifié résonne jusqu’au plafond, où les néons illuminent crûment la pièce. Un authentique
cri de panique, viscéral.
– Oh mon Dieu ! répète-t-elle en plaquant les deux mains sur sa bouche, les yeux écarquillés par
cette vision de cauchemar.
À cet instant, Harrison se détourne de moi pour lui jeter un regard acéré, impatient. De mon côté,
je sens un courant d’air s’inviter sous le col de mon pyjama rose. Hélas, le tissu colle à la petite
flaque d’hémoglobine. Ma blessure me lance, comme si mon cœur y pulsait. Où est Jonathan ? Tout
s’embrouille dans ma tête.
– Appelle une ambulance ! lance Harrison à sa grand-mère.
Son calme est presque contagieux. Serena hésite, prise entre deux feux, entre son désir de me
secourir et sa terreur. Puis elle finit par hocher la tête alors qu’Harrison insiste sans la quitter de son
regard assuré, pénétrant. Il sait ce qu’il fait. Or il ne peut rien arriver d’irréparable tant qu’il est là.
J’en ai la certitude.
Les dents serrées, je continue à me raccrocher à l’une de ses mains. Je m’y cramponne pendant
qu’il comprime ma blessure de ses doigts libres, jouant le rôle de garrot pour endiguer l’hémorragie.
Doucement, il colle son front au mien dans le silence. Nez contre nez, je sens son parfum, sa chaleur,
son aura. Et malgré la souffrance, je suis emportée dans une bulle, à l’abri, comme si j’avais trouvé
mon refuge.
Nous ne bougeons pas. Et nous sommes encore dans cette position lorsque les sirènes retentissent
dans le lointain.
***
Vingt minutes plus tard, je suis assise sur la planche d’auscultation du docteur Higgins.
Transportée dans la clinique de West Yellowstone, je soulève d’une main le haut de mon pyjama rose
pour qu’il accède à ma blessure. Le vieux docteur est penché au-dessus de mon flanc, occupé à
recoudre ma plaie désinfectée. Je me sens un peu ridicule, pieds nus et en vêtements de nuits. Un peu,
beaucoup, énormément… Par chance, la méchante morsure de l’aiguille me distrait de la honte. Pas le
temps de penser à ma moumoute en folie ou à mon nez rouge de Bozo. Je renifle bruyamment tandis
que le fil resserre les lèvres de ma blessure.
Ouille, ouille, ouille !
Harrison est là, lui aussi, resté à ma demande. Comprendre : je me suis cramponnée à sa main sans
vouloir la lâcher. Et à aucun moment il ne s’est dérobé. Il m’a même portée sur la table
d’auscultation, quitte à prendre la place du brancardier. À présent, il m’observe depuis l’autre bout de
la salle, en retrait pour ne pas gêner. Comme moi, il n’a guère eu le temps de s’habiller. Sauf que je
ressemble à une serpillière quand lui paraît si… élégant. Certes, il a toujours son pantalon de pyjama
noir, mais il a aussi enfilé un manteau de cachemire et ses chaussures en cuir sombre. Impeccable
malgré tout.
– Tu as eu de la chance dans ton malheur, Mary ! s’exclame le docteur, en redressant les lunettes
métalliques en demi-lune qui glissent sur son nez.
Le docteur coupe le bout du fil.
Ouf ! c’est fini !
Je pousse un soupir de soulagement lorsqu’il pose ses ciseaux et ses instruments dans un haricot
stérilisé.
– Non seulement ton agresseur n’a pas touché tes poumons ni aucun organe, mais sa lame n’a pas
pénétré profondément ta chair.
– Parce que je bougeais trop ?
Je me suis débattue comme une lionne, face à lui. Avec le recul, je me demande quelle mouche m’a
piquée. J’aurais pu être plus gravement blessée à jouer les héroïnes. Mais voir Jonathan s’enfuir avec
les bijoux de Serena était au-dessus de mes forces. Enfin, plus de peur que de mal. À mon étonnement,
le docteur Higgins s’empare de mon gros gilet à l’effigie du père Noël et le déploie devant lui.
– Et voilà ton gilet pare-balles !
– Mon… quoi ?
Le médecin éclate de rire.
– C’est grâce à ton chandail si la lame n’est pas entrée dans tes tissus. Le couteau a été arrêté par
l’épaisseur de la laine.
Que… quoi ?
Ce malheureux gilet dont Brittany, Chris et tout le monde à West Yellowstone (du moins tous les
habitants de moins de 80 ans) se moque depuis des lustres m’a sauvé la vie ? J’en reste interdite. Je
m’empare du chandail avec respect, non sans poser un regard attendri sur la tête de Santa Claus.
Merci, petit papa Noël !
Harrison, lui, s’évertue à ne pas rire, tout comme le docteur Higgins, soudain très concentré sur la
pose du pansement.
– Vous pouvez vous moquer, tous les deux ! C’est le père Noël qui m’a sauvée !
Bon, d’accord, dis comme ça, c’est un peu bizarre…
Au terme de la petite intervention, Harrison me rejoint et s’empare de ma main pour la porter à ses
lèvres avant de m’aider à quitter mon perchoir. Je rougis, touchée. Dans le mille. En plein cœur. Le
docteur Higgins, lui, fait le tour de son bureau pour rédiger mon ordonnance : pommade cicatrisante,
compresses, antidouleurs… Il m’énumère les médicaments à récupérer à la pharmacie de la clinique
pendant que je m’assois avec difficulté sur la chaise en face de lui, soutenue par Harrison. Pas facile
de bouger avec des points de suture. Ça pique et ça tire.
– Je voudrais te garder en observation cette nuit, Mary.
– Quoi ? Je ne peux pas rentrer chez moi ?
– Il serait préférable de surveiller l’évolution de ta blessure jusqu’à demain matin.
– Le docteur a raison, intervient Harrison.
Deux contre un ? Je ne fais pas le poids.
– C’est plus prudent, conclut Monsieur Cicatrice-au-menton.
Bien entendu, le médecin abonde dans son sens, ravi de ce soutien inattendu – car à West
Yellowstone, chacun connaît mon entêtement. Je finis par hausser les épaules, magnanime. En vérité,
mes paupières se ferment toutes seules. Je suis épuisée… mais je ne l’avouerais pour rien au monde.
Au contraire, je joue les bravaches.
– Si vous y tenez vraiment…
Parce qu’il voit clair dans mon jeu, Harrison cache un demi-sourire derrière son poing. Quant au
docteur, il fait semblant de croire que je suis en pleine forme, par affection pour moi. N’est-ce pas lui
qui m’a mis au monde, ainsi que ma petite sœur Brittany, au sein de cette clinique ? Emmenée par une
infirmière, je téléphone d’abord à Chris pour lui confier ma petite sœur et le rassurer, au cas où des
bruits circuleraient déjà en ville. Tout se sait si vite, ici ! Puis je me retrouve dans l’une des chambres
de l’hôpital, munie d’un petit lit simple. J’emporte avec moi le baiser déposé par Harrison sur mon
front, en guise d’adieu. Adossée à l’oreiller, je sens encore la marque de ses lèvres.
Je ne suis pas amoureuse. Je suis follement amoureuse.
Il me manque, même s’il a promis de revenir demain matin, à la première heure. Je voudrais ses
bras, sa voix, son torse contre lequel m’appuyer.
« Raide dingue » serait plus approprié.
À cette heure tardive, toutes les lumières sont éteintes à l’exception d’une lampe au bout du
couloir, sur le bureau des infirmières. Très secouée par ma mésaventure, je fixe le plafond avec
intensité. Où est Jonathan à cette heure ? A-t-il réussi à s’enfuir ? Dans la panique du moment,
Harrison et moi n’avons guère abordé le sujet. Mes pensées s’envolent vers Serena, sans doute
bouleversée par le cambriolage de son petit-fils. À force de cogiter, je n’arrive pas à trouver le
sommeil. Et tiraillée par les points de suture, j’ignore comment me coucher et je m’agite. La porte
s’ouvre soudain sans un bruit. Je me redresse sur un coude malgré un vif élancement au côté.
Et si c’était Jonathan ? S’il était revenu pour me tuer ? Non, non, je ne suis pas dans un épisode
d’Esprits criminels. J’ouvre néanmoins des yeux comme des soucoupes en priant pour que Serena ou
Harrison (ou n’importe qui, d’ailleurs) ait prévenu la police. Dans le feu de l’action, personne n’y a
songé tout à l’heure. Une silhouette s’encadre sur le seuil tandis que je psychote à fond.
– Harrison ?! fais-je, interdite.
Himself.
Avec des yeux de chouette, je le regarde se faufiler dans ma chambre. Dans la pénombre, il pose
un doigt sur ses lèvres, m’incitant au silence. Chuuut… Il referme le battant en jetant un dernier coup
d’œil dans le couloir. Personne en vue. Il s’adosse finalement à la porte et ses yeux étincellent dans le
noir.
– Qu’est-ce que tu fais là ? dis-je tout bas.
– Je ne voulais pas te laisser seule.
– Et les infirmières… ?
– Une formalité ! sourit-il en venant vers mon lit. Je peux être très discret, tu sais. Et il était hors de
question que je t’abandonne cette nuit.
Mon cœur ne bat plus dans ma poitrine – du tout. Je contemple le magnifique visage d’Harrison,
dont les traits émergent de la pénombre, fins et réguliers, renforcés par sa mâchoire virile. Lui pose
une main sur ma joue avant d’enfouir ses doigts dans mes cheveux.
– Je suis là pour toi, Mary. Je veux que tu le saches.
Sa paume tiède se pose sur ma nuque alors que nos lèvres se joignent en un baiser lent, intense,
profond – comme mes sentiments pour lui. Nos bouches se caressent, ne se détachant qu’à regret. Et
Harrison s’allonge à côté de moi, dans le petit lit conçu pour un unique malade. Malgré sa carrure
athlétique, il se fait tout petit. Je me pousse un peu sur le côté mais il me retient en passant un bras
autour de mes épaules. Je n’ai plus qu’à poser ma tête sur son torse, à l’endroit précis où son cœur
pulse.
Pour moi ? Si seulement…
Je ferme les paupières, le laissant caresser mes cheveux. Je sens son souffle sur moi, il soulève les
petites mèches brunes en bataille dans mon cou. Alanguie par sa chaleur, par son étreinte rassurante,
je sens le sommeil m’envahir. Et je sombre avec le sentiment d’être exactement à ma place sur cette
terre.
***
Aucune complication pendant la nuit, si l’on excepte la disparition d’Harrison au petit matin, qui
m’avait caché ses capacités de prestidigitateur. Un vrai courant d’air, cet informaticien ! Il pourra
toujours se convertir à Las Vegas s’il arrête les logiciels et les systèmes d’exploitation. Imprévisible,
il réapparaît à l’heure officielle des visites avec un petit sac rempli d’effets personnels à mon
intention.
– Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
– On se le demande ! sourit-il avec un clin d’œil malicieux.
– Je suis sérieuse, fais-je en posant une main sur la sienne. Je voudrais te remercier pour cette nuit.
Tu as été formidable.
– C’était bien la moindre des choses. C’est mon frère qui t’a blessée, Mary. Il aurait pu te tuer si…
Ne terminant pas sa phrase, il détourne la tête, comme s’il ne parvenait pas à continuer. Combien
de temps encore réparera-t-il les erreurs de son frère ? Combien de temps passera-t-il derrière lui, à
endosser des responsabilités qui ne lui incombent pas ? Mon cœur se serre alors que je m’habille
dans la salle de bains. Ou plutôt, j’essaie de m’habiller. Parce qu'avec ma cicatrice, j’enfile ma tenue
au ralenti. Et quand je sors enfin, je m’étonne de ne pas trouver Harrison avec une barbe blanche et
des rides.
– Non, ne dis rien ! fais-je avec mon pull noir de travers et mes bottines délacées.
Très amusé, c’est lui qui finit de m’habiller comme si j’avais 5 ans. Glamour et mystère, on oublie
tout de suite ! Et je ne suis pas au bout de mes surprises. Au moment où j’arrive dans le hall après la
signature de mon formulaire de sortie, je retrouve… une petite foule. Mon comité d’accueil,
apparemment ! Je repère tout de suite ma sœur, au premier rang. Aussitôt, celle-ci se jette sur moi,
non sans m’arracher au passage un petit cri de douleur.
– Oh, pardon, pardon ! s’excuse-t-elle, affolée.
– Ce n’est rien.
– Je suis tellement contente que tu n’aies rien !
– Ne minimise pas ma blessure de guerre, s’il te plaît, réponds-je du tac au tac en soulevant mon
pull pour lui montrer mon gros pansement.
Je lui adresse un sourire qui achève de la rassurer malgré ses yeux brillants de larmes. Ma pauvre
cadette a dû passer une nuit atroce à s’inquiéter pour moi. Je la prends par la main au moment où
Chris me claque la bise sur les deux joues. Mon meilleur ami aussi est venu. J’ai un peu l’impression
d’être Miss Montana en sortie officielle. Le bouquet de fleurs et le buffet de saucisses en moins…
– Tu nous as fichu une trouille bleue !
– Mais je…
Je viens d’apercevoir Stan Travis, mon copain de lycée, fils du gérant de l’hôtel. À côté, Mme
Jones, la propriétaire du salon de beauté. Et un peu en arrière, Mme Peters, la maman d’Anna, la
meilleure copine de ma sœur.
– Tout le monde est au courant ? dis-je en me penchant vers Chris.
Il me regarde comme si j’étais tombée sur la tête ou qu’il doutait de ma santé mentale.
– Allô, Mary ! On vit à West Yellowstone !
C’est vrai… comment ai-je pu l’oublier ?
Par conséquent, tous les habitants de notre charmante bourgade sont déjà au courant de l’incident
de cette nuit : le cambriolage de Serena, mon attaque au couteau, suivie de mon hospitalisation. À cet
instant, les portes en verre du bâtiment s’ouvrent devant M. Smith, le directeur de la bibliothèque
municipale, à bout de souffle.
– Elle est sortie ? Je n’ai rien manqué ? lance-t-il, hors d’haleine.
Je dois me retenir pour ne pas rire – et rouvrir mes points de suture. Harrison, lui, observe la
scène avec un petit sourire aux lèvres. Solitaire et discret, il n’a sans doute pas l’habitude de ces
grands élans de solidarité communautaire, ce qui est bien dommage… Devant le bureau d’accueil, je
me laisse embrasser par tout le monde, ensevelie sous les bons vœux de rétablissement. Au moins, je
ne me sens pas seule ! Un peu écrasée, un peu comprimée, mais seule… non, vraiment pas !
– On s’est tous fait du mouron. Quand M. Cunningham m’a appris que tu avais été agressée…
– Quoi ? interromps-je la mère d’Anna. Parce que M. Cunningham aussi est au courant de mon
accident ?
– Évidemment ! Il l’a appris par la boulangère qui le tient de…
Non. Stop. Je ne veux plus rien savoir.
En quittant la clinique, je suis un peu sonnée. Dans mon dos, j’entends déjà les rumeurs aller bon
train : « Ce n’était pas Harrison Cooper avec elle ? » « Tu crois que c’est lui qui a essayé de la tuer ? »
« Et regardez comme il lui tient la main… » C’est reparti pour un tour ! Vive les petites villes… Mon
sang bouillonne dans mes veines. À nouveau, le passé de mon compagnon refait surface. Quelle
injustice ! Je m’apprête à faire volte-face quand Harrison presse discrètement mon bras, apaisant.
– Ce n’est rien, me souffle-t-il. J’ai l’habitude.
Cet aveu me brise le cœur. Lui est accoutumé à entendre les gens parler dans son dos ! À mon tour,
je m’empare de ses doigts pour les serrer très fort, et lui montrer que je suis là, avec lui. Comme lui
l’a été hier soir, et depuis notre rencontre, pour moi. Je comprends ce qu’il peut éprouver depuis
toutes ces années. Et je le suis, laissant tout le monde jacasser. Derrière nous, Chris et Brittany
ferment la marche. Harrison en profite pour se pencher à mon oreille, un brin moqueur :
– Quand je suis arrivé en ville, je trouvais ta popularité suspecte. Tous les commerçants me
parlaient de toi. Il suffisait que j’évoque ma grand-mère pour qu’ils chantent aussitôt les louanges de
son aide-soignante.
Je rougis.
La honte, quand même…
– Non ? C’est vrai ?
Il hoche la tête tandis que nous nous dirigeons vers sa voiture.
– Je pensais qu’il y avait un truc… mais non, tout le monde t’adore.
– Tout le monde ? dis-je, en le regardant droit dans les yeux.
Il ne cille pas.
– Tout le monde, me répond-il d’une voix un peu rauque. Et certains plus que d’autres.
14. All I want for Christmas…
Guidée par l’agent de police Hattaway, je pénètre dans le commissariat de la ville à pas de souris.
Pas facile de marcher avec des points de suture ! Je clopine comme une bossue sans cesser de me
moucher. Un vrai « son et lumière » à moi toute seule. Mon paquet de mouchoirs à la main, je
m’assois sur la chaise offerte par Stephen, un ancien ami de mon père. Tous deux allaient au lycée
ensemble avant que papa ne rencontre maman. Et tous deux sont entrés en même temps dans les forces
de l’ordre. Je contemple les murs gris de l’édifice avec un petit pincement au cœur. Combien de fois
suis-je venue ici déposer des beignets à mon père et ses hommes ?
– Je sais à quoi tu penses, me déclare Stephen.
– Il… il me manque toujours autant.
– À nous aussi.
Je suis un peu surprise par ma propre audace. Mais depuis quelques jours, je n’arrête pas de
songer à ma dispute avec Brittany au sujet des albums photos, et à ma conversation avec Harrison
dans la forêt. Je ne peux pas fuir éternellement mon passé.
– Comme je te l’ai dit au téléphone, nous avons arrêté Jonathan Cooper hier soir, après son vol.
Ne suis-je pas précisément convoquée pour cette raison ? Le collègue de mon père me raconte
brièvement l’histoire : Jonathan a été arrêté aux abords de la propriété de Serena alors qu’il fuyait à
bord de sa voiture, l’engin rutilant qui a expédié mon pauvre 4x4 au garage !
– Il avait caché les bijoux dans la boîte à gants. Un grand classique, me précise Stephen avec un
regard entendu.
– Il est en détention ?
– Oui, entre nos murs. Tu l’as sacrément amoché durant votre lutte, Mary. Il a une grande griffure
sur toute la joue mais… tu as pris des risques inconsidérés, hier soir. Tu n’aurais jamais dû
t’interposer en plein milieu d’une effraction.
Je souris piteusement.
– Cela dit, ton père serait fier de toi ! ajoute-t-il avec un clin d’œil.
Mon sourire s’agrandit, sincère. Je me sens tout de suite mieux sur ma petite chaise métallique,
face au bureau en désordre du sergent. Une odeur de mauvais café flotte dans l’air, mêlée à l’encre de
la photocopieuse toujours en panne, du moins si les choses n’ont pas changé ! Dans mon dos, le
téléphone n’arrête pas de sonner, une porte claque et une rumeur de conversation me parvient depuis
un autre bureau, encore Jeremiah Miles arrêté en état d’ébriété. La routine de notre petit
commissariat.
– Maintenant, la question est de savoir si tu comptes porter plainte, ajoute Stephen. Entre
l’effraction et le vol avec violence, tu peux envoyer ce type à l’ombre pour un bon bout de temps.
Je garde le silence, trop occupée à fixer mes doigts entrecroisés sur mes genoux. C’est une lourde
décision. Élégant, Harrison ne m’en a pas touché mot, sûrement pour ne pas influencer mon
jugement. Que faire ? Envoyer un homme qui le mérite en prison ? Lui faire connaître ce qu’il a
infligé à son petit frère innocent ? Je me mords les lèvres. Ou, au contraire, le laisser filer par amour
pour son cadet, pour sa grand-mère ? Je suis perdue…
– Alors ?
Je relève la tête. Et, prise d’une brusque impulsion :
– Est-ce que je pourrais le voir ?
– Jonathan Cooper ?
– Oui. Je voudrais lui parler avant de trancher.
– C’est-à-dire que…
C’est-à-dire que c’est illégal, bien sûr. Une victime n’a pas le droit de discuter avec son agresseur
en cellule. Mais je suis la fille de Robert Elligson, ancien lieutenant de police, et Stephen m’a vue
grandir entre ces murs. Il se mord les lèvres, jette un coup d’œil à droite et à gauche comme si
quelqu’un pouvait nous surprendre et…
– Tu sais que tu es impossible ?
Je sais.
– Allez, suis-moi ! Mais je te préviens : pas plus de cinq minutes !
Je lui décoche un sourire rayonnant avant de lui emboîter le pas en direction de la double cellule
qui sert principalement à dégriser nos pittoresques alcooliques locaux, de braves types que tout le
monde connaît et qui n’ont pas eu de chance dans la vie. À mesure que je traverse le couloir en
linoléum, mon ventre se noue. Dans ma tête, je répète en boucle mon petit discours.
– Cinq minutes ! me répète Stephen.
Puis le sergent tourne les talons, m’abandonnant devant la cellule munie de barreaux. Jonathan est
là, assis sur l’unique lit qui ressemble davantage à un banc en plastique soudé au mur. J’aperçois la
grande balafre sur sa joue, infligée par mes ongles. Nos regards se croisent dans un silence de plomb.
Lui ne bouge pas. Il ne semble pas surpris de ma présence et porte les mêmes vêtements que la veille :
jean et pull noir. Je le revois une seconde avec sa capuche, son couteau, et une bouffée d’angoisse me
monte à la gorge.
– Tu es venue te repaître du spectacle ? me lance-t-il, sarcastique.
– Vous n’avez rien d’autre à me dire après m’avoir poignardée ?
Je suis étonnamment calme. Mais je ne suis pas ici pour moi. Une ombre passe sur le visage de
Jonathan. Et à cet instant, l’espoir renaît en moi. Parce qu’il n’est peut-être pas complètement mauvais.
– Ça, je te jure que ce n’était pas prévu. J’ai paniqué.
– De toute manière, je ne suis pas venue pour vous parler du cambriolage.
– De quoi, alors ?
– D’Harrison. De l’accident de voiture. De la prison pour mineurs.
Il semble foudroyé sur son banc.
– Je suis au courant de toute l’histoire.
Je plonge mes yeux dans les siens, sans hésiter. Et j’enroule mes doigts autour des barreaux, me
rapprochant de lui. De son côté, il reste assis au fond de sa cellule, muet, immobile. Il contemple le
plancher d’un air pénétré, comme s’il ne m’entendait pas.
– Vous avez détruit la vie de votre frère, Jonathan. Vous l’avez envoyé en prison à votre place,
vous laissez les gens le regarder comme s’il était un meurtrier pour continuer à vivre bien
tranquillement…
– Tais-toi !
– Non. Je ne me tairai pas parce que la vérité vous déplaît. Ne croyez-vous pas qu’il est temps
d’assumer vos actes ? Vous n’en avez jamais assez de fuir ? J’ignore comment vous parvenez à
trouver le sommeil la nuit !
Je ne crie ni ne m’énerve, un véritable exploit pour moi. Jonathan, lui, bondit sur ses pieds. Et
sortant de ses gonds, il fonce vers moi. Je ne recule pas, à aucun prix. Ce n’est pas le moment de
perdre l’avantage. Sans doute suis-je la première personne à le mettre en face de ses responsabilités.
Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas… mais je ne peux pas abandonner Harrison, je ne
peux pas rester sans rien faire.
– Tu ne comprends rien !
– Comment faites-vous pour vous regarder dans une glace ? Vous avez laissé un gamin de 16 ans
porter le chapeau d’un triple homicide à votre place ! Et vous le regardez encore aujourd’hui être
traîné dans la boue par des journalistes sans scrupule ! Cela ne vous fait donc ni chaud ni froid ?
– Bien sûr que si !
Il crie. Et l’espace d’une seconde, je vois la culpabilité, la colère dans son regard.
– Je suis peut-être un sale type mais je ne suis pas un monstre !
– Alors faites quelque chose.
– Lui parler ? Ça ne servirait à rien.
– Je ne vous parle pas d’excuses. Je vous parle d’actes.
Devinant mes pensées, il secoue vigoureusement la tête, rejetant cette éventualité le plus loin
possible.
– Pas question ! Toute cette histoire est derrière nous, maintenant.
– Derrière vous. Harrison, lui, la subit encore chaque jour alors qu’il est innocent, qu’il est la
victime de l’histoire.
– Ferme-la !
– Dénoncez-vous. Dites enfin la vérité. C’est le seul moyen pour que vous recommenciez tous les
deux à vivre. C’est votre seule chance de délivrer Harrison et de mener, vous, une vie normale en
arrêtant cette spirale infernale.
À nouveau, il fait « non » de la tête, plusieurs fois, comme s’il ne voulait pas entendre parler de
cette solution.
– Tu peux toujours courir pour ça !
– Je suis sûre qu’il y a du bon en vous.
Jonathan se met à ricaner. Et, peut-être par provocation, il me lance à la figure un dernier aveu :
– Tu sais quoi ? C’est moi qui ai vendu les photos de mon frangin et toi à la sortie du restaurant à
Missoula. C’est moi qui vous ai suivis pour gagner un peu de thune en balançant les clichés à Maggie
O’Malley.
Salaud.
J’encaisse le choc. Même si ce n’est pas facile, je tâche de garder un visage hermétique.
– Dénoncez-vous, répété-je.
Faute de réponse après une longue minute de silence, je quitte les lieux à mon tour, le cœur lourd
comme une pierre.
***
En deux jours, je me remets de ma blessure et de ma fichue grippe. Brittany et Chris se relaient à
mon chevet, héroïques. Quant à Harrison, j’essaie de le maintenir à distance de cette vision d’horreur.
Hors de question qu’il me voie avec mon gros nez rouge ! Il me téléphone tous les jours mais je
refuse absolument sa visite.
Je veux le séduire, pas le traumatiser.
Après quarante-huit heures, il sonne à la porte, las de cette mise en quarantaine. Par chance, j’ai
enfin retiré ma vieille robe de chambre pour enfiler un jean et un gros pull à col roulé rouge.
– Je suis venu te kidnapper ! m’annonce Harrison dès l’instant où j’ouvre la porte.
– Tu me menaces ?
– Non, je m’exécute !
Et avant que j’aie pu réagir, il m’arrache à la terre ferme. Un bras dans mon dos et un autre sous
mes genoux, il me soulève comme une plume tandis que je pousse de grands cris, secrètement ravie
par ce kidnapping. J’évite cependant de m’agiter… à cause de ma cicatrice. D’ailleurs, je ressens un
petit tiraillement au moment où j’éclate de rire, emportée par mon chevalier servant. Tout juste
prend-il le temps de décrocher ma parka de la patère avant de m’entraîner dehors.
– J’ai prévu une petite surprise pour toi.
– Un cadeau avant Noël ? fais-je, tout excitée.
Il ne reste que deux jours à attendre avant le grand moment. D-Day. Que dis-je ? « Ultimate Day » !
Traversant la terrasse en bois devant le chalet, Harrison remonte l’allée. Il me serre contre lui,
comme s’il voulait me protéger du froid glacial, et me couve du regard. À moins qu’il ne guette mes
réactions ? Car soudain, je vois une forme apparaître, en travers du chemin. Et ce n’est pas une
voiture ! Je pousse un cri émerveillé.
– Une motoneige !
Je n’en ai jamais fait de ma vie. Cette fois, j’ai toutes les peines du monde à rester dans les bras
d’Harrison. Mes jambes me démangent de courir jusqu’à l’engin noir, juché sur de longs skis et muni
d’un pare-brise fumé.
– Tu as envie d’une petite balade ? me demande-t-il en me reposant sur le sol enneigé avec
précaution.
– Tu plaisantes ? En selle, cow-boy !
Il éclate de rire… avant de s’interrompre net en apercevant la petite grimace peinte sur mes traits.
J’ai eu la mauvaise idée de lever la jambe pour grimper à l’arrière. Danseuse à Vegas, on oublie !
– Mary ?
Pressant d’une main ma cicatrice, je rassure mon compagnon d’un sourire. Ce n’est rien, rien du
tout. Mais Harrison me soulève déjà pour m’installer sur l’épaisse selle de cuir noir, faite pour un
conducteur et son passager. Il sort ensuite du porte-bagages une épaisse couverture écossaise qu’il
déploie sur mes genoux et remonte le zip de mon anorak jusqu’à mon menton. Il m’aide aussi à
enfiler de grosses lunettes teintées, faites pour le ski, et un bonnet.
– Tu ne prendras pas froid avec moi.
Puis il monte devant moi, les mains sur le guidon. Avec délice, je passe les bras autour de sa taille
et je me serre contre lui – beaucoup plus fort que nécessaire, mais jamais assez ! Même si je ne le
vois pas, je devine son sourire et j’appuie ma joue contre son dos, collant ma tête à sa veste noire
doublée de fourrure. J’ai l’impression de faire corps avec lui au moment où le moteur se met à
gronder. L’appareil vrombit sous mes jambes.
– Accroche-toi bien ! s’écrie Harrison pour couvrir les bruits de la mécanique.
Une minute plus tard, nous nous élançons au milieu des étendues blanches du Montana. Pas besoin
de suivre les routes ! Cramponnée à Harrison, je regarde les paysages défiler autour de nous. La
motoneige part à l’assaut des dénivelés, des pentes, des montées abruptes alors que les montagnes se
découpent à l’horizon. Le voyage est… vertigineux ! Pas seulement à cause de l’océan de diamants
sur lequel nous glissons à toute allure. Collés l’un à l’autre, grisés par la vitesse, nous ne formons
qu’une seule silhouette dans ce décor grandiose.
De petits flocons volettent autour de nous tandis que la promenade se prolonge. Harrison
m’entraîne dans les étendues solitaires de mon État natal. En communion avec lui, j’en prends plein
les yeux. Jusqu’à ce qu’il s’arrête à l’orée de sa propriété. À l’horizon, je devine la silhouette de verre
de son incroyable chalet. Mais apparemment, il ne s’agit pas de notre destination. Coupant le moteur,
Harrison se tourne vers moi.
– J’ai une autre surprise pour toi. En fait, je voulais fêter ta sortie de l’hôpital et…
Comme il s’interrompt, je l’interroge du regard en soulevant mes grosses lunettes de ski. Lui aussi
a retiré les siennes, les gardant sur son front.
– … je souhaitais aussi te remercier d’avoir abandonné les poursuites contre mon frère. Tu aurais
pu porter plainte.
– Je ne voulais pas jeter de l’huile sur le feu.
D’autant que Serena aussi a refusé d’attaquer son petit-fils en justice malgré le cambriolage dont
elle a été victime.
– Tu as un grand cœur, Mary.
– Je ne l’ai pas fait pour lui. Je l’ai fait pour toi, ajouté-je d’une voix un peu tremblante.
Il le sait déjà. Je le vois à ses yeux, au lent sourire qui se dessine sur ses lèvres.
– Jonathan m’a parlé de votre petite discussion à sa sortie de garde à vue.
– Vraiment ? fais-je, incapable de cacher mon étonnement.
– Merci de lui avoir parlé, Mary.
Je ne sais pas quoi répondre, j’ai une grosse boule d’émotion dans la gorge. Je me contente de
baisser les yeux en tripotant la fermeture de ma parka. Prenant mon visage entre ses mains, Harrison
cherche mon regard. Et je ne peux échapper à ses yeux vert-noisette.
– Ce n’est rien, tu sais.
– Personne n’avait jamais pris ma défense comme toi. Alors merci, merci d’être là, merci d’être
avec moi, à mes côtés.
Il s’interrompt une seconde.
– Ou plutôt, merci d’être de mon côté.
Se penchant vers moi, il effleure très doucement mes lèvres et c’est comme si l’aile d’un papillon
me frôlait, comme si le temps s’arrêtait. Je n’entends plus un bruit dans la forêt, dans la nature. Puis,
déjà, il se redresse pour m’aider à descendre de la motoneige en me prenant par la main. Je le suis, un
peu étourdie par la vitesse… ou par son baiser, ses paroles, ses doigts noués aux miens. En secret, je
prie pour que Jonathan m’écoute et assume son passé.
On peut rêver…
Dans le sillage d’Harrison, je remonte le long du sentier. Nous ne marchons pas longtemps, juste
quelques centaines de mètres au milieu des arbres trop serrés pour que la moto passe. Bientôt, je ne
pense plus qu’au contact de sa paume, qu’à la chaleur de son corps près du mien. Nous sommes si
bien, tous les deux, au milieu de nulle part. Non loin de sa maison, je découvre la dernière partie de
ma surprise…
– J’ai pensé que cela te ferait plaisir.
J’ouvre la bouche sans qu’aucun son n’en sorte.
– Ça ne te plaît pas ? s’inquiète Harrison en soulevant la porte en tissu.
Il se tient devant une yourte plantée au bout de son jardin, à l’arrière de son vaste terrain. Dressée
au milieu de la forêt, la tente traditionnelle abrite à l’intérieur une myriade de tapis épais, de coussins,
de couvertures que j’aperçois par les tentures entrebâillées. Une habitation en pleine nature, au cœur
de la neige et de l’hiver. Je rejoins Harrison et noue mes deux mains autour de son cou.
– Ce n’est pas possible.
L’inquiétude se lit dans les yeux d’Harrison tandis que je secoue la tête.
– Tu n’es pas réel. Tu es un robot créé par le gouvernement américain. Ou un extraterrestre égaré
sur terre.
Il éclate de rire et cette fois, c’est moi qui l’embrasse à pleine bouche, bouleversée par son idée. Il
ne se contente pas de dépenser de l’argent : il vise juste, il vise bien. Et il me touche toujours au cœur.
J’ai l’impression qu’il connaît tout de moi, qu’il n’ignore rien de mes passions, de mes secrets. Même
si notre rencontre date d’une quinzaine de jours, il est… mon évidence.
Ensemble, nous entrons dans la vaste yourte montée à mon intention. Un panier-repas nous attend,
accompagné d’une bouteille de champagne. Un grand millésime de Moët & Chandon.
– Je suis épatée !
– C’était un peu le but. Je voulais t’en mettre plein la vue, sourit-il avec un clin d’œil amusé. Que
dirais-tu de trinquer avec moi ?
Je m’assois au milieu des gros coussins, étonnée par l’agréable température qui règne sous la tente
alors que la neige commence à tomber plus dru à l’extérieur. J’admire la structure en bois qui
soutient notre yourte, formant une grande pièce circulaire à l’abri des intempéries. Tout en me
tendant une coupe, Harrison me parle de cet habitat traditionnel venu de Mongolie…
– Elles sont démontables et spécialement conçues pour les plaines et les hivers rigoureux de l’Asie
centrale. Rapproche-toi du poêle si tu ne veux pas prendre froid. Tu sors d’une mauvaise grippe.
Conquise, je tends les mains au-dessus du feu en me frottant les doigts. Il fait si bon que je
n’éprouve même pas le besoin de me moucher ! Moi ! La fille d’Atchoum ! Avec un sourire nerveux,
Harrison me rejoint pour entrechoquer nos verres.
– À ton rétablissement, Mary !
– À la magie que tu as fait entrer dans ma vie ! D’abord la neige, maintenant la yourte !
Monsieur Cicatrice-au-menton rougit légèrement. Et c’est le véritable Harrison que je vois. Pas le
génie de l’informatique qui a révolutionné son domaine. Pas l’homme d’affaires en costume-cravate
capable de négocier les meilleurs contrats. Pas le petit-fils dévoué et serviable ou l’étranger méfiant
rencontré dans une boutique d’antiquités. C’est lui, vraiment lui. Discret, silencieux, complexe,
solitaire… et tellement digne d’amour. Mon cœur bat la chamade. Il parle le premier, d’une voix
éraillée :
– J’aimerais t’avouer quelque chose mais ce n’est pas facile, Mary.
– Tu es marié ?
– Non, sourit-il.
– Tu es le père de cinquante enfants ?
– Non plus.
Il peine à ne pas rire mais j’éprouve le besoin de détendre l’atmosphère face à son visage tendu.
Prenant sa main, je la serre en trempant mes lèvres dans le champagne, pétillant et savoureux.
– Je…
Il se tait à nouveau. Je l’encourage d’un regard. Et d’un seul coup :
– Je t’aime, Mary.
Avalant mes petites bulles de travers, je manque de m’étouffer et commence à tousser comme une
damnée. Je ne m’y attendais pas. Du tout.
– Tout va bien ? s’inquiète Harrison, un peu décontenancé.
– Oui, excuse-moi. Je… c’est… je…
C’est le choc.
– Depuis que je t’ai rencontrée dans le magasin d’antiquités, je n’ai pas pu te sortir de ma tête.
J’étais furieux en sortant de la boutique et je ne parvenais plus à penser à autre chose, à quelqu’un
d’autre.
Je l’écoute en retenant mon souffle… J’ai la furieuse impression de vivre un rêve.
– Et puis, nos chemins n’ont plus arrêté de se croiser. Chez ma grand-mère, dans la forêt, sur la
route… puis il y a eu le baiser sous le gui, et tout ce qui s’est ensuivi. Jusqu’à ce jour où tu as
découvert les titres des journaux. À ce moment-là, j’ai cru te perdre et j’ai eu l’impression qu’on
m’arrachait une partie de moi.
Il s’arrête une minute, reprenant son souffle. Je devine combien cette déclaration doit coûter à un
homme aussi secret. Je suis trop émue, bouleversée, pour l’interrompre.
– J’étais déjà amoureux, même si je refusais de me l’avouer. Je ne suis pas un homme qui se laisse
emporter par ses passions ou ses émotions. Depuis ma sortie de prison, j’aime tout contrôler, vivre
dans un univers stable, sécurisant, uniforme et… ennuyeux. Et puis, un beau jour… toi ! Tu débarques
dans ma vie avec ton sale caractère, ton humour, ta joie de vivre, ton obsession pour les fêtes.
S’emparant de ma main, il la porte à ses lèvres pour la baiser fiévreusement avant de l’appuyer
contre sa joue.
– C’est comme si mon monde en noir et blanc avait repris des couleurs. Comme si je respirais à
nouveau, comme si tout s’animait enfin autour de moi. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui
m’arrivait. Je me suis d’abord dit que tu m’attirais, qu’il s’agissait de désir… mais c’était autre chose.
Un sentiment si fort qu’il ne passait pas. Tu étais toujours là, ajoute-t-il en tapotant sa tempe de son
index. Et là, fait-il en désignant son cœur.
– Harrison…
– J’ai ouvert les yeux lors du cambriolage. Quand je t’ai trouvée par terre dans le dressing,
blessée, du sang sur les mains…
Il ferme les yeux, comme s’il essayait de surmonter ce souvenir. Moi, je laisse une larme rouler
sur ma joue, incapable de réprimer le flot d’émotions qui me balaie. Ces mots, je n’aurais même pas
osé les rêver.
– Pendant quelques minutes, j’ai cru te perdre, je t’ai vue morte. Et j’ai essayé d’imaginer ma vie
sans toi.
Il pose sa coupe de champagne par terre et prend mon visage entre ses mains. Nos regards se
croisent. Le sien plonge alors en moi jusqu’à trouver mon âme. Je suis prise de vertige. Tout tourne
autour de moi.
– Je me suis dit qu’elle ne vaudrait pas la peine d’être vécue si tu n’étais plus là.
De son index, il essuie la larme qui zèbre ma joue.
– Je t’aime, Mary.
Alors, nos lèvres se trouvent, nos corps s’accolent, nos montres s’arrêtent. Le temps ne reprendra
que plus tard, bien plus tard. Et ses paroles dansent dans ma tête tandis qu’il m’entraîne vers les
coussins pour m’y aimer.
Dans les bras d’Harrison, je ne le quitte pas des yeux, hypnotisée par son regard vert-noisette. Il
m’emmène vers les plaids de fourrure, les couvertures et les épais tapis asiatiques qui forment une
couche par terre. Blottie contre sa poitrine, je sens son cœur battre à grands coups. À moins que ce ne
soit le mien ? À son contact, dans sa chaleur, je sens le désir s’éveiller au creux de mon ventre. Du
bout du doigt, j’effleure la petite cicatrice qui barre son menton. Je la redessine avec une infinie
douceur.
– Un souvenir de l’accident, me dit-il sobrement.
Il n’ajoute rien mais j’ai compris. Soudain, ce petit détail tellement craquant devient…
bouleversant. Et je lui offre mes lèvres, renversant la tête sur son épaule. Notre baiser est profond,
intense, sincère. Car ce n’est pas la passion qui nous porte, comme la dernière fois… mais quelque
chose de plus fort, cette petite flamme qui danse dans ma poitrine et me pousse vers lui. L’amour ?
Oui, le véritable amour. Celui qu’on ne vit qu’une fois. Celui dont on rêve chaque nuit. Celui que
certains cherchent toute leur vie.
Nos langues se caressent, nos bouches jouent l’une avec l’autre. Pressée contre son torse, je passe
une paume douce et tiède sur son cou avant de descendre vers sa poitrine. Je caresse sa puissante
musculature à travers son pull kaki. Je remonte ensuite vers son bras droit, son biceps, son épaule.
Lui ne cesse pas de m’embrasser, de m’enlacer. Nos lèvres s’accolent tandis que nos goûts, nos
salives s’unissent en une caresse sans fin. Je m’abandonne à son baiser.
Parce qu’il m’aime. Parce que je me sens aimée.
C’est comme si une barrière était tombée entre nous, la dernière à franchir. Avec précaution,
Harrison me dépose parmi les gros coussins qui gisent au sol. Il m’étend comme si j’étais une
princesse, m’arrachant au passage un petit rire. Sans doute veille-t-il à ne pas abîmer ni rouvrir ma
cicatrice. Mais je ne le laisse pas partir. L’attrapant par son pull, je le force à s’étendre avec moi. Nos
langues, elles, ne cessent pas de s’affronter. Veillant à ne pas rouler sur moi, Harrison me serre dans
ses bras, allongé à mes côtés.
– Je t’aime, me répète-t-il.
Je pourrais l’entendre mille fois, toute la journée, toute ma vie. J’en ronronne de plaisir pendant
que sa bouche dérape sur mon menton, dérive sur mon cou. Ses baisers se répandent sur mon
épiderme en une traînée de feu. Lui glisse ses mains sous mon pull, trouvant ma peau sous les
couches de vêtements. Au moment où ses doigts effleurent mon ventre, je tressaille. Puis je me
cambre sous l’assaut de ses paumes qui montent, montent, montent. Quand elles trouvent mes seins à
travers la dentelle de mon soutien-gorge, j’en pousse un petit gémissement.
La fièvre grandit au moment où Harrison dégrafe ma lingerie… avant de me déshabiller. Me
faisant lever les bras, il m’aide à me dévêtir – toujours à cause de ce gros pansement à mon flanc.
Délicatement, il soulève mon pull et mon sous-pull, enlevant mes vêtements l’un après l’autre. Et
lorsque mon corps émerge enfin, je vois une étincelle s’allumer dans ses yeux, l’embraser tout entier
– le désir.
– J’ai une telle chance, Mary…
– Non, c’est moi.
Nos sourires se répondent avant qu’il ne retire son propre pull en les jetant au loin, à côté du
poêle. Toujours allongée, je le regarde se dévêtir, se mettre torse nu devant moi. Il s’est assis pour
aller plus vite… puis il se courbe vers moi pour prendre l’un de mes seins dans sa bouche. À peine
titille-t-il mon téton que je m’envole. Sa langue, elle, explore mon aréole, en suit le cercle avant d’en
gober la pointe. Sa salive me donne la chair de poule tandis que mon bas-ventre se contracte. Et
longuement, il s’attarde sur chacun de mes seins, les enveloppant de ses paumes, les pinçant en
m’infligeant une délicieuse petite douleur. Bientôt, ma poitrine durcit, se tend vers lui.
Je fonds sous ses doigts, telle de l’argile à modeler. De mes mains, je me raccroche à ses biceps ;
tout son corps semble se durcir au fil des secondes, trahissant sa propre excitation. D’un coup de
langue, il lèche mon téton et descend vers mon nombril qu’il s’amuse à agacer. Je retiens un éclat de
rire lorsqu’il souffle sur mon flanc gauche. Ça chatouille… et ça m’émoustille. Harrison en profite
pour poser ses lèvres sur ma peau, déposant une pluie de petits baisers pendant que j’arrondis le dos
comme un chat, décollant mes hanches du sol.
– J’ai envie de toi…, dis-je dans un murmure rauque.
Sans doute n’aurais-je jamais osé prononcer ces mots, simples et directs, avant lui. Relevant la tête,
Harrison m’adresse un sourire plein de promesses. Tout en faisant bien attention à ma blessure, je me
redresse sur les coudes. Les cheveux en bataille, je me mords les lèvres.
– Ça me rend dingue, souffle-t-il soudain.
– Quoi ?
– Quand tu fais ça…, me dit-il en effleurant du pouce la lèvre que je mordille.
Je ne rougis pas, je ne rougis plus devant lui. Mais encouragée par son regard brûlant, par son
désir presque palpable, par les ondes de chaleur qui émanent de lui, je me sens libérée, lascive,
confiante. Et m’asseyant en face de lui, je tends les bras pour l’attirer à moi, pour m’occuper à mon
tour de lui. J’ai envie de le toucher, de m’approprier son corps. J’ai envie de découvrir la moindre
parcelle de sa peau. Audacieuses, mes mains retracent toutes les lignes de son corps, de ses pectoraux
jusqu’à ses abdominaux et son ventre dur et plat.
Il n’est pas beau… il est pire.
Mes doigts s’engagent le long de son dos musclé, profitant de sa peau veloutée. Je l’embrasse dans
le cou avant de dériver vers son torse. Je le picore, centimètre après centimètre. Je m’attarde sur l’un
de ses tétons avant de poursuivre ma route. Inexorablement, je me rapproche de sa ceinture. Tandis
qu’il m’observe, je l’entends déglutir avec peine au moment où mes mains se referment sur la boucle
en métal. Plongeant mes yeux dans les siens, je la retire doucement, faisant durer le suspense. Il fait
soudain chaud, très chaud sous notre yourte… même si le vent hurle à l’extérieur, même si la neige
continue à tomber.
Abaissant la fermeture Éclair de sa braguette, je lui retire son pantalon tandis qu’il m’aide. Le jean
coule le long de ses cuisses puis de ses mollets athlétiques. Il est parfait, de la tête aux pieds. Joueuse,
je m’amuse à glisser l’index sous l’élastique de son boxer. On ne se quitte pas des yeux, assis l’un en
face de l’autre dans les couvertures en fourrure. Puis je touche la bosse à travers le tissu noir,
gonflée. Je la moule au creux de la paume, avant de la presser doucement. Harrison émet un râle de
plaisir, d’impatience. Alors, avec une insupportable lenteur, je finis de le déshabiller.
– Ce soir, tu es à moi…, dis-je tout bas.
Je crois qu’il ne demande pas mieux tandis que je libère son sexe dressé. Je le caresse en
l’effleurant à peine, comme une promesse à venir. Puis, à mon tour, je retire mon jean et je ne
m’agenouille devant lui qu’une fois en culotte. En fait, je rampe vers lui, avançant sur les genoux et
les mains avec souplesse en dépit de ma blessure. Bon, je penche un peu d’un côté… mais je continue
à le fixer dans les yeux avec un aplomb sidérant. Un aplomb qu’il me donne.
Quand, enfin, ma main se referme sur sa virilité. Entre mes doigts, je sens sa peau soyeuse, si
douce et chaude à cet endroit. Harrison lâche un soupir extatique. De mon côté, je commence un lent
mouvement, de bas en haut, de haut en bas… tout en pressant de plus en plus fort. Créant un anneau
entre mes doigts, je lui tire un autre râle. Je le sens palpiter au creux de ma paume. Et tout en
soutenant son regard, je me penche vers lui… pour le prendre dans ma bouche. C’est la première fois
que je goûte à sa peau, que je découvre son parfum mâle et légèrement salin.
Harrison, lui, renverse la tête en arrière, en mon pouvoir. Je le laisse coulisser en moi, le prenant
entre mes lèvres, dans ma chaleur. Le mouillant de ma salive, je l’emmène aux confins du plaisir, au
bord de ce précipice où il manque de lâcher totalement prise. M’aidant de ma main, je l’entraîne au
loin. Lui me regarde avec une lueur brûlante dans les yeux – du désir à l’état brut, mêlé à la
jouissance qui monte. Posant une main dans mes cheveux, il l’enfonce dans la masse brune avec un
regard embrumé.
– Mary…
Sa voix cassée ressemble à une prière, une supplique.
– Arrête ou…
Il ne termine pas sa phrase et, m’attrapant par les épaules, il me fait reculer tandis qu’il glisse hors
de ma bouche. À la flamme dans ses yeux, à la température de sa peau, je devine qu’il ne tiendra plus
longtemps à ce rythme.
– … je vais vraiment perdre la tête, sourit-il.
Je lui rends son sourire tandis que ses bras se referment autour de ma taille. Ses doigts remontent
le long de mon dos avant qu’il ne me couche dans les coussins avec mille précautions. Il n’oublie pas
mes points de suture. Pas une seconde nous ne nous perdons de vue. C’est si intense que je peine à
respirer. Je sens le lien entre nous, ce lien magique, invisible, ténu qui nous relie. Sans se presser,
Harrison me retire ma culotte. Puis sa main se pose sur moi, en moi. Ses doigts s’invitent au creux de
mon corps déjà humide, trempé pour lui.
J’en ai envie. J’ai envie qu’il m’aime. Avec chaque atome de son être. Parce que je veux me donner
à lui, sans condition, sans retenue. Mon amant ne s’éloigne qu’un instant pour récupérer un
préservatif dans son portefeuille. Revenant vers moi, il se place entre mes jambes déjà ouvertes.
Déchirant l’étui, il enfile notre protection et je lui tends les bras au moment où il s’allonge sur mon
corps, me couvrant entièrement. Dressé sur ses coudes, il ne s’appuie pas sur moi.
– Je t’aime, Mary. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne.
Bouleversée, je noue les bras autour de sa nuque. Et je le laisse venir en moi. Son sexe me pénètre,
me remplissant tout entière de sa chaleur, de sa force. J’en ferme les paupières tandis que mon corps
se contracte autour de lui. Puis, lentement, il se retire… avant de revenir plus fort, toujours plus fort.
Nos corps ondulent, bougent au rythme qu’il nous impose. Le plaisir monte au gré de ses va-et-vient.
Non, pas le plaisir. Plus, bien plus. Une lame de fond surgit de mon ventre. Et Harrison cède avec
moi. Fauchés par la jouissance, nous poussons un même râle à l’oreille de l’autre.
C’est magique. Comme si nous ne formions plus qu’un. Pour une minute, une éternité.
Soudain, j’ai l’impression qu’une myriade d’étoiles explose derrière mes paupières. Et je sens
Harrison se raidir dans un dernier spasme au-dessus de moi. Secouée par les dernières répliques de
l’orgasme, je m’arc-boute. Jusqu’à ce que je reprenne contact avec la réalité, jusqu’à ce qu’Harrison
vienne se coucher à mes côtés en me gardant dans ses bras. Nous ne nous séparons pas. Et, alanguie,
je niche ma tête au creux de son épaule tandis qu’il dépose un baiser dans mes cheveux. Nos jambes
nues s’entremêlent dans les couvertures en bataille.
Autour de nous, le silence. Et je suis bien près de lui dire que je l’aime aussi. Je l’aime comme
aucun autre, même si les mots ne franchissent pas mes lèvres. Mais en cet instant de communion, je
lui donne tout, mon corps et mon cœur.
15. D-Day
Après ma soirée torride sous la yourte, j’ai encore la tête dans les nuages le lendemain matin. Ma
petite sœur est partie chez une copine, ce qui me laisse tout le temps pour penser à Harrison, récurer
l’évier, réfléchir à Harrison, nettoyer le frigidaire, rêver à Harrison, lessiver le carrelage, et –
pourquoi pas ? – fantasmer sur Harrison. Non, cet homme ne m’obsède pas du tout. Il occupe juste
chacune de mes pensées. J’esquisse un sourire en nettoyant la table d’un coup d’éponge. Quand un
coup de sonnette retentit dans l’entrée. Un tablier autour des hanches et mes gants en plastique aux
mains, je vais ouvrir en claironnant de ma voix de casserole :
– J’arrive, j’arrive !
Et si c’était Harrison, justement ? Sauf que je ne me retrouve pas du tout en face de mon amoureux.
– Jonathan ? m’étranglé-je.
Ma blessure au côté me chauffe à la seule vision de cet homme, debout sur mon paillasson, les
mains enfoncées dans un blouson de cuir hors de prix – et pas assez chaud pour les hivers dans le
Montana. Comme je recule, il lève les mains en l’air en signe de bonne foi. Sans doute veut-il me
montrer qu’il n’est pas armé ni dangereux. D’ailleurs, je ne retrouve pas son habituelle arrogance sur
ses traits. Il semble plus… calme. Presque fatigué, avec des cernes gris sous ses yeux noisette.
– Je ne veux pas vous faire peur, Mary.
Tiens… il me vouvoie enfin ? Toutes les fois où nous nous sommes croisés, il avait pourtant
tendance à me tutoyer comme si nous nous connaissions depuis toujours. Je me mords les lèvres,
méfiante. Des fragments de notre lutte me reviennent en mémoire. Lui, tout de noir vêtu, dans le
dressing, en train de fourrer les bijoux de sa grand-mère dans ses poches. Moi qui lui arrache sa
cagoule. Et notre lutte, soldée par un coup de couteau. D’une main, je continue à tenir le battant de la
porte, refusant de lui céder le passage.
– Je suis venu pour vous parler. Je peux entrer cinq minutes ?
Pourquoi ? Le palier, c’est très bien…
– Je ne suis pas venu chercher la bagarre, assure-t-il. Je voudrais juste vous donner quelque chose.
Un autre coup de couteau, peut-être ?
Non sans appréhension, je m’efface devant lui avant de le mener jusqu’au salon dans un désordre
indescriptible. Avec toutes les péripéties des derniers jours, je n’ai toujours pas emballé mes présents.
Pire, je n’ai pas trouvé certains cadeaux alors que le calendrier affiche un alarmant 24 décembre ! Au
secours ! La fête a lieu ce soir et il me manque encore des babioles ! Le frère d’Harrison dédaigne le
fauteuil que je lui désigne.
– Non, je ne resterai pas longtemps.
Puis, avec brusquerie :
– Tenez, c’est pour vous.
Il me tend un grand feuillet de la taille d’un journal. Mon cœur manque un battement. En ce
moment, je ne raffole pas vraiment des médias. Je m’en empare avec réticence, et sans quitter des
yeux Jonathan. Il me semble différent de notre dernière confrontation avec sa barbe de trois jours et
ses cheveux mi-longs lâchés sur les épaules.
– C’est la maquette du prochain numéro du Daily News, à paraître le 26 décembre, m’explique-t-il.
Et c’est censé me rassurer ?
Je parcours les premières lignes et je me sens prise de vertige. Je dois m’asseoir sur le canapé.
Waouh. Est-ce bien ce que je pense ? Lentement, je relève les yeux vers Jonathan, qui semble guetter
ma réaction avec impatience.
– Vous avez accordé une interview à Maggie O’Malley ? demandé-je, incrédule.
– Oui. Pour lui raconter la vérité.
– Vous… vous lui avez tout avoué ?
Il opine du chef et je retourne à son entrevue, découvrant ses réponses imprimées noir sur blanc :
il y raconte l’accident survenu douze ans plus tôt, son véritable rôle dans le drame, son taux
d’alcoolémie, le sacrifice de son plus jeune frère et sa fuite en avant depuis toutes ces années. Rien ne
manque. Je suis même stupéfaite par la justesse, la sincérité de son discours.
– L’article doit paraître dans trois jours, comme ça, je ne peux plus reculer, ajoute-t-il. Maintenant
que j’ai parlé, je suis obligé d’assumer.
– Jonathan…
Je ne sais pas quoi dire. Car je mesure toutes les implications pour lui, mais aussi pour Harrison.
C’est enfin le bout du tunnel pour l’homme que j’aime, la fin d’un calvaire de douze longues années
et d’une injustice insupportable, invivable.
– Vous avez conscience que vous risquez de finir en prison ? demandé-je enfin, très calme.
– Oui. Après la fête de Noël, j’ai prévu de rentrer à New York pour me livrer moi-même au
procureur.
Il se tait une minute et je le fixe avec intensité, abasourdie par sa brusque volte-face. Je ne m’en
attribue pas le mérite, loin de là. Sans doute la culpabilité qui le ronge depuis des années a-t-elle enfin
eu raison de lui. Mais notre confrontation au commissariat n’a-t-elle pas été le déclencheur ?
– Vous aviez raison, dit-il. Il est temps que j’assume mes erreurs.
– Harrison est-il au courant de vos projets ?
– Pas encore. Je vais le voir juste après vous.
Comme il tend la main vers moi, je lui rends la maquette du journal, impressionnée.
– Je voulais vous le dire en premier. Déjà parce que ça me demande moins de courage que parler à
mon frère, et ensuite pour…
Il marque un temps d’arrêt.
– … pour vous remercier. Et m’excuser. J’ai vraiment été trop loin l’autre nuit, et ce que vous
m’avez dit m’a fait réfléchir. Je ne peux plus continuer à vivre comme ça. Et Harrison non plus.
Après un dernier hochement de tête, il quitte mon salon et sort. Secouée, je reste enfoncée dans le
sofa placé devant la cheminée. Une bûche s’effondre dans les flammes, accompagnée d’un
craquement et un torrent d’étincelles. Harrison va enfin sortir la tête de l’eau, retrouver son honneur
perdu. Quant à Maggie O’Malley, elle a enfin le scoop dont elle a rêvé toute sa vie !
***
Dans l’après-midi, ce n’est pas Santa Claus que j’appelle à l’aide… mais Harrison. Après sa
longue conversation avec son frère, il passe me chercher à mon chalet pour m’emmener faire les
courses dans la grande ville la plus proche. Située à une cinquantaine de kilomètres, elle offre une
multitude de magasins où terminer mes emplettes urgentes. Or, impossible de m’y rendre seule ! Mon
4x4 est toujours immobilisé au garage de M. Stone, fermé en ces temps de fêtes. Et puis, j’admets :
c’est aussi un super prétexte pour m’isoler avec mon milliardaire.
Je suis accro. Sans blague.
Durant le trajet, Harrison me raconte sa discussion avec son aîné, encore sous le coup de
l’émotion. Lui aussi a lu l’article qui paraît dans quelques jours et qui risque de tomber comme un
pavé dans la mare. Car l’information de notre quotidien régional risque d’être relayée à travers tout
le pays, puis dans le monde entier. On parle d’Harrison Cooper, l’un des hommes les plus riches de la
planète, et de son frère borderline. Bientôt, tout le monde connaîtra la vérité.
– Je ne pensais pas qu’il prendrait un jour cette décision.
– Il ne pouvait pas fuir éternellement, dis-je doucement, en posant une main sur la sienne.
En se garant devant l’entrée du vaste centre commercial enfouie sous une kyrielle de guirlandes
électriques et hérissée d’immenses sapins étincelants, Harrison pose son regard sur moi. J’en
frissonne, envoûtée par ses yeux.
– Rien n’aurait été possible sans toi.
– Je suis certaine du contraire… cela aurait juste été un peu plus long.
– Tu as changé ma vie, Mary. Dans tous ses aspects.
Je rougis, émue. Et je ne peux pas m’empêcher de plaisanter un peu pour détendre l’atmosphère :
– Au moins, ce fichu coup de poignard aura servi à quelque chose !
Finalement, nous entrons dans la vaste galerie marchande et sa centaine de boutiques. À l’intérieur,
c’est la cohue. Il y a des familles partout, des mères échevelées au bord de la crise de nerfs, des pères
perdus avec des listes longues comme le bras, des enfants qui hurlent dans tous les recoins. Horrifié,
Harrison écarquille les yeux :
– Que font tous ces gens ? me lance-t-il, désarçonné.
Le pauvre n’aime pas la foule, j’avais oublié !
– Ils sont venus faire les courses de Noël.
– Un 24 décembre ? Qui serait assez fou pour s’y prendre au dernier moment ?
Je lui adresse un sourire rayonnant :
– Nous !
Il éclate de rire malgré la musique assourdissante déversée par les enceintes, les cris,
l’effervescence et les guirlandes qui clignotent comme si nous étions à Reno. D’un commun accord,
nous nous séparons pour aller plus vite. La vérité ? Je veux lui trouver un cadeau ! Un cadeau très
spécial, à l’image de notre relation. Et lui aussi semble pressé de faire cavalier seul. Je soupçonne
Monsieur Cicatrice-au-menton, l’empereur de l’organisation, le dieu du planning, de ne pas avoir
acheté tous ses cadeaux… mais, magnanime, je ne lui en ferai pas la remarque.
Une fois seule, je pénètre dans une bijouterie au-dessus de mes moyens. Là, devant les vitrines, je
choisis une chevalière en argent finement ciselée et demande à la vendeuse une gravure. Nos initiales
entremêlées. Pendant qu’elle s’acquitte de ma commande, j’en profite pour compléter mes achats. À la
parfumerie, je choisis un assortiment de perles de bain et de savons fantaisie pour Brittany. Et je vais
récupérer la belle boussole commandée pour mon ami Chris. Si bien qu’à mon retour, la bague est
prête et emballée.
Mon cœur bat la chamade. Certes, je viens de dépenser toutes mes économies… mais je ne regrette
rien. À mon tour, j’aimerais avouer mon amour à Harrison. Et quel meilleur moment que Noël ? En
plus, je voudrais qu’il emporte un souvenir de moi à New York. Car je n’oublie pas la réalité : la fin
des vacances approche à grands pas et il ne compte pas s’installer dans le Montana. Alors ? Quel
avenir pour nous ? M’aimera-t-il assez pour multiplier les allers-retours dans les montagnes ?
– Tu as trouvé ton bonheur ?
Surgissant dans mon dos, Harrison me fiche la trouille de ma vie. Une main sur la poitrine, je me
retourne néanmoins avec le sourire. Heureusement, il ne m’a pas vue quitter la bijouterie ! Nous nous
étions donné rendez-vous devant le plus grand sapin du centre commercial à 16 h 30. N’est-il pas
temps de rentrer à la maison ? Nous avons encore une cinquantaine de kilomètres à parcourir.
– J’ai tout ce qu’il me faut.
Ne reste qu’à trouver une bonne dose de courage pour lui parler de nous.
– Moi aussi, me répond-il, les mains enfoncées dans les poches de son somptueux manteau en
cachemire noir.
Enlacés, nous nous apprêtons à quitter la galerie quand j’aperçois le père Noël. Assis sur son
traîneau, il se laisse photographier avec tous les enfants au milieu des faux cadeaux en papier brillant.
Je tire Harrison par la manche. Et je pose sur lui de grands yeux implorants.
– On y va ?
– Où ? s’affole-t-il.
Je crois qu’il a deviné, le malheureux. Mais il fait un déni.
– Prendre une photo avec papa Noël, voyons !
– Tu… tu plaisantes ?
Paniqué, son regard se pose sur l’escouade d’enfants qui papillonne et criaille autour du
bonhomme en costume rouge et à la barbe blanche synthétique pleine de chocolat – sans doute le
souvenir d’un petit qui s’y est essuyé les mains. Harrison paraît proche de la crise d’apoplexie.
– Allez, viens, ce sera rigolo ! Je suis sûr que tu en meurs d’envie !
– Mary…, gronde-t-il entre ses dents.
Je le tire par le bras pour l’entraîner dans l’immense allée… avant d’éclater de rire.
– Ah ! Si tu voyais ta tête !
–…
– Je blaguais, Harrison ! Je ne suis pas accro à Noël à ce point…
Le pire ? Il n’a pas l’air de me croire. Je ne sais pas si je dois me sentir vexée. Me dressant sur la
pointe des pieds, je dépose un baiser sur sa joue, tout près de ses lèvres, pour qu’il se remette de ses
émotions. Et il finit par unir son rire au mien :
– Tu sais ce qui arrive aux filles qui n’ont pas été sages à Noël ? me demande-t-il.
– Non, fais-je en lui mordillant le lobe de l’oreille. Mais j’ai très envie de le savoir…
– Et si on rentrait vite ? chuchote-t-il d’une voix éraillée.
C’est à peine si nous ne faisons pas la course jusqu’à la voiture…
***
Nous roulons depuis vingt minutes quand la neige se met à tomber de plus en plus dru. Mettant les
essuie-glaces en marche, Harrison essaie de chasser les énormes flocons accrochés au pare-brise.
Lovée sur le fauteuil passager, j’admire le paysage qui défile derrière les vitres. Le chauffage crée un
délicieux cocon autour de nous, à l’abri des montagnes acérées et du vent glacial qui fouette notre
véhicule. Jamais on ne croirait qu’il fait -10 °C (ou pire) à l’extérieur ! Et pourtant…
– Le ciel est très bas, murmure Harrison.
Un peu surprise, je note la tension dans sa voix. Je surprends aussi le regard anxieux qu’il tourne
vers le ciel. Et du fond de ma torpeur, je réalise qu’en cinq minutes, une grosse couche blanche s’est
formée au sol, ensevelissant les plaines à perte de vue…et la route. À cet instant, nos pneus dérapent
en dépit de leurs chaînes. Dans un crissement, les roues font du surplace avant de repartir
péniblement. Je m’accroche à mon fauteuil tandis qu’Harrison rétrograde, prudent. Puis, sans quitter
notre chemin du regard, il pose une main apaisante sur mon genou.
– Tout va bien.
Je suis raide comme un bâton à côté de lui. Devinant ma tension, il presse plus fort ma jambe et
repose ses doigts sur le volant. Depuis la disparition de mes parents, il m’arrive d’avoir des bouffées
d’angoisse en voiture. À l’instar d’Harrison, mâchoires crispées, complètement absorbé par sa
conduite. Nous avons en commun un même passé fantomatique et angoissant sur le macadam, jonché
d’accidents et de morts.
– Tout va bien, répète-t-il, peut-être pour lui-même.
Je meurs d’envie de le croire, d’autant qu’il arrive à m’imposer son calme. Mais je ne suis pas
aveugle. Autour de nous, la tempête s’intensifie jusqu’à se transformer en véritable blizzard. En
bonne native du Montana, je ne suis guère surprise : la neige peut s’abattre sur notre État en quelques
minutes et laisser un mètre de neige après son passage. Seulement, mieux vaut être tranquillement à
l’abri chez soi que dehors. Inquiète, je contemple la petite départementale déserte où nous
progressons de plus en plus lentement. Nous roulons au ralenti.
– Nous sommes encore loin de West Yellowstone ? demandé-je, une note de crainte dans la voix.
– Une vingtaine de kilomètres.
Traduction : nous sommes au milieu de nulle part.
Un épais silence s’abat sur nous plusieurs minutes. La berline avance au pas tandis que la bise
hurle contre nos vitres. Énormes, les flocons tapent le toit, le capot, le coffre, nous ensevelissant sous
un tourbillon blanc. Harrison n’y voit bientôt plus rien. Comment dire si un obstacle ou une voiture se
trouvent devant nous ? Des murs diaphanes et glacés se dressent autour de nous. Mon pouls s’emballe,
même si j’essaie de garder mon sang-froid. Coincés dans une voiture en pleine tempête de neige ? Ce
n’est jamais très bon signe.
Ça peut même très mal finir…
– Je ne peux plus avancer, m’avertit Harrison.
Notre voiture s’immobilise complètement.
– Il doit y avoir au moins 20 centimètres de neige au sol, peut-être davantage…
J’acquiesce faiblement. Puis je tente un sourire.
– Peut-être qu’un chasse-neige va passer par là ?
Je n’y crois pas davantage qu’Harrison. Celui-ci allume l’autoradio, en permanence branché sur la
station des informations en continu, comme il me le précise. Cherchant un bulletin météo sur les
ondes, il opte pour une émission locale. Et bientôt, la voix agréable d’une présentatrice résonne dans
notre habitacle… en délivrant des pronostics alarmants.
« Avec la tempête qui arrive du Canada, nous prévoyons de fortes chutes de neige durant toute la
nuit. C’est un véritable blizzard qui s’abattra sur Bozeman et le comté de Gallatin. Avec un mètre de
neige au sol, le centre météo préconise la plus grande prudence. Restez chez vous dans la mesure du
possible. Ou prévoyez vos luges et vos skis ! C’est ce qu’on appelle un Noël blanc… »
Un petit jingle retentit, marquant la coupure publicitaire… avant qu’un bourdonnement sourd ne
parasite la ligne. Puis la radio se coupe dans les grésillements. Nous ne captons plus rien ! Je tourne
un regard angoissé vers Harrison qui se contente de pousser le chauffage au maximum. Car en dépit
de l’épais habitacle et des fauteuils en cuir sombre, notre voiture est bloquée, à la merci des éléments.
Il sort alors son portable de la poche de son manteau et compose un numéro, l’air tendu. Sans succès.
Il brandit ensuite l’appareil en l’air, vers le plafond, à la recherche d’ondes.
– Plus de réseau ! annonce-t-il.
Je sors mon propre smartphone pour vérifier. Aucune barre ne s’affiche à l’écran. Je me
cramponne au bras d’Harrison.
– Comment va-t-on prévenir Brittany ? dis-je, fébrile. Et Serena ?
Il est presque 17 h 30 et je devrais être à la maison. S’emparant de mes doigts, il les presse avec
force, rassurant, protecteur. Tant qu’il sera là, rien de grave ne peut arriver, n’est-ce pas ?
– En fait, je pensais plutôt appeler les secours…, sourit-il.
– Oh, oui, évidemment.
– Tu n’as pas trop froid ? m’interroge-t-il, préoccupé.
Je fais « non » de la tête et les minutes commencent à s’écouler. Le vent hurle, pareil à une meute
de loups affamés. Je frissonne, pas à cause du froid mais à cause de la peur. Mon estomac se
contracte. Harrison ne prononce plus un mot… parce qu’il n’est pas homme à faire des promesses
qu’il ne peut pas tenir. Au bout d’une demi-heure, je mesure toute la gravité de la situation : nous
sommes seuls, isolés dans une voiture sur une route déserte, et prisonniers d’une tempête de neige.
Et maintenant ? Que va-t-il se passer ?
16. L'enfer blanc
Enfermés dans la voiture, Harrison et moi gardons le silence un long moment, bien conscients que
le piège se referme sur nous. À l’abri dans l’habitacle, nous ne craignons rien… pour l’instant.
Vigilant, mon compagnon s’assure que je suis bien couverte : écharpe, anorak, gants. Lui-même
boutonne son manteau jusqu’au col tandis que le chauffage, poussé à fond, nous enveloppe. À
l’extérieur, la neige tourbillonne, formant une muraille blanche devant nos yeux.
– Harrison ?
– Oui ?
– Tu crois que ça va durer encore longtemps ?
Certes, je suis née dans le Montana et je connais bien ce type de tempête foudroyante, qui s’abat sur
la région pour l’abandonner des heures plus tard, exsangue et emprisonnée sous une couche de glace.
Simplement, je n’ai pas envie d’entendre la vérité. Perspicace, Harrison le devine très bien mais au
lieu de répondre par un mensonge, il s’empare de mon bonnet, resté sur mes genoux, et le met sur ma
tête avant de lisser les cheveux bruns et mi-longs qui en dépassent.
– Je crois surtout qu’il est inutile de paniquer.
Je hoche la tête. Cela fait au moins une heure que nous sommes coincés dans sa berline. Pour
m’occuper les mains, je cherche à nouveau du réseau sur mon téléphone. Je tente même de me
connecter à Internet… sans succès. Nous sommes complètement isolés au milieu du froid, comme
perdus sur la banquise. Je triture aussi les boutons de la radio pendant qu’Harrison reste les mains
tranquillement posées sur le volant, maître de ses émotions. Lui aussi a enfilé ses gants de cuir noirs.
Quand soudain, je surprends ses coups d’œil en direction du tableau de bord.
Ce n’est pas bon signe, ça.
– Quelque chose cloche ?
Je veux dire autre chose qu’être pris dans une tempête de neige sans possibilité d’avertir les
secours.
– La batterie va bientôt être à plat, m’annonce-t-il calmement. Le chauffage pompe trop d’énergie.
– Il va tomber en panne ?
– Il va s’arrêter. Et sans batterie, je ne pourrai pas redémarrer, même si, par miracle, le blizzard
cessait.
– Je vois.
Ne pas paniquer. Ne pas péter un câble. Ne pas tomber dans les pommes non plus.
Harrison pose une main assurée sur la mienne, entremêlant nos doigts alors que l’air chaud dans le
véhicule commence à faiblir. Un curieux cliquetis s’élève sous le capot, guère encourageant.
– Nous n’avons aucune chance de survivre si nous restons dans la voiture, Mary. Nous risquons de
finir congelés.
La native du Montana sait qu’il ne ment pas. Je hoche sobrement la tête, partagée. Bien sûr, il a
raison mais…
– Dehors, par cette température, nous ne tiendrons pas plus de quinze minutes.
– Cela prendra peut-être plus de temps dans la voiture, mais nous finirons exactement de la même
manière.
Exact. Malheureusement exact.
– Alors que si nous tentons notre chance à l’extérieur, nous pourrons peut-être trouver de l’aide ou
un refuge. Nous ignorons où nous sommes précisément. Peut-être y a-t-il des habitations à seulement
500 mètres ?
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, rempli d’espoir. Harrison Cooper ou l’art de remotiver
ses troupes ! Je finis par acquiescer d’un signe de tête, convaincue par son raisonnement. Je sais aussi
que nous ne passerons pas la nuit si nous restons statiques. Chaque année, des automobilistes meurent
dans ce type de situation, coincés sur des routes en pleine tempête. Et je n’ai guère envie d’être le
prochain fait divers du Daily News. Il ne manquerait plus que ça.
– Tu es prête ?
– Pas vraiment. Et toi ?
– Oui. Pour nous deux.
Je souris tandis que nous échangeons un long regard – un regard qui dit tout, qui ne tait rien. Dans
les yeux d’Harrison, je lis son amour, sa peur, sa rage de se battre et de s’en sortir. Pour la première
fois, je découvre son instinct de survie, ce moteur si puissant qui lui a permis de tout surmonter, y
compris deux années en prison. Et je le contemple avec la même intensité, la même passion. Cette
fois, je m’en remets entièrement à lui. Je suis même prête à lui confier ma vie.
– Go ! me lance-t-il.
Nous ouvrons nos portières en parallèle. Et c’est comme si nous pénétrions dans le cercle
Arctique. Le choc thermique entre la voiture et la campagne est si violent que je manque de rester
pétrifiée sur place. Tout mon organisme s’arrête, frappé par une gigantesque gifle glacée. Agrippée à
la portière, j’hésite à remonter et à me barricader… mais Harrison s’élance vers moi en contournant
le véhicule. Un vent cinglant nous griffe la figure tandis que la neige s’écrase sur nous en énormes
flocons. C’est comme si des bouts de verre grêlaient sur nous. Comme si des milliers d’aiguilles
nous transperçaient.
– Mary !
Il est obligé de hurler pour couvrir les sifflements fous de la bise. Et encore ! Sa voix puissante se
perd au milieu de l’enfer blanc qui nous entoure. Tout est blême, tout est glacé, à perte de vue. La
main de mon compagnon se referme sur la mienne. Transie, tremblant de tous mes membres, je me
laisse entraîner vers l’avant. À grandes foulées, nous quittons la route pour nous enfoncer vers l’est,
coupant à travers champs. En moins de cinq minutes, mes pieds se transforment en blocs de glace
dans mes chaussettes. Sans parler de ma peau écarlate, couverte d’une fine pellicule de neige.
– Harrison ! crié-je. Attends !
– Non ! On continue !
Nous courons, pauvres silhouettes pliées en deux dans la tempête. Courbé pour résister aux assauts
du blizzard, Harrison me garde contre lui. Un bras passé autour de mes épaules, il m’abrite de son
propre corps, tel un bouclier. Moi, je me cramponne à lui malgré mes doigts engourdis, mes muscles
douloureux. J’ai trop peur de le perdre. Par ce temps, nous pourrions nous égarer, même à dix mètres
l’un de l’autre !
– Attention ! s’exclame-t-il.
Il me rattrape par la capuche de ma parka avant que je ne trébuche et m’étale de tout mon long.
C’était moins une !
– On avance ! articule-t-il à grand-peine.
Même ouvrir la bouche demande un effort considérable. Fouettés par les rafales glacées, de la
poudreuse plein les yeux, nous poursuivons notre route sans savoir où nous allons. Je ne sens plus
mes orteils. C’est comme s’ils avaient disparu… et ce n’est pas très encourageant. J’essaie en vain de
les remuer. Je suis en train de me transformer en bâton d’esquimau. Malgré les hurlements de la bise
à mes oreilles, je perçois la respiration hachée d’Harrison. Nous sommes tous les deux à bout de
forces… en seulement dix ou douze minutes.
– Regarde !
Le cri de mon compagnon me perfore les tympans. Paupières plissées, je suis du regard son index
tendu… et retiens une exclamation sauvage, primitive. Une maison ! Harrison désigne du doigt une
maison !
***
Nous nous élançons comme deux damnés avec le diable aux trousses. De ma vie, je n’ai jamais
cavalé aussi vite. Quant à Harrison, il ne court pas… il vole et me porte à moitié tandis que nos
mollets s’enfoncent dans 25 centimètres de neige. Frigorifiés, nous nous arrêtons devant la petite
bâtisse en bois. Hélas, il ne s’agit pas d’une habitation – plutôt d’un rendez-vous de chasse ou d’une
cabane de bûcheron. Ce qui nous conviendra parfaitement ! Nous prenons tout, tout !
– C’est fermé, fais-je en abaissant vainement la poignée.
Il doit y avoir un loquet ou un verrou de l’autre côté. À moins que le froid n’ait givré les
huisseries ?
– Recule, Mary !
Je m’écarte tandis qu’Harrison prend son élan. Le cœur battant, j’entremêle mes doigts comme si
je priais. Un souffle blanc s’échappe de mes lèvres et mon cœur, lui, bat au ralenti. Sans hésiter,
Harrison se jette contre le battant. Une fois. Deux fois. La cloison de bois se met à trembler sur ses
gonds. À la troisième prise, il la heurte de plein fouet avec son épaule et parvient à l’ouvrir.
Alléluia !
– Vite ! me crie-t-il en me tendant la main.
Dans l’urgence, il m’attrape par la manche, me tire et me fait passer devant lui, pour me mettre à
l’abri. Seulement après, il se précipite à l’intérieur. En moins d’une minute, il claque la porte derrière
nous et pousse le premier objet à sa portée devant. Il s’agit d’une grosse commode en pin, tout éraflée
et sans âge. Malgré mes doigts gourds, je l’aide à déplacer l’énorme meuble pour nous barricader.
– Ça y est ! s’écrie Harrison en claquant des dents.
Une fois que nous sommes claquemurés, il pousse un soupir de soulagement, appuyé contre le
meuble. Moi, je reste debout à côté de l’entrée, les bras le long du corps. Je dois ressembler à
Hibernatus. Je n’en reviens pas.
– On a réussi ? demandé-je, presque incrédule.
Harrison me sourit faiblement et nous passons les minutes suivantes à reprendre notre souffle.
Couverte de neige, je tape mes bottes par terre et j’en profite pour jeter un coup d’œil aux alentours.
Le relais de chasse est constitué d’une unique pièce avec deux couchettes, une table, deux chaises, des
placards, un évier, des plaques électriques de camping et un âtre. Ce n’est pas un palace : c’est mieux,
bien mieux !
– Comment va ta blessure ? me demande Harrison, l’air inquiet, en retirant son bonnet.
– Ma… ? Oh, je ne la sens plus. En fait, je ne sens plus aucune partie de mon corps.
– Alors il faut se réchauffer, et vite !
J’avance jusqu’à l’âtre, dressé à l’autre bout de la pièce. Je campe depuis ma plus tendre enfance –
il s’agissait du loisir favori de mon père, qui ne ratait jamais une occasion de nous entraîner dans ses
périples « nature sauvage » ma mère, ma sœur et moi. Maman avait pourtant horreur de dormir sous
une tente à cause de sa peur bleue des insectes et des serpents ! J’entends encore ses cris hystériques
lorsqu’un mille-pattes géant s’était invité dans son sac de couchage.
M’agenouillant sur le plancher poussiéreux, je m’empare des journaux empilés à côté de la petite
cheminée. Tous datent de 2008. Apparemment, cet endroit n’a pas été utilisé depuis un bail. Harrison
se rapproche, lui aussi. Comme moi, il arbore une teinte bleutée assez inquiétante. Il est temps que
j’en remontre à ce petit New-Yorkais ! Il sort avec une vraie fille des montagnes, non ? Sauf que… les
vieux quotidiens aux pages gondolées sont trop humides pour s’enflammer.
– Besoin d’aide ? me demande Harrison.
– Non. Je vais m’en sortir.
Je passe en mode MacGyver.
Où trouver du papier ou du petit bois pour démarrer un feu ? Accroupi près de moi, Monsieur
Cicatrice-au-menton me couve d’un œil inquiet. Moi-même, je réfléchis à toute allure. Même si nous
sommes entre quatre murs, même si notre situation s’est améliorée, nous ne sommes pas encore tirés
d’affaire. Sauf si…
Eurêka !
Plongeant les mains dans mes poches, j’en extrais une multitude de tickets de caisse et de banque,
ces affreux petits papiers que je ne jette jamais. Mon manque d’organisation va enfin être
récompensé ! Malgré la situation, Harrison manque d’éclater de rire en voyant l’amas que je forme
dans la cheminée.
– Tu n’as pas vidé tes poches depuis ton entrée au collège, non ?
– Tu peux rigoler : ça va peut-être nous sauver la mise !
J’y ajoute quelques tickets de bus. Et je m’empare de mon vieux briquet en métal.
– Que la lumière soit ! fais-je en enflammant mon petit tas, placé au-dessus des quelques bûches
restées dans l’âtre.
D’abord, une petite fumée grise s’élève, piquante et désagréable pour les yeux. Puis, dans un
craquement, le bois s’enflamme malgré sa mollesse. Quelques minutes plus tard, un modeste feu
brûle dans l’abri de chasse. Retirant mes gants, je libère mes doigts raidis par le froid et les présente
aux flammes. Harrison émet un petit sifflement.
– Tu ne manques pas de ressources. Je suis impressionné.
– Hé ! Je suis née dans le Montana, ne l’oublie pas. Et pour ta gouverne, je peux même allumer un
feu avec des silex.
– Frimeuse !
Sous mes rires, il se dirige vers les deux lits de camp rangés le long du mur. Malin, il en arrache
les couvertures et m’enveloppe dans l’une d’entre elles avant de me frictionner les bras. Je revis ! À
nouveau, je sens le sang circuler dans mes veines. À son tour, Harrison s’installe près de moi face au
feu ronflant. Nos épaules se chevauchent. Emmitouflé dans son plaid, il passe un bras autour de moi.
Après cette épreuve, je ferme les yeux de contentement, baignée dans sa chaleur. Le vent, lui, hurle à
l’unique fenêtre de notre refuge. Nous sommes en sécurité… mais pour combien de temps ?
***
– Tu te rends compte que nous sommes en train de manquer le réveillon ? me lamenté-je soudain.
Depuis deux heures, nous sommes bloqués dans le relais de chasse, blottis devant la cheminée. Les
flammes dansent joyeusement devant nous, régulièrement alimentées grâce à la petite réserve de
bûches trouvée près du tisonnier. Nous avons eu de la chance dans notre malheur ! Je secoue
néanmoins la tête, désemparée. Moi ? Manquer Noël ? Quelle hérésie ! C’est comme Disneyland sans
Mickey ou les Bahamas sans cocotiers !
– Le sapin doit briller de mille feux dans le salon. Tu imagines tous les cadeaux posés à son pied ?
Là-bas, nous aurions pu trinquer au champagne ou boire un verre de lait de poule. J’ai presque le
goût du foie gras dans la bouche…
J’en ai les papilles tout émoustillées. Le bras d’Harrison se resserre avec plus de force autour de
moi. Sa façon de me soutenir psychologiquement, sans doute. En même temps, il me coule un regard
amusé. Je finis par pousser un soupir.
– Si seulement je pouvais prévenir Brittany ! Elle doit être morte d’inquiétude à l’heure qu’il est.
– Et je n’imagine même pas l’état de ma grand-mère.
– Tu penses qu’elles ont prévenu la police ?
– Sans doute. Mais avec ce blizzard, aucune voiture ne peut circuler, pas même celle des secours. Il
va falloir attendre que la tempête tombe pour qu’on nous envoie de l’aide.
Mais où nous chercheront-ils ? Nous n’avons aucun moyen de leur indiquer notre position !
Silencieuse, je niche ma tête contre l’épaule de Monsieur Cicatrice-au-menton. À son tour, il colle sa
joue à mes cheveux, formant une unique silhouette sous les couvertures. Nous nous réchauffons
mutuellement, mêlant l’odeur, la tiédeur de nos corps. Et malgré la bise qui frappe à notre porte,
malgré la neige qui tourbillonne dehors, je suis dans une bulle avec l’homme que j’aime.
– Je n’avais pas vraiment imaginé mon Noël comme ça, dis-je.
– Ce n’est pas une raison pour renoncer à le fêter.
– Quoi ?
Malicieux, il quitte notre délicieux cocon, non sans s’assurer que la couverture est en place sur
mes épaules. Puis, d’un pas alerte, il rejoint le coin kitchenette. Celui-ci se résume aux plaques de
camping, à un évier crasseux et à trois placards en chêne rustiques. Harrison les ouvre les uns après
les autres sous mes yeux ronds.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– J’improvise ! sourit-il. Alors… que dirais-tu d’une conserve de raviolis, d’une boîte de biscottes
et de barres de céréales ?
– Ce n’est pas un menu très conventionnel.
Sauf que mon estomac crie famine dans un élégant et discret gargouillis… qui roule jusqu’au
plafond. Je ne rougis même pas. Je préfère en rire alors qu’Harrison dégaine une vieille casserole qui
date sans doute de la guerre d’Indépendance.
– Je vois qu’il y a urgence ! sourit-il.
– Il se peut que j’aie légèrement faim. Je peux t’aider ?
– Certainement pas : tu es mon invitée.
Dix minutes plus tard, notre dîner est prêt. Et malgré le goût chimico-douteux de notre conserve,
nous n’en laissons pas une miette. Notre maigre pitance, mangée directement dans la casserole à
l’aide de deux fourchettes, disparaît en un clin d’œil. Drôle de Noël, vraiment. Je croque dans une
biscotte saveur périmée pendant qu’Harrison fourre une nouvelle bûche dans l’âtre. Les étincelles
crépitent, modelant son beau visage de lueurs orangées. J’admire un instant son profil, sa mâchoire
affirmée, ses longs cils bruns, sa peau hâlée. En même temps, je triture mon briquet.
– Il est très joli, remarque-t-il.
Je le lui tends spontanément, de sorte qu’il admire son capuchon en métal.
– R.E. & H.E. ? lit-il à voix haute.
– Ce sont les initiales de mes parents, Robert et Helen Elligson. Ma mère le lui avait offert pour
leur premier anniversaire de mariage. À l’époque, ils n’avaient pas beaucoup d’argent.
Je me tais, choquée par ma facilité à évoquer ce souvenir. C’est comme s’il attendait sur le bout de
ma langue, ne demandant qu’à sortir. Mais n’est-ce pas le cas de tout mon passé, cadenassé depuis si
longtemps au fin fond de ma mémoire ? Je me suis toujours interdit de songer à mes parents, à notre
ancienne vie de famille par peur de m’écrouler. Car ma petite sœur a raison : je ne suis qu’un château
de cartes qui menace de s’effondrer derrière mes sourires et mon éternelle bonne humeur. Sa fugue
m’a fait réfléchir. Et puis, quelque chose est arrivé dans ma vie.
Quelque chose de grand, musclé et châtain. Quelque chose qui a bouleversé mes jours et mes nuits,
et qui a chamboulé mon cœur.
– Tu dois beaucoup penser à eux en ce moment.
– Oui. Pour moi, c’est la pire période de l’année.
Je crois que nous en restons tous les deux sans voix. Est-ce vraiment sorti de ma bouche ? Nos
regards se croisent et mon masque se fissure. J’ignore ce qui me prend – peut-être l’intimité de la
cabane ? Peut-être le regard doux d’Harrison ? Peut-être la lassitude de lutter contre mon passé ? J’ai
soudain envie de me confier :
– Si je dépense une telle énergie pendant les fêtes, c’est pour éviter de songer à eux, aux repas de
ma mère, au déguisement tout raté de mon père en Santa Claus. À 5 ans, Brittany avait arraché sa
barbe et reconnu papa. Un vrai drame !
Je souris malgré moi, à l’instar d’Harrison. Il m’écoute avec une attention soutenue, muet. Sans
doute ne veut-il pas m’effrayer au moment où j’avance à pas prudents sur le chemin de mes
souvenirs. Ils sont tous là, intacts, à m’attendre depuis des mois, des années. Mon père qui m’apprend
à grimper sur un vélo. Ma mère qui me coud le plus horrible costume de fée pour mon spectacle de
fin d’année. Je sens les larmes former une boule dans ma gorge.
– Tu sais pourquoi j’aime tant Noël ? Parce que le temps d’une soirée, avec ta grand-mère, mes
amis et ma sœur, j’ai l’impression d’avoir à nouveau une vraie famille. Dans le fond, c’est tout ce que
je veux.
– Tu l’auras, Mary. Tu fonderas un jour ta propre famille.
– Je sais… mais mes parents sont morts et…
– Et rien ne sera plus jamais comme avant ? Et ils ne verront pas tes enfants grandir ?
Je hoche la tête, les larmes aux yeux. Dans la cheminée, les flammes lèchent les bûches dans un
craquement sonore et une pluie d’étincelles. Nos visages s’embrasent, mordorés. Les yeux rivés à
ceux d’Harrison, je le laisse voir au plus profond de moi, toucher mon âme blessée.
– Mais ils vivent en toi, Mary. Ils vivent à travers toi et ta sœur. Cela, rien ne pourra jamais le
changer. Tu dois justement réussir ta vie pour eux, pour toi. Tu dois vivre ton existence pour trois.
– Je sais.
Je lui souris malgré l’unique goutte salée qui coule sur ma peau et qu’il essuie de son pouce.
– Si nous nous en sortons, j’agirai différemment. Je cesserai de fuir, comme toi tu as cessé de te
cacher.
M’ouvrant ses bras, Harrison me prend contre lui et m’étreint si fort que mon corps craque
presque. Moi aussi, je me raccroche à lui. Et la tête contre son torse, je m’abandonne complètement.
Ici, je suis en sécurité. Ici, rien ne peut m’arriver. Si bien que je finis par m’endormir dans ses bras,
épuisée.
À ma place.
17. Le miracle de Noël
Combien de temps me suis-je assoupie ? À mon réveil, je suis désorientée et percluse de
courbatures. Le come-back de ma grippe ? Pas du tout ! Plutôt les ressorts de la couchette sur laquelle
Harrison m’a allongée. Je ne me trouve plus devant l’âtre mais sur l’un des lits du refuge. Émergeant
d’un lourd sommeil sans rêve, je me rappelle très vite notre situation : la tempête de neige, la voiture
abandonnée, le relais de chasse, et notre réveillon improvisé, assaisonné de confidences. Tout me
revient. Y compris la légère rougeur à mes joues. Car jamais encore je ne m’étais ouverte ainsi à un
homme, ni à personne d’ailleurs.
Mais lui, c’est différent. C’est Harrison.
Dressée sur un coude, je garde la couverture posée sur mes épaules. En anorak et en jean, je
tremble de froid. Malgré nos précautions, la bise s’infiltre entre les planches de bois de la
maisonnette. Dans la cheminée, les flammes tremblotent, vacillent. Et la nuit est loin d’être finie !
J’entends alors la voix d’Harrison depuis le coin cuisine. Que se passe-t-il ? Il répète en boucle les
mêmes mots. Je me frotte les paupières, les yeux encore gonflés.
Glamour toujours.
Ma montre indique 1 h 30 du matin. Je m’assois sur le lit, dur comme une planche de bois.
Harrison, lui, est assis à la table de la kitchenette et tient un étrange appareil entre ses mains. Avec une
régularité de métronome, sa voix basse s’élève à nouveau :
– Notre voiture est bloquée sur la route départementale 20. Nous avons trouvé refuge à l’est mais
nous ignorons notre position exacte. Est-ce que vous me recevez ?
Des grésillements lui répondent. Je m’approche avec des yeux ronds, incrédule. Sans s’apercevoir
de ma présence, Harrison coupe le contact et repose l’engin bizarre sur la table. Puis il se passe les
mains sur le visage, cherchant à en chasser la fatigue. Derrière lui, je pose des mains très douces sur
ses épaules. Il ne sursaute pas, je ne fais quand même pas peur à ce point avec mes cheveux en bataille
sous mon gros bonnet !
– Ah, tu es réveillée…, sourit-il en se tournant vers moi. Tu dormais si bien que je n’ai pas osé te
déranger.
– Qu’est-ce que tu faisais ?
– Oh, ça ! fait-il avec un haussement d’épaules. J’envoyais un message de détresse.
Il recule sa chaise et me laisse m’asseoir sur ses genoux. Aussitôt, je me sens mieux, comme si sa
chaleur, sa présence, se répandaient en moi. Il me rassure. Il me donne l’impression qu’une issue nous
attend, une solution. Nous allons nous en sortir, j’en suis certaine. Collant mon dos à sa poitrine, je
m’abandonne aux bras qu’il referme autour de moi. Et je tends les doigts vers l’appareil qui mobilise
toute mon attention. Jamais je n’ai vu un truc pareil.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un émetteur radio.
– Quoi ? manqué-je de m’étrangler. Mais où l’as-tu trouvé ?
– Je l’ai fabriqué.
Il me le prend des mains et me montre le fonctionnement de sa création, appuyant sur un bouton,
tirant la petite antenne.
– J’ai trouvé cette vieille radio sur l’une des étagères de la cuisine et je l’ai améliorée avec des
composants de mon propre téléphone.
D’un coup de menton, il désigne le smartphone éventré, à demi caché derrière notre casserole. Je
ne l’avais pas remarqué ! Mais il ne reste pas grand-chose de son mobile, pillé pour booster son
émetteur. Le micro a été utilisé, ainsi que d’autres petites pièces dont j’ignore tout. Je suis scotchée.
Excusez-moi, Einstein, je ne vous avais pas reconnu !
– Pour le moment, continue-t-il, j’ai préféré l’éteindre pour éviter de griller toute la batterie. Notre
petite aventure en voiture m’a servi de leçon.
– Qui peut recevoir tes appels ?
– A priori, l’appareil émet des ondes de moyenne distance. On ne pourra sans doute pas recevoir
notre message à West Yellowstone mais s’il y a des habitations proches, nous serons entendus.
– Mais… si les résidents n’ont pas de radio ?
– La police peut capter nos appels. Les camions munis d’émetteurs aussi. Et ce ne sont que des
exemples…
Je hoche la tête, si impressionnée que j’en ai la chique coupée. Je passe mes bras autour de son
cou, assise sur ses cuisses, blottie contre lui. Et je plonge mes yeux dans les siens :
– Tu sais que tu es un génie ?
– Non, ce n’était pas très difficile.
– Un génie modeste ? Je craque complètement !
Je pose un baiser sur ses lèvres, brûlant malgré ma bouche glacée. Je l’embrasse en enfouissant
mes doigts dans ses courts cheveux châtains, si soyeux qu’ils glissent entre mes doigts. À son tour,
Harrison me serre contre lui, partageant nos chaleurs. Puis nous finissons par éclater de rire…
essayez donc de vous embrasser avec un anorak, un manteau et deux grosses couvertures !
***
Une heure s’écoule sans que la tempête se calme. Lorsque je jette un nouveau coup d’œil au
cadran, il est presque 3 heures. Toutes les vingt minutes, Harrison envoie un message dans le vide,
telle une bouteille à la mer. Je l’écoute en silence et je prie pour qu’une bonne âme écoute notre appel.
À présent, une fine couche de givre recouvre la fenêtre, nous empêchant de voir à travers les vitres.
Mais j’imagine sans peine les plaines blanchies, avalées sous une trentaine de centimètres de
poudreuse. Rien n’est plus beau et dangereux que cette couche blanche, à la fois superbe et mortelle.
Je frissonne malgré ma couverture, frigorifiée. À force de rester immobile, je suis de plus en plus
sensible au froid. Et si Harrison le cache pour ne pas m’alarmer, il se trouve dans le même état que
moi. Même le feu ne parvient pas à nous réchauffer.
Nous allons finir congelés. Comme deux surgelés.
Après avoir envoyé un énième appel de détresse, Harrison revient s’asseoir près de moi, devant la
cheminée, devenue notre QG. Les flammes diminuent peu à peu. Bientôt, nous aurons utilisé toute la
réserve de bois. Sans doute finirons-nous par casser et jeter des bouts de meubles pour nourrir le feu.
La situation devient extrême. Et je n’arrête pas de songer aux familles qui fêtent Noël au même
moment, bien à l’abri dans leur maison, devant leurs sapins étincelants.
– Mary…
La voix rauque d’Harrison perce le brouillard dans lequel je m’enfonce. Nous ne nous regardons
pas tous les deux. Nous continuons à fixer l’âtre, notre profil illuminé par sa faible lumière. Pourtant,
sans nous toucher, sans nous contempler, nous n’avons jamais été aussi proches. Comme si nous
communiquions sans mot dire, comme si nos corps se partageaient le même espace hors du temps.
Tout semble si simple. Cet homme à côté de moi, sa main toute proche…
– Je voudrais te demander quelque chose.
– Je t’écoute.
Nos chuchotements se perdent dans les hurlements du blizzard qui sévit autour de nous. Nous
n’allons peut-être pas nous en sortir… pourtant, je n’arrive pas à m’affoler, pas tant qu’il est près de
moi, pas temps qu’il posera sur moi ses yeux verts et brillants. Tourné vers moi, il m’observe
maintenant avec une acuité bouleversante, me donnant la sensation d’être la seule personne à me voir
réellement. Quand soudain, il plonge une main dans la poche de son manteau… pour en sortir une
petite boîte en velours bleu marine.
Un écrin.
– Harrison…, fais-je d’une voix si étranglée que je ne la reconnais plus.
Est-ce bien ce que je pense ?
Il m’adresse son irrésistible sourire, à la fois gêné et charmeur. Il est désarmant, renversant,
craquant. Et mon cœur fond tandis qu’il ouvre la petite boîte pour révéler une superbe bague : un
anneau d’or surmonté d’un diamant ovale aux mille facettes, entouré par un cercle de petits rubis.
Sobre et élégant comme lui, avec une touche de fantaisie et de rouge pour moi et mon amour
démesuré des fêtes. Mon pouls s’emballe.
– Je suis allé récupérer cette bague tout à l’heure, pendant que tu faisais tes derniers achats. En fait,
je l’avais commandée après le cambriolage de mon frère, après cette nuit où j’ai cru te perdre…
Plaquant les deux mains sur mon visage, devant ma bouche, je m’empêche de parler, de pleurer,
malgré les larmes qui me montent aux yeux. Je dois sûrement être endormie sur le lit de campeur, à
l’autre bout de la pièce. Je ne peux pas être éveillée. Impossible. Assise sur le tapis, je regarde
Harrison s’agenouiller devant moi. Mon cœur manque toute une série de battements.
– Je ne suis pas le genre d’homme à prendre des décisions hâtives ou à me précipiter. Je n’ai
jamais cédé à une impulsion de ma vie. Depuis ma sortie de prison, j’ai toujours essayé de tout
contrôler…
Nos yeux se croisent, intenses.
– Mais toi, ce que je ressens pour toi, je ne peux pas le contrôler. Je ne maîtrise plus rien quand je
suis avec toi. C’est plus fort que moi – tu es plus forte que moi, Mary. Tu es dans ma tête, dans ma
peau, dans mes veines. Tu as mis ma vie sens dessus dessous et je n’aurai plus jamais envie de
retourner à mon ancienne existence.
Je dois me retenir de ne pas pleurer comme une madeleine. Sa déclaration se fiche dans mon cœur
comme une flèche, une flèche merveilleuse qui n’en ressortira jamais.
– Tu m’as appris la passion, tu m’as appris à lâcher prise, tu m’as appris le véritable amour. Et je
ne veux plus que tu quittes ma vie, Mary. Jamais. Je veux que tu en fasses partie jusqu’au bout, que tu
m’accompagnes jusqu’au dernier jour.
Perdue dans son regard, je pose une main sur ma poitrine, incapable de retrouver un rythme
cardiaque normal.
– Cela va peut-être te sembler précipité – après tout, nous nous connaissons depuis seulement une
vingtaine de jours. Mais je ne sais pas si nous allons nous en sortir et s’il nous arrivait malheur, je
voudrais que tu portes cette bague maintenant.
Avec d’infinies précautions, comme si j’étais l’objet le plus précieux qu’il ait jamais touché,
Harrison s’empare de ma main. Et, à ses lèvres, la question que je n’espérais pas, que je n’osais
même pas rêver :
– Mary, veux-tu m’épouser ?
– Si… si je veux ? fais-je, sous le coup de l’émotion.
Il plaisante ou quoi ?
– Un peu que je veux !
Sans réfléchir un millième de seconde, je me jette littéralement à son cou, m’abattant sur sa
poitrine pour ne plus le lâcher. Harrison éclate de rire, réceptionnant son boulet de canon entre ses
bras.
– Je prends ça pour un oui.
– Et moi, je prends la bague ! lui réponds-je du tac au tac. Et je te prends, toi ! Toi et toute la vie qui
nous attend !
Dans les rires étouffés, chargés d’émotion, Harrison s’empare de ma main pour y passer la
précieuse bague. Une seconde, je tends le bras pour admirer l’effet du diamant à mon doigt. C’est
surréaliste. Puis je me pends de nouveau au cou de mon compagnon, incapable de contenir ma joie
malgré la précarité de notre situation. Je suis la femme la plus heureuse du monde !
– Si Brittany et toi êtes d’accord, vous pourrez m’accompagner toutes les deux à New York, me
souffle Harrison. Je pourrai l’inscrire dans le meilleur collège de la ville pendant que tu suivras tes
cours à la fac. Ce ne sont pas les bonnes universités qui manquent sur la côte Est. Bien sûr, nous
pourrons retourner dans le Montana pour les vacances…
Je le regarde avec des yeux émerveillés. Il me parle d’avenir. Au fil des mots, j’imagine une vie à
ses côtés, un quotidien dominé par son sourire, son intelligence, son sang-froid, son amour… Prise
de vertige, j’en arrive à oublier la tempête qui sévit sur les montagnes et menace notre bonheur. À la
place, je plonge une main dans ma poche pour en sortir la chevalière achetée dans la bijouterie,
quelques heures plus tôt. Alors, d’une voix enrouée, j’ose enfin me jeter à l’eau :
– Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi.
Je lui tends la boîte avec une certaine brusquerie. Je ne suis pas très à l’aise avec les sentiments.
Mais comment pourrais-je cacher plus longtemps ce que j’éprouve pour lui ? S’emparant de l’écrin
avec surprise, il l’ouvre lentement avant de relever la tête vers moi, incrédule.
– Elle est magnifique.
– J’ai fait graver nos initiales à l’intérieur.
– H.C. & M.E.
Lui et moi. Pour toujours. Comme mon père et ma mère avant nous.
– Je… je t’aime, Harrison.
Je passe ma langue sur mes lèvres, choquée par mon propre aplomb, par mon aveu. Les yeux de
mon compagnon se mettent à briller.
– Je suis amoureuse de toi depuis le premier jour, même si tu restes un sale voleur de cadeau !
– C’est censé être une déclaration d’amour ? sourit-il, amusé.
– Pire que ça ! En fait…
Je respire un bon coup.
– Je voudrais te demander de devenir mon mari même si je suis ingérable pendant les fêtes, même
si j’ai un caractère de cochon, même si je n’arrive pas à avouer mes sentiments.
– L’emploi n’a pas l’air facile…
– Ne te moque pas !
M’emparant de la chevalière en argent, je la glisse moi-même à son annulaire avec l’impression
que nous nous unissons ici et maintenant, au cœur de cette tempête dans cette nature isolée.
– Dès notre première rencontre, j’ai eu la sensation de te connaître depuis toujours. Tu as été pour
moi une évidence. Et en quelques jours, tu as changé ma vie, tu m’as aidée à accepter mon passé… et
tu m’as donné une famille.
Je déglutis avec peine.
– Toi.
Cette fois, c’est lui qui me prend dans ses bras, m’attire contre sa poitrine et me chuchote à
l’oreille, tout contre mon tympan :
– Oui, je veux être ton mari… et bien plus que ça. Je veux être ton ami, ton confident, le père de tes
enfants.
Prenant mon visage en coupe entre ses paumes, il se penche vers moi pour m’embrasser… quand
un bruit étrange retentit à l’extérieur. En même temps, nous tournons la tête vers l’unique fenêtre
givrée tandis que le son ne cesse plus de grandir, encore et encore. Et nous nous relevons ensemble,
le cœur battant.
***
Bientôt, le bruit couvre les sifflements du vent, dominant la tempête. À notre grande surprise, le
blizzard semble calmé. La neige tombe toujours en gros flocons mais la bise ne souffle plus, rendant
au paysage sa quiétude glacée. Énorme, le grondement grandit au fil des secondes. Je jette un regard
inquiet à Harrison, sans comprendre. Mais déjà, il se précipite vers la porte et pousse la commode.
Retirant notre barricade, il parvient à dégager l’entrée en une poignée de secondes. Je n’ai même pas
le temps de lui prêter main-forte qu’il ouvre déjà le battant.
– Vite, Mary !
Il me tend la main, m’attendant pour franchir le seuil du cabanon. Un peu inquiète, je me joins à
lui. À l’extérieur, la température est toujours intenable. Instantanément, je me mets à claquer des dents,
même si Harrison me garde contre son flanc. Je le vois alors lever la tête vers le ciel. Car les bruits
viennent de là ! Quelque chose se rapproche de nous, là-haut ! Une imposante forme qui se détache
sur la trame noire du ciel.
– Ne me dis pas que…
Je ne parviens pas à terminer ma phrase, abasourdie. Ce bruit… ce sont les pales d’un hélicoptère
qui tourne à toute allure et entame sa descente vers notre abri. Mon cœur fait un bond – non, toute une
série de loopings ! Quant à Harrison, il reste le nez en l’air, comme frappé de stupeur.
– Attention ! me lance-t-il en reculant.
Devinant la manœuvre de l’appareil, mon fiancé m’entraîne derrière la maisonnette. À mesure
qu’il s’approche, l’hélicoptère soulève de véritables marées de neige, créant un tourbillon blanc au
moment où il se pose dans les plaines environnantes. Je rentre la tête dans les épaules, assourdie.
Harrison, lui, me presse contre son torse, m’abritant du vent et des remous. Il fait bouclier de son
corps tandis que bientôt, des voix humaines résonnent dans ce no man’s land.
Les secours ! Enfin !
– L’appel a été émis de cette position ! crie une voix masculine.
Harrison et moi nous redressons… avant de nous élancer en courant en direction des urgentistes
en train de descendre de l’appareil. En anoraks et en uniformes, ils se dirigent vers notre cabane.
Jaillissant de l’arrière, nous nous ruons à leur rencontre sans qu’Harrison me lâche la main. Il me
tient comme s’il redoutait que je ne disparaisse au moment fatal.
– Ils sont là ! crie l’un de nos sauveurs.
– Deux victimes ! lance un autre, à l’adresse du pilote qui n’éteint pas l’appareil, déjà prêt à
s’élever dans les airs.
À partir de ce moment, tout se passe comme dans un rêve. Spectatrice plus qu’actrice, je vois un
médecin venir à notre rencontre et nous envelopper dans des couvertures de survie en aluminium. Un
autre urgentiste pose des questions à Harrison pour s’assurer que nous sommes seuls, qu’il n’y a
personne d’autre à aider. Puis nous grimpons en vitesse sur les sièges arrière de l’engin. Harrison me
fait passer devant lui, s’assurant que je suis à l’abri avant de grimper. Le médecin, lui, contrôle nos
fonctions vitales.
– Ils sont en hypothermie. On va les conduire à l’hôpital.
Puis, à notre adresse :
– Depuis combien de temps êtes-vous coincés ici ?
– Nous avons été surpris par la tempête vers 17 h 30, répond Harrison en broyant presque mes
doigts à force de les serrer.
– Vous avez eu un excellent réflexe en quittant votre voiture. Vous avez sauvé vos vies. Et
maintenant, c’est à nous de prendre le relais.
Les pales de l’hélicoptère s’emballent. Dans une secousse, l’appareil commence sa lente ascension,
s’élevant progressivement dans le ciel. Secouée, je contemple la cabane diminuer au sol, se réduire à
un petit point noir minuscule avant de disparaître complètement. Les secours nous emportent vers
Bozeman, la ville la plus proche, bien à l’abri dans la cabine.
– Vous avez reçu notre dernier appel ? demande Harrison.
– Pas nous, non ! répond le docteur dans un sourire. Un petit garçon de 5 ans. Sa maison se trouve
à six kilomètres de votre refuge. Il a capté votre message sur le talkie-walkie qu’il venait de recevoir
en cadeau à Noël. Il l’a apporté à ses parents et ceux-ci ont contacté le commissariat le plus proche.
Harrison et moi nous regardons, abasourdis par cette histoire. Nous avons été sauvés par un enfant
et un jouet ? Un sourire nous vient aux lèvres tandis que les montagnes défilent à nos pieds, nous
éloignant chaque minute davantage de ce cauchemar.
– Un vrai miracle ! crie le pilote dans son casque.
Mais un Noël sans miracle, ça n’existe pas…
18.Épilogue : Mary’s Christmas
Sous un pâle soleil d’hiver, je saisis la main d’Harrison pour l’entraîner vers le chalet de sa grandmère. Un mètre de neige recouvre les plaines du Montana, ensevelissant toute la petite ville de West
Yellowstone et ses forêts sous un manteau cristallin. Un spectacle magique ! Gravissant les marches
du perron, je sens mon cœur battre la chamade. Ce matin, je me sens si… vivante.
– Viens, dépêche-toi ! fais-je, impatiente.
Je ne tiens plus en place depuis notre sortie de l’hôpital de Bozeman. Heureusement, plus de peur
que de mal. Grâce aux réflexes d’Harrison et à mon feu de cheminée – j’y tiens ! – nous avons évité le
pire. Et les médecins nous ont laissés sortir à l’aube, une fois rassurés quant à notre état. Peut-être ne
voulaient-ils pas nous priver des fêtes avec nos proches ? Car pour la première fois de ma vie, j’ai
manqué le réveillon. Moi ! Oui, oui ! Une erreur que je compte bien rattraper.
– On y va ? sourit Harrison.
Je hoche la tête avant de lever le poing pour toquer à la porte de Serena. Sur la façade, les
guirlandes électriques ne clignotent plus. Tout semble éteint, silencieux. Sans doute la tempête est-elle
passée par là, coupant l’électricité pendant quelques heures. À moins que personne n’ait eu vraiment
le cœur à la fête à cause de notre disparition ? Harrison frappe à son tour, aussi fébrile que moi. Pour
nous, c’est un nouveau départ, une nouvelle vie qui commence ce matin.
Le premier jour de notre vie, à tous les deux.
Des bruits de pas s’élèvent derrière la porte. Et c’est mon meilleur ami qui ouvre le battant, escorté
par l’un des employés de Serena. Apparemment, tout le monde s’est réuni sous le toit de Serena,
comme prévu. Chris reste un instant immobile, comme s’il venait de voir deux revenants.
– Qui est-ce ? fait une voix de femme.
Je reconnais le timbre de Serena, velouté et aristocratique, en provenance du salon. Pétrifié, Chris
ne répond pas. Il semble incapable de bouger, de lever le petit doigt. Je lui adresse un grand sourire.
– Alors ? Tu ne me dis pas bonjour ?
Nous n’avons pas eu le temps de les prévenir. Entre notre extraction en urgence par hélicoptère et
les premiers soins médicaux, nous n’avons pas eu une minute à nous. Sans parler des lignes
téléphoniques coupées par la tempête ou de nos portables, l’un cassé l’autre déchargé. Pour nos
proches, c’est le choc. Sans doute nous imaginaient-ils coincés quelque part – ou pire ! Brusquement,
Chris semble reprendre vie.
– Mary ! s’égosille-t-il avant de me prendre dans ses bras pour me faire tournoyer en l’air. Je n’y
crois pas !
Puis, à l’intention des autres :
– Ce sont Mary et Harrison ! beugle-t-il.
Sans cérémonie, il me repose sur le plancher pour donner une joyeuse bourrade à un Harrison un
peu décontenancé. Mon fiancé n’a guère l’habitude de ce genre d’étreinte, lui si peu accoutumé à la
foule et aux embrassades. Mais contre toute attente, il rend son accolade à mon ami avec chaleur. Je
crois que cette nuit nous a transformés tous les deux. À jamais. Au même moment, la double porte du
salon s’ouvre avec fracas, livrant passage à… ma petite sœur !
– Mary ! crie-t-elle, en larmes. Mary !
Je la reçois comme un boulet de canon. D’ailleurs, je manque de vaciller et grimace
douloureusement à cause de ma cicatrice. Comme le froid ne m’anesthésie plus, je goûte de nouveau
les joies des points de suture. Mais surtout, je savoure mon plaisir. De toutes mes forces, je presse
Brittany contre mon cœur, passant une main dans ses longs cheveux noirs, semblables aux miens. Je
dépose même un baiser au sommet de son crâne, moi si peu démonstrative.
– J’ai cru que tu étais morte !
– Hé ! On ne se débarrasse pas de moi si facilement ! rétorqué-je dans un sourire.
Ma sœur m’entoure de ses deux bras, m’écrasant à m’en donner mal aux côtes tandis qu’Harrison
s’approche pour presser doucement son épaule. Quand tout à coup, des dizaines de voix éclatent
autour de nous. C’est une déferlante de cris de joie et de visages sidérés dans le vestibule. Serena fait
son apparition et se précipite vers son petit-fils, fondant sur lui avec des yeux brillants.
– Vous êtes vivants ! soupire-t-elle. Mais où étiez-vous passés ? Nous avons failli mourir de peur !
– Nous avons été surpris par la tempête, explique Harrison en l’embrassant tendrement sur la joue.
Malgré ses mains déformées par l’arthrose, Serena attrape ses doigts avec intensité, visiblement
bouleversée par notre retour. Moi-même, je sens ma gorge se nouer quand elle s’approche pour
m’embrasser sur le front, comme si je faisais déjà partie de sa famille. Mais n’est-ce pas un peu le
cas, dorénavant ? Les autres invités s’approchent à leur tour : le docteur Higgins, Jonathan, qui vit
sans doute son dernier jour de liberté, ainsi qu’une ribambelle d’oncles, de tantes et de cousins de la
famille Cooper. Je reconnais aussi quelques figures importantes de la ville, notamment le maire.
Submergée par les questions, les rires, les larmes d’émotion, je ne sais plus où donner de la tête.
Surtout, je ne lâche pas ma petite sœur une seconde tandis que le docteur Higgins propose de sabrer
le champagne. En même temps, tout le monde nous demande le récit de nos aventures.
– Mais qu’avez-vous fait pendant toute une nuit ? s’inquiète Serena.
– J’ai demandé Mary en mariage, répond Harrison avec une désarmante simplicité.
Au même moment, une de ses cousines, venue tout spécialement pour les fêtes, semble remarquer
la superbe bague à mon doigt. Les cris redoublent, bientôt suivis par un torrent de félicitations.
– Vous allez vous marier ? me demande Brittany au milieu de la cohue générale.
– Oui… je suis très amoureuse et…
– Je le savais ! m’interrompt-elle, triomphante.
Cette petite chipie m’avait vraiment manqué.
– Et si tu es d’accord, nous allons partir vivre à New York toutes les deux…
– On reviendra ?
– Oui. Et on pourra toujours emmener nos albums photos avec nous, ajouté-je dans un sourire.
Interrompant notre conversation, Serena me claque une bise sonore, chaleureuse :
– J’ai toujours su que cela se terminerait comme ça. Depuis le soir où vous vous êtes embrassés
sous le gui.
En gros, tout le monde savait, sauf nous…
Harrison et moi échangeons un long regard de connivence, et j’ai toutes les peines du monde à ne
pas rougir tandis qu’il me tend une coupe de champagne. L’espace d’un instant, tout s’évanouit autour
de nous. Les gens, les paroles, les voix, les cris, le bruit des bouchons qui sautent, de la mousse qui
coule. Il n’y a plus que lui et moi. S’approchant de moi, il entrechoque nos deux verres sans me
lâcher de ses yeux vert-noisette.
– Joyeux Noël, Mary.
– J’ai été très gâtée cette année, lui dis-je en caressant un revers de son manteau noir.
Je lève la tête vers lui tandis que nos lèvres se rapprochent inexorablement. Mon cœur bat la
chamade. Je ne sais pas ce que je vais pouvoir demander l’année prochaine… puisque j’ai déjà eu un
milliardaire pour Noël !
Fin.
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