Légendes de la Reconquête Nous sommes conviés ce soir à un voyage musical sur les routes d’Al-Andalous, terme utilisé par les géographes arabes pour désigner l’ensemble des possessions musulmanes sur la péninsule ibérique : l’Occident de l’Orient. Sous le Califat de Cordoue, ces domaines s’étendaient pratiquement jusqu’aux Pyrénées, exception faite de quelques enclaves chrétiennes tels les royaumes de León et des Asturies d’où va s’organiser la Reconquête. La nuit du 28 avril 711, le gouverneur de Tanger avait traversé le détroit et débarqué sur Gibraltar, ouvrant ainsi une période cruciale dans l’histoire d’une Espagne qui allait dorénavant se définir par son refus de l’Islam. La Reconquête, la récupération du territoire tombé aux mains des infidèles, est un projet fou, improbable, qui s’étend pendant huit siècles : ce qu’ils voulaient « reconquérir » (l’Espagne unie et chrétienne) n’avait en fait jamais existé, mais leur rêve insensé va la forger, car au fil de cette entreprise de longue durée on voit émerger, face à l’envahisseur, le sentiment d’une communauté religieuse et culturelle. Ce processus complexe culmine en 1492, l’année prodigieuse : publication de la première grammaire castillane, arrivée de Colomb aux Antilles, expulsion des Juifs et conquête du royaume nasride de Grenade. Se fermait alors un des chapitres les plus splendides de l’aventure de l’Islam en Occident dont le legs ne se réduit pas au filigrane des palais et à la nostalgie du paradis perdu d’AlAndalous. Inséparable de la dynamique même de la Reconquête est l’idée de frontière, perçue non seulement comme ligne d’avancée militaire, mais comme lieu symbolique où s’est opérée la prise de conscience des identités collectives. La frontière est une zone de séparation, mais aussi un espace d’échanges technologiques ou économiques et de contacts culturels. Dans un certain sens, on peut dire que, durant cette longue confrontation, toute la Péninsule ibérique a été une frontière mouvante et poreuse. Les victoires n’étaient souvent que partielles et on se livre, par exemple, à une véritable guerre de symboles à travers la réutilisation des bâtiments : la grande mosquée de Tolède transformée en cathédrale et, inversement, les églises reconverties en lieu de culte musulman lors de la récupération de Valence par les Almoravides. On peut encore lire dans les pierres ces voix en conflit, qu’il s’agisse des chapelles chrétiennes de la mosquée de Cordoue ou du palais de Charles V au cœur de la citadelle grenadine. Profanation? Imposition orgueilleuse? Peut-être la seule réponse possible se trouve-t-elle sur les murs de l’Alhambra, en belle calligraphie arabe: « il n’y a plus de vainqueur que Dieu » (Wa la ghalib ila Allah). Si les sept siècles de présence musulmane dans la Péninsule ont profondément marqué son histoire et suscité des tensions sociales et religieuses, sans parler des persécutions sans nombre, ils auront contribué aussi à enrichir culturellement l’Espagne et tout l’Occident chrétien. Cordoue a été une deuxième Bagdad où les califes s’entouraient de poètes, d’architectes ou de musiciens, comme le confirme la présence à la cour de Ziryab, d’origine persane, introducteur en Europe de l’instrument qu’on va écouter ce soir, l’oud. Des traités de médecine, de mathématique, d’astronomie ou de philosophie arrivaient à Al-Andalous où des savants de toutes confessions traduisaient les textes grecs et syriaques en arabe et en hébreu. Parmi ces médiateurs, qui fleurissent toujours dans les terres frontalières, comment ne pas se rappeler ici de Maimonide et d’Averroès, juif le premier, musulman le second, nés tous les deux avec peu d’années d’écart dans la Cordoue omeyyade? Écrivant en langue arabe et à la lumière d’un universalisme de bon aloi, ils reprennent la grande tradition de l’Antiquité classique pour la transmettre à l’Europe du Moyen Âge. Une circulation des savoirs qui fut possible grâce aux écoles de traducteurs créées à Tolède ou à Murcie par Alfonse X le Sage, homme de la Renaissance avant la lettre. Comme on touche ici à un thème de grande actualité, l’acceptation de la différence de l’autre, musulman, chrétien ou juif et la cohabitation entre ces trois cultures dans l’Espagne médiévale, les historiens nous mettent en garde contre la tendance à l’idéalisation où à la projection des idéologies modernes sur cette période historique. « Parler d'une Espagne médiévale pluraliste n'a guère de sens », résume l’hispaniste Joseph Pérez. La tolérance, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, est une conquête récente; les États médiévaux de la Péninsule ibérique, maures ou chrétiens, n'étaient pas en avance sur leur temps : ils ont toléré des religions minoritaires parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, ces dissidents étant devenus indispensables pour les affaires du royaume (en administration, agriculture, ou finances). Si le roi Alfonso X avait fondé à Séville une École générale où des professeurs musulmans enseignaient la médecine, ce fut, nous dit-on, un geste pragmatique afin d’acquérir certaines connaissances peu importe d’où elles venaient et lorsqu’il commanda la traduction du Coran au castillan, il s’agissait de mieux connaître l’ennemi pour mieux le combattre. Soit, mais cela n’empêche que ces relations ont été fécondes, même si, au fond, chacun se croyait seul détenteur de la vérité. Entre la tendance à la mythification et sa critique par des historiens consciencieux, qu'en était-il exactement de l’idée syncrétique d’une nation en état de grâce où cohabitaient musulmans, juifs et chrétiens ? La société espagnole a bien été au Moyen Âge une société plurielle constituée de groupes très différents dont l’interaction culturelle s’est révélée fondamentale pour la culture européenne. Durant une longue période on assiste à divers processus d’acculturation, de friction, d’influences, de soupçon ou d’ouverte animosité. Cette cohabitation devait cependant se détériorer progressivement, surtout à partir du XIVe siècle pour culminer avec l’expulsion des Juifs et des Morisques, l’implantation du tribunal de l’Inquisition et son obsession pour la pureté du sang. En 1492 Grenade, dernier bastion musulman d’Europe, tombe aux mains des très catholiques Ferdinand et Isabelle. La Reconquête accomplie, l'Espagne redevenue toute entière chrétienne recherche sa cohésion interne. La politique tolérante qui avait permis aux musulmans de vivre sous domination chrétienne sera remise en cause et se change en conversion forcée et en de nombreux décrets interdisant l’usage de la langue arabe, les costumes traditionnels, les bains publics et même la musique musulmane. La création d’un état moderne paraissait postuler alors l‘unité de la foi, ce qui composait mal avec la reconnaissance des différences ou des minorités religieuses. L’expulsion en 1606 des Morisques, convertis depuis quatre générations, clôt fatalement le processus d’unification politico-religieuse initié avec la Reconquête, même si des voix s’élevèrent pour dénoncer le drame humain et le gâchis économique que devait entraîner l’exode : l’État a des raisons que les esprits généreux ne comprendront jamais. Mais comment la littérature, les arts, nous racontent-ils cette histoire, aussi tragique que riche? Dans les dernières décennies de la Reconquête surgissent les romances « fronterizos », du front. Ces poèmes populaires, dont on va écouter ce soir une version musicale, étaient les journaux de l’époque, un moyen pour rapporter des nouvelles sur les escarmouches autour de la dernière frontière, celle du royaume grenadin. Même s’ils sont composés du point de vue chrétien, on y constate une certaine empathie envers le musulman, ennemi officiel, mais aussi voisin. Tantôt c’est un roi castillan ébloui par la beauté de la Grenade nasride, tantôt un chevalier chrétien amoureux d’une dame maure ou un guerrier arabe qui nous fait part de sa désolation après la défaite : au moins, un quart de ces romances de frontière laisse entendre la voix de l’Autre. En même temps, on assiste à un processus d’idéalisation qui fait de Grenade un espace exotique à moitié inventé, de l’Orient un paradis de merveilles et de volupté et, enfin, des musulmans un modèle de constance et de fidélité chevaleresques. Le plus paradoxal c’est que, en avançant dans le siècle, cette maurophilie littéraire est en flagrante contradiction avec les faits et les circonstances vitales réelles des Morisques, devenus, avant leur expulsion, le bouc émissaire responsable de tous les maux. On se montre généreux dans leur portrait au moment même où ils allaient disparaitre du sol espagnol. Cide Hamete Benengeli, arabe et originaire de La Mancha, composa alors, d’après le clin d’œil ironique de Cervantès, Don Quichotte, notre roman le plus universel. De leur côté, devenus une communauté minoritaire et au bord de l’extinction, les Morisques produisent une littérature fascinante, de facture hybride et cryptique : des textes rédigés en castillan, mais avec des caractères arabes qui nous permettent de suivre de l’intérieur la fin d’un monde. L'Espagne des « trois cultures » est, comme on le voit, indissociable d'une histoire conflictuelle, riche en haines tenaces et en métissages heureux. Face au mythe de la lutte de civilisations, je préfère le rêve incarné dans les philosophes cordouans, celui de la rencontre de cultures. Et face à la théorie des douteuses essences nationales, je m’incline vers les exemples d’une expression artistique métissée, caractéristiquement hispanique : le mudéjar (celle des musulmans qui restèrent dans les territoires chrétiens) et le mozarabe (celle des chrétiens islamisés), deux arts frontaliers, symbiose improbable de deux cultures présumées antagoniques. La création artistique est faite de ces enchevêtrements réciproques, souterrains, comme une réponse à la violence des armes. Ces formes métisses m’ont toujours paru fascinantes peut-être parce qu’elles sont le fruit d’une expérience humaine complexe, de savants alliages inventés à la croisée des chemins. L’héritage musical le plus durable de la conquête musulmane en Espagne fut un instrument à cordes appelé al-oud, “le bois”, qui au début du XVIe siècle était devenu indispensable dans les cours européennes et que nous aurons le plaisir d’écouter ce soir. Mais il me semblait intéressant de souligner que certaines pièces du programme furent conçues pour vihuela, un cordophone aussi, hybride de la guitare espagnole et de l’oud arabe, sans doute l’instrument le plus représentatif du brillant croisement de cultures dans l’Espagne de l’époque. Et cette aventure métisse ne finit pas là. Indissociable du projet expansionniste de la Couronne espagnole, la vihuela s’embarqua dès très tôt pour l’Amérique, où elle devait inspirer maints instruments à Mexique, au Venezuela, au Perou, en Chili… Un de ces avatars est dépeint par l’Indien Guaman Poma de Ayala dans une scène qui montre un Indien entonnant des chants quechuas accompagnés d’un charango, la guitare créole, cousin lointain de l’oud qu’un musicien iranien avait apporté de Bagdad à Cordoue au IXe siècle. Je commençais avec l’idée de voyage. J’aurais pu tout simplement vous inviter à une petite excursion par les sentiers des villages castillans, admirant les murailles, les tous de guet et les châteaux qui rappellent l’histoire d’une terre conquise et perdue plusieurs fois par les armées chrétiennes. J’aurais pu tout simplement vous inviter à faire une halte, tout près de Soria, face à un ermitage à l’allure austère et dont l’intérieur nous réserve une indicible surprise. La petite église de Sam Baudelio de Berlanga, bel exemple de l’art mozarabe du Xe siècle, parle la langue de l’ennemi, car sa facture musulmane est indéniable: la partie occidentale de la nef semble une mosquée en miniature, avec sa forêt des colonnes et, au milieu de l’église, un pilier central s’ouvre en huit arcs en fer à cheval, formant une sorte de palmier de pierre, bien enraciné dans l’aride plateau castillan. Que fait un palmier ici, dans ce climat rigoureux ? Et ces éléphants et dromadaires peints sur les murs, comment sont-ils arrivés là ? Cet ermitage dut être une oasis pour des religieux chrétiens en des temps difficiles et, comme leurs coreligionnaires soufis sous les étoiles du désert, ils se sont abrités sous l’arbre mystique, symbole du paradis à venir. Un palmier a fleuri sur un sol qui fut un jour frontière entre l’Islam et la Chrétienté. L’histoire, on le sait, a ses bruits et ses fureurs, elle a aussi ses silences, auxquels l’art, en l’occurrence la musique, ce soir, prête par moments une voix inspirée.