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Le chartisme

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Le chartisme
FABRICE BENSIMON
M
ouvrier
britannique, le chartisme
(1838-1858) demeure méconnu en France, quand le terme même n’est pas
simplement ignoré. Il est absent des cours d’histoire, tant dans le secondaire
qu’à l’université, et la dernière monographie qui lui a été consacrée en
français a près d’un siècle [Dolléans, 1912-1913]. Pourtant, sous la monarchie de Juillet, il intrigue, voire fascine le parti de la réforme, de Flora Tristan à
Étienne Cabet, même si ceux-ci placent la France au centre de leur projet et
vouent aux gémonies un modèle anglais jugé matérialiste et aristocratique. La
Charte du peuple publiée en mai 1838, qui réclamait l’instauration du
suffrage universel, du vote secret et de l’indemnité parlementaire, a pâti d’un
long oubli, dans une France centrée sur sa culture politique nationale et où le
suffrage universel semble acquis dès 1848. Outre-Manche, en revanche,
l’intérêt pour ce mouvement chez les historiens et le grand public ne se
dément pas. Un siècle et demi après la parution de la première History of the
Chartist Movement [Gammage, 1854], le chartisme continue d’être très étudié.
Des dizaines d’articles et plusieurs livres sont parus à son sujet ces dernières
années. Il fait l’objet d’usages politiques variés, en tant que moment fondateur de la démocratie britannique, ou premier parti politique ouvrier.
OUVEMENT POLITIQUE
L’ÂGE D’OR DU RADICALISME
Depuis trente ans, les historiens du linguistic turn – qui considèrent que la
recherche historique doit s’intéresser au langage et au discours – insistent sur
le langage du chartisme et sur son inscription dans la tradition des radicaux
qui, depuis les années 1780, exigent la réforme du système électoral et la fin
de la « vieille corruption » [Stedman Jones, 1983]. Les circonscriptions
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électorales concernées sont en effet sous le contrôle d’un propriétaire terrien
qui exerce une influence directe sur l’issue du scrutin (« bourgs de poche »),
quand l’élection n’est pas tout simplement achetée (« bourgs pourris »). La
réforme électorale de 1832, obtenue au terme d’une séquence quasi révolutionnaire, élargit le scrutin à des pans plus larges d’une middle class en pleine
ascension ; quelque 800 000 hommes ont désormais le droit de vote dans un
Royaume-Uni qui compte alors 24 millions d’habitants, dont 8 millions en
Irlande. En Angleterre, 15 % des hommes adultes jouissent du droit de vote ;
les villes industrielles en développement sont désormais mieux représentées
et la corruption recule.
Cependant, les couches populaires qui se sont mobilisées pour la réforme
se sentent souvent flouées par le Parlement qui en est issu. La Charte du
peuple (qui a donné son nom au chartisme), publiée le 8 mai 1838 par la très
modérée Association des travailleurs londoniens, reprend les revendications
radicales avancées depuis la fin du XVIII e siècle en six points désormais
célèbres : le suffrage universel masculin ; le secret du scrutin (contre les pressions des propriétaires et des employeurs) ; l’abolition du cens d’éligibilité ; la
rémunération des députés (pour que des hommes issus du peuple puissent
siéger) ; l’équité des circonscriptions électorales (pour que les villes industrielles soient aussi bien représentées que les comtés et les bourgs anciens) ;
et l’élection annuelle de la Chambre des communes, de façon à ce que les
députés reflètent fidèlement l’opinion populaire.
De leur côté, les historiens inspirés par le marxisme ont mis en évidence
le caractère social, prolétarien du chartisme [Thompson, 1984 ; Saville, 1987 ;
Belchem, 1982]. D’abord, dans ses origines. Ainsi, un de ses ferments est la
nouvelle loi sur les pauvres de 1834, qui réduit l’assistance aux indigents et
les oblige désormais à vivre dans des asiles, les workhouses, où les familles sont
séparées et dont le régime est quasi carcéral ; ces « Bastilles des pauvres » suscitent un vaste mécontentement. D’autres causes mobilisent les milieux radicaux, à l’instar du travail en usine, peu réglementé malgré une timide loi de
1833 sur le travail des enfants dans les fabriques textiles. Des organisations
syndicales nationales tentent de se constituer ; elles réclament une limitation
des heures de travail et luttent contre la baisse des salaires. Le cas des « martyrs
de Tolpuddle », six ouvriers agricoles trade-unionistes du Dorset déportés en
Australie en 1834, est une cause célèbre de la période. Ou encore les « taxes
sur le savoir », c’est-à-dire le droit de timbre sur les journaux, dont le niveau
élevé limite la diffusion de la presse ouvrière, et qui fait l’objet d’une vaste
mobilisation jusqu’à sa diminution en 1836. De nombreux radicaux ont fait
leurs armes dans cette « guerre des sans-timbres » (the war of the unstamped) et
l’expérience acquise dans la production et la diffusion de ces journaux sera
précieuse pour le chartisme.
Au-delà de ses revendications démocratiques, le chartisme est un mouvement ouvrier : ses partisans sont convaincus qu’une Chambre des communes
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CHARTISME
élue au suffrage universel dans un pays où quatre sujets sur cinq sont des
travailleurs manuels légiférera en leur faveur. « Cette question du suffrage
universel, souligne en 1838 le révérend Joseph Rayner Stephens, était une
question de couteau et de fourchette après tout ; cette question était une question de pain et de fromage, quoi qu’il ait été dit contre elle. » En outre, le
caractère très largement ouvrier des rangs et de la direction chartistes, surtout
à partir de 1842, contribue à lui donner une dimension éminemment
populaire.
UN MOUVEMENT DE MASSE
AU RÉPERTOIRE D’ACTION RENOUVELÉ
Ce qui est nouveau dans le chartisme tient moins à son programme qu’à
son ampleur, à son caractère massif, national, et à la vitesse à laquelle ses idées
et propositions se diffusent. À la charnière entre une culture essentiellement
orale et celle de l’imprimé, le chartisme se distingue aussi par la profusion de
ses pamphlets et de ses journaux – peut-être cent vingt périodiques au total
sur l’ensemble de la période, lesquels forment la base de sa culture politique.
Le Northern Star (1837-1852) se distingue tant par sa longévité que par son
rayonnement. À côté des célèbres éditoriaux que son directeur, Feargus
O’Connor, adresse aux chartistes « aux vestes de futaine, aux mentons mal
rasés et aux mains pleines de cloques », le journal rend compte de l’activité
du mouvement à travers tout le pays, dans ses formes les plus diverses
(comptes rendus des réunions et des « soirées », souscriptions, poésie, recensions, articles de politique étrangère, etc.). Publié à quelque 40 000, voire à
80 000 exemplaires à son pic en 1839 – le quotidien dominant, le Times, tire
alors à 10 000 exemplaires –, cet hebdomadaire fait l’objet le plus souvent
d’une lecture collective, dans les foyers, les tavernes, lors des réunions, ou
dans les ateliers, par un ouvrier payé par ses camarades de travail. Sa riche
typographie (italiques, capitales, points d’exclamation, etc.) contribue à la
théâtralisation de ces lectures publiques [Chase, 2007]. Ce fut, de loin, le
journal politique le plus influent de l’époque.
La filiation du langage et du répertoire d’action collective avec ceux des
radicaux de la fin du XVIIIe siècle se confirme dans le cas du pétitionnement,
une modalité ancienne qui change toutefois de dimension. Les trois pétitions présentées au Parlement en 1839, 1842, 1848 rassemblent respectivement 1,28, 3,32 et 1,9 millions de signatures, soit des niveaux inédits,
supérieurs à celui des électeurs du pays légal, ce qui n’empêchera pas la
Chambre des communes de les rejeter par trois fois. Les 3,3 millions de signatures de 1842 représentent le tiers des adultes britanniques, 3,5 fois le nombre
de votants aux élections parlementaires. La signature, geste militant, est
parfois ritualisée, à l’instar de la remise au Parlement.
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Les études locales ont enrichi notre connaissance d’un mouvement polymorphe, marqué par des spécificités [Goodway, 1982 ; Jones, 1983 ; Pickering,
1995 ; Fraser, 2010], en dépit de l’unicité des revendications, de la large diffusion du Northern Star et de la nationalisation de l’espace politique que favorise le développement du réseau ferroviaire. À côté de la presse, les orateurs
itinérants maintiennent le lien entre les sections et contribuent fortement à la
cohésion du mouvement. En 1838-1839, des organisations chartistes existent dans quelque 640 localités [Chase, 2007]. Les bastions sont d’abord les
grandes villes industrielles (Manchester, Birmingham, Sheffield, Leeds ou
Glasgow), les grands ports, comme Bristol ou Liverpool, ainsi que de
nombreuses villes moyennes développées autour d’une industrie (textile, fer)
ou d’un bassin houiller. Le nord de l’Angleterre joue un rôle déterminant aux
débuts du mouvement. Londres, alors la plus grande ville au monde, compte
également plusieurs dizaines de sections, mais ne fut pas le centre réel du
mouvement avant 1842, et surtout 1848 [Goodway, 1982]. Les Irlandais, qui
fournissent de gros bataillons à l’industrialisation britannique, sont
nombreux à tous les échelons. Il faut également évoquer les ramifications
hors de Grande-Bretagne : en Irlande, où le mouvement est confronté à
l’opposition du grand dirigeant nationaliste Daniel O’Connell et de l’Église
catholique ; en France, où des sections sont formées par des ouvriers
migrants ; aux États-Unis ou en Australie enfin, où il est cependant plus juste
de parler de chartistes émigrés que d’organisation chartiste.
Dénombrer les chartistes est délicat. À son apogée en 1842, la National
Charter Association regroupe 50 000 membres répartis en 400 sections. La
Land Plan Company (Compagnie du plan agraire), fondée en 1845 par
Feargus O’Connor pour permettre aux souscripteurs d’acheter une part dans
une communauté agraire, a compté quelque 70 000 souscripteurs. L’influence
du chartisme se mesure également, au-delà des pétitions, au succès des
meetings en plein air et aux défilés (processions), lesquels réunissent souvent
plusieurs dizaines de milliers de participants.
RITUELS ET CULTURES POLITIQUES
Alors qu’en France les réunions publiques, quand elles ne sont pas interdites, se déroulent dans les clubs, le meeting en plein air constitue, en GrandeBretagne, la principale forme de rassemblement contestataire, dans la
tradition des rassemblements monstres (monster meetings) établie dans les
années 1820 en Irlande par l’Association catholique d’O’Connell. Tenir ces
réunions à l’écart des villes, dans les campagnes environnantes, permet
d’échapper à la répression, à la dispersion par les autorités ou aux poursuites
judiciaires. Nombre d’entre elles sont réduites et organisées en secret. D’autres
sont, au contraire, massives et très ritualisées. Benjamin Wilson se souviendra
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ainsi d’avoir quitté Halifax (Yorkshire), à la Pentecôte 1839, pour marcher une
quinzaine de kilomètres en cortège, grossi en chemin par des participants de
plusieurs villes, jusqu’à Blackstone Edge, une colline rocheuse, lieu de convergence des colonnes venues avec leurs fanfares et leurs étendards. Ces
meetings, dont le caractère théâtral et les discours souvent véhéments
effraient les autorités et les bourgeois libéraux, impressionnent par leur discipline. La Saint-Lundi est un jour de prédilection, en ces temps où les ouvriers
qualifiés résistent à la semaine de travail de six jours que veulent imposer les
fabricants. Les réunions armées nocturnes du Lancashire, à la fin 1838,
éclairées à la torche dans une ambiance très tendue, sont parmi les plus spectaculaires et renforcent les sentiments d’unité et de confiance de l’assistance.
On connaît mieux, maintenant, les différentes formes de la culture chartiste, en particulier l’accent mis sur la tempérance et l’éducation, l’influence
des Églises. Aux yeux de nombreux militants, la consommation d’alcool, très
importante à l’époque victorienne, est l’un des fléaux de la classe ouvrière.
Tant les orateurs que les journalistes chartistes font leur la lutte contre l’ivrognerie, au moyen de la tempérance (une consommation modérée et le renoncement aux alcools forts) ou de l’abstinence complète (teetotalism).
L’engagement est identique en faveur de l’éducation. En l’absence de système
unifié et public d’enseignement primaire, celle-ci repose sur les Églises, à
travers les écoles de jour ou celles du dimanche. Les chartistes nourrissent la
plus grande défiance à l’égard de ces institutions et tentent de mettre sur pied
leurs propres écoles. Plusieurs responsables s’y consacrent pleinement,
notamment quand ils s’éloignent d’un chartisme qu’ils jugent désormais trop
radical. William Lovett, par exemple, fait de la constitution d’un système
national d’éducation, financé et contrôlé par la population, son principal
combat après 1841. D’autres, comme Robert Lowery, se consacrèrent au
mouvement pour la tempérance. Mais Feargus O’Connor et les principaux
dirigeants du mouvement polymorphe qu’est le chartisme intègrent ces différentes causes à leur propagande, tout en refusant qu’elles se substituent à la
plate-forme démocratique qui leur semblait centrale.
On ne peut rattacher les chartistes à aucune confession : si certains sont
athées, la plupart appartiennent cependant à une Église et leur rhétorique
demeure teintée de religion et de valeurs chrétiennes. Après 1839, les orateurs
insistent souvent sur l’humanité du Christ et sur son message moral. Face au
conservatisme social et politique non seulement de l’Église anglicane mais
aussi des différents courants non conformistes, les chartistes ouvrent un
certain nombre de lieux de culte. C’est surtout vrai en Écosse – qui en compte
jusqu’à une trentaine –, tandis que l’on recense une vingtaine d’églises chartistes anglaises, souvent éphémères. D’autres organisations, comme les
sociétés mutualistes, les coopératives de consommation, voire les trade unions
– syndicats ouvriers britanniques –, font également partie du mouvement,
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qui, pendant une décennie, absorbe l’essentiel des organisations ouvrières
antérieures.
Les chartistes usent de toutes les formes de la culture populaire pour faire
passer leur message : théâtre, carnavals, sermons, poésie, romans, hymnes,
chorales, camp meetings, etc. Si l’expression de « contre-société » serait
anachronique les concernant, les militants et leurs familles baignent bel et
bien dans une culture spécifique. Les enfants prennent ainsi place dans les
chœurs qui ouvrent les défilés. Certains concourent à la fabrication d’objets
militants, telle cette broderie de 1847 qui, réalisée par l’une d’entre eux, Ann
Dawson, proclame : « La Charte et on ne renonce pas ! » (« The Charter and no
surrender »). Les nombreux prénoms inspirés par le chartisme sont un autre
aspect de cet engagement familial : lors du recensement de 1851, 316 enfants
portent le prénom, auparavant très rare en Angleterre, de Feargus, auquel les
parents ont parfois adjoint O’Connor [Chase, 2007].
STRATÉGIES POLITIQUES
ET IDENTITÉS SOCIALES DIVERGENTES
Toute l’histoire du chartisme est marquée par des divisions internes. La
première pétition, en 1838-1839, à l’origine de la plus vaste mobilisation,
ravive les craintes d’une révolution au sein des élites. Nombre de chartistes
sont alors convaincus que leur mouvement est irrésistible et que la victoire
est une question de mois, voire de semaines. Réunis en convention en
juillet 1839, lors du dépôt et du rejet par le Parlement, les délégués chartistes
finissent par appeler à une grève générale de trois jours. Celle-ci est diversement suivie, mais le gouvernement y réagit par l’arrestation de la plupart des
dirigeants chartistes. Ces derniers en conviennent : le pouvoir politique tient
bon et l’armée ne se rallie pas au peuple. Obtenir l’approbation de la Charte
passe par un travail patient et la création d’une véritable organisation
nationale.
Les militants se divisent en partisans « de la force morale » (la Charte doit
s’imposer sans violence) et tenants « de la force physique » (si le Parlement
méprise la demande du peuple, alors la violence est justifiée). Après l’échec
de 1839, les chartistes poursuivent leurs activités publiques, mais organisent
aussi des réunions clandestines, rassemblent des armes et envisagent une
insurrection ou de résister à une attaque du gouvernement. Le soulèvement
de Newport, le 4 novembre 1839, est la forme la plus radicale de ces préparatifs : quelque 5 000 mineurs et sidérurgistes, armés de gourdins, de piques
et de fusils, marchent en colonne sur cette ville industrielle du sud du pays
de Galles. Au moins vingt-deux d’entre eux sont tués par la troupe qui en
blesse grièvement cinquante. La condamnation à mort des trois meneurs,
John Frost, William Jones et Zephenia Williams, finalement déportés, suscite
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une protestation de masse, notamment par voie de pétitions [Jones, 1999].
Pour tous, adeptes de la force morale et de la force physique confondus, la
preuve est faite que les autorités ne reculeront devant aucun massacre. Celui
de Peterloo, le 16 août 1819, est alors une référence : un meeting radical en
plein air à Manchester avait été attaqué par la milice, faisant onze morts et
plusieurs centaines de victimes.
La divergence entre « force morale » et « force physique » en recouvre
d’autres. Dans les premiers temps du chartisme, plusieurs responsables
souhaitent une alliance avec les bourgeois libre-échangistes de la Ligue pour
l’abolition des lois sur les grains, qui obtiennent gain de cause en 1846.
William Lovett, on le sait, prend ses distances, à l’exemple d’Henry Hetherington. Bien que surtout composé de travailleurs manuels, le chartisme rallie
aussi des petits commerçants (en particulier, des libraires, aubergistes ou
tenanciers de pubs) et d’anciens ouvriers qui ont gagné le bas de l’échelle des
professions libérales (médecins, pharmaciens). À l’exception des travailleurs
agricoles, peu nombreux, la sociologie du chartisme reproduit celle des classes
laborieuses de l’époque. Certains métiers sont particulièrement représentés,
à l’instar des cordonniers et des tailleurs. Mais ce qui domine, plutôt que la
surreprésentation d’une catégorie, c’est la grande diversité sociale. Dans
chaque section, on trouve la palette des nombreux métiers non encore
affectés par la mécanisation (forgerons, maçons, menuisiers, tailleurs, cordonniers, couteliers, manœuvres, terrassiers, mineurs, etc.) et, dans les villes
industrielles, un grand nombre d’ouvriers de fabrique : fileurs et surtout tisserands de coton ou de lin, cardeurs, etc. Cette diversité se retrouve parmi les
dirigeants locaux et nationaux [Thompson, 1984].
Le principal leader, Feargus O’Connor, est issu d’une famille protestante
irlandaise – son oncle avait été républicain au temps de la Révolution française puis général de Napoléon. Ancien député de l’île, Feargus est plus un
meneur d’hommes qu’un théoricien. Longtemps rendu responsable de
l’échec du mouvement, O’Connor sort réhabilité par des travaux récents, qui
insistent sur ses qualités de fédérateur. Démagogue, le « Lion de la liberté »
l’est assurément, comme tous les grands dirigeants plébéiens de l’époque.
Mais, alors que les élites cultivées contestent aux classes populaires la capacité d’intervenir dans l’espace politique, Feargus O’Connor prône leur droit
inaliénable à le faire. Doté d’une grande énergie, d’une forte présence
physique et d’un charisme oratoire exceptionnel, sa fidélité à la cause du
suffrage universel lui permet de rallier des militants dont les objectifs à plus
long terme divergent.
Outre les « orateurs itinérants », dont la notoriété remplit les lieux de
rassemblement – Peter Murray McDouall, Thomas Cooper, John Taylor,
Julian Harney, Bronterre O’Brien ou Ernest Jones –, chaque région dispose de
dirigeants locaux dévoués. Par exemple, Samuel Holberry, benjamin d’une
fratrie de neuf enfants dans une famille d’ouvriers agricoles, lui-même ouvrier
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d’usine, travailleur agricole, soldat, distillateur, tonnelier puis agitateur politique à Sheffield, où il dirige le mouvement local. Arrêté pour conspiration
en 1840, dans la foulée du soulèvement de Newport, Holberry est condamné
à quatre ans de prison et de travaux forcés. Dans la geôle de Northallerton
(Yorkshire), l’une des pires du pays, ses séjours en cellule d’isolement alternent avec le travail forcé. Il meurt en prison, de la tuberculose, à vingt-sept
ans ; 50 000 personnes assistent à ses obsèques [Chase, 2007].
La distance, pour ne pas dire l’hostilité, de la middle class à l’égard du chartisme est souvent citée comme l’un des facteurs de son échec. En France, si le
petit peuple parisien parvient, dit-on souvent, à renverser Charles X en 1830
puis Louis-Philippe en 1848, c’est en raison d’une alliance avec la bourgeoisie contre le pouvoir. Rien de cela outre-Manche, où les grands journaux
conservateurs et libéraux, ainsi que d’innombrables textes – dont le plus
connu est peut-être le Chartism (1839) du penseur écossais Thomas Carlyle –
viennent alimenter l’idée que les chartistes sont dangereux, voire quasi
bestiaux. Selon Thomas Babington Macaulay, le suffrage universel est
« incompatible avec l’existence même de la civilisation ». La littérature de
l’époque, de Charles Dickens à Elizabeth Gaskell, de George Eliot à Alfred
Tennyson, décrit invariablement une « populace » égarée par des démagogues
sans scrupule. Une grande partie de la middle class, bénéficiaire du droit de
vote, grignote le pouvoir local de l’aristocratie, tandis que le Parlement
réformé prend des mesures qui satisfont ses objectifs : nouvelle loi sur les
pauvres en 1834, réforme municipale en 1835, abrogation des lois sur les
grains en 1846. Le suffrage universel ne fait pas partie de ses aspirations, dès
lors qu’elle juge la grande masse des Britanniques trop peu éduquée pour
exercer ses droits civiques. Dans une société très ségréguée, les rares chartistes
d’origine bourgeoise sont perçus comme des traîtres à leur camp.
Depuis les années 1970, la place des femmes dans le mouvement chartiste a fait l’objet de plusieurs travaux. L’historienne Anna Clark a souligné
leur faible rôle dans un mouvement strictement contrôlé par des hommes et
rompu à la rhétorique de la domesticité et des sphères séparées [Clark, 1995].
La réalité est plus complexe. Il est certes rare que des femmes prennent la
parole dans les réunions publiques. Elles ne sont guère plus à leur place dans
les lieux essentiellement masculins que sont les pubs et les auberges. Plus
d’une centaine de groupes chartistes sont cependant exclusivement féminins,
et 430 autres sont mixtes. Les dirigeants chartistes encouragent les femmes à
signer la pétition, et de 13 % à 20 % des signataires de celle de 1839 sont des
femmes. Elles sont particulièrement actives dans le soutien aux prisonniers,
dans les campagnes de pression et les boycotts contre les commerçants, dans
les cercles d’éducation ou de confection de bannières.
Cela dit, alors qu’en 1832 le Parlement a mis fin au droit de vote pour les
rares veuves et célibataires remplissant les conditions de cens, la participation de femmes est utilisée par leurs adversaires pour discréditer les chartistes.
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CHARTISME
Progressivement, le mouvement cède à cette pression pour épouser de façon
plus nette l’idéal de l’homme soutien de famille (male breadwinner) et de la
respectabilité victorienne. En 1848, les femmes ne constituent plus que 8 %
des signataires et semblent rares lors du grand rassemblement du 10 avril,
dont deux photographies nous sont parvenues. Fût-il masculin, l’engagement chartiste implique néanmoins toute la famille : le risque de perdre le
revenu, mais aussi la liberté, ou encore l’obligation d’émigrer concernent
l’ensemble de ses membres. Ainsi, quand le chartiste londonien William
Cuffay perd son travail de tailleur, son épouse devient femme de ménage,
avant que ses employeurs ne la renvoient en raison des activités politiques de
son mari.
1848 ET APRÈS
Les mois qui suivent les soulèvements de février et mars 1848 à Paris,
Berlin et Vienne coïncident avec le dernier élan du chartisme et, d’une
certaine manière, avec son chant du cygne. Le rassemblement organisé à
Londres, le lundi 10 avril 1848, pour la remise de la pétition, inquiète les autorités, qui font évacuer la reine Victoria et sa famille, et mobilisent, sous la
houlette du duc de Wellington, quelque 8 000 soldats et 85 000 gardes
spéciaux, civils assermentés pour l’occasion. Tout ce que la ville compte de
propriétaires est mobilisé avec succès, jusqu’au prince Louis Napoléon Bonaparte, pour prêter main-forte à la troupe contre la « sédition ».
Comme les précédentes, la troisième pétition chartiste est rejetée par le
Parlement ; le pouvoir multiplie les arrestations, les procès et les déportations. John Saville a montré à quel point les progrès dans l’organisation de
l’État (armée, police, justice) avaient contribué à la défaite du chartisme
[Saville, 1987]. Des centaines de chartistes sont emprisonnés. À la différence
des années 1810 et 1820, le pouvoir, soucieux de ne pas faire de martyrs,
renonce aux exécutions pour « sédition ». Il recourt abondamment, en
revanche, à la déportation vers les colonies pénitentiaires d’Australie : une
centaine de chartistes sont ainsi exilés en Tasmanie, à l’instar du dirigeant
londonien William Cuffay, fils d’un ancien esclave de St. Kitts, tailleur de son
état, qui y finira ses jours en militant [Chase, 2007].
Nombre d’anciens chartistes émigrent et emportent avec eux leurs aspirations démocratiques. En Australie, les anciens militants font valoir leurs principes dans plusieurs États. Le suffrage universel, le secret du scrutin
(l’Australian ballot) ou la rémunération des députés y sont peu à peu adoptés à
partir des années 1850, bien avant que ce soit le cas au Royaume-Uni.
En Grande-Bretagne même, des groupes, des hommes et des journaux
continuent de se réclamer du chartisme pendant encore dix ans, notamment
autour d’Ernest Jones et de Julian Harney, deux jeunes dirigeants
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internationalistes, liés à Marx et Engels. Ils cherchent à fondre la tradition
chartiste et le socialisme continental en un mouvement pour « La Charte et
quelque chose de plus », ce « plus » étant notamment la terre et l’organisation du travail. Avec d’anciens chartistes, ils se lient aux réfugiés républicains
et socialistes du continent. D’autres s’impliquent dans un vaste éventail
d’activités politiques ou associatives. Au cours des années 1865-1867, la cause
de l’extension du droit de vote mobilise nombre d’anciens chartistes, à l’instar
d’Ernest Jones, candidat du Parti libéral de Gladstone. La réforme de 1867
donne le droit de vote aux ouvriers qualifiés, cependant que, peu à peu, cinq
des « six points » sont adoptés, à la seule exception de l’élection annuelle du
Parlement : abolition du cens d’éligibilité (1858), secret du scrutin (1872),
égalité des circonscriptions (1885), rémunération des députés (1911) et
suffrage universel masculin (1918).
La mémoire du chartisme est entretenue notamment lors des enterrements, comme ceux de Feargus O’Connor en 1855 ou d’Ernest Jones en 1869,
qui rassemblent chacun quelque 50 000 personnes. En 1854, l’ancien chartiste Robert Gammage publie une première histoire du mouvement. À la fin
du XIXe siècle, alors que les organisations syndicales, socialistes et travaillistes
progressent, l’héritage chartiste est largement revendiqué. À partir des
années 1880, de nombreuses autobiographies soulignent l’engagement des
auteurs dans leur jeunesse, jusqu’à ce qu’en 1906 un journal lance un débat
sur l’identité des derniers chartistes [Chase, 2007]. Un siècle plus tard, cet
intérêt emprunte des formes diverses, au titre du savoir (livres, articles,
colloques annuels, expositions, émissions de radio ou de télévision), mais
aussi des cultures militantes et des lieux de mémoire : commémorations,
monuments publics (Preston, Newport, Hyde), voire généalogies
(<www.chartists.net>) et histoire familiale. Souvent célébré comme fourrier
de la démocratie britannique, le chartisme continue d’être aussi revendiqué
comme une des « aurores du mouvement ouvrier » [Dolléans, 1912-1913].
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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