CHAPITRE XIX ORDRE RELIGIEUX DES NAKECHIBENDYA SID EL-KHOUADJA-ABED-ED-DINMOHAMMED- BEN-MOHAMMED-BEHA-EDDIN-EL-BOKHARI-EN- NAKECHIBENDI. (An 719 de l’Hégire. - 1319-1320 de J.-C.) Le Pir Sid El-Khouadja-Abed-ed-Din-Mohammedben- Mohammed-Beha-ed-Din-el-Bokhari-enNakechibendi est mort l’an 719 de l’Hégire (13191320 de J.-C.), à KsarArifan, en Perse. Il a laissé deux ouvrages intitulés El-Makemat et Aourad-elBahaïat ; le premier est un livre de mélanges philosophiques et littéraires, le second un livre de prières, très estimé de tous les Musulmans. Beha-ed-Din-Nakechibendi était un homme d’un grand savoir, d’une piété sincère et d’une grande vertu, en un mot c’était un véritable soufi. Frappé des abus qui s’étaient, peu à peu, introduits dans les pratiques et dans la discipline des ordres religieux, il en- treprit de ramener les Musulmans aux pures doctrines ensei- gnées, aux premiers temps de l’Islam, par les imam et khalifa AbouBeker et Ali. Convaincu d’ailleurs que la vie monastique, telle qu’elle était alors menée dans les konia ou zaouïa d’Orient, était à la fois contraire à la loi musulmane(1) et aux principes de la vraie morale, il n’essaya pas de fonder un ordre religieux, dans le vrai ____________________ (1) Ce qui est exact. — 284 — sens du mot ; il institua une sorte d’association religieuse ayant pour but les réunions pieuses et les prières en commun, sans manifestations extérieures ni pratiques particulières. Il avait, en effet, pour coutume de répéter : l’extérieur est pour le monde, l’intérieur est pour la Vérité (pour Dieu). Mais bientôt ces associations se multiplièrent et, du vi- vant même de leur promoteur, elles arrivèrent à s’organiser tout à fait comme les autres ordres religieux, à cette diffé- rence près que la vie conventuelle n’y fut jamais en honneur. Cet ordre des Nakechibendya est compté au nombre des ordres cardinaux (Oussoul) de l’islam, et c’est un des plus considérés, tant à cause de l’élévation de ses doctrines, qu’à cause de la situation sociale des gens qui le composent et qui, tous, sont des gens bien posés parmi les savants, les gens du monde, les hauts fonctionnaires. Les adeptes, même dans leur mysticisme exagéré, conservent toujours une certaine modé- ration et ils gardent, en toutes circonstances, les allures de gens intelligents et bien élevés. L’ordre des Nakechibendya est à peu près inconnu en Afrique, du moins dans le Mar’reb, mais il compte en Asie de nombreux adhérents et de véritables savants. Cheikh- Snoussi; qui y est affilié, parait en faire le plus grand cas ; il le nomme dans ses appuis, et il a soin de bien faire ressortir qu’aujourd’hui les Nakechibendya ont des attaches avec les ordres des Seddikya, Djenidya et Qadrya, c’est-à-dire avec les ordres principaux d’où dérivent tous les ordres africains. C’est en raison de cette relation, dont la gravité ne sau- rait échapper, que nous avons cru devoir consacrer quelques mots à cet ordre et donner, ici, quelques-uns des détails que nous avons pu nous procurer et quelques extraits que nous empruntons à l’Abreuvoir du cheikh Snoussi. — 285 — Voici d’abord la chaîne des Saints ou maîtres éducateurs : L’ange Gabriel. — Le Prophète. — 1, AbouBeker-es-Seddik. — 2, Selman-el-Farasi. — 3, Kacem-benMohammed-ben-Abou-Beker-es-Sed- dik. — 4, Djafar-benSaddok. — 5, Abou-Yazid-el-Bostami. — 6, Abou- en-Nacerel-Kerkani. — 7. En-Nessadj-ben-ech-Cheikh-Aboul-KacemAbd-er-Rahman-ben-Ali-el-Kerkani-et-Tounsi. — 8, Ali-elAremdani(l). — 9, E1-Hedja-er-Razali. — 10, Khouadja-AbouYoucef-el-Hemdani. — 11, El-Khouadja-Abd-el-Kholek-elMedjedani(2). — 12, El-Khouadja- Mohammed-el-AdjezFaker-Kekelouli. — 13, Hederet-el-Khouadja-Ali- erRemelemteni(3) el-Azizat. — 14, El-Khouadja-Aref-Dioukeri. — 15, El-Khouadja-Abed-ed-Din-Mohammed-benMohammed-Beha-ed-Dinel-Bokhari-en-Nakechibendi. Cette chaîne ne contient, en dehors d’Abou-Beker-es-Seddik, aucun nom de chef d’ordre, mais En-Nessadj-ben-Ali-elKerkani (n° 7 de la chaîne), avait reçu l’Ouerd des Djenidya, par Abou-Otsman-Saïd- ben-Sellem-el-Mer’arbi, disciple de Abou-Ali-Youssef-ben-Ahmed-el- Kattebi-el-Morsi, disciple de Abou-Ali-ed-Doubari, dit aussi Ahmed-ben- Mohammedben-el-Kacem-ben-Mansour, disciple de Djoneidi. Les attaches des Nakechibendya avec les Qadrya et Cha- delya sont beaucoup plus modernes ; nous croyons inutile de les donner en détail ici, puisque cet ordre des Nakechibendya est à peu près inconnu des Musulmans d’Algérie ; il nous parait suffisant de constater l’existence de ces attaches, et de les rap- procher de celles déjà signalées plus haut avec les Snoussya. Voici maintenant, comme détails sur les doctrines ou le rituel des Nakechibendya, ce que nous trouvons dans le Livre des Appuis du cheikh Snoussi : « Cet ordre remonte à son fondateur et chef suprême, celui qui est le modèle de ceux qui sont dans la voie de la vérité, le saint Beha-ed-Din- Mohammed-el-Boukhari, connu sous le nom de Nakechibondi (que Dieu lui accorde ses grâces !) il repose sur l’anéantissement de l’individualité ____________________ (1) On trouve, suivant les manuscrits : Faremdi, Rassenti, Aremdani. (2) On trouve aussi KedjadouÏ. — Ce sont là des variantes dues sans doute à des erreurs de copistes. (3) On trouve Ramessi. — 286 — de l’homme absorbé dans l’essence de Dieu. On arrive à cette situation par les moyens indiqués ci-après : Le premier consiste à réciter les prières qui plongent l’esprit dans les attributs de la Divinité, et à répéter les paroles qui lui conviennent le mieux, c’est-à-dire : « Il n’y a de dieu que Dieu !» Pour cela, il faut prendre la même posture que pour les prières ordi- naires, fermer les yeux, serrer les lèvres, replier la langue contre le palais et placer ses mains contre les cuisses. Alors, on commence par ménager son haleine et on dit gravement : Il n’y a de dieu que Dieu ! en élevant la tête à partir du milieu du corps et en la reportant à sa position naturelle. On répète cette même invocation, en replaçant la tête au même point de départ, et en la dirigeant vers l’épaule droite, puis enfin vers l’épaule gau- che, toujours avec la plus grande ferveur. Cet acte se répète un nombre de fois impair. Ensuite on oblique la tête à droite et, retenant son haleine, on ajoute : « Mohammed est l’Envoyé de Dieu ! » puis : O Divinité, vous êtes mon but, je crois en vous et je vous implore. Après quoi on donne li- bre cours à sa respiration, pour recommencer encore, et ainsi de suite. On a soin d’observer scrupuleusement de rejeter de son esprit toute pensée autre que celle de la prière, et de s’imposer le recueillement et la ferveur qui conviennent à une pareille situation. Le deuxième moyen se borne à la répétition mentale de l’invocation « Il n’y a de dieu que Dieu, » qui a pour but d’accélérer le résultat vers lequel on tend. « Le troisième moyen, qui consiste à s’absorber dans l’esprit de son Cheikh, n’est profitable qu’à celui qui est naturellement porté à l’extase. Pour atteindre le but, il faut se graver dans l’esprit l’image de son cheikh et la considérer comme son épaule droite, ensuite, tracer de l’épaule au cœur une ligne destinée à donner passage à l’esprit du cheikh, pour qu’il vienne prendre possession de cet organe. Cet acte doit se renouveler jus- qu’à ce que le chef religieux que l’on invoque vienne vous absorber dans la plénitude de son être. Le quatrième moyen repose sur la conscience que l’homme d’être constamment vu et observé par Dieu. Il offre deux manières d’arriver au but : la première consiste à surveiller son cœur et à l’empêcher d’être ac- cessible aux pensées mondaines, jusqu’à ce qu’il soit pénétré de la ferveur la plus parfaite. Le cœur arrive ainsi à percevoir la vérité. Après quoi il se trouve assoupli par le feu qui fait briller la majesté et la grandeur de Dieu de leur plus vif éclat. Cet état d’extase conduit à la vue de son cheikh. La deuxième manière est celle qui amène le plus vite au résultat désiré ; mais elle n’est praticable que pour ceux qui sont doués d’une foi — 287 — sincère, ardente et inébranlable. Si on la choisit, on doit s’absorber avec recueillement dans tout ce qui a trait à la Divinité et au nom de Dieu, sans s’attacher à remarquer si l’on s’exprime en langue arabe ou étran- gère ; il faut faire abstraction complète de son être, absolument comme si on n’existait pas, et agir comme si l’on s’ignorait soi-même, afin de faire affluer les forces physiques et les perceptions des sons vers le cœur vital, en s’aidant de toute sa ferveur. Si ces pratiques présentent des difficultés, on se contente d’abord de s’absorber dans l’esprit de la Divinité, considérée comme un feu indivisible recouvrant tout ce qui est créé, et persister dans cet état, jusqu’à ce que le cœur se soit suffisam- ment préparé à passer à un degré plus élevé, et que l’image (des choses profanes) s’évanouisse. Il existe une particularité chez les Nakechibendya ; ils affectionnent beaucoup de se trouver en réunion de plusieurs personnes au lieu d’être isolés, à la condition de ne s’occuper que de choses pieuses, d’où sont exclues toutes sortes d’intrigues, Ils parlent peu, prétendant, à ce sujet, qu’une trop grande abondance de paroles rend le cœur inaccessible à la ferveur. Il y a encore chez eux une autre singularité qui consiste à réciter le Coran en entier. Chacun sait qu’il est accordé, pour cette pratique, l’ob- tention de choses que l’on désire. En dehors de cela, ils font deux poses de prières, après chacune desquelles ils récitent après la Fatha, le verset d’ElKereb et la Sourate d’El-Ikhelas à trois reprises différentes. Ceci fini, ils font leurs invocations à Dieu, souvent réitérées, après quoi ils récitent la prière dite d’El-Kereb que voici : Il n’y a de dieu que Dieu, le doux, le généreux. Gloire à Dieu, le maître du souverain trône. Louange à Dieu, le maître des Mondes. J’implore de vous toute la miséricorde que vous pouvez me donner et toute la clémence qu’il vous plaira de m’accorder. Fai- tes-moi facilement gagner foutes les vertus, ainsi que mon salut, de toutes les manières. Faites-moi monter au ciel et préservez-moi du feu de l’enfer. Accordez-moi le pardon de mes fautes et la rémission de mes péchés. Ne me laissez pas atteindre par les maux de ce monde sans me secourir. En- voyez-moi tout ce qui vous plaira, je l’accepterai et m’y soumettrai pour votre gloire à vous qui êtes le clément, le miséricordieux. Après cette prière, ils passent à la suivante, qui est indispensable, et que voici : O Dieu, ô vous qui ouvrez les portes, O vous que êtes la cause première de tout. O vous qui êtes celui où aboutissent les cours et la vue de tous les hommes, qui êtes le guide des indécis, le secours de ceux qui vous implorent, l’appui des affligés, venez à mon aide, j’ai recours à vous mon Seigneur. J’abandonne ma destinée à Dieu, à ce Dieu qui donne la vue à ses serviteurs. Cette prière finie, ils arrivent à celle dite El-Khetem- — 288 — el-Mabarek, qui consiste à faire ce qui suit ; réciter sept fois le chapitre de la Fatha, y compris l’invocation Au nom de Dieu, etc. Réciter cent fois l’invocation appelant les bénédictions de Dieu sur le Prophète. Ré- citer 99 fois le chapitre commençant par ces mots : Est-ce que je n’ai pas expliqué, etc. ... ainsi que l’invocation Au nom de Dieu, etc. ... réciter mille et une fois le chapitre d’El-Ikhelas, ainsi que l’invocation Au nom de Dieu, etc. ... Réciter cent fois encore l’invocation appelant les bénédictions de Dieu sur le Prophète ; réciter de nouveau sept fois le chapitre de la Fatha, y compris l’invocation Au nom de Dieu, etc. ... Ces prières terminées, ils demandent à Dieu de reporter les mérites qui y sont atta- chés : sur l’âme de Sidi Khouadja-Beka-ed-Din, et sur celle de tous les chefs spirituels qui se sont succédés dans la branche des Nakechibendya. S’ils désignent nominativement tous ces chefs, le premier passe avant les autres, et ainsi de suite. Ils implorent ces âmes sanctifiées, et les sup- plient de leur accorder telle ou telle chose qu’ils leur demandent. Ces prières se font : soit le vendredi, soit le lundi, ou bien pendant les nuits qui précèdent ces jours-là. Le cheikh de nos cheikhs, Ahmed-ech-Chenraoui dit que l’on doit réciter les prières dites Sebehan, pendant trois nuits consécutives, après s’être purifié, avoir fait ses ablutions, s’être parfumé, s’être paré de deux vêtements neufs et avoir jeûné pendant trois jours. C’est par ce moyen que l’on est le plus proche d’atteindre son but. Tel est le sens des prescriptions de ce saint personnage. Les pratiques dont nous parlons sont ainsi faites lorsqu’on est seul. Si l’on veut se réunir pour les entreprendre, il convient de former un groupe(1) de sept personnes, et les autres assistants doivent observer le plus rigoureux silence pendant que les sept prient à haute voix. Un des assistants compte les prières et les invocations qui se prononcent, en fait la répartition entre tous et veille à ce que le nombres de fois prescrit pour chacune d’elles soit scrupuleusement observé, sans augmentation ni diminution. On mange ensuite certaines choses douces dont on consacre une partie aux âmes des cheikhs. Cette manière de procéder conduit sûrement au but que l’on a en vue ; nulle autre ne peut lui être comparée sous le rapport de la promptitude et de l’infaillibilité des résultats ; elle est semblable à un médicament éner- gique qui combat tous les maux. On l’a expérimentée un nombre de fois incalculable, elle a toujours dépassé toutes les espérances, même dans des cas où l’esprit considérait la chose comme tout à fait irréalisable. Les efforts ____________________ (l) On peut aussi traduire : « Il convient de se grouper au nombre de sept et d’observer le plus grand recueillement pendant qu’on les récite. » — 289 — ont été constamment couronnés d’un succès aussi complet que le désirait l’intelligence. Il est bon, toutefois, d’ajouter que les conditions indispensables pour atteindre le but sont : la confiance, la foi s absolue en Dieu et la représentation constante à l’esprit de l’image du Seigneur. C’est lui qui accorde tout (grâces lui soient rendues !) »