Si vous souhaitez prendre connaissance de notre catalogue : www.editionsarchipel.com Pour être tenu au courant de nos nouveautés : http://www.facebook.com/larchipel E-ISBN 9782809819045 Copyright © L’Archipel, 2017. Sommaire Page de titre Copyright Apparition Première rencontre “TOUS BOURREAUX, TOUS VICTIMES” Coïncidence ? Deuxième rencontre “LA DIFFÉRENCE EST TOUJOURS MAL ACCEPTÉE” Loin Troisième rencontre “MORTS ET RÉSURRECTIONS” Voix Quatrième rencontre “SE DÉFAIRE DE LA GRIFFE MASCULINE” Risquer Cinquième rencontre “ACCOMPLIR SA FÉMINITÉ” S’écrire Sixième rencontre “LA POSSIBILITÉ D’UN ÉVEIL” Viatique Septième rencontre “LA RÉALITÉ EST SURTOUT UN ÉTAT D’ÂME” Intact Huitième rencontre “MENS SANA IN CORPORE SANO” Disparition Filmographie sélective Apparition — Allô, Guillaume. C’est Monica. Nuit qui s’écarte, voix rieuse : je suis soudain enfant, fébrile. Un peu tremblant, je l’interroge (pour un hebdomadaire national) sur sa collaboration future avec Emir Kusturica ; elle répond, pas de détours, franchise et simplicité des formules, tonalité légère. Puis, vite, allègement des langues, épaississement de l’entretien. La maternité, son goût du cinéma, la solitude : thèmes croisés, couleurs et idées, mélange d’hier et d’attentes, de désirs et d’expériences. Toujours impressionné, mais plus naturel, ma gorge se dénoue, les mains se décrispent, je me sens plus détendu, moins à distance, plus près de ses mots. Saccades, roulis, temps morts, reprises : allure du dialogue, pouls de l’échange, battements éclipsant le reste, cette ville, ce bruit, l’inutile. Le téléphone raccroché, sa voix dure. Seul dans ce studio confiné, je l’entends encore, je la guette. Attraction encore floue, certitude néanmoins d’une interaction possible ; à cet instant se dessinent déjà les pages du livre à venir. Des mois passent, l’idée demeure, toujours le désir d’un livre, incertain, très incertain qu’elle se souvienne de moi, de notre échange téléphonique, ce court moment, quelques minutes parmi les sollicitations incessantes, le défilé de visages et de noms, elle ne doit pas se rappeler, je veux pourtant essayer, même si le doute, l’improbabilité, je creuse, je rature, et par une soirée de novembre 2013, je lui envoie ces mots : « CHOC Adolescent, vers quatorze-quinze ans, un film, Malèna : des rêves d’enfance, les cris du peuple, et vous, au centre, corps tantôt adoré, tantôt humilié, chair silencieuse, éloquente, pas beaucoup de mots, et pourtant une parole audible, sensible, pleinement touchée, là, du bout des yeux. MOUVEMENT Puis l’exploration minutieuse, attentive, de votre parcours, ce désir de renouvellement constaté film après film, rôle après rôle, le refus de la stagnation, un mouvement sous des masques variés (amoureuse, tourmentée, badine, violente…) pour un même visage, pluriel et singulier, admirablement saisi dans La Passion du Christ de Mel Gibson, sans fard, ambivalent, entre douleur et éclats lumineux, à la fois solidement terrien et indiscutablement ailleurs. HORIZONS Des observations depuis, une réflexion sur de multiples terrains (le traitement médiatique ; la représentation de votre corps – du vampirisme chez Coppola à l’offrande chez Philippe Garrel ; le tiraillement entre tragique et légèreté ; le rapport aux hommes ; la féminité…), quelques pistes, beaucoup de questions, aucune sentence, aucun jugement, des intuitions encore brouillonnes, vous regardant dans la lumière (ou révélatrice, ou trompeuse), sentant aussi un décalage, une distance, un retrait, en marge et exposée, un funambulisme de chaque instant, une tension présente malgré les tentatives de dissimulation, beaucoup de commentateurs n’y voyant rien, obsédés par votre corps, votre beauté, votre image, en oubliant la complexité, le voilé, ce qui ne se dit pas et qui peutêtre se révélera contre l’immédiateté, avec du temps, dans un lieu abrité : un livre. » Guillaume Sbalchiero Quelques jours d’attente, légers tremblements ; puis, elle me répond, un court message, un rendez-vous est fixé le lendemain dans un bar d’hôtel parisien. Le lendemain, déjà. Velours aux banquettes, lumières tamisées, le monde semble loin, l’enclave est confortable, immobile, silencieuse ou presque : quelques chuchotements, des sourires, une agitation soudaine, diffuse. Elle apparaît. Couleurs sombres, élégance, démarche claire qui tranche, elle tend la main, souriante, surprise apparemment, intriguée, mon âge peut-être (vingt- sept ans alors), mon hésitation sans doute, timidité dont elle ne joue pas, que j’essaie de surmonter, là, assis près d’elle lui bredouillant d’abord de vagues mots, puis répétant mon admiration (critique néanmoins, certains de ses films et projets ne me plaisent pas), et ce désir de livre, pas un exercice biographique ni une énième discussion entre une comédienne et un journaliste (que je ne suis d’ailleurs pas), plutôt un dialogue, un dévoilement, sa parole que j’aimerais entendre et rendre, mais qu’elle hésite encore à laisser éclater, trop tôt me dit-elle, trop éprouvée intimement, pas certaine d’avoir le recul nécessaire, il faut du temps, ne pas se précipiter. Elle disparaît… Semaines vagues, besognes et silence, questions ressassées, son agenda sûrement débordant, mon inexpérience, mon anonymat : je ne crois pas que le projet l’intéresse vraiment, oui, elle me dira non et je ne saurai rien dire, ou si peu, déçu de ne l’avoir pas retenue, mes mots étant sans doute trop, pas assez, insuffisants, décalés par rapport à ses attentes, à sa vie du moment dont j’ignore les contours, mais dont je ressens, intuitivement, un besoin de se révéler, d’éclater sous un jour neuf, inédit, un angle que je m’acharne à dessiner depuis cette petite chambre face à la ville sans sommeil, des heures et des heures pour, je le crains, un refus, perspective qui pourtant ne me décourage pas – l’espoir pousse, alimente jusqu’à l’improbable : elle propose de me revoir. Première rencontre “Tous bourreaux, tous victimes” GUILLAUME SBALCHIERO : En plus de vingt-cinq ans de carrière, vous avez participé à d’énormes succès commerciaux (Matrix, La Passion du Christ, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre…), ainsi qu’à des projets plus confidentiels (Combien tu m’aimes ?, Un été brûlant…), et vous avez connu la violence de la critique comme la louange. Au regard de ces expériences, à quoi tient, selon vous, la qualité d’une création artistique ? MONICA BELLUCCI : Peinture, musique, littérature, cinéma : seul le temps atteste de la valeur d’une œuvre. L’instant est toujours soumis aux aléas, aux émotions, à un certain état d’esprit. Pour pouvoir jauger, il faut attendre. Passer après le public, les critiques, les modes… Juger à nu. Poser un œil vierge. Combien d’artistes restés pauvres ou inconnus de leur vivant ont éclaté une fois morts ! D’ailleurs, cela dépasse le simple cadre de la création… — C’est-à-dire ? — La jeunesse nous protège. La loi biologique recouvre nos défauts. La maladresse, l’impulsivité… Grâce au masque de la jeunesse, ces travers s’atténuent, ils peuvent même devenir charmants. D’une certaine façon, la jeunesse fournit un alibi. Mais attention : si tout cela n’est pas travaillé, à quarante ans, il y a un risque de passer pour un fou furieux ! — Et comment cela se « travaille »-t-il ? — C’est un véritable travail sur soi qui peut prendre une vie entière. Une constante réinvention. Le danger, c’est de se laisser dévorer. De laisser cette partie, pourtant charmante au départ, manger le reste. Laisser, en somme, la folie noyer le talent. — Mais le talent, n’est-ce pas justement de canaliser cette folie ? de la modeler ? Les artistes ne sont-ils pas ceux qui retournent leurs névroses pour les offrir au monde ? — Quelqu’un a dit que nous sommes tous fous ! Là, sur cette petite planète perdue au milieu de nulle part, nous avons le droit d’être névrosés ! Certains croient, d’autres créent… Ce combat pour la survie, cette existence pleine de qualités, de défauts, de mariages, de divorces, de perditions, de résurrections, se voit particulièrement chez les actrices et les acteurs. Ils reflètent le monde environnant. Leur corps dit aussi la détresse et le désir d’un équilibre. Mais, contrairement à d’autres, nous sommes peut-être moins dangereux pour la société. À travers l’art, nous exorcisons nos propres tourments et la violence alentour… — Si les vertus cathartiques de l’art sont évidentes, elles demandent sans doute, de la part des créateurs, de se confronter à des questionnements intimes, de se frotter au plus près de leurs troubles… Où se puise la force pour y parvenir ? — Je cherche encore. Mais comme a dit Nietzsche : « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. » Même si lui aussi s’est finalement laissé dévorer… Je crois juste que, plus jeune, la vie donne de petites choses qui annoncent la saveur de l’avenir et qu’il faut savoir entendre. Puis, sans doute, arrive le moment de la « grande leçon ». — La « grande leçon » ? — Le moment des comptes. Regarder en face son destin, ses problèmes. Les affronter sans fuir, mais avec l’envie de les surmonter. Aussi durs soient-ils. Ce genre de moment peut surgir n’importe quand. Deux minutes avant de mourir, ou bien plus jeune. Ce qui, dans ce cas, laisse encore la possibilité de changer de trajectoire. Quoi qu’il en soit, il existe toujours une issue, une porte de sortie. Même si ce doit être la mort. — Emil Cioran pensait l’existence supportable aussi grâce à la possibilité du suicide. Albert Camus en a beaucoup parlé également. Il est vrai que nous pouvons à tout moment nous échapper… — Tout le monde ne décide pas de faire face, car l’aveuglement est confortable. Affronter exige d’en avoir envie. Et les transformations s’accomplissent souvent dans la douleur. C’est un choix entre la vie et la mort. Une lutte permanente, faite de troubles, de poésie, d’élévations, de chutes, dans laquelle chacun essaie de se soigner de son enfance et de trouver sa place. Y compris les pires monstres, y compris les plus méchants des hommes… Un adulte horrible est nécessairement un enfant triste ! — À vous entendre, bien et mal ne sont que les deux faces d’un même visage… — M le Maudit de Fritz Lang le montre bien : nous sommes tous des victimes et des bourreaux. La frontière est loin d’être étanche. Et nous sommes tous fascinés par le mal et par la folie. Il suffit de regarder Staline, Mussolini, Franco, Hitler… Intelligents et pervers, ils ont su toucher les peurs ataviques de l’humanité. Ce sont des manipulateurs doués du sens du verbe. Du coup, les masses tremblantes et dubitatives les ont suivis. Ils ont, malgré leur laideur, une aura. Une sorte d’érotisme, sans doute. — Et les peuples ne sont-ils pas, comme l’écrivait La Boétie, des esclaves volontaires ? L’autorité ne va pas sans le consentement collectif… — Sans culture, il est très facile de tomber dans le panneau ! C’est l’accès aux livres et au savoir qui est d’abord supprimé dans les dictatures. En témoignent toutes ces petites filles, dans telle ou telle partie du monde, que l’on empêche d’aller à l’école. Aux yeux de ces régimes stupides, une femme éduquée est dangereuse. Un peuple qui pense est dangereux. Il va vouloir s’élever, prendre la parole, possiblement contester. — Et dans une société comme la nôtre où l’accès au savoir, pas encore systématique et absolument répandu, demeure néanmoins généralisé ? La culture prémunit-elle définitivement contre la bêtise ? — Le pouvoir charme. La personnalité en place procure l’illusion de savoir exactement ce qu’il faut faire ou dire. Parce que les gens pensent qu’il ne peut y avoir de hasard. Ils croient ses décisions et son regard fondés ; ils s’y abandonnent, confiants. Malheureusement, un écart immense se dresse parfois entre l’action et le fond de l’individu. On peut faire beaucoup de bruit, créer a priori des choses utiles et lumineuses pour l’image et, en privé, n’être rien de tout cela. — Ce qui induit aussi que les liens entre les individus soient imprégnés d’une forme de rapport de domination… — Toute relation humaine peut comporter une idée de pouvoir. Même l’amour parental, censé être le plus grand, le plus beau, peut recéler l’envie de maîtriser l’enfant, de l’orienter en fonction de ses propres codes et principes. La manipulation se vérifie à tous niveaux : famille, justice, pratique religieuse, politique, psychanalyse… Partout, des prédateurs et des prédatrices attendent, traquant la faille pour s’immiscer. Ils occupent d’ailleurs fréquemment des postes à responsabilité. Ils possèdent un certain niveau d’autoconscience, savent manier les mots et sont auréolés du prestige de la fonction. Mais, à l’intérieur, ce sont encore des animaux. Ces dégâts, causés par une certaine forme d’emprise, se voient quotidiennement. Il existe des familles, des villages entiers où nulle bouche n’ose s’opposer à l’autorité. Voyez ces réseaux pédophiles où tant de notables étaient impliqués ! Chez certains, les impulsions se devinent rapidement. Chez d’autres, au contraire, bien protégés par leur pouvoir, ces désirs morbides n’éclatent pas aussi bruyamment et sont ainsi beaucoup plus compliqués à combattre. Utilisés à des fins condamnables, le savoir et le langage peuvent ainsi produire une tension, un véritable rapport d’asservissement avec les gens plus ignorants. — La notion d’érotisme est aussi très prégnante dans l’art. D’après moi, une œuvre réussie relève d’un dévoilement : un monde s’ouvre, et le monde, d’un coup, s’éclaire. Et si elle reste le produit d’une intention et d’une construction, elle n’est pas manipulation : elle est une autre vérité. — En effet, c’est ce qui rend l’art si magnifique. La création est fondamentalement liée à une dimension de liberté spirituelle. L’art, c’est quelque chose de sain dans la folie. Et je crois que tous les films violents dans lesquels j’ai joué, comme La Passion du Christ ou Irréversible, m’ont permis d’explorer cette violence. Déjà, enfant, j’aimais les bandes dessinées brutales ; et pourtant, je ne suis pas une personne violente. J’ai juste besoin de comprendre. — Par ailleurs, quelle relation entretenez-vous avec les femmes ? — J’ai un rapport tout à fait différent avec les femmes. J’ai toujours été au centre d’un monde féminin. Des tantes, des grand-mères très fortes, une mère omniprésente… tout un univers très protecteur. En vérité, les femmes ne m’effraient pas. Au contraire, elles me fascinent. Et si certaines m’ont déjà trahie, je continue d’éprouver de la compassion à leur égard. — Et sur le plan professionnel ? Comment regardez-vous les autres actrices ? — À travers l’actrice, je vois la femme. C’est elle qui fait la comédienne, et non l’inverse. Nous les actrices, quand nous jouons et rejouons le même rôle, c’est peut-être que nous sommes bloquées à un moment de l’existence. Et puis, je sais les difficultés pour s’imposer dans ce monde masculin. C’est pour cela que j’ai beaucoup de respect pour les actrices qui durent. — Et les acteurs ? — Certains d’entre eux attachent trop d’importance à leur ego. Ou tentent de faire l’actrice, un peu comme si une partie de leur masculinité s’effaçait. Quand je sens cet ego féminin s’exprimer aussi brutalement, je perçois une faiblesse que je ne devrais pas voir. Cela me rappelle la formule de Richard Burton : « Une actrice c’est un peu plus qu’une femme, un acteur un peu moins qu’un homme. » Bien sûr, tous les comédiens ne se ressemblent pas. J’ai vécu avec certains partenaires des moments de jeu magiques. Gérard Depardieu par exemple, Morgan Freeman et, plus récemment, Gabriel Garcia Bernal. Je pense aussi à Marcello Mastroianni. Je regrette de ne l’avoir jamais rencontré. À la fois distant et passionné, détaché et engagé, il incarne sans doute la plus belle manière d’être acteur. C’était sûrement un homme plein de contradictions, mais on ne peut pas nier sa douceur ni son humanité. Comme une bonté d’âme. Avec le talent en prime. (Dans mon sac, un livre d’entretiens entre Alberto Moravia et Claudia Cardinale. Je décide de le lui offrir.) — Voilà un ouvrage étonnant : Alberto Moravia, intellectuel reconnu, considère la jeune Claudia Cardinale, vingt ans à peine, comme un objet et refuse de lui parler cinéma. Il se moque de ses opinions, de ses goûts, et tente plutôt de dresser un portrait clinique de la comédienne, presque à la manière d’une carte d’identité. Situé au début des années 1960, à une époque où des producteurs comme Carlo Ponti pour Sophia Loren, Franco Cristaldi pour Cardinale, jouissaient d’une influence importante, pouvant faire et défaire une carrière d’un regard, d’un contrat, cet échange, assez abrupt, semble dire quelque chose des rapports entre hommes et femmes d’alors… — À cette époque, les producteurs créaient les actrices. Aujourd’hui, le schéma s’est renversé : ce ne sont plus les producteurs ni les réalisateurs qui font l’actrice. Nous sommes plus libres. Et plus seules aussi. — Vraiment plus libres ? La domination masculine n’est-elle pas encore très présente ? Il suffit d’observer les différences de salaires entre les actrices et les acteurs. L’industrie cinématographique et culturelle en général reste tenue par des mains d’homme… — Certes, mais nous jouissons, en partie d’ailleurs grâce à ces femmes, d’une liberté beaucoup plus grande. À force de choix artistiques judicieux et d’une volonté de ne pas se laisser museler, elles ont initié un mouvement crucial, déterminant. Le temps a retenu leurs noms. — De quelle manière vous inscrivez-vous dans leur sillage ? Est-ce un certain désir de liberté qui vous relie à ces actrices ? Sont-elles des modèles ? — Monica Vitti, Claudia Cardinale, Sophia Loren, Anna Magnani, Gina Lollobrigida… Je les admire depuis toujours. Ce sont des femmes sans âge. Des beautés tragiques. Jeunes mais porteuses d’un drame, d’une tristesse ancestrale. Différente de la jeunesse, plus légère et plus flamboyante, que pourtant j’aime aussi, incarnée à la même époque par Brigitte Bardot ou Jeanne Moreau en France. En ce sens, je me sens proche d’elles. J’ignore si c’est héréditaire ou si c’est lié à l’Italie, mais même à vingt ans je le ressentais de cette manière : fraîche et, à la fois, avec un poids à porter. Elles ont décidé de leur parcours, et j’essaie, moi aussi, de décider du mien. Même si rien n’est vraiment calculé. Les projets arrivent et je choisis selon mes envies du moment. Quand, par exemple, j’ai refusé 300 au bénéfice du Concile de pierre, je n’avais rien prémédité. Aujourd’hui seulement, avec le recul, je m’aperçois de cette alternance continue de blockbusters et de films d’auteur. Un peu comme un peintre qui, face à sa toile vierge, ignore encore à quoi ressemblera son tableau. Il tente, met telle ou telle couleur ; et c’est après, une fois son travail achevé, qu’il prend conscience de la cohérence de sa démarche. — Elles sont, et vous l’êtes aussi sans doute, des corps ambigus, des corps-limites, sortes d’entre-deux, monde insaisissable, offert et refusé. Sauriez-vous qualifier cette « pesanteur » évoquée ? — Pas encore. Je crois que nous sommes toutes et tous la conscience atavique des êtres ayant vécu avant nous. Nous sommes le résultat d’histoires passées, de parcours, de vies tissées d’apprentissages, de douleurs et de sacrifices. — Cela vaut-il autant pour les hommes que pour les femmes ? — Les femmes entretiennent un rapport bien plus étroit à la douleur. Un lien charnel, physique, depuis les premières règles jusqu’aux accouchements. Nous portons cette douleur au plus profond de notre chair. — Nous pouvons, nous autres humains, nous défaire un temps de cette condition bancale et douloureuse. Un paysage, un visage aimé, une pièce musicale, un livre étalent devant nous de multiples voies de dépassement. — L’art possède évidemment des vertus curatives. La beauté, comme le disaient déjà les Grecs, élève. Quand je regarde une statue, une photo, un film, quand je suis face à la beauté, je suis touchée, je me sens mieux. D’ailleurs, ne pas reconnaître le Beau, c’est admettre que quelque chose ne va pas en nous. Ces gens qui ignorent, ou pis encore, qui veulent détruire la beauté devraient bien regarder ce qui cloche chez eux. Voltaire disait d’ailleurs : « La vie sans beauté n’est rien. » — Vous semblez être une spectatrice capable de vous émerveiller. Or, vous êtes aussi une artiste. Comment, de là, appréciez-vous votre propre travail ? — Avec le temps, le regard évolue. Au départ, plus jeune et plus narcissique, j’étais très attentive aux critiques, sensible à la moindre des remarques émises à mon sujet. Mais, à mesure des expériences, des erreurs, des échecs, mon œil s’est affiné. J’ai mieux appris la distance, le détachement. Coïncidence ? Elle est là. Un peu difficile à croire, le projet semble l’intéresser, j’ignore pourquoi, elle aussi, la raison échappe encore, les explications viendront peut-être plus tard, à mesure des échanges, du dialogue que je souhaite entretenir avec elle, amorcé aujourd’hui dans le sérieux et la décontraction, incessant entre-deux, morsures d’ombres et goût de clarté (réminiscence de cette apparition – vampirique – dans le Dracula de Coppola) d’un même corps, d’une même voix, laissant aux yeux et à la bouche l’envie de creuser, de traquer, en douceur, sans forcer, tous ces éclats, cette ambivalence, cette complexité, avec pour seules « armes » sa vision et ses erreurs : conscient des différences mais tendant vers un partage. Ses mots, mes silences : déjà une partition, déjà un mouvement. Cette femme célèbre et inconnue qui ne se découvre qu’à demi, que je ne souhaite pas contraindre, la parole s’ouvrant toujours, selon moi, face à une oreille flottante, désintéressée, du moins assez capable de laisser advenir le mot, sans interférer, sans tenter de calquer la voix reçue sur ses propres modèles, sur ses propres cadences – le rythme nouveau pouvant bien sûr surprendre, déstabiliser, voire saboter jusqu’à la plus intime conviction. Corps et voix attentifs, un voyage se noue. Un jeu de ruptures et de reprises, d’accords et de dissonances, où les rôles (intervieweurinterviewée) et les codes (questions/réponses) se modèlent, se repoussent, se piétinent, là, dans cet espace qui s’ouvre, balbutiant et encore fragile. Alors, quand bien même les frontières paraissent inflexibles et la coïncidence peu probable : croire. Deuxième rencontre “La différence est toujours mal acceptée GUILLAUME SBALCHIERO : Qu’avez-vous pensé du livre d’entretiens entre Alberto Moravia et Claudia Cardinale ? MONICA BELLUCCI : De nos jours, ce ne serait plus possible de parler de cette manière à une femme ! Alberto Moravia n’autorise, pour unique activité intellectuelle, que le rêve à Claudia Cardinale. Mais même les chiens rêvent ! Je pense que, face à cette jeune actrice, l’intellectuel renommé qu’il était perd ses moyens. Claudia Cardinale le mentionne d’ailleurs : sa machine à écrire n’arrêtait pas de tomber durant l’interview, signe évident du malaise. Un malaise réciproque, sans doute. Lui, avec son intelligence et sa culture, instaure une distance agressive ; elle, sans rien faire, par sa simple présence et sa beauté, le déstabilise. C’est une configuration classique. Beaucoup d’hommes cultivés essaient de rendre mal à l’aise les femmes jolies en usant de leur savoir. Comme si une belle femme ne pouvait être intelligente ! Sans doute la beauté n’a pas besoin d’être prouvée. Et elle engendre, comme la différence, des mouvements anormaux. — Personnellement, avez-vous déjà été confrontée à ce genre de situation ? Votre célébrité cause-t-elle parfois des malentendus ? — Les réactions des gens dépendent de l’instant et de l’endroit. Je me souviens par exemple d’un groupe de touristes italiens à l’aéroport de Rio. J’étais avec mes deux filles et l’hôtesse du guichet d’embarquement nous a fait passer devant. Tout de suite, le groupe de touristes s’est mis à crier : « Vous la faites passer parce que c’est une actrice ? » Moi, je ne me suis même pas retournée. Et ils ont continué à hurler, me traitant de tous les noms. À un moment, je leur ai dit : « Criez-vous comme cela sur votre femme ou sur votre mère ? » En partant, j’ai regardé mes filles et leur ai dit : « Vous voyez, on génère autant l’amour que la haine. » Finalement, même si les comportements varient d’un extrême à l’autre, la matrice demeure identique. Il faut faire avec. Sinon c’est la mort ! — Aimée ou jalousée, haïe ou adorée : la célébrité est une surface sur laquelle certaines personnes projettent leurs attentes, leurs fantasmes, leurs déséquilibres aussi. Ce mouvement de projection/identification, bien mis au jour par Edgar Morin, doit être par moments pénible à affronter… — Relativiser est le maître mot. Ne jamais se donner trop d’importance et bien se dire que tous ces comportements extrêmes, l’excès de méchanceté comme l’excès d’affection, ne doivent pas être pris trop personnellement. Un peu à l’image de Malèna, que j’interprète dans le film de Giuseppe Tornatore. Cette Sicilienne, durant la Seconde Guerre mondiale, parce que différente, suscitait la haine des femmes et le désir des hommes. À la fin, vieillie, prostituée, elle se fait accepter par les autres villageoises. Sa beauté s’est évanouie, elle n’est plus montrée du doigt. Toutes les femmes jolies vivent cette épreuve. La différence, beauté ou toute autre chose, est toujours mal acceptée. — Ces tensions peuvent également éclater dans la sphère intime. Votre statut social a-t-il déjà provoqué des dommages au sein de votre environnement proche ? — D’un côté, j’ai autour de moi une famille très présente et des ami(e)s dont certain(e)s que je fréquente depuis l’école. Ils me connaissent et, du coup, ne me perçoivent pas comme une quelconque vedette, mais simplement comme une personne. D’un autre côté, sans que je sois parvenue tout de suite à les dévisager, des proches m’ont déjà trahie. Cependant, j’ignore si cela concerne ma propre personne ou seulement ma réussite… Malgré la déception, ces expériences douloureuses m’ont beaucoup appris. — Pourtant, entre le poignard d’un proche et l’insulte d’un inconnu, l’impact n’est pas le même. Pardonner à un intime est sans doute bien plus difficile… — Personne ne peut jeter la première pierre ! Tout le monde, à commencer par moi, commet des erreurs. À cause de notre faiblesse monstrueuse, nous pouvons blesser nos proches… La générosité exige de la force. Mais, aussi ambigu et paradoxal cela soit-il, trahir n’empêche pas d’aimer. Il suffit de se rappeler Judas : il aimait profondément Jésus ! L’essentiel est d’apprendre à pardonner. — Le pardon est une théorie magnifique mais une réalité difficilement praticable. Peut-il vraiment s’apprendre ? Est-ce une valeur que vous inculquez à vos deux filles ? — J’essaie de m’inscrire dans une démarche de respect réciproque. J’ai grandi avec une mère qui faisait figure d’autorité. Et je sais mon caractère rebelle ! Du coup, je tente de ne pas reproduire le même schéma avec mes filles. Nous discutons de tout. À égalité. En évitant qu’un mot ou un geste ne déborde. Car parler mal, instaurer un rapport de force avec ses enfants, conduit souvent à leur fournir l’excuse pour être à leur tour violents… Moi, mes filles sont encore jeunes… Mais, à l’adolescence, les choses peuvent complètement changer. Je le sais : vers douze ou treize ans, j’étais IN-GÉ-RABLE ! — Étiez-vous une adolescente en crise contre l’autorité ? Que cherchiezvous ? — À cet âge, j’ai commencé à voir mes parents comme des individus. Cela a créé de la distance, bien que l’amour fût encore présent. Mais l’autorité n’avait aucune prise sur moi… De là, j’ai cherché l’indépendance. À dix-sept ans, j’allais à l’école et je travaillais. Je faisais des petits défilés. J’étais comme projetée dans la vie adulte. Quelque temps après mon bac, je suis montée à Milan grâce à une amie et j’ai pu commencer une carrière professionnelle dans le mannequinat. Deux minutes après, j’étais à Hawaï, Miami… Un changement total ! À vingt ans, je possédais déjà un appartement à New York. Je vivais comme une femme adulte. Mais toute cette liberté économique, ces voyages, les tentations, les parasites aussi, peuvent griser et faire perdre la raison. J’ai vu beaucoup de mannequins dépassées par une réalité qu’elles n’étaient pas encore prêtes à recevoir. — Sans bien connaître ce milieu de la mode, j’imagine en effet qu’il doit être très compliqué de résister aux tentations. Mais pourquoi ces mannequins craquent-ils ? Leur demande-t-on trop d’efforts ? trop de rigueur ? Comment cet univers a-t-il évolué depuis vos débuts ? — Aujourd’hui, je pense que le concept de « star » a disparu dans le mannequinat. Désormais, ce sont les actrices, les acteurs et les sportifs qui font les campagnes. Alors que, dans les années 1990, au moment où j’ai débuté, c’étaient les mannequins qui représentaient la beauté et qui détenaient le pouvoir. Un pouvoir, bien sûr, momentané… Par la suite, il faut avoir la capacité de se réinventer. La réadaptation, une fois cette construction dans la lumière achevée, peut être compliquée. — Compliquée, dans le sens d’une addiction à l’exposition ? D’une réalité moins passionnante, plus terne, avec laquelle il faut de nouveau composer ? Les réactions à la lumière et au succès varient probablement selon la profession et la sensibilité. Tout le monde n’est pas capable d’affronter un projecteur. Et tout le monde ne le désire sans doute pas… — J’exerce un métier dépendant de la lumière. Ils sont presque synonymes ! Si un médecin ou un avocat peut très bien réussir sans être connu, pour les acteurs, c’est autre chose… Ce succès, qui braque les projecteurs sur soi, n’est pas sans danger. La lumière ne dure pas et elle déforme la réalité. Moi, je m’y plonge quand je le dois : pour un tapis rouge, une promo, une interview… Mais ma vérité est dans l’ombre. Je m’y ressource, près de mes enfants, de mes amis, de ma famille… De même, je ne comprends pas un artiste qui prétend aimer son public ou qui dit tout faire pour lui : il se rassure simplement. Le public est une entité relative qui nous suit… — Écho troublant : votre définition du public se rapproche de celle formulée par Chaplin dans Limelight, qui l’associe – je le cite de mémoire – à une « masse versatile ». Bien que vous ne soyez pas désabusée comme son personnage, vous paraissez néanmoins partager avec lui l’idée que l’univers du spectacle constitue un moyen privilégié d’observer le monde… — Et, par-dessus tout, c’est un métier complètement thérapeutique. Chaque histoire, chaque rôle offre une possibilité de mieux se connaître. À travers eux se révèlent des parts de soi. Ce sont de véritables expériences personnelles, étroitement liées à l’existence. Du coup, quand les propositions se répètent, il faut s’interroger : où en est ma vie ? Et surtout, quelle est la question que je ne me pose pas au point de me faire aller toujours vers les mêmes schémas ? Cela est aussi valable pour l’art de manière générale. L’écriture, la peinture, la musique… Il y a une forme de vérité que je ne retrouve pas dans d’autres professions. Une liberté liée à l’enfance. Une innocence aussi. Parfois, elle est brisée, tuée par la finalité pratique. Le produit devient ainsi formaté, loin de l’état brut, sauvage… — N’avez-vous jamais participé à des projets étouffés par cette « finalité pratique » ? — Une fois, je ne désirais pas faire un film. J’ai cédé, j’ai finalement accepté au bout d’un mois. Je n’aurais pas dû ! Cela m’a néanmoins confirmé l’importance de l’intuition. Toujours se faire confiance ! Et ce, malgré les erreurs potentielles. Je me suis parfois retrouvée face à des gens qui m’inspiraient un mélange d’attirance et de répulsion. L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais mon instinct me soufflait de continuer : je l’ai suivi et j’ai appris beaucoup de choses. — Croire en soi, empêche-t-il de croire à autre chose ? Croyez-vous en Dieu ? Quelle place la religion tient-elle dans votre vie ? — Je suis le double produit d’un père athée qui ne croyait en rien et d’une mère catholique qui pense que l’indiscipline de mes filles vient du fait qu’elles ne soient pas baptisées. C’est drôle !… À la maison, je ne veux surtout pas contraindre mes enfants. Nous parlons des grandes figures religieuses, Jésus, Mahomet ou Bouddha, des textes fondateurs, mais plus sous l’angle d’une recherche, d’une philosophie. Je suis hermétique aux discours dogmatiques depuis longtemps, sans doute depuis mon adolescence où, dans cette Italie pieuse, au milieu des jeunes filles avec leurs socquettes blanches relevées et leurs bonnes manières, je dénotais avec mes cigarettes et mes attitudes sauvages. Je me rappelle aussi certaines discussions, au lycée, avec une personne très croyante. Je contestais l’existence de Dieu, cet Être prétendument suprême et tout-puissant, mais qui refuse de sauver la chèvre innocente des crocs du loup. — Dieu me semblant être une réponse tout aussi complexe que les interrogations qu’Il suscite… Votre point de vue a-t-il évolué sur ces questions ? — Des rencontres cruciales, des lectures, des films, des dialogues, des voyages intérieurs aussi – je pense à un rite chamanique très intense et très douloureux – sont autant d’expériences qui ont fortifié mes questionnements et enrichi ma recherche spirituelle. Des portes se sont ainsi ouvertes. J’ai perçu des énergies à la fois supérieures et intérieures. Sans savoir si j’ai la foi, je pense ressembler à Marie-Madeleine, que j’interprète dans La Passion du Christ de Mel Gibson. Elle ne sait rien et se trouve, tout d’un coup, face à quelque chose qui la dépasse. J’ai entraperçu autre chose, mais je suis incapable de lui donner un nom. C’est une sensation qui m’a libérée ! — Cette même Marie-Madeleine interprétée par Claudia Cardinale dans le Jésus de Nazareth de Zeffirelli… Vous parlez de libération comme si vous vous sentiez contrainte, dépendante d’une condition insatisfaisante. Avant ces expériences déterminantes, étiez-vous en décalage avec la vie que vous meniez ? — Plus perdue, sûrement… Et angoissée. À un moment, j’ai senti l’insuffisance de la seule matérialité. La carrière, l’argent, la réussite : je ne trouvais pas ma paix ! Aucun succès ne me rassérénait. Le contact avec le pouvoir me laissait de marbre. Du coup, j’ai cherché autre chose. Mais cela n’est pas lié avec une quelconque forme de rédemption ! Très jeune, j’avais tout à disposition et une liberté absolue. Pourtant, je n’ai jamais abusé de moi-même. Mes enfants ont sans doute été le déclic. La maternité fut le premier moment où j’ai dit : « Assez, j’arrête tout ! » C’était en plus une phase agitée de ma carrière. Je venais d’enchaîner Astérix, Malèna, Irréversible, Matrix… Je vivais au rythme des tournages, des interviews et des tapis rouges. J’avais besoin de respirer. La maternité m’a, d’une certaine manière, ramenée à mon animalité ancestrale, et par là guidée vers une dimension plus profonde. Un moment d’union de la chair et de l’esprit. Et j’ai acquis plus de distance et de sérénité quant à mon travail. — Cette évolution vous amène-t-elle à envisager d’autres directions professionnelles ? — Mon métier n’a rien de passif. Encore aujourd’hui, je pense avoir besoin d’évoluer en tant que comédienne. Par contre, et bien que certaines actrices le fassent avec talent, je ne veux pas réaliser. Mais j’aimerais collaborer à l’écriture d’un personnage, apporter des éléments, aider à l’étoffer… Et la fatigue, les obstacles et les blessures n’ont pas consumé cette envie. Je remercie même les chutes. Je me suis lancée à corps perdu dans l’existence et j’ai parfois rencontré des murs magnifiques. L’essentiel est d’arriver à composer avec ses hématomes… Et puis, toutes les femmes mènent une vie violente en quelque sorte. — Les hommes aussi, non ? — Je ne suis pas en paix avec le sexe masculin. Peut-être que cela changera ? J’aimerais envisager les hommes sous un autre jour, avec moins d’a priori. Être moins sur la défensive. — Pourquoi associer les hommes à une menace ? Avez-vous été malmenée par certains ? — Ce n’est pas physique. Je n’ai jamais, heureusement, subi d’attaques corporelles de la part des hommes. Je n’ai jamais connu l’horreur du viol, comme dans Irréversible. Mais, depuis longtemps, j’éprouve de la méfiance. Pourtant, la première scène violente à laquelle j’ai été confrontée, petite, était celle d’une femme frappant son enfant… En définitive, si j’ai parfois connu la violence masculine, elle était sourde et déguisée. Et je pense que je ne me suis sentie que rarement protégée par eux. Je me croyais plus en sécurité en me défendant seule. — N’entretenez-vous pas des relations rassurantes avec des hommes ? — J’ai quelques amis, certains très proches et très présents, mais mes amitiés avec les hommes n’ont pas toujours duré. Il y a souvent de l’ambiguïté et un moment où la question du désir se pose. Une fois l’envie formulée, et peu importe l’issue, le lien est définitivement transformé. — La limite entre amitié et amour reste très fine. Parfois, et je ne parle pas simplement d’envie physique, celle-ci pouvant souvent se maîtriser, le sentiment dépasse, envahit et vient tout remettre en question. Cela peut ainsi déboucher sur des catastrophes ou des histoires magnifiques. En tout cas, cette situation n’est sans doute pas une fin en soi. — Ah, voilà ! Je n’ai pas toujours connu d’hommes assez évolués. Mais je vieillis… — Croyez-vous qu’avec l’âge vous serez moins désirée ? — Je ne sais pas… Il y a toujours de bons gérontophiles ! — Ne pensez-vous pas aussi qu’une partie du problème vienne de vous ? Essayez-vous de rétablir un lien plus sain avec les hommes ? — Je tente de m’ouvrir davantage. Et, fait surprenant, les hommes en deviennent plus doux ! Comme si dévoiler ma vulnérabilité levait les attaques. Avant, je me protégeais plus, contrôlais plus, me situais à distance. Sans vraiment le vouloir. J’étais sans doute apeurée et cela créait de la froideur. À vrai dire, je pense à une libération à l’envers. Par mon corps, par la beauté, par la crudité aussi, j’ai inconsciemment usé de ma féminité pour signifier aux hommes ma liberté. Se dévoiler et se protéger en même temps… Qui sait, peut-être une lutte freudienne contre le père ? — Ce qui rend inséparables la femme et l’actrice ? — L’une alimente l’autre. La limite ne se distingue plus. Parfois jusqu’à la perdition totale. À cet égard, le cas de Romy Schneider est frappant. J’ai un enregistrement de « La Chanson d’Hélène », qu’elle interprète dans Les Choses de la vie de Claude Sautet, avec Michel Piccoli. Sa voix est bouleversante ! L’art et la vie se mêlent, se répondent, se pénètrent. Cela touche à l’animalité, à l’incommensurable, au divin ! — Comme si le sublime s’enracinait dans le trouble, le ténébreux… Avezvous eu déjà l’impression de sombrer sans pouvoir vous échapper ? — À certains moments. Pourtant, les névroses correspondent aussi à une forme de recherche. Je cherche à les comprendre, à m’en nourrir. J’y plonge, mais je souhaite toujours en sortir. Même si cela n’est pas toujours évident ! Et, au fond, existe-t-il une personne épargnée ? — Certains décident de les écarter, de les nier… — C’est vrai. Sinon, il y a les ascétiques qui ne boivent que de l’eau et se refusent aux plaisirs de la chair. — Une vie pareille vous a-t-elle jamais attirée ? — Une vie de bonne sœur ? Il est possible de vivre comme une religieuse sans pour autant porter le voile. J’ai eu des périodes de retraite… Quelque part, les enfants aussi, la maternité, toute cette dévotion peuvent procurer, pour un petit moment, une sensation voisine. Loin Revoir Les Choses de la vie, entendre cette « Chanson d’Hélène », ses paroles : Ce soir nous sommes septembre Et j’ai fermé ma chambre Le soleil n’y entrera plus Tu ne m’aimes plus Là-haut un oiseau passe comme une dédicace Dans le ciel […] Avant dans la maison J’aimais quand nous vivions Comme un dessin d’enfant Tu ne m’aimes plus Je regarde le soir tomber dans les miroirs C’est la vie… Et la voix de Romy Schneider, ce souffle tremblant, plainte gracile, la rupture tout près, un bord d’enfance. Encore, encore des mots, vite, des pages qui disent, des phrases qui prolongent, revenir aux livres, un vers, une prose, besoin de nourrir, encore, Baudelaire, d’évidence, Le Peintre de la vie moderne, cette lucidité : « L’enfant vit tout en nouveauté : il est toujours ivre », ou bien : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté » ; et, à suivre, Christian Bobin, La Femme à venir, cette fulgurance : « À dix-sept ans, on voit clair. On voit ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. On devine que le cœur d’un adulte est mélangé de tout. On voit que le cœur d’un adulte est un chiffon, un peu comme ceux qui servent aux peintres pour essuyer leurs pinceaux. On voit la vie manquée, on se promet tout le contraire. On a des colères pures, sans ressentiment. On a des joies toutes neuves, sans fatigue. Mais on ne peut pas tout voir. » Des images, poignée d’anecdotes, jamais de débordement : Monica se dévoile, elle ne se répand pas, l’intimité s’effleure, une distance saine la préserve, je ne veux pas m’immiscer, je reçois son regard, ses mots, et ce souvenir, marquant, décisif : elle, seule, petite, dans un hôtel, face aux coups portés par une mère sur son enfant. Pas de père, pas d’homme. De la violence. Une violence d’abord effective, incarnée, immédiate, domination d’un corps sur l’autre, puissance et faiblesse, la mère figure de chaleur, de réconfort, ici furieusement inversée ; et une autre violence, symbolique, indirecte, masquée, ce silence du père, son absence. Et elle… Nuit tremblante, peu de lumière, rien qu’un écran et des questions, les doigts encore hésitants : se taire peut-être, ne pas prolonger, ne pas creuser, laisser au large ce souvenir évoqué, s’en détourner sous peine de le corrompre, d’y porter un regard fatalement personnel, résolument étranger, tant rien ici ne m’appartient, tout m’étant inconnu, et, néanmoins, par je ne sais quel réseau de correspondances (mélange probable d’expériences intimes et d’histoires racontées – dont Malèna, revu récemment), me parlant près, au ras des yeux, et m’invitant, sans que Monica ne le demande, à m’interroger sur ces corps brutalisés, meurtris, partout, en chaque heure (« Il y a toujours, quelque part, un corps roué de coups », dit Philippe Jaccottet dans son Cahier de verdure), moi qui suis plutôt à l’abri, épargné, et pourtant sensible depuis toujours à l’humiliation, ce trait de l’espèce, cette tendance malade de certains à vouloir briller au détriment d’autres, à les agenouiller pour se sentir plus grands et ainsi oublier leur médiocrité. Un rapport crasseux dès la récréation où déjà les crocs de laie n’empêchent pas de mordre, qui gangrène jusqu’aux familles, les cercles amicaux et, bien sûr, l’entreprise, ce monde vertical où le moindre patron minuscule, le moindre salarié avec un peu de pouvoir entre les mains – aussi glissantes et gauches soient-elles –, peut hausser le ton et rabaisser ses « inférieurs » (ne parle-t-on pas de « supérieurs » ?), la position légitimant l’affront, justifiant toutes sortes d’atteintes à l’intégrité – physique, mentale – d’un individu, à l’image de cette scène que Monica me raconte et qui me semble dire certaines de ses préoccupations, à commencer par l’enfance (impuissance et désir), et aussi de son rapport aux hommes, ce manque originel de présence masculine auquel elle a répondu, peut-être, par une féminité débordante, parfois même agressive – pareille à un objet de contemplation condamnant toute possibilité d’appropriation, et créant, dès lors, de la distance avec l’alentour. Troisième rencontre Morts et résurrections GUILLAUME SBALCHIERO : Beaucoup d’artistes en tout genre n’hésitent pas à prêter leur nom et leur image pour défendre des causes, se mêlant parfois même de politique, à l’instar de Bono, de George Clooney ou de Bruce Springsteen. Pensez-vous que ce soit la place des artistes ? Êtes-vous souvent sollicitée ? Êtes-vous impliquée dans des associations ? Comment appréhendez-vous l’idée de l’engagement ? MONICA BELLUCCI : En 2010, enceinte de ma seconde fille, j’ai été sollicitée pour un livre de photos. C’est un bel objet, et les recettes des ventes, même si je ne connais pas les chiffres exacts, ont été reversées à deux associations : l’une, l’Agop, qui aide les enfants atteints du cancer, l’autre, Paroles de femmes, qui lutte contre les inégalités et les discriminations. Mais je ne tiens pas à trop exposer publiquement mes positions. Il y a là un risque d’instrumentalisation. Je refuse absolument de sombrer dans un jeu politique car il est très compliqué d’approcher cette sphère sans devenir partisan. Je n’ai aucune envie d’entrer dans ce cercle. Je m’y sentirais étouffée. Alors, j’accepte parfois d’« user » de ma notoriété afin d’attirer l’œil des médias et de l’opinion publique sur des questions humaines. Ces associations n’ont pas toujours accès aux médias, tandis que pour moi c’est plus simple… J’avais d’ailleurs discuté de cela avec une militante de l’Unicef. Elle m’avait confié que, sans les célébrités, leurs résultats seraient bien moindres. C’est malheureux, mais c’est une réalité : les gens connus entraînent. Mais je ne me fais pas d’illusions : je pense avoir un impact minime. Je ne crois pas changer le monde. Je tente juste, à mon échelle, d’aider. S’engager au nom de valeurs sans en être l’instrument. — Comment s’est forgée votre conscience citoyenne ? — Parfois, je me suis retrouvée embarquée dans des projets un peu malgré moi. Je crois aussi avoir vécu quelques expériences qui ont façonné mon regard sur la maladie et l’injustice. Je pense notamment à des adolescents malades du cancer aperçus à l’hôpital. Là, en pleine crise hormonale, en pleine croissance, ils devaient subir des traitements d’une violence extrême. J’ignore comment résistent les médecins face à cette détresse et ces corps en souffrance. Je n’ai pas cette force, même si, avec l’âge, je me sens mieux capable d’affronter ce genre de scènes. — Cela coïncide-t-il avec un raffermissement de caractère ? — Je souffre d’un sentimentalisme exacerbé. Je pardonne beaucoup. Trop… Certaines personnes en ont profité. J’essaie désormais d’être sentimentale sans tomber dans le piège du sentimentalisme. — Connaissez-vous les raisons de ce comportement ? — Il existe une foule de raisons possibles : l’éducation, mon bagage judéo-chrétien et cette fameuse culpabilité… L’envie, également, de ne pas blesser, de ne pas froisser… Une insécurité, un manque de confiance en soi… C’est un ensemble. Et en ce moment, à cause de cela, je nettoie une montagne de problèmes longtemps niés. Un vrai processus, à la fois douloureux et passionnant. Je recouvre la vue, en quelque sorte. Tout cela me fait penser à une phrase bouddhiste que j’aime beaucoup, qui parle de la différence entre innocence et ignorance : « On appelle ignorant celui qui voit la beauté de l’autre, mais qui ne voit pas le reste. On appelle innocent celui qui voit le reste, mais qui continue de voir la beauté. » — Quel impact ce travail sur vous-même a-t-il sur l’exercice de votre métier ? — Il existe parfois une connexion étrange, inexplicable, entre les états d’âme et les projets professionnels, comme l’impression que les projets arrivant sont directement ou inversement liés au ressenti du moment. — Est-ce une évolution progressive ou brutale ? — Pour moi, une série de morts et de résurrections… L’adolescence, d’abord, qui rime avec explosion des cadres, rébellion contre l’autorité… Malgré l’amour parental, je pense que nos parents nous contrôlent aussi. J’ai l’impression que vers treize ou quatorze ans, il faut alors s’en défaire, rechercher l’indépendance. Plus tard, entre trente et quarante-cinq ans, un autre processus se met en marche. Une période de construction, tant sur le plan professionnel que familial. Et enfin, autour de quarante-cinq ans, quand le masque de la beauté juvénile s’est évanoui, quand enfin ce diable naturel ne protège plus, le soi profond, véritable, apparaît. Le recours au physique est alors impossible. Il faut se confronter, une fois pour toutes, au temps et à la mort. C’est une question de choix, en somme. C’est le moment où l’on commence à penser à la chirurgie esthétique pour échapper aux lois du vieillissement. Où l’on a le courage, sinon, de saboter les schémas rassurants. Tenter de conserver la curiosité de l’adolescence sous un visage adulte. Pas facile… — Contrat faustien, tentation d’infléchir le cours du temps… N’avezvous pas peur de l’avenir ? — Hors une légère question d’ordre pratique, pas vraiment. J’ai vu trop de personnes, autour de moi, mourir de n’avoir pas su réagir. Un ami est d’ailleurs décédé, une personne très belle, mais incapable de résister à l’envahissement des autres. Sa disparition a provoqué en moi une immense tempête émotionnelle. Et je suis certaine qu’il serait encore présent s’il avait résisté… Du coup, j’oriente mon parcours, je bouge comme je l’entends, je subis moins. Toujours gentille, souriante, mais plus ferme. Moins vide également… — Moins « vide » ? — Sans la foi, sans accroche à une religion ou à une vision philosophique, l’existence peut sembler vide. La matérialité n’a de valeur qu’à condition d’être le fruit d’efforts personnels. Habiter un château, piloter des voitures de course, gagner des sommes d’argent considérables n’amène pas le bonheur en soi, en revanche ça peut être une satisfaction lorsqu’il est le résultat d’un travail passionnant. Ce n’est donc pas lié à la quantité, mais à la qualité. Je l’ai su très tôt, mais j’ai mis du temps à vraiment le comprendre. Jeune, j’avais beaucoup à ma disposition. Pourtant, je ressentais un vide pesant. Une insatisfaction dérangeante. Ce sont les enfants, je pense, cet amour si puissant et enveloppant, qui m’ont permis de complètement le percevoir. Avec eux, j’ai acquis une conscience neuve de moi-même et du monde. — Mais, à trop se soucier de l’aspect spirituel, n’existe-t-il pas un risque d’oublier, voire de détruire son propre quotidien ? — J’évite ce danger car je mène une vie solidement ancrée dans la réalité. Mon équilibre se tient là, entre banalité pragmatique et sphères plus immatérielles. À l’image du tournage de Combien tu m’aimes ? de Bertrand Blier et d’Un été brûlant de Philippe Garrel où, dans les deux cas, j’allaitais entre les prises. — Cette marche funambule n’est-elle pas complexe à tenir au sein de l’univers matérialiste de l’industrie culturelle ? — C’est l’un des problèmes majeurs de ce milieu. Même s’il s’agit aussi d’un business, la création est d’abord censée élever, de justement nous extraire du fil des jours pleins de soucis comptables. Et même si je respecte la valeur de l’argent, car sans lui il n’y a pas d’indépendance, je pense n’avoir jamais couru le cachet. Je réponds simplement à des envies, mais la réussite et l’argent parfois font exploser les névroses. Il suffit de regarder Basquiat : mort d’overdose au sommet de sa carrière ! Anonyme, il serait probablement encore vivant. Les projecteurs conduisent à se responsabiliser. Je commence d’ailleurs à croire que la lumière est moqueuse. Elle nous dit : « Prends-moi, et voyons ce que tu es capable de faire ! » À cause d’elle, les gens reversent sur la célébrité leurs frustrations ou leurs fantasmes. Un jour, ils placent les vedettes au sommet, et le lendemain ils n’hésitent pas à les traîner dans la boue. Dans un cas comme dans l’autre, tout est faux ! Une personne célèbre n’est ni supérieure ni inférieure à qui que ce soit. C’est juste un être humain, qui, à cause de la lumière et des projecteurs, peut éclater avec plus de bruit et de fureur que n’importe qui d’autre. Plusieurs cas célèbres le montrent : Marlon Brando, Marilyn Monroe, Jim Morrison, Nicolas de Staël… des carrières incroyables, des talents évidents. Mais, aussi, une vie personnelle complexe, noire. De toute évidence, l’une et l’autre se répondent. Séparer la biographie de l’œuvre me paraît insensé. Pour regarder en face l’artiste, pour comprendre sa création, il faut saisir les enjeux de son intimité. — Seulement, aussi tourmentées les coulisses soient-elles, l’Histoire fixe l’œuvre ; et de durer, de contrer le destin, de sublimer le biologique suppose des sacrifices. — Mais à quel prix ! Paysanne, Camille Claudel n’aurait-elle pas évité la douleur de la claustration ? Romy n’aurait-elle pas pu trouver la paix en dehors des plateaux de cinéma ? La réussite n’est pas toujours un cadeau. Les étoiles exigent aussi une rançon. Et ces deux femmes, comme d’autres, l’ont payé de leur vie. — Relativiser, comme vous semblez le faire, ne doit quand même pas amoindrir le plaisir d’un bon papier, d’un commentaire élogieux et de toute autre forme de reconnaissance. — Évidemment, l’ego est flatté et les louanges rassurent. Mais le danger est d’y croire ! Car, au moindre coup de vent, au plus infime dérèglement, la chute peut être vertigineuse. Pour l’éviter : toujours se rappeler que les gens jugent une image, et non pas l’individu réel. — Internet, radio, télévision, presse spécialisée : les regards sont trop nombreux, les langues trop plurielles… Vous ne pourriez pas, même en le désirant, avoir le contrôle absolu sur la manière dont vous êtes perçue. — Je suis une femme de spectacle. Du coup, grâce à une féminité naturelle et un peu d’artifice, je peux créer du rêve. Sans rien d’exceptionnel. Et je n’ai aucun problème avec cette facette du travail. Parce que j’aime le rêve créé par le monde de l’image et suis la première à m’arrêter devant une photo qui me touche et me fait planer. Quand j’étais mannequin, Odile Sarron, qui pendant quarante ans fut une figure emblématique du milieu de la mode, ayant découvert tous les plus grands mannequins, m’avait dit : « Quand on te met en couverture, tu es une des rares brunes qui vend autant qu’une blonde. » Mais, encore aujourd’hui, je n’ai aucun pouvoir décisionnel pour une couverture. Et je parle aux journalistes uniquement dans le cadre de la promotion d’un film. — Et que dire des projets périphériques ? Les campagnes publicitaires ne participent-elles pas d’une volonté de bâtir une image publique ? — Elles riment surtout avec plaisir et correspondent à un regard créatif qui m’intéresse. J’ai accepté, par exemple, de collaborer avec des maisons comme Dolce & Gabbana, Dior, Cartier, car j’aime leur vision respectueuse de la femme, cette manière de dire qu’elle peut être belle à n’importe quel moment de sa vie. — Cela traduit-il une évolution du regard de l’industrie culturelle sur les femmes ? Existe-t-il des différences entre l’Europe et les États-Unis ? N’avez-vous jamais songé à vivre là-bas ? — Pendant la promotion de Spectre, beaucoup de journalistes m’ont interrogée sur ce sujet. Je n’ai pas forcément envie d’entrer dans ce débat. Je connais le système européen et je vois des comédiennes comme Charlotte Rampling, Catherine Deneuve, Judi Dench, Isabelle Huppert, Helen Mirren qui continuent de mener des carrières formidables. En revanche, je ne peux juger le fonctionnement américain. Des actrices de làbas sont mieux à même d’en parler que moi. Je l’ai toujours approché, que ce soit avec des expériences aussi intéressantes que Matrix, Tears of the Sun, She Hate Me, Les Frères Grimm, mais en tant qu’Européenne. Je n’ai jamais vécu à Hollywood. Et je reste profondément attachée à mon identité européenne. Je n’aurais pas supporté que mes filles sachent parler anglais sans maîtriser le français et l’italien. Je bouge beaucoup et, n’importe où sur le globe, je reste italienne. Avec les bagages que cela implique. — Quels bagages ? — La beauté de l’Italie et ses contradictions : les pâtes, le cinéma, l’homme machiste, la femme muselée, le concept padre/padrone, la sensualité et le péché… Et puis, comme disait Umberto Eco : « La grande capacité des Italiens à se cracher dessus. » Mais aussi cette grande leçon de survie philosophique : « Demain est un autre jour. » — Qu’attendez-vous d’un tournage ? — Rebecca Miller ou Terry Gilliam, Gaspar Noé ou les Wachowski : peu importent le budget et l’ampleur du film, je m’engage avec la même intensité ! Tout est affaire d’expérience personnelle et de sensations. J’ai même joué en farsi, dans un film iranien, Rhino Season, de Bahman Ghobadi et en serbe avec Emir Kusturica. — Cette incertitude quasi permanente quant à la possibilité d’un film de toucher ou non le public ne vous a-t-elle jamais frustrée au point de vouloir arrêter le cinéma ? — Plutôt mourir ! Mais, pendant près de huit ans, j’ai été légèrement en sommeil comme comédienne. La maternité m’intéressait plus comme forme de création que le cinéma ! — Quelle expérience vous a redonné l’envie de cinéma ? — Un été brûlant de Philippe Garrel ! Grâce à lui, grâce à ses conseils, à son talent, à sa vision, j’ai renoué avec l’innocence originelle et ma capacité d’abandon. Je me suis sentie élève sous ses yeux et il m’a réappris à désirer pleinement le cinéma. — À propos de cinéma français, quel rapport entretenez-vous avec notre pays ? Comment avez-vous appris notre langue ? — Depuis mon adolescence, la France est intimement liée à un rêve de cinéma. Avant de poser le pied à Paris à dix-sept ans, j’avais vu des films comme La Vérité, de Clouzot, La Peau douce, de Truffaut, ou bien encore À bout de souffle et Le Mépris, de Godard, qui m’ont profondément marquée. Et, une fois ici, c’était comme si j’avais toujours été là. En revanche, pour apprendre la langue, ce fut plus compliqué. Quand j’ai tourné L’Appartement de Gilles Mimouni, mon français était désastreux. Puis, à l’aide des coachs et d’autres tournages – dont Irréversible de Gaspar Noé, où je devais improviser en permanence –, j’ai commencé à me débrouiller. — Pourquoi avoir voulu quitter l’Italie ? Comment en êtes-vous arrivée à L’Appartement de Gilles Mimouni ? — Les quatre premiers films tournés en Italie ne m’ont pas offert ce que j’attendais. Ils furent bien sûr des expériences nécessaires, qui m’ont appris à me comporter devant une caméra. Mais je voulais autre chose, des rôles plus conséquents. Une fois à Paris, avec mon envie et mon enthousiasme, je courais partout, je traquais les castings et tentais de trouver un agent. Après quelques essais non concluants, une porte s’est ouverte : une femme qui organisait des castings a convaincu un agent de me recevoir. Il m’a prise. Dix jours après, j’auditionnais pour L’Appartement de Gilles Mimouni. — Cela sonne comme si le déracinement fut pour vous la condition du succès… — Mon pays natal, à cette époque, ne correspondait plus à mes attentes professionnelles. En empruntant un chemin plus international, je suis revenue à lui. Le voyage s’est opéré du dehors vers le dedans. Exil qui, d’une certaine manière, perdure encore : étrangère en Italie, Italienne en France… Je ne suis d’aucune case, d’aucun endroit, d’aucun cadre. — Si l’essentiel est dans le mouvement, existe-t-il quand même un lieu où vous vous sentez bien ? — Outre mes déplacements incessants et une envie de n’appartenir à aucun endroit définitif, j’ai quatre bases solides : Rome, pour sa beauté et son aura ancestrale ; Londres, pour sa créativité et son exubérance ; Lisbonne, pour sa douceur de vivre ; et Paris, pour son métissage et son esprit laïc. J’y réside d’ailleurs aujourd’hui. Mais je ne peux pas nier une certaine appréhension face à la situation politique actuelle. Bien sûr, la peur n’est pas une bonne réponse, mais, comme Hakan Günday, un écrivain turc, le pense et l’écrit, on est face à un ennemi étrange dont on ne connaît pas les règles. C’est une guerre globale où le risque est partout, que l’on soit en Syrie, à Paris, à Orlando, ou ailleurs. C’est un ennemi qui attire les marginaux et exacerbe les conflits économiques et politiques. Voix Écrans, ondes, articles : une ronde vaste, cortège de célébrités défendant une cause, le nom et l’image au service de, puisque la main est favorisée, la tendre, aider ; apparemment du moins, car les mots sensibles, la mine grave et les bonnes intentions peuvent aussi être façade, tentative d’apaiser sa conscience, une simple stratégie promotionnelle. Qui croire ? Un malaise certain, une colère contre cette prise de parole au nom des autres, cette exploitation (à peine cachée) des souffrances sous couvert d’une prétendue solidarité, cette usurpation de la parole si courante, tellement admise, dans ce mélange des genres permanent, entre artistespoliticiens et gouvernants sous projecteurs, où se croisent business et charité, justice et carnet de chèques, élans sincères et parts d’audience. Que faire ? Au détour d’un divan dominical, d’une couverture de magazine, d’une interview, Monica donne de sa voix, assez discrètement, appréhendant l’étiquetage (« artiste engagée ») et le rattrapage politique, plus près d’une sensibilisation que du militantisme, préférant laisser parler pour elle ses choix artistiques, ses personnages, ses films plutôt que de dérouler de longs discours, quand pourtant, tout autour, à longueur de temps, micros et caméras se dressent, avides d’une réaction, d’un commentaire sur l’actualité, certains que les artistes, parce que tels – et parce que les gouvernants, déserteurs, ne répondent plus –, auront un mot, LE MOT, mais trop souvent, malheureusement, sans leur accorder d’espace suffisant, la pensée devant être réactive, l’opinion immédiate, et ce qu’importent les conditions : l’artiste doit savoir. Et soi, n’être que spectateur ? Questionnement palpable, continuel, qu’aucune chapelle, qu’aucun parti ne sauraient résoudre, tant les tribuns et les assemblées militantes, pleins de leur logique clientéliste, m’écœurent et me donnent, plutôt que d’agir en leur nom, l’envie de les fuir, vite, aussi rapidement que possible, pour tenter, à ma manière un geste sensible et réfléchi : écrire. Écrire, oui, sans idéologie ni appartenance, mais solidaire et distant, les mains portées par des rencontres, des images, des notes, des lectures (dont Pyrrhus et Cinéas de Simone de Beauvoir, cet éclair : « Un homme qui a vécu sur un sol sans rien faire qu’y manger et dormir ne verra dans l’événement qu’un changement d’habitudes ») : là, dans ce monde détestable, où des cœurs analphabètes vomissent leurs crédos aveugles, où des bourreaux serviles tranchent des têtes innocentes, et qui, chaque jour, chaque heure, malgré toute cette horreur et toute cette bêtise, pousse un peu plus aux beuglements de principe et aux colères sèches, infertiles, à cette indifférence salivée depuis le canapé gras devant ces écrans immobiles et complices, alors que, pas si loin, de la beauté encore reste à saisir. Écrire pour ne pas être qu’un rêveur inutile. Quatrième rencontre “Se défaire de la griffe masculine” GUILLAUME SBALCHIERO : Enfant, quels rapports entreteniez-vous avec vos parents ? MONICA BELLUCCI : Ma mère était plus présente que mon père. Avec elle, je vivais mon quotidien et j’étais le centre de sa vie. Inconsciemment elle représentait la figure de la stabilité. À l’inverse, mon père était souvent absent à cause de son travail. Charmeur, presque envoûtant, il insufflait de la magie dans nos rapports à chacune de ses apparitions. Peut-être à cause de cette absence, j’ai grandi avec un sentiment de méfiance envers les hommes. Et à l’adolescence, quand j’ai commencé à défier leur autorité, j’ai vraiment senti la douleur de mon père, sa tristesse de me voir distante. En tout cas, j’ai reçu de leur part beaucoup d’amour et de protection, beaucoup plus qu’eux n’ont dû en recevoir lorsqu’ils étaient enfants. Je les remercie pour cela. Et je leur pardonne toutes les fois où ils n’ont pas compris ce que j’avais dans le cœur. En ce sens, je pense que les enfants doivent apprendre à trier entre le bon et le mauvais en leurs parents. C’est ce que je dis toujours à mes filles. J’ai de la chance : mes parents sont encore en vie . — Pourquoi cette méfiance envers les hommes ? Les femmes ne sontelles pas aussi menaçantes ? — Nous savons comploter, trahir, parfois même prendre les armes. Mais, dès qu’un homme se trouve en position de faiblesse, dès que les mots lui manquent, il lui reste toujours la possibilité de la force physique. Même inexprimée, elle se devine derrière, masquée. Et si certains n’en usent jamais, en chacun sommeille néanmoins une potentialité bestiale. Dans ce monde hyper-masculin, les femmes doivent lutter pour trouver une place. Elles doivent conquérir leur indépendance. Se défaire de la « griffe masculine ». C’est pourquoi j’admets pardonner plus aisément à mes consœurs. — À quel moment avez-vous eu conscience du regard masculin posé sur vous ? — Vers quatorze ou quinze ans, je possédais déjà un corps « formé ». J’étais, physiquement du moins, une femme. J’attirais les jeunes hommes sans efforts. J’en jouais parfois, en adolescente provocante, malgré les risques. Mon corps parlait pour moi. Il m’aidait à dissimuler ma fragilité et ma profonde timidité. Une timidité d’ailleurs toujours présente. — Encore aujourd’hui ? — Cela dépend sans doute du contexte. Je possède une partie secrète et une autre à l’opposé, très communicative. — Et parvenez-vous à concilier les deux ? — À mesure des années et d’un travail sur soi, je crois avoir forgé un instinct de survie puissant. Beaucoup plus puissant que je ne l’aurais cru. Du coup, je continue de cheminer, m’ouvrant en certaines occasions, écoutant le reste du temps. — Et au niveau professionnel ? — Dans la majorité des cas, j’ai vécu de très belles relations avec les metteurs en scène. Quand je travaille avec un artiste que je respecte et que j’admire, je suis capable de m’abandonner et de m’adapter à sa vision. Mais cela ne veut pas dire que j’accepte tout et n’importe quoi ! — De nombreux cas de tensions entre cinéastes et interprètes émaillent l’histoire du cinéma. Que pensez-vous, à ce titre, de la polémique autour du superbe film d’Abdellatif Kechiche, La Vie d’Adèle ? — J’avais déjà adoré La Graine et le Mulet. Et, honnêtement, je n’ai pas prêté attention à tout ce vacarme. En effet, il paraît avoir une réputation tyrannique. Mais la seule chose que je sais, c’est que son film est un sublime hymne à la femme. Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos y rayonnent, chacune à sa manière. L’une, froide, presque masculine, intellectuelle, cachant ses sentiments, finalement prisonnière de ses schémas ; l’autre, nue, sans défense, mais triomphante au bout du compte car assoiffée de vie. Adèle a cette sauvagerie adolescente, un désir plein. Et, d’abord perçue comme plus fragile, elle éclate de toute sa force, démontant les certitudes. Cette pureté du jeu, la difficulté de saisir la frontière entre la femme et l’actrice, je la retrouve par exemple chez Émilie Dequenne dans Rosetta des frères Dardenne, chez Alicia Vikander dans The Danish Girl de Tom Hooper, ou bien encore chez Emmanuelle Bercot dans Mon roi de Maïwenn… Quand je vois ces actrices jouer, je ressens l’harmonie rare d’une maîtrise et d’un abandon, et je me dis que j’ai beaucoup de chance de faire ce métier. — Cet équilibre est-il inné ou est-il, au contraire, le fruit d’un long travail ? — Il se cherche. Il fluctue en fonction des métamorphoses personnelles. La difficulté vient de l’instrument même de ce métier : notre corps. Nous ne jouissons pas, comme un musicien ou un réalisateur, d’un filtre protecteur. Nous n’avons pas de piano à domestiquer ni de caméra derrière laquelle nous réfugier. Dès lors, la limite est ténue. Entre l’image et l’être, quelle marge ? Jouer exige un subtil dosage de plongée et de survol. Interpréter demande d’aimer le personnage – jamais de le violer ou de le posséder –, d’en comprendre les noirceurs et lumières pour faire vibrer son cœur à travers nos propres mots et gestes. Mais attention à ne pas devenir ce cœur ! Risquer Accumulation de tournages, nos échanges s’espacent et, dans ce silence, je crains un éloignement, une lassitude, incertain d’intéresser, de poser les bonnes questions, d’avoir l’oreille nécessaire. Alors, à sa demande soudaine de m’investir davantage, de dire « Je » (j’écrivais « Il » dans un premier temps) : une remise en question sérieuse, profonde, de mon attitude, de mon positionnement. Et en tant qu’homme. Conscient d’être coupable, parfois, de regards déplacés, de mots poisseux, de rires complices… de prolonger la bêtise de mes contemporains. Et, en même temps, attristé par toutes ces caricatures barbares, ces tyrans minuscules, ces inquisiteurs de bazar qui, hantés par la longueur du membre et le volume du muscle, enfarinés par des siècles d’idéologie et de fantasmes, mais souvent bien masqués par le prestige d’un poste ou le lustre d’un rôle, n’hésitent pas à scander, à prêcher l’inégalité des sexes et l’infériorité des femmes – tout à fait persuadés de leur virilité et de leur bon droit. Du troupeau et d’exil, avec la certitude que tous les hommes, bien sûr, ne sont pas monstrueux et que toutes les femmes, bien sûr, ne sont pas de pauvres victimes, ne rien affirmer d’autre, en somme, que cela : refusant la sexualité comme entrave, la force comme argument, la brutalité comme régime, je crois l’échange entre homme et femme possible, souhaitable, crucial, et je conçois le dialogue comme un partage d’égal à égal, un refuge réciproque, une libération mutuelle. Après quelques jours de digestion, de réflexion et d’autocritique, je lui transmets ces lignes : « Question de JE Raison de Rimbaud : “Je est un autre”, et se définir, exactement, poser avec justesse ses propres contours, sa teneur, me semble difficile, voire inconcevable, sinon par bribes, par miettes, somme de bouts collectés qui peut-être forment un tout, un être, que je regarde avancer, trébucher, se relever, toujours étonné, comme de l’extérieur, encore assez incapable de le nommer, de l’appeler “Je” ; d’où le « Il », strict reflet d’un tremblement, d’une altitude incertaine, procédé forcément discutable, de la distance se crée, mais elle n’est, à aucun moment, l’objectif. ÉLAN Ce livre, je le sais, naît d’un bouleversement, émotion qui dure à votre regard et votre voix, ce mélange d’assurance et de fragilité contenue, pudeur et engagement, secret et goût de l’exposition : une ambivalence, de l’ambiguïté, une beauté non simplement de chair, indiscutable, mais d’une attitude, d’un esprit, d’une parole. Une singularité a priori lointaine, inaccessible (je suis homme, vous êtes femme ; je suis anonyme, vous êtes célèbre ; je n’ai rien bâti, vous avez une carrière…), des formes dissonantes mais un dialogue de fond, des passerelles s’esquissent, nous nous rapprochons… Dans l’attente impatiente de vos mots… Très cordialement, Guillaume. » « Guillaume, quand vous écrivez comme ça tout devient émotion… Vibration… Se délivrer cela veut dire risquer et c’est cela qui rendra notre rencontre intéressante… Si on retrouve cette émotion dans le livre, on pourrait peut-être créer un discours enrichissant pour nous, mais aussi pour les autres. Parce que se confronter aux autres c’est la difficulté de nous tous… Alors on oubliera le journaliste et l’actrice et on verra deux personnes qui sont dans une recherche personnelle et qui cherchent à se comprendre un petit peu plus à travers l’autre… Vous êtes jeune, je suis une femme mûre ; vous êtes blond et apparemment plus distant, je suis brune et apparemment plus en soif de chercher un contact, parce qu’en me donnant je veux savoir aussi qui vous êtes et ce que vous faites là devant moi. Parce que, comme vous, j’ai plein de fragilités aussi… Peut-être que cet échange entre nous deux d’aujourd’hui devrait être dans le livre… Comme si le livre était un carnet intime… Monica. » Cinquième rencontre “Accomplir sa féminité” GUILLAUME SBALCHIERO : N’ayant aucun jugement à porter sur votre vie sentimentale et ne souhaitant pas paraître trop indélicat, puis-je quand même vous demander : comment vous sentez-vous par rapport à votre divorce ? MONICA BELLUCCI : Quand deux opposés se rencontrent, leur relation peut continuer éternellement, sauf si l’un se réveille. Si ce réveil se produit, cela signifie qu’un travail est nécessaire. Un travail permettant de comprendre que l’autre n’est pas arrivé dans notre vie par hasard. Et, pour revenir à la notion de pardon, il faut arriver à se pardonner à soi-même et pardonner à l’autre, parce que chacun porte sur son dos son bagage de souffrances. Et partir… S’il y a des enfants, je pense qu’il est important de maintenir un lien avec l’autre (quand c’est possible), au nom de l’amour qu’il y a eu et des beaux moments passés ensemble. — Quel impact a eu la maternité sur votre vie de femme ? — D’emblée, je savais que maternité rime avec abnégation. Durant ces neuf ou dix années, j’ai vécu une communion intense de la chair et de l’esprit, animale et métaphysique. À travers Deva et Léonie, j’ai ressenti un amour puissant, à la saveur inconnue. Elles m’ont sans doute appris la compassion, la clémence… À aimer différemment. Et jamais je n’ai vécu ces instants comme un sacrifice. — Le tranchant d’une expérience aussi intense n’est-ce pas de négliger son entourage et soi-même ? — Chez moi, l’oubli fut momentané. Le matin, au lieu de me regarder dans un miroir, je changeais des couches et lavais mes enfants. Ensuite seulement, j’apercevais mes rides et mes cheveux emmêlés. Contrairement à ces années où je me suis bâtie en fonction du regard des autres, en qualité de fille, d’amie ou de compagne, une fois mère, le centre de gravité s’est déplacé : sa propre image devient secondaire. Au fond, j’ai recomposé, par l’amour donné à mes filles et par l’amour reçu, un équilibre fondamental, un sentiment profond d’unité intérieure. Ce détachement, à condition de le maîtriser, est salutaire. C’était un passage obligatoire de ma féminité. — Vous êtes-vous dit, à partir de là, que vous étiez devenue une femme ? — Même sur mon lit de mort, je n’oserai prononcer cette formule définitive. Accomplir sa féminité varie selon les individus. Nous pouvons, dans nombre d’instants, sous divers visages, nous sentir femme. Concrétiser un rêve, bâtir une carrière professionnelle, partager une discussion passionnante, étreindre la peau de l’aimé… Ces extases nous façonnent et nous révèlent à nous-mêmes. Personnellement, la maternité s’inscrit dans une autre dimension. Acte primaire, expression d’animalité pure, elle permet, pourtant, de toucher à des profondeurs restées interdites jusque-là. Comme une route sinueuse, douloureuse, avec à son terme la possibilité d’un paysage inédit, d’un autre horizon. — Face à la séparation, qui, tant d’un point de vue intime qu’administratif, n’est jamais une situation simple à gérer, quelles sont vos priorités ? — Mes efforts se concentrent sur mes enfants. J’ai voulu les épargner, leur éviter de subir les souffrances habituelles d’un divorce. Je suis prête à beaucoup supporter pour les protéger. Comme une louve. Et cela m’a parfois conduite à leur faire voir la vie en rose. Même quand ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, je pense que leur dire une partie de la vérité – elles sont encore jeunes –, avec de l’intelligence et de la douceur, est une étape nécessaire de leur parcours. Un moment de leur construction. — Pensez-vous que le couple, en tant que cellule, structure, ait beaucoup changé depuis la génération de vos parents ? Et, du coup, les rapports entre les hommes et les femmes ? — À l’époque de mes parents, qui plus est en Italie, les rôles se distinguaient nettement. Régnait un sexisme, certes encore palpable, mais bien plus prononcé alors. Les hommes attendaient des femmes de la docilité. Beaucoup marchaient courbées, la tête enfouie, en silence, de peur de contrarier l’autorité masculine. Heureusement, ce rapport malsain tend à s’équilibrer. Les femmes actuelles, grâce à certaines femmes d’hier, actrices, intellectuelles ou anonymes, se relèvent. Cette prise d’indépendance effraie encore quelques hommes. — Cela sous-tend-il que ces hommes attendent que vous restiez prostrée ? — L’élévation peut causer des dégâts. Elle sabote des siècles de schémas, de dogmes, de croyances imbéciles. Pour les moins progressistes, les plus fermés, des interrogations naissent : « Pourquoi se mettre soudain à marcher ? Pourquoi vouloir devenir notre égal ? » Leurs repères s’effondrent, ils doivent affronter une situation inédite. Ils sont dépassés, se sentent castrés ou dépourvus d’une partie de leur virilité. Devons-nous leur en vouloir pour autant ? Devons-nous répliquer à ce manque de lucidité et d’intelligence par de l’agressivité ? Je crois, pour ma part, aux possibilités de la jeune génération et à une force ancestrale féminine. Les devoirs de la femme envers la société, envers les hommes, envers les enfants, l’éloignent de cette force. Pour la retrouver, il faut réveiller nos passions. Avoir le courage de les vivre. Et mettre à distance tous ceux qui tentent de la museler. Et c’est pour cela qu’il y a si peu de réalisatrices, si peu de femmes politiques, si peu de scientifiques, si peu de chanteuses, même si les choses commencent à bouger… — Malgré ce rapport aux hommes que je qualifierais d’« agité », voire d’« intranquille », quelle place leur accordez-vous au sein de votre existence ? — Même si j’ai eu parfois besoin de solitude pour me retrouver, je suis une femme pour qui l’homme est indispensable. Comme si la femme était l’essence et l’homme le moteur. L’un et l’autre sont complémentaires. — En quoi avez-vous besoin d’eux ? — Je commence à penser que je suis une femme ayant vécu plusieurs vies dans une même et seule existence. Et je continue de croire à l’amour, parce qu’à travers la rencontre avec l’autre on parvient à mieux se comprendre soi-même. Frida Kahlo disait qu’il faut toujours être avec un homme qui élève. Mais, parfois, c’est en descendant tout en bas que l’élévation est possible. — Nous employons souvent le mot « féminité », mais sans l’avoir vraiment défini… — La féminité est une force en soi. Puissante. Comme la beauté, elle n’a pas besoin d’être expliquée. Et elle peut intimider certains hommes, comme ces femmes qui ne la reconnaissent pas en elles-mêmes. Quand je suis allée au Crazy Horse, j’ai trouvé magnifiques toutes ces filles qui, avec leurs jambes, leurs hanches, leurs seins et leurs fesses, faisaient vibrer la salle entière au son de la musique. Il y a quelque chose d’archaïque qui se réveille quand les corps dénudés et la musique s’unissent. Quelque chose qui dépasse la simple sexualité. Quelque chose de probablement lié aux danses dionysiaques de nos ancêtres, qui célébraient la nature et son renouvellement incessant. J’ai, pour ma part, souvent fait de mon corps et de ma féminité une force d’expression avec laquelle j’ai nourri beaucoup de mes rôles. De Malèna à Spectre, en passant par Irréversible. Mais c’était normal. C’est cette énergie, que je retrouvais chez les actrices que j’admirais plus jeune, qui m’a inspirée. Après, les femmes possèdent aussi un côté que l’on pourrait qualifier de « passif ». C’est cette facette qui nous rend capables de porter un bébé durant neuf mois. De l’allaiter tout en lui chantant une berceuse. De renoncer à certaines choses pour soi-même afin de protéger ses enfants et le concept de famille. Cela vient sans doute d’une longue tradition qui voulait que, dans les foyers, la nourriture la plus raffinée était d’abord destinée aux hommes, ensuite aux enfants et en dernier lieu aux femmes. Cette passivité reste aussi liée à la timidité et à la pudeur : deux signes de la beauté et de la profondeur. Mais ce visage a besoin d’être protégé. Par la femme. Et par des hommes qui le comprennent, qui le savourent, sans pour autant vouloir en profiter. C’est cela, un homme avec une âme féminine : celui qui sait apprécier cette vulnérabilité sans désirer la dominer. — Il s’agit donc, si je vous comprends bien, de tendre vers une forme d’équilibre. D’assumer et de respecter sa fragilité comme sa force. Et, peutêtre le plus important, de ne pas se contenter des seules apparences. Justement, à votre avis, que représentez-vous ? — Une image assez féminine… Je m’habille comme il me plaît, je ne sors pas débraillée ni les cheveux sales. Je prends soin de moi, de mon corps, par simple respect de ma personne. Peut-être est-ce lié à mes origines italiennes. À cette tradition qui veut qu’une femme ne se néglige pas… Cette apparence peut créer une confusion. Un malaise. Mais je pense que cette distance se brise dès le dialogue. Les personnes qui me connaissent, ou qui m’ont approchée, savent mon regard parfois enfantin, ma fascination pour la beauté, mon envie de joie : c’est ce côté « potiche », si bien incarné par Catherine Deneuve dans le film de François Ozon, et que je ne considère pas forcément comme une faiblesse. Être une actrice ne change rien : sans ce métier, j’agirais de la même manière. — Quel personnage aimeriez-vous incarner ? — Tina Modotti. C’était une photographe italienne des années 1920. Une muse pour plein d’artistes. Une militante communiste aussi. Elle a beaucoup voyagé, a connu le Mexique, les États-Unis, l’Union soviétique… Elle a côtoyé de nombreux créateurs de son époque : Diego Rivera, Frida Kahlo, Edward Weston, Pablo Neruda… C’était une femme révoltée. Insoumise. En avance. Elle est morte, officiellement, d’une crise cardiaque en 1942. Il reste encore des doutes quant aux circonstances véritables de sa disparition. Elle a peut-être été assassinée à cause de ses engagements politiques. — Existe-t-il au cinéma, dans la littérature ou dans toute autre forme d’expression artistique, une histoire d’amour qui vous touche particulièrement, et pourquoi ? — Sans trop réfléchir, La Dolce Vita et Love Story. Deux formes opposées d’amour. Dans le film de Fellini, c’est l’amour inachevé. Le fantasme. Marcello Mastroianni, en couple avec une femme qui l’adore, ne parvient pas à l’aimer vraiment : il cherche autre chose, cet intouchable incarné par Anita Ekberg. Il court derrière l’image. Un idéal plutôt que la réalité. Dans Love Story, Arthur Hiller, quant à lui, interroge plus l’amour dans la protection et la douleur. Dans les deux cas, ce sont des extrêmes. Sacrifice et non-sacrifice. Fuite et abnégation. Et, entre les deux : la vie de tous les jours. Pour moi, c’est cela, l’amour héroïque. Le quotidien est toujours le plus délicat à gérer, les hommes et les femmes qui en sont capables sont des héros. C’est un travail complexe et invisible. Et nos problèmes, nos forces et nos faiblesses viennent de ce travail opéré ou non. C’est le fond. Le cadre fondamental. — Se pose la question de la représentation du désir, question qui, selon les mains et le regard de tel(le) ou tel(le) artiste, peut vite passer du sublime au sordide. Où se situe la limite selon vous ? Quelle est la différence entre pornographie et érotisme ? — L’érotisme, c’est de l’éros sublimé ; la pornographie, c’est de l’éros dégradé. Un film comme Love de Gaspar Noé peut être considéré par certains comme un film pornographique. Or, parce que tout est raconté et montré avec beaucoup d’amour, il s’agit vraiment d’une œuvre érotique. Et totalement libre. À l’image de Gaspar. S’écrire Devant les yeux, ce tableau de Julian Schnabel fraîchement évoqué, Fifteen Yrs Old and Surrounded by Pigs, brouillon, brutal, bouleversant, et en écho, en prolongement, La Vie matérielle de Marguerite Duras, cette phrase : « Dans les temps anciens, dans les temps reculés, depuis des millénaires, le silence c’est les femmes. Donc la littérature c’est les femmes. » Industrie complexe, machinerie ambivalente (entre uniformité et éclats), champ de domination : certaines femmes décident alors de hurler, corps et voix comme des miroirs contre-clichés, tentant de les renverser, de les tordre. Cri porté dans la sphère musicale mainstream à l’heure actuelle par des chanteuses comme Madonna, Beyoncé, Rihanna… bien sûr légitime, parfois inaudible (depuis l’album Erotica et le livre Sex de Madonna, l’imagerie porno chic pop peine à se renouveler), et souvent mêlé, pour des questions mercantiles, de provocation et de vertueux, d’agressivité et de bons sentiments. Parmi l’interminable succession de visions réductrices et de projections machistes du cinéma et de la télévision (les héroïnes plus viriles que le plus viril des hommes ; les grand-mères grincheuses au cœur immense ; les épouses larmoyantes guettant le retour du mari conquérant ; les amoureuses transies face aux mâles distants ; les victimes tremblantes – heureusement – sauvées par un messie providentiel…), modelées au nom du divertissement par d’innombrables cinéastes, scénaristes et producteurs aux fantasmes creux et à la bêtise tenace, se dessinent à rebours des portraits de femmes autrement plus colorés, autrement plus complexes, autrement plus passionnants. Des portraits où leurs corps ne se réduisent pas à un objet de désir. Des portraits où leurs mots ne naissent pas qu’aux silences des hommes. Des portraits où mère et putain ne sont pas les seuls voyages possibles. Monica crie aussi, longtemps en réaction, à la fois exposée et résistante, offerte et inaccessible, laissant souvent au spectateur la possibilité d’un recul, d’un silence, ce silence que je perçois à chacun de nos échanges et dans la plupart de ses choix, à l’exception peut-être de quelques films et de campagnes publicitaires trop simplistes, trop monochromes, incapables de rendre sa diversité, cette palette qui s’épaissit, ce texte qui s’étoffe, glissant peu à peu vers plus d’harmonie, de douceur, qu’elle trace avec moins d’agressivité, les attitudes et le regard plus allégés (preuve éclatante : Un été brûlant de Philippe Garrel !), consciente des limites du système, des hommes, des femmes et d’elle-même, toujours en colère, mais plus compréhensive : une rage transformée. Sixième rencontre “La possibilité d’un éveil” GUILLAUME SBALCHIERO : Pourquoi avez-vous accepté ce projet ? MONICA BELLUCCI : Les raisons restent encore floues. C’est votre rage, cachée derrière l’écriture, qui me donne la sensation de retourner au lycée. Comme si une partie de moi restait une étudiante avec l’envie de défier l’autorité. Un instinct de révolte réveillé. Cela me donne aussi l’envie de relire un livre comme Le Loup des steppes d’Hermann Hesse. Nous sommes comme deux miroirs inversés. Mon langage est plus direct, mais l’âge me donne un regard en apesanteur. Et vous, vous vous protégez avec votre écriture soignée. Mais c’est le regard d’un « intello-killer ». J’éprouve aussi, inconsciemment sans doute, une envie de dire, de poser un regard. D’abandonner, pour un temps, ma veste de comédienne. Parler, simplement, en femme. Ce qui n’est pas toujours possible en interview. Une interview est une rencontre fugitive. Écrire un livre, c’est pénétrer en profondeur. J’ai commencé cet ouvrage avec vous sans vraiment savoir où j’allais. Je le découvre au fur et à mesure. Doucement. — Pour moi aussi, la découverte est progressive. Et l’envie de se départir des étiquettes sociales, tenace. À propos de ce « jeu de rôles », comment appréhendez-vous les grands événements cinématographiques tels que le Festival de Cannes ? — Cannes représente toujours un moment spécial. Unique. La première fois que j’y suis allée, je me suis retrouvée à gravir les marches du Palais avec Gene Hackman et Morgan Freeman. Je tremblais. Sarah Bernhardt a dit que la peur fait partie du talent. Cette phrase me sert d’excuse : je continue en effet, encore aujourd’hui, à trembler à chaque tapis rouge. Les cris des photographes, les flashes sur les visages, les regards des gens… On se croirait dans une arène. Et tout cela n’a rien à voir avec le cœur même du métier de comédienne. Travailler un rôle se fait dans la solitude. — Du coup, dissociez-vous complètement cette partie publique du travail des coulisses ? Ne sont-ils pas deux aspects du même métier ? — Être une actrice revient aussi à dépasser sa timidité. Et je reconnais que recevoir de l’attention et de la reconnaissance pour mon travail n’est pas seulement un moment grisant, flatteur pour l’ego ; c’est surtout un moment de communion avec les autres, un échange. Avec le jeu et les rôles choisis, on fait comprendre une partie de soi. L’homme est un animal social qui a besoin de communiquer. Homo homini lupus. Comme le loup, l’homme est solitaire, mais avec le besoin de vivre en groupe. — Quels souvenirs marquants gardez-vous de ces différents passages à Cannes ? — Deux expériences me reviennent. En 2003 d’abord, en maîtresse de cérémonie. La sensation de mourir d’angoisse, cette panique envahissante avant l’ouverture. Et, heureusement, une clôture plus simple à gérer, plus décontractée. Ensuite, en 2006, comme membre du jury présidé par Wong Kar-wai. Même si je dois avouer un léger malaise, ma difficulté à visionner trois films par jour, sans avoir le temps de les digérer. Je ne suis pas journaliste. Je n’ai pas l’habitude d’ingérer des œuvres aussi frénétiquement. J’ai besoin de mâcher lentement avant de formuler une opinion. Et les avis, même les plus nourris, les plus argumentés, émergent d’un état d’esprit momentané, d’une subjectivité conditionnée par l’humeur, les principes, l’éducation… Au lieu de juger, je préfère donc être jugée ! Malgré tout, malgré cette peur et ce mélange d’émotions, ces expériences furent très enrichissantes. J’ai pris beaucoup de plaisir. — En 2014, vous avez défendu Les Merveilles d’Alice Rohrwacher, grand prix du Festival de Cannes, où vous interprétez Milly Catena, une présentatrice télé un peu surréaliste, en pleine quête existentielle, aimée de tous, mais lasse de son métier. Savez-vous pourquoi la réalisatrice a fait appel à vous ? Savez-vous pourquoi, de manière générale, des cinéastes vous sollicitent ? — Mon choix a pour racine une recherche personnelle. Parfois inconsciente. Je ne connais pas les raisons qui poussent des cinéastes à me vouloir, je crois que nous suscitons souvent des désirs dont les causes nous échappent. Emir Kusturica, par exemple, m’a dit m’avoir choisie pour une forme d’innocence que je parviendrais à conserver, malgré la lourdeur et la crudité de mes rôles. Pour Les Merveilles, le déclic fut la conférence de presse à Venise d’Un été brûlant de Philippe Garrel, en 2009. Alice, dans toute sa sensibilité et sa pureté sauvage, m’a confié son impression d’avoir lu, sur les visages, dans les mots et les attitudes de la salle, une violence, une forme de haine à mon égard. À cet instant, je ne ressentais pas cette animosité. Mais sa manière de la raconter, son émotion m’ont touchée. D’ailleurs, le film a été attaqué en Italie et extrêmement bien accueilli en France. — Elle a vu sans doute à quel point vous suscitiez des réactions complètement contradictoires… à la fois source d’admiration et de détestation. — J’ignore pourquoi, encore à mon âge, je continue à provoquer les mêmes réactions qu’à mes débuts. D’un côté, c’est flatteur : cela veut dire que ma féminité est toujours forte et donc dérangeante pour certains. Mais j’espère aussi qu’en vieillissant, avec l’effacement de mon corps et de ma sensualité, mon âme se révèle davantage à moi-même et aux autres. C’est avec l’âme que l’on joue. La technique vient après. — Mais vous n’avez jamais envie de répondre aux attaques ? — À partir du moment où l’on a choisi d’être une femme publique, il faut supporter les attaques. — Supporter, comprendre… ce n’est pas très loin de justifier. Dessins de Charles — Je vais vous raconter une histoire. Un jour, assise à bord du train Nantes-Paris, je vois devant moi un petit garçon avec sa maman. D’un coup, j’entends : « Maman, tu as pris des couches ? » Elle répond : « Non. » Lui : « Et si je fais pipi ? » Elle : « Tu fais ça dans ta culotte. » Je crois rêver. Alors, sans le dire à son enfant ni à personne, elle se rend aux toilettes. Je commence à parler avec son petit garçon resté seul. Tandis qu’il joue avec deux petites voitures – une blanche et une rouge –, je lui demande son nom : il s’appelle Charles. Il a trois ans. À son retour des toilettes, la mère voit que je lui parle. Elle ne semble pas m’apprécier, mais n’intervient à aucun moment dans l’échange. Au bout d’un certain temps, je vois Charles s’ennuyer un peu. Pour tenter de le distraire, je lui donne stylo et papier. Et là, il dessine un rond, avec une tache plus prononcée en son centre. « Voilà, c’est une araignée », me dit-il. Il demande à sa mère de dessiner un soleil. Ensuite, sur une nouvelle feuille que je lui donne, il trace encore un rond, cette fois d’un trait très marqué. « C’est une grosse araignée », me dit-il. Il redemande à sa maman d’ajouter un soleil. Elle s’exécute. Puis, un troisième papier. Encore un rond. Mais, cette fois, il est rempli de taches que l’enfant me décrit comme autant d’araignées. Et il demande encore à sa mère de crayonner quatre soleils. Charles se met alors à les barioler d’araignées. Étonnée, je lui demande : « Charles, mais où sont toutes ces araignées ? » Et lui de me répondre : « Dans le lit de Charles… » Mon cœur bat. Très fort. Je m’interroge sur les causes de la tristesse de cet enfant qui, à trois ans, dessine autant d’araignées. Entre-temps, sa mère lui donne à manger. Je la vois aussi lui lire des contes. Le câliner. Je lui dis : « J’espère que bientôt tu n’auras plus d’araignées dans ton lit et que tu dessineras des papillons. » La mère m’entend. Elle ne m’a presque jamais regardée de tout le voyage. Enfin, nous arrivons à Paris. Charles et moi nous disons au revoir à plusieurs reprises. En sortant du train, je m’aperçois que je n’ai pas salué la mère. J’arrive chez moi. Très triste. Qu’aurais-je pu faire pour mieux comprendre ? Aurais-je dû parler à cette femme ? Mais aussi, qui suis-je pour juger, moi qui, en tant que mère, commets également des erreurs ? Et tandis que je m’interroge, le visage de Charles devant les yeux, j’ouvre mon sac et y trouve… sa petite voiture rouge. Chacun à sa manière, nous sommes tous des Charles avec des araignées. Tout dépend de ce que l’on en fait en grandissant, et comment on parvient à négocier avec. — Cette histoire est touchante. Je ne sais comment j’aurais pu réagir. Avons-nous le droit d’intervenir dans la vie d’autrui sans la connaître de près, au nom d’une émotion aussi puissante soit-elle ? L’indignation estelle un moteur suffisant ? Bien que vous ne vous soyez pas dressée frontalement contre cette mère, vous vous êtes montrée bienveillante envers ce petit garçon. A priori anodine, cette attention l’aura peut-être marqué. Selon moi, un geste d’affection, même d’une main inconnue, même pour quelques instants, poursuit longtemps. À vos yeux, le don s’apprend-il ? l’amour ? — Un jour, quelqu’un m’a demandé si je croyais au diable. J’ai répondu que non. Je crois à des énergies, des forces dirigées soit vers le positif, soit vers le négatif. De la même manière que nous répondons à des lois physiques. Un pôle négatif, un pôle positif. Et que ces deux pôles coexistent en chacun de nous. Et même d’autres. D’autres puissances énergétiques. Tout dépend de la manière dont nous parvenons à les équilibrer. Comme si nous avions toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, en y ajoutant le noir. Et comme si chaque couleur correspondait à une note différente. Maintenant, à nous de jouer du piano. Viatique Ciel parisien criard, pluie obstinée, une librairie comme abri, et en tête une chanson, LA chanson peut-être : Gimme Shelter des Rolling Stones, ce riff hanté de Keith Richards, la rage sensuelle de Mick Jagger, le timbre déchiré de Merry Clayton, ces paroles prophétiques : Ooh, see the fire is sweepin’ Our very street today Burns like a red coal carpet Mad bull lost it’s way… War, children, it’s just a shot away It’s just a shot away… et, devant moi, très vite – hasard ? destin ? – le recueil Vaguedivague de Pablo Neruda, cette citation surtout : Il n’y a pas d’espace plus vaste que la douleur Il n’y a d’univers que celui qui saigne. Pleurer, pour un drame, pour un rien, sur une tombe, sur un corps, pleurer, solitaire, le nombre ne pouvant rien, le bruit masquant mal, l’âpreté toujours, poings et gorges douloureux, cette souffrance de n’être que bancal, précaire, grain d’aléas s’agitant, hurlant à l’injustice, aimant même, priant aussi un ciel, une femme, un homme, pour un peu de chaleur, encore du sourire, de la lumière avant le trou, avant les vers, avant l’oubli ; pourtant, éden ou fournaise, cornes ou auréole, éternité ou rien, ne reste qu’ici, cette vie, si tremblante, si confuse, échappant, se retenant : un mouvement du berceau à la stèle, aucune fixité, jamais une larme sans un rire, pas une ruine sans promesses, alors le bonheur seul : une fable vulgaire, un slogan publicitaire, un miel indigeste prescrit par des opportunistes, apothicaires bien conscients de la morosité ambiante et de la valeur d’un refuge, quand bien même l’abri vendu à des milliers d’exemplaires ne sauve personne, puisque vivre, là, entre boue et cimes, demande du recul, une distance, non pas de froideur robotique ni d’intellectualisme sourd : un œil, ouvert et critique, sensible et raisonné, capable de recevoir brûlure et réconfort sans jamais les guetter, sans leur accorder de faveur particulière, sans leur laisser la possibilité de gouverner, mais en y puisant, juste, l’ivresse nécessaire. Vivre, c’est s’alléger. Septième rencontre “La réalité est surtout un état d’âme” GUILLAUME SBALCHIERO : Croyez-vous au destin ? Pensez-vous que l’existence ait un sens ? Que pensez-vous de l’idée de « mission » terrestre ? MONICA BELLUCCI : Comment peut-on répondre à cela ? Naît-on avec une trajectoire établie ? ou écrivons-nous nous-mêmes notre destin ? Je crois que la vie est imprévisible. Mais je crois surtout au libre arbitre. Et à la responsabilité individuelle. Néanmoins, je crois aussi à un lien avec quelque chose d’universel, et, en disant cela, je me réfère à de grands penseurs comme Kant, qui disait : « Le ciel étoilé au-dessus de moi est la conscience morale à l’intérieur de moi », ou Giuseppe Ungaretti, qui déclarait : « M’illumino d’immenso » (« L’immensité rayonne en moi »). — L’existence n’a-t-elle pas quelque chose d’absurde ? Comment s’y faire ? — Être mère m’a appris qu’on vient à la vie en étant déjà quelqu’un. À la naissance de mes filles, j’ai ainsi constaté qu’elles entretenaient, à leur sortie de mon ventre, un rapport à la vie spécifique à chacune d’entre elles… Après, l’éducation, la société nous donnent un cadre et cela contribue à forger ce que l’on devient. Mais le plus drôle, c’est que pour se retrouver soi-même et sa vraie nature, cette nature avec laquelle nous sommes nés, il faut parvenir à faire le tri avec tous ses cadres imposés. — Comment apprend-on à exercer son libre arbitre ? — C’est le travail de l’existence. Chercher à comprendre qui l’on est. Pouvoir l’exprimer à l’intérieur comme à l’extérieur, en se faisant respecter, sans jamais bafouer la liberté de l’autre. Difficile pour nous tous d’y parvenir… — Vivre, c’est aussi créer des images. Selon vous, notre vie ne se justifiet-elle pas par le souvenir ? Sans la mémoire, que reste-t-il ? — Le poète italien Ugo Foscolo disait justement que le souvenir est la seule chose qui empêche la mort. Si l’on croit à cela, il faut penser à ce que l’on veut laisser. En ce qui me concerne, je voudrais laisser un souvenir doux et réconfortant dans le cœur de mes filles. Que l’amour que je leur ai donné puisse les réchauffer dans les journées froides de la vie. — Êtes-vous quelqu’un de nostalgique ? — Malheureusement, oui. Il me faut beaucoup de temps pour arracher le souvenir des gens qui rentrent dans mon cœur ; mais je n’ai pas cet attachement avec les objets. — Auriez-vous aimé vivre à une autre époque ? — Non. Je crois qu’être une femme à une autre époque aurait été insoutenable pour moi. — Si, par définition, le passé est ce qui a eu lieu et l’avenir ce qui n’est pas encore, comment définir le présent ? — Comme l’a démontré Albert Einstein, et je sais que je n’invente rien en disant cela : le temps est relatif. Du coup, on peut dire que, malgré l’importance de l’aspect matériel de l’existence, la réalité est surtout un état d’âme. — L’oubli est-il une faculté nécessaire ? Permet-il d’éviter la folie ? — La nature est bien faite. Il paraît qu’enfant on a la capacité d’oublier et de dénier tout ce qui a pu nous procurer de la douleur. C’est pour cela que l’on peut survivre. Comme un ordinateur qui a une mémoire morte. Parfois, la vie nous met devant des difficultés. Et un élément de la mémoire morte peut ressurgir avec beaucoup de violence. Cela s’appelle la répétition d’un traumatisme. À l’intérieur de nous, on stocke émotions et souvenirs dans une « poubelle » qui peut se révéler utile à certains moments de vie, où l’on peut aller rechercher des éléments qui étaient perdus. C’est pour cette raison que les rêves, parfois, peuvent révéler à notre conscience des choses enfouies dans l’inconscient. À ce propos, Federico Fellini dessinait tous les jours dans des cahiers les rêves qu’il faisait. À sa mort, on a tiré de ses cahiers un ouvrage magnifique intitulé Le Livre de mes rêves, qui explique toute son œuvre, sa recherche artistique et sa quête spirituelle. Sur cette même question, et bien qu’également créatrice, Louise Bourgeois, quant à elle, se positionnait différemment en déclarant : « Je ne rêve jamais. Je pense, bien que je n’en sois pas sûre, que mon accès direct à l’inconscient ne passe pas par le rêve mais par la vie réelle. Hélas, cela entraîne une tension terrifiante. C’est la suppression de la réalité immédiate. » — Accordez-vous beaucoup d’importance à vos rêves ? — En italien on dit : « La notte porta consiglio. » En France, vous dites cela aussi : « La nuit porte conseil. » Quand un proverbe devient si populaire, je rejoins les Latins qui disaient : « Vox populi vox dei. » Alors, pour répondre à votre question, parfois la nuit a éclairci ce que le jour n’a pas pu mettre en lumière. Je pense aussi que l’inconscient se révèle à la conscience au moment où celle-ci est prête à le recevoir. Freud et Jung, de manière différente, ont beaucoup écrit sur la question. Ils ont d’ailleurs réussi à faire de leurs névroses une matière d’étude, ouvrant ainsi les portes à la psychanalyse actuelle. Et on les en remercie. Intact Terme du soir, la ville sombre, et, lentement, doucement, une dérive, un flottement entre deux mondes où les visages du jour, crus certains, inébranlables, se chargent de formes inconnues et de langages obscurs. Le matin, plusieurs minutes après le lit, les yeux déjà au soleil et sur les pages, le vertige se dissipe : chaque objet, chaque parcelle du décor, chaque bruit, chaque odeur, chaque mot retrouve ses couleurs d’origine. Mais, de nouveau intact, cet environnement n’est-il pas simplement aussi illusoire ? Qu’est-ce qui garantit la réalité du réel ? Les sens ? La raison ? Que faire, alors ? Rester sourd aux signes, aux messages possiblement délivrés par la rêverie ? Ou bien, comme le notait Jean Cocteau dans Opium (« Langue vivante du rêve, langue morte du réveil… Il faut interpréter, traduire »), s’y frotter ? Et puis pourquoi s’intéresser à la fiction ? Pourquoi créer ? « Pour ne pas avoir peur seul dans le noir », comme le suggère Luc Dardenne dans son carnet Au dos de nos images ? Des histoires, par dizaines, par centaines, flux inlassable, des images et encore des images, souvent prémâchées, blanches, comme ces livres sur les rayonnages graisseux, bien au chaud dans leur psychologisme et leur morale, leur hygiénisme et leur putasserie, ne racontant rien mais promettant de tout dire et, surtout, surtout, montrant tout : priorité au déballage, tripes et confessions d’oreillers à la tonne, du croustillant, du poisseux, du scandale, de l’intimité en direct, le cœur doit vomir sans détour, sans ambiguïté, pas de filtre sous peine d’ennuyer. Sous ces néons plastique, les nombrils se déversent, les ego se lustrent, l’autoflagellation suscite des vocations et le même se répète, infiniment brassé, infiniment ressassé, proposant à une clientèle toujours plus massive (dont je fais bien sûr partie, parfois) des productions lisses, caressantes, pilules dorées pour les bouches débordantes, débordées d’impératifs comptables et quotidiens, qui croient, en les ingurgitant, oublier un moment le morose, la crise, et qui bâillent déjà à la simple idée de devoir se réveiller. Manque de hors champs, de silence, de tremblements, d’aspérités, de mystère, de mouvement, de fureur, dans cette imagerie vantée à longueur de plateaux par une langue cireuse, complice, et qui, à force, finit par assécher l’imaginaire, les rêves individuels se calquant sur ces projections collectives, répandues, dominantes. Car non, quantité n’est pas – toujours – qualité (ou alors McDonald’s mérite trois étoiles au Guide Michelin !), et non à cette anesthésie flatteuse, quotidiennement fournie entre deux publicités pour yaourts et deux slogans bien huilés, et qu’au salon, dans la chambre et les salles obscures, des gens du monde entier salivent. Dire cela (conscient, aussi, d’être trop encore parmi les somnambules) revient à affirmer un désir : je veux être atteint. Un livre, un film, un tableau, une musique, pour trouver de la valeur à mes yeux, doivent renouveler mon regard, mes perspectives, ne rien me donner d’emblée, me provoquer, me contredire, mais à aucun moment – bien que le divertissement sache aussi se rendre utile – ne me réconforter. Une rencontre, une œuvre, un rêve : ne jamais en sortir tout à fait intact ! Huitième rencontre “Mens sana in corpore sano” GUILLAUME SBALCHIERO : Vous m’avez parlé d’une séance d’hypnose… MONICA BELLUCCI : Réalisée avec un thérapeute compétent, l’hypnose peut être une expérience très enrichissante. C’est une pratique qui permet d’ouvrir beaucoup de portes de l’inconscient. À condition de trouver le médecin capable de les refermer. Poussée par une curiosité dangereuse, j’ai voulu moi aussi essayer. Et j’ai vécu une expérience vraiment violente. Je n’étais probablement pas entre de bonnes mains. Aujourd’hui, malgré la méthode décevante, je me dis que mon inconscient avait besoin d’en passer par là. — Qu’avez-vous vu et compris ? — D’abord, que vouloir se confronter à nos plaies, qu’aller chercher trop loin les blessures n’est pas nécessairement le bon moyen pour avancer. Parfois, revivre la douleur passée ne fait que remuer le traumatisme. Sans l’alléger. Regarder en avant, en évitant de se retourner, peut être aussi la meilleure des solutions. Ensuite, que j’ai soif de connaissances. Elle me pousse à expérimenter. Bien que je n’aie jamais été ivre de toute ma vie et que je ne prenne aucune drogue, je tente parfois des voyages autrement risqués. Comme l’hypnose. Comme l’ayahuasca, pris deux fois en présence d’un chaman. Une belle expérience, mais très puissante. — Ne pensez-vous pas de tels voyages possibles grâce à l’alcool ou à certaines drogues ? Je pense notamment au haschich baudelairien, aux vapeurs du Grand Jeu, à l’opium de Jean Cocteau, aux errances hallucinées des Beatles et des Rolling Stones, au vin blanc de Bukowski… — Je crois au dicton latin : Mens sana in corpore sano. L’hypnose est un voyage violent, mais en accord avec l’inconscient. Et l’ayahuasca est une plante complètement différente de toutes les drogues. Si l’on veut, on peut sortir du voyage à n’importe quel moment. Et le corps n’en subit pas de conséquences. Alors qu’avec l’alcool ou n’importe quelle autre drogue le corps est hors de contrôle. Et je n’aime pas cette sensation. J’aime le plaisir, en épicurienne, mais pas l’abus. Pour avoir connu des gens dépendants, je comprends et sais ce que cela implique. C’est dur à vivre, tant pour la personne concernée que pour son entourage. Les dépendants sont comme devant une porte fermée. « Ce qui me tue me donne la vie. » Ils trouvent leur plaisir dans la destruction et éprouvent beaucoup de difficulté à saisir le mal qu’ils peuvent provoquer autour d’eux. Tant que la personne dépendante ne souhaite pas réellement s’en sortir, aucun travail, aucun amour, même le plus grand, ne pourra l’en guérir. — Dans mon souvenir, vous n’avez pas – ou peu – interprété de personnages dépendants à l’égard des substances. Est-ce un hasard ? Seriez-vous tentée par ce genre de personnages ? — Pourquoi pas. Quand j’accepte de jouer un personnage, même si j’en suis très éloignée, cela veut dire que je peux le comprendre. À l’inverse des dépendances visibles comme la drogue, le jeu ou l’alcool, il en existe d’autres cachées, diffuses. Il peut s’agir de la dépendance affective, sexuelle, ou bien encore de ce besoin de flirter avec la mort, comme dans les sports extrêmes. Dès lors, qui ne connaît pas, ne serait-ce qu’un peu, ce qu’est la dépendance ? Le tout est de parvenir à rendre la douleur créative, au lieu de la rendre infernale. Pas évident… — Songez-vous à la mort ? — Lors d’une séance photo, Oliviero Toscani m’a montré sur son téléphone un cliché qu’il avait réalisé de sa sublime épouse Kirsti quand elle était encore mannequin. Elle est y presque nue, sur une plage, les cheveux collés sur le visage et une cigarette à la bouche. Très sexy. Il m’a dit : « Quand je parle avec mes petits-enfants, je leur dis de ne pas oublier que ça, c’est leur grand-mère. » Avant d’ajouter : « Ce sera la photo qui ornera sa tombe. » Cette réplique m’a fait sourire. Elle est comme un hymne à la vie. Même si j’ignore encore quelle sera la photographie que l’on posera sur ma propre tombe, ce pourrait être une idée… En réalité, la mort ne me plaît pas. Mais je sais qu’un jour je ferai sa connaissance. Sans savoir si j’aurai le choix entre une disparition brutale ou une rencontre plus lente. En même temps, la vie m’a déjà apporté plein de petites morts et des résurrections. J’en viens à penser que l’existence en soi, c’est se préparer à la disparition finale. En tout cas, j’espère que cette présence frappera à ma porte quand je serai très, très, très vieille. En ce moment, je me sens comme si j’avais survécu à une longue mort, et dans ma tête résonnent les dernières paroles du livre The Private Lives of Pippa Lee de Rebecca Miller : « I have no idea how it will go, I don’t know who I will be in it. I am filled with fear and happiness ». (« J’ignore ce qui se passera et ce que je deviendrai. Je suis pleine de peur et de joie ».) Disparition Après plus de trois ans d’échanges, là, sous une nuit anonyme au bois du bureau, l’oreille à David Bowie (« Lady Grinning Soul » « Fame » « Wild Is The Wind », « Breaking Glass », « Ashes To Ashes », « The Motel », « Where Are We Now ? » – visages, couleurs, que sa disparition, récente, ne tait pas) et les yeux à Georges Perros, sa Vie Ordinaire, cette formule troublante : « Nos restes sont plus vrais que notre présence. » Quelles traces ? Ces bars d’hôtels, les teintes feutrées, les sourires francs, les silences nécessaires, le besoin de dire, le refus de l’étalage. L’impression aussi, tenace, d’un mystère encore entier et d’une certaine proximité malgré les différences : moi à la sortie de l’enfance, elle près de la reconquérir, mais l’essentiel, je crois, partagé : renouer avec la part manquante, ces années blotties au sein, entre les mains d’autres, aimants pour la plupart, laissant néanmoins des plaies, des silences à questionner maintenant, d’un œil expérimenté et tendant vers l’innocence, cette matière première enfouie – le monde « adulte » préférant sa logique comptable, immobile, close aux soubresauts, aux jaillissements, à tous ces éclats que l’enfant cultive, lui, le bâtisseur insoumis. Le constat, enfin, d’un décalage, un hiatus presque, entre ce que la lumière révèle et dissimule, dont ce sourire (et peut-être avant tout), franc, décomplexé, n’hésitant pas à s’exprimer et qui, à l’écran pourtant, se voit rarement – les projecteurs traquant plus volontiers la part sombre, la face noire. Cette image publique (sophistication, certaine froideur, distance parfois…), à la fois produit d’une construction de soi et de regards périphériques, ne saurait ainsi contenir tout l’être : une fois les talons aiguilles de l’actrice enlevés (la formule est de Monica), reste la complexité passionnante et sans doute inépuisable d’une femme, d’une mère, d’une fille… D’une créatrice aussi, qui embrasse, qui résiste : jeu permanent, fil tendu, se prêtant à la ronde mais se retirant vite, Monica dure de ne jamais tout à fait céder, ambivalente comme quelques autres, impossible à vraiment saisir tant elle se refuse à l’étiquette, à la théorisation (quels mots pour ce mouvement ?!), les débordant par son énergie, cette vitalité – malgré parfois des choix hasardeux, des projets critiquables, des renoncements apparents – imprimée sur chacun des personnages, chaque masque ne recouvrant pas le visage, lui-même masque pluriel – définitivement inépuisable, insoumis. L’artiste n’acquiesce pas : il se démultiplie. Filmographie sélective 1992 : Dracula, de Francis Ford Coppola (Dracula’s Bride). 1996 : L’Appartement, de Gilles Mimouni (Lisa). 1997 : Dobermann, de Jan Kounen (Nathalie, alias Nat la gitane). 2000 : Suspicion, de Stephen Hopkins (Chantal Hearst). 2000 : Malèna, de Giuseppe Tornatore (Malèna Scordia). 2001 : Le Pacte des loups, de Christophe Gans (Sylvia). 2002 : Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, d’Alain Chabat (Cléopâtre). 2002 : Irréversible, de Gaspar Noé (Alex). 2003 : Ricordati di me, de Gabriele Muccino (Alessia). 2003 : Tears of the Sun, d’Antoine Fuqua (Dr Lena Fiore Kendricks). 2003 : Matrix Reloaded, de Lana et Lilly Wachowski (Persephone). 2003 : Matrix Revolutions, de Lana et Lilly Wachowski (Persephone). 2004 : La Passion du Christ, de Mel Gibson (Marie-Madeleine). 2004 : Agents secrets, de Frédéric Schoendoerffer (Barbara/Lisa). 2004 : She Hate Me, de Spike Lee (Simona Bonasera). 2005 : Les Frères Grimm, de Terry Gilliam (la reine du Miroir). 2005 : Combien tu m’aimes ?, de Bertrand Blier (Daniela). 2006 : Napoléon (et moi), de Paolo Virzì (Baronessa Emilia Speziali). 2006 : Le Concile de pierre, de Guillaume Nicloux (Laura Siprien). 2006 : Manuale d’amore 1 : Capitoli successivi, de Giovanni Veronesi (Lucia). 2007 : Shoot ’Em Up : Que la partie commence, de Michael Davis (Donna Quintano). 2007 : Le Deuxième Souffle, d’Alain Corneau (Simona, alias Manouche). 2008 : Sanguepazzo, de Marco Tullio Giordana (Luisa Ferida). 2008 : L’uomo che ama, de Maria Sole Tognazzi (Alba). 2009 : The Private Lives Of Pippa Lee, de Rebecca Miller (Gigi Lee). 2009 : Ne te retourne pas, de Marina De Van (Jeanne #2). 2010 : The Sorcerer’s Apprentice, de Jon Turteltaub (Veronica). 2011 : Manuale d’amore 3, de Giovanni Veronesi (Viola). 2011 : Un été brûlant, de Philippe Garrel (Angèle). 2012 : Rhino Season, de Bahman Ghobadi (Mina). 2013 : Des gens qui s’embrassent, de Danièle Thompson (Giovanna). 2014 : Les Merveilles, d’Alice Rohrwacher (Milly Catena). 2015 : Spectre, de Sam Mendes (Lucia Sciarra). 2015 : Ville-Marie, de Guy Édoin (Sophie Bernard). 2016 : Mozart in the Jungle, saison 3, de Roman Coppola, Jason Schwartzman, Alex Timbers (série TV). 2017 : On the Milky Road, d’Emir Kusturica. 2017 : Twin Peaks, David Lynch (série TV). Dracula de Francis Ford Coppola (1993). (ph. Rue des Archives) Malèna de Giuseppe Tornatore (2000). (ph. Rue des Archives) Irréversible de Gaspar Noé (2002). (ph. Rue des Archives) Matrix Reloaded de Lilly et Lana Wachowski (2003). (ph. AKG) La Passion du Christ de Mel Gibson (2004). (ph. Maurizio Millenotti) Les Frères Grimm de Terry Gilliam (2005). (ph. Rue des Archives) 007 Spectre de Sam Mendes (2015). (ph. Visual Press Agency) On The Milky Road d’Emir Kusturica (2017). (ph. Marcel Hartmann) Vous avez aimé ce livre ? Il y en a forcément un autre qui vous plaira ! Découvrez notre catalogue sur www.editionsarchipel.com Rejoignez la communauté des lecteurs et partagez vos impressions sur www.facebook.com/larchipel Achevé de numériser en avril 2017 par Atlant’Communication