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Esmili & Giry Le problème et la question Raisons politiques 2023

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Le problème et la question
L’équation politique moderne
ressaisie par la réaffiliation
religieuse parmi les immigrés
et leurs enfants
Hamza Esmili & Johan Giry
Introduction
À cette heure, en France, rien hormis la parenthèse d’une guerre sur le sol
européen ne semble en mesure de freiner la profusion de figures politiques
armées de la promesse – rudimentaire mais efficace – de résoudre enfin le
« problème musulman 1 ». Il est vrai que l’offensive conservatrice en cours n’a
pas commencé avec les saillies du polémiste devenu candidat à l’élection présidentielle qui a su faire entendre plus nettement la musique de l’époque. Depuis
deux décennies au moins, l’action publique à l’endroit des musulmans se
constitue simultanément par leur désignation incriminante et la formulation
des coordonnées du problème que ses responsables, selon des voies certes distinctes, s’efforcent à résoudre. Le plus récent avatar de cet effort gouvernemental d’élucidation est le paradigme du séparatisme islamiste énoncé à partir
de l’année 2020, c’est-à-dire la thèse – et les mesures politico-administratives
afférentes – selon laquelle d’importantes portions du territoire national
auraient été perdues par la République puis conquises par les forces hétérogènes et cependant coordonnées de l’islamisme.
L’incrimination que parachève la thèse du séparatisme n’est pourtant guère
neuve. Au tournant des années 1980, elle fut d’abord énoncée au gré des interrogations qui devaient graduellement structurer tant le débat public français
que la littérature en sciences sociales : à l’heure de la désindustrialisation,
l’islam était ainsi localisé parmi les ouvriers et tenu pour favoriser la contestation syndicale ; plus tard, quand une sourde inquiétude saisit le débat public
1. Les guillemets sont écartées dans la suite du texte, non tant par souci de fluidification de la
lecture, mais parce qu’en son fond même la démonstration proposée entend convaincre du fait
qu’à le réduire à un artefact produit par l’état des rapports de domination entre individus et
groupes, le regard sociologique s’égare ou, ce qui revient au même, se confond avec le sens
commun critique. Loin de dévoiler quoique ce soit, il pâtit du nominalisme qui caractérise l’idéologie libérale.
Raisons politiques 89, février 2023, p. 119-141
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sur l’immigration postcoloniale et ouvrière, qui devenait « familiale 2 », il
représenta l’inéluctable point d’achoppement du vivre-ensemble ; enfin, à la
suite des révoltes de 2005, l’islam parut de nouveau lorsqu’il s’agit de statuer
sur le caractère culturel ou socio-économique de l’émeute, l’une et l’autre catégorie étant réputées antithétiques. Pour autant, la formulation d’un constat
relatif à l’islam et aux musulmans n’avait jusqu’alors visé qu’une circonstance
aggravante de la variété des problèmes sociaux affectant le corps de la nation.
L’incrimination s’inverse à la suite d’attentats en France commis au nom
de l’islam à partir de l’année 2015. Ceux-ci sont censés révéler une menace
existentielle opérant par-delà la violence d’inspiration religieuse 3. En contrepoint, le couple problème/solution s’impose comme la trame idéologique
exclusive du débat public autour des musulmans : le constat d’un défaut d’intégration mis en lumière par la « radicalisation » inonde l’espace de la discussion
tant académique que politique. Néanmoins, l’apparente élucidation par le
manque échoue au seuil de la raison sociologique. S’attachant d’emblée à une
thérapeutique libérale 4, la perspective idéologique à l’œuvre réprime ce qu’elle
ne peut admettre – c’est-à-dire que l’intégration des musulmans a bel et bien
eu lieu, mais que celle-ci n’aboutit pas à la dissolution du groupe qu’ils
forment. En 2020, la caractérisation libérale du problème musulman est congédiée par la thèse du séparatisme islamiste. Cette réaction que l’on affirme
conservatrice est ainsi fondée par un surcroît de réflexivité pseudo-sociologique ; elle énonce une incrimination totalisante qui vise l’intégralité du groupe
musulman par-delà la variété de ses actualisations pratiques 5.
La gravité de l’effort d’élucidation du problème tient cependant moins aux
effets réels ou projetés de la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs
enfants sur la physiologie du corps social qu’au postulat – implicite et partagé
– d’une contradiction intime portée à notre modernité politique. À rebours de
ses appréciations comme phénomène contractualiste et sociétaire, la nation
française, comme n’importe quelle autre société, s’est toujours établie sur des
représentations et des attaches holistes 6. De ce point de vue, l’impossible
réception du réinvestissement de la tradition islamique qui la pénètre en
Europe et de l’intégration déjà parachevée en son sein des immigrés et de leurs
enfants aboutit alternativement au déni libéral de la persistance des expériences
collectives dans la société moderne et à la réaction conservatrice y repérant un
conflit d’appartenances réifiées. Nous soutenons que chacune de ces vues a
partie liée avec l’héritage problématique de la Révolution française. Elles
2. Abdelmalek Sayad, « Les trois “âges” de l’émigration algérienne en France », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 15, 1977, p. 59-79.
3. Si la première vague majeure d’attentats a eu lieu en 2012 lors des assassinats par Mohammed Merah de militaires et de Juifs, l’explicitation du problème n’est patente qu’à la suite de
l’année 2014, lorsque s’intensifient les départs de Français vers la Syrie.
4. Il s’agit ainsi de traiter des déviances disjointes d’individus « exclus ». Voir Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Paris, Maison des sciences de l’Homme, 2014, p. 20.
5. Ce que figure au premier chef l’investissement du thème de la conspiration d’acteurs coordonnés.
6. Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie
moderne, Paris, Seuil, 1983.
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Le problème et la question
répondent à la question béante que celle-ci légua au corps politique 7 :
comment une société refondée sur le schéma contractualiste des individus
déliés et asociaux doit compter avec l’impossible effacement des solidarités
objectives et des appartenances vécues qui compose le social 8 ? Si la polarité
« socio-économique » et « culturelle » demeure présente dans le débat public
et académique, elle laisse ainsi apparaître un conflit de modernité 9.
Dès lors, il s’agit en premier lieu de retracer cette controverse insécablement
politique et épistémologique. Son premier pôle correspond au paradigme de
la lutte contre la radicalisation, dont la caractérisation psychophysiologique
reproduit le « motif libéral » de l’équation politique moderne 10, qui opère à la
minimisation des différences de statuts et des frontières entre individus et
groupes. Son second pôle renvoie à la thèse du séparatisme islamiste, tributaire
quant à elle d’un « motif conservateur », soit d’une réaction procédant au
contraire à la réification des frontières et des différences de statuts 11 au sein
du corps national 12.
En creux de la dispute autour du problème musulman, il s’agit ensuite de
retrouver le motif manquant – celui que l’on affirme socialiste – en vue d’appréhender autrement, de façon tout à fait sociologique, la réaffiliation religieuse parmi
les immigrés et leurs enfants et sa réception au sein de la société globale. Ce motif
refoulé dans notre conscience collective est fondé sur l’appréhension du social
comme dimension sui generis, irréductible tant à son identification libérale à une
classe d’éléments reliés par l’analogie de propriétés sociales qu’à la réaction conservatrice déliant la nation des solidarités pratiques qui ne cessent pourtant de la
parcourir. Intrinsèquement sociologique et politique 13, le « motif socialiste » se
découvre en filigrane de la refondation réflexive qui prend forme dans le réinvestissement de la tradition islamique parmi les immigrés et leurs enfants. Pour en
convaincre, il nous appartiendra enfin d’en retracer les principaux termes, tant
dans leur forme normale que pathologique 14.
L’émergence du problème
La reformulation du problème musulman autour du paradigme de la radicalisation s’est opérée à la faveur d’un glissement progressif dans le discours
7. Émile Durkheim, « Les principes de 1789 et la sociologie » (1890), in Florence Hulak (dir.),
Sociologie politique : une anthologie, Paris, PUF, 2020, p. 217-228.
8. Stéphane Vibert, La communauté des individus. Essais d’anthropologie politique, Lormont,
Édition Le Bord de l’eau, 2016.
9. Pablo Blitstein et Cyril Lemieux, « Comment rouvrir la question de la modernité : Quelques
propositions », Politix, vol. 3, no 123, p. 7-33.
10. On entend par là le rapport à trois termes entre individus, groupes réels et société globale.
Voir Bruno Karsenti, La question juive des Modernes : philosophie de l’émancipation, Paris, PUF,
2017.
11. Abdellali Hajjat. Les frontières de l’« identité nationale ». L’injonction à l’assimilation en
France métropolitaine et coloniale. La Découverte, Paris, 2012.
12. Francesco Callegaro et Johan Giry, « Le motif refoulé. Plaidoyer pour une corporation
réflexive », Revue du MAUSS, vol. 2, no 56, 2020, p. 98-116.
13. Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS, 2017.
14. Nous remercions Bruno Karsenti, Marie Alauzen, Milo Lévy-Bruhl, Sébastien Urbanski,
Karim Souanef et Sébastien Mosbah-Natanson pour les lectures avisées qu’ils ont effectuées
de cet article.
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politique français vers la caractérisation de la menace interne au corps social 15.
À partir de 2015, l’impératif de localiser et de prévenir la radicalisation se
constitue tant par la volonté d’établir la liste des « signaux faibles » censés
indiquer le potentiel surgissement de la violence qu’à travers une norme de
modération religieuse de plus en plus strictement établie. L’opérationnalisation
du paradigme de la radicalisation investit alors une variété de sites – l’école
publique, la prison, le travail social, la politique de la jeunesse, etc. 16 –, chaque
institution étant appelée à établir en son sein des procédures ad hoc pour
repérer et prévenir de la radicalisation. Malgré la punition collective que représente, par exemple, la fermeture de plus en plus fréquente de mosquées, il s’agit
au moins discursivement d’agir sur le plan des individus réputés susceptibles
de dérives psychopathologiques.
Abordée sur son versant savant, la sociologie de la radicalisation entend
souligner la part propre de l’idéologie dans ce phénomène. Celle-ci est saisie
comme un procès d’acculturation symbolique, à la faveur duquel des individus
frappés d’exclusion font leurs des contre-valeurs inversant les normes instituées
et entendent les réaliser par la violence 17. Aussi insiste-t-on, en particulier, sur
les traits spécifiques des groupes militants ainsi constitués, leurs modalités de
recrutement (via la navigation numérique, la prison ou l’interconnaissance) et
les effets de l’idéologie sur les modes de subjectivation des individus 18.
Dans cette perspective, le djihadisme est réputé inversion méthodique du
signe de la société dominante, de ses idées-valeurs, par le truchement d’un
opérateur religieux à la dimension mortifère et de la constitution d’une communauté imaginaire d’appartenance 19. Cette « oumma imaginée 20 » viendrait
combler le vide existentiel creusé par une rupture avec le modèle familial traditionnel 21. Elle redoublerait un sentiment d’humiliation fondant en retour la
quête d’une identité oppositionnelle à la modernité occidentale 22. Tout entière
spéculaire, la spécification de la radicalisation est ainsi celle de l’absolue étrangeté des individus radicalisés tant à l’espace où ils ont été socialisés qu’à la
politique moderne. Ils n’existent dès lors qu’en tant que négation ontologique
de la société majoritaire.
L’individualisation et l’abstraction affectant la thèse de la radicalisation ont
été dénoncées au sein même de la sociologie à mesure que le problème musulman était reformulé selon ces termes. Cependant, la principale critique émise
15. Caroline Guibet Lafaye et Pierre Brochard, « La radicalisation vue par la presse : fluctuation
d’une représentation », Bulletin de méthodologie sociologique, vol. 130, no 1, 2016, p. 1-24.
16. Aïcha Bounaga et Hamza Esmili, « War by Other Means. Fighting Radicalization in France
(2014-2019) », Islamophobia Studies Journal, vol. 5, no 2, 2020, p. 199-209.
17. Farhad Khosrokhavar, Prisons de France. Violence, radicalisation, déshumanisation : surveillants et détenus parlent, Paris, Robert Laffont, 2016.
18. Jérôme Ferret et Farhad Khosrokhavar (dir.), Family and Jihadism. A Socio-Anthropological
Approach to the French Experience, Londres, Routledge Taylor & Francis Group, 2022.
19. Olivier Roy, Le djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.
20. Olivier Roy, « Le néo-fondamentalisme islamique ou l’imaginaire de l’“oummah” », Esprit,
vol. 220, no 4, 1996, p. 80-107.
21. Farhad Khosrokhavar, Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018, chap. III
et IV en particulier.
22. Olivier Roy, « Peut-on comprendre les motivations des djihadistes ? », Pouvoirs, vol. 3,
no 158, 2016, p. 15-24.
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Le problème et la question
à son encontre, depuis le giron de la sociologie du dévoilement, a paradoxalement reconduit le postulat du défaut d’intégration du groupe musulman à la
société globale. À rebours de l’appréhension de l’idéologie comme manifestation principale du phénomène à l’œuvre, elle tient la radicalité islamique pour
révélatrice d’une carence collective, que le geste épistémologique du sociologue
critique dévoile dans sa vérité objective 23. Celle-ci se découvre par l’étude des
conditions de socialisation familiale et adolescente des intéressés, mais aussi
des logiques d’étiquetage et de stigmatisation dont ils ont fait l’objet 24.
Le plus souvent établie en des termes utilitaristes qui congédient tout
contenu idéologique, cette vérité procède d’une raison modélisatrice visant à
l’abstraction formelle, c’est-à-dire à l’isolement de propriétés sociales dont la
localisation suffit à établir une causalité externe 25. On la présente, typiquement, comme une tentative polymorphe de « revalorisation de soi dans des
contextes familiaux difficiles et face aux jugements souvent misérabilistes
portés par les agents [de l’école, de la police ou de la justice] 26 », ou bien
encore comme l’une des « conséquences délayées des apories du système économique et de sa géopolitique 27 ». En l’absence de projet collectif assez inclusif, ceux que l’on appréhende comme des marginaux seraient de façon
mécanique voués à en revenir à la religion. À l’instar de la sociologie de la
radicalisation, une axiomatique normative se laisse deviner : par-delà le regard
sociologique, il s’agirait de faire advenir des « Français comme les autres » en
lieu et place de « ceux qu’on appelle aujourd’hui “les musulmans” 28 ». Toute
singularité idéologique rencontrée dans l’enquête figure alors une fausse
conscience et appelle en retour la thérapeutique correspondante – l’intégration,
la reconnaissance, la redistribution, etc.
Par-delà leurs interprétations distinctes du phénomène, tant la sociologie
de la radicalisation que sa critique depuis la sociologie du dévoilement
admettent comme prémisse l’intégration contrariée des musulmans au sein de
la société moderne et de ses modes d’individuation. Leur inscription commune
dans le motif libéral d’élucidation du problème musulman repose sur le credo
du « pas d’amalgame » – lequel a été énoncé à la suite des attentats de 2015.
L’une et l’autre, en effet, affirment que la radicalisation n’entretient aucun lien
avec le groupe musulman tel qu’il prend place dans la société globale, si ce
n’est par la relation allant des manipulateurs – l’idéologie radicale et ses acteurs
– aux manipulés – ceux qui ne sont pas encore convertis mais auxquels on
23. Xavier Crettiez, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de
l’engagement violent », Revue française de science politique, vol. 66, no 5, 2016, p. 709-727.
24. Gérard Mauger, « Sur la “radicalisation islamiste” », Savoir/Agir, vol. 3, no 37, 2016, p. 9199.
25. Karl Mannheim fait une critique similaire du savoir psychologique. Voir Karl Mannheim, Idéologie et utopie, trad. fr. Jean-Luc Evard, Paris, Maison des sciences de l’Homme, 2006 [1929],
p. 14-15.
26. Laurent Bonelli et Fabien Carrié, La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes
djihadistes français, Paris, Seuil, 2018, p. 95.
27. Fabien Truong, Loyautés radicales. L’islam et les « mauvais garçons » de la Nation, Paris,
La Découverte, 2017, p. 201.
28. Stéphane Beaud, La France des Belhoumi : Portraits de famille (1977-2017), Paris, La
Découverte, 2018.
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reconnaît une fragilité, psychopathologique ou sociale, sans que le rapport à la
tradition islamique n’agisse là comme facteur discriminant 29. Les individus
radicalisés ne sont définis qu’en creux des ressources qui leur manquent et des
difficultés qu’ils rencontrent, soit avant qu’ils ne deviennent musulmans ou
abstraction faite de cette appartenance.
Renonçant à considérer l’intellectualité proprement religieuse du problème
musulman, ces deux tendances analytiques font ainsi de l’épreuve de la piété
une superficielle couche « enveloppant 30 » – c’est-à-dire obscurcissant – la
vérité sociologique de l’intégration contrariée. Se découvre ici une incapacité
à faire droit au groupe social et à la profondeur idéelle de l’expérience collective, nous permettant en retour de mieux comprendre la teneur du motif libéral. Faisant comme si les individus étaient la source effective de leurs attaches
vécues, réputées de surcroît irréflexives, ses tenants envisagent le groupe
musulman sous les traits d’une réunion physique ou « mentale » d’éléments
possédant des attributs objectaux semblables. Par conséquent, s’ils en parlent
comme d’un groupe, ils n’ajoutent rien à leurs membres sinon la représentation de leur réunion en une pluralité 31.
Il en découle une indifférence à la structure interne et à l’identité diachronique du groupe musulman 32. Les prémisses nominalistes du motif libéral
empêchent de prêter à celui-ci des activités et des états ayant une dimension
fonctionnelle 33, tout autant que de le présenter dans ses capacités à modifier
ou à être affecté par le cours de la vie sociale et de sa propre histoire 34. La
nature de la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants, c’està-dire au sein d’un collectif formant une totalité partielle et un acteur historique, est alors oblitérée.
Le motif libéral est ainsi le signe d’une difficulté saillante à reconnaître les
diverses dimensions holistes qui, parce qu’elles rendent la vie collective possible, doivent pourtant être pensées pour rendre compte de l’inscription réelle
des individus dans les relations sociales et leur monde vécu. La tension qui
appert est la conséquence d’une négation du fait qu’étant toujours déjà socialisés, les individus ne peuvent être abstraits de la société globale à laquelle ils
appartiennent et des totalités partielles qu’elle comporte.
29. Farhad Khosrokhavar, « Les trajectoires des jeunes jihadistes français », Études, vol. 6,
2015, p. 33-44.
30. Fabien Truong, « Le médium du peuple ? Désirs d’islam dans la seconde zone », in Lætitia
Bucaille (dir.), Désirs d’Islam. Portraits d’une minorité religieuse en France, Paris, Presses de
Sciences Po, 2020, p. 101-131.
31. Vincent Descombes, Les institutions du sens, Paris, Minuit, 1996, chap. « Le mirage des
individus collectifs », p. 122-153.
32. Marie-Claire Willems, « Débats sur le sens du terme « musulman » dans les sciences
sociales françaises (1980-2020) », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, no 152,
2022, disponible en ligne (https://doi.org/10.4000/remmm.18382).
33. Rahel Jaeggi, Critique of Forms of Life, trad. angl. Ciaran Cronin, Cambridge, The Belknap
Press of Harvard University Press, 2018.
34. Vincent Descombes, « Les individus collectifs », Revue du MAUSS, vol. 2, no 18, 2001,
p. 305-337.
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Le problème et la question
Intermède. Évacuer le problème
Le paradigme de la radicalisation et sa critique depuis la sociologie du
dévoilement n’ont pourtant pas l’exclusivité du motif libéral. Tant au sein
du champ universitaire qu’au-delà, une vigoureuse critique, foucaldienne dans
l’esprit, a pris place à l’encontre de la variété des dispositifs établis après 2015
pour la prévention et la lutte contre la radicalisation. À l’inverse de la critique
issue de la sociologie du dévoilement, laquelle reconnaît l’existence d’un problème qu’elle reconduit cependant à la croyance partagée dans l’intégration
contrariée du groupe musulman, celle-ci retourne l’incrimination par la mise
en lumière des dérives répressives de l’État.
Cette critique repère ainsi dans le paradigme politico-savant de la radicalisation une opération symbolique de réaffirmation de principes réputés
immuables et dépolitisés, au premier chef desquels la laïcité 35, contre la
menace d’un ennemi intérieur 36. À « l’horizon d’une guerre entre les
cultures », la lutte contre la radicalisation est tenue pour fonder « à la fois
une société menacée et une société du soupçon généralisé, mais touchant plus
spécifiquement les populations de confession musulmane 37 ».
Cette approche pointe à raison le caractère par trop étroit du modèle de
l’intégration par assimilation que réaffirment les mesures et les dispositifs établis depuis 2015, et, de façon sous-jacente, l’excès d’abstraction consubstantiel
de l’individualisme placé à son fondement. Sur fond d’une conception identitaire et réifiante du corps national, ce modèle a partie liée avec le combat
historique de l’État en faveur de l’émancipation de l’individu libre, moral et
rationnel par rapport à ses inscriptions sociales concrètes (locales, familiales,
religieuses, corporatives, etc.). Il vise à le couper des liens vécus à sa tradition
et dénie la singularité de ses attaches historiques, ce qui constitue dès lors le
fond latent des velléités islamophobes de dissolution de la totalité partielle que
forment les musulmans.
Cependant, en identifiant l’État à l’opérateur exclusif de la construction 38
du problème musulman, la critique foucaldienne de la radicalisation rompt
l’arrimage de la réflexivité sociologique à la société globale. La réduction de
celle-ci à l’État empêche en effet de se prononcer sur la question musulmane
– y compris pour en déplorer la traduction en problème 39. Elle forclôt le
regard sociologique au repérage de ses manifestations juridico-administratives
(lois de plus en plus répressives, signalements, fermetures de mosquées, etc.)
35. Valérie Amiraux, « Après le 7 janvier 2015, quelle place pour le citoyen musulman en
contexte libéral sécularisé ? », Multitudes, vol. 2, no 59, 2015, p. 83-93.
36. Hamza Esmili, « La radicalisation n’existe pas, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit rien.
Les sciences sociales à l’appui d’une nouvelle raison d’État », Jef klak, 2 mai 2019, disponible
en ligne (https://www.jefklak.org/la-radicalisation-nexiste-pas-ce-qui-ne-veut-pas-dire-quelle-nesoit-rien/).
37. Caroline Guibet Lafaye, « Radicalisation : de l’adversaire à l’ennemi », Regards Sociologiques, no 53-54, 2019, p. 183.
38. Thomas Deltombe, L’islam imaginaire : La construction médiatique de l’islamophobie en
France, 1975-2005, Paris, La Découverte, 2007.
39. Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, op. cit., Lagrasse,
Éditions Verdier, 2003, p. 11.
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et à la mise en lumière des effets délétères de sa genèse étatique. En miroir, la
critique politique de la radicalisation congédie toute interrogation relative à la
réalité collective des musulmans en France : l’existence réelle de ce groupe,
comme totalité partielle et acteur historique, est déniée, même lorsque universitaires et militants se veulent agir en défense de celui-ci. Ceux-là mènent ainsi
à son terme l’empêchement de la réflexivité sociologique.
La conspiration des ennemis
Un entrisme communautariste, insidieux mais puissant, gangrène lentement les
fondements de notre société dans certains territoires. Cet entrisme est pour l’essentiel d’inspiration islamiste. Il est la manifestation d’un projet politique conscient,
théorisé, politico-religieux, dont l’ambition est de faire prévaloir des normes religieuses sur la loi commune que nous nous sommes librement donnée. Il enclenche
une dynamique séparatiste qui vise à la division. Ce travail de sape concerne de
multiples sphères : les quartiers, les services publics et notamment l’école, le tissu
associatif, les structures d’exercice du culte.
Préambule du projet de loi confortant le respect des principes de la république (dite
loi « séparatisme ») 40
À ce point de l’analyse, il apparaît que le motif libéral de l’équation politique moderne se reconnaît non seulement dans le doublet que forment le
paradigme de la radicalisation et la sociologie du dévoilement, mais jusque
dans la tentative d’évacuation du problème musulman. Par-delà ses déclinaisons, ce motif est fondé sur le déni des groupes qui, comme totalités partielles,
participent avec les individus au cours historique de la société globale 41. Son
défaut de réflexivité sociologique creuse alors une vacance que vient remplir
un autre motif, celui que l’on affirme conservateur.
Celui-ci prend plus nettement forme dans le débat public relatif aux musulmans avec l’émergence à partir de l’année 2020 de la thèse du séparatisme
islamiste 42. L’incrimination nouvelle des musulmans apparaît alors en rupture
tant avec la rationalité qui avait présidé à l’établissement de la thèse de la
radicalisation qu’avec sa critique selon les termes du dévoilement ou du
schéma foucaldien. Face au « déni » libéral 43, les tenants du motif conservateur
entendent identifier ceux qui œuvrent « à un travail continu et permanent sur
les populations des quartiers plus ou moins récemment installées en France,
40. Disponible en ligne (https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/PRJLANR5L15B36
49.html).
41. Bruno Karsenti, « De Marx à Bourdieu. Les dilemmes du structuralisme de la pratique », in
Michel de Fornel et Albert Ogien, Bourdieu théoricien de la pratique, Paris, Éditions de l’EHESS,
2011, p. 103-134.
42. En février 2020, au cours d’une visite à Mulhouse, le chef de l’État introduit cette nouvelle
catégorie au débat public quant à l’islam et aux musulmans. Elle sera reprise lors des débats
de la commission sénatoriale sur « la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre »
puis en octobre de la même année lors de la présentation de la loi dite séparatisme (finalement
nommée loi « confortant le respect des principes de la République »).
43. Collectif, « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde,
2 novembre 2020.
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Le problème et la question
dans le but déclaré d’en refaçonner les catégories de perception et
jugement 44 ».
Au sein du nouveau paradigme politico-savant du séparatisme, l’islamisation est réputée conduite suivant deux perspectives opposées et cependant
complémentaires : d’un côté, la sécession de territoires devenus des « enclaves
militantes à tonalité islamiste 45 » et repérés par la présence en leur sein de
mosquées, clubs de sport, librairies, etc. ; de l’autre, l’entrisme au sein de
l’ensemble des institutions sociales, c’est-à-dire les écoles, universités, hôpitaux,
etc. Telle est alors la ligne de force de la politique se superposant à l’élucidation
conservatrice du problème musulman 46 : celle-ci prend acte de la mobilité
sociale qui dissémine de facto ceux et celles qu’elle prend pour cible dans
l’ensemble des strates de la société. Si le racisme colonial s’attache à l’extériorité
– nécessairement radicale – que matérialise l’affrontement biologique et civilisationnel, la thèse du séparatisme vise prioritairement ceux qui ne sont que
peu discernables dans le corps national, ce dont témoigne la focalisation sur
les Frères musulmans dont l’action serait à la fois dissimulée et visant la prise
de pouvoir. Le passage du racisme colonial historique à l’islamophobie
contemporaine modifie simultanément le régime d’appréhension de la différence : si celle-ci demeure exhibée, elle est pourtant rétrogradée au rang de
preuve secondaire de la conspiration à l’œuvre 47.
Les tenants du motif conservateur accompagnent le basculement de la thèse
de la radicalisation à celle du séparatisme islamiste et les prétentions sousjacentes à mieux saisir que les sociologues les plus nombreux ce dont il
retourne en fait 48. Leur marginalité dans le champ des sciences sociales françaises rend d’autant plus saillant le paradoxe qu’ils soulèvent en dénonçant
l’oubli, depuis le pôle du motif libéral, de la société, de ses us, de ses coutumes,
de ses mœurs, soit autant d’éléments qui, longtemps, ont pourtant été constitutifs de la sociologie. À la thèse de la radicalisation et à ses critiques les plus
courantes, ils réagissent en se prévalant d’une connaissance plus réflexive car
elle prend en compte le groupe musulman en tant que totalité réelle 49. À ce
titre, ils éprouvent la discipline sociologique, ce qui invite en retour à prendre
au sérieux les fautes qu’ils notifient.
Ces auteurs prennent ainsi appui sur le « déni » attaché à la prévalence du
motif libéral, attestant là que leur prétention savante est bel et bien rendue
possible par l’état contemporain de la discipline sociologique. L’évitement en
son sein de la réalité des groupes et de leurs formes de vie dans la société
globale, elle-même inaperçue dans son mode d’être particulier, représente la
condition de nécessité de cette réaction conservatrice. Il l’autorise à prétendre
44. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020.
45. Ibid.
46. Laureline Dupond et Thomas Mahler, « Islamisme : Bernard Rougier, l’éminence grise de
l’exécutif », L’Express, 20 janvier 2021.
47. Reza Zia-Ebrahimi, Antisémitisme et islamophobie, une histoire croisée, Paris, Éditions
Amsterdam, 2021.
48. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, op. cit.
49. Gilles Kepel et Antoine Jardin, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Paris,
Gallimard, 2015.
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Hamza Esmili & Johan Giry
élucider le problème musulman par-delà un nouvel avatar de la « trahison des
clercs », lesquels viendraient cette fois apporter une « caution inespérée aux
prétentions idéologiques des réseaux islamistes 50 ».
Leur caractérisation du problème tient en effet à ceci : la condition collective de l’immigration postcoloniale et ouvrière en cité est constituée en sécession territoriale tandis que le procès d’intégration sociale est traduit en
entrisme – l’un et l’autre figurant le ressort double de la conspiration séparatiste. De là, l’irruption d’attentats commis « au nom de l’islam » ne manque
pas d’éclairer l’ensemble du processus historique dont le motif conservateur
affirme dès lors l’issue – violente – nécessaire 51. La ligne de force de ce propos
et de la politique à laquelle il s’adosse est ainsi de nouveau démontrée : en
faisant voler en éclats le vain « pas d’amalgame », elle réinscrit le surgissement
meurtrier dans la caractérisation historique du groupe musulman. Parente de
la pensée sociologique qu’elle dégrade en quête de l’ennemi parmi nous, cette
rationalité islamophobe d’un type neuf fait figure de rare pseudo-réflexivité
contemporaine. Elle est aisément mise en pratique : à la RATP ou à l’aéroport
de Roissy-Charles-de-Gaulle où l’on constate après coup que certains employés
étaient « séparatistes », à l’hôpital souffrant de « pression communautaire » et
au sein de l’université qui est tant un point d’application du complot que son
cautionnement 52, la politique islamophobe est déclinée en autant de dévoilements pseudo-réflexifs.
Mais le regard sociologique à la hauteur de son exigence de réflexivité ne
peut réduire le motif conservateur à la réponse organique d’une communauté
nationale confrontée à son altérité. Il participe tout autant que son envers
libéral de l’issue contemporaine d’un contre-mouvement historique face à la
réaffiliation religieuse parmi les immigrés et de leurs enfants. Aussi la gravité
de l’effort d’élucidation ne tient-elle pas d’abord, ni même surtout, à ses effets
présumés sur la physiologie du corps social. Elle trouve son origine plutôt dans
la conscience diffuse du fait que la nation française, loin d’être réductible à
son expression sociétaire, est une totalité primordiale pourvue d’une hiérarchie
de valeurs 53.
La possibilité d’une question
Par-delà l’idéologie pseudo-sociologique qui la surdétermine, la ligne de
force de la politique islamophobe est également son point d’achoppement. Car
que se passera-t-il lorsque les musulmans demeureront tels malgré les
contraintes qu’on leur oppose ? Même la dissolution d’organisations et la pression opposée à leur groupe n’ont pas suffi à le résorber. C’est à ce point faible
50. Guillaume Lamy, « Les islamistes veulent empêcher la distinction entre islam et islamisme.
Entretien avec Bernard Rougier », Lyon Capitale, 4 mars 2020.
51. Un brillant texte du journaliste Riss à la suite des attentats de Bruxelles est paradigmatique
de la raison à l’œuvre et de sa force pseudo-sociologique : « Qu’est-ce que je fous là ? », Charlie
Hebdo, 30 mars 2016.
52. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, op. cit., p. 25.
53. Stéphane Vibert, La communauté des individus…, op. cit., p. 48-49.
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Le problème et la question
du dispositif islamophobe que surgit la potentialité d’un agir historique débarrassé des limitations formelles de l’État de droit. À l’instar d’Éric Zemmour
partisan de la « remigration 54 », c’est-à-dire de l’expulsion hors de France de
ceux et celles qui souhaiteraient demeurer musulmans, celui-ci incarne le
dénouement nécessaire du problème musulman auquel d’autres ont donné ses
principales coordonnées.
Existe-t-il encore une voie alternative – c’est-à-dire non guerrière – pour
le dépassement du problème ? L’avenir proche le dira. Une potentialité est
néanmoins constituée par la substitution d’une question au problème, celle-là
même de l’équation politique moderne telle qu’elle se découvre en creux de
la thèse de la radicalisation et, plus manifestement encore, du paradigme du
« séparatisme islamiste ». Comment surmonter ainsi les limites d’une conception de l’État-nation qui, parce qu’elle ne se donne que des individus sans
attaches concrètes, se représente les groupes en son sein comme autant
d’obstacles à l’apparition d’un citoyen universel ?
Le point de départ est le suivant : à rebours du constructivisme ordinaire,
la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants n’est ni « fabrique
du musulman 55 » ni « racisation 56 ». Le collectif que refondent les immigrés
et leurs enfants n’est pas une classe d’éléments reliés par des traits semblables
(une « identité ») et rationalisant l’analogie des positions sociales. Comme
établi plus haut, la prémisse nominaliste qui caractérise les descriptions depuis
le motif libéral ne permet pas de rendre compte de l’expérience historique
de l’immigration postcoloniale et ouvrière ni des solidarités pratiques qui la
parcourent.
À la suite des indépendances, la venue en France d’immigrés du Maghreb
et d’Afrique de l’Ouest s’entendait de manière économique et utilitaire. L’usine
– articulée au foyer de travailleurs – était la scène exclusive de l’accueil d’ouvriers dont la présence était considérée par tous – immigrés, employeurs et administration – comme provisoire. Aussi la condition originelle de l’immigration
postcoloniale était-elle à la fois anomique, puisque les ouvriers immigraient et
demeuraient le plus souvent seuls, et sous-prolétarienne, c’est-à-dire située au
plus bas échelon du monde ouvrier. « Pâtir » et « subir », résumait Abdelmalek
Sayad 57.
Au tournant des années 1980, un double phénomène trouble cependant le
dispositif de l’accueil : d’un côté, certains ouvriers s’établissent en ménage au
sein de la société d’émigration ou opèrent ce que l’on commence à désigner
comme le regroupement familial – réalisant ainsi le passage du foyer de travailleurs à la cité urbaine ou périurbaine comme lieu historique où s’actualise
54. Marion Jacquet-Vaillant, « Les identitaires, acteurs de l’émergence des idées radicales »,
Pouvoirs, vol. 2, no 181, 2022, p. 47-59.
55. Nedjib Sidi Moussa, La fabrique du musulman, Paris, Libertalia, 2017.
56. Zine-Eddine Gaïd, Réflexions sur la question musulmane, Paris, Éditions Le Discernement &
Librinova, 2021.
57. Abdelmalek Sayad, La fabrication des identités culturelles, Paris, Raisons d’agir, 2014.
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Hamza Esmili & Johan Giry
l’expérience migratoire ; de l’autre, la désindustrialisation défait progressivement le rapport exclusif des immigrés à l’usine et au monde ouvrier. À l’entrelacs de l’un et l’autre phénomène historique, l’immigration postcoloniale et
ouvrière change de « morphologie 58 ».
La transformation n’est pourtant pas sans difficultés. À l’heure où les immigrés éprouvent pour la première fois la nécessité de la transmission intergénérationnelle, la désindustrialisation défait ce qui avait constitué jusqu’alors la
raison de leur présence au sein de la société d’accueil. Ils se confrontent à une
précarisation accrue au moment même de faire face à la problématique de la
filiation, c’est-à-dire de la communication aux nouveaux entrants de « la qualité de membre d’un groupe représentant une section de la société totale 59 ».
Ce paradoxe confère une dimension nouvelle à la désaffiliation née du déracinement migratoire et de l’effacement progressif des appartenances ouvrières.
Aussi la réaction conservatrice affirme-t-elle la demi-vérité sociologique
d’une banlieue « rouge » devenue « verte » sur fond de vacance politicomorale 60. Mais elle échoue à saisir l’amplitude de la réaffiliation religieuse dont
le mouvement s’enclenche dans les années 1980. Face à la crise de la filiation,
les ouvriers immigrés ont en effet réinvesti la tradition islamique depuis la
concrétude d’une situation historique singulière. À l’encontre de la thèse de
l’influence étrangère d’un « islam mondialisé 61 », le déplacement intrinsèquement socio-théologique est interne à l’immigration postcoloniale et ouvrière :
le postulat inédit de la complétude de l’islam là où se trouvent les musulmans
réagence l’expérience religieuse, en même temps que les ouvriers immigrés
s’affairent à la construction de mosquées dans les cités où ils se meuvent désormais. L’adoration rituelle sanctifie dans ce mouvement l’alliance intergénérationnelle sur laquelle repose le collectif des immigrés et de leurs enfants. Pour
autant, si le groupe s’adresse à lui-même une invitation à la piété, il n’a pas la
consistance prémoderne de « communautés de sang » réputées compactes 62.
Par-delà le mouvement historique général qui affecte chacun de ses membres,
la persistance de la marginalité protéiforme et les mobilités géographique et
sociale qui le traversent fondent un collectif authentiquement moderne, dont
l’existence est d’emblée réflexive.
Cette refondation collective est tributaire d’une expérience vécue et sans
cesse éprouvée, elle-même adossée au cadre de la société globale où elle voit
le jour. La réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants apparaît
en effet attachée à une double autonomisation : d’un côté, elle s’affranchit de
la scène historique de la réception qui leur a été réservée ; de l’autre, sa nature
socio-théologique a pour condition de nécessité la déliaison discursive à l’égard
des États qui furent de facto quittés. Un inédit contenu positif s’agrège dès lors
58. Abdelmalek Sayad, « Les trois “âges” de l’émigration algérienne en France », art. cité.
59. Edmund Leach, « On Certain Unconsidered Aspects of Double Descent Systems », Man,
vol. 62, 1962, p. 130-134.
60. Alexandre Devecchio, « De la banlieue rouge à la banlieue “verte” ? », FigaroVox, 10 août
2014.
61. Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002.
62. Émile Durkheim, « Communauté et société selon Tönnies » (1889), in Textes 1. Éléments
d’une théorie sociale, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 383-390.
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Le problème et la question
à l’intégration des immigrés et de leurs enfants au sein de la société comprise
comme totalité significative : il renvoie à un mode d’individuation tout à la
fois élaboré depuis le réinvestissement de la tradition islamique et cependant
consubstantiel à l’inscription de ses tenants dans la trame du contemporain.
Le surcroît de piété du groupe musulman est lui-même intégralement pénétré par l’expérience de l’Europe 63. L’importance accrue du souci de soi que
fonde l’individuation qualifiée religieusement est matérialisée par le réinvestissement de l’adoration rituelle. Il en va là d’une conversion de l’adoration parmi
la communauté des fidèles, déplacée d’une théologie de l’attente marquée par
le déracinement migratoire à une compréhension existentialiste de la piété
filiale et religieuse, par enrichissement d’une quête subjective de vie authentiquement pieuse. En témoigne le voile, qui réinscrit dans le corps une fidélité
intimement éprouvée. Quoique tenu pour cristalliser l’entrechoquement de
constitutions collectives opposées, celui-ci atteste cependant la prégnance de
l’architecture moderne des rapports entre individu et collectif : l’un et l’autre
sont reliés par l’individualisation d’une forme de vie nouvelle, fondée sur une
piétée revigorée par l’approche spiritualiste du réel.
Pour autant, le piétisme constitué comme modalité de la filiation au sein
du collectif formé par les immigrés et leurs enfants n’offre nul horizon partagé
distinct, affirmé par-delà l’incertitude inhérente au paradoxe d’une communauté d’individus un à un pieux. Cette piété est au contraire fondée par la
rupture de son attestation dans la trame du contemporain. Par-delà la reconfiguration du groupe qu’elle saisit, la piété redécouverte en cité a pour principales coordonnées théologiques les postulats d’accessibilité moderne de la
révélation divine et d’indistinction de son instruction historique.
Aussi la conjonction du surcroît de piété et de l’horizon demeurant incertain constitue-t-elle le groupe en un public d’enquêteurs quant à la forme que
doit prendre le salut – tant individuel que collectif. La dimension tout à la fois
réflexive et normative de la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs
enfants prend ainsi forme par l’interrogation « des causes de leur détresse et
les intérêts de réglementation qu’ils estimeront les plus aptes à la soulager 64 ».
L’idéal moral du groupe agit prioritairement comme un opérateur de réflexivité collective 65, constitué à la lumière tant du parcours historique de l’immigration postcoloniale que de ce qui « doit » être : « la tradition, loin d’être niée
par l’histoire, se voit requalifiée par elle, et élevée au rang inédit de conscience
du présent 66 », écrit en un autre contexte Bruno Karsenti. Réinvestissant la
tradition islamique à la lumière de leur expérience singulière, ses membres
rompent la stabilité d’une norme héritée – ce qui fonde en retour leur enquête
63. Hamza Esmili, « Éprouver la révélation divine à la lumière de la cité. Les Frères de l’Effort
et l’anthropologue blédard », Journal des anthropologues, vol. 1-2, no 170-171, à paraître en
2023.
64. Joëlle Zask, « Le public chez Dewey : une union sociale plurielle », Tracés. Revue de
Sciences humaines, no 15, 2015, p. 169-189.
65. Jocelyne Dakhlia, L’oubli de la cité. La mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le
Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990.
66. Bruno Karsenti, La question juive des Modernes…, op. cit., p. 168.
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Hamza Esmili & Johan Giry
quant aux formes du salut religieux et à la bonne participation à la société
globale.
Une variété de courants moraux parcourt dès lors le groupe musulman.
Parmi les principaux, la prédication de l’Effort cristallise l’utopie spiritualiste
de la réforme de soi et des autres : les marques de la « guidée » perpétuellement
recherchée sont ainsi caractérisées comme autant de preuves empiriques de la
présence divine au monde 67. Le réformisme islamique admet quant à lui
comme devenirs l’empowerment libéral 68, la critique de la permanence du
racisme comme celle des modes islamiques majoritaires, mais aussi la distanciation à l’égard de la tradition religieuse et du groupe qu’elle réinstitue. À
l’inverse, le formalisme juridique – souvent qualifié de salafisme dans le débat
public – comprend parmi ses manifestations essentielles la hijra, c’est-à-dire le
retour individuel ou familial en pays musulman. Chacune de ces actualisations
du déplacement global qui affecte le groupe constitue une voie de résolution de
l’équation à trois termes – individu, groupe et société globale – que manifeste
à nouveaux frais la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants
en cité.
Les valeurs en excès de la violence théologico-politique
Qu’en est-il du surgissement de la violence théologico-politique dans le
doublet que forment le réinvestissement de la tradition islamique et sa réception au sein de la société globale ? Il convient en préambule d’admettre qu’à
la manière de tout fait social, la réaffiliation religieuse ne tire son sens plein et
entier qu’à être rapportée à l’envers pathologique qu’elle implique. Aussi s’agitil de comprendre en quoi la violence théologico-politique ne laisse de participer à cette expérience collective du groupe musulman, en redoublant de façon
paradoxale son intégration dans une totalité significative où l’individualisation
moderne dispense ses effets 69. Pour ce faire, il nous faut prendre acte du fait
que l’attentat-suicide est la conjonction de deux gestes, tuer et se tuer. Nous
considérons ci-après l’un puis l’autre terme et, assemblant ce qui a été scindé
pour les besoins de l’analyse, réunifions ensuite le propos.
L’incomplétude d’une attente
S’agissant du suicide tout d’abord, on peut a priori s’étonner que les
sciences sociales puissent céder ici aux écueils nominalistes, considérant
l’importance de ce phénomène dans leur fondation même. Sans doute leurs
praticiens n’ont-ils pas oublié la thèse durkheimienne selon laquelle le suicide
67. La prédication des « frères de l’Effort » est souvent désignée dans la littérature sous le nom
de la Tablighi Jama’at. Voir Hamza Esmili, « La fidélité et son reste. Adoration et réflexivité en
islam contemporain », Thèse de doctorat mention Sciences de la société, EHESS, 2021.
68. Hanane Karimi, « Des musulmanes entrepreneuses en réseau en France. Faire face aux
discriminations multiples », Travail, genre et sociétés, vol. 2, no 44, 2020, p. 107-123.
69. Émile Durkheim, « Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique », in Émile
Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2013 [1894].
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Le problème et la question
est un fait social et non l’acte individuel qu’y reconnaît notre sens commun
moderne 70. Le hiatus tient plus vraisemblablement à ce qu’ainsi rendue, elle
est à tort confondue avec le dévoilement de quelque détermination d’ordre
causal de l’individu par le collectif. Au travers du suicide, Émile Durkheim
entendait bien plutôt mettre au jour un rapport normatif de traduction entre
ces deux pôles. Le suicide exprime ainsi, par l’exagération, des vertus morales
existant au sein des sociétés dans lesquelles il prend place 71.
Certains chercheurs ont cru pouvoir rapporter l’acte qui consiste à se tuer
en tuant au suicide altruiste 72. Dans la typologie durkheimienne, celui-ci est
motivé par le sens du devoir vis-à-vis de fins sociales imposant le sacrifice et
au travers duquel s’exprime, de façon exagérée, la vertu de pouvoir renoncer
à l’existence quand la société l’exige ou, en tout cas, l’encourage. C’était manquer, toutefois, la condition socio-anthropologique d’un tel suicide : à l’état
endémique, il n’est possible qu’au sein de sociétés où « le moi ne s’appartient
pas, où il se confond avec autre chose que lui-même, où le pôle de sa conduite
est situé en dehors de lui, à savoir dans un des groupes dont il fait partie 73 ».
Car sitôt la personnalité individuelle constituée, le droit de vivre est le premier
à lui être reconnu. Conséquemment, le suicide altruiste ne persiste que de
manière très résiduelle dans les sociétés modernes, à la faveur de configurations
qui, comme l’armée, se caractérisent par un degré d’impersonnalité inusité au
regard de ce à quoi oblige la hiérarchie de valeurs au sein de ces sociétés 74.
En oblitérant ainsi la thèse durkheimienne, les descriptions de la violence
théologico-politique dans les termes du suicide altruiste véhiculent une représentation faussée du groupe musulman. On lui donne la consistance d’une
« communauté du sang 75», au sein de laquelle les consciences sont confondues,
dont la morale n’estime pour rien l’individu seul et qui nourrit ainsi les excès
de ferveur religieuse auxquels l’attentat-suicide est rapporté 76. Cependant, la
communauté qui se refonde par la réaffiliation religieuse ne cultive aucune
forme d’individuation rudimentaire susceptible de la rapprocher d’une survivance prémoderne comme l’esprit de corps militaire. Tout au contraire, elle
procède à travers une mise en partage de la piété subjective, où la fidélité –
c’est-à-dire la forme socio-théologique singulière du déplacement réalisé par
les immigrés et leurs enfants – s’affirme comme l’élaboration par l’épreuve du
monde d’une forme de vie individuelle. Une attente existentielle s’atteste ainsi
parmi les fidèles comme principal « horizon d’accord 77 ».
Le surcroît de piété individuellement éprouvée, nous l’avons dit, va de pair
avec une rupture d’immédiateté à l’égard de son mode de translation dans la
70. Émile Durkheim, Le suicide. Étude de sociologie, Paris, PUF, 2013 [1897].
71. Bruno Karsenti, La question juive des Modernes…, op. cit., p. 205.
72. Robert A. Pape, Dying To Win: The Strategic Logic of Suicide Terrorism, New York, Random
House, 2006 ; Bernard Rougier, L’Oumma en fragments : Contrôler le sunnisme au Liban, Paris,
PUF, 2011.
73. Émile Durkheim, Le suicide…, op. cit., p. 238.
74. Ibid., p. 260.
75. Émile Durkheim, « Communauté et société selon Tönnies », art. cité.
76. Gilles Kepel et Antoine Jardin, Terreur dans l’Hexagone…, op. cit.
77. Isaac Joseph, « L’enquête au sens pragmatiste et ses conséquences », SociologieS, 2015,
disponible en ligne (https://journals.openedition.org/sociologies/4916).
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Hamza Esmili & Johan Giry
réalité sensible. En effet, à l’inverse de ceux pour qui l’adoration religieuse est
informée par la proximité de la fin, ces fidèles ont à réassurer à intervalles
réguliers la piété mise à mal par la pleine inscription dans la trame libérale et
séculière de la société française. Face au doute et au tourment de la condition
mondaine, la ritualité temporelle ouvre ainsi une voie alternative à la fixité de
la norme religieuse devenue inopérante dans le cours de la modernité coloniale
et de l’immigration qui lui fait suite. L’incertitude est traduite en conscience
de ce qui manque toujours, qui permet à son tour l’actualisation mondaine de
la piété redécouverte en cité sous la forme de participations variées à la société
globale.
Se découvre ici la vertu morale qu’exagère le suicide par l’attentat. Elle est
cette attente consubstantielle à la nature d’un groupe d’individus un à un
fidèles. Inhérente à l’architecture moderne de la réaffiliation religieuse parmi
les immigrés et leurs enfants 78, elle motive par son incomplétude social-historique le geste pathologique qui consiste à se tuer en tuant. Une première
marque d’inachèvement est figurée par l’émigration vers la Syrie. Entre 2011
et 2014, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes firent le voyage depuis
l’Europe à destination de l’une des plus meurtrières guerres de l’époque.
L’attente est alors tout à la fois intensifiée et provisoirement résolue via la
poussée utopique d’une présentification hic et nunc de la « voie de Dieu » (char’
Allah), à travers un djihad d’abord adossé à la lutte révolutionnaire de zones
libérées du régime de Bachar al-Assad, puis à la restauration contre-révolutionnaire de l’État islamique.
Cependant, lorsque cet établissement de la « voie de Dieu » faillit à son
tour 79, criblant l’attente existentielle d’une seconde incomplétude, certains
rares émigrés opèrent un retour aussi dramatique que paradoxal : l’intensité
de la piété individuelle est réaffirmée à l’instant où l’horizon, auparavant indistinct par nécessité, se révèle vide. La quête s’achève avec le suicide qui, pardelà son caractère exorbitant, sous-tend encore les principales coordonnées de
la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants. Ce geste est un
effet propre non du défaut d’intégration du groupe musulman à la configuration individualiste moderne, mais d’une régulation inadéquate de désirs éminemment modernes, de dignité, de vie décente ou de vengeance ; ceux-là
même que la mort en martyr exprime par l’exagération, comme seule manière
d’entretenir l’horizon d’une dissipation de l’incomplétude.
La collision historique des noms nationaux
Mais alors, pourquoi le meurtre ? Le désespoir religieux du monde et sa
figuration possible par le suicide sont des conduites historiquement constatées 80 et non nécessairement liées à la violence sur autrui. Si l’unique détermination de l’acte est l’excès de piété auquel aucune prise n’est donnée,
78. Bruno Karsenti, La question juive des Modernes…, op. cit., p. 205.
79. Il faut ici un détour par la trame syrienne que le propos de cet article ne permet pas. Voir
Hamza Esmili et Montassir Sakhi, « S’engager pour le djihad. Utopie, contre-utopie », in Alexandra Bidet et Carole Gayet (dir.), L’engagement comme expérience, Paris, Éditions de l’EHESS,
collection « Raisons pratiques », à paraître en 2023.
80. Arnaud Brotons, « L’immolation de soi par le feu au Japon (VIe-XIIIe siècles) », Revue de
l’histoire des religions, vol. 1, 2019, p. 41-63.
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Le problème et la question
l’immédiation du meurtre au suicide demeure inexpliquée. Aussi s’agit-il
d’interroger une nouvelle fois la nature de la réaffiliation religieuse parmi les
immigrés et leurs enfants. Plus exactement, il convient de réinscrire le meurtre
dans le lieu vacant que creuse – de manière de plus en plus dramatique –
l’échec tant de l’arrimage au mode normal de la réaffiliation religieuse en
France qu’à la participation au djihad révolutionnaire puis gouvernemental.
À ce titre, la violence sur autrui doit être abordée à travers la politique
qu’elle esquisse, comme voie de résolution de la tension liée au vide qui
s’instancie à nouveau. À partir de 2015, l’ensemble des attentats-suicides opérés
par des émigrés vers la Syrie et revenus en France est ainsi justifié par la raison
théologico-géopolitique. Celle-ci s’énonce ainsi : l’écart de l’utopie de la « voie
de Dieu » en Syrie au monde en vient à être réapprécié comme l’affrontement
de collectifs définis et incarnés par des États concurrents. Ainsi les assaillants
s’affirment-ils « soldats » d’une guerre westphalienne dont l’attentat-suicide est
une modalité parmi d’autres. Celui-ci vise « les Français » indistinctement assimilés à l’ennemi national.
Face à cela, les tenants du motif conservateur affirment la nature millénaire
et existentielle du conflit ontologique entre l’Occident et son reste. Ceux du
motif libéral évacuent le problème par la mise en parallèle de l’attentat et des
violences que l’État commet en-dehors de ses frontières 81. Mais tous s’arrêtent
au point de sa justification théologico-géopolitique et manquent à saisir la
raison sociologique du geste. Celui-ci procède pourtant depuis une expérience
vécue, y compris lorsque ceux qui le commettent se revendiquent soldats. Or,
elle est de facto dénaturée par son appréhension à partir de schèmes nominalistes, communs à ces deux motifs.
Le meurtre, qui s’instancie par un retour, marque a posteriori la tension du
parcours de ceux qui le réalisent. L’adresse violente est destinée à la nation
regroupée : celle-ci est réputée ennemie, sans égard pour l’identité singulière
des victimes 82. La cible du meurtre représente ainsi une potentialité inscrite
dans les déterminations du « nous 83 » qui joint l’assaillant aux victimes. En
l’absence d’une « conscience propre à l’ensemble des secteurs de la société que
tous partagent une même communauté de destin 84 », nul n’attache plus de
sérieux à l’affirmation « Nous, les Français » que ceux qui s’instituent sujets de
l’État ennemi. Le meurtre géopolitique représente alors la réification la plus
parachevée des noms que produisent des nations concurrentes.
Privé des prises adéquates à un replacement normal de son attente existentielle dans la totalité nationale, l’individu est conduit à rechercher « son je dans
un nous fabriqué de toutes pièces pour venir occuper la place vacante 85 ». Il
81. Mathias Delori et al., « Les interventions militaires sont-elles une cause du “terrorisme” ?
De l’utilité des analyses quantitatives pour les études critiques de la sécurité », Cultures &
Conflits, vol. 3-4, no 123-124, 2021, p. 37-65.
82. Ainsi l’attentat de Nice, l’un des plus meurtriers de la séquence et visant une pratique
populaire – celle du feu d’artifice –, a-t-il eu pour tiers des victimes musulmanes.
83. Norbert Elias, Les Allemands. Luttes de pouvoir et développement de l’habitus aux XIXe et
XXe siècles, trad. fr. Marc de Launay, Paris, Seuil, 2017 [1989], p. 33.
84. Ibid., p. 555.
85. Ibid., p. 73.
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Hamza Esmili & Johan Giry
accuse ce tour pathologique de la nation de façon radicale, en se détachant de
toute médiation subjective au profit du « nous » absolutisé d’un État à prétention théologico-nationale. Ainsi apparaît la vraie nature du nihilisme confusément placé au cœur de l’attentat-suicide : il constitue, pour ceux qui le
commettent, une fuite en avant dans l’obligation faite aux nations modernes
de résoudre la tension ontologique qui les singularise, jusqu’au point d’une
rationalité exclusivement nominale et guerrière. La quête religieuse de ceux
qui, parmi les émigrés en Syrie, adoptent ainsi la voie d’un « retour offensif »
– selon la terminologie identitaire – régresse au conflit entre nations concurrentes, au cœur duquel l’attentat-suicide figure comme paroxysme de leur
affirmation nominale.
À l’orée du trait d’union sociologiquement rétabli entre le suicide et le
meurtre, persiste néanmoins une question se présentant de prime abord
comme un cas limite. Qu’en est-il du crime antisémite ? Assurément, la politique qui renseigne celui-ci est d’un tout autre ordre. Prenant le contrepied de
la projection en Syrie et recouvrant une rationalité authentiquement européenne, il ne vise plus l’être naturalisé de la société quittée puis retrouvée à
front renversé. La cible est une autre, dont le reflet déformé de soi que l’on y
perçoit confusément nourrit un violent ressentiment.
Le crime antisémite s’affranchit de toute projection géopolitique vers une
séquence historique alternative. Agissante par-delà le détour par la trame
syrienne, la rationalité antisémite se suffit à elle-même. Ainsi en va-t-il de
Mohammed Merah 86, de Jérémie Louis-Sidney, de Jérémy Bailly 87 et d’Amedy
Coulibaly 88 : principaux auteurs de tueries de masse visant des Juifs en
France 89, tous ont la rare particularité parmi les assaillants de ne pas s’être
engagés sur la voie des départs vers la Syrie. La régression est comme immédiate : le crime antisémite vise ainsi un sous-collectif tenu pour responsable
des souffrances endurées et que la modernité européenne a de facto élu comme
point de focalisation par excellence 90.
86. Mohammed Merah est l’auteur des attentats de Montauban et de Toulouse en mars 2012.
Après avoir assassiné des militaires, il tua un professeur et trois enfants juifs au sein de l’école
Ozar HaTorah.
87. Jérémie Louis-Sydney et Jérémy Bailly sont les assaillants de l’épicerie casher de Sarcelles
en 2012. Le premier a réalisé un clip de rap en 2009 où il fustige le « trafic d’organes », le
satanisme et la manipulation qu’il tient à l’œuvre autour du 11-Septembre entre autres trops
complétistes en circulation à l’époque et bien au-delà des musulmans. Jérémy Bailly admettra
durant l’instruction du procès dit de Cannes-Torcy avoir quant à lui visé « des militaires, des
Juifs, des francs-maçons ».
88. Amédy Coulibaly est l’auteur de la prise d’otage à l’HyperCasher de Vincennes en janvier
2015.
89. En Belgique, Mehdi Nemmouche, auteur de la tuerie du Musée juif de Bruxelles fait figure
de cas-limite : il se rendit bel et bien en Syrie et fut geôlier pour l’État islamique. Si Mehdi
Nemmouche a ainsi émigré vers la Syrie, le régime de justification de ses actes est différent
de celui dont firent preuve d’autres assaillants revenus de l’État islamique. Mehdi Nemmouche
nie avoir commis l’attentat du Musée juif de Bruxelles et pointe l’existence d’un « complot du
Mossad ». Sa défense a par ailleurs été assurée par des avocats liés à l’extrême-droite belge et
proches de Dieudonné, l’une des principales figures contemporaines de l’antisémitisme européen. Voir Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite, Paris, Fayard, 2015.
90. Amédy Coulibaly demande à l’une des victimes de l’HyperCasher son « origine ». Lorsque
celle-ci répond « juif », Coulibaly s’exclame : « Eh bah voilà, vous savez pourquoi j’suis là
alors ! ».
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Le problème et la question
Le crime antisémite retrouve une potentialité interne à cette modernité 91.
Il est motivé par l’affirmation paradoxalement individualiste du « groupe » :
« au nom des musulmans », il s’agit d’obtenir pour soi une meilleure reconnaissance. Le crime antisémite inverse en ce sens les principales coordonnées
de la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants : si la fidélité
est constituée par la mise en partage d’un surcroît de piété individuellement
ressenti, le crime antisémite suppose un soi tenu pour musulman, selon une
rationalité déclarative et par-delà toute attestation pratique ou rituelle 92.
Mohammed Merah, Amedy Coulibaly, Jérémy Bailly et Jérémie LouisSydney 93 représentent ainsi la contradiction la plus parachevée de la voie singulière qu’a adoptée le mouvement historique de la réaffiliation religieuse
parmi les immigrés et leurs enfants 94.
La reconnaissance espérée pour soi 95 et par la violence 96 est intégralement
constituée dans la recherche d’une position statutaire fondée sur le signum
réifié de l’appartenance musulmane. De façon significative, et à l’inverse du
meurtre géopolitique, le crime antisémite ne nécessite pas le sacrifice de celui
qui le commet 97. La quête de soi est ainsi retraduite en « devenir-Occident »,
91. Bruno Karsenti, La question juive des Modernes…, op. cit., p. 250-251.
92. Le profil de Mohammed Merah est paradigmatique de ce mode d’attestation de l’appartenance musulmane. Tout au long de son parcours, de ses voyages et même de la vague d’attentats qu’il commet, il ne cesse d’osciller entre l’affirmation violente du nom musulman et la
continuation d’une vie ordinaire séculière. Lors des longues négociations qui le lient à un officier
de la DCRI avant l’assaut final où il perdra la vie, Mohammed Merah justifie son manque d’assiduité à la prière et, plus généralement, la faiblesse du souci de soi que l’on a affirmé au cœur
de la fidélité : « J’avais, pendant toute la prière j’avais plusieurs armes à côté de moi, je, je la
faisais pas debout, je me prosternais pas, je la faisais assis, prêt à riposter si vous rentrez. Allah
me, m’autorise à faire la prière de cette façon, si… Allah il dit quoi dans le Coran… “Si vous
craignez…”, heu je sais plus c’est quoi le verset “ce n’est pas un blâme à vous de prier en
marchant”. On peut prier en marchant, prier assis, allongé, de toutes les façons on peut glorifier
et adorer Allah. Ça veut dire que, quand je prie, je fais pas la prière comme normalement t’as
vu » : disponible en ligne (https://archive.org/stream/transcriptionmerahFR/transcrip.._djvu.txt).
93. Ces deux derniers sont convertis à l’islam, ce qui est une singularité parmi ceux qui ont
commis des attentats en France durant les dernières années. La proportion de convertis est en
effet bien plus importante parmi les émigrés vers la Syrie en guerre.
94. La relative extériorité à la fidélité est ainsi attestée jusque dans les structures familiales des
assaillants. Tant Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche qu’Amedy Coulibaly (auquel il faut
ajouter les frères Kouachi, qui commirent l’attentat de Charlie Hebdo en coordination avec ce
dernier), sont issus de familles fragiles ou disloquées et ont connu des passages précoces par
les foyers de la DDASS ou par la détention juvénile. L’intégration relativement faible au sein du
« groupe » est moins systématique s’agissant du meurtre géopolitique. Voir Hamza Esmili et
Montassir Sakhi, « S’engager pour le djihad… », art. cité.
95. La forme d’individualisme que requiert le crime antisémite est, à l’inverse du meurtre géopolitique, opposée au groupe réel des musulmans – jusqu’à la famille de l’assaillant. Amédy
Coulibaly dit ainsi s’agissant de ses sœurs : « J’ai dit : “Écoutez-moi bien, toutes celles qui sont
là, qui apprennent pas à leur enfant la prière et les trucs comme ça, ça sert à rien qu’elles
m’appellent, je ne donne pas un euro pour l’enfant”. » : disponible en ligne (https://www.liberation.fr/societe/2015/01/09/amedy-coulibaly-une-personnalite-immature-et-psychopathique_
1177384/).
96. Mohammed Merah dit : « Et tu trouves pas ça légitime que, que je les attaque moi ici sur
le sol français, je les ai att-, moi j’ai attaqué sur le sol français parce que je suis Français ». :
disponible en ligne (https://archive.org/stream/transcriptionmerahFR/transcrip.._djvu.txt).
97. Mohammed Merah, Amédy Coulibaly et Jérémie Louis-Sydney meurent dans des assauts
de police, à la suite de l’échec de négociations, sans qu’aucun ne fasse usage de ceinture
explosive. Mehdi Nemmouche et Jérémy Bailly survécurent à leurs propres crimes. Mohammed
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Hamza Esmili & Johan Giry
c’est-à-dire en l’improbable alliance orgiastique – selon le terme de Karl Mannheim – avec le corps déjà réalisé de la nation. Le coût d’une telle politique est
alors l’atteinte à une autre minorité dans laquelle permane, affirme-t-on, un
résidu de particularité 98.
Le meurtre géopolitique et le crime antisémite fondent deux régimes distincts de la violence théologico-politique. L’un et l’autre constituent pourtant
une politique de réétatisation, que déclinent deux voies concurrentes : d’un
côté, l’alternative alter-nationale d’une projection vers la séquence historique
de la Syrie en guerre ; de l’autre, la recherche d’une intégration fusionnelle à
la nation et au groupe majoritaire en son sein. Par l’hyperbole, ils indiquent
des manières de résorber l’attente que l’on a affirmée consubstantielle à la piété
redécouverte en cité. Au lieu de ce qui est alors traduit en vide, ce sont bien
deux figures distinctes de la politique moderne qui réémergent avec la violence
de refoulés collectifs : c’est-à-dire l’affirmation nationale et gouvernementale
et la quête pulsionnelle de la fusion avec la communauté majoritaire.
Conclusion
Attentive aux formes variées de consciences collectives parmi des acteurs
historiques intégralement immergés dans la trame du contemporain, la sociologie de la connaissance permet de saisir des dévoiements qui sont aussi des
lignes de fuite. L’opération de repérage n’est pourtant pas menée depuis le
postulat d’une inaltérable « vérité de l’islam », mais via l’enquête informée
par les coordonnées socio-théologiques de la réaffiliation religieuse parmi les
immigrés et leurs enfants. Le réquisit holiste emprunté tant à Émile Durkheim
qu’à Karl Mannheim, parce qu’il commande la réinscription de la variété des
idéologies en présence dans une séquence historique commune, permet ainsi
l’appréhension des formes de vie et de solidarité qui sont autant de propositions politiques.
Il ouvre, ce faisant, à la possibilité intellectuelle et politique du tiers manquant, le motif que nous appelons socialiste. Celui-ci n’est pas une vue particulière ou surplombante sur l’équation politique des modernes et son actualité
recouvrée en filigrane du problème musulman. Ce motif dessine plutôt la piste
à suivre pour découvrir les termes de ce dernier comme tendance immanente
à la société politique, comprise comme union dynamique des groupes réels
Merah a pu ainsi dire qu’il n’avait « pas l’âme d’un martyr » et qu’il voulait « tuer et continuer à
vivre » : disponible en ligne, (https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2012/03/21/97001-20120321
FILWWW00618-merah-veut-rester-en-vie-procureur.php).
98. Mohammed Merah affirme ne pas avoir voulu tuer de civils (« Si j’aurais tué des civils, la
population française aurait dit que, heu voilà, c’est un fou d’Al-Qaïda, c’est juste un terroriste » :
disponible en ligne (https://archive.org/stream/transcriptionmerahFR/transcrip.._djvu.txt). Le
matin de l’attaque de l’école juive Ozar HaTorah, il était ainsi en embuscade pour assassiner un
militaire français à son domicile, mais son plan échoue. Il passe devant l’école et décide subitement (même s’il dit avoir prévu de cibler des Juifs au cours de son périple meurtrier) d’y entrer.
Mohammed Merah, qui commet ses meurtres avant l’émergence et la chute de l’État islamique,
semble distinguer les « civils » des « militaires » parmi la communauté nationale – c’est-à-dire
à l’exception des Juifs.
Raisons politiques 89, février 2023
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Le problème et la question
dans lesquels s’inscrit chaque sujet via l’action sur le monde. C’est là que réside
le rôle critique de la sociologie elle-même, qui ramène incessamment l’État à
ses racines dans le développement historique de la totalité et de ses parties
plurielles et divergentes. Par son effort de clarification, elle se donne les moyens
de participer à une extension de la normativité en vue d’engager les groupes
et la société tout entière dans un processus politique de reconstitution de la
signification même de l’individualité, par déplacement de « l’amour de soi »
vers « l’amour de justice 99 ».
La possibilité du motif socialiste est moins adressée urgemment aux tenants
de la traduction de la question musulman en problème 100 qu’à ceux et celles
qui sont tentés de l’évacuer. Leur erreur est double : d’un côté, en réduisant
le problème à sa construction par l’État, ils reproduisent le déni libéral de la
société et son inattention consécutive à ce qui ce qui s’y énonce ; de l’autre,
en caractérisant de manière nominaliste et spéculaire le groupe que forment les
immigrés et leurs enfants à la suite de la réaffiliation religieuse en leur sein, ils
terminent d’empêcher la prise en compte des totalités partielles et autorisent
en retour les tenants du motif conservateur à se prévaloir légitimement d’un
surcroît de réflexivité sociologique.
À l’inverse, il s’agit de substituer au problème une question que le groupe
musulman porte à l’examen de la société globale. La distinction est donnée
par Jean-Claude Milner. Alors que le problème appelle nécessairement une
solution, la question est posée par « quelque être parlant à un autre être parlant ». L’auteur poursuit : « Une réponse peut toujours être pensée comme la
réitération de la question, en sorte qu’il peut ne jamais y avoir de réponse
suffisante à clore la question. On peut alors soutenir que le propre de la question est de pouvoir demeurer à jamais ouverte et que le propre de la réponse
est de ne pas attenter à cette ouverture 101 ».
La reconstitution d’une question en creux du problème est le site possible
de la réitération de l’équation politique moderne, c’est-à-dire celle de la persistance des groupes au sein des sociétés individualistes. S’agissant de la question
musulmane – que l’on oppose ainsi au problème musulman –, le motif socialiste commande de retracer le mouvement historique que fonde la réaffiliation
religieuse : la résolution heurtée de la problématique de la filiation parmi le
collectif des immigrés et de leurs enfants en cité est parallèle du réinvestissement contemporain de la tradition islamique en son sein.
Ainsi le collectif paradoxal d’individus « un à un fidèles » a-t-il instruit le
salut religieux depuis sa propre expérience historique et la variété des positions
qu’elle décline. Suivant le motif socialiste, le sens plein et entier de ce système
de sens – aussi bien en son versant normal que pathologique – ne surgit cependant qu’à considérer à la fois la façon dont le groupe se pense dorénavant luimême, le rapport renouvelé qu’il établit avec la tradition héritée et la critique
99. Francesco Callegaro et Nicola Marcucci, « Europe as a Political Society: Emile Durkheim,
the Federalist Principle and the Ideal of a Cosmopolitan Justice », Constellations, vol. 25, no 4,
2018, p. 542-555.
100. Car, en paraphrasant Jean-Claude Milner, nous pourrions dire qu’à parler de problème, on
a déjà répondu à la question et de la pire manière.
101. Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, op. cit., p. 9-10.
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Hamza Esmili & Johan Giry
qu’il emporte à l’encontre de son milieu environnant. Autant d’éléments que
les tenants de l’évacuation du problème ne peuvent appréhender sociologiquement, en raison d’une trop forte imprégnation de leurs catégories d’analyse
par les valeurs individualistes, consécutive de la négation du fait que les individus étant toujours déjà socialisés, ils ne peuvent être abstraits de la société
globale à laquelle ils appartiennent et des totalités partielles qu’elle comporte 102.
La question musulmane, ainsi reformulée sous un angle simultanément
sociologique et socialiste, doit être pleinement accueillie. La réception est
moins celle d’une reconnaissance réputée toujours à venir que de l’échange de
questions destiné à « demeurer à jamais ouvert 103 ». Il n’est pas interdit de
faire l’hypothèse que, en sus de l’interrogation que portent les communautés
minoritaires à l’examen de la société globale, un effort est singulièrement
requis des majoritaires pour décrire à leur tour la somme également heurtée
de leurs filiations.
AUTEURS
Hamza Esmili a soutenu en 2021 une thèse de doctorat en sociologie et en anthropologie
à l’EHESS (Centre Maurice Halbwahs, EHESS-ENS-CNRS). Il est actuellement chercheur
postdoctoral au département d’anthropologie sociale et culturelle de la KU Leuven. Il
publie en 2023 un ouvrage intitulé La cité des musulmans aux Éditions Amsterdam.
Johan Giry est sociologue, membre du laboratoire SAGE (Université de Strasbourg) et du
CIRST (Université du Québec à Montréal). Il est actuellement chercheur invité au Centre
de théorie politique de l’Université Libre de Bruxelles. Il coordonne par ailleurs le Groupe
Modernité & Sociologie.
AUTHORS
Hamza Esmili defended his doctoral thesis in sociology and anthropology at EHESS (Centre
Maurice Halbwahs, EHESS-ENS-CNRS) in 2021. He is currently a postdoctoral researcher
at the Department of Social and Cultural Anthropology of the KU Leuven. In 2023, he
published a book entitled La cité des musulmans (The City of Muslims) with Éditions
Amsterdam.
Johan Giry is a sociologist, member of the SAGE laboratory (University of Strasbourg) and
of CIRST (University of Quebec in Montreal). He is currently a visiting researcher at the
Centre for Political Theory of the Université Libre de Bruxelles. He also coordinates the
Modernity & Sociology Group.
102. Bruno Karsenti écrit : « c’est mettre les musulmans devant leurs responsabilités de
membres d’une entité politique en quête de sa forme, une forme qui, correctement conçue, les
implique bel et bien non comme des citoyens abstraits, mais comme des « individus-musulmans » : Bruno Karsenti, « La marque et le crible : Politique et religion dans les sociétés
modernes », Les Temps Modernes, vol. 3, no 689, 2018, p. 55-77.
103. Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, op. cit. p. 10.
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Le problème et la question
RÉSUMÉ
Le problème et la question. L’équation politique moderne ressaisie par la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants
L’article propose une relecture la controverse insécablement politique et épistémologique
qui prend forme dans le problème musulman en France. Il retrace deux de ses motifs
constitutifs : l’un libéral qui correspond au paradigme de la lutte contre la radicalisation,
l’autre conservateur apparaissant avec la thèse du séparatisme islamiste. En creux de la
dispute autour du problème musulman, il s’agit ensuite de retrouver le motif manquant –
celui que l’on affirme socialiste – en vue d’appréhender autrement, de façon tout à fait
sociologique, la réaffiliation religieuse parmi les immigrés et leurs enfants. Ce motif
refoulé dans notre conscience collective est fondé sur l’appréhension du social comme
dimension sui generis, irréductible tant à son identification libérale à une classe d’éléments reliés par l’analogie de propriétés sociales qu’à la réaction conservatrice déliant la
nation des solidarités pratiques qui ne cessent pourtant de la parcourir. Intrinsèquement
sociologique et politique 104, le motif socialiste se découvre en filigrane de la refondation
réflexive qui prend forme dans le réinvestissement de la tradition islamique parmi les
immigrés et leurs enfants.
ABSTRACT
The Problem and the Question. The Modern Political Equation at the Light of Religious Reaffiliation Amongst Immigrants and Their Children
The article proposes a rereading of the political and epistemological controversy that takes
shape in the “Muslim problem” in France. It traces two of its constitutive motifs: one the
one hand the liberal one, which corresponds to the paradigm of the fight against radicalization, on the other conservative motif, which appears with the thesis of Islamist separatism.
We aim at finding the missing motif—the socialist one—to understand religious reaffiliation
among immigrants and their children in a different and entirely sociological way. This
motif, which is repressed in our collective consciousness, is based on the understanding
of the social as a sui generis dimension, irreducible both to its liberal reduction to a class
of elements linked by the analogy of social properties and to the conservative reaction that
unties the nation from the practical solidarities that nevertheless continue to run through
it. Intrinsically sociological and political, the socialist motif is linked to the reflexive refoundation that takes shape in the reinvestment of the Islamic tradition among immigrants and
their children.
104. Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, op. cit.
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