L’ondine de Pierre La connaissez-vous ? la nymphe de ce cours d’eau, la naïade de ces flots. N’entendez-vous pas son chant dans le léger clapot ? Ne percevez-vous ses tourments dans le courant ? Non ! Alors vous percevrez surement son halo rassurant. D’après vous, pourquoi tant d’oiseaux trouvent refuge entre ces roseaux ? Peut-être que votre nature humaine vous rend hermétiques et insensibles à l’esprit qui vous accueille en son lieu. Alors oui, nous ne sommes pas là pour vous donner une leçon de mysticisme, car évidemment sa présence est impalpable. Mais sachez qu’elle ne fut pas toujours immatérielle et éthérée, non. Non, il y a fort longtemps, elle fut juste de chair et de sang, comme vous et nous. Alors laissez-nous vous conter son histoire. Pour cela, nous allons devoir faire un voyage dans le temps. Rassurez-vous : pas de grand remplacement. En ce temps, la France était depuis longtemps un royaume franc. Notre voyage commence en l’an 900. Plus précisément, en l’an 914. Cette histoire a commencé ici même. Mary avait alors 14 ans. Mary, oui, c’était son nom : étonnant, non ? C’était une belle une jeune femme, la peau dorée comme les blés en fin d’été, les cheveux ondulés et légèrement bouclés qui rappelaient les mêmes céréales la veille de la moisson. Vous en avez déjà l’eau à la bouche ? Nous ne vous avons pourtant pas parlé de ces grands yeux chaleureux et d’un bleu vert turquoise qui rappelle étrangement cette rivière lors de ses beaux jours ? Vous l’avez compris, Mary est fille d’abondance, à vous faire vaciller le plus le plus vilain des manants. Mary était la fille de l’homme le plus important du village : Gilles le Meunier, seigneur du moulin, suzerain de grain, dont tous les habitants dépendaient pour pouvoir manger à leur faim. Gilles, vous, l’avez compris, distribuait les pains. Et vous mangerez dans sa main. Gilles n’était qu’un serf du baron local, mais il faisait office de parrain ici-même. Et pour fédérer, comme vous le savez il faut un ennemi. En ce temps-là, pas de télé, donc le voisin d’à côté remplissait parfaitement ce rôle. Le voisin était là, en face, de l’autre côté de la Marne. Une frontière fratricide qui voyait pour seul missile des insultes affutées, et livrées par missive. Ce conflit durait depuis que Gilles était enfant. Il en a pourtant bien profité, mais à 40 ans il était las de tant d’incivilité et de haine pour des hommes qui leur ressemblait comme deux gouttes d’eau. Gilles, rêvait de paix. Une paix qui bien sûr servirait ses intérêts. Bien, sûr, ses motivations ne serviraient que ses seules ambitions. Marier Mary à Freüd. Le fils aîné de Gascon le Meunier, maffieux en chef des meldeux pour les mêmes raisons que Gilles … bien évidemment. Dans son obsession, Gilles souhaitait bâtir un pont entre les Meldeux (iléosmeldois) et les Tancrous (tancrétiens). Eh oui, comme le dit le célèbre adage : « Meldeux tête de nœud, Tancrou ventre à choux. » Le pont bâti, il assassinera Gascon et deviendra seigneur du pont. De quoi impressionner le baron qui règne sur lui. Dans le démon de ses tentations, il sera baron à la place du baron. Et pour cela, il devra juste marier sa plus belle fille à l’aîné de Gascon. Un gentil garçon somme toute, mais, de 23 ans l’aîné de Mary, Freüd était connu pour ses violents maux de crâne, qui le faisaient répéter en boucle « est-ce Œdipe qui sort de la mère ou la mère qui sort d’Œdipe ? » Le mariage fut très vite consenti par les deux partis … mais jamais par Mary. Le soir de leur nuit de noces, Freüd se serra si fort le crâne qu’il dit à Mary « il n’y a pas de destin plus fatal qu’un Œdipe féminin ; ton père t’a tellement trahi ». Mary, dans la fleur de l’âge, pouvait être volage, à Isles, capitales des Meldeux, pendant les violents maux de crâne de son mari. Mary, qui assistait juste son mari vers une mort digne, rompit ses serments avec Ptolémée, fils du forgeron, 16 ans, toutes ses dents, muscles saillants, avec une façon de façonner le métal en fusion plus qu’enivrante. Ce fut un amour qui se paya au prix du fer chaud, sans mauvais jeu de mots. L’union fut assez vite découverte par Gascon, baron d’Isle, à qui les nombreux Meldeux passent leur temps à remplir ses oreilles en délation pour entrer dans sa bénédiction. La fille du voisin de Ptolémée, jalouse comme un tison embrasé, s’en est allée répandre son poison dans les oreilles de Gascon… Son sang ne fit qu’un bond ; il convoqua Gilles de manière tyrannique avec sa Mary rouée de coups : les crises d’épilepsie de Freüd. Gilles n’eut que le choix d’adhérer au châtiment de Gascon : le châtiment du limon. Tiré d’une loi antique d’origine babylonienne qui n’a rien de tantrique mais qui est pourtant pérenne. « Les amants ayant pêché et commis l’adultère seront jetés à la rivière. Et de son seul pardon, le prix de leur tentation sera oublié. » En cette période de l’année, la Marne était en crue. En ce temps-là, vous imaginez bien qu’elle n’était pas docile comme aujourd’hui. On n’avait pas encore engrossé ses méandres de barges de commerces. Revenons-en à notre châtiment : Ptolémée réussit à braver et à éponger ce mauvais bouillon. Mary, elle, a sombré jamais en son fond, mais son cadavre n'est jamais entré en décomposition. Le sable du lit de la rivière, les eaux, les poissons, et toutes les racines des environs l’accueillirent, elle, coulant sous le poids de la damnation. L’adoptant à jamais dans leur juxtaposition d’acides aminés, désormais animés de sa présence. Ondine, elle était devenue. L’esprit que vos ressentez à présent aujourd’hui. La malédiction de Mary, ou Ondine, ne s’arrêtait pas à sa funeste disparition… Non, évidemment, le jour de son ascension, ou plutôt de sa dés-ascension, le limon prononça ce sermon : toi, femme ayant succombé aux tentations de tes passions, tu giras et t’écouleras au rythme des sédimentations. Et tu signifieras la calcification des bouffons audacieux, pensant pouvoir te séduire à l’élocution de leurs allitérations. Et le prix de leur prétention sera l’alimentation de moi : le limon. Toi ma fidèle, tous les mille ans tu pourras retrouver ton amant, tous les mille ans tu pourras retrouver ton apparence d’antan, sur un trône fumant de prétendants malfaisants… Pendant mille ans Mary les a dragués vers les bas-fonds, pochetrons et mauvais garçons on t servi d’alimentation au limon. Mille ans ont passé, et bien sûr les cadavres gisent aux tréfonds de la marne. C’est là, en année 1917, qu’elle quitta son rôle de spectre et qu’elle put à nouveau chanter à haute voix. C’est en ce temps qu’elle put rencontrer Billy.