VENDREDI 8 MARS 2024 80E ANNÉE – NO 24628 3,60 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR – FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO PAUL AUSTER LA PASSION SCIENTIFIQUE DE DALIBOR FRIOUX Supplément LE MONDE DES LIVRES VIVES DOULEURS La défense de l’IVG, arme anti-Trump de Biden ▶ Le président américain ▶ Le retrait de Nikki Haley ▶ Depuis la remise en ▶ Jill Biden a été mission- ▶ Dans son discours, le et son épouse ont invité une victime des restrictions au droit à l’avortement au discours sur l’état de l’Union, jeudi 7 mars de la course à l’investiture a laissé le champ libre à un match retour TrumpBiden, qui pourrait se jouer en partie sur ce thème cause de ce droit par la Cour suprême, les électeurs de sept Etats ont soutenu les partisans de l’IVG lors de scrutins locaux née dans les Etats les plus disputés, rappelant que Donald Trump est favorable à une limitation de l’IVG au niveau national chef de l’Etat devrait aussi mettre en avant ses bons résultats économiques, avec une inflation maîtrisée par JÉRÔME FENOGLIO « Ça ne peut pas marcher. » Par scepticisme, prudence, et sans doute un peu par superstition, Hubert Beuve-Méry confiait en ces termes ses doutes à ses intimes, à la veille de forger un instrument à la fois si fragile, si puissant et si nécessaire à la renaissance de la démocratie de l’immédiat après-guerre : un journal résolument indépendant. LIRE LA SUITE PAGE 29 Politique Macron défend le bien-fondé de ses positions sur l’Ukraine Accusé d’être « va-t-enguerre », le chef de l’Etat tente de convaincre l’opinion de la gravité de la situation en Ukraine PAGE 7 Du droit de vote à #metoo, « Le Monde » et les femmes Planète Education Belloubet dévoile sa vision pour les groupes de niveau Le naufrage d’un cargo menace la mer Rouge dans un entretien au Monde, Nicole Belloubet, ministre de l’éducation nationale, explique comment elle entend mettre en œuvre la réforme annoncée par son prédécesseur, Gabriel Attal, sur la création de groupes de niveau en mathématiques et en français, au collège. Une certaine « souplesse » pourrait être introduite dans le dispositif, pour permettre aux établissements de dé- VU PAR EMANUELE DEL ROSSO (ITALIE) cider si ces groupes, largement critiqués par les syndicats, concernent la totalité des heures de cours ou seulement une partie. La ministre explique par ailleurs qu’elle veut en finir avec la politique du « pas de vague » en cas de problème d’insécurité en milieu scolaire et assure qu’elle apportera son plein soutien aux personnels concernés. PAGE S 1 0 - 1 1 CARTOONING FOR PEACE Un vraquier chargé d’engrais chimiques a été coulé par les rebelles houthistes au large du Yémen PAGE 6 Danse Le festival On marche envoûte Marrakech ▶ A l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, « Le Monde » publie le premier volet d’une série sur les 80 ans de son histoire ▶ Dans une tribune, le collectif Les Guerrières de la paix lance un appel à la solidarité envers les femmes du monde entier ▶ 400 autrices, éditrices et chercheuses dénoncent les violences sexuelles dans le milieu littéraire PAGE S 1 4 , 1 8 À 2 0 E T 2 7 À 2 9 Economie Le bâtiment appelé à réfléchir à sa décarbonation Jeux olympiques Armand Duplantis, seul au sommet de la perche PAGE 1 2 PAGE 1 6 L80xP81xH101, pouf L38xP51xH39, coque en bois noyer, cuir vachette fleur corrigée pigmentée, piètement alu. Fabriqué en Europe. Offre valable uniquement dans les coloris et cuir présentés. Ecopart incluse 10,50€. Prix hors livraison. LE TEMPS LONG DE NOS ENGAGEMENTS PAGE S 2 - 3 Ensemble Royal Fauteuil inclinable et son pouf 2490 ¤ La 17e édition de cette manifestation, avec une quinzaine de spectacles, traduit l’ancrage de cet art PAGE 2 1 1 © ÉD ITO R IAL CHINE : LES INTÉRÊTS DU PARTI D’ABORD P A G E 30 LE PLUS GRAND ESPACE RELAXATION À PARIS Distributeur officiel des fauteuils Stressless® et Himolla 63 rue de la Convention Paris 15e 54 cours de Vincennes Paris 12e 7j/7 • 01 45 77 80 40 7j/7 • 01 40 21 87 53 M° Boucicaut, parking gratuit M° Porte de Vincennes / Nation Canapés, literie, mobilier sur 3000 m2 : nos adresses sur www.topper.fr Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €, Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT 2| INTERNATIONAL 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 É L E C T I O N P R É S I D E N T I E L L E A U X É TAT S - U N I S Amanda Zurawski, une mère qui a porté plainte après s’être vu refuser l’accès à l’IVG, et Joe Biden, lors d’un meeting de campagne sur le thème du droit à l’avortement, le 23 janvier, à Manassas (Virginie). ANNA MONEYMAKER/ GETTY IMAGES VIA AFP La défense de l’IVG, arme électorale de Biden Le couple présidentiel invite une victime des restrictions du droit à l’avortement, lors du discours sur l’état de l’Union san francisco - correspondante P armi les invités de la première dame, Jill Biden, au discours sur l’état de l’Union que doit prononcer le président américain, dans la soirée de jeudi 7 mars, figure une jeune femme qui a marqué l’opinion. Enceinte de vingt semaines, porteuse d’un bébé atteint de trisomie 18, Kate Cox a fait irruption sur les écrans, mi-décembre 2023, en larmes, opposant un visage d’incompréhension aux arguties des magistrats texans l’empêchant d’obtenir la procédure d’avortement dont elle avait besoin mais qu’elle aurait tellement souhaité éviter. Dans un Etat comme le Texas, où l’individualisme est une religion, Kate Cox, 31 ans, mère de deux enfants, a expliqué qu’elle devait attendre le bon vouloir des autorités locales pour savoir ce qu’elle allait devenir – et le bébé avec elle. En première instance, une juge lui avait donné raison. Aussitôt, le procureur général du Texas avait menacé de poursuites les hôpitaux qui prendraient le risque de l’aider à interrompre sa grossesse. Finalement, la cour suprême du Texas a tranché. Les magistrats n’ont pas trouvé son état assez préoccupant – bien qu’elle ait fait plusieurs passages aux urgences – pour que son cas mérite l’exception prévue dans la loi interdisant toute IVG sauf si la vie de la mère est en danger. Consternée que son Etat natal lui inflige une telle « souffrance supplémentaire », Kate Cox a quitté son domicile de Dallas, pour obtenir un avortement loin du Texas. Comme Kate Cox ou Amanda Zurawski – la première femme à avoir porté plainte contre le Texas, après avoir failli mourir en août 2022 –, les victimes des législations anti-avortement ne craignent plus de partager leur épreuve. Leurs témoignages sont autant de stories, d’histoires vécues que l’administration Biden n’est pas mécontente de partager. Du Texas à l’Idaho, l’opinion est à même de suivre la détresse de femmes enceintes, victimes d’une grossesse extra-utérine ou autres complications, suspendues non pas à l’avis de leur médecin, mais à l’oukase d’une cour de justice. Contrairement aux stéréotypes véhiculés par les conservateurs sur les femmes demandant à avorter, ce sont le plus souvent des jeunes mères issues de banlieues aisées. Le 16 février, la fécondation in vitro (FIV) s’est ajoutée aux préoccupations des Américaines. Ce jour-là, la cour suprême de l’Alabama a considéré que les embryons congelés doivent bénéficier de la même protection que les enfants. Les médias ont montré des patientes, en cours de traitement de fertilité, trouvant leurs rendez-vous annulés ; leur processus de FIV suspendu en plein traitement par des médecins craignant d’être attaqués en justice, réduits à attendre le résultat des délibérations de la commission juridique de l’Assemblée de l’Alabama. MOBILISER LES JEUNES Selon les experts, ces exemples sont en train de changer les termes du débat national sur l’avortement. De l’idéologie, des positions tranchées « pro-choix » ou « pro-vie », qui ont marqué l’affrontement ayant abouti à la suppression du droit constitutionnel fédéral à l’avortement, en juin 2022 par la Cour suprême, le débat s’est déplacé vers la prise en compte des exceptions à l’interdiction. Une zone grise qui peut difficilement figurer dans des textes de loi. En Louisiane, par exemple, une mère s’est vu refuser un avortement alors que le fœtus souffrait d’une malformation lui ayant emporté une partie du crâne. L’acrania – cette malformation – ne figurait pas dans la liste des vingtcinq conditions méritant un motif d’exception à la règle bannissant tout avortement. Avant même le discours sur l’état de l’Union, Joe Biden a promis qu’il « restaurerait pleinement » le droit à l’IVG – pour autant que son parti regagne la majorité au Congrès à l’is- DE L’IDÉOLOGIE, DES POSITIONS TRANCHÉES « PROCHOIX » OU « PROVIE », LE DÉBAT S’EST DÉPLACÉ VERS LA PRISE EN COMPTE DES EXCEPTIONS À L’INTERDICTION DE L’AVORTEMENT Musk a rencontré Trump à Mar-a-Lago Le milliardaire patron de Tesla, SpaceX et propriétaire de X a rencontré, dimanche 3 mars, Donald Trump dans sa propriété de Mara-Lago à Palm Beach (Floride), en compagnie de riches donateurs républicains. Cette révélation du New York Times lance les spéculations d’un financement de la campagne du candidat par Elon Musk, dont les relations avec Joe Biden sont notoirement détestables. Mercredi, sur X, l’entrepreneur a assuré qu’il ne « donnerait de l’argent à aucun des candidats à l’élection présidentielle ». sue des élections de novembre. Jill Biden a parcouru quelques-uns des Etats les plus disputés : Géorgie, Nevada, Arizona, Wisconsin, rappelant que Donald Trump a indiqué être favorable à une limitation de l’avortement au niveau national, qui s’appliquerait donc aux Etats où la procédure est légale aujourd’hui. Depuis la décision de la Cour suprême de juin 2022, les électeurs de sept Etats (Californie, Kansas, Kentucky, Michigan, Montana, Ohio et Vermont) ont soutenu les partisans du droit à l’avortement lors de scrutins locaux, y compris dans des bastions conservateurs. Les démocrates ont fait de la défense des droits reproductifs l’un de leurs principaux arguments de campagne, notamment auprès des femmes et les jeunes. En 2016, l’élection de Donald Trump – devant la première femme candidate à la Maison Blanche, Hillary Clinton – avait provoqué un choc, suivi d’une mobilisation sans précédent de l’électorat féminin. En 2020, Trump a amélioré son score parmi les femmes (44 %, contre 39 % en 2016), mais la majorité (55 %) est restée fidèle à Joe Biden, qui a enregistré un score comparable à celui de Hillary Clinton. Pour mobiliser les électeurs, et notamment les jeunes, les démocrates comptent sur la défense du droit des femmes à disposer de leur corps. Dans une dizaine d’Etats, des initiatives populaires sont en cours pour inscrire l’avortement dans la Constitution. Encore faut-il franchir les obstacles pour figurer sur les bulletins de vote. MALAISE DES CONSERVATEURS En Arizona, une coalition d’associations proavortement a lancé une campagne pour l’inscription d’un amendement constitutionnel. Celui-ci ferait de l’avortement un « droit fondamental » jusqu’à la viabilité du fœtus (environ vingt-quatre semaines). Dans le Nevada, autre Etat en balance, cent trois mille signatures doivent être déposées avant le 26 juin. Dans le Colorado, le référendum sur l’inscription d’un amendement dans la Constitution de l’Etat est contrecarré par un autre qui va dans le sens inverse. Même dans les Etats républicains, des initiatives sont en préparation. Dans l’Arkansas, les partisans d’un amendement autorisant l’avortement jusqu’à vingt semaines, ont jusqu’au 5 juillet pour recueillir quatre-vingtonze mille signatures. Dans le Missouri, le camp pro-avortement a présenté un texte garantissant la légalité de l’avortement jusqu’à la viabilité. Signe du malaise d’une partie des élus conservateurs – et de Donald Trump luimême –, un groupe de républicains modérés y a proposé un compromis : une autorisation de l’avortement jusqu’à douze semaines, puis uniquement dans des cas exceptionnels. Actuellement, il est interdit à toutes les étapes de la grossesse, avec des exceptions limitées. Idem dans le Nebraska et le Dakota du Sud, où certains républicains reviendraient volontiers sur l’interdiction complète passée après la décision de la Cour suprême. En Floride, le texte a obtenu un nombre suffisant de signatures, mais selon la Constitution de l’Etat, il doit être validé par la cour suprême locale pour pouvoir être soumis au vote populaire. Le seuil de passage pour un référendum étant fixé à 60 % des voix, le résultat n’est pas acquis. Mais pour les démocrates, c’est moins le résultat qui compte que le fait d’augmenter la participation. A ce jour, seuls deux Etats – où l’avortement est légal jusqu’à la viabilité – sont certains d’inscrire dans la Constitution le droit des femmes à mettre fin à leur grossesse : le Maryland, où les démocrates sont majoritaires et New York, où l’Assemblée va inscrire l’interdiction de la discrimination fondée sur la grossesse dans le cadre d’un amendement sur l’égalité des droits. D’ici aux élections, nombre de jalons vont permettre aux démocrates d’entretenir les ardeurs militantes. Le 26 mars, la Cour suprême va examiner le recours de l’administration Biden contre la décision d’un juge ultra-conservateur du Texas, qui a ordonné, le 7 avril 2023, à la Food and Drug Administration (l’agence du médicament) de retirer son autorisation de commercialisation de la mifépristone, le médicament utilisé pour l’avortement chimique. La décision devrait intervenir en juin, à quatre mois des élections. La pilule abortive est la procédure d’interruption de grossesse la plus courante aux Etats-Unis. p corine lesnes international | 3 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 A l’actif du président sortant, un bilan économique positif A huit mois de l’élection, l’administration Biden peut s’appuyer sur un taux de chômage très bas et une inflation maîtrisée new york - correspondant L es Américains ont voté pour le repos, pas pour une révolution. » Tel était le commentaire du Wall Street Journal, en avril 2021, dans la foulée de l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, et juste avant son premier grand discours devant le Congrès des EtatsUnis. L’Amérique croyait avoir élu un vieux monsieur apaisant, mais sous ce faux pape de transition se cachait un révolutionnaire qui voulait reconstruire l’Amérique (Build Back Better). « Elu comme l’anti-Trump, Joe Biden aspire à être la deuxième incarnation de FDR [Franklin Delano Roosevelt (président de 1933 à 1945), père du New Deal qui transforma le pays après la crise de 1929] », relevait le quotidien économique. Trois ans plus tard, alors que Joe Biden devait prononcer, jeudi 7 mars, son discours sur l’état de l’Union, cette tribune se révèle prémonitoire. Il n’a nullement réconcilié l’Amérique déchirée entre trumpistes et démocrates. En revanche, il l’a profondément changée. Ou plutôt, l’Amérique a profondément changé sous son mandat, et l’intérêt est de distinguer ce qui dépend de l’impulsion du président ou des marchés. A huit mois de l’élection présidentielle, le tableau économique est reluisant. L’inflation est retombée à 1,8 %, après avoir atteint un pic de 9,1 % en juin 2022 ; le chômage est au plus bas ou presque avec un taux de 3,7 % de la population active ; les salaires réels augmentent, notamment au bas de l’échelle ; le pays produit plus de pétrole que jamais, finance un immense plan d’investissement dans l’énergie et les microprocesseurs, et se lance à corps perdu Nikki Haley se retire des primaires républicaines Biden et Trump ont engagé la bataille pour attirer les électeurs de l’ex-gouverneure washington - correspondant A près un Super Tuesday dominé par Donald Trump, vainqueur des primaires républicaines dans quatorze Etats sur quinze, son ultime rivale, Nikki Haley, a annoncé son retrait de la course, mercredi 6 mars. Lors d’une allocution prononcée à Charleston (Caroline du Sud), l’ancienne gouverneure locale a félicité Donald Trump, reconnaissant qu’il serait « en toute probabilité » investi par le Parti républicain lors de la convention nationale en juillet. Mais elle a refusé de se ranger derrière sa candidature. « A présent, c’est à Donald Trump de gagner les voix de ceux qui ne l’ont pas soutenu, dans notre parti et au-delà », a-t-elle ajouté. Au même moment, Donald Trump publiait un message sur son réseau Truth Social qui ne laissait aucun doute sur son animosité à l’égard de Nikki Haley. Il y estimait qu’elle avait été « écrasée » au cours du Super Tuesday et que l’essentiel de ses fonds et de ses électeurs « venaient des démocrates d’extrême gauche ». De son côté, Joe Biden signait un communiqué à la tonalité inverse, tendant la main aux électeurs de Nikki Haley et lui rendant hommage pour son « courage ». « Donald Trump a clairement fait savoir qu’il ne voulait pas des supporteurs de Nikki Haley. Je veux le dire clairement : il y a une place pour eux dans ma campagne », écrit le président. L’emprise du mouvement MAGA Nikki Haley peut secrètement miser sur une défaite de l’ancien président en novembre face à Joe Biden, pour se placer en première ligne d’une recomposition interne éventuelle. Celle-ci n’irait pas de soi, tant l’emprise du mouvement MAGA (Make America Great Again) sur le Parti républicain dépasse la seule personne de Donald Trump. Nikki Haley vient d’un rivage conservateur traditionnel, celui que de nombreux grands donateurs rêvaient de réhabiliter. On y prône moins de dépenses fédérales et d’impôts, davantage de libertés pour les entrepreneurs, une politique étrangère confortant les alliances de l’Amérique et assumant un rapport de force – militaire si nécessaire – avec ses ennemis et adversaires. Elle revendique une clarté morale, dont Trump ne s’est jamais embarrassé. D’une certaine façon, elle est une héritière solide de Ronald Reagan (1981-1989). Mais le Parti républicain a tourné le dos à l’ancien président et acteur, chantre d’une Amérique optimiste et ultralibérale. A cela s’ajoute un contraste avec Donald Trump. Celui-ci jouit d’un lien inégalable avec la base républicaine dont il entretient les peurs et la colère. Nikki Haley, pour sa part, s’adresse au cerveau des électeurs. Elle a refusé de se présenter en candidate « anti-Trump », répétant sans fin : « Ce n’est pas personnel. » Elle n’a jamais abordé la question des 91 chefs d’inculpation de l’ancien président, comme si elle cherchait à ne pas s’aliéner la base de ses partisans MAGA. Un calcul qui s’est révélé erroné. Cette base est radicalisée, enthousiaste, animée par des ressorts paranoïaques. De son côté, Donald Trump a traité sa rivale avec son mépris coutumier. Mais Nikki Haley a surtout sollicité la mémoire électorale des militants républicains, abonnés aux déceptions dans les urnes depuis le scrutin de mi-mandat, en 2018, sous l’administration de Donald Trump. « Tout ce qu’il fait c’est parler de lui-même », disait-elle à Washington, le 2 mars, lors d’un ultime meeting. « Combien de fois encore devons-nous perdre avant de se dire, peut-être, que le problème c’est Donald Trump ? » En conclusion de cette réunion publique, dans le district de Columbia, sa seule victoire dans ces primaires avec l’Etat du Vermont, Nikki Haley a esquissé un rêve. « Pouvez-vous imaginer un pays où nous pourrions nous asseoir à table pour le dîner sans avoir de bagarre politique ? Pouvezvous imaginer un pays où nous pourrions aller au travail et dire ce que l’on pense sans être déclassé ? Pouvez-vous imaginer un pays où l’on pourrait être en fort désaccord sans se haïr pour cela ? » La réponse, en ce printemps 2024, est négative. p piotr smolar dans l’intelligence artificielle, ce qui fait s’envoler Wall Street. Plus personne ne parle de stagnation comme dans les années 2010, tandis que le mot « Rust Belt », ceinture de la rouille, nommant les Etats désindustrialisés ayant fait l’élection de Trump en 2016, a disparu des journaux. Hausse des salaires Premier constat, l’Amérique redevient plus industrielle. Joe Biden a réussi à mettre en place une politique inédite en la matière, avec un programme massif de subventions aux semi-conducteurs et aux énergies renouvelables. Les investisseurs asiatiques et européens se ruent sur le marché américain, attirés par les subventions et une énergie peu coûteuse. Car après avoir envoyé quelques signaux négatifs aux pétroliers, au nom de la lutte contre le ré- chauffement climatique, l’administration a cessé de mettre des obstacles à l’industrie des hydrocarbures. La production de pétrole bat des records. Les EtatsUnis se sont engagés dans la transition énergétique, non pas en misant sur la sobriété, concept jamais évoqué, mais sur la science. Nul ne parie sur la fin du gaz mais place ses espoirs dans la décarbonation. Cette réindustrialisation s’accompagne d’un lent découplage avec la Chine, tandis que le Mexique est devenu le premier partenaire des Etats-Unis. Le président démocrate confirme ainsi le virage républicain, celui d’un repli sur soi, isolationniste des Etats-Unis, officiellement au nom de la sécurité nationale, mais aussi pour satisfaire les cols bleus du pays. Sur ce point, le succès est complet. L’Amérique est beaucoup plus sociale, comme en témoigne le silence du sénateur socialiste du Vermont, Bernie Sanders, qui n’émet pas de critique économique. Son slogan de 2016 était le salaire minimum à 15 dollars. Joe Biden n’est pas parvenu à l’augmenter et celui-ci reste bloqué à 7,25 dollars de l’heure. Mais le marché y a pourvu, avec la pénurie de main-d’œuvre. Et désormais les bas salaires progressent plus que les autres. Avec l’assurance santé, 7,9 % seulement des Américains sont aujourd’hui sans couverture (même chiffre qu’en 2017 à l’arrivée de Donald Trump, contre 15,5 % en 2010), mais c’est essentiellement un héritage de Barack Obama. Le mandat de Joe Biden est marqué par un retour de la politique de régulation concurrentielle, au nom de la défense du consommateur. Il s’efforce de lutter contre les abus des grandes entreprises, aériennes, pharmaceutiques, de loisir… La plupart des géants de la tech, grands soutiens des démocrates, font l’objet de poursuites. L’administration a aussi adopté un plan de régulation de l’intelligence artificielle. Ces mesures n’affectent pas les profits record des entreprises, comme l’atteste l’envolée de Wall Street, mais le changement d’esprit est notable. Cette politique se fait au prix de déficits publics abyssaux. Donald Trump a baissé les impôts en 2017, mais Joe Biden n’est pas revenu dessus, refusant d’augmenter la pression fiscale en deçà de 400 000 dollars de revenu par an. Le président multiplie les dépenses. Mais bien peu s’en soucient : l’Amérique ultra-compétitive attire les capitaux de la planète entière. p arnaud leparmentier 4 | international 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 « En Haïti, les gangs contrôlent 80 % de la capitale » Selon le politiste Romain Le Cour Grandmaison, il existe entre 200 et 300 bandes armées dans le pays ENTRETIEN L’annonce du premier ministre, Ariel Henry, de la tenue d’élections en août 2025 seulement a fait l’effet d’une bombe E n déplacement à l’étranger, le premier ministre haïtien, Ariel Henry, n’avait toujours pas pu, jeudi 7 mars au matin, rentrer dans son pays. Une escalade de violence de la part des gangs qui contrôlent la majeure partie de Port-au-Prince a provoqué, lundi, la fermeture de l’aéroport international. Les groupes armés disent vouloir renverser le premier ministre au pouvoir depuis l’assassinat, en 2021, du président Jovenel Moïse, et qui aurait dû quitter ses fonctions le 7 février. Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », dirigeant du G9, une des deux principales coalitions de gangs, a assuré, mardi, que si M. Henry ne démissionnait pas, le pays allait « tout droit vers une guerre civile qui conduira à un génocide ». Mercredi, les Etats-Unis ont appelé M. Henry à « accélérer la transition » vers une nouvelle « structure de gouvernance » et à organiser des élections « libres et équitables ». Romain Le Cour Grandmaison, docteur en sciences politiques et chercheur au sein de l’organisation Global Initiative against Transnational Organized Crime, a quitté Port-au-Prince, dimanche 3 mars. Il revient sur les raisons de cette nouvelle crise. Quelle est l’origine des violences auxquelles on assiste à Port-au-Prince ? Elles ne datent pas de la semaine dernière. L’année 2023 a été marquée par la violence des gangs. L’ONU a recensé plus de 4 789 personnes assassinées et 2 490 officiellement kidnappées, avec un taux d’homicides de 40,9 pour 100 000 habitants, plus du double de 2022. Plus récemment, en décembre, il y a eu le retour au pays de Guy Philippe [ancien chef paramilitaire, il avait participé à la chute de Jean-Bertrand Aristide en 2004 et a purgé une peine de prison aux Etats-Unis pour trafic de drogue]. En arrivant en Haïti, il a dit vouloir faire chuter le pouvoir en place et mener une « révolution pacifique ». Il a lancé des manifestations dans le pays, bénéficiant d’un certain soutien populaire, mais il n’a pas réussi à organiser de vraies mobilisations à Port-auPrince, le 7 février. Cette immense tension est retombée, le premier au-Prince par la route sans passer par les checkpoints. On estime qu’en 2021 30 % de la ville était contrôlée par les gangs. Mais l’évolution est rapide : on était passé à 80 % la semaine dernière, probablement davantage depuis lors. Des Haïtiens fuient les affrontements entre la police et les gangs, à Port-au-Prince, le 29 février. ODELYN JOSEPH/AP ministre est resté. La vie a repris après cette grande inquiétude. Que s’est-il passé pour que la situation devienne incontrôlable ? Le 28 février, en quittant le sommet de la Communauté des Caraïbes, la Caricom, à laquelle il participait au Guyana, Ariel Henry a annoncé l’organisation d’élections pour août 2025. Cela a fait l’effet d’une bombe en Haïti. Le pays n’a pas connu d’élections depuis sept ans. Ariel Henry n’a pas été élu [il assure l’intérim depuis l’assassinat du président Moïse], et les oppositions politiques réclament depuis des années un conseil de transition et son départ préalable à toute négociation politique. Sans compter les gangs qui, selon les périodes, se font les porte-parole de cet appel à sa démission. Son annonce, qui sous-entend qu’il ne partira pas avant août 2025, a été vécue par beaucoup comme une provocation. Le lendemain, tandis que des atta- ques étaient menées par les gangs, dans la capitale, « Barbecue » annonçait qu’il lançait une alliance de coalitions réunissant G9 et G-Pèp [l’autre gang], alliance baptisée « Viv ansanm » [« vivre ensemble »]. Se sont ensuivies des attaques massives dans Port-auPrince, qui continuent actuellement : prise de la prison centrale avec la libération de presque tous les détenus, déploiement de gangs dans le centre-ville, attaques et pillages systématiques de commissariats, massacre de policiers, attaques contre l’aéroport international, le terminal de conteneurs, l’académie de police… Quelle est la situation humanitaire aujourd’hui ? On recense 15 000 déplacés depuis jeudi dernier à Port-auPrince, 146 000 pour l’année 2023, et plus de 40 % de la population en insécurité alimentaire aiguë. Les hôpitaux sont débordés, une partie de la capitale est détruite. Cela dure depuis des années et les gangs sont extrêmement violents : des milliers de femmes kidnappées ont été violées parfois pendant des semaines entières, avant d’être exécutées ou abandonnées dans la rue, on recense aussi des cas de mutilations, de tortures, d’anthropophagie. Quelle a été l’évolution des gangs au fil des années ? Il en existe entre 200 et 300, avec une grande diversité : des cellules peuvent intégrer une quinzaine de personnes, d’autres jusqu’à 1 500. Depuis trois à cinq ans, la courbe de leur capacité de contrôle territorial, de feu, d’extorsion, de kidnapping, de poids sur l’économie locale, est exponentielle. Par ailleurs, ils commencent à s’étendre dans les zones rurales, surtout vers l’Artibonite [centre nord]. On assiste à une « bureaucratisation » des gangs, passés de petites structures peu articulées à des organisations beaucoup plus hiérarchisées. Ils ont réussi à transformer leur contrôle territorial en domi- nation sociale, économique et militaire, en installant des checkpoints, en mettant en place un système d’extorsion extrêmement sophistiqué et une industrie du kidnapping. On m’a décrit des « maisons de sécurité » regroupant jusqu’à soixante personnes kidnappées simultanément. On peut y passer plus d’un mois en attendant d’être libéré. Il faut une logistique poussée pour gérer tout cela, qui rapporte des millions de dollars par an. Les plus gros checkpoints, par exemple, sont organisés pour que les transporteurs de marchandises ou de personnes paient l’extorsion aux groupes criminels une fois par semaine, pour éviter de perdre du temps à chaque passage. Comment décrire la situation de ces derniers mois à Port-au-Prince ? La seule façon de sortir de la capitale jusqu’à dimanche, c’était l’aéroport. Les gangs encerclent la ville, on ne peut pas quitter Port- Les gangs ont-ils un objectif politique ? Pour décrire la relation des élites économiques et politiques aux gangs, un membre d’une grande famille haïtienne m’a dit : « On a vu naître un lion, on l’a élevé, le lion s’est échappé de la cage et on n’arrive plus à le contrôler. » Il a toujours existé une tutelle des élites sur des groupes violents, utilisés pour tenir des quartiers, organiser ou réprimer des manifestations, gagner des élections, assassiner des opposants, comme les « tontons macoutes », à l’époque de François Duvalier [1957-1971]. La grande question, aujourd’hui, c’est le degré d’autonomie des gangs vis-à-vis de ces élites. Leur autonomie financière est forte : elle vient du trafic de drogue ou d’armes, du kidnapping. Ensuite, qu’ils affichent ou pas un objectif politique, comme « Barbecue », le contrôle territorial, social, économique, qu’ils exercent devient politique. La question est de savoir jusqu’où ils peuvent aller, et à quel point ils ont des parrains encore capables de leur dire stop. Mais je ne pense pas que les gangs soient à même de prendre seuls le pouvoir. Ils sont dans une stratégie de pression maximale sur le gouvernement, probablement avec le soutien de membres du pouvoir politique et économique. Ce sont ces derniers qui se présenteront face à la communauté internationale pour prendre la relève. p propos recueillis par angeline montoya L’ONU confirme des violences sexuelles lors de l’attaque du Hamas Un rapport des Nations unies décrit de nombreuses exactions qui touchent également des otages détenus à Gaza depuis le 7 octobre 2023 jérusalem - correspondance L es Nations unies ont livré, lundi 4 mars, un rapport documenté, prudent et essentiel, qui conclut que des « violences sexuelles se sont produites en plusieurs endroits de la périphérie de Gaza, y compris sous la forme de viols et de viols en réunion, au cours des attaques du 7 octobre 2023 ». Ce rapport de vingt-trois pages révèle aussi les limites d’une enquête réalisée dans des conditions difficiles. De nombreux responsables israéliens se plaignaient d’un « silence » des organisations internationales concernant ce type de violences. Le document rappelle que les conditions de collecte des cadavres, dans l’urgence et par des organismes sans expérience médico-légale, et la crémation de nombreuses victimes lors de l’attaque du Hamas – l’enquête parle d’une centaine de corps brûlés – ont compliqué la documentation de ces crimes. Sans compter la dis- persion des preuves entre plusieurs agences et acteurs. Les enquêteurs – une dizaine – ont pu rencontrer des responsables des ministères de la santé et de la justice, de l’armée israélienne, des services de renseignement, et du corps de la police chargé de ces investigations. Ils se sont rendus, entre le 29 janvier et le 14 février, sur quatre sites : la base militaire de Nahal Oz, le kibboutz de Beeri, le site du festival de musique Nova – où trois cent soixante personnes ont été tuées par le Hamas –, et la route 232, l’axe qui longe la bande de Gaza. Ils ont visionné cinq mille photos et cinquante heures de vidéos. Ce travail a permis à la mission d’avoir des « motifs raisonnables de croire » que trois viols se sont produits : deux femmes le long de la route 232, selon des témoignages crédibles, et une autre victime, près d’un abri antimissiles à l’entrée du kibboutz de Réim, selon d’autres témoignages, corroborés par du matériel numérique. Les enquêteurs se sont rendus sur quatre sites et ont visionné cinq mille photos et cinquante heures de vidéos L’enquête rappelle que les « violences sexuelles liées à un conflit » consistent en un large éventail d’exactions : « Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, avortement forcé, stérilisation forcée, mariage forcé et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable perpétrée contre des femmes, des hommes, des filles ou des garçons et qui est directement ou indirectement lié à un conflit ». Des dénudations forcées ou des mutilations de parties génitales sur des cadavres peuvent être considérées comme des formes de violences sexuelles, précise le rapport. De tels crimes sont confirmés. Le visionnage de photos et de vidéos a révélé qu’au moins vingt corps ont été dénudés, dévoilant des parties intimes, notamment le long de la route 232, où certains ont été attachés à des arbres ou à des pylônes, ainsi que sur le site du festival Nova. Ces documents permettent de reconnaître aussi qu’au moins dix personnes ont eu les poignets ou jambes ligotés, suggérant des sévices sexuels. Les limites de l’enquête Les enquêteurs exposent aussi les limites de leur travail. Ils n’ont rencontré aucun survivant des violences sexuelles commises le 7 octobre 2023. Par ailleurs, « aucune preuve numérique décrivant spécifiquement des actes de violence sexuelle n’a été trouvée dans des sources ouvertes ». Rien n’a été posté par les groupes proHamas. Les arguments selon lesquels ces photos ou vidéos ont été effacées n’ont pas été retenus, car leur large circulation aurait rendu leur disparition improbable. L’équipe de l’ONU a aussi permis de confirmer que plusieurs allégations de violences sexuelles étaient fausses, notamment celle concernant une femme enceinte éventrée, et le cas d’une jeune femme séparée de sa famille, dénudée et ses organes mutilés. L’enquête lève le voile sur le sort des otages retenus à Gaza, qui ont été libérés sur la base de leurs récits : « L’équipe a reçu des informations claires et convaincantes que des violences sexuelles, incluant des viols, des tortures sexualisées et des traitements cruels, inhumains et dégradants ont eu lieu contre des femmes et des enfants pendant leur captivité ». Les enquêteurs redoutent que ce type d’exactions soient commises sur les personnes encore détenues – quelque cent trente-quatre, à ce jour. Ces faits, mais aussi les difficultés à les documenter, rendent encore compliquée l’attribution des crimes, ainsi que leur qualification juridique. Le rapport prend note que, si le Hamas a revendiqué les attaques du 7 octobre, l’organisation « a cependant nié les allégations de préjudices contre des civils, y compris la perpétration de viols » – affirmant que cette attribution requiert un « véritable processus d’enquête ». Les abus perpétrés pendant les prises d’otages pourraient toutefois donner un élément de réponse : « D’un point de vue légal, cela donne une indication sur le modus operandi du Hamas. Si ces violences sont arrivées en captivité, pourquoi ne se seraient-elles pas produites lors du 7 octobre ? Et pourquoi séparer les deux événements ? Cela indique que ces violences sont toujours en cours et qu’une libération immédiate est requise », estime Yifat Bitton, juriste israélienne, spécialiste des violences sexuelles liées au conflit. Le rapport de l’ONU s’inquiète aussi des exactions commises visà-vis des Palestiniens détenus par Israël. Des allégations rejetées par les autorités israéliennes. p samuel forey international | 5 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Europe : la droite veut confier les migrants à des « pays tiers sûrs » L’élection présidentielle au Sénégal doit se tenir avant la fin mars Confronté à la montée de l’extrême droite, le parti d’Ursula von der Leyen s’inspire du « plan Rwanda » que Londres tente de mettre en place Le Conseil constitutionnel refuse que le président Macky Sall prolonge son mandat dakar - correspondance bruxelles - bureau européen R eprendre le contrôle des migrations et externaliser les demandeurs d’asile hors du continent. Le Parti populaire européen (PPE), dont font partie Les Républicains, entend encore durcir le ton sur la question migratoire alors que les groupes d’extrême droite, comme Identité et démocratie, dont le Rassemblement national est membre, ou Conservateurs et réformistes européens (ECR, auquel est affilié Reconquête !) progressent dans les sondages, notamment sur cette thématique, à trois mois des élections européennes. Alors qu’en 2023 l’Europe a enregistré 380 000 entrées irrégulières sur le Vieux Continent, en hausse de 17 % sur un an, et comptabilisé un nombre record de 1,14 million de demandes d’asile, également en progression de 18 %, « nous devons réduire le nombre d’arrivées », a insisté l’Allemand Manfred Weber, le patron du PPE, lors de son congrès, mercredi 6 et jeudi 7 mars, à Bucarest. Mercredi 6 mars, les délégués du groupe de droite ont adopté leur manifeste qui appelle ouvertement à l’établissement d’une Europe forteresse. Un manifeste qui, assure M. Weber, est approuvé par Ursula von der Leyen, la candidate que le PPE s’apprête à soutenir pour un nouveau mandat à la tête de la Commission européenne. Afin de réduire les entrées irrégulières en Europe, le PPE propose de tripler les effectifs de Frontex, l’agence européenne des gardecôtes et gardes-frontières, afin d’en compter 30 000. Il plaide également pour un « changement fondamental de la législation européenne en matière d’asile ». « Nous devons encore voter, en principe le 11 avril, le nouveau pacte asile et migration, et le PPE veut déjà se lancer dans un deuxième pacte, s’étonne-t-on au sein du groupe libéral Renew. Nous devons surtout concentrer nos efforts dans les années à venir pour appliquer ce texte. » En réalité, le PPE veut surtout aller plus loin que ce pacte, qui prévoit des procédures à la frontière, afin d’externaliser d’ores et déjà les demandeurs d’asile arrivés en Europe vers des pays tiers. « Des années de discussions » Ce projet du PPE rappelle le « plan de sûreté du Rwanda » que tente de mettre en place, depuis 2022, le Royaume-Uni. Dans son programme, la droite européenne détaille : « Toute personne demandant l’asile dans l’Union européenne [UE] pourrait être transférée vers un pays tiers sûr et y suivre la procédure d’asile. En cas d’issue positive, le pays tiers sûr accordera une protection au demandeur sur le site. Un accord contractuel global sera établi avec le pays tiers sûr. » Le PPE précise que « les critères relatifs aux pays tiers sûrs doivent être conformes aux obligations fondamentales de la convention de Genève sur les réfugiés et de la Convention européenne des droits de l’homme. Ces deux conventions « Nous devons réduire le nombre d’arrivées » MANFRED WEBER président du groupe Parti populaire européen ne prévoient pas le droit de choisir librement le pays de protection. » Cette idée d’« externaliser » les réfugiés est dans le débat public depuis plus de vingt ans et revient par cycle, rappelle Catherine Woollard du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés, mais « c’est tellement difficile à mettre en place juridiquement, techniquement et à faire accepter politiquement, y compris aux pays partenaires, qu’il n’y a jamais eu réellement de modèle effectif. Le seul exemple important est l’Australie, et cela a été ruineux pour le pays ». En 2021, le Danemark, dirigé par des sociaux-démocrates, a remis le concept à la mode sur le Vieux Continent, sans pouvoir réellement l’appliquer, mais il a commencé à inspirer de nombreux Etats européens, dont l’Allemagne ou l’Autriche. En s’appuyant sur le concept des « pays tiers sûrs », le projet du PPE pourrait-il voir le jour ? En 2015, l’UE a passé un accord avec la Turquie, un Etat tiers jugé sûr, pour que cette dernière retienne les réfugiés syriens sur son sol, ce qu’elle a fait, contre 1 milliard d’euros d’aides par an. L’accord prévoyait aussi la réintégration de réfugiés syriens en Turquie. « Ce volet de l’accord n’a jamais fonctionné », rappelle Mme Woollard. « Ce concept d’Etat tiers sûr existe depuis les années 1980, et est, depuis 2005, dans le droit européen en tant que tel, rappelle Gaia Romeo, doctorante à l’Université libre de Bruxelles, qui consacre sa thèse à ce sujet. Mais s’appuyer sur ce concept pour externaliser les demandeurs d’asile dans un autre pays, sur le modèle rwandais, me paraît compliqué si l’on applique le pacte en cours d’adoption. » Afin de renvoyer un demandeur d’asile vers un pays partenaire, le pacte précise qu’il faut prouver un lien effectif entre la personne et le pays où il sera relocalisé. « Pour aller vers l’externalisation générale vers une même destination, il faudrait supprimer ce critère du lien effectif avec le pays d’accueil, rappelle une source à Bruxelles. Mais, pour le décider, il faudrait modifier la législation. » Et se relancer dans des années de discussions, en trouvant une majorité pour soutenir l’idée. Les sociaux-démocrates ont d’ores et déjà assuré qu’ils s’opposeront à « toute forme d’externalisation » dans la prochaine mandature. Seul ECR, le groupe où siège le parti de la première ministre italienne, Giorgia Meloni, pourrait le soutenir, car l’Italie promeut actuellement un projet d’externalisation des demandeurs d’asile sur le territoire albanais relevant d’une logique similaire. p philippe jacqué En Pologne, Rzeszow, carrefour militaire, logistique et humanitaire pour l’Ukraine La guerre donne un rôle central à cette ville située aux marges de l’Union européenne rzeszow (pologne) envoyée spéciale U n vrombissement déchire le ciel maussade. Puis, le mastodonte apparaît au beau milieu de cette banlieue aux confins de la Pologne orientale. C’est déjà le deuxième avion militaire américain en une heure à venir troubler la quiétude de Jasionka, bourgade située à une dizaine de kilomètres de Rzeszow, capitale régionale de 200 000 âmes. Ces colosses qui frôlent les pavillons n’étonnent plus personne, tant ils sont nombreux depuis deux ans. Même accoutumance aux batteries de Patriot, ce système de missiles sol-air qui parsèment les abords d’une piste d’atterrissage devenue stratégique. Des palissades, doublées de pancartes interdisant de photographier, ont bien du mal à dissimuler ces caissons kaki pointés vers le ciel et ces tentes beiges de l’armée américaine. A 70 kilomètres de la frontière ukrainienne, c’est par cet aéroport que transite 80 % de l’aide militaire destinée à l’Ukraine en guerre. Son tarmac est régulièrement foulé par les dirigeants du monde entier, en route pour Kiev. Environ 5 000 militaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sont stationnés dans les environs, dont une majorité de ressortissants américains. Il n’est pas rare de les croiser en treillis à l’intérieur de l’aéroport, s’achetant un hot-dog ou attablés à la pizzeria Gusto, à quelques kilomètres de là. Le restaurant n’hésite pas à afficher en anglais son best-seller : la « spicy Joe », une pizza au pepperoni et jalapeño, celle qu’avait commandée Joe Biden, en visite en mars 2022. Modeste mais reluisant, l’aéroport civil continue d’afficher imperturbablement ses quelques vols low cost quotidiens à destination du Royaume-Uni ou de l’Allemagne. Lui aussi connaît une croissance inespérée de son trafic, atteignant le million de passagers durant l’année 2023. Soit une augmentation de plus de 25 % de sa fréquentation record enregistrée en 2019. Un résultat qui doit beaucoup à l’affluence de la clientèle voisine : en basse saison, des avions charters, remplis de touristes ukrainiens, sont même affrétés pour l’Egypte. Métamorphose A 3 kilomètres de là, l’étendard américain flotte à tout vent à l’hôtel Manoir Ostoya, trahissant la provenance de ses occupants, petites mains au service de l’armée américaine, déployée à Jasionka. Outre les mariages et les premières communions qui se tiennent toujours sur les lieux, les salles de conférences de l’établissement sont aussi à la disposition des diplomates et attachés de la défense. Hôteliers, restaurateurs, tenanciers de bars… tous ont vu leur chiffre d’affaires bondir depuis que Rzeszow et ses alentours jouent le rôle de carrefour logistique, militaire et humanitaire de l’Ukraine en guerre. « L’afflux de militaires américains mais aussi de réfugiés ukrainiens a accéléré le développement de Rzeszow et de ses environs, déjà amorcé avant la guerre en Ukraine », affirme Tomasz, qui possède un salon de tatouage dans la vieille ville de Rzeszow. Lui a vu la guerre s’inviter dans son commerce, alors que des militaires américains y débarquent régulièrement pour se faire tatouer « des symboles religieux chrétiens ». L’un de ses artistes tatoueurs, un Ukrainien qui avait rejoint le front au tout début du conflit en 2022, fait prisonnier de guerre il y a plusieurs mois, est entre les mains des Russes. En face de l’aéroport de Jasionka, des entrepôts vacants ont été aménagés en centre médical d’urgence pour permettre l’évacuation par les airs d’Ukrainiens vers divers hôpitaux européens. Le Medevac Hub, qui repose sur le mécanisme de protection civile de l’Union européenne, a déjà permis, depuis son ouverture en septembre 2022, à plus de mille patients, accompagnés de leurs proches, de poursuivre des traitements difficilement accessibles dans leur pays d’origine. « Civils comme militaires, ces patients sont aussi bien atteints de cancer que de traumatismes multiples, ou de brûlures graves. Notre tâche est de s’assurer de la stabilité de leur état de santé pour leur permettre 24 heures plus tard de monter à bord d’un avion médicalisé », précise Adam Szyszka, gestionnaire du hub, auprès de la Fondation PCPM, une ONG polonaise. Les patients sont transportés en bus et en ambulances médicalisés depuis les hôpitaux de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, d’où ils mettent deux heures et trente minutes pour rejoindre le hub. A quelques kilomètres de là, le maire de Rzeszow, Konrad Fijolek, en est certain. La métamorphose de sa municipalité, catapultée « ville internationale » est « irréversible ». Dans son bureau, l’édile s’explique : « Avant, nous étions une ville à la frontière de l’Union européenne, un peu loin de Varsovie, et encore plus de Bruxelles. Tout d’un coup, on est devenu le centre d’intérêt de l’Europe entière. » Au point que le rynek (« marché »), bordé de cafés et de restaurants, est une véritable tour de Babel. La métamorphose de Rzeszow n’est pas passée inaperçue non plus en Russie. Au point que ses services de renseignement ont recruté en 2023 des observateurs, chargés d’espionner l’aéroport de Jasionka et les livraisons d’armes vers l’Ukraine. La plupart des membres de ce réseau, démantelé par les autorités polonaises, se trouvent désormais en prison. « Notre approvisionnement énergétique ou notre chemin de fer sont victimes plus souvent qu’avant de cyberattaques, certaines proviennent de Russie », souligne également Konrad Fijolek. En ville en tout cas, personne n’en doute : l’avenir de Rzeszow et de ses environs graviteront autour de la reconstruction de l’Ukraine, aussitôt la guerre achevée. p hélène bienvenu P longé dans une crise politique inédite, le Sénégal a connu un nouveau coup de théâtre, dans la soirée du mercredi 6 mars. Les regards étaient tournés vers l’Assemblée nationale où les députés votaient un projet de loi d’amnistie controversé, mais c’est du Conseil constitutionnel que l’annonce du jour la plus importante est venue. La haute juridiction a exigé que le scrutin présidentiel se tienne avant le 2 avril, date à laquelle expire le second mandat de Macky Sall, au pouvoir depuis 2012. « La fixation de la date du scrutin audelà de la durée du mandat du président de la République en exercice est contraire à la Constitution », justifient les « sages », dont les décisions ne sont théoriquement pas susceptibles de recours. Réaction quasi immédiate de l’exécutif : le gouvernement a été dissous afin de « libérer » le désormais ex-premier ministre, et candidat du camp au pouvoir. Amadou Ba « a été libéré de ses charges pour s’occuper à temps plein de sa campagne », précise-t-on à la présidence. L’ancien ministre de l’intérieur, Sidiki Kaba, a été chargé de former un nouveau gouvernement. Dans le même temps, le premier tour de l’élection a été fixé au 24 mars. Une date qui reste incertaine, car, dans la foulée, le Conseil constitutionnel a quant à lui décidé de la date du 31 mars. Dans la tourmente depuis leur mise en cause pour corruption, lors de la publication de la liste des candidats à la présidentielle, les membres du Conseil constitutionnel dédisent une fois de plus le président et imposent une lecture stricte de la loi, dans un Sénégal naguère vanté pour son « modèle démocratique ». « Cela montre que les institutions fonctionnent ; nous nous conformerons aux décisions du Conseil constitutionnel », estime Abdou Mbow, le président du groupe parlementaire de la majorité, Benno Bokk Yakaar (« unis par l’espoir », BBY). Cette décision marque une accélération brutale du calendrier, alors que le pays vit dans l’incertitude depuis que M. Sall, a annoncé, le 3 février, le report de l’élection présidentielle prévue trois semaines plus tard. Les députés avaient d’abord reporté le nouveau scrutin au 15 décembre, avant que le dialogue national, convoqué par le président, ne préconise de le ramener au 2 juin. Dans sa décision du 6 mars, le Conseil constitutionnel a rejeté toutes les préconisations du dialogue national du 26 février – boycotté par dix-sept des dix-neuf candidats à la présidentielle. Il ne veut donc pas d’une élection après le 2 avril, mais balaie aussi l’idée d’un intérim assuré par le chef de l’Etat après l’expiration de son mandat. Il refuse enfin que soit revue la liste des candidats à l’élection présidentielle, que la haute instance avait elle-même publiée. Karim Wade, le fils du président Abdoulaye Wade, de 2000-2012, et leader du Parti démocratique sénégalais (PDS), apparaît comme un des grands perdants de cette décision. Après avoir été éliminé Empêché de participer à l’élection, le principal adversaire de M. Sall pourrait toutefois battre campagne Aprement débattue, la loi sur l’amnistie a été adoptée à l’Assemblée nationale pour avoir renoncé trop tardivement à sa nationalité française, il espérait réintégrer la course à la magistrature suprême. Autre doute levé, celle de la vacance du pouvoir. Le Conseil prévoit qu’elle sera assurée par le président de l’Assemblée nationale, Amadou Mame Diop, et non par M. Sall. « La durée du mandat du président de la République ne peut être réduite ou rallongée », répliquent les juges. Ces décisions ont été annoncées alors qu’une loi sur l’amnistie était âprement débattue à l’Assemblée nationale. Avec 94 voix pour, 49 contre et trois abstentions, la loi a été adoptée et permet d’amnistier toutes les personnes arrêtées dans le cadre des manifestations organisées entre février 2021 et février 2024. Ousmane Sonko, le principal adversaire de M. Sall, incarcéré depuis juillet 2023 pour appel à l’insurrection, pourrait rapidement sortir de prison, à quelques jours du début du ramadan. Comme son bras droit, Bassirou Diomaye Faye, désigné comme le candidat du Parti africain du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, le Pastef, dissous en juillet 2023 par les autorités. En prison depuis près d’un an, pour outrage à magistrat, il pourrait battre campagne. Une opposition fragilisée Si la décision du Conseil constitutionnel sur la liste des candidats empêche définitivement toute participation de M. Sonko à l’élection présidentielle, son camp veut aller au scrutin coûte que coûte. « Diomaye, c’est comme Sonko. Il pourra sortir pour accompagner son candidat, ce que beaucoup ne voulaient pas. Dieu fait bien les choses, cette loi a été votée », se félicite le député Abass Fall, issu du Pastef, même s’il a voté contre le texte d’amnistie. Porté par le président de la République pour « pacifier l’espace politique », le projet de loi d’amnistie faisait polémique, tant au sein de l’opposition que de la majorité. Le texte demeure impopulaire auprès d’une grande partie de la population, car il pourrait amnistier les responsables de la mort de la soixantaine de personnes tuées et des centaines blessées, depuis mars 2021, au cours des manifestations. Les ex-députés du Pastef ont hésité sur leur vote jusqu’au dernier moment. « Est-ce que les crimes de sang sont dans le champ d’application de cette loi d’amnistie ? », a demandé le député Oumar Sy à Aïssata Tall Sall, la ministre de la justice, tout en rappelant que son parti n’avait jamais été demandeur de cette loi, même s’il en bénéficierait. « Toutes les infractions criminelles et délictuelles sont incluses, c’est clair », a répondu la ministre qui a tout de même ajouté : « Toutes les victimes seront assistées et soutenues. » Finalement, l’opposition a voté de façon désunie. Celle-ci est fragilisée à la veille du scrutin, c’était un des souhaits du président sortant, et peut-être le seul pari qu’il a pour l’instant gagné, alors que son candidat, M. Ba, apparaît plus faible que jamais, après un mois de crise politique. p coumba kane (à paris) et théa ollivier Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus 6 | planète 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 La mer Rouge menacée après un naufrage Un vraquier chargé d’engrais chimiques a été coulé par les houthistes au large du Yémen L’ inquiétude grandit en mer Rouge, depuis le naufrage, survenu samedi 2 mars, d’un navire chargé d’engrais chimique, au large du port de Moka, au Yémen. Parti des Emirats arabes unis, le Rubymar était en route pour le canal de Suez et la Bulgarie, lorsque la salle des machines a été touchée par des missiles lancés par des rebelles yéménites, le 18 février. Le vraquier, propriété de la société britannique Golden Adventure Shipping, battait pavillon du Belize et était exploité par la société libanaise GMZ Ship Management qui parle, elle, d’une immatriculation aux îles Marshall. Les pays les plus proches, Yémen, Arabie saoudite et Djibouti, auraient refusé d’accueillir le navire, par crainte d’une catastrophe écologique. Le bâtiment a jeté l’ancre à 65 kilomètres du rivage, fini par sombrer après évacuation de l’équipage, et repose maintenant sur le flanc, par quelques dizaines de mètres de fond. Il transportait 200 tonnes de mazout de propulsion et 80 tonnes de gazole, ainsi que 22 000 tonnes de phosphate et de sulfate d’ammonium. « Un produit huileux » Mercredi 6 mars, la Commission européenne a mis en place une équipe internationale sous l’égide du centre de coordination de la réaction d’urgence de l’Union européenne. En lien avec les Nations unies – qui ont envoyé cinq spécialistes du programme onusien pour l’environnement –, cette équipe européenne a pour but de fournir une expertise à distance aux autorités yéménites. « Pour le moment, aucune pollution majeure n’a été observée autour du navire. Les bateaux présents sur zone ont juste repéré à la surface de la mer un produit huileux qui pourrait correspondre à des lubrifiants échappés de la salle des machines », explique Christophe Logette, directeur du Centre de documentation, de recherche et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (Cedre) de Brest (Finistère), mobilisé par Bruxelles. Mais ce n’est pas la quantité d’hydrocarbures en jeu, étalés sur une quarantaine de kilomètres, qui préoccupe le plus : le tonnage de mazout est mille fois moins important que celui de l’Amoco-Cadiz, le pétrolier responsable de la marée noire qui avait frappé le nord-ouest de la Bretagne, en 1978. « La menace n’est pas pharaonique, même si le mazout pourrait polluer les côtes du Yémen, notamment celles des Hanish, un archipel d’une vingtaine d’îles à la biodiversité remarquable », selon M. Logette. Les engrais posent plus de questions. Ils ont l’avantage d’être sous forme solide, des granulés de couleur beige qui ne se seraient pas encore répandus dans la mer, la coque du Rubymar ne présentant apparemment pas de brèche. Utilisés dans l’agriculture pour leur apport en azote et en soufre, mais aussi dans les industries pharmaceutique, textile et chimique, en particulier dans les poudres d’extincteur, les produits en présence ne sont pas explosifs, et leur dissolution est lente. Il s’agit de comburants de classe 5, considérés en Europe comme « pas nécessairement com- 21 22 bustibles, mais pouvant provoquer ou favoriser la combustion d’autres matières ». « Il ne faut pas s’attendre à un effet immédiat sur le milieu marin, sauf si la coque du bateau venait à rompre, souligne le directeur du Cedre. Tout va dépendre de la rapidité et de la concentration du déversement, s’il a lieu. » Le risque posé par ces engrais tient à l’apport de nutriments très important qu’ils représentent. Ces granulés sont d’ordinaire consommés à raison d’un kilo à un kilo et demi pour mille mètres carrés. Si la cargaison du Rubymar était relâchée d’un seul coup, on assisterait à une prolifération d’algues, lesquelles consommeraient en abondance l’oxygène dissous dans l’eau, au détriment des autres espèces, végétales et animales. « Pour éviter ce scénario du pire, nous allons étudier à distance la possibilité d’un relèvement de l’épave, afin de la remorquer dans un port pour la vider, sachant que le contexte géopolitique ne s’y prête pas », ajoute M. Logette. Le Yémen, pays le plus pauvre de la La coque du « Rubymar » ne présente apparemment pas de brèche péninsule Arabique, est en proie, depuis 2014, à un conflit opposant le gouvernement aux rebelles houthistes. Ces insurgés proches de l’Iran attaquent, en mer Rouge et dans le golfe d’Aden, depuis novembre 2023, les navires marchands qu’ils estiment liés à Israël, disant agir par « solidarité » avec les Palestiniens, dans le contexte de la guerre à Gaza, déclenchée en représailles à l’attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre 2023. Pour Greenpeace, une grande vigilance s’impose. « Ce naufrage pourrait avoir un impact majeur sur l’environnement, l’économie et la vie des gens, avec des dommages, immédiats et à long terme, pour la vie marine et les écosystè- mes, la contamination de l’eau pouvant perturber les pêcheries locales, menacer la biodiversité et endommager les récifs coralliens, note Julien Jreissati, directeur de l’ONG pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. La prolifération d’algues nuisibles pourrait avoir des effets en cascade sur l’ensemble du réseau trophique et affecter d’autres espèces. » Dauphins, baleines et tortues La menace plane sur cette zone considérée par le Fonds mondial pour la nature comme l’une des plus sensibles au monde. Le long de ses 2 500 kilomètres de côtes, dont 151 îles en mer Rouge, le Yémen présente des rivages rocheux et sablonneux couverts de vasières, mangroves, récifs coralliens et herbiers marins, de première importance. Des communautés marines tropicales figurant parmi les plus variées de la planète, habitées par plus de 400 espèces animales, selon un rapport du ministère de l’eau et de l’environnement yéménite, publié en 2014. Outre les poissons et les invertébrés, les communautés d’herbes marines abritent des dauphins, des baleines, des tortues de mer, dont quatre espèces considérées en danger par l’Union internationale pour la conservation de la nature, ainsi que des dugongs, sorte de lamantins à nageoire caudale triangulaire, espèce herbivore menacée à l’échelle mondiale. Même chose en Erythrée, pays situé en face du Yémen, dont les côtes représentent un linéaire de 2 000 kilomètres, avec 350 îles. Côté Yémen, les autorités s’inquiètent aussi du risque que fait peser ce naufrage sur la ressource en eau douce, fournie en partie par des usines de dessalement. Des équipes locales ont été dépêchées pour inspecter les plages et relever des échantillons, ont déclaré les autorités. Une contamination des côtes serait le « pire des scénarios », ont-elles fait savoir, précisant disposer de barrages flottants pouvant être utilisés pour protéger les zones les plus sensibles. p guillaume delacroix L’affrontement continue entre les opposants mars au projet d’autoroute A69 et le gouvernement 2024 5e édition Une place pour chacun dans un monde en mouvement Inscrivez-vous : agefiph-universite-rrh.fr #URRH2024 Le cargo « Rubymar », endommagé par un tir de missile le 18 février, au large du Yémen, photographié le 1er mars. MAXAR TECHNOLOGIES/AFP Action médiatique à Paris et recours juridiques dans le Tarn maintiennent la pression S ur le dossier de l’autoroute A69, entre Castres (Tarn) et Toulouse, le gouvernement est de nouveau sous pression. Lundi 4 mars, le militant écologiste Thomas Brail a grimpé en haut d’un platane face au ministère de la transition écologique, à Paris, comme il l’avait fait en septembre 2023. Aussitôt, le fondateur du Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) a demandé à être reçu par le ministre Christophe Béchu pour évoquer la situation des « écureuils » qui défendent les chênes et les platanes de la Crem’Arbre, le nom de la zone à défendre (ZAD) installée sur la commune de Saïx (Tarn), sur le tracé de la future autoroute – un projet anachronique, selon les opposants, un moyen de désenclaver le sud du Tarn, pour ses promoteurs. Selon les associations comme La Voie est libre et le GNSA, les cinq activistes toujours perchés n’étaient plus ravitaillés depuis deux semaines. « Il est nécessaire d’appeler l’Etat à respecter les préconisations de l’ONU, nous continuerons à mettre la pression », confie M. Brail, qui s’est entretenu avec deux conseillères avant de lever le camp. Lundi soir, le parquet de Toulouse a autorisé les avocates des militants et des associations, Claire Dujardin et Alice Terrasse, à apporter de la nourriture à leurs clients. Mais, selon elles, les forces de l’ordre ont bloqué les bouteilles d’eau. Le 29 février, le rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement, Michel Forst, avait demandé à la France de prendre des « mesures immédiates » afin d’assurer la protection des militants face à la « gravité des observations » faites sur place les 22 et 23 février. Il a réclamé « une enquête et des sanctions », notamment pour des actes de privation de sommeil, de nourriture et d’eau potable. « Il y a beaucoup d’opacité » A la suite de ce rapport, les opposants ont saisi en urgence la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Dans une décision rendue mercredi, la CEDH a rejeté leurs demandes, rappelant que ces « mesures d’urgence ne s’appliquent qu’en cas de risque imminent de dommage irréparable ». Dans sa réponse à la CEDH, que Le Monde a pu consulter, le gouvernement nie les privations de sommeil et de ravitaillement. La préfecture du Tarn est sur la même ligne, malgré les nombreux témoignages de militants ou les constats dressés par M. Forst. « Le groupe spécialisé de la gendarme- rie est chargé de négocier avec les opposants afin que ces derniers quittent les arbres : les consignes sont d’opérer en toute sécurité », explique la préfecture, qui affirme que les forces de l’ordre n’ont pas voulu empêcher les « écureuils » de dormir mais « ont pu utiliser leurs lampes torches pour vérifier qu’il n’y avait pas d’incident dans les arbres, de manière ponctuelle ». « Nous réservons la possibilité de saisir de nouveau la Cour, comme elle nous en laisse la possibilité, si des atteintes sont constatées », note Me Dujardin. Outre deux plaintes aurpès du rapporteur de l’ONU, le GNSA a aussi saisi la Défenseure des droits. Un recours en référé a enfin été introduit auprès du tribunal administratif de Toulouse, pour contester la légalité des coupes d’arbres sur la zone. Dans sa demande d’autorisation environnementale, le concessionnaire Atosca avait classé ce bois dans la catégorie à « fort enjeu écologique » et indiqué qu’aucun abattage n’aurait lieu hors de la période du 1er septembre au 15 novembre. L’arrêté d’autorisation environnementale du 1er mars 2023 demandait donc au concessionnaire de respecter ces conditions. Les premières coupes dans ce bois ont pourtant commencé le 21 fé- vrier. Si l’arrêté permet de déboiser entre le 15 février et le 31 mars, des investigations préalables doivent être menées par un écologue puis validées par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). Mais aucun document n’a été rendu public. Pour éclairer ce point, des associations ont déposé un référé « mesures utiles », en cours d’instruction. Dans sa réponse, le préfet du Tarn affirme qu’Atosca a bien produit un document. « Il évoque le fait que le concessionnaire a établi un rapport le 15 février mais ne communique pas la pièce et fait l’aveu qu’elle n’est pas instruite par ses services, estime Me Terrasse. Il y a beaucoup d’opacité. On demande que le tribunal enjoigne au préfet de faire cesser les travaux. » La préfecture précise que « des inspections ont été menées arbre par arbre par un expert écologue (…). Sur 118 arbres expertisés depuis le 15 février, 106 ne comportent pas de traces d’oiseaux ni de chiroptères, ce qui a conduit l’écologue à considérer la zone comme à moindre enjeu ». Mais des échanges entre le concessionnaire et la Dreal sont encore en cours pour confirmer cette analyse. p matthieu goar et stéphane mandard |7 FRANCE Ukraine : Macron espère un sursaut de l’opinion 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Le chef de l’Etat veut convaincre de la gravité de la situation. Il a reçu ses prédécesseurs à l’Elysée mercredi L e tragique de l’histoire s’est invité à l’Elysée. Mercredi 6 mars, il est 18 heures quand François Hollande franchit les portes du palais présidentiel pour rejoindre le salon doré où le précède Emmanuel Macron. Au premier étage, aux côtés d’une toile de Pierre Soulages, les deux chefs d’Etat, l’un ancien, l’autre en fonctions, parlent de la guerre qui frappe l’Ukraine, envahie depuis le 24 février 2022 par les troupes russes, et de l’opinion qui tend à l’oublier. François Hollande avait quelques conseils à donner à son successeur, lui qui a vécu, lors de son mandat, la révolution pro-européenne de Maïdan en 2014 à Kiev, à l’origine d’une grande partie de la fureur de Vladimir Poutine. En diplomatie, en particulier avec le chef du Kremlin, qui, selon l’ancien président de la République, ne comprend que le rapport de force, il est préférable de « ne pas dire ce que l’on va faire et de faire ce que l’on n’a pas dit », confie François Hollande à quelques journalistes sur le perron de l’Elysée. « Moins on en dit, mieux on agit », insiste-t-il avant de quitter la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Telle est la logique de dissuasion, pense François Hollande. Nicolas Sarkozy, qui s’est éclipsé du palais après son entretien, s’est montré moins disert. Il avait peut-être déjà tout dit dans son ouvrage Le Temps des combats (Fayard, 2023). « La France a tort de livrer des armes à flux continu à l’un des belligérants », écrit-il, évoquant l’Ukraine. Le Parquet national financier a ouvert une enquête en 2020 sur les raisons pour lesquelles M. Sarkozy a été rémunéré à hauteur de 500 000 euros par une société d’assurances russe, RESO-Garantia. « Défense de nos valeurs » Aux dires de l’Elysée, Emmanuel Macron voulait « consulter » et « recueillir les avis » de ses pairs sur cette crise géopolitique majeure. Un tel cérémonial est rare, signe que l’heure est jugée grave. Voilà un peu plus d’une semaine, à l’issue d’un sommet sur l’Ukraine à Paris, le 26 février, le chef de l’Etat a indiqué qu’il n’y avait, pour le moment, « pas de consensus pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol ». Mais « rien ne doit être exclu », avait-il ajouté. Emoi international. Tollé intérieur. L’OTAN tempère le propos et l’opposition étrille le comportement jugé « va-t-en-guerre » du L’ancien président de la République François Hollande, à l’Elysée, le 6 mars. GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP chef de l’Etat, accusé par ses contempteurs de précipiter une troisième guerre mondiale. « Emmanuel Macron joue au chef de guerre mais c’est la vie de nos enfants dont il parle avec autant d’insouciance », s’insurge, sur X, la leader d’extrême droite Marine Le Pen. Nullement question de corriger le tir au sommet de l’Etat. Et si Emmanuel Macron conviait, mercredi, les anciens chefs d’Etat, c’est moins pour les écouter que pour faire entendre sa voix. Le locataire de l’Elysée, nie toute désinvolture et assume chaque mot prononcé le 26 février. Depuis Prague, mardi, il appelle les alliés de l’Ukraine à ne pas être « lâches ». Emmanuel Macron a lu Les Somnambules, l’ouvrage de Christopher Clark (Flammarion, 2013) décrivant l’aveuglement coupable des Européens avant la première guerre mondiale. Redoutant de vivre un moment Redoutant de vivre un moment de bascule de l’histoire, Macron entend réveiller l’Europe face au péril russe comparable de bascule de l’histoire, il entend, selon son entourage, réveiller le Vieux Continent face au péril russe. « Ce qui se joue, c’est la défense de nos valeurs et le droit des peuples à disposer d’euxmêmes », martèle-t-on à l’Elysée. Kiev est en situation délicate et le président russe, Vladimir Poutine, ne connaît pas de limites, veut faire savoir Emmanuel Macron. Le message sur X de Dmitri Medvedev, le 14 février, a fait fré- mir Paris. L’ex-président russe, fidèle de Poutine, évoquait la menace d’un attentat contre Emmanuel Macron pour justifier l’annulation d’un voyage du président français à Kiev. Une fake news entendue à l’Elysée comme une menace ciblant le chef de l’Etat. A cela s’est ajoutée l’annonce du décès de l’opposant russe Alexeï Nalvany, le 16 février, dans sa prison reculée de l’Arctique. La multiplication de cyberattaques et la propagation de désinformation prorusse à grande échelle orchestrée par le réseau Portal Kombat ont achevé de mettre l’Elysée sous tension. Mise en scène Mais il reste à convaincre l’opinion publique de la gravité du moment et de la nécessité de hausser le ton face à Moscou. Exercice délicat. « L’idée de la guerre est déjà dans la tête des gens », observe le politologue Gérard Le Gall. Mais « l’opinion veut la paix », soulignet-il. Pour remporter cette bataille de l’opinion, et faire comprendre que ne pas soutenir suffisamment Kiev reviendrait à capituler devant Vladimir Poutine, un brin de mise en scène a été jugé nécessaire. L’invitation lancée aux deux anciens chefs d’Etat fait partie d’un scénario visant à remettre l’Ukraine au cœur des débats. Après avoir reçu François Hollande et Nicolas Sarkozy, le chef de l’Etat devait réunir, jeudi, à l’Elysée, les chefs de parti, allant de La France insoumise au Rassemblement national (RN) en passant par Les Républicains et les socialistes, comme il l’avait fait à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) les 30 août et 17 novembre 2023. A l’époque, personne ne s’était opposé au soutien à l’Ukraine. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le chef de l’Etat veut que chacun dévoile son jeu, se positionne pour ou contre l’accord de sécurité avec l’Ukraine conclu le 16 février qui, aux dires de l’Elysée, « inscrit notre soutien à l’Ukraine dans la durée pour faire échec à la guerre d’agression de la Russie ». L’article 50-1 de la Constitution, déclenché par le président, ouvre l’accord à un débat puis à un vote au Parlement, qui aura lieu le 12 mars à l’Assemblée nationale. « Bas les masques. Il n’y a rien de mieux qu’un vote pour savoir où les gens habitent », se félicite-t-on à l’Elysée, où l’on espère démontrer à cette occasion la complaisance du RN envers le Kremlin et gêner le parti d’extrême droite, qui fait la course en tête pour les élections européennes de juin. « Ne laissez pas entrer les nationalismes. Ils étaient déjà la guerre, ils sont désormais la défaite face à la Russie », a lancé le chef de l’Etat devant ses ministres, mercredi matin. p claire gatinois Pour les européennes, la droite mise sur l’agricultrice Céline Imart La céréalière tarnaise, qui présente un parcours atypique, est numéro deux sur la liste du parti Les Républicains pour le scrutin du 9 juin C éline Imart parle vite. L’accent chante par pointe et les sujets fusent. A 41 ans, la numéro deux sur la liste du parti Les Républicains (LR) aux élections européennes du 9 juin a déjà eu plusieurs vies. La dernière l’amène mardi 5 mars à la brasserie Le Bourbon, à Paris, lieu de rendez-vous incontournable des parlementaires. Il y a quelques semaines, elle s’activait sur le barrage de l’A68 chez elle dans le Tarn. Mais, avant d’évoquer son engagement politique récent, la céréalière, à la tête d’une exploitation de 230 hectares près de Cuq-Toulza (Tarn), digresse. « Adolescente, j’ai été happée par le Chili à travers les livres de Pablo Neruda et les poèmes de Gabriela Mistral, alors je m’étais juré d’y aller », dit-elle pour évoquer une ligne moins romanesque sur son CV, directrice financière d’une filière du groupe Bolloré à Santiago. La Tarnaise s’étonne de la surprise suscitée par son profil. « J’entends que je ne pourrais pas vraiment être une agricultrice parce que j’ai fait Sciences Po et l’Essec. Mais c’est quoi cette vision méprisante des agriculteurs ? » Elle assume ce parcours de bonne élève, avant la bifurcation à 28 ans pour reprendre la ferme familiale. Cinq générations l’ont précédée mais ses parents l’imaginaient mener une carrière à l’international. « J’avais besoin d’un métier avec du sens », dit-elle. Pour mener cette campagne, cette mère de famille a pris ses dispositions mais garde encore un pied dans la terre. « Quand je l’appelle, elle est une fois sur deux sur son tracteur », dit en souriant la tête de liste LR, François-Xavier Bellamy. Le choix de Céline Imart est d’abord celui d’Eric Ciotti. Le président de LR la présente comme « le visage de l’avenir de nos territoires ruraux méprisés et oubliés par le pouvoir actuel ». Au sein du parti, où elle a récemment pris sa carte, l’étonnement initial laisse place aux éloges. « Ciotti eu du pif avec elle », salue le député LR de la Loire Antoine VermorelMarques. « Haranguer les politiques » Son style commence à imprimer. Pour sa première matinale sur BFM-TV, le 26 février, la novice critique Emmanuel Macron, en l’accusant de gérer la crise agricole « comme une grève à la SNCF ». Dans les allées du Salon de l’agriculture, l’équipe de M. Ciotti et l’entourage de M. Bellamy s’échangent les messages qui vantent le répondant de leur candidate. L’intéressée, elle, découvre le Salon « de l’autre côté de la barrière ». Comme porte-parole d’Intercéréales (l’interprofession des céréaliers), elle « aimait haranguer les politiques », une habitude prolongée sur les plateaux télé. En 2016, elle accuse Jean-Luc Mélenchon sur France 2 d’« insulter les agriculteurs français ». A force d’interventions médiatiques, elle forge sa réputation. En 2019, Le Point la présente comme « l’agricultrice qui rend les écolos verts de rage ». Sur ce modèle productiviste dont elle serait une représentante, Céline Imart dit avoir un usage raisonné des produits phytosanitaires et fait un rapide cours d’histoire agri- cole. « Après 1945, on a dit aux paysans de produire plus pour nourrir le pays. Et maintenant, la société nous dit qu’il faut produire autrement. Mais, au lieu de présenter une trajectoire, de financer cette transition, on nous dit qu’on est une partie du problème. Certains écologistes sont incapables de voir qu’on est une partie de la solution », avance celle qui n’hésite pas à écrire sur X que la place des militants des Soulèvements de la Terre (un collectif écologiste radical) n’est pas au Salon de l’agriculture mais « en prison ». Avec elle, la droite laboure la question agricole depuis le début de la campagne. Au risque d’épuiser le sujet avant le 9 juin ? « L’agriculture recoupe des problématiques plus larges, comme celle des surtranspositions de normes euro- péennes en France, relève l’eurodéputée LR Anne Sander. Les artisans, les petits patrons ont aussi ce sentiment de crouler sous les normes. Et puis Céline Imart a vocation aussi à s’exprimer sur d’autres sujets. » D’ailleurs, elle brûle de débattre avec les candidats de Renaissance ou du Rassemblement national (RN). « Quand Jordan Bardella [le président du RN] dit qu’il est contre le libre-échange, je l’invite à parler à nos vignerons pour savoir ce qu’ils pensent de l’impossibilité d’exporter nos vins », lance-t-elle. Mais, perché sur son nuage sondagier, M. Bardella ne voit pas l’intérêt de ferrailler avec la représentante d’une liste LR estimée à 8 % dans plusieurs sondages. Le lot des partis en jachère électorale comme LR. p alexandre pedro 8 | france 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Budget: 20milliards d’euros d’économies pour 2025 Devant les parlementaires, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ont fait face à un concert de reproches L es débats d’ordinaire experts et feutrés de la commission des finances de l’Assemblée nationale ressemblent de plus en plus aux échanges musclés et tumultueux qui se déroulent dans l’Hémicycle. Mercredi 6 mars, deux heures durant, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, et le ministre délégué chargé des comptes publics, Thomas Cazenave, ont fait face à un concert de reproches de la part des commissaires aux finances de l’Assemblée nationale, avant d’affronter ceux du Sénat, pendant près de trois heures. Les deux ministres de Bercy étaient venus présenter leur programme d’économies de 10 milliards d’euros dans le budget 2024, qui, faute d’avoir fait l’objet d’un projet de loi de finances rectificative, ont pris la forme d’un décret d’annulation de crédits, permettant à l’exécutif d’éviter un examen public difficile dans une Assemblée où il n’a plus la majorité absolue. Annoncées le 18 février, moins de deux mois après l’adoption du budget 2024, ces économies ont été justifiées par des prévisions de croissance plus faibles que prévu : 1 % au lieu de 1,4 %, voté dans le budget à l’automne 2023. Mais le recours au règlement plutôt qu’à la loi pour des économies d’une telle ampleur est rarissime, la pratique étant plutôt de procéder par décret pour des corrections budgétaires de quelques centaines de millions d’euros en cours d’année. En pourcentage du budget initial Principales annulations de crédits du budget de 2024, en millions d’euros Ecologie, développement et mobilité durables 2 222 1 100 Travail et emploi 4,9 % Recherche et enseignement supérieur 904 2,8 % Engagements financiers de l’Etat 900 1,5 % Aide publique au développement 742 12,5 % Cohésion des territoires 737 3,8 % Enseignement scolaire 692 0,8 % Justice 328 2,7 % Solidarité, insertion et égalité des chances 307 1% Economie 304 7,1 % Gestion des finances publiques 235 2,2 % Sécurités 232 1% Culture 204 5,2 % Sport, jeunesse et vie associative 180 9,9 % Immigration, asile et intégration 175 8,1 % Infographie : Le Monde « Insincère », « déni de démocratie », « austérité », « conduite toujours plus autoritaire », « budget construit sur du sable »… Furieuses d’avoir été privées d’un débat en séance, les oppositions n’ont pas retenu leurs griefs face aux deux ministres de Bercy. Les accusant d’avoir tardé à ajuster les chiffres du budget 2024, malgré les alertes de plusieurs organismes internationaux sur le ralentissement. Contestant leurs arbitrages dans les coupes budgétaires. Leur reprochant d’être encore trop optimistes pour l’année 2024. De mettre en danger la croissance avec une politique de rigueur trop stricte, alors que l’économie ralentit. De tailler trop, ou pas assez, dans la dépense publique, et pas aux bons endroits. De ne pas augmenter les impôts, de ne pas réduire les niches fiscales. Des budgets « pas sincères » « Nous avions été beaucoup de députés à vous prévenir que ce chiffre [une croissance de 1,4 % en 2024] ne pourrait pas être atteint », a d’emblée attaqué Eric Coquerel, le président (La France insoumise, LFI) de la commission des finances de l’Assemblée nationale, regrettant de n’avoir été informé des mesures que « par un pli à 0 h 28 », la veille du conseil des ministres Cahier numéro un de l’édition n°3101 du 7 au 13 mars 2024 MARCHE ZONES D’OMBRE IRAN LADESLONGUE IMPÔTS LED’ACRILAIND’MINCALARME CULTURE DELESSYLVAIN FEMMES TESSON IMMOBILIER TRAVERSER LA CRISE Crédits Comment les décrocher Négociations Les stratégies gagnantes EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX Source : ministère de l’économie du 21 février. Même tonalité à droite : « Vous avez présenté des budgets qui n’étaient pas sincères, et vous le saviez », a renchéri le député Rassemblement national de la Somme Jean-Philippe Tanguy. « Je me demande si vous avez agi comme des apprentis sorciers ou des autruches ? », a ironisé la députée Les Républicains (LR) de l’Orne Véronique Louwagie. Les chiffres du gouvernement sont encore en deçà de la réalité, a estimé pour sa part le député Liberté, indépendants, outre-mer et territoires Charles de Courson. « Alors qu’en septembre 2023 aucun organisme de prévision n’avait estimé crédible votre prévi- Arbitrages contestés D’autant que la cure d’amaigrissement n’est pas terminée. « Nous devons garantir que les 10 milliards d’économies réalisées en 2024 soient pérennes, a annoncé M. Cazenave. Et, d’autre part, porter notre effort de 12 à 20 milliards d’euros d’économies supplémentaires pour l’année 2025. » « N’êtes-vous pas en train de faire une politique procyclique ?, s’est inquiété le député socialiste de l’Eure Philippe Brun. En train de saigner le malade et de porter une atteinte encore plus grande à la croissance ? » Des politiques publiques font d’ores et déjà l’objet de revues de dépenses, ont précisé les ministres, dont les aides aux entreprises, les politiques de l’emploi, la formation professionnelle et l’apprentissage, la prise en charge des affections de longue durée, les aides au secteur du cinéma ou encore l’absentéisme dans la fonction publique. Les lois de programmation pluriannuelles sont aussi dans le viseur, puisque Bercy entend se pencher sur les « mesures de maîtrise de la loi de programmation militaire », ainsi que sur les « dépenses immobilières des ministères sous loi de programmation », a déclaré Bruno Le Maire. Les arbitrages dans les coupes ont aussi été contestés. Les budgets les plus mis à contribution sont la transition écologique, le travail, l’aide au développement ou l’éducation. Les élus LR ont reproché au gouvernement de n’avoir pas touché aux dépenses sociales, se cantonnant à tailler dans les dépenses de l’Etat. Les écologistes, eux, ont déploré les 2,2 milliards d’euros récupérés sur le budget de l’écologie. « Les inondations ravagent le Pas-deCalais, les canicules s’enchaînent, mais l’écologie ne fait pas partie de vos priorités », a regretté la députée écologiste de Paris Eva Sas. « On ne renonce en rien à la transition écologique », a répondu M. Cazenave, assurant que les « dépenses vertes » augmentent de plus de 8 milliards d’euros en 2024, même après les annulations de crédits. « Vous envisagez des économies partout, sauf dans la mission la plus importante de l’Etat, les niches fiscales, a regretté le député LFI du Nord David Guiraud. Les niches fiscales, c’est 140 milliards d’euros ! » p elsa conesa LFI marque son engagement pour la Palestine dans sa liste aux européennes La militante franco-palestienne Rima Hassan figure en septième position sur la liste, menée par Manon Aubry, pour le scrutin du 9 juin F Tous les prix La baisse, jusqu’où ? 10,3 % sion à 1,4 %, vous venez de réajuster ce taux, alors que les mêmes organismes ont abaissé leur prévision en dessous de vos 1 % », a critiqué le député de la Marne. Intervenir rapidement était indispensable, a fait valoir M. Cazenave : « Ceux-là mêmes qui nous reprochent de prendre ce décret d’annulation rapidement, nous auraient reproché dans quelques mois, voire quelques semaines, de ne pas avoir agi assez tôt si nous ne l’avions pas pris. » Un budget rectificatif sera présenté cet été en cas de nouvelle dégradation, ont répété les ministres, ce qui apparaît de plus en plus probable. in du suspense à La France insoumise (LFI). La formation a dévoilé, mercredi 6 mars, la composition de sa liste aux élections européennes. Une liste « maison » menée par l’eurodéputée sortante Manon Aubry, comme en 2019. A l’exception d’Anne-Sophie Pelletier, exclue du groupe LFI en décembre 2023, les députés sortants (Younous Omarjee, Leïla Chaibi et Marina Mesure) sont reconduits dans le top 5 des positions éligibles. Pour le reste, les candidatures d’ouverture politique sont réduites à quelques débauchages. Ces derniers jours, les négociations avec le Nouveau Parti anticapitaliste ou Génération.s avaient tourné court, tandis que celles avec les partis de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) n’avaient jamais vraiment débuté faute de volonté des Verts, du Parti socialiste (PS) et des communistes. En conférence de presse, il restait donc à LFI la mise en valeur de plusieurs « ex ». Un ancien maire écologiste et eurodéputé EELV sortant, Damien Carême (en 8e position sur la liste), un ancien coordinateur de Génération.s en rupture de ban, Arash Saeidi (6e), une ancienne responsable des Jeunes Ecologistes, Camille Hachez (19e place), ou encore une militante écologiste du parti d’Aymeric Caron, Révolution écologique pour le vivant, Carine Sandon (11e). Si Manon Aubry souhaite afficher un « regroupement de tous les orphelins de la Nupes », la composition de la liste fait dire à un cadre de gauche que LFI n’a réussi qu’à recréer la « Nupes du pauvre ». Au Parti socialiste, un autre s’amuse de cette liste qui, dit-il, ressemble un peu à ce qu’avait fait le PS, en 2019, en La tête de liste LFI souhaite afficher un « regroupement de tous les orphelins de la Nupes » débauchant individuellement des figures d’ouverture. « Ça n’a pas imprimé… », mesure-t-il. Même à l’intérieur de LFI, certains regrettent le peu d’attraction exercée par le mouvement, deux ans à peine après avoir réussi à former une large alliance autour de la Nupes. En 2019, la formation avait réussi à attirer une porte-parole de l’ONG Oxfam, Manon Aubry, propulsée en tête de la liste. Cinq ans plus tard, le début de la liste est trusté par des figures politiques déjà identifiées comme « insoumises ». A la quatrième place figure l’inspecteur du travail et militant CGT Anthony Smith, sanctionné pour avoir exigé des masques pour des salariés pendant l’épidémie de Covid-19. De quoi envoyer un message social, mais cela fait aussi longtemps que le syndicaliste est proche de LFI. Les militants zélés récompensés La principale nouveauté, principale prise de risque aussi, réside dans la juriste et militante des droits des Palestiniens, Rima Hassan, septième sur la liste. Pour LFI, c’est une manière d’affirmer l’importance de la cause palestinienne, de dire aussi que les polémiques suscitées, à l’automne, par les prises de position de certains « insoumis » après l’attaque du 7 octobre 2023 n’ont pas fait céder d’un pouce le mouvement, au contraire. « Nous sommes fiers de faire de la place à son parcours singulier », a affirmé le coordinateur national de LFI, Manuel Bompard, à propos de la Franco-Palestinienne, née dans un camp de réfugiés palestiniens en Syrie. La campagne « insoumise » des européennes sera « pour la paix », à Gaza comme en Ukraine, a-t-il indiqué. En matière de diversité sociale, les mêmes lacunes, qui ont pesé sur les socialistes, pourraient bien se retrouver dans cette liste. Il y a bien – mais pas à des placesclés – un militant des quartiers nord de Marseille, et « insoumis » de longue date, Mohamed Bensaada (14e), le restaurateur Nordine Raymond (15e place), le chauffeur de VTC Brahim Ben Ali (20e), ou encore le cheminot Bérenger Cernon (22e). Le comité électoral récompense d’abord des militants zélés : après avoir inlassablement porté le projet d’une liste commune, et malgré leur échec, les animateurs des Jeunes Insoumis.es Emma Fourreau et Aurélien Le Coq se retrouvent à la 9e et 10e place. Aucun des candidats d’ouverture n’était présent au siège du mouvement, mercredi, mais ils devraient apparaître le 16 mars, lors d’un meeting de lancement de campagne au Parc des expositions de Villepinte (Seine-Saint-Denis). D’ici là, les militants « insoumis » sont appelés à voter cette « proposition de liste » en ligne. Proposition très complète : il ne reste en effet que deux places vides. De quoi laisser au moins à Jean-Luc Mélenchon une position symbolique. p julie carriat france | 9 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 LFI et EELV encore rattrapés par #metoo De nouveau, des élus des deux partis de gauche font face à des accusations de violences sexuelles ou psychologiques L’ histoire bégaie pour Europe Ecologie-Les Verts (EELV) et La France insoumise (LFI). Dix-huit mois après les affaires ayant porté sur le député « insoumis » du Nord Adrien Quatennens, condamné pour violences conjugales, et sur son collègue écologiste de Paris Julien Bayou, accusé de violences psychologiques par son ex-compagne, les deux partis de gauche se trouvent à nouveau face à la vague #metoo. Mardi 5 mars, Le Parisien a révélé que la députée LFI de Seine-etMarne Ersilia Soudais avait porté plainte pour viol contre son compagnon, Damien Cassé, conseiller municipal « insoumis » de Noisiel (Seine-et-Marne). Dans la foulée, le parti a publié un communiqué s’insurgeant contre la publication du nom de l’élue, « sans le consentement de la victime ». « Comment les femmes victimes de violence pourront-elles encore porter plainte ? », s’interroge la missive. Avant Le Parisien, c’est Alice Cordier, directrice du collectif identitaire Némésis, qui avait commencé à éventer l’affaire. Lundi 4 mars, la militante évoquait sur le réseau social X une plainte pour « viol » déposée par « une députée bien médiatisée de LFI (…) contre son conjoint, lui aussi élu LFI ». « Par discrétion, je ne donnerai pas de nom », ajoutait-elle. De quoi semer le trouble au sein de la gauche. « C’est hallucinant de voir que, quand un élu de gauche dépose plainte, cela sort d’abord dans les réseaux d’extrême droite », s’émeut la députée écologiste de Paris Sandrine Rousseau auprès du Monde. Mercredi 6 mars, le procureur de la République de Meaux a confirmé la tenue d’une enquête préliminaire pour des chefs de « viol par conjoint », d’« appels téléphoniques malveillants », de « harcèlement moral » et de « violences psychologiques » à la suite d’une plainte déposée le 2 mars. Mais, ce mercredi, c’est un autre passage du communiqué de LFI, appelant « au respect de l’intimité » et à « la vie privée d’Ersilia Soudais » qui a fait sursauter plusieurs élus, en particulier les femmes. Cette rhétorique leur a rappelé l’affaire Quatennens. En septembre 2022, après avoir reconnu une « gifle » infligée à son ex-compagne, le député avait lui aussi invoqué le respect de « sa vie privée ». Il avait été conforté par Jean-Luc Mélenchon, qui avait réduit les accusations à un « divorce conflictuel ». L’élu du Nord avait été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violences conjugales. La communication externe du mouvement sur les accusations d’Ersilia Soudais a donc fait jaser en interne, alors qu’il a été demandé à ses élus de s’abstenir de LFI a demandé le « respect de l’intimité ». Une rhétorique qui rappelle l’affaire Quatennens et a fait sursauter plusieurs élus tout commentaire, et qu’aucune information ne leur a été fournie. « On ne le relaie pas [l’article du Parisien], on ne le commente pas et surtout aucun message sur les boucles où se trouve Ersilia », indiquait le matin même un message transmis à de nombreux cadres. Plainte contre Julien Bayou Mercredi, sur X, la députée LFI Clémentine Autain a invité à « prendre la mesure de la dimension politique de ces faits historiquement renvoyés au privé et à l’intime ». Sandrine Rousseau a quant à elle appelé Mathilde Panot pour lui rappeler que ces sujets ne relevaient pas « de la sphère privée ». Au sein de LFI, on avance que la préoccupation première du mouvement était de protéger la victime et l’enquête par un texte rédigé avec l’accord d’Ersilia Soudais et de son avocate, Jade Dousselin. Le mouvement précise également que la députée a été accompagnée dans ses démarches. Selon une source interne, l’élue a saisi la cellule en charge des « violences sexistes et sexuelles », qui a transmis Le récit intime et politique d’une ancienne proche de François Ruffin Dans « L’Amour et la révolution », Johanna Silva, ex-collaboratrice du député LFI, donne à voir les hauts et les bas du militantisme à gauche L es lecteurs du livre du journaliste Rachid Laïreche François Ruffin. La revanche des bouseux (Les Arènes, 2021) se souviennent peut-être de « Johanna », ce personnage mystère que le narrateur cherche en vain, comme une clé susceptible d’éclairer son sujet. Il s’agissait en réalité de Johanna Silva, ancienne attachée parlementaire de François Ruffin (en 2017 et 2018). Artisane de la victoire de ce dernier aux élections législatives de 2017, dans la Somme, sous l’étiquette de La France insoumise (LFI), la jeune femme de 35 ans sort de l’ombre en son nom après des années de silence. Dans un livre intitulé L’Amour et la révolution (Textuel, 288 pages, 21,50 euros), paru le 6 mars, elle livre un récit, parfois déstabilisant, entre l’intime et le politique. Deux espaces qui sont rarement traités ensemble, mais que Johanna Silva tente de faire coïncider dans un texte en forme de reconquête féministe. Quand commence le récit, en 2013, Johanna Silva a à peine 25 ans. François Ruffin n’est encore qu’un autodidacte amiénois de la politique qui écrit son journal, Fakir, avec une petite équipe. « Il était vieux, un adulte pour de vrai. Pire : un père », se souvient avoir pensé la jeune diplômée de Sciences Po Lille. Juste avant d’entamer avec lui une relation amoureuse, dont elle se demande désormais si elle mérite ce nom-là. Fatigue et désillusions D’abord bénévole, Johanna Silva intègre l’équipe de Fakir. Du tournage du documentaire Merci patron ! au mouvement Nuit debout sur la place de la République (Paris), en 2016, et jusqu’à la campagne des élections législatives de 2017, elle devient indispensable dans l’organisation de la galaxie ruffiniste, la production de ses films, l’animation militante. « Avec François, je pouvais faire n’importe quoi. N’importe quoi ou presque. Il me poussait dans les domaines dans lesquels je lui étais utile. En ce qui concernait l’écriture, ou la prise de parole publique, il était beaucoup moins pressant », remarque-t-elle. Elle donne à voir les hauts et les bas du militantisme à gauche. Après l’effervescence des premières « nuits debout », elle raconte la fatigue et les désillusions : « C’est chouette, que les gens aient enfin un espace de parole, et s’il y a un tel succès, c’est qu’il y avait un besoin. Mais je n’en peux plus, moi, de cet éternel recommencement. » Au fil des années, les dissonances apparaissent. Sur la mort d’Adama Traore, lors de son interpellation par des gendarmes à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), à l’été 2016, par exemple. « Avant de m’engager à quoi que ce soit, je dois mener l’enquête », explique François Ruffin. « Sur les violences policières, (…) c’est comme s’il ne lui était pas rentré dans le crâne qu’elles étaient le fait d’un système et non des bavures isolées », estime Johanna Silva. Désaccord, aussi, sur le féminisme « de classe », centré sur le travail, que prône le député, et qui rend muette l’enfant de la classe moyenne qu’elle est. « Dégoût », enfin, pour les manœuvres et vexations entre appareils. Johanna Silva vomit « les calculs, les mesquineries, les petits pouvoirs et les tristes ambitions ». En prenant la plume, Johanna Silva acquiert aussi un certain pouvoir. A distance, cette fois, des hommes providentiels qu’affectionne la vie politique. p julie carriat son dossier au « comité de respect des principes ». L’exclusion à titre « conservatoire » de Damien Cassé a ainsi été prononcée. Du côté des écologistes, c’est de nouveau Julien Bayou qui est pris à partie. Son ex-compagne, Anaïs Leleux, qui a dévoilé pour la première fois son identité dans un entretien au site Les Jours, annonce avoir déposé plainte contre M. Bayou pour « harcèlement moral » et « abus frauduleux de l’état de faiblesse ». Elle s’en prend aussi au parti avec une plainte spécifi- que pour « abstention d’assistance à personne en danger ». En 2022, la militante n’avait pas déposé plainte, et la cellule d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles d’EELV qui s’était autosaisie de l’affaire après un mail de Mme Leleux avait clos le dossier, n’ayant pas été « en mesure de recueillir [s]a parole ». Aujourd’hui, EELV dit comprendre « les raisons qui ont conduit Mme Leleux à saisir la justice », et se tient « à sa disposition ». En attendant, Julien Bayou ne fait l’objet d’aucune mise à l’écart. Pour Sandrine Rousseau, ces plaintes « ouvrent de nouveaux champs sur les violences psychologiques et économiques » que la justice a « du mal à définir ». Dixhuit mois après avoir dévoilé les faits sur le plateau de « C à vous », plongeant elle-même dans la tourmente, accusée par M. Bayou, dans un entretien au Monde, d’avoir « instrumentalisé » le privé « à des fins politiciennes », la députée écologiste estime « avoir fait ce qu’elle devait faire ». p sandrine cassini WEEK-END U É M S ES LES 16 ET 17 MARS ENTRÉES GRATUITES avec le pass Télérama TOUTES DANS 200 MUSÉES LES INFOS 10 | france 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 É D U C AT I O N Groupes, violences : Belloubet détaille sa vision de l’école La ministre de l’éducation nationale explique au « Monde » qu’une « certaine souplesse » sera accordée aux établissements dans la mise en place des contestés groupes de niveau en 6e et en 5e ENTRETIEN P rès d’un mois après son entrée en fonctions, le 8 février, la ministre de l’éducation nationale, Nicole Belloubet, détaille au Monde sa vision de la mise en œuvre des groupes de niveau au collège, rejetés par l’ensemble de la communauté éducative. Elle évoque également la crise de recrutement des enseignants, les violences dont ils peuvent faire l’objet, ainsi que ses projets à la tête d’un ministère qu’elle souhaite occuper « sur le temps long ». A votre prise de fonctions, vous vous êtes laissé quelques semaines pour réfléchir à la mise en œuvre des groupes de niveau au collège. Qu’avez-vous décidé ? Mon objectif, partagé par le président de la République et le premier ministre, est de rendre notre école plus efficace pour les élèves, et d’améliorer les résultats scolaires. Cela ne peut se faire qu’avec une pédagogie adaptée. Pour le collège, celle-ci doit passer par la constitution de groupes qui nous permettront, dans les deux matières fondamentales que sont le français et les mathématiques, de faire progresser le niveau de tous les élèves en prenant en compte la situation de chacun d’entre eux. Mais s’agira-t-il de groupes de niveau sur l’intégralité des heures de mathématiques et de français en 6e et en 5e, comme l’avait annoncé Gabriel Attal ? Pour atteindre cet objectif du « choc des savoirs », ma préoccupation est de tout faire pour rendre possible cet engagement et de le rendre applicable sur le terrain. Je demande aux enseignants de travailler avec leurs élèves en groupes tout au long de l’année scolaire, en prenant en compte leur niveau et leurs difficultés dans telle ou telle modalité d’apprentissage. Nous allons introduire une certaine souplesse pour les principaux de collège. Ainsi, il appartiendra au chef d’établissement de voir à quels moments dans l’année il faut rassembler les élèves en classe entière, afin de réexaminer la composition des groupes dans ces deux matières fondamentales. Il y a 12 millions d’élèves [en comptant le premier et le second degrés], et les situations diffèrent d’un collège à l’autre. Ce n’est pas à moi, depuis le ministère, de dicter l’emploi du temps dans chaque établissement. C’est une inflexion par rapport au discours que portait Gabriel Attal sur le sujet lorsqu’il était ministre de l’éducation nationale… Non. Lui et moi sommes d’accord à 100 % sur l’ambition. Je crois à l’autonomie des établissements, et je fais confiance aux équipes éducatives. Mais la confiance n’exclut pas les responsabilités. Il y aura un travail avec les corps d’inspection pour voir si ce qui a été imaginé par les équipes répond bien à la commande de la constitution de groupes, peu importe le nom qu’on leur donne pourvu qu’ils fassent progresser les élèves. Les équipes des collèges témoignent de moyens insuffisants pour appliquer cette mesure. L’éducation nationale doit rendre 692 millions d’euros dans le cadre du plan d’économies de 10 milliards d’euros annoncé le 22 février. Avez-vous les moyens d’atteindre l’objectif qui est le vôtre ? J’ai parfaitement conscience qu’il y a des tensions, mais je ne crois pas que le ministère de l’éducation nationale, de très loin le premier budget de l’Etat, puisse s’exonérer de participer à cet effort collectif. Nous allons rendre la réserve de précaution que nous avions, et nous regardons, ligne par ligne, les endroits où nous pouvons faire des économies. Nous ne toucherons pas aux emplois, et nous aurons les moyens de faire les réformes. « ENSEIGNANT EST LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE, MÊME S’IL EST DEVENU DIFFICILE. STOP AU DÉNIGREMENT DE NOTRE ÉCOLE ! » Une partie des 2 330 postes réservés à la création des groupes sont des postes de contractuels. Cela ne pose-t-il pas problème de confier des élèves, surtout les plus fragiles, à des personnels peu formés et peu expérimentés ? Les personnels contractuels que nous recrutons passent devant une commission, et sont recrutés avec des compétences. Mais il nous faut encore travailler sur la question de l’attractivité du métier d’enseignant. L’attractivité dépend bien sûr de la rémunération, mais également de la manière dont les enseignants sont recrutés et formés. Actuellement, le concours après un bac + 5 interroge. C’est un des chantiers que je suis en train de conduire, avec l’objectif de rendre des arbitrages rapidement. Plus tôt nous jouerons sur l’attractivité, plus vite cela nous permettra d’avoir plus d’enseignants encore. N’est-ce pas là votre principal enjeu en tant que ministre ? Toutes les réformes se heurtent à ce problème structurel qui met tout le système scolaire sous tension : vous manquez d’enseignants… C’est un point épineux, en effet. Enseignant est pourtant le plus beau métier du monde, même s’il est devenu difficile. Stop au dénigrement de notre école ! On ne peut pas dire que les enseignants ne font rien, on ne peut pas dire qu’ils font mal, de même qu’on ne peut pas dire que nos élèves n’ont pas envie de réussir à l’école. Vous êtes le quatrième ministre de l’éducation en moins d’un an. Les annonces se sont succédé sans que les acteurs saisissent toujours la cohérence des politiques éducatives. Quel sens entendez-vous donner à votre action ? Je m’inscris dans la continuité des chantiers menés depuis 2017 et l’élection d’Emmanuel Macron, qui a fait de l’éducation une priorité, ainsi que dans le temps long. Le système scolaire et ses acteurs ont besoin de stabilité. J’ai deux ambitions pour l’école. La première, c’est de réactiver l’ascenseur social. Je voudrais que nous puissions décorréler les résultats scolaires des indicateurs socio-éco- Un rapport pointe la « solitude » des enseignants face aux menaces La commission d’enquête parlementaire créée après l’assassinat du professeur Samuel Paty formule 38 recommandations L’ école de la République est en danger. » C’est le constat dressé par les sénateurs François-Noël Buffet (Les Républicains, Rhône) et Laurent Lafon (Union centriste, Valde-Marne) lors de la présentation de leur rapport, mercredi 6 mars, sur le signalement et le traitement des pressions, des menaces et agressions dont les enseignants sont victimes. Ce document conclut les travaux d’une commission d’enquête créée à la demande de Mickaëlle Paty, sœur de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie victime d’un assassinat terroriste, le 16 octobre 2020. Ce drame avait mis en évidence les pressions, et parfois les violences, dont peuvent être victimes les enseignants, sans toujours trouver un accompagnement adéquat pour y faire face. Quelques mois après la création, en juin 2023, de la commission d’enquête, un autre enseignant, Dominique Bernard, a été assassiné à Arras, le 13 octobre. Au cours de leurs travaux, les deux sénateurs ont noté le « terrible sentiment de solitude » des enseignants. Ils appellent à restaurer l’autorité de l’institution scolaire afin d’éviter d’autres drames. En ce sens, trente-huit recommandations sont formulées. Tout d’abord, il s’agit de promouvoir la laïcité au sein des établissements scolaires. Le rapport préconise une meilleure formation des personnels d’éducation, et recommande l’élargissement de l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires « à toute activité organisée par l’institution scolaire, y compris en dehors du temps scolaire (sorties tard le soir, assister à une cérémonie de remise des diplômes…) ». La présentation de ce rapport sénatorial intervient seulement quelques jours après les menaces de mort proférées en ligne à l’encontre du proviseur du lycée Maurice-Ravel, dans le 20e arrondissement de Paris. Lors de son déplacement au sein de l’établissement, mardi 5 mars, en compagnie de la ministre de l’éducation nationale, Nicole Belloubet, la directrice de l’académie de Paris, Valérie Baglin-Le Goff, citée par l’Agence France-Presse, a rappelé les faits. Le 28 février, le proviseur du lycée a demandé à trois élèves d’ôter leur voile, « l’une d’entre elles a ignoré les consignes du proviseur, qui lui a mis une main sur le dos pour lui signaler qu’elle avait quelqu’un derrière elle ». « Il n’y a eu aucune violence, contrairement à ce que certains médias ont relayé », assure-t-elle, alors que des messages ont circulé sur les réseaux sociaux rapportant que le proviseur aurait giflé l’élève. D’après le parquet de Paris, l’élève a déposé plainte pour violences n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail. Le proviseur a, lui, déposé plainte pour acte d’intimi- dation. Le parquet a confirmé l’ouverture d’une enquête pour cyberharcèlement. Cette affaire a eu un fort écho dans la communauté éducative, et une centaine de chefs d’établissement se sont réunis, lundi 4 mars, devant la Sorbonne, à Paris, pour afficher leur soutien envers leur collègue. Journée hommage Une autre problématique est soulevée par les deux sénateurs : la présence de plus en plus marquée des parents d’élèves. « Il est urgent de rappeler qu’au sein des établissements il n’y a pas de partage de l’autorité, et que ce sont bien les personnels d’éducation qui sont chargés de la faire respecter », estime Laurent Lafon. Sur le volet sécurité des établissements et des personnels d’éducation, les deux sénateurs souhaitent une meilleure coordination entre l’administration, les forces de sécurité et la justice. Afin de rendre les dispositifs administratifs et policiers plus efficaces, ils estiment qu’il faudrait rendre automatique l’octroi de la protection fonctionnelle. L’administration aurait, dans un second temps, la faculté de la retirer. Si trois quarts des demandes sont accordées aux enseignants, les délais restent encore « trop longs », notent les sénateurs. En 2022, 3 733 demandes de protection fonctionnelle ont été formulées par le personnel de l’éducation nationale, dont 80 % par le personnel enseignant du premier et du second degrés. Le premier motif de demande correspond aux cas d’atteinte volontaire à l’intégrité de l’agent. Une autre recommandation du rapport reprend une annonce formulée en 2019 par le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Jean-Michel Blanquer, qui préconisait la création de structures spéciales pour les élèves perturba- teurs et polyexclus. Peu de détails ont été donnés sur ce point. Plus symbolique, enfin, les rapporteurs prônent l’organisation d’une journée d’hommage obligatoire aux enseignants assassinés dans chaque établissement en début d’année scolaire. Une manière pour eux de « rétablir le sentiment de confiance » envers une profession fortement traumatisée, rappelle François-Noël Buffet. Ce dernier note que le sentiment d’insécurité des personnels d’éducation grandit : une partie non négligeable affirme s’autocensurer, notamment sur les sujets qui traitent de religion. « Les menaces et pressions subies par les enseignants ne sont plus des cas isolés et ponctuels. Aucun établissement ni aucun territoire ne sont épargnés », concluent les deux sénateurs, qui soutiennent que les incidents déclarés ne seraient que la partie émergée de l’iceberg. p minh dréan france | 11 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Des centres sociaux dans le rouge, l’Etat promet un «geste financier» Ces structures de proximité, présentes sur tout le territoire, y compris en milieu rural, sont confrontées à une hausse des coûts de fonctionnement D nomiques, et de ce point de vue nous devons faire des efforts. Des mesures ont déjà été mises en œuvre, notamment pour l’éducation prioritaire, et je voudrais également travailler, entre autres, sur la ruralité. Ma deuxième ambition est de donner les clés à ces jeunes qui seront les hommes et les femmes de demain, pour s’orienter dans le monde qui sera le leur. Nicole Belloubet, ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse, dans son bureau, mercredi 6 mars. JULIEN DANIEL/MYOP POUR Le monde de l’éducation nationale que vous retrouvez en tant que ministre est-il différent de celui que vous avez quitté en tant que rectrice de Toulouse, en 2005 ? Il existe des permanences, notamment le souci des équipes éducatives de porter les élèves, et de faire de leur mieux pour eux. Deux éléments m’ont cependant frappée. Il y a, me semble-t-il, une plus grande hétérogénéité. Il faut se réjouir que l’école accueille bien tous les enfants, et qu’elle soit de plus en plus inclusive. Dans une même classe, il peut y avoir des élèves très différents, certains à l’aise, d’autres moins, certains qui ne parlent pas français, d’autres qui ont besoin de soins… Toutes les organisations syndicales m’ont fait part de la grande difficulté des enseignants à gérer parfois cette hétérogénéité. Il est important de continuer d’ouvrir l’école à tous. Nous devons poursuivre nos efforts pour les accompagner. Je suis également marquée par les questions de sécurité, qui touchent aujourd’hui l’école comme toute la société. Nous en avons eu deux exemples cette semaine avec les incidents au lycée Maurice-Ravel, à Paris, et au lycée Gustave-Eiffel de Cachan (Val-deMarne), mais des questions de ce type se posent fréquemment. Comment répondre à cette insécurité, que les enseignants ressentent beaucoup et pour laquelle ils déplorent souvent un manque de soutien de leur hiérarchie ? Il faut en finir avec le « pas de vague ». Quand il y a une difficulté, il faut le dire, traiter la situation, et apporter un soutien total et constant aux équipes. Pour que les élèves travaillent et réussissent, il faut des méthodes pédagogiques adaptées, mais nous devons aussi asseoir l’autorité des professeurs. Evidemment, cela ne se décrète pas. Cela passe par des dispositifs pédagogiques, tels que l’apprentissage des valeurs de la République, et par des actions comme l’octroi de la protection fonctionnelle pour un personnel menacé ou en difficulté, ainsi que les signalements au procureur dès que cela s’impose, immédiatement. p propos recueillis par sylvie lecherbonnier, violaine morin et éléa pommiers « LE MONDE » epuis des années, les centres sociaux essaient de faire avec ce qu’ils ont, mais là on est arrivés au bout du bout. Il n’y a plus une seule économie à faire », se désole Tarik Touahria, président de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF). Les acteurs du secteur multiplient les alertes. Jeudi 7 mars, le ministère du travail, de la santé et des solidarités doit annoncer un « geste financier », lors d’une réunion qui réunit les différents partenaires et financeurs. Pour le moment, aucun montant n’a été communiqué. La FCSF, elle, se réjouit de cette annonce, mais rappelle qu’elle réclamait un fonds exceptionnel de 64 millions d’euros. Réparties sur l’ensemble du territoire, ces 2 373 structures de proximité, qui proposent des activités sociales, culturelles, éducatives et familiales, sont confrontées à une augmentation importante des coûts : inflation, hausse des prix de l’énergie, mais aussi l’entrée en vigueur, au 1er janvier, d’une nouvelle convention collective qui a entraîné une revalorisation salariale des personnels. « Une augmentation des salaires bienvenue et absolument nécessaire pour renforcer l’attractivité de nos métiers, rappelle M. Touahria, mais qui a entraîné une hausse du budget des centres sociaux de 8 %. Les financements, eux, n’ont pas augmenté à hauteur de nos besoins. Concrètement, il y a déjà des centres qui ont dû fermer. » Principalement financés par les communes et intercommunalités (41 %), la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF, 30 %) et l’Etat (7 %), les centres sociaux appelaient donc à un « sursaut collectif » et s’étaient mobilisés, le 31 janvier, au cours d’un mouvement national. Selon les chiffres fournis par la FCSF, en 2022, 637 structures étaient en déficit moyen de 31 000 euros. Une situation qui s’est encore dégradée en 2023, assure le président, qui admet toutefois que ce déficit a pu être, en partie, compensé par une hausse des financements de la CNAF. « Missions irremplaçables » « Nous avons négocié avec l’Etat pour avoir une revalorisation de nos financements pour tenir compte de l’inflation et des augmentations salariales, indique Gaëlle Choquer-Marchand, directrice générale déléguée chargée des politiques sociales et familiales de la CNAF. Après une hausse de 4 % en 2023, nos structures de crédit vont permettre d’augmenter de nouveau les financements, à hauteur de 11 % pour 2024. » « L’enjeu, c’est que les autres partenaires augmentent aussi leurs aides pour que le budget progresse. Il ne faut pas que notre effort se traduise par une baisse de financement des autres », ajoute Mme Choquer-Marchand. Mais pour les communes, qui peinent à boucler leur budget, c’était bien à l’Etat de fournir un effort financier. « On est déjà à l’os », pré- « Une hausse des salaires nécessaire a entraîné une hausse des budgets » TArik TouAhriA président de la Fédération des centres sociaux et socioculturels de France vient Gilles Leproust, président de l’Association des maires ville et banlieue de France, convié à la réunion du 7 mars. Selon la FCSF, au moins 4,8 millions d’habitants bénéficient des activités proposées par les centres sociaux. Ces structures sont implantées à 77 % en zone urbaine, dont 44 % dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), et 23 % en zone rurale. Et dans ces localités, où les services publics se font de plus en plus rares, les centres sociaux « deviennent des chaînons indispensables permettant de faire le lien entre les individus et les services de l’Etat », rappelle Gilles Noël, vice-président de l’Association des maires ruraux de France. Les centres sociaux sont à la fois des espaces d’éducation populaire, mais aussi d’activités de loisirs pour les enfants ainsi que des structures où les usagers peuvent trouver des réponses pour leurs démarches : déclara- tion d’impôts, caisse de retraite… Ils remplissent donc des « missions irremplaçables », insiste Gilles Leproust, également maire d’Allonnes (Sarthe). Pour lui, « il faut mettre en place des politiques incitatives, en créant les conditions pour maintenir les centres, mais aussi leur donner les moyens de développer des actions encore plus ambitieuses. Nos populations qui se paupérisent sont vraiment dans le besoin », détaille l’édile. En 2022, d’après l’Insee, le taux de personnes en situation de privation matérielle et sociale a atteint 14 % en 2022, son plus haut niveau depuis 2013. Une situation que constate au quotidien Hervé Bourtourault, le directeur social du centre Saint-Elivet, à Lannion (Côtes-d’Armor), en QPV, où le taux de pauvreté avoisine les 42 %. « On est face à un public de plus en plus précaire, avec une population vieillissante qui doit s’adapter aux démarches numériques, détaille Hervé Bourtourault. Et puis, pour beaucoup de personnes, la pandémie de Covid-19 a entraîné un très fort isolement. » Il note aussi la présence accrue de familles monoparentales touchées de plein fouet par la précarité alimentaire. Un autre chantier se profile. Pour les acteurs interrogés, si l’aspect financier est crucial, il faut aussi réfléchir à la manière de redonner du sens à ces professions, alors que les métiers du lien social continuent à rester peu attractifs. p minh dréan « Ce centre, c’est ma deuxième maison » Dans le quartier de la Bourgogne, à Tourcoing, responsables et bénévoles alertent sur les difficultés financières qui mettent en danger un service essentiel pour les plus précaires REPORTAGE lille - correspondante L e premier à pousser la porte du centre social de la Bourgogne, en cette fin février, vient chercher un recommandé. A l’accueil, Aida Secq n’est pourtant pas factrice, mais elle a suivi une formation. Elle assure, ce matin-là, les services liés au courrier et aux colis, en plus des inscriptions au centre de loisirs. Quand La Poste a fermé, fin 2019, dans ce quartier de Tourcoing (Nord), en pleine rénovation urbaine, il a fallu trouver une solution. Dans quelques mois, une nouvelle Poste ouvrira, dans « la Halle », un bâtiment qui abritera des commerces alimentaires, un poste de police, un cabinet d’infirmières et France services. En attendant, il a fallu faire face. « Ici, les problématiques sociales sont très fortes, la population très paupérisée. Environ un tiers des habitants ne vivent que des minima sociaux, résume Harold George, le directeur du centre social, qui compte 680 familles adhérentes. Nous sommes là pour accueillir l’ensemble de la population, accompagner les initiatives des habitants, favoriser leur émancipation et créer du lien. » Alors, quand, le 31 janvier, les centres sociaux sont descendus dans la rue, partout en France, pour alerter sur la baisse de leurs moyens, la mobilisation a été une évidence. « On a informé les habitants et les familles de ce qui se passait et qu’on était en danger. Tout de suite, ils ont dit : “On peut venir à la manif ?” », raconte Célia Holmes, référente famille. Elle partage son bureau avec quelques collègues, juste derrière l’accueil. Y entre qui veut. On s’y pose pour boire un café, parler, ou confier une situation inextricable, une détresse. « On prend le temps d’écouter et de trouver les associations spécialisées ou les partenaires à contacter. Nous ne sommes pas financés pour ça, mais c’est une partie de la fonction qu’on joue sur ce territoire », résume Célia Holmes. Passée saluer l’équipe, Fatima Belouarrak, la présidente du centre social, conclut : « Les gens viennent parce qu’ils ont confiance, ils se sentent écoutés, acceptés, il n’y a pas de jugement. » Cours d’alphabétisation pleins Dans l’entrée, Rachida Bouhida discute avec une amie. Toutes deux sont devenues bénévoles ici. « On vient pour enlever l’ennui, pour se retrouver. On n’a pas beaucoup d’argent pour faire des activités, alors ici, c’est vraiment bien. Je ne connaissais personne quand je suis arrivée dans le quartier, en 2003. Je passe plus de temps ici que chez moi ! C’est ma deuxième maison ! » Arrivent les participants aux cours d’alphabétisation du mardi matin. Comme celui du vendredi, il est plein et la liste d’attente s’allonge. Deux bénévoles assurent les cours : Korichi Kharfia, qui enseignait le français en Algérie, s’occupe des grands débutants, et Christelle Vanzeveren, enseignante à la retraite, du deuxième niveau. Elles décrivent des apprenants « très assidus ». Un jeune Congolais s’applique sur un exercice de conjugaison. « J’apprends le français pour trouver du travail », dit-il. Quand il sera prêt, peut-être irat-il s’installer dans le bureau de Charles-Xavier Perez. « Je fais de l’accompagnement renforcé pour aider à trouver ou retrouver le chemin du travail, détaille celui-ci. Beaucoup de jeunes sont découragés, ont perdu confiance en eux. » C’est un ouvrage de dentelle pour définir un projet professionnel, trouver la bonne formation, les stages éventuels, décrocher des rendez-vous. Charles Xavier dit avoir « la chance de suivre 80 personnes quand, à Pôle emploi [France Travail], c’est parfois 300 ». Dans un bureau voisin, Houzouz Bouazzaoui, que tout le monde ici appelle Aziz, occupe la fonction de médiateur socio-administratif. Il accompagne « ceux qui sont perdus dans le maquis administratif que la dématérialisation a aggravé, faute de contacts humains ». Il le dit tout net : « Il y a trop de gens qui sont pris dans une paupérisation qui s’aggrave, et qui sont en train de glisser. Nous devons être là, auprès d’eux ! » Si le centre social est au cœur de toutes ces problématiques, il est aussi le lieu où la convivialité a toute sa place. Fêtes, repas, goûters, activités culturelles, groupes de parole autour de la parentalité, sorties, création d’un jardin partagé, on pourrait faire un inventaire à la Prévert de tout ce qui s’invente ici. Le mardi, en début d’après-midi, c’est atelier cuisine. « On cuisine, et après on mange, raconte Hanane Mecif, mais, surtout, on parle entre copines, on se fait des nouvelles connaissances. C’est du temps pour nous. » C’est bientôt l’heure des ados qui débarquent après leurs cours. On joue aux cartes, à la PlayStation, on discute, mais c’est aussi dans ces moments que de beaux projets naissent, comme celui porté par des jeunes qui ont voulu organiser des maraudes pour les sans-abri et sont allés jusqu’au bout, embarquant avec eux des bénévoles et des gens du quartier. Ils planchent déjà sur d’autres projets solidaires. « Les financements consacrés à l’accueil des jeunes ont été divisés par quatre, alors on a plus de mal à en capter, car ça réduit les activités proposées », se désole le directeur du centre social. Il a fallu arrêter le soutien scolaire en 2018, supprimer le centre de loisirs pendant les dernières vacances de Noël et, sur les autres vacances, « on devra réduire de 25 % l’accueil ». Doté d’un budget de 1,9 million d’euros, le centre sera en déficit de 50 000 euros cette année (c’était 70 000 en 2022). Il multiplie les appels à projets pour trouver des financements afin de maintenir des activités, comme le pôle d’excellence de tennis de table. Il est 18 heures, Nasser Lassoued, le coach des jeunes pongistes, n’a pas besoin de donner des ordres, les codes sont connus et respectés. « Ici, on apprend qu’on n’a pas besoin de marcher sur les autres pour grandir, et aussi à gérer ses émotions, à relativiser la défaite et la victoire. C’est ce que j’appelle l’éducation au bout de la raquette ! » Une de ses grandes fiertés ? « Nos joueurs ont bonne réputation. Des clubs pros les invitent à assister à des matchs en VIP. Ils se tiennent super bien et ça change le regard qu’on peut avoir sur les jeunes des quartiers. Rien que ça, c’est formidable ! » p florence traullé ÉCONOMIE & ENTREPRISE Des Etats prêts à revoir la façon de construire 12 | 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Le Forum mondial bâtiments et climat, qui se tient à Paris, veut promouvoir la décarbonation du secteur L e secteur de la construction est un sujet négligé lors des COP, les conférences des Nations unies sur le climat. Quand on sait que le bâtiment est responsable de 37 % des émissions mondiales de CO₂, qu’il représente la moitié de l’utilisation des matières premières et qu’en France 43 % de la consommation énergétique lui est associée, c’est regrettable. Un dernier chiffre, le plus édifiant : la moitié du bâti, en 2050, dans le monde n’existe pas encore. Les efforts pour construire autrement sont donc annulés par cette croissance folle de mètres carrés à venir. En 2015, l’année où les accords de Paris scellent l’objectif de contenir la température moyenne de la planète « nettement en dessous de 2 oC », et de la limiter à 1,5 oC d’ici à la fin du siècle, une première initiative voit le jour : la Global Alliance for Buildings and Construction (Alliance mondiale pour les bâtiments et la construction ou GlobalABC), un regroupement de gouvernements et de professionnels convaincus de l’urgence à changer la manière de construire. Des engagements sont pris, mais la trajectoire n’est toujours pas bonne. Pendant la COP28, à Dubaï, en décembre 2023, la France et le Maroc lancent Buildings Breakthrough, la déclinaison, pour le bâtiment, du Breakthrough Agenda, qui vise à décarboner les grands émetteurs. Objectif : zéro émission d’ici à 2030. Le Forum mondial bâtiments et climat, qui se tient, jeudi 7 et vendredi 8 mars, au Palais des congrès, à Paris, est la première déclinaison de cet appel. « Un effet d’entraînement » Une cinquantaine d’Etats, 30 ministres, des industriels, des institutions financières, 1 800 participants au total, font le déplacement. Parmi les Etats présents se trouvent la Chine et les EtatsUnis, les plus grands émetteurs, le Japon, l’Allemagne, mais aussi le Brésil, l’Egypte, la Turquie, la Côte d’Ivoire, le Cameroun et l’Afrique du Sud, directement concernés par l’emballement urbain. Vendredi midi, les 30 ministres (de la construction, de la transition écologique, du logement, selon les différentes appellations) doivent s’engager sur un texte commun. Cette « déclaration de Chaillot », du nom du palais où aura été négociée, la veille, la dernière version, doit redire l’impératif à agir, la nécessité d’adapter les villes, et que tous – le monde de la ville, du bâtiment, de la finance – avancent dans le même sens. A marche forcée. La déception serait que ce forum soit une redite de ce qui est déjà connu : l’urgence et une partie des remèdes. « Les gouvernements qui négocient n’avancent que si la société civile avance. Depuis la création de la GlobalABC, il y a eu un effet d’entraînement. Avec ce forum, on veut faire avancer la société civile et les gouvernements », expliquent les cabinets des ministres de la transition écologique et du logement, Christophe Béchu et Guillaume Kasbarian. Peser sur le G7 et le G20, pour lesquels ce sujet était jusqu’alors accessoire, est aussi l’un des objectifs. Les biens immobiliers représentent 55 % de la richesse mondiale. Que deviennent tous ces actifs, dans ce contexte climatique changeant ? Désormais, les grands investisseurs recherchent des bâtiments adaptés et assurables. Dans la foulée de l’initiative Buildings Breakthrough, l’objectif est zéro émission d’ici à 2030 « Les Etats doivent se positionner. Mais tant que les politiques ne feront pas ce qu’ils disent qu’ils vont faire, cela ne fonctionnera pas », met en garde Christine Leconte, la présidente du Conseil national de l’ordre des architectes. « On laisse faire Neom en Arabie saoudite. Les entreprises françaises répondent, et, avec elles, des sous-traitants. Ethiquement, cela interroge. » Cette mégalopole de 170 kilomètres de long, qui doit accueillir 1,5 million d’habitants en 2030, et 9 millions en 2045, en plein désert, est un non-sens écologique. Il faut aussi réussir à sortir des représentations traditionnelles de l’habitat idéal. Avec tact. « Un tel forum échouera si on ne s’intéresse pas aux bidonvilles. Or, comment travaille-t-on à rendre vertueux ceux qui nous ont vus ne pas l’être ? », complète Mme Leconte. Le bois a le vent en poupe. Guillaume Poitrinal, ancien patron de Woodeum, et désormais à la tête de WO2, promoteur de bâtiment bas carbone, veut convaincre ses pairs des bienfaits du calcul de l’empreinte globale d’un bâtiment, c’est-à-dire de l’analyse de son cycle de vie (construction, exploitation, disparition). Dans un contexte qui leur est de moins en moins favorable – le béton génère 9 % des émissions de gaz à effet de serre ; ce sera 12 % en 2050 –, les cimentiers essaient de tirer leur épingle du jeu. Des groupes comme Vinci, déjà actifs lors de conférences organisées en amont, viennent présenter leurs solutions : des bétons bas carbone, des bâtiments qui résistent aux canicules. « Utilisons le béton là où il est le meilleur, pour des ponts, des souterrains », insiste M. Poitrinal. Pour le reste, cette ultradomination est, selon lui, révolue. Réemploi des matériaux Les architectes veulent aussi se faire entendre. Le recours à la technologie est un leurre, revenons plutôt aux techniques vernaculaires, insistent-ils. L’ombre et les courants d’air ne coûtent rien, quand l’installation de climatiseurs n’est qu’une fuite en avant. Les trois ordres des architectes – français, international et européen –, par la voix de leurs présidentes respectives – Mme Leconte, Regina Gonthier et Ruth Schagemann – plaident pour plus de sobriété, de réhabilitation. Le réemploi des matériaux doit être un réflexe. Un tel moment doit aussi être l’occasion pour que « les politiques remettent en cause la manière dont l’économie du bâtiment tourne. On fait venir du granit de Chine, alors qu’on a du granit breton », s’agace Mme Leconte. Cela ne se fera pas sans réglementation. En France, il y a un code de la construction, un code de l’urbanisme, une réglementation énergétique, des documents de planification qui disent où et comment bâtir, et même une loi qui vise le zéro artificialisation nette d’ici à 2050. C’est foisonnant, cela irrite, mais fait bouger les choses. Dans d’autres pays, il n’existe rien. Malgré l’inconstance du gouvernement sur la rénovation énergétique, la France dispose d’une stratégie nationale bas carbone. Et la refonte de la réglementation, la RE2020, qui analyse le cycle de vie du bâtiment, lui a fait prendre une longueur d’avance. p émeline cazi En Chine, le Guizhou, symbole de l’endettement des autorités locales Cette province méridionale, qui a fortement emprunté pour son développement, est grevée d’un passif de plus de 192 milliards d’euros pékin - correspondant L e Guizhou, époustouflante province du sud de la Chine, ses villages traditionnels, ses collines verdoyantes… et ses montagnes de dette. Cette région, l’une des plus pauvres du pays, a tout misé sur les infrastructures et les projets ambitieux pour porter son développement. Mais elle se retrouve acculée, devenant, avec l’équivalent de 192,5 milliards d’euros à son passif, fin 2023, la manifestation la plus aiguë du problème que pose l’endettement des gouvernements locaux. A cela s’ajoute une dette hors comptes, que les autorités au niveau des provinces et des villes ont contractée en créant des sociétés d’endettement externes, pour tenir le rythme de la croissance exigé par Pékin, sans dépasser officiellement les ratios prudentiels. Impossible de négliger les bénéfices – arrivée d’industries et du tourisme, connexion au reste de l’économie – que ces projets publics ont apportés au développement de la Chine, en partie de ses régions rurales jusque-là enclavées. Le Guizhou, seule province sans aucune plaine, revendique plus de quarante des cent ponts les plus élevés au monde. « C’est une sorte de musée mondial des ponts », affirmait le China Daily, dès 2020. Cette débauche de chantiers n’a pu aboutir qu’au prix de l’équilibre financier. En décembre 2022, la deuxième ville la plus peuplée du Guizhou, Zunyi (6 millions d’habitants), avait annoncé in extremis un accord avec les banques, afin d’étaler sur vingt ans le remboursement des prêts dus par le Groupe pour la construction des ponts et routes de Zunyi, une plate-forme créée pour s’endetter hors de sa propre comptabilité, au bord du défaut de paiement. Pékin a envoyé, à partir de l’été 2023, des équipes d’experts financiers dans les dix provinces les plus exposées, en vue d’atténuer le risque. L’agence de presse Reuters révélait, en octobre de cette même année, que le pouvoir central avait ordonné aux banques de prolonger les crédits des gouvernements locaux confrontés à la baisse de leurs revenus, alors que le marché immobilier est en crise. Car le financement des infrastructures chinoises s’est largement fait grâce à la cession aux promoteurs de terrains, en pleine phase d’urbanisation. Les autorités centrales font désormais la chasse aux coupables politiques de la gabegie du Guizhou. Le secrétaire du Parti communiste (PCC) de la province, de 2017 à 2020, Sun Zhigang, a été arrêté pour corruption, en février 2024. Un mois plus tôt, le 7 janvier, la télévision centrale diffusait les aveux contrits de l’exvice gouverneur déchu de la région, Li Zaiyong, probablement obtenus sous la contrainte. Pratiques répressives « J’avais de grands projets (…) pour attirer l’attention de mes supérieurs. J’ai été égoïste, se repent l’ancien officiel. Je n’aurais jamais emprunté autant en ma capacité personnelle, mais il s’agissait de projets gouvernementaux et, désormais, c’est le gouvernement qui va devoir rembourser. » Lorsqu’il était chef du PCC de la ville de Liupanshui (3 millions d’habitants), M. Li aurait lancé vingt-trois projets massifs liés au tourisme, pour plus de 19 milliards d’euros. Pas question pour autant de laisser les créanciers faire entendre leur voix. Une femme d’affaires, Ma Yijiayi, en fait l’expérience. Sa société de construction a entrepris dix chantiers à Liupanshui, depuis 2016 ; un musée, une école, des hôtels. Elle soutient que le gouvernement local lui doit 220 millions de yuans (28 millions d’euros), mais lui a proposé un accord à l’amiable pour ne lui rembourser que 12 millions de yuans. L’article, publié en ligne fin février, puis rapidement retiré, affirme que, pour avoir refusé cette offre peu at- trayante, Mme Ma a été placée en détention pour « trouble à l’ordre public », un motif souvent utilisé en Chine pour faire taire le mécontentement local. L’affaire a fait grand bruit sur les réseaux sociaux, les internautes y voyant une manière originale de gérer les problèmes de dette. La municipalité s’est défendue de telles pratiques répressives et soutient avoir remboursé la majeure partie de ce qu’elle devait, mais prétend que Mme Ma, pour obtenir des versements « controversés », se serait mise, avec ses équipes, à publier de fausses informations en ligne et à imprimer des tracts accusateurs. Face au tour très public qu’a pris l’affaire, les autorités de la province ont annoncé envoyer des enquêteurs sur place. p harold thibault économie & entreprise | 13 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Une entrée en vigueur sous tension pour le Digital Markets Act Des acteurs du numérique dénoncent déjà le non-respect du règlement destiné à soumettre les géants du secteur à des règles de concurrence L e 7 mars marque un véritable tournant pour notre espace numérique européen, car, à compter de cette date, les grandes plates-formes ne peuvent plus imposer leurs propres conditions, selon leur bon vouloir, à l’ensemble du marché, et notamment aux plus petits compétiteurs. » Thierry Breton, le commissaire européen au marché unique, célèbre ainsi l’entrée en vigueur du Digital Markets Act (DMA), le règlement destiné à soumettre les géants du numérique à des règles de concurrence. Cet enthousiasme n’est toutefois pas partagé par certains acteurs du secteur, qui tirent la sonnette d’alarme sur la mise en œuvre effective du texte. Six entreprises – Alphabet (Google), Amazon, Apple, Meta (Facebook, Instagram), Microsoft et ByteDance (TikTok) – devaient présenter, au plus tard mercredi 6 mars, des changements concernant vingt-deux de leurs services. Le réseau social X et le site de réservation d’hôtel Booking devraient bientôt les rejoindre, car ils remplissent eux aussi désormais les critères de taille fixés par le DMA (45 millions d’utilisateurs particuliers dans l’Union européenne ou 10 000 entreprises). Apple va donc ouvrir la porte à d’autres magasins pour télécharger des applications sur ses iPhone et à d’autres moyens de paiement. Le fabricant va aussi afficher aux utilisateurs de ses smartphones des écrans pour choisir leur navigateur ou leur moteur de recherche. Google devra faire de même sur les téléphones Android. L’idée est de pouvoir éviter les logiciels du fabricant comme Safari (Apple) ou Chrome (Google), et aussi de découvrir d’autres possibilités comme Opera ou Ecosia. Google, qui propose déjà des magasins d’applications tiers, devra aussi ouvrir davantage son moteur de recherche : pour les requêtes sur des hôtels ou des billets d’avion, le service fera ainsi apparaître, à côté de ses propres services de comparaison, ceux de concurrents. Dans le même esprit, Microsoft permettra dans Windows de désinstaller ses services Bing, Edge, Photos ou Cortana. Google va aussi demander à ses utilisateurs s’ils autorisent le croisement des données collectées par ses différents services. Meta devra faire de même pour Facebook, Instagram, WhatsApp ou Facebook Marketplace. Des demandes de consentement similaires seront émises par Microsoft ou le leader de l’e-commerce Amazon, pour ses services publicitaires. Amendes Ces changements s’ajoutent à des modifications antérieures faites par les géants du numérique : Amazon s’est engagé à ne pas utiliser de données des commerçants de sa plate-forme pour vendre ses propres produits, ou à proposer davantage d’offres concurrentes sur son bouton « acheter ». Google a promis de ne plus abuser de sa position dominante pour favoriser ses services dans son offre publicitaire. « C’est un moment particulièrement réjouissant pour Opera et pour la scène technologique européenne dans son ensemble », s’est félicité le navigateur, dans un communiqué. Mais d’autres sont plus méfiants, voire inquiets. « Le DMA prévoit que les entreprises concernées proposent leurs pro- Apple ignore « l’esprit et la lettre de la loi » et « tourne en dérision » le DMA, critiquent 34 acteurs du secteur pres remèdes. Cela fait courir le risque d’une application a minima si les autorités n’exercent pas ensuite un vrai pouvoir de régulateur », met en garde Joëlle Toledano, autrice de GAFA. Reprenons le pouvoir ! (Odile Jacob, 2020). La contestation est déjà très vive contre les propositions d’Apple. Car l’entreprise veut imposer aux développeurs qui opteraient pour un magasin d’applications alternatif – dans le but d’éviter les commissions de 15 % à 30 % – de payer notamment 50 centimes d’euros pour chaque premier téléchargement annuel. « Inacceptable », a répondu Spotify, dont une plainte vient d’entraîner une amende de 1,8 milliard d’euros pour Apple. Le groupe à la pomme ignore « l’esprit et la lettre de la loi » du DMA, qu’il « tourne en dérision », ont dénoncé, dans une lettre, le 1er mars, trente-quatre entreprises et fédérations de développeurs, annonceurs ou médias. En croisade judiciaire contre Apple, Epic Games, l’éditeur du jeu Fortnite, a, lui, dénoncé, mercredi, la fermeture du compte développeur avec lequel il comptait lancer son propre magasin d’applications sur iPhone. « La Commission joue sa crédibilité », insiste Andy Yen, fonda- teur du logiciel d’e-mail ProtonMail. Des hôtels et des sites d’ecommerce se plaignent également de voir les grands comparateurs favorisés sur Google en raison du DMA. La Commission assure être déterminée à appliquer le texte. Les entreprises sont invitées à présenter leurs mesures aux parties prenantes lors d’ateliers, du 18 au 26 mars. La Commission pourra ensuite leur demander des ajustements, voire, si le manquement est jugé trop important, ouvrir une procédure de sanction, pouvant mener à des amendes de 10 % à 20 % du chiffre d’affaires. Les solutions proposées ne doivent pas « dissuader » les utilisateurs, a prévenu la commissaire à la concurrence, Margrethe Vestager, sur Bloomberg TV, ajoutant que « la structure des tarifs » devait permettre les alternatives. Le risque est que l’application du DMA génère des recours des géants du numérique, tentés de jouer la montre, met en garde la députée (Renew Europe) Stéphanie Yon-Courtin. Et de souligner un autre défi du DMA : celui-ci devrait, selon elle, intégrer au plus vite de nouvelles catégories, comme les assistants d’intelligence artificielle ou les services aux entreprises dans le cloud. p alexandre piquard PERTES & PROFITS | YANDEX p a r p h il ip p e e s c a nde La Russie regarde vers l’ est Les tsars de Russie, qui se sont toujours vus comme les héritiers de l’Empire byzantin, ont adopté son emblème de l’aigle à deux têtes. L’une regarde à l’ouest, l’autre à l’est. Vladimir Poutine poursuit le même rêve, qui se résume pour l’instant à la guerre à l’Ouest et le commerce à l’Est. Côté Ouest, jeudi 7 mars, les actionnaires de Yandex, basée aux Pays-Bas et cotée sur la Bourse américaine Nasdaq, votent la vente de leur principale activité Internet en Russie, soit le principal moteur de recherche du pays (le Google russe), mais aussi la réservation de taxis, la livraison ou le shopping. Tout cela représente 95 % de la société, et la vente est forcée par les circonstances. Les acheteurs, le management russe épaulé par une filiale du géant pétrolier Lukoil, achète le tout à moitié prix, pour 5,2 milliards de dollars (4,8 milliards d’euros). Et le paiement des actionnaires hors de Russie se fera… en yuans. Grand plan d’investissement Car Moscou se sinise à marche forcée. Si la Russie peut récupérer quelques pépites, comme Yandex, et dispose d’une grande expertise dans l’informatique et les réseaux, elle n’a pas les moyens, notamment matériels, de développer son infrastructure seule pour bâtir un Internet souverain, à l’image de celui de l’empire du Milieu. Et cela est vrai dans tous les domaines. C’est pourquoi Vladimir Poutine a annoncé, le 29 février, un grand plan d’investissement visant à moderniser ses célèbres voies ferrées qui partent vers la Chine : le mythique Transsibérien et le Baïkal-Amour, plus au sud. En tout, près de 15 000 kilomètres de rails. Un moyen idéal pour acheminer l’aluminium et le charbon russes dans un sens et les biens manufacturés chinois dans l’autre sens, y compris des chars et des missiles. Le projet est d’investir une trentaine de milliards d’euros d’ici à 2032, selon l’agence Bloomberg, afin de faire passer la capacité de transport de 150 millions de tonnes actuellement à près de 250 millions de tonnes. Mais la partie, là aussi, n’est pas gagnée pour le tsar russe. Pour l’instant, les marchandises qui prennent ce train ne parviennent pas à remplir toute la capacité disponible. De plus, le besoin en charbon de la Chine devrait bientôt décroître avec la décarbonation en cours de sa production électrique. Enfin, la Russie n’est pas sûre de disposer des moyens financiers nécessaires à cette aventure. Et, pour l’instant, les « nouvelles routes de la soie » chinoises, qui poussent vers l’ouest, ne prévoient pas de passer par la grande Russie, trop petit marché aux yeux de Pékin. Le dragon se garde bien de trop nourrir l’aigle bicéphale. p Les agriculteurs baltes crient haro sur les importations russes et biélorusses Lituanie, Lettonie et Estonie plaident pour une décision européenne commune. Elles ont reçu le soutien du premier ministre polonais malmö (suède) correspondante régionale D epuis le vendredi 1er mars, les agriculteurs polonais bloquent le principal point d’accès vers la Lituanie voisine. Ils accusent les trois Etats baltes, au nord, de servir de plaque tournante aux céréales ukrainiennes, ce qu’ont démenti les négociants lituaniens, selon lesquels 50 000 tonnes desdites céréales ont été importées par la Lituanie en 2023, soit bien moins qu’avant la guerre entre Kiev et Moscou. D’après les agriculteurs baltes, le problème vient d’ailleurs. Depuis des mois, ils réclament une interdiction des importations des céréales et produits agricoles russes, qui échappent aux sanctions européennes et qu’ils accusent de tirer les prix vers le bas. Pour les Etats baltes, le sujet est d’autant plus important qu’ils ont enregistré une augmentation des arrivées de céréales et produits alimentaires russes en 2023 sur leur sol. La Lettonie a ainsi importé 423 732 tonnes de céréales russes, (+ 60 % par rapport à 2022). Par ailleurs, plus de 2 millions de tonnes de céréales russes ont transité par le pays de 1,8 million d’habitants, dont un quart à destination d’un autre Etat européen. Sous la pression des agriculteurs, qui ont manifesté début février dans seize villes lettones, Riga a décidé, jeudi 22 février, d’interdire l’importation des denrées alimentaires, produits de la pêche et fourrage venus de Russie et de Biélorussie jusqu’en juillet 2025, sauf les marchandises destinées au transit. « Tout ce qui est importé de Russie peut être importé d’Ukraine. C’est ainsi que nous aiderons l’Ukraine, et non la Russie, à soutenir sa machine de guerre », a commenté le ministre de l’agriculture letton, Armands Krauze, avant un conseil européen, à Bruxelles, lundi 26 février, où il a de nouveau plaidé pour une décision européenne. « Déstabilisation » En Lituanie, les agriculteurs poussent en faveur d’une mesure similaire. Ils ont reçu le soutien de plusieurs députés, qui viennent de faire une proposition en ce sens au Parlement, ainsi que du président, Gitanas Nauseda, lequel estime qu’une interdiction des importations russes est « tout à fait logique compte tenu du rôle que joue ce pays dans la déstabilisation de la situation géopolitique en Europe ». Cependant, à Vilnius, le gouvernement émet des réserves. « L’interdiction n’est pas un simple exercice de principe : l’Organisation mondiale du commerce et d’autres organisations internationales exercent une forte pression en raison de la faim dans le monde », a noté Rokas Petrasiunas, conseiller du ministre de l’agriculture, sur la chaîne publique LRT. Les pouvoirs publics lituaniens ont trouvé la parade : ils ont décidé d’accroître les contrôles sur tous les produits agricoles, y compris en transit, en provenance de Russie et de Biélorussie, mais également de Transnistrie, de Crimée et de tous les territoires ukrainiens occupés, ainsi que d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Lundi 4 mars, le premier ministre polonais, Donald Tusk, en visite à Vilnius, a annoncé que son pays allait à son tour réclamer des « sanctions complètes » sur les produits agricoles et alimentaires russes et biélorusses, se référant aux statistiques d’Eurostat. Celles-ci montrent que les importations, par l’Union européenne, de produits agricoles et agroalimentaires russes sont passées de 4,9 millions de tonnes en 2022 à 5,1 millions de tonnes au cours des onze premiers mois de 2023. De son côté, la première ministre lituanienne, Ingrida Simonyte, a alerté sur une éventuelle tentative de déstabilisation menée par la Russie, qui aurait tout intérêt à voir les agriculteurs polonais se mobiliser contre leurs voisins lituaniens, auxquels ils reprochent de leur vendre des céréales ukrainiennes à bas prix. p anne-françoise hivert NÉS PAR PMA AVEC DON DE SPERME ANONYME VINGT-SEPT DEMI-FRÈRES ET SŒURS ET UN MYSTÈRE PODCASTS Le goût de M INSTAGRAM @M_magazine EN VENTE DÈS DEMAIN 14 | économie & entreprise 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 saison de ski ratée L’index de l’égalité professionnelle Une ou« convenable », selon femmes-hommes reste lacunaire les massifs et l’altitude Ce système de notation-sanction s’imposant en théorie aux entreprises et censé améliorer la rémunération des femmes garde une portée limitée L e constat est rude. L’« index Pénicaud », surnom du barème annuel obligatoire (inspiré de l’ex-ministre du travail Muriel Pénicaud) qui mesure les inégalités de salaire et de carrière dans les entreprises de plus de cinquante salariés, n’est pas à la hauteur des attentes. Depuis sa mise en place, en 2019, et « malgré des avancées indéniables (…), l’index français n’a pas rempli toutes ses promesses » dans la réduction des écarts de genre et de leurs causes, estime le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), dans un rapport rendu public jeudi 7 mars et remis à la ministre du travail, Catherine Vautrin. Le HCE, instance consultative indépendante rattachée à Matignon, dresse un diagnostic mitigé de l’index face aux ambitions de ses débuts, à savoir le passage en matière d’égalité professionnelle d’une obligation de moyens à une obligation de transparence et de résultats, sous peine de sanctions. Celles-ci ont été prononcées « en faible nombre » depuis 2019 – surtout des mises en demeure et seulement 42 pénalités financières. Plus problématique, l’outil n’est applicable qu’à une minorité de salariés en France. Car, malgré son appropriation par les services des ressources humaines et l’amélioration de la note moyenne déclarée par les entreprises (88 sur 100 en 2023), l’évolution du taux de déclaration et de calculabilité reste perfectible. Si plus de 35 000 entreprises y sont assujetties – soit 1 % du total des sociétés de l’Hexagone –, 18 470 déclarent être en mesure de le calculer effectivement. En effet, pour procéder à des comparaisons pertinentes, les genres et les âges doivent être assez représentés en nombre dans chaque catégorie socioprofessionnelle. Pour le HCE, pas question pour autant de supprimer ce thermomètre multifactoriel pour apprécier les efforts des entreprises avec une grille commune, mais plutôt « travailler à une seconde version plus ambitieuse, qui améliore la couverture des entreprises concernées », note Béatrice Lestic, secrétaire nationale de la CFDT, qui a pris part aux travaux. Réforme des paramètres En mars 2023, l’organisation syndicale s’était déjà associée à un rapport d’évaluation de l’index, produit par l’Institut des politiques publiques, qui avait conclu en partie à l’absence d’effet réel de l’index à court terme sur le rythme de réduction des inégalités entre les femmes et les hommes au travail, en dépit d’une augmentation des notes obtenues. Une réforme des paramètres paraît d’autant plus inéluctable qu’il faudra transposer une directive européenne sur la transparence salariale d’ici à juin 2026. Le HCE apporte déjà quelques préconisations afin de gagner en efficacité. Ses membres sont d’accord pour recommander que soit mise en place une automatisation du calcul des écarts de rémunération déléguée aux pouvoirs publics plutôt que le système actuel, qui consiste en une autoévaluation par les entreprises. Si plus de 35 000 sociétés y sont assujetties, 18 470 déclarent être en mesure de le calculer effectivement La piste proposée pourrait prendre la forme d’un logiciel en ligne, qui s’appuierait sur les données issues des déclarations sociales nominatives déjà transmises par les entreprises, les directions pouvant procéder à des corrections. Cela réduirait la charge administrative pesant en particulier sur les PME, dont le Haut Conseil a eu l’écho lors de ses auditions. Le plus délicat du travail va se faire sur le fond. Au rang des faiblesses de méthodologie évoquées dès son élaboration, et qui ont tendance à augmenter la note obtenue, à compenser les sous-indicateurs entre eux ou à invisibiliser des inégalités, figurent ainsi l’absence dans le calcul de certains éléments de rémunération, la neutralisation des temps partiels, l’omission de renseignements sur l’ampleur des augmentations ou l’application d’une marge de tolérance de 2 % à 5 % réduisant le niveau retenu d’écarts salariaux. Pour répondre en partie à ces lacunes, le HCE propose de modifier l’élaboration du premier indicateur sur les écarts de rémunération en y incluant systématiquement les primes et autres variables, mais aussi une meilleure appréhension des proportions de femmes et d’hommes dans chaque tranche de rémunération. Autre piste de réflexion : plutôt que d’offrir une comparaison des rémunérations à « postes équivalents », l’organisme suggère de parvenir à de nouveaux critères pour mieux comparer des emplois de « valeur égale », alors que les métiers majoritairement occupés par des femmes sont structurellement sous-valorisés. L’objectif est aussi d’éviter que les entreprises fassent de cet outil un alibi pour ne pas avancer beaucoup. La semaine du 4 mars, une étude de l’Insee montre que les femmes ont gagné 14,9 % de moins que les hommes à temps de travail égal en 2022. Cet écart se maintient à 4 % à poste comparable dans un même établissement. « L’index a aussi permis de blanchir les entreprises en matière d’égalité salariale, alors même que des écarts persistent et que, dans un certain nombre d’entreprises, une bonne note a pu jouer contre la dynamique de négociation sur des mesures correctives », relève la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet. Il reste maintenant à voir si cette trame de propositions constituera la feuille de route d’une réforme à laquelle s’est engagé le gouvernement lors de la conférence sociale d’octobre 2023. Depuis le remaniement de début 2024, les premiers rendez-vous fixés en janvier sur le sujet avec les organisations syndicales n’ont pas été reprogrammés. p judith chetrit Nicolas de Tavernost accélère la stratégie de M6 dans le domaine du streaming Le président du directoire a présenté les projets d’avenir du groupe, avant de céder la main E coutez RTL demain à 8 h 20 », avait suggéré Nicolas de Tavernost, mercredi 6 mars en début de soirée, lors de la présentation du plan d’accélération de la stratégie streaming de M6. Ce n’est pas une, mais deux Coupes du monde de football que M6 diffusera, en 2026 et en 2030, a-t-il annoncé au micro de la station amirale du groupe, dont il préside le directoire jusqu’au 23 avril. Il n’est pas peu fier de cet ultime coup dur infligé à son concurrent de toujours TF1, diffuseur traditionnel de ce type d’événement. Réputé économe, le dirigeant a démenti avoir dépensé jusqu’à 175 millions d’euros pour mettre la main sur les deux fois 54 matchs, et affirmé être resté « plutôt en dessous de ce qui se passait sur le marché ». Quelques heures plus tôt, celui qui s’apprête à passer la main au patron de la publicité David Larramendy avait réuni une dernière fois les vedettes et cadres du groupe M6, les annonceurs et les journalistes, pour « finir le travail » et inscrire « son » groupe dans un avenir sans lui. En levant le voile sur sa « stratégie streaming » pour les années à venir, M6 poursuit sur une lancée qu’elle a contribué à créer en France quand, dans le sillage d’Arte et de Canal+, elle a proposé ses programmes à la demande, par le biais de M6 Replay, dès 2008. Celle qui s’est muée en 6play, en 2013, deviendra, à la mi-mai, M6+, la plate-forme de streaming gratuit. Objectifs de l’opération : doubler le catalogue de contenus, pour atteindre trente mille heures disponibles, multiplier par deux la consommation des programmes à la demande pour passer de 518 millions d’heures visionnées, en 2023, à un milliard, et, enfin, tripler les revenus issus de ce mode de diffusion d’ici à 2028. A 200 millions d’euros, contre 74 millions aujourd’hui, ils représenteraient « 20 % environ du chiffre d’affaires du groupe », a estimé David Larramendy, endossant pour la première fois en public les habits du patron. Modestement, encore. « Tu resteras peut-être pas trente-sept ans, l’a taquiné Nicolas de Tavernost, qui aura accompagné M6 pendant autant d’années. J’ai calculé, ça ne marche pas ! » (David Larramendy a 49 ans). L’Euro 2024, dont la chaîne diffusera treize matchs (incluant la finale, en juillet), sera l’occasion de découvrir l’éventail des fonctionnalités (trois cents en tout) de M6+, à commencer par la « data vi- La plate-forme M6+, lancée à la mi-mai, ne sera payante que pour ceux qui veulent se passer de publicité sualisation », la notation des joueurs, la participation à des quiz, etc. Du côté des programmes, le panel des propositions excède largement le catalogue des émissions qui ont fait la réputation de la chaîne. Au total, ce sont dix mille heures de programmes inédits, auxquels les utilisateurs auront accès. A titre d’exemple : de l’information parfois fausse, avec un « JT du Gorafi », du nom de ce site d’actualité parodique ; la « MMA Academy », un télécrochet destiné à dénicher les futurs grands noms français de ce sport de combat ; des séries réalité, grâce à un partenariat avec NBC Universal, détentrice entre autres des aventures de « L’Incroyable Famille Kardashian », la série en 280 épisodes consacrée aux familles Kardashian et Jenner. « La télévision n’est pas morte » Les fidèles de M6 de la première heure pourront aussi se lover dans leurs souvenirs, avec les saisons intégrales des séries « Charmed » ou « Loïs & Clark ». Grâce à la technologie de la filiale Bedrock et à l’intelligence artificielle, trouver un programme est censé être aussi simple qu’une recherche en langage naturel, par exemple : « Trouver un dessin animé de trente minutes pour mon fils de 7 ans ». Accessible sur tous les écrans gratuitement, y compris dans ses fonctionnalités premium (à l’inverse de TF1, a-t-il été souligné), M6+ ne sera payante que pour ceux refusent la publicité. Le groupe passe aussi à la caisse : d’un montant de 40 millions d’euros pour commencer, les investissements nécessaires au développement de la plate-forme devraient atteindre 100 millions en 2028. « Contrairement à la prévision du patron de Netflix, la télévision n’est pas morte », a toutefois tenu à rappeler Nicolas de Tavernost, dessinant pour M6 un avenir « sur ses deux jambes » (le linéaire et le numérique). En effet, l’un ne peut plus aller sans l’autre. L’année 2023 a vu l’audience moyenne de la chaîne se fixer à 8,1 %, son niveau le plus bas depuis 1992, et le début de 2024 n’est pas très encourageant : 7,8 % en janvier et 7,9 % en février. Mais lorsqu’un épisode de « L’amour est dans le pré » réunit 3,6 millions de téléspectateurs, 1,1 million de personnes le regardent en replay, a souligné Guillaume Charles, le directeur des antennes et des contenus. Le futur feuilleton promis en 2023 devant les membres de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, produit en interne pour un coût estimé à 30 millions d’euros, renforcera la complémentarité de ces deux modes de diffusion, dès la mi-2025. Les lieux de tournage sont en train d’être choisis, quelque part dans le Midi, a assuré Nicolas de Tavernost. Le feuilleton de sa vie de patron de M6, lui, aura pris fin. p aude dassonville Pendant ces vacances d’hiver, Vosges, Jura et Massif central ont eu très peu de neige U n peu plus tôt dans la journée, le directeur des remontées mécaniques de Métabief (Doubs) observait des enfants qui s’amusaient sur une « pauvre bande de neige de culture », maintenue tant bien que mal pour leur permettre de faire de la luge. « Ils étaient comme des fous sur cette neige toute brune, et je me demandais : est-ce qu’ils connaîtront, ici, le manteau blanc ? », s’interroge Olivier Erard. Dans cette station jurassienne, qui culmine à 1 500 mètres, il est tombé sur l’ensemble de l’hiver moins de 50 centimètres de neige, alors que la moyenne des quinze dernières années était de 2 mètres. Au début des vacances de février, le domaine skiable a tout de même réussi à ouvrir une poignée de pistes, dopées à la neige de culture. Puis il a fermé. « Je n’ai jamais connu un hiver comme cela, concède Jean-Pascal Chopard, directeur de Jura Tourisme. On a un sentiment de déception, même si, dans notre malheur, nous avons eu une météo ensoleillée, ce qui a permis aux vacanciers de faire de la rando et du VTT. » « La question, c’est de savoir quand arrêter l’acharnement thérapeutique », commente Olivier Erard, qui a fixé, à Métabief, un cap de sortie du ski entre 2030 et 2040. A l’image des stations de ski du Jura, celles des Vosges et du Massif central (soit une cinquantaine de stations, sur les deux cent vingt que compte la France) ont traversé les vacances de février avec très peu neige, même si le Massif central s’est rattrapé ces derniers jours. « Dans les Vosges, nous avons eu énormément de pluie en janvier, ce qui a mis à néant la production que nous avions préparée pour les vacances », indique Cyril Braesh, directeur du syndicat mixte de la vallée de Munster. « On ouvre au minimum » Certaines stations ont réussi à garder des pistes ouvertes, comme La Bresse, dans les Vosges. Le nombre de forfaits vendus a toutefois chuté de 40 % par rapport à 2023. La semaine du 4 mars, seules deux descentes continuent d’être entretenues. « On ouvre au minimum, pour maintenir les cours de l’école de ski », explique Julie Grob, directrice de l’office de tourisme. Ailleurs, la situation était meilleure. Les stations des Pyrénées et des Alpes de moyenne et haute montagne dressent un bilan de vacances « convenables, voire très bonnes », avec une fréquentation « en hausse, du fait d’un bon enneigement en haute altitude », note l’Observatoire national des stations de montagne. En Savoie et en Haute-Savoie (deux tiers des forfaits vendus à l’échelle nationale), le taux d’occupation a atteint 86 % sur la période des vacances scolaires, soit quatre points de plus qu’en 2023. Une dynamique portée par la hausse de 13 % du nombre de skieurs étrangers, en particulier britanniques. Toutefois, dans les Alpes comme dans les Pyrénées, la saison a été chaotique, avec un manque de neige de la fin du mois de janvier jusqu’à la deuxième semaine des vacances d’hiver en dessous de 1 800 mètres. Certains domaines ont d’ailleurs fermé, comme celui d’Artouste (Pyrénées-Atlantiques), avant de rouvrir. Fin janvier, les deux descentes de la Coupe du monde de ski, à Chamonix (Haute-Savoie), ont été annulées en raison du redoux au pied du mont Blanc. Pendant tout l’hiver, les stations de haute altitude ont récupéré des vacanciers séjournant dans celles qui étaient moins enneigées. A l’Alpe-d’Huez, la saison a été « excellente », constate le directeur des remontées, Fabrice Boutet. « On fait + 8 % de ventes de forfait par rapport à [2023]. » « Financer la transition » « Le malheur des uns fait le bonheur des autres », résume Benoît Cloirec, directeur des Portes du soleil, qui compte plusieurs stations très élevées en Haute-Savoie (Châtel, Avoriaz, etc.). « Notre souci, c’est de gérer l’affluence. » Pendant les vacances de Noël et de février, la route vers Avoriaz a dû fermer à six reprises, car ses parkings étaient saturés. Du jamais-vu. Certains domaines de moyenne montagne ont fait de bonnes saisons, comme Arêches-Beaufort (Savoie). « Nos pistes sont exposées est et nord. La neige a moins fondu qu’ailleurs. Et puis, ce sont des alpages, pas des cailloux : avec 20 centimètres de neige, on peut déjà skier », explique Frédéric Blanc-Mappaz, directeur de l’office de tourisme. Avec le réchauffement climatique, ces hivers jadis exceptionnels le seront de moins en moins : une situation qui fragilise l’économie des stations. La plupart ont toutefois réussi à sauver les meubles grâce à d’autres activités, qui restent moins lucratives que le ski. « Les loueurs de matériel ont ressorti les vélos, illustre Julie Grob. La patinoire a super bien marché. Les gens se sont aussi rabattus sur nos musées. » « Ce qui est positif, c’est que les vacanciers sont venus. Nous ne sommes qu’à – 6 % de taux d’occupation », remarque Luc Stelly, directeur de l’office de tourisme du Sancy, qui couvre les stations de Super-Besse et du Mont-Dore, dans le Massif central. Si le nombre de forfaits vendus y a plongé, l’accrobranche a enregistré des fréquentations « dignes d’août ». « Mais il faut que le ski reste encore un peu, pour pouvoir financer la transition. C’est lui qui va payer notre nouvelle luge sur rail à 3 millions d’euros », estime M. Stelly. Ainsi se dessine l’avenir pour les stations de ski. « On doit se préparer à des aléas climatiques de plus en plus nombreux, commente Michel Poudade, maire des Angles (Pyrénées-Orientales), dont le domaine a pu ouvrir à 60 % cet hiver. Avec la baisse de revenus des remontées mécaniques, on va devoir faire très attention à nos investissements dans les domaines skiables. Arrêter de les étendre, et promouvoir davantage d’autres activités à la montagne. » p jessica gourdon C I N ÉMA Le patron du CNC jugé en juin pour agression sexuelle Le président du Centre national du cinéma (CNC), Dominique Boutonnat, dont la mise en retrait est réclamée par des militants et l’actrice Judith Godrèche, sera jugé le 14 juin à Nanterre pour agression sexuelle sur son filleul, a indiqué, mercredi 6 mars, le site L’Informé. M. Boutonnat, âgé de 54 ans, qui conteste les accusations, a été mis en cause en octobre 2020 par son filleul pour des faits remontant à août de la même année. Un juge d’instruction a ordonné en septembre 2022 son renvoi en procès, dont la date n’avait pas été dévoilée jusqu’à mercredi. – (AFP.) économie & entreprise | 15 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 grenoble, lorient - envoyée spéciale D u Morbihan à l’Isère, il y a bien plus que 900 kilomètres : le département breton, baigné par les eaux de l’Atlantique, n’a pas grand-chose en commun avec son lointain cousin rhônalpin, résolument montagnard. Le paysage économique y est aussi totalement différent : à l’ouest, une économie dominée par l’agriculture, la pêche et le tourisme ; à l’est, une présence nette de l’industrie et de la technologie. Ce n’est pas tout : les deux départements sont également aux antipodes en matière d’innovation, souligne Xavier Jaravel, professeur à la London School of Economics. En novembre 2023, ce chercheur a publié Marie Curie habite dans le Morbihan (éditions du Seuil), un ouvrage qui explore ces questions et qui a suscité une certaine surprise en Bretagne, mais pas seulement. Le Morbihan, « malgré un bon niveau scolaire général, se classe parmi les derniers départements de France en matière d’innovation : le taux d’enfants appelés à devenir ingénieurs, chercheurs ou titulaires d’une thèse est parmi les plus faibles du pays », constate-t-il. En revanche, l’Isère se hisse dans le haut du classement, derrière les Alpes-Maritimes, où se situe la technopole de Sophia-Antipolis. « Les enfants grenoblois innoveront bien plus qu’ailleurs, poursuit Xavier Jaravel, ne serait-ce que comparé à ceux ayant grandi à quelques encâblures de là, par exemple à Annecy. » D’ailleurs, la part d’emplois consacrés à la recherche et développement (R&D) dans l’agglomération de Grenoble est la plus élevée de France (elle est de 7,4 %, contre 5 % à Paris), et le nombre de brevets déposés y atteint le chiffre record de 8,3 pour dix mille habitants. Comment expliquer un tel écart de destin entre ces deux terroirs tricolores ? « Les différents sujets d’excellence d’un territoire sont le fruit de l’histoire », avance le Breton Pascal Le Liboux, président d’AudéLor, l’agence d’urbanisme, de développement économique et technopôle du pays de Lorient. UN ÉCOSYSTÈME COMPLET De fait, l’histoire comme la géographie ont pesé de tout leur poids. « A la fin du XIXe siècle, Grenoble est devenue la première région industrielle de France grâce à l’hydroélectricité », explique Florent Genoux, délégué à l’innovation auprès de la direction régionale Grenoble-Alpes de Bpifrance. En utilisant pour la première fois l’énergie hydraulique des torrents de montagne pour faire tourner les machines de sa papeterie, Aristide Bergès a donné, vers 1870, le coup d’envoi du développement des industries au pied des massifs grenoblois. Le système s’est sophistiqué, avec l’ajout de turbines et de conduites d’eau plus importantes, fournissant une énergie bon marché et renouvelable aux papetiers, puis aux industriels de la métallurgie ou de l’électricité. Quelques décennies plus tard, Louis Néel (1904-2000), Prix Nobel de physique en 1970, jouera un rôle majeur dans le développement de l’écosystème local, en créant un pôle d’enseignement scientifique de haut niveau dans la ville. Puis, en 1956, le Centre d’études nucléaires de Grenoble, devenu ensuite le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), consacré aux recherches sur l’énergie atomique. Au laboratoire CEA-LETI consacré à la microélectronique, à Grenoble, en juillet 2020. FRÉDÉRIC LAFARGUE/« PARIS MATCH »/SCO PLEIN CADRE Pourquoi l’Isère innove plus que le Morbihan L’histoire, la géographie et les stratégies étatiques passées expliquent l’avance, en matière de recherche et développement, du département rhônalpin, qui a bénéficié d’une industrialisation précoce, sur son homologue breton. Mais les choses évoluent Désormais ouvert sur de multiples domaines (médecine, énergies, numérique, défense et sécurité), le CEA est devenu le premier organisme de recherches à déposer des brevets en France, et la première institution hexagonale à en déposer en Europe. Un atout précieux pour les entreprises, se félicite Nicolas Béroud, directeur adjoint de l’agence d’attractivité Grenoble Alpes. « Le CEA travaille aussi bien avec les entreprises technologiques qu’avec les entreprises industrielles classiques. Pour le territoire, c’est important. » Les liens avec l’université et les entreprises implantées au fil des années (Caterpillar, Hewlett-Packard, Air Liquide, STMicroelectronics ou, en 2023, Verkor, qui va exploiter la gigafactory de batteries électriques en construction à Dunkerque, dans le Nord) ont permis de créer un écosystème complet, capable de passer de l’idée née en laboratoire à l’industrialisation. Le seul CEA-LETI (Laboratoire d’électronique et de techno- A Grenoble, deux emplois sur dix sont industriels, contre 13 % en moyenne dans l’ensemble du pays logie de l’information), consacré à la microélectronique, a donné naissance à une centaine d’entreprises en un demi-siècle. Aujourd’hui, à Grenoble, deux emplois sur dix sont industriels, contre 13 % en moyenne dans l’ensemble du pays. Près d’un tiers de la population a moins de 30 ans, la métropole de 450 000 habitants accueille 65 000 étudiants, dont 10 000 étudiants étrangers. Elle compte aussi 15 000 chercheurs et se targue d’accueillir la deuxième communauté anglophone de l’Hexagone. Le passé du Morbihan est différent à bien des égards. Pas de torrents de montagne pour fournir de l’électricité, bien sûr. Rien, non plus, de semblable au CEA pour aimanter chercheurs et entrepreneurs. De plus, le tissu économique est composé de 95 % de PME. Or, « pour qu’un écosystème se développe, il faut souvent une tête de gondole », souligne Arnaud Rentenier, directeur de l’appui aux entreprises d’AudéLor. A savoir, une grande entreprise, ou groupe, autour de laquelle se développe un tissu de fournisseurs et jeunes pousses, propice à l’innovation. Ces différences tiennent aussi aux choix industriels stratégiques effectués par la nation. « Dans la cartographie d’implantation des grandes structures de recherche dans les années 1960 ou 1970, l’Etat a dessiné un arc qui ne passe pas la Bretagne », explique Yves Grohens, directeur de ComposiTIC, un plateau technique consacré aux matériaux innovants de l’Université Bretagne Sud (UBS). Aujourd’hui encore, la carte des principaux pôles du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) dresse une courbe allant de Strasbourg à Bordeaux, en passant par Grenoble, Aix-Marseille, Montpellier et Toulouse. « LES JEUNES RESTENT » Sans être totalement oublié, le Grand Ouest n’est que faiblement représenté. « Les chercheurs représentent 50 % des personnels du CNRS dans l’est de la France, et 20 % seulement dans l’ouest, ajoute M. Grohens. Le personnel s’est implanté partout, sauf en Bretagne, et nous en payons toujours le prix fort. » Une situation liée au fait, selon lui, que « dans les années 1960-1970, les universités bretonnes étaient balbutiantes ». L’UBS est en effet toute jeune : née en 1995, elle recrute essentiellement à l’échelle du département. Au niveau de la licence, deux étudiants sur trois sont morbihannais, et on ne compte que 200 doctorants environ à ce jour. Et environ 250 chercheurs sont recensés sur le territoire, très loin des scores grenoblois. « Avant, les jeunes partaient se former ailleurs, à Rennes ou à Paris, et il se passait un certain temps avant qu’ils ne reviennent dans le département », assure David Menier, professeur de biologie à l’UBS. Si les jeunes s’envolaient vers d’autres cieux, « Les chercheurs représentent 50 % des personnels du CNRS dans l’est de la France, et 20 % seulement dans l’ouest » YVES GROHENS directeur de ComposiTIC les anciens, eux, revenaient en nombre pour couler leurs vieux jours autour du golfe du Morbihan ou sur les plages de Carnac (plus d’un tiers de la population du département est retraitée), selon les données de l’Insee. Mais les choses bougent, selon les élus et les responsables économiques bretons. Le Covid-19, le télétravail et le numérique, ainsi que la multiplication des liaisons TGV ont transformé l’attrait du territoire. Sa qualité de vie, si recherchée, fait le reste. « Maintenant, les jeunes trouvent du travail et restent sur place, assure M. Menier. Les flux migratoires se sont inversés. » La population du département ne cesse d’augmenter : elle atteint aujourd’hui 765 000 personnes, contre 540 000 en 1968. Ce qui ne va pas sans engendrer quelques difficultés de logement pour les nouveaux venus. Parallèlement, à Lorient, la « ville aux cinq ports » (commerce, plaisance, pêche, course au large et base navale), émerge un pôle de recherche et d’innovation autour des matériaux composites, utilisés notamment dans la course au large et la construction navale, l’aéronautique et la filière hydrogène. Derrière les deux grands donneurs d’ordre, Naval Group et les Chantiers de l’Atlantique, la Lorient Composite Valley draine aujourd’hui deux laboratoires, une plate-forme technologique, un centre de transfert industriel et une grosse dizaine de PME. Un autre pôle technologique commence également à s’organiser autour de la cybersécurité, porté notamment par la présence militaire à Lorient. Enfin, la place importante de l’agriculture incite une partie des étudiants de l’UBS à se diriger vers des laboratoires de recherche agroalimentaire. De quoi attirer – ou maintenir – sur place des ingénieurs et des entrepreneurs, qui permettront, si tout va bien, de renverser la vapeur dans quelques années. Et de faire remonter le Morbihan au classement de l’innovation. « Les études montrent qu’il y a bien un lien causal entre l’écosystème d’innovation local et la propension de la prochaine génération à innover », explique M. Jaravel. Des travaux menés sur des millions de familles aux EtatsUnis en attestent : ceux qui ont le plus de chances de devenir innovateurs dans la « tech » sont ceux qui ont passé le plus de temps dans la Silicon Valley, comme s’ils s’étaient imprégnés du milieu et se projetaient dans ces carrières. M. Le Liboux, natif du département, veut y croire : « Quand j’étais jeune, il n’y avait pas d’établissement d’enseignement supérieur dans le Morbihan, mais il n’y avait pas non plus beaucoup d’enfants de chercheurs ou d’universitaires. Aujourd’hui, il y en a partout sur le territoire, qui compte beaucoup plus d’emplois qualifiés. D’ici à vingt ans, il y aura des chercheurs dans le Morbihan, promet-il. Si on réécrit le livre alors, on n’arrivera pas à la même conclusion. » p béatrice madeline 16 | 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 « Les JO, une compétition contre moi-même » Le Suédois Armand Duplantis, champion du monde de saut à la perche, entend conserver son titre à Paris PORTRAIT LES DATES clermont-ferrand - envoyé spécial L e sautoir est un écosystème, un bayou dans lequel Armand « Mondo » Duplantis règne en maître depuis six ans. A 24 ans, le perchiste suédois, né à Lafayette (Louisiane), en pays cajun, rafle tout. Au point de donner à sa discipline des airs d’inéluctable : à la fin d’un concours de saut à la perche, c’est toujours lui qui gagne. Le 3 mars, à Glasgow (Ecosse), lors des Mondiaux en salle, malgré quelques difficultés inhabituelles, il s’est emparé d’une huitième médaille d’or internationale, la septième consécutive dans un grand championnat. Depuis son premier titre continental, en 2018, à peine majeur, il a remporté quatre titres mondiaux, deux titres européens et un titre olympique. Sa dernière grande « défaite » remonte à 2019, une deuxième place lors des Mondiaux de Doha, derrière l’Américain Sam Kendricks. Une autre époque, comme le confesse au Monde cet éphémère rival : « “Mondo” a grandi jusqu’à un point où je ne peux pas aller. » Armand Duplantis ne se contente pas d’enchaîner les titres. Avec sa démarche nonchalante et sa mine de héros de feuilleton pour adolescents, il est aussi l’homme qui a sauté le plus haut, le plus souvent. A cinquante-cinq reprises, déjà, au-delà de la barre mythique des 6 mètres. Surtout, il a battu sept fois le record du monde pour le porter à 6,23 m en septembre 2023, reléguant le Français Renaud Lavillenie, précédent détenteur du record du monde, à 7 centimètres, et le « tsar de la perche », l’Ukrainien Sergueï Bubka, à 9 centimètres. Le 21 février, à la veille du All Star Perche organisé à ClermontFerrand par son ami Renaud Lavillenie, Armand Duplantis s’est penché sur sa place dans l’histoire du saut à la perche. « Il me reste encore beaucoup à faire pour avoir la meilleure carrière possible, confie au Monde celui qui sait qu’avec dix titres mondiaux, Bubka le devance toujours. Mais j’ai confiance dans le fait que je battrais n’importe quel perchiste actuel ou passé dans une confrontation. » « Avantage psychologique » Cet été, le 5 août, lors des Jeux olympiques de Paris, le jeune homme a toutes les chances de supplanter Bubka et Lavillenie, qui n’ont remporté chacun qu’un seul titre olympique. « C’est un sport très compliqué, mais je pense être dans une bonne situation pour conserver mon titre, assume celui qui a été sacré à Tokyo en 2021. Si je vais à Paris en faisant ce que je sais faire, je dois gagner. » Il y a une certaine incongruité à ce que l’ex-Soviétique et le Français n’affichent qu’un titre olympique. Faut-il y percevoir un danger pour Duplantis ? « Lors des JO, certaines personnes peuvent venir de nulle part. Je suis prêt à sauter aussi haut qu’il le faudra pour gagner. » En 2016, aux Jeux de Rio de Janeiro, le Brésilien Thiago Braz, perchiste méconnu, avait privé l’ultrafavori Lavillenie d’une deuxième médaille d’or lors du dernier saut. « J’étais devant mon écran de télévision, se souvient Duplantis. Tout le monde a été choqué. Renaud était en grande forme, il avait très bien sauté. » Les défaites de Duplantis sont si rares qu’elles sont devenues des événements dans le monde de l’athlétisme : 23 mai 2021, 26 août 2021, 2 septembre 2022, 21 juillet 2023… Dans un premier temps, le Suédois, perplexe, dit, lui, ne reconnaître aucune de ces dates. Mais lorsqu’on y accole des lieux (Gateshead en Angleterre, Lausanne en Suisse, Bruxelles et 10 NOVEMBRE 1999 Naissance à Lafayette (Louisiane). 12 AOÛT 2018 Devient, à 18 ans, le plus jeune champion d’Europe, à Berlin. 8 FÉVRIER 2020 Bat le record du monde pour la première fois, à Torun (Pologne). 3 AOÛT 2021 Champion olympique à Tokyo. 17 SEPTEMBRE 2023 Porte le record du monde à 6,23 m, à Eugene (Oregon). t-il s’entraîner sans ses parents un jour ? « C’est une affaire de famille. Ma mère adore m’entraîner et j’adore qu’elle m’entraîne. Mon père est, probablement avec Renaud [Lavillenie], la personne qui aime le plus au monde le saut à la perche. Sur ce sujet, je ne peux écouter que mes parents et Renaud. » Le perchiste Armand Duplantis, à Clermont-Ferrand, le 21 février. JULIETTE TREILLET POUR « LE MONDE » Monaco), son visage s’éclaire : « Bien sûr ! J’ai perdu, ces fois-là. Parfois, on se manque. Je suis humain. Il arrive que l’on ne soit pas dans un bon jour… Mais je ne me trompe pas tant que ça. Je fais plus souvent bien que mal. » A-t-il conscience de son écrasant ascendant sur ses adversaires lorsqu’il prend part à un concours ? « Il y a une raison pour laquelle ils pensent que je vais sauter plus haut qu’eux, avance-t-il. J’ai l’avantage psychologique parce que j’ai l’avantage physique. » Mais pas question de relativiser ses succès. « A chaque compétition, on part tous de zéro. [Mes adversaires] ne m’offrent pas la médaille sur un plateau juste parce que je suis le favori. Je vais probablement devoir sauter au moins 6 mètres demain pour battre ces mecs », prédisait-il avec justesse, le 21 février, la veille du All Star Perche, qu’il a remporté en franchissant une barre à 6,02 m, avant d’échouer d’un rien à 6,24 m, ce qui aurait constitué un nouveau record du monde. Malgré une concurrence capable de sauter à 6 mètres – Sam Kendricks, le Philippin Ernest Obiena ou l’Américain Christopher Nielsen –, le principal adversaire de « Mondo » reste « Mondo ». Un constat qui n’entame en rien la soif de victoires du Suédois. « Je suis de plus en plus motivé parce que chaque année, je veux être meilleur que la précédente, affirme-t-il. C’est plus une compétition contre moi-même que contre les autres. » La malédiction du sacre unique Aux Jeux de Paris, si aucune blessure ne l’en empêche, Duplantis aura les cartes en mains pour gagner une deuxième médaille d’or. Connaît-il le nom du seul perchiste à avoir conjuré la malédiction du sacre olympique unique ? « Oui, c’est Bob Richards. » Le « pasteur volant », titré en 1952 et en 1956, est né dans une localité de l’Illinois au nom prédestiné pour célébrer les victoires, Champaign. En 2019, Le Monde avait déjà rencontré Duplantis à Baton Les défaites de Duplantis sont si rares qu’elles sont devenues des événements dans le monde de l’athlétisme Rouge (Louisiane), alors qu’il n’était encore ni champion du monde ni recordman du monde. A l’ombre d’un gigantesque stade de football américain de 100 000 places, il passait inaperçu lors d’une rencontre universitaire. L’athlétisme n’existe que tous les quatre ans aux Etats-Unis, et la popularité des athlètes y est à des années-lumière de celles des footballeurs ou des basketteurs. Prudents et inquiets, ses parents – Greg, ancien perchiste, et Helena, ancienne heptathlète, qui sont ses entraîneurs – poussaient alors pour qu’il poursuive ses études jusqu’au bout. Sûr de sa destinée, l’effronté perchiste n’avait alors qu’une idée en tête, passer professionnel et s’exiler. « Mondo » a donc quitté les bancs de la Louisiana State University et signé un lucratif contrat avec Puma, où il a succédé à la star Usain Bolt. Nul n’est prophète en son pays, et Duplantis le sait bien quand il opte pour la nationalité suédoise, celle de sa mère. En Scandinavie, il est chouchouté et possède désormais un meeting à son nom, la Mondo Classic, qui se tient à l’Arena Uppsala, son camp de base au nord de Stockholm. Pour les athlètes, « il n’est pas facile de subvenir à ses besoins financiers. Mais si vous êtes le meilleur, que vous détenez le record du monde, ça devient différent, explique-t-il, cinq ans après avoir traversé l’Atlantique. Je n’en étais pas encore à ce stade, mais je savais que j’allais l’être. J’avais besoin de partir en Europe pour être pro. » Parfois, en interview, Armand Duplantis s’ennuie. Mais quand son intérêt est piqué, « Mondo » s’anime et s’épanche. S’imagine- « Je veux sauter 6,30 m » Cet enfant de la balle, qui, comme son modèle tricolore, possède un sautoir de fortune dans le jardin familial, aime être entouré des siens. « On s’amuse, confie-t-il. On sait se détendre, être une famille, prendre du bon temps. Et ça sera toujours ainsi. C’est très différent des autres relations parents entraîneurs et enfants athlètes. » Aucune similitude, par exemple, avec le lien entre les sœurs Williams et leur père Richard, mélange de travail acharné et d’obligation de résultat. « Ce n’est pas du tout comme ça, affirme Duplantis. Chez eux, la notion de plaisir n’est pas présente. » Sa petite amie suédoise, Désiré Inglander, mannequin, est par ailleurs de tous ses déplacements. Premier homme au-delà des 6 mètres, Sergueï Bubka a détenu pendant trente ans le record du monde du saut à la perche, qu’il a fait passer, en dix ans, de 5,94 m à 6,14 m. L’Ukrainien était connu pour sa façon de grignoter la meilleure marque centimètre par centimètre. Une stratégie reprise par son lointain successeur, depuis son premier record du monde à 6,17 m, en 2020, à Torun (Pologne), jusqu’au dernier en date, à Eugene (Oregon), en septembre 2023, à 6,23 m. « Mondo » se voit-il l’améliorer pendant encore six ans ? « J’espère que c’est ce qui va se passer, si je suis toujours à un très haut niveau en 2030. Je veux sauter 6,30 m. » S’envoler sur un bâton d’environ 30 millimètres de diamètre à une hauteur équivalente à deux étages d’immeubles n’est pas anodin. A Glasgow, la grave blessure de la perchiste française Margot Chevrier, victime d’une fracture ouverte du talus, l’a rappelé. Mais lorsque tout se passe bien là-haut, l’expérience est incomparable. « C’est la meilleure sensation au monde, raconte Duplantis. J’aimerais que les gens puissent le vivre. Ça se rapproche de la vague parfaite pour le surfeur. Ou du swing parfait d’un golfeur », ajoute-t-il, après que l’un de ses adversaires à l’oreille qui traîne, l’Australien Kurtis Marschall, mime le geste dans sa direction. Un geste qu’il aime répéter inlassablement. « Le plaisir dans le métier met la perfection dans le travail », écrivait Aristote. En cela, Armand Duplantis est le premier perchiste aristotélicien. p anthony hernandez | 17 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 HISTOIRE DE JEUX | CH R O N IQ U E p a r p a t r ic k c l a s t r e s Le défi de la parité Teahupoo se réjouit des Jeux, mais redoute le surtourisme Le village de la presqu’île tahitienne, peuplé de quelque 1 500 pêcheurs et agriculteurs, accueillera, fin juillet, les épreuves olympiques de surf REPORTAGE papeete (polynésie française) - S correspondance on sac en toile plein de poissons, un adolescent de Teahupoo traverse le village à bicyclette, son fusil harpon tout juste sorti du lagon. D’un haussement de sourcils, le discret bonjour polynésien, il salue une personne âgée attablée sous l’arche d’un majestueux fara, l’arbre à pandan local. Il est 10 heures et l’ancien étale de la confiture de goyave sur des tartines de pain de mie, le regard perdu dans la vague de Havae, connue par les surfeurs du monde entier sous le nom de son village, Teahupoo. A Tahiti, on se lève et on petitdéjeune tôt, mais ici, au-delà du point kilométrique zéro, là où il n’y a plus de route, mais seulement une passerelle pour traverser la rivière, puis des chemins dans l’herbe, le temps est perçu différemment. Il s’écoule bien plus lentement qu’au nord de Tahiti, dans les embouteillages de Papeete. Et ces villageois n’ont pas la même soif de développement. Quand ce petit bout de France des antipodes a été sélectionné pour accueillir l’épreuve de surf des Jeux, en mars 2020, beaucoup d’habitants se sont méfiés. Le comité d’organisation des Jeux olympiques de Paris 2024 (Cojop), tout comme les élus locaux, a dû s’engager sur la préservation du mode de vie de Teahupoo, qui a, par exemple, refusé la construction d’un pont. Pour acheminer le matériel, il faudra donc passer par une nouvelle passerelle piétonne, ou traverser la rivière en 4 × 4, en espérant que son débit soit faible. La quiétude des villageois sera donc préservée… même si, dans l’immédiat, les travaux sont partout : deux marinas sont rénovées, la passerelle est reconstruite, le Domaine rose viabilisé. Cet ancien champ de taro accueillera la zone opérationnelle du Cojop. Une cinquantaine de petites maisons ont aussi poussé ces derniers mois à l’initiative de particuliers : elles hébergeront les officiels, les médias et quelques athlètes. « Je pouvais déjà loger une trentaine de personnes, je pourrai en ajouter quinze avec ces nouveaux logements », évalue Milton Parker, au volant de sa minipelle, devant le chantier de sa nouvelle maison. « Ça bouge, il y a eu plein de constructions, pour pouvoir louer les maisons pour les Jeux », constate ce propriétaire de la plus grosse pension de famille, sur la pointe de Teahupoo, face à la vague de Havae. Le chantier le plus sensible, c’est la tour des juges. Fichée dans le lagon, face à la vague mythique, elle a suscité plusieurs manifestations et une pétition de plus de 250 000 signatures. Ecologistes et surfeurs reprochaient au gouvernement local et à Paris 2024 d’avoir choisi une tour surdimensionnée et de briser du corail lors des travaux. « Tout le monde va en bénéficier » Le président de la collectivité, Moetai Brotherson, a annoncé en décembre 2023 une diminution de la taille et du poids de cet édifice. Depuis, le chantier n’est plus perturbé : les fondations sont posées, et la tour, déjà construite à terre, sera montée à partir du 11 mars. Pourtant, toutes les oppositions ne sont pas éteintes. La principale association à dénoncer la tour, Vai Ara O Teahupoo, regrette l’absence de sanctions après les dégâts sur le corail. Et les pêcheurs restent mécontents. « Il y a beaucoup moins de poissons sur le spot, par rapport à avant les travaux », constate Hoatua Parker, contraint de « vendre des fruits au lieu d’aller pêcher ». D’autres craignent un afflux de visiteurs après les Jeux. « Il faut préserver la vague : ils sont les bienvenus, mais il ne faut pas oublier de rentrer chez eux », se méfie Haumana O’Connor, un surfeur local aux cheveux colorés en rouge. Pilote de bateau, il travaille pourtant avec les touristes et leur propose des excursions au plus près de la vague. « C’est le tourisme qui me fait manger, mais je n’en veux pas plus. » Le gouvernement polynésien mise aussi sur les Jeux pour convaincre les habitants de faire plus de sport Ces quelques voix dissonantes n’empêchent pas Teahupoo de ressentir une « immense fierté » avant l’arrivée des Jeux. « Nos enfants et nos petits-enfants pourront dire qu’on a eu les JO ici, s’enthousiasme Roniu TupanaPoareu, la maire du village. Nos prestataires nautiques, nos forains, nos hébergeurs : tout le monde va en bénéficier. » C’est aussi l’espoir de toute la Polynésie française, qui a battu son record de fréquentation en 2023, avec 262 000 touristes. Ils visitent en priorité Moorea et Bora-Bora, les deux fleurons du tourisme, moteur de l’économie locale. Le président Brotherson souhaiterait à terme recevoir 600 000 touristes chaque année. Il faudra pour cela les convaincre d’aller ailleurs : les 118 îles des cinq archipels polynésiens sont réparties sur une surface grande comme l’Europe, et plusieurs formes de tourisme sont possibles, de la plongée au charter nautique. Loin des luxueux voyages de noces de Bora-Bora, Teahupoo propose un « slow tourisme », axé sur le surf, la nature et la culture polynésiennes. « Les Jeux, c’est 3 milliards de téléspectateurs, une grosse opportunité de montrer la vague mythique de Teahupoo et les montagnes de la presqu’île : au-delà des JO, c’est montrer que Tahiti est le berceau du surf, c’est une force culturelle », anticipe Vaihere Lissant, la directrice marketing de Tahiti Tourisme. « Les Polynésiens attendent des Jeux des bénéfices matériels et immatériels, mais ils attendent surtout des Jeux qui les respectent et leur ressemblent », ajoute Bar- bara Martin-Nio, responsable du site de Tahiti pour le Cojop. Le gouvernement local, lui, mise aussi sur les Jeux pour convaincre les Polynésiens de faire plus de sport. Les athlètes comme Kauli Vaast (médaillé de bronze aux Mondiaux, à Porto Rico, dimanche 3 mars) et Vahine Fierro, tous deux qualifiés pour les JO de surf, sont minces et musclés, tout comme les meilleurs rameurs de pirogues de course. Préparer une autre échéance Mais au-delà des champions, la population est en souffrance. Les trois quarts des Polynésiens sont en surpoids et près d’un sur deux souffre d’obésité. Un habitant sur six est en longue maladie. « J’ose espérer que le rayonnement à l’échelle locale va déclencher des vocations sportives, glisse la ministre des sports polynésienne, Nahema Temarii, qui souhaite aussi attirer des athlètes de haut niveau. Tahiti pourrait devenir le camp d’entraînement d’excellence pour l’équipe de France de surf. » Pour le président de la Fédération tahitienne de surf, Max Wasna, ce serait la meilleure préparation pour les JO de 2028 à Los Angeles et de 2032 à Brisbane, en Australie. « On a une variété de vagues importante, des beach break [qui se cassent sur le sable] et des récifs, des vagues toute l’année autour de l’île, et une bonne température », énumère-t-il pour attirer les meilleurs Français. Cet afflux de sportifs et ces expériences événementielles permettront à la Polynésie de préparer une autre grande échéance : elle accueillera les Jeux du Pacifique de 2027, le plus grand rendezvous sportif d’Océanie. Les Jeux ont pour le moment coûté 35 millions d’euros à la collectivité. Mais s’ils dopent le tourisme et convainquent les Polynésiens d’adopter un mode de vie plus sain, cet investissement ne sera plus contesté. Encore moins si Vahine Fierro ou Kauli Vaast sortent du plus beau tube du monde avec une médaille olympique. p mike leyral Misogynie de Coubertin L’olympisme n’a pas joué un rôle d’avant-garde pour l’égalité hommes-femmes, et cela remonte à la misogynie de son fondateur. Jamais Pierre de Coubertin ne se départira de cette formule qu’il énonce en 1912 en réaction à la demande de participation d’une sportive aux JO de Stockholm : « Impratique, inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas d’ajouter : incorrecte, telle serait à notre avis cette demi-Olympiade féminine. » Cela tient à sa conception du couple, où les femmes sont les « associées de l’homme », et non ses égales. Jusqu’au départ de Coubertin de la présidence du CIO, en 1925, ce sont les organisateurs, et non le CIO, qui décident de proposer des épreuves pour sportives, par exemple en tennis, golf, tir à l’arc et voile à Paris en 1900, en natation à Stockholm en 1912, et en fleuret à Paris en 1924. Ses successeurs à la tête du CIO préféreront intégrer très progressivement les femmes, mais pour mieux les contrôler. Dès 1935, le Suédois Sigfrid Edström (1946-1952) écrit à l’Américain Avery Brundage (19521972) : « La fédération de [l’athlète Alice] Milliat nous a causé tant d’ennuis que nous n’avons aucun intérêt à la soutenir. Nous aimerions que toute cette chose disparaisse de la surface de la terre. » Ce qui fut fait en 1936, avec le sabordage de la Fédération sportive féminine internationale et la fin des Jeux olympiques féminins organisés depuis 1922 par la militante féministe. Le rythme auquel chaque sport olympique s’ouvre aux compétitrices est un révélateur de la misogynie et de la force des préjugés. Le cas du premier 800 m olympique féminin en 1928 mérite qu’on s’y arrête. Alors que le film tourné à l’époque montre des sportives éprouvées mais en pleine possession de leurs moyens, les dirigeants du CIO et leurs amis médecins et journalistes ont évoqué une arrivée dramatique pour mieux en justifier la suppression. L’épreuve ne fera son retour aux JO qu’en 1960, et le 1 500 m comme le 100 m haies ne seront pas courus avant 1972. Dans la même veine, il aura fallu la menace d’un procès à New York par la championne Rena Kanokogi et une décennie d’atermoiements pour que la première épreuve olympique de judo pour femmes ait lieu en 1992. Depuis les années 1930, les dirigeants du mouvement olympique ont systématiquement interrogé le sexe des sportives, jamais celui des sportifs. Des « certificats de féminité » sont demandés aux participantes dès les années 1950, puis des tests gynécologiques humiliants sont mis en place à compter de 1968. Devant les critiques de plus en plus nombreuses dans les années 2000, les contrôles devenus génétiques ne sont plus réalisés qu’en cas de doute, ce qui n’est guère mieux. Pour concourir dans les épreuves féminines, la Fédération internationale d’athlétisme et le CIO imposent des traitements médicaux aux athlètes intersexes présentant un taux de testostérone jugé trop élevé. Jamais rien de tel n’a été exigé pour les épreuves masculines, quand ce même taux varie considérablement d’un homme à l’autre. Alors qu’une naissance 2000 serait de nature intersexuée, le CIO continue de penser le sport en deux catégories hermétiques et distinctes : hommes et femmes, au lieu de se placer dans une logique d’intégration des athlètes, quelles que soient leurs différences. p Patrick Clastres est historien du sport CULTURES MONDE. du lundi au vendredi 11H – 12H Julie Gacon Mélanie Chalandon © Radio France/Ch. Abramowitz Sur la plage de Teahupoo (Tahiti), le 15 janvier. DANIEL COLE/AP A Paris, pour la première fois dans l’histoire des Jeux olympiques, il y aura autant de compétitrices que de compétiteurs. Si le ratio de sportives est en forte croissance depuis la fin du mandat, en 2001, du président du Comité international olympique (CIO) Juan Antonio Samaranch (21,5 % à Moscou en 1980 à 40 % à Athènes en 2004), toutes les délégations sont loin d’atteindre la parité, car ce critère n’est pas inscrit dans la charte olympique. Cela suffit-il à en faire des « Jeux paritaires », comme le clament les organisateurs ? Bien d’autres conditions doivent être remplies pour atteindre une parité olympique digne de ce nom : l’égalité des revenus et de traitement médiatique, la disparition des commentaires misogynes, le soutien au mouvement #metoo au lieu du déni des violences sexuelles dans le sport, la parité de gouvernance. Or, le comité d’organisation des Jeux de Paris est dirigé par trois hommes et le Comité national olympique (CNO) français a connu une présidence féminine de vingt-trois mois en près de cent vingt ans d’existence. Présidé par neuf hommes depuis 1894, sans aucun membre féminin jusqu’en 1981, le CIO présente depuis peu un taux de féminisation de 41 % de ses dirigeants et sa commission exécutive comprend cinq femmes pour dix hommes bien plus âgés (69 ans en moyenne). Quant aux 32 fédérations internationales de sports olympiques, seules celles de golf et de triathlon sont présidées par des femmes. En partenariat avec L'esprit d'ouverture 18 | 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 « Le Monde » et les femmes, du droit de vote à #metoo Anne Chemin C’ est une feuille jaunie par le temps sur laquelle est inscrite à la main, en haut à droite : « Le Monde Décbre 44 ». Retrouvé dans les archives d’Hubert BeuveMéry, le premier organigramme de la rédaction porte les stigmates de la guerre : certains patronymes sont suivis de la mention « prisonnier », d’autres de celle de « déporté en Allemagne ». Il y a là un Raymond, un André, un Maurice, un Edmond, un Emile, un Charles et un Robert, mais pas un seul prénom féminin, ou presque : dans cette liste de trente-trois noms, la romancière Germaine Beaumont, première femme à recevoir le prix Renaudot (1930), est l’unique représentante de ce que l’on n’appelle pas encore le « deuxième sexe ». Cette mixité toute relative ne dure d’ailleurs qu’un mois : après deux billets, l’un, en décembre 1944, sur l’« histoire encore chaude de sang et rouge de gloire » de la France, l’autre, en janvier 1945, sur le « paysage sans fumées » d’un hiver sans chauffage, la signature de l’écrivaine disparaît des colonnes du quotidien. Dans les années qui suivent la sortie du premier exemplaire du Monde, le 18 décembre 1944, le quotidien du soir ne compte, parmi ses salariés, aucune femme journaliste, précise l’historien Patrick Eveno, auteur d’une Histoire du journal Le Monde. 1944-2004 (Albin Michel, 2004) : la rédaction de la rue des Italiens est uniquement peuplée de silhouettes masculines. A l’époque, le journal est installé près de l’Opéra, dans un immeuble construit, au début du siècle, par un quotidien qui s’est sabordé en 1942, Le Temps. Les photos de ces années pionnières ressuscitent un monde disparu : derrière l’immense horloge en faïence bleue de la façade, des journalistes en costume-cravate, cigarette aux lèvres, écrivent leurs articles sur des bureaux dotés d’un encrier. Dans le dédale sombre des couloirs, des garçons d’étage pressent le pas quand ils entendent la sonnette : dans la grande tradition de la presse d’avant-guerre, ils portent un uniforme bleu, puis gris, sur le col duquel est frappé un « M » doré en lettre gothique. Au début des années 1950, c’est dans ce lieu inconfortable et défraîchi que les journalistes du Monde rédigent un journal austère, sans photos, imprimé sur les rotatives installées depuis 1911, dans les sous-sols. Au premier étage, le directeur, Hubert Beuve-Méry, règne sur un immense bureau qui épouse l’angle de la rue des Italiens et de la rue Taitbout. « Il partageait cet espace avec son assistante, Yolande Boitard, qui avait un fume-cigarette, se souvient Anne-Marie Franchet, l’assistante de Pierre Viansson-Ponté. Elle avait elle-même une secrétaire, car elle ne tapait pas à la machine. » C’est dans ce bureau sombre et intimidant que « Beuve » reçoit les nouveaux embauchés – et ce sont essentiellement des hommes. Parmi les cinquante et un journalistes qui signent, en 1951, une pétition sur l’indépendance du journal, il n’y a qu’une seule rédactrice, Christine de Rivoyre. « Quand je suis arrivée, en 1964, il y avait des femmes parmi les sténos de presse, les secrétaires, les correcteurs, à l’infirmerie, au service du personnel ou à la cantine, mais très peu à la rédaction », poursuit Anne-Marie Franchet. La présence de rédactrices est si déroutante que, jusqu’en 1957, les critiques littéraires de Jacqueline Piatier sont signées « J. Piatier » – son collègue du service politique Raymond Barrillon croit qu’il s’agit d’un certain Jérôme… A l’époque, les assistantes de la Rue des Italiens sont tenues de venir travailler en jupe et de rester discrètes. « Au début des années 1960, le service politique ne comptait ni rédactrice ni assistante – le chef adjoint, Raymond Barrillon, disait qu’elles pouvaient créer des perturbations, raconte Anne-Marie Franchet. En 1965, le chef, Pierre Viansson-Ponté, m’a quand même imposée, mais les relations avec son adjoint étaient tendues. Il m’a accueillie en me disant d’un ton martial : “Mitterrand, deux T, deux R, Barrillon, deux R, deux L.” Comme il ne supportait pas le bruit de ma machine à écrire, je devais taper dans un petit bureau qui donnait sur la cour. » Une première journaliste, Nicole Fiévet, est recrutée en 1948, une deuxième, Christine de Rivoyre, en 1950, mais, dans les années 1950 et 1960, la rédaction reste, selon l’historien Patrick Eveno, « le domaine réservé des hommes ». Quand « Beuve » quitte le quotidien, en 1969, elles ne représentent que 11,3 % des effectifs. « Lors de mon embauche, en 1969, je n’ai eu affaire qu’à des hommes, se souvient Robert Solé, qui rejoindra, en 1992, la direction de la rédaction. J’avais écrit au directeur, Jacques Fauvet, j’ai été reçu par le rédacteur en chef, André Fontaine, et je suis devenu l’adjoint d’Henri Fesquet, le chroniqueur religion. Nous travaillions dans un univers très masculin, parfois brutal, où les tensions étaient fortes. » FAIRE BOUGER LES FRONTIÈRES Les quelques femmes qui parviennent à se faufiler dans ce monde d’hommes sont toutes dotées d’un caractère bien trempé. Certaines entrent par la petite porte – Josée Doyère, grande fumeuse de Gitanes, commence par le secrétariat, Yvonne Rebeyrol, qui traite son chef de « galopin », par la cartographie. D’autres jouissent d’un prestige social qui les aide à franchir les barrières : Claude Sarraute est la fille de la romancière Nathalie Sarraute et la femme du philosophe Jean-François Revel ; le docteur Claudine Escoffier-Lambiotte, qui vit à proximité du parc Monceau, occupe des fonctions importantes à la Fondation pour la recherche médicale ; Yvonne Baby a pour père l’historien Jean Baby et pour beaupère l’intellectuel Georges Sadoul. A la fin des années 1940, les sujets sur l’émancipation des femmes sont aussi rares dans les colonnes du journal que les femmes dans les bureaux. Lorsque les Françaises votent pour la première fois, aux élections municipales du 25 avril 1945, aucun des titres consacrés à ce scrutin n’évoque cette étape décisive de l’entrée des femmes en politique : Le Monde se contente de mentionner, au détour d’un papier, que les électrices des villes « donnent l’exemple du sérieux », tandis que celles des campagnes sont plus « timides ». Au En 1945, lorsque les femmes votent pour la première fois en France, le quotidien de la rue des Italiens, qui ne compte aucune rédactrice, n’y consacre que quelques lignes. Quatre-vingts ans plus tard, tout a changé : il y a autant de femmes que d’hommes aux postes-clés du journal, et les questions d’égalité sont largement traitées. Comme toute la société, « Le Monde » a connu une véritable révolution tés, notamment des femmes – on ne les appelle pas encore « députées » et elles sont au nombre de… douze. « Il aura fallu des siècles jalonnés de massacres gynécologiques, de souffrances et de morts, pour que le corps médical se préoccupe enfin d’un acte accompli chaque année dans le monde, dans la solitude, dans la honte et dans la clandestinité, par plus de cinquante millions de femmes », conclut Mme Escoffier-Lambiotte. Un même engagement en faveur des droits des femmes marque la décennie suivante. Lors de la réforme de la définition légale du viol, en 1980, Laurent Zecchini applaudit un texte qui remet en question les « siècles de bonne conscience, la pesanteur de ce code non écrit qui fait d’un crime odieux un simple incident de parcours dans l’épanouissement de la virilité ». Et lorsque Marguerite Yourcenar devient la première femme à entrer à l’Académie française, l’année suivante, Jacqueline Piatier, dont la féminité n’est plus dissimulée par un « J » en signature, salue l’« éclatement d’un club », l’« éviction d’un préjugé » et l’« abolition d’un privilège ». « SEXISME ORDINAIRE » DANS LES ANNÉES QUI SUIVENT LA SORTIE DU PREMIER EXEMPLAIRE DU « MONDE », LE 18 DÉCEMBRE 1944, LE QUOTIDIEN NE COMPTE, PARMI SES SALARIÉS, AUCUNE FEMME JOURNALISTE lendemain du scrutin, il affirme même, par un étrange euphémisme, que cette expérience « n’a pas été mauvaise »… La nomination, en 1947, de la première femme ministre de plein exercice – le gouvernement du Front populaire, en 1936, ne comptait que des femmes « sous-secrétaires d’Etat » – passe, quant à elle, quasiment inaperçue. Cette « première » est signalée en deux phrases, la biographie de Germaine Poinso-Chapuis est expédiée en quelques lignes et elle est la seule ministre à avoir droit à des précisions sur son statut conjugal et familial (« mariée et mère de deux enfants »)… Nulle trace non plus, lors de sa publication (1949), du livre fondateur de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, à part une courte – et sévère – allusion du critique littéraire Yves Florenne. « Je crois – tout homme croira – qu’en voulant dépouiller la femme de son pouvoir d’enchantement, Simone de Beauvoir a tort. » Parce que Le Monde est un journal « adossé à son époque », selon le mot de Jean-Marie Colombani, il finit cependant par prêter attention au puissant mouvement d’émancipation qui émerge dans la « grande » décennie 1970. A partir de la fin des années 1960, le journal accompagne pas à pas les combats de la « deuxième vague » du féminisme : Claudine Escoffier-Lambiotte condamne, en 1972, « la puissance de l’obscurantisme, de l’intolérance et de la passion » des opposants à la contraception ; Philippe Boucher fustige la même année l’« hypocrisie » de la loi réprimant l’avortement ; Francis Cornu, en 1974, le « retard considérable » sur les « mœurs de la société » de la réglementation du divorce. Lors du débat sur la légalisation de l’avortement, en 1974, Le Monde se range aux côtés de Simone Veil. Il suit, jour après jour, les vingt-cinq heures de débat parlementaire et publie le décompte précis du vote des dépu- Si le journal se soucie, à partir des années 1970, de l’égalité des sexes, c’est parce que certains journalistes décident de s’en saisir, même si, dans un quotidien comme Le Monde, la tâche n’est pas aisée. L’effervescence militante des féministes bouscule en effet le modèle de suivi de l’actualité mis en place dès 1944 : chaque rédacteur est spécialisé dans un secteur – les sciences, l’éducation ou la défense. Cette organisation rigide ne parvient pas à saisir la complexité et l’ampleur du mouvement féministe, qui conteste le patriarcat dans tous les domaines de la vie sociale : la famille, l’école, l’entreprise, la médecine, la justice, la politique. Embauché en 1968, Bruno Frappat, journaliste au service Education, décide, cependant, de jouer avec les frontières des rubriques traditionnelles. « Personne, au journal, n’était chargé de suivre les questions concernant les femmes, raconte ce rédacteur qui deviendra, en 1991, directeur de la rédaction. J’en ai profité pour m’installer peu à peu dans les “interstices” des spécialités des uns et des autres. J’étais multicarte, et je m’intéressais aux sujets réputés marginaux : les féministes, les drogués, les homosexuels, les psys, les prostituées… Je ne demandais l’autorisation à personne, et mes initiatives étaient toujours bien accueillies – mes chefs étaient très libéraux. » Parce qu’il écrit sur l’université, Bruno Frappat passe, dans les années 1970, beaucoup de temps à la faculté de Nanterre. « Pour mon premier reportage, j’y ai même débarqué dans la DS avec chauffeur de “Beuve” ! », relate-t-il. Dans ce haut lieu du bouillonnement soixante-huitard, il croise beaucoup de féministes. « Je les ai accompagnées dans des opérations qui semblaient alors scandaleuses, raconte-t-il. Un dimanche de 1973, Maya Surduts, du MLAC [Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception], m’a ainsi proposé d’assister à un avortement clandestin organisé près de la Bourse, avec Yvette | 19 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 ▶▶▶ Yvonne Baby, la première femme cheffe de service au « Monde », à la Culture, ici dans les années 1970. MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS Roudy – j’étais le seul homme présent. Le lendemain, mon papier était titré : “Quand l’avortement est libre et gratuit”. » Il faut cependant attendre 1980 pour que Le Monde consacre, au sein du service Société, l’égalité des sexes, la famille et l’enfance, comme une rubrique à part entière. Pendant plus de dix ans, Christiane Chombeau, qui réalise aussi des reportages sur d’autres thèmes, écrit dans les colonnes du journal sur le remboursement de l’avortement, la montée du divorce, les procès pour excision, les discriminations dans le monde du travail, la lutte pour l’égalité salariale. « J’étais chargée de suivre ces sujets que personne, il faut bien l’avouer, ne se battait pour faire, raconte-t-elle. L’actualité était très riche, et je bénéficiais d’une grande liberté. » Personne, à l’époque, ne s’en aperçoit vraiment, mais, au cours de la décennie 1970, la rédaction de la rue des Italiens a changé de visage. Il y a encore peu de femmes, les « chefferies » restent très masculines, mais la féminisation, peu à peu, progresse : de 1969 à 1978, la part de rédactrices passe de 11,3 % à 22,1 %. « Le Monde suit le mouvement général de la population active française », constate Patrick Eveno. Conservé par Robert Solé, l’organigramme de 1985 témoigne des premiers pas de la mixité : il mentionne deux femmes au service Etranger, trois au service Politique, cinq à l’Economie, quatre en Société. Josyane Savigneau fait partie des journalistes qui ouvrent, à la fin des années 1970, cette nouvelle ère. « Quand je suis arrivée aux informations générales, en 1977, j’étais la seule femme du service, dit-elle. Jusque-là, les rédactrices du journal étaient toutes des personnalités à part : Jacqueline Piatier était la fille d’un général, Françoise Chipaux une baroudeuse qui jurait comme un charretier, Claudine Escoffier-Lambiotte une grande bourgeoise… J’ai été l’une des premières rédactrices à ne pas venir d’un milieu aisé, à ne connaître personne dans le monde de la presse et à être arrivée là grâce au Centre de formation des journalistes. » Au cours de cette même décennie 1970, le service Politique recrute Anne Chaussebourg : « J’avais 24 ans, j’étais journaliste à Paris Match, et Raymond Barrillon m’a demandé si je voulais rejoindre son équipe. C’était le rêve absolu ! Le service avait déjà accueilli deux femmes – une chercheuse en sciences politi- ques, Colette Ysmal, et une journaliste, Françoise Kramer –, mais elles étaient toutes les deux parties. J’étais la seule femme parmi une dizaine d’hommes. Ils venaient travailler en costume-cravate, et ils s’appelaient par leur patronyme : j’étais la seule journaliste que l’on désignait par son prénom. » Parmi les femmes embauchées dans les années 1970 et 1980, rares sont celles qui évoquent des problèmes de sexisme. Toutes racontent leur fierté de travailler pour le quotidien du soir, la liberté d’écriture qui régnait, l’impression grisante de participer au mouvement du monde : elles faisaient leur métier avec passion, sans trop se soucier des lourdeurs de l’époque. Certaines ont entendu des réflexions déplacées, d’autres ont eu l’impression que leurs augmentations de salaire se faisaient attendre, mais elles ne s’y attardent pas. « C’était le sexisme ordinaire des hommes de ces années-là : on les envoyait balader, on faisait avec », résume Josyane Savigneau. SILENCE ET RETARD SALARIAL Beaucoup reconnaissent cependant qu’elles captaient, de temps à autre, des signes qui leur rappelaient, sur le mode de la plaisanterie ou de la condescendance, que, dans ce haut lieu de la presse parisienne où l’on fréquentait les allées du pouvoir, elles ne bénéficiaient pas de la même légitimité que leurs collègues masculins. Certaines racontent qu’elles entendaient les conversations s’arrêter quand elles entraient dans un bureau, d’autres qu’elles n’étaient pas toujours conviées aux déjeuners – bien arrosés –, ou qu’elles se voyaient couper la parole plus souvent que leurs confrères quand elles intervenaient en réunion. Pour Josyane Savigneau, ces signes ont commencé dès l’entretien d’embauche. « J’ai été reçue par Jacques Fauvet, dans l’immense bureau du premier étage qui était auparavant celui de “Beuve”, expose-t-elle. Il m’a dit que le journal n’avait pas beaucoup d’argent, mais qu’il serait dommage de se priver d’une jeune journaliste talentueuse. Et là, il m’a posé deux questions qu’il ne posait sûrement pas aux hommes : “Vous vivez chez vos parents ?” Puis : “Vous avez l’intention de faire des enfants ?” Mon salaire était inférieur à celui des rédacteurs entrés au Monde en même temps que moi – mais ça, je m’en suis aperçue bien plus tard… » La future responsable du cahier « UN DIMANCHE DE 1973, J’AI ASSISTÉ À UN AVORTEMENT CLANDESTIN, AVEC YVETTE ROUDY – J’ÉTAIS LE SEUL HOMME PRÉSENT » BRUNO FRAPPAT ancien journaliste au « Monde » « Le Monde des livres » ne s’est jamais vraiment sentie « discriminée », mais elle se souvient de moments de « bizutage » – un journaliste lui demandant, un matin de fatigue où elle avait achevé son papier à l’aube, si elle avait « grimpé aux rideaux toute la nuit », un autre critiquant ses articles en public pour la déstabiliser. « Ce n’était pas très agréable, mais je ne me laissais pas faire !, poursuit-elle. Je ne me sentais ni ligotée ni opprimée, mais quand j’y repense, je me dis qu’il y avait, à l’époque, une pesanteur sexiste : aujourd’hui, ces réflexions franchement déplaisantes ne seraient sans doute pas tolérées. » Anne Chaussebourg avait connu un sexisme plus ouvert à Paris Match : lors de l’élection présidentielle de 1974, le directeur de la rédaction avait annoncé que les reporters et les photographes seraient affectés en fonction des « goûts sexuels supposés » des candidats. « Je n’ai heureusement rien entendu de tel au Monde, où j’ai toujours eu l’impression d’être traitée de la même manière que mes collègues, explique-t-elle. Je me rappelle quand même qu’un jour, Barrillon, qui parlait de l’inflation, s’est tourné vers moi pour me demander si le prix des carottes avait augmenté : j’ai répondu qu’on ne m’avait sans doute pas engagée pour observer le prix des légumes sur les marchés. » Chargée de suivre le Parlement, Anne Chaussebourg travaille, à l’époque, dans un monde politique encore très majoritairement masculin. « Je n’ai jamais été obligée de remettre un élu à sa place, sauf une fois : j’ai enlevé une main qui commençait à se balader, se souvient-elle. Ce monsieur qui est devenu ministre a ensuite été d’une correction totale. J’avais dit non, il avait entendu : je n’ai pas considéré cela comme une agression. Pour le reste, je n’ai pas le souvenir d’un climat sordide ou graveleux. Quand j’entends ce qui se dit aujourd’hui, je me dis qu’à l’époque j’étais soit aveugle, soit naïve – ou que j’ai une mémoire sélective ! » Certaines journalistes embauchées dans les années 1970, 1980 et 1990 rapportent cependant des épisodes plus difficiles. L’une d’elles a reçu, en pleine nuit, à son domicile, des appels téléphoniques au cours desquels l’un de ses collègues mimait des râles ; une autre a dû repousser les avances d’un rédacteur en chef qui a tenté de l’embrasser à deux occasions différentes. Annonçant qu’elle était enceinte, une troisième, alors cheffe de service, a entendu le directeur adjoint de la rédaction lui rétorquer d’un ton enjoué : « Je sais, j’ai vu que tes seins avaient grossi. » Toutes se sont tues. « J’étais pétrifiée et je ne savais pas à qui en parler », résume l’une d’elles. Un même silence entoure, à l’époque, les inégalités salariales, d’autant que la loi n’impose pas encore la publication d’indicateurs précis sur les écarts entre les sexes. « J’étais secrétaire de la commission des salaires, et je voyais bien, quand j’examinais les dossiers au cas par cas, qu’il y avait des différences entre les rédactrices et les rédacteurs, mais, en l’absence de statistiques détaillées sur l’ensemble de la rédaction, il était difficile de mener une politique de rattrapage, explique Anne Chaussebourg. Mon salaire, lui aussi, était en retard sur celui de mes collègues masculins, mais je n’ai jamais rien demandé. » GRANDE MARÉE Les inégalités salariales et les pesanteurs sexistes n’empêchent pas le mouvement de féminisation de progresser, dans les années 1990 et 2000, à la manière d’une grande marée, comme le constate, en 1994, dans un billet, l’une des premières femmes embauchées au journal, Claude Sarraute (1953). « Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Je regarde d’un peu plus près : ça, par exemple ! C’est plus des mecs que j’ai en face de moi, c’est des nanas. Il y en a plein la rédaction, et je ne m’en étais même pas aperçue. Sans doute parce qu’elles s’habillent souvent unisexe : pull, jean et baskets. Et qu’elles écrivent pareil : correspondances de guerre, enquêtes et reportages menés de main de maître. » Au fil des ans, les journalistes femmes s’implantent en effet dans tous les services : elles analysent les résultats des entreprises, elles chroniquent l’action du gouvernement, elles partent à l’étranger. « Au service International, leur présence a renouvelé le regard sur l’actualité, souligne l’éditorialiste Sylvie Kauffmann. Les correspondants écrivaient essentiellement sur la vie politique, la diplomatie et les guerres : les correspondantes ont ouvert le spectre en s’intéressant aussi à la vie des sociétés. Quand elles ont couvert les conflits armés, elles ont, de la même manière, raconté à la fois les affrontements militaires et les sociétés en guerre. » Dans ces années 2000, les femmes gagnent la bataille de la féminisation – en 2002, Le 20 | 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 ▶▶▶ Monde compte près de 40 % de rédactrices –, mais elles peinent encore à accéder au sommet de la hiérarchie du journal. Lorsque Sylvie Kauffmann devient la première directrice adjointe de la rédaction du Monde, en 2004, elle fait, au sein d’une équipe de cinq hommes, l’expérience difficile de l’isolement. « Je me sentais complètement à part, racontet-elle. L’ambiance de travail était infernale : l’exercice du pouvoir était fondé sur les rapports de force, ce qui créait beaucoup de tensions et de bras de fer inutiles. » Sylvie Kauffmann tire de cette expérience une leçon : il faut féminiser plus largement les équipes de direction. « Parce que j’étais seule, je me faisais écraser si je ne jouais pas le jeu du rapport de force, poursuit-elle. J’avais donc adopté une ligne dure, contre mon gré, alors que je ne voulais pas diriger de cette manière. Je me suis dit : la clé, c’est d’être plusieurs. » L’occasion se présente en 2010, quand elle devient la première femme à diriger la rédaction. « Les candidatures féminines ne se bousculaient pas au portillon, mais j’ai été attentive à la mixité. Nous avons essayé de travailler autrement : le climat était beaucoup moins brutal. » Dans ces années de conquête, la dernière forteresse masculine à prendre est la direction du journal : elle tombe trois ans plus tard avec l’accession de Natalie Nougayrède au poste de directrice – un mandat écourté par une grave crise de management. « C’était un choix de disruption fait par les actionnaires, Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu Pigasse, raconte Alain Beuve-Méry, qui était président de la Société des rédacteurs. Natalie Nougayrède faisait souffler un vent de modernité dans un monde où les directeurs de presse étaient souvent des hommes âgés : c’était une femme, elle était jeune, elle était reporter internationale, elle était trilingue français-anglais-russe. Sa nomination était une manière d’épouser son temps. » Quatre ans plus tard, la tornade #metoo qui submerge la planète confirme à tous ceux qui en doutent encore qu’au Monde comme ailleurs les temps ont profondément changé. « Les vannes sont désormais ouvertes », proclame l’autrice du mot-clé #metoo, la militante américaine Tarana Burke, qui est désignée, en 2017, comme l’une des « personnalités de l’année » par le magazine Time. Le journal comprend vite que cette prise de parole planétaire est un tournant. « Face à ce mouvement qui était à la fois international et français, politique et sociétal, économique et culturel, il fallait innover », explique Luc Bronner, alors directeur de la rédaction. Réunion entre hommes dans le bureau du directeur du « Monde », Hubert Beuve-Méry, en 1961. ELLIOTT ERWITT/MAGNUM PHOTOS LE CHOC DES CULTURES Alors que le mot-clé envahit les réseaux sociaux, la direction décide de convoquer, boulevard Blanqui, une réunion au format inédit. Il ne s’agit ni d’une conférence de rédaction semblable à celle qui réunit quotidiennement les chefs de service, ni d’un comité de rédaction solennel qui débat des prises de position éditoriales : le seul ordre du jour de cette assemblée ouverte à tous est de parler librement du harcèlement sexuel. « L’affluence était très forte, et les journalistes qui ont pris la parole ce jour-là – des trentenaires, des femmes, des rédacteurs du Web – s’exprimaient souvent pour la première fois devant leurs collègues », raconte Hélène Bekmezian, alors rédactrice en chef adjointe du Monde.fr. Dans ce climat sans précédent, la direction crée une task force, afin que #metoo devienne l’une des « priorités éditoriales des prochains mois ». Une trentaine de volontaires sont chargés d’enquêter sur les multiples facettes de ce que l’on appelle déjà la « troisième vague » du féminisme. « La task force était dirigée par deux femmes qui représentaient des générations et des parcours différents, poursuit Luc Bronner. Côté print, Sylvie Kauffmann, qui avait un parcours prestigieux à l’étranger ; côté Web, Hélène Bekmezian, plus jeune, qui avait une excellente connaissance des réseaux sociaux et nous avait alertés très tôt sur ce mouvement. » Dans cette task force, comme dans la société française, se côtoient deux générations – et deux discours. « La parole des jeunes journalistes du Web était totalement centrée sur le harcèlement sexuel, le sexisme ordinaire, les violences sexuelles et sexistes, raconte Sylvie Kauffmann. J’ai compris, à l’époque, à quel point le discours féministe avait changé : il ne portait plus sur l’accès au monde du travail, l’égalité des salaires ou la parité dans les instances de direction, mais sur les relations entre les hommes et les femmes. C’était un tournant : ces nouvelles générations posaient de nouvelles questions. » En 2018, une tribune met crûment en lumière ces différences d’approche. Signé par une centaine de femmes, dont Catherine Deneuve et Catherine Millet, ce texte qui critique, au nom de la « liberté d’importuner », le « puritanisme » de #metoo, soulève un tollé au sein de la rédaction numérique. « Les journalistes du print estimaient qu’il fallait le passer au nom de la liberté d’expression, alors que Lors d’une assemblée générale des salariés, le 2 décembre 1984. CHARLES PLATIAU/AFP Josyane Savigneau, ancienne responsable du cahier « Le Monde des livres ». MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS ceux du Web soulignaient qu’il était contraire à nos engagements éditoriaux et qu’il entravait notre travail, poursuit Hélène Bekmezian. Comment pouvait-on, disaient-ils, recueillir la parole de femmes qui souffrent de harcèlement tout en publiant une tribune niant cette souffrance ? » Pendant un an, la task force réalise des dizaines d’enquêtes : elle travaille sur les plaintes visant Tariq Ramadan ou Gérald Darmanin, comme sur le monde de l’athlétisme ou les mouvements de jeunesse. « Elle s’est arrêtée, non parce que le mouvement était terminé, mais parce que la sensibilité à ces questions avait infusé dans toute la rédaction, analyse Hélène Bekmezian. Avant 2017, les violences sexuelles et sexistes étaient considérées comme des sujets marginaux, dévalorisés, peu prioritaires. Après #metoo, elles sont devenues un sujet journalistiquement intéressant, politiquement important et éditorialement légitime. » Parce que ces enquêtes reposent souvent sur la confrontation de deux paroles, la task force se fixe des règles : les journalistes doivent rencontrer, dans la mesure du possible, les témoins à plusieurs, vérifier les récits dans les moindres détails, entendre le maximum de témoins et, en cas de doute, ne pas publier. Aujourd’hui encore, ces pratiques sont celles des journalistes qui écrivent sur #metoo. « Nous appliquons, dans notre travail, les règles traditionnelles des enquêtes d’investigation : la confrontation des témoignages, AU JOURNAL, COMME DANS LA PLUPART DES COLLECTIFS DE TRAVAIL, #METOO SUSCITE BEAUCOUP D’INTERROGATIONS INTERNES. « LE MONDE » EST-IL IRRÉPROCHABLE ? l’analyse des documents, le respect du contradictoire », précise Lorraine de Foucher. La journaliste est attentive, dès le premier témoignage, à tous les « marqueurs de crédibilité ». « La parole des victimes s’accompagne souvent d’un envahissement émotionnel, elles peuvent avoir les mains qui tremblent, la voix qui se brise, la peau qui se couvre de plaques rouges. Il faut ensuite vérifier si des éléments étayent leur récit : le fait qu’elles aient parlé, à l’époque, à une amie, qu’elles aient quitté leur travail si les faits y avaient eu lieu, qu’elles aient développé des pathologies comme l’anorexie, les crises d’angoisse ou un syndrome de stress post-traumatique, ou que l’on constate une “sérialité”, plusieurs femmes qui, sans se connaître, racontent un même mode opératoire. » MESURES VOLONTARISTES Au journal, comme dans la plupart des collectifs de travail, #metoo suscite en retour beaucoup d’interrogations internes. Le Monde est-il irréprochable ? A-t-il ignoré des phénomènes de harcèlement sexuel ? Pratique-t-il vraiment l’égalité salariale ? Du côté des rémunérations, le rattrapage, en cette année 2017 qui marque l’avènement de #metoo, est en bonne voie : pour résorber les écarts de rémunération entre les sexes, la direction, depuis 2015, confie tous les ans à la commission des salaires deux enveloppes, l’une pour les augmentations traditionnelles au mérite, l’autre pour le rattrapage des inégalités hommes-femmes. Ces mesures volontaristes portent rapidement leurs fruits. « L’enveloppe de rattrapage était un peu plus faible que la première, mais elle a constitué un accélérateur formidable, explique la représentante de la CFDT à la commission de l’époque, Sylvia Zappi. Elle a permis, au fil des ans, de mettre les salaires des femmes au niveau de ceux des hommes. La commission a travaillé finement, en prenant en compte les différences en fonction des métiers, des tranches d’âge et de l’ancienneté : personne n’a été oublié. » Au sein de la rédaction, l’écart des rémunérations moyennes, qui atteignait près de 20 % en 2002, tombe, en 2023, à 1,64 %. Longtemps négligée, la lutte contre le harcèlement sexuel prend, elle aussi, de l’importance. « Après l’affaire Weinstein, la direction, sur proposition de la CFDT, a contacté le cabinet Egaé, qui propose aux entreprises des audits, de la formation et du conseil, poursuit Sylvia Zappi, référente sur les violences sexuelles et sexistes de 2019 à 2023. Leur première enquête, en 2020, a fait remonter huit cas d’agression. Aucun n’était connu des syndicats, ce qui démontrait la nécessité d’une cellule d’écoute spécifique. Le Monde a mis en place un numéro d’appel et des formations pour les manageurs, mais les violences et le sexisme, comme le montre la dernière enquête, n’ont pas disparu. » Ces politiques d’égalité salariale et de lutte contre le harcèlement sexuel auraient sans doute stupéfié Yvonne Baby, la première femme cheffe de service au Monde (1971). Cette pionnière avait, selon la journaliste Claire Devarrieux, subi beaucoup d’« avanies machistes » au journal, mais à l’époque on ne parlait pas encore de violences de « genre » ou de discriminations « systémiques » – et les rares femmes qui travaillaient dans un monde d’hommes avaient appris à ne pas se plaindre. Année après année, centimètre par centimètre, les normes sur les relations hommesfemmes se sont largement déplacées – jusqu’à changer profondément, en quelques décennies, le visage du monde (et du Monde). p anne chemin (avec l’aide de sandrine leconte, à la documentation du « monde ») Pour aller plus loin, retrouvez Anne Chemin et ses invitées lors du Festival du « Monde », édition spéciale 80 ans, du 20 au 22 septembre 2024. CULTURE A Marrakech, la danse veut faire école 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 | 21 Le festival « On marche », qui a lieu jusqu’au 9 mars dans la cité marocaine, offre une quinzaine de spectacles REPORTAGE marrakech (maroc) D ix-septième édition ! », annonce le chorégraphe Taoufiq Izeddiou, 49 ans, directeur du Festival international de danse contemporaine On marche, créé en 2005, à Marrakech. Avec deux années de pause obligatoire en raison de la pandémie de Covid-19, la manifestation, devenue emblématique du continent africain et au-delà, maintient la pression dans un contexte économique sur le fil. « Nous sommes soutenus depuis trois ans par le ministère de la jeunesse, de la culture et de la communication, et cela donne de l’espoir pour les danseurs contemporains, commentet-il. Le fait que nous ayons été labellisés “événement” de “Marrakech capitale de la culture dans le monde islamique en 2024” est un signe de vraie reconnaissance de cet art dans la société. » Avec une quinzaine de spectacles, du 1er au 9 mars, dont des coproductions internationales, comme Marrakech-Montréal, de Taoufiq Izeddiou et la Canadienne Danièle Desnoyers, ou le solo éclatant, désormais best-seller, Pour sortir au jour, d’Olivier Dubois, ce rendez-vous, qui s’affiche dans cinq lieux de Marrakech, met en valeur le patrimoine architectural de la Ville ocre. Le fabuleux Palais Bahia et la place Jemaa el-Fna, toujours aussi bondée et électrisante, font partie du circuit et c’est un régal. « Pour cette 17e édition, nous avons choisi d’honorer la ville de Marrakech, où je suis né, en inscrivant des œuvres contemporaines dans des monuments historiques, précise Izeddiou. Et toutes les représentations sont gratuites ! » Un tempérament offensif Diffuser ne suffit pas à ce rendezvous historique militant. Au cœur du festival, un volet « formation » pour les danseurs baptisé Nafass (« souffle »), et Taklif (« passer le relais et responsabiliser »), un concours de jeunes chorégraphes lancé en 2023, entendent structurer le paysage en donnant un sérieux coup de main aux créateurs. « Les former et les aider à créer sont deux urgences ici, poursuit Izeddiou. Il y a au Maroc environ quatre-vingts interprètes contemporains et une vingtaine de chorégraphes plus ou moins confirmés. Mais il n’y a pas de marché, ni de perspectives professionnelles, ce qui explique que peu d’artistes persévèrent. Soit ils partent travailler en Europe, soit ils changent de métier ou font des animations et des shows dans les hôtels. » Programmés lundi 4 mars, sur le plateau en plein air de l’Institut français, pilier depuis les débuts, douze interprètes (six hommes et six femmes) sélectionnés sur trente-deux dossiers pour la promotion Nafass 2024, ont présenté une performance résultant de trois semaines de recherche avec le chorégraphe français Bernardo Montet. Chacun se définit d’abord par un mot, « réflexion », « empathie », « opacité »…, avant de plonger dans une ample respiration commune. « Notre but est de fonder une école pérenne pour que « Former les danseurs et aider les chorégraphes à créer sont deux urgences ici » TAOUFIQ IZEDDIOU directeur du Festival international de danse contemporaine On marche Des danseurs de la formation Nafass, à l’Institut français de Marrakech, le 3 mars. BERNARDO MONTET danser puisse devenir vraiment un métier, glisse Nedjma Hadj Benchelabi, curatrice collaboratrice depuis 2014 de Taoufiq Izeddiou et spécialiste du monde arabe. Il faut poser un cadre de travail aux jeunes, leur donner confiance. II n’y a pas de studio de répétitions, pas de scène de diffusion… » Il n’empêche que cette nouvelle génération possède un tempérament offensif. Bernardo Montet le confirme : « Ils ont le principal : un imaginaire rien qu’à eux, singulier, sauvage, même. La technique, finalement, ils peuvent la trouver partout. » Il ajoute : « Je pense que le Maroc comme d’autres pays d’Afrique, avec sa jeunesse, sa puissance d’innovation ancrée dans un territoire où la tradition, le rapport à la terre, est un poumon pour la planète. » « Ode à la liberté » La preuve encore de cette vitalité avec les lauréats Taklif. Pour cette deuxième édition, huit futurs chorégraphes élus sur vingt-quatre ont la chance de proposer un croquis d’une trentaine de minutes. Entre le solo épidermique Incendia, de Yassmine Benchrifa, et le geyser explosif intitulé Lpista, de Mohammed Baddou, ces galops d’essai, si fragiles et naïfs soient-ils parfois, baignent dans une très belle eau : celle de la sincérité. Avec une envie claquante de décrocher la lune devant un jury de programmateurs composé, entre autres, de Jean-Paul Montanari, directeur du festival historique Montpellier Danse, Sylvain Groud, du Centre chorégraphique national de Roubaix, Sandrina Martins, du Carreau du Temple, à Paris… La règle du jeu ? Chacun choisit un ou plusieurs artistes pour les inviter en résidence de création. Une personne peut décrocher plusieurs soutiens. « Mais certains n’en auront aucun, souligne Taoufiq Izeddiou. En revanche, tout le monde repart avec une somme d’argent allant de 700 à 1 200 euros. » Le hip-hop, versant break acrobatique, semble la langue racine de la plupart de ces jeunes pousses. « C’est la formation de base organique de la majorité des dan- seurs car se déroulant principalement dans les espaces publics », indique Nedjma Hadj Benchelabi. Mais pour basculer des battles aux plateaux des théâtres, l’apprentissage des codes de la danse contemporaine est la clé. « C’est effectivement ce qui permet l’ouverture à la professionnalisation, affirme le chorégraphe hip-hop Bouziane Bouteldja, basé à Tarbes, qui donne régulièrement des stages depuis 2013 dans différentes villes du Maroc. Il faut également rappeler que le hip-hop est l’accès le plus facile à l’art pour les familles maghrébines populaires, qu’elles soient d’ici, de France ou d’ailleurs. » De fait, le break a aussi été la première technique du Tunisien Selim Ben Safia, 36 ans, dont le spectacle El Botinière, pour six interprètes, a été présenté le 4 mars, à Meydene. Dans cet espace moderne du quartier chic et mode concentré autour de l’hôtel Pestana CR7 du footballeur Cristiano Ronaldo, 500 spectateurs ont applaudi cette pièce engagée, émancipatrice qui parle féminisme, identité, genre, entre violence et paillettes. « C’est une ode à la liberté de la jeunesse tunisienne et à la liberté d’opinion, confie Selim Ben Safia, qui a fondé sa compagnie en 2017. Nous vivons cachés, et pour exister intimement, nous devons nous retrouver dans des endroits secrets. J’avais envie de parler de cette schizophrénie. » Des liens forts Pour imaginer la pièce, qui porte le nom d’un cabaret de Tunis devant lequel le chorégraphe habitait enfant, il a demandé aux interprètes : « Si vous aviez quatre heures de liberté, que feriezvous ? » Cette question a ouvert la voie à la fête et ses excès. El Botinière a été jouée une seule fois à Tunis, en 2022. « Depuis, je n’ai pas eu de propositions, précise Selim Ben Safia. Je ne la tourne plus qu’à l’étranger. » La pièce a été à l’affiche de l’Institut du monde arabe, à Paris, en 2023. La manifestation tisse des liens forts avec certains pays du monde arabo-musulman. De Jordanie, Abd Al Hadi Abunahleh, qui a aussi commencé par le hip-hop dans les rues d’Amman, a donné, avec son quatuor masculin Crossing, superbe mécanique horlogère, des nouvelles excitantes de la danse contemporaine apparue il y a une dizaine d’années dans son pays. « Nous sommes très peu de chorégraphes encore en Jordanie, dit-il. Je tente de faire exister un écosystème en organisant des cours et en faisant venir aussi des artistes internationaux. » Directeur du Studio 8, fondé en 2014 à Amman, ainsi que du festival IDEA (International Dance Encounter Amman), Abd Al Hadi Abunahleh était invité pour la première fois à Marrakech. Crossing a été présenté le 5 mars, dans le théâtre du palace Es Saadi, endroit somptueux dont chaque étage expose une collection fascinante de peintures marocaines. Depuis 2017, Elisabeth BauchetBouhlal, PDG du Es Saadi Marrakech Resort, « convaincue que la Le hip-hop, versant break acrobatique, semble être la langue racine de la plupart des jeunes pousses danse peut jouer un rôle crucial dans la société marocaine, en encourageant l’ouverture d’esprit et la compréhension mutuelle », accueille gratuitement les danseurs et les diffuseurs. « Ce partenariat est notre principal soutien, insiste Taoufiq Izeddiou. Il nous donne la force pour aller chercher d’autres financements. » Et pour fêter la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, Taoufiq Izeddiou a programmé La part des femmes, d’Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, codirecteurs du Centre chorégraphique national de Belfort. Cette production palpitante rassemble des extraits de cinq pièces conçues entre 1998 et 2018 sur les thèmes du féminin, du voile… « Ce spectacle est pour moi une source d’inspiration possible pour les danseuses, car il questionne le corps féminin dans son intimité et son engagement, analyse Taoufiq Izeddiou. Avec ou sans voile, la créativité est là. En revanche, ici, les femmes ont encore plus de difficultés à devenir professionnelles que les hommes car elles sont vite rattrapées par le poids de la société. » La part des femmes est interprétée par la Franco-Tunisienne Héla Fattoumi, la Marocaine Chourouk El Mahati et la Tunisienne Meriem Bouajaja. p rosita boisseau Festival On marche. Jusqu’au 9 mars, Marrakech (Maroc). SAISON 2023 / 24 NI O ON O O I A SI AI N S NA SO I S I N N S Retrouvez la programmation complète sur www.quaibranly.fr Théâtre Claude Levi-Strauss #UnivPop 22 | culture 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Grégory Privat récompensé par le prix Django-Reinhardt Gertrude (Servane Ducorps), Hamlet (Clotilde Hesme) et Polonius (Tonan Quito), dans « Hamlet », à l’OdéonThéâtre de l’Europe, à Paris, en février. SIMON GOSSELIN La tragédie de « Hamlet », façon drame familial bourgeois A l’Odéon, à Paris, Clotilde Hesme interprète le rôle-titre dans la mise en scène de Christiane Jatahy, dépourvue de poésie et de métaphysique THÉÂTRE R evoilà Hamlet, et il pourrait tomber à pic, lui, le jeune héros sacrifié d’un temps « disloqué », « hors de ses gonds », qui voit le passage d’un monde à l’autre, évoquant irrésistiblement la célèbre formule d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Le temps de bascule entre le Moyen Age et l’époque moderne – celui où Shakespeare écrit sa pièce, aux alentours de l’an 1600 – résonne avec le nôtre, dans son désarroi moral, intime et politique. A l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris, la pièce est mise en scène par l’artiste brésilienne Christiane Jatahy, qui s’est fait connaître par sa relecture radicale des classiques et sa manière unique de troubler les frontières entre théâtre et cinéma. Jatahy confie le rôle-titre à une actrice, Clotilde Hesme, et annonce un Hamlet « en lutte contre la violence patriarcale », en retravaillant les deux rôles féminins de la pièce, Gertrude et Ophélie. Et le spectacle commence magnifiquement, avec la scène de l’apparition du fantôme du père de Hamlet, venu enjoindre à son fils de le venger. La nuit palpite de mystères et de sortilèges, et Christiane Jatahy déploie tous ses talents pour tresser ensemble, de manière impalpable, théâtre et cinéma, et créer une forêt magique d’où surgirait, comme sorti de la tête de Hamlet, ce fantôme qui prend les dimensions démesurées d’un surmoi écrasant. L’injonction paternelle à la vengeance n’est sans doute créée que par Hamlet lui-même, que Jatahy montre en train d’arrêter, de rembobiner et de repasser ad libitum le film mental de son obsession. Prologue magistral Passé ce prologue magistral, et une scène de mariage entre Gertrude et Claudius tout aussi somptueuse, le spectacle se replie dans le cadre réaliste d’un de ces appartements de la modernité bourgeoise d’aujourd’hui, avec vastes canapés design et cuisine intégrée rouge chromé. Claudius, le fratricide devenu roi, et Gertrude, qui l’a épousé deux mois après la mort de son mari, sont montrés dans toute leur banalité : ils font la cuisine, mangent, boivent – beaucoup – et se bécotent au son de Can’t Take My Eyes Off You, par Gloria Gaynor, ou de Nothing Compares 2 U, par Sinéad O’Connor. Hamlet, tel que l’incarne Clotilde Hesme, longue silhouette androgyne toute vêtue de noir, intervient comme l’élément perturbateur de cette félicité un peu bonasse, sans que le spectacle, à partir de là, parvienne à dépasser la dimension d’un conflit familial ordinaire au climat pourri par un(e) ado en révolte. De ce choix de confier le rôle du héros shakespearien à une femme, Christiane Jatahy ne fait finalement pas grand-chose, et l’actrice, quels que soient son charme et son talent, peine à trouver les lignes de force d’un personnage insondable, devenu l’incarnation des pouvoirs réflexifs du théâtre. Distribuer une femme dans le rôle de Hamlet n’est d’ailleurs pas, tant s’en faut, une nouveauté, puisque la tradition remonte à 1899, lorsque Sarah Bernhardt joua le prince de Danemark. Plus près de nous, la grande comédienne allemande Angela Winkler endossa le rôle sous la direction de Peter Zadek, en 1999, puis il y eut la Flamande Abke Haring, dans le Hamlet revu par Guy Cassiers, en 2014, et Anne Alvaro dans la vision de Gérard Watkins, en 2021. Ce décalage n’empêche pas le spectacle de s’engluer dans le re- De ce choix de confier le rôle shakespearien à une femme, la metteuse en scène ne fait finalement pas grand-chose gistre d’un théâtre finalement assez bourgeois où les dimensions poétique et métaphysique de la pièce sont totalement absentes. C’est dû, notamment, à la traduction, plate et sans mystère, de la pièce par Dorothée Zumstein. C’est d’autant plus dommage que Christiane Jatahy semblait partie sur la piste d’intuitions intéressantes, notamment sur le personnage d’Ophélie, tel que l’incarne l’excellente et rugueuse Isabel Abreu : une Ophélie qui ne se suicide pas et devient finalement plus forte que Hamlet face à un monde pourri de l’intérieur. Si cet Hamlet qui sonne un peu creux se tient malgré tout sans déchoir, c’est du reste grâce à ses acteurs. Servane Ducorps en Gertrude forte, libre de ses choix, et néanmoins gardienne d’un ordre ancien. Et Matthieu Sampeur, qui donne à Claudius le côté lisse d’un jeune loup d’aujourd’hui, avide de vivre sans que les considérations morales l’embarrassent – une figure patriarcale ripolinée aux standards contemporains que distille le comédien avec une grande finesse de jeu. Tous, néanmoins, Clotilde Hesme en tête, restent prisonniers d’une vision de la pièce qui psychologise des conflits inscrits dans une famille dysfonctionnelle, là où Hamlet pourrait toucher beaucoup plus profond, dans nos temps troublés. Notamment à propos du piège se refermant sur une jeunesse qui pourrait aisément déclarer, à l’instar de Hamlet : « Le temps est disloqué. O malheur,/ Que je ne sois né que pour le réparer ! » p fabienne darge Hamlet, de William Shakespeare. Mise en scène de Christiane Jatahy. Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon, Paris 6e. Jusqu’au 14 avril. Du mardi au samedi à 20 heures, le dimanche à 15 heures. De 7 € à 40 €. Theatre-odeon.eu Le pianiste, chanteur et compositeur, dont l’album « Phœnix » vient d’être publié, a été distingué, lundi 4 mars, par l’Académie du jazz MUSIQUE P ianiste, vocaliste et compositeur, Grégory Privat, a reçu, lundi 4 mars, le prestigieux prix Django Reinhardt (musicien français de l’année) de l’Académie du jazz. Début février a été commercialisé Phœnix, en trio, son huitième album personnel, sans compter ses prestations de « sideman » très recherché (Jacques Schwarz-Bart, Dominique Di Piazza, David Linx…). Pour Phœnix Grégory Privat retrouve le contrebassiste Chris Jennings et le batteur Tilo Bertholo, ses compagnons de Soley, qui avait été publié sur son propre label, Buddham Jazz (2020) : « Pourquoi Buddham ? Aucune signification… C’est un mot que j’avais inventé quand j’étais petit. Plus tard, je l’ai trouvé dans un mantra indien ! » Il en sourit : « J’y vois un signe, mais je ne sais pas lequel ». La formule piano-bassebatterie n’est pas rare. Grégory Privat la détourne : voix du pianiste mêlée aux claviers, chants créoles, une surprenante saveur de pop séduisante ou grave, donnent à Phœnix un son exceptionnel. Né à Saint-Joseph (Martinique), le 22 décembre 1984, brillant élève au lycée Bellevue (maths sup, maths spé), Grégory Privat vient d’une famille de musiciens. Son père, José Privat, a succédé à Paulo Rosine (1948-1993), au piano au sein du groupe Malavoi. Inspiré par le légendaire Marius Cultier (1942-1985) pour le piano, et par Eddy Louiss (1941-2015) pour l’orgue Hammond, José Privat publie, ce 29 mars, Clin d’œil (Aztek Musique), avec quelques invités de luxe, dont son fils Grégory. Lequel a plaqué une belle carrière d’ingénieur en informatique en 2012. « Ame d’enfant » Ses études au lycée Bellevue ont conduit Grégory Privat à intégrer une authentique « grande école » : l’« N7 », l’Ecole nationale supérieure d’électrotechnique, d’électronique, d’informatique, d’hydraulique et des télécommunications (ENSEEIHT), à Toulouse. Là, il fait l’apprentissage de la nostalgie. La nuit, il se fait une place parmi les musiciens de tous styles, sans jamais perdre de vue « le pays natal » (Aimé Césaire), la Martinique. « Abandonner à 27 ans ma situation d’ingénieur très bien payé, passer d’un 60 mètres carrés à Gennevilliers [Hauts-de-Seine] à un 15 mètres carrés à Barbès [Paris 18e], psychologiquement, c’est plus dur que je ne croyais. D’autant que mon père n’en démordait pas : “Essaie de garder ton boulot.” Or, c’était de lui que je tenais mon désir. Je n’y comprenais rien. J’ai pris tout ce qui se présentait, salsa, zouk, jazz… Je ne regrette pas. » En 2011, il vient de publier Ki Koté, premier album. Les pointures caribéennes l’appellent : le saxophoniste Jacques Schwarz-Bart, le percussionniste Sonny Troupé. Festivals, succès, Grégory Privat y voit plus clair. En 2013, il ose un album narratif, Tales of Cyparis avec Joby Bernabé, poète créole, et Gustav Karlström au chant. Cyparis, seul Voix du pianiste mêlée aux claviers, chants créoles, une surprenante saveur de pop donnent à « Phœnix » un son exceptionnel survivant de l’éruption de la montagne Pelée (1902) : 28 000 morts, des bateaux soufflés à plusieurs centaines de mètres. Cyparis, alors détenu dans son cachot pour un larcin, reste en vie. En 2015, Luminescence, en duo avec Sonny Troupé, rencontre son public. Collaboration avec le label allemand ACT, nouvelles rencontres (Roger Biwandu, batteur zaïrois), concerts un peu partout en Europe. Le jeu original du bassiste Chris Jennings finit par l’emporter : « Je cherchais ma voix, dit Grégory Privat. Avec ses pédales électroniques et sa maîtrise des effets, Chris m’aide à la trouver. Je quitte le label ACT et mon agent. Je fonde mon label Buddham Jazz. Mes nouvelles tentatives déçoivent les programmateurs. Je persiste. Je connais le frisson d’incertitude… très excitant, sans doute, mais assez flippant… J’ai toujours fredonné en jouant, j’y vais carrément. » On oublie de lui demander s’il « fredonne » comme Glenn Gould ou comme Keith Jarrett : « Je veux aller vers mon âme d’enfant. Surtout pas me condamner à répéter une formule. Soley, en 2020, me le permet. Critiques excellentes ou mitigées. Il y a du questionnement. Confinement généralisé : une très belle tournée (Allemagne, Japon), tombe à l’eau ? Je reviens au solo avec Yonn (Buddham Jazz, 2022). » Ce signe que lui lançait l’étrange mot de « Buddham » ? « Oui, la musique est ma spiritualité et, si je monte sur scène, c’est pour trouver ce point. Ce point que cherchent à atteindre Rollins ou Coltrane, et bien des musiciens, même s’ils n’en parlent pas. Ce point que Jacques [Schwarz-Bart] cherche peut-être dans le vaudou. La voix me permet d’y aller de manière non voulue. » Deux chansons en créole dans Soley, un texte dans Yonn : « En Martinique, on parle créole, mais de façon très codée. C’est une langue émotionnelle, on ne la parle pas avec n’importe qui, ni avec ses parents. Phœnix poursuit cette illumination, comme Nuit & Jour, mon solo enregistré pour le label Paradis improvisé. » Quels musiciens l’ont inspiré ? « Ceux qui n’ont pas peur. Miles Davis, Herbie Hancock, Wayne Shorter… On doit admettre que la peur fait partie de l’aventure. Surtout dans le jazz, si l’on veut garder un art vivant. » Il faut savoir bifurquer. Le phénix renaît chaque fois de ses cendres. p francis marmande Phœnix, de Grégory Privat, Buddham Jazz/L’Autre Distribution. ART Le Musée du Louvre acquiert deux tableaux de Pietro Lorenzetti Deux rares œuvres du peintre siennois Pietro Lorenzetti (1280-1348), un des plus grands artistes italiens du Trecento (première moitié du XIVe siècle), ont été acquises par le Musée du Louvre pour son département des peintures, a annoncé l’institution dans un communiqué, mercredi 6 mars. Les toiles représentent deux saints, probablement Zacharie et Elisabeth, parents de saint JeanBaptiste, qui devaient prendre place dans un polyptique monumental peint dans les années 1330-1340. télévision | 23 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Brigitte Fontaine, une diva aux portes de la nuit NOTRE SÉLECTION V EN DR EDI 8 M ARS France 5 diffuse un portrait de cette artiste insoumise, grave, extravagante, déjantée, folle… telle qu’en elle-même FRANCE 5 VENDREDI 8 MARS - 23H45 DOCUMENTAIRE Chérie 25 8 femmes 21.05 Ce classique de François Ozon réalisé en 2002, huis clos divertissant et musical sur fond d’élucidation de crime, se revoit avec plaisir. Ne seraitce que pour le moment où Catherine Deneuve casse une bouteille sur la tête de Danielle Darrieux. des droits des femmes. Pile-poil : on dit aussi Brigitte Fontaine « féministe ». Manifs de filles joyeuses, Mai 68, mais aussi, au début, l’enterrement d’un enfant en Bretagne : les images d’époque ponctuent le documentaire à point nommé. Idem avec les citations de chansons, toujours justes. Le montage de ce film est un modèle du genre. U n documentaire ? Un portrait ? Bien mieux : un kaléidoscope exact, inespéré, de Brigitte Fontaine, artiste totale (musique, écriture, art de vivre), au fil des ans. Six décennies de carrière scandée de chefs-d’œuvre (chansons), de succès (théâtre), d’inventions historiques (avec le très freejazz Art Ensemble of Chicago), de contes merveilleux (livres). On la dit extravagante, folle… Bien trop flou : Brigitte Fontaine est insoumise, marrante, grave. Telle qu’en elle-même l’éternité la changera. Née à Morlaix, en 1939, fille d’instituteurs, enfance heureuse, elle monte à Paris pour jouer la comédie. Se révélant chanteuse, romancière, poète, libre. Quatrevingt-quatre ans dont soixante et un de carrière, des hauts et des bas dont même les bas sont hauts. C’est devenu plus qu’insolent, une œuvre si vivante qui « passe à la télé »… Brigitte Fontaine, réveiller les vivants passe sur France 5 à l’occasion de la Journée internationale « Je ne suis pas fémi-niste » Fil conducteur : la longue interview en robe mauve, fume-cigarette, classe folle, de Brigitte Fontaine, tenue de princesse et coiffe de reine. Témoins de ces noces avec le siècle : Rufus, Areski (son percussionniste de mari), Etienne Daho, Matthieu Chedid, Arthur H., et Jacques Higelin (1940-2018), le céleste compagnon des délires parallèles. Compagnon subliminal, Jean-Claude Vannier, le plus méconnu des grands orchestrateurs. Alors, féministe ? Elle : « Je ne suis pas fémi-niste. » Toujours inattendue, toujours au centre, elle, elle découpe les mots pour mieux les penser. « Je ne suis rien en “-iste”. » Long silence : « Si, je suis… artiste. » Tout de sa vie défile au rythme des mots, des chansons et des trans- TV5 Monde Les docs de « La Grande Librairie » : Virginia Woolf 23.10 Réalisé par Catherine Aventurier, ce numéro, narré par François Busnel, est consacré à l’écrivaine anglaise à l’œuvre considérable et à la fin tragique. Brigitte Fontaine, en mars 2022. YANN ORHAN mutations du visage, acceptées avec gloire. Titres éclatants au lettrage parfait. Surimpression en plein écran, rouges terribles, les minitextes soulignent, ici les paroles des chansons, là un épisode des luttes, ils annoncent, défont, au fil d’un truc qui, bizarrement, se révèle à son insu chronologique. L’un des réalisateurs, Benoît Mouchart, est aussi l’auteur d’une biographie (Brigitte Fontaine, Le Castor astral, 2020) aussi remarqua- ble qu’un cinquante-deux minutes de télévision. Le cinquante-deux minutes, à la télé, c’est fait pour passer. Brigitte Fontaine, réveiller les vivants ne passe pas, il reste. Il reste en tête. S’accroche et s’entête. Le cinquante-deux minutes est un format. Les trois auteurs ne s’en formalisent pas. Ils le prennent comme une contrainte intéressante et s’en jouent avec grâce. Qu’est-ce qu’une femme libre ? Ce n’est pas une femme libérée, c’est une femme libre de toute éternité. Une femme qui a commencé libre et qui s’entête. Qui s’entête avec talent, génie, drôlerie, méchanceté, tendresse… Réveiller les vivants ? Cinquante-deux minutes de luxe avec une diva aux portes de la nuit. Le grand art. p francis marmande Brigitte Fontaine, réveiller les vivants, de Benoît Mouchart, Yann Orhan et Aurélien Guégan (Fr. 2023, 52 min). Canal+ Séries Feud, saison 2 : Capote vs. The Swans 22.29 Cette série de Ryan Murphy, réalisée par Gus Van Sant, revient sur la relation paradoxale de Truman Capote avec un groupe de femmes new-yorkaises mondaines, intelligentes et fortunées. Netflix Carlos Alcaraz/Rafael Nadal A la demande Filmé comme une rencontre de catch dans une arène géante, commenté par Andre Agassi, Jim Courier ou Andy Roddick, ce match « exhibition » de tennis a d’abord été diffusé en direct et est désormais disponible à la demande. La chasse aux sorcières, la face sombre des débuts de l’ère moderne Dominique Eloudy-Lenys signe un documentaire sur la réappropriation par les mouvements féministes de la figure de la sorcière devenu au fil des XXe et XXIe siècles une « icône féministe incarnant pouvoir et indépendance ». « De plus en plus de femmes, de jeunes femmes, réinvestissent cette figure de la sorcière, la revendiquent », affirme Elisa Thévenet, journaliste. Exit le balai, bonjour TikTok : sur le réseau, les vidéos avec le hashtag #witchtok ont été vues 6 milliards de fois. Et les mots-clés se référant aux sorcières regroupent plus de 18 millions de publications sur Instagram. Tout commence au quattrocento (XVe siècle), porte d’entrée L a sorcière fait son entrée dans le monde moderne. C’est la dernière recrue des féministes. A croire qu’elles ont toutes lu le livre de Mona Chollet (Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Zones, 2018). Le documentaire de Dominique EloudyLenys montre comment cet archétype de femme sulfureuse – personnage « mythique, historique, artistique et même politique » – est de la Renaissance. La chrétienté, dit Ludovic Viallet, historien, auteur de Sorcières ! La grande chasse (Armand Colin, 2013), se vit comme une « forteresse assiégée ». Elle se cherche des boucs émissaires. Les femmes sont en première ligne. « Les représentations iconographiques correspondent à des petites sorcières montées sur des balais ou des bâtons », poursuit l’historien. Elles se rendent ainsi, « de nuit, par la voie des airs, à des cérémonies démoniaques, qui vont très vite être appelées “sabbat” ». HORIZONTALEMENT I. Distributeur pharmaceutique. Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur jeux.lemonde.fr GRILLE N° 24 - 058 PAR PHILIPPE DUPUIS 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 II. Pensable et possible. Au plus près. Les sorcières alimenteront une abondante littérature « dans la pure tradition de la littérature cléricale et misogyne de l’époque », bénéficiant de l’invention de l’imprimerie. En 1486, un best-seller s’impose : Malleus Maleficarum (« marteau des sorcières »). « Mode d’emploi » Ecrit par deux inquisiteurs dominicains, l’ouvrage « définit la sorcellerie comme une hérésie absolue », souligne Nicole JacquesLefèvre, autrice de Démonologie littéraire et autres sorcelleries (Her- mann, 2022), et propose un « mode d’emploi » aux juges pour traquer et faire avouer les sorcières. Avec la fameuse « question », qui « permet de générer l’aveu, pour condamner en bonne et due forme la femme comme sorcière », dit Maxime Gelly-Perbellini, doctorant en histoire médiévale. L’ère moderne commence aussi là, souligne Elisabeth Moreno, l’ancienne ministre de l’égalité entre les femmes et les hommes (2020-2022) : « Il suffisait qu’un amant soit éconduit, qu’un maître n’ait pas le droit de cuissage sur sa SUDOKU N°24-058 blement. IV. Ouverture des comptes. Traverse Kiev. V. Têtes couronnées. 5 Pris à la gorge. VI. Mateur en poste. III 8 Evacuer sans ménagement. VII. En arrière. Rejeta la vérité. Sombre essence V désiré par tout le monde. Appréciation en marge. IX. Sans bavure. Arrivera chez nous. X. Assurent VI VII VIII l’import-export des marchandises. VERTICALEMENT 1. Regardèrent de plus près. 2. Evacuer par les pores. 3. Aurait vu naître IX X la maman d’Homère. Paresse dans aussi en Thaïlande. Perdions les eaux. HORIZONTALEMENT I. Broussailles. II. Réutilisable. III. Adieu. Roi. Iq. IV. CEE. Miel. Dru. V. Oc. Aso. Epiée. VI. Nord. Na. Uo. VII. Nuées. Itérât. VIII. Applaudir. Ir. IX. Geai. Harissa. X. Essentielles. VERTICALEMENT 1. Braconnage. 2. Redécoupés. 3. Ouïe. Repas. 4. Ute. Adélie. 5. Siums. SA. 6. Sl. Ion. UHT. 7. Aire. Aidai. 8. Isole. Tire. 9. Lai. Puéril. 10. Lb. Dior. Sl. 11. Elire. Aisé. 12. Séquestras. 1 Sorcières, le premier féminicide de l’histoire, de Dominique Eloudy-Lenys (Fr. 2024, 52 min). 3 3 4 6 8 5 7 1 9 4 2 3 9 7 4 5 3 2 6 8 1 3 1 2 4 6 8 5 7 9 5 6 7 1 4 3 8 9 2 1 2 8 6 9 7 3 4 5 4 9 3 8 2 5 7 1 6 7 4 1 9 5 6 2 3 8 2 5 9 3 8 4 1 6 7 8 3 6 2 7 1 9 5 4 Difficile toute la 3 4 6 7 1 Complétez grille avec des chiffres allant de 1 à 9. 4 1 Chaque chiffre ne doit être utilisé qu’une 9 6 7 seule fois par ligne, colonne et par 3 5 8 9 par carré de neuf cases. Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget) Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures. Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71. Par courrier électronique : abojournalpapier@lemonde.fr. 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On peut considérer que tous ces meurtres sont les premiers féminicides de l’histoire. » Autre « première » historique : en 1781, la Suissesse Anna Göldi avait déposé une plainte pour harcèlement sexuel. Cela ne l’empêchera pas d’être condamnée et brûlée en 1782. p est édité par la Société éditrice du « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 124.610.348,70 ¤. Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS). 6. Renvoie dans le même texte. Avançai diicilement. 7. Emboîtage des os. Forme d’avoir. 8. Points en opposition. Sortit de sa tête. 9. S’attaque aux PRINTED IN FRANCE Chaque jeudi, le meilleur de la presse étrangère consommateurs de riz. 10. Tourniquet à l’entrée. L’argon. 11. Possessif. Manifestent par derrière. 12. Orient. Volcan actif sur l’île de Ross. CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX DOSSIER — À QUI APPARTIENT LA LUNE ? Alors que les alunissages se multiplient, il est temps de légiférer. FRANCE AVORTEMENT, UN MOMENT HISTORIQUE No 1740 du 7 au 13 mars 2024 courrierinternational.com France : 4,90 € Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €, Andorre 6 €, Canada 8,95 $CAN, DOM 5,30 €, Espagne 5,60 €, Grande-Bretagne 5,6 £, Grèce 5,90 €, Italie 5,60 €, Japon 1100 ¥, Maroc 48 DH, Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €, Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF, TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT, Afrique CFA autres 3600 FCFA. HISTOIRE TV VENDREDI 8 MARS - 20 H 50 DOCUMENTAIRE Directrice générale Elisabeth Cialdella 67-69, avenue Pierre-Mendès-France 75013 PARIS Tél : 01-57-28-39-00 Fax : 01-57-28-39-26 ’hui ? palestinien aujourd Qu’est-ce qu’être histoire attachement à leur à Gaza artistes disent leur Israël Poètes, intellectuels, alors que la guerre menée par déplacés. et à leur identité morts et près de 2 millions de a fait 30 000 L’Imprimerie, 79, rue de Roissy, 93290 Tremblay-en-France Midi-Print, Gallargues le Montueux Origine du papier : UK, France. Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées. Eutrophisation : PTot = 0,0083 kg/tonne de papier styles MODE O ù sont les créatrices de mode ? C’est un débat qui anime les professionnels du secteur ces dernières semaines, après les nominations en cascade, fin 2023, de designers hommes à la tête de plusieurs marques prestigieuses : Sean McGirr chez McQueen, Adrian Appiolaza chez Moschino, Alessandro Vigilante chez Rochas ou encore Matteo Tamburini chez Tod’s. Pourtant, les femmes sont bel et bien là, et ont beaucoup à dire sur la façon dont le vêtement façonne l’identité de celle qui le porte ou facilite son quotidien. Pendant la semaine des collections féminines automne-hiver 2024-2025, qui s’est tenue à Paris du 26 février au 5 mars, les directrices artistiques ont rivalisé d’imagination et de créativité pour proposer des vestiaires mêlant viabilité commerciale et fantasmes de mode. « En tant que femme qui dessine pour les femmes, je veux proposer des vêtements dans lesquels on puisse respirer et se sentir belle », affirme Marine Serre, qui cherche le point d’équilibre entre le rêve et la réalité. Le défilé prend place à Ground Control, entrepôt du 12e arrondissement reconverti en lieu de vie pluridisciplinaire, où les invités peuvent commander un café ou une pizza. « Je voulais recréer l’esprit du marché, où les gens flânent, discutent, créent du lien », explique la designer, qui recrute la plupart de ses mannequins dans la rue. Des femmes de plus de 30 ans, des musclées, des rondes, des sveltes ou des jumelles débarquent, leur enfant calé dans un porte-bébé ou un journal sous le bras, portant leur sac de courses ou tirant un Caddie d’où dépassent des poireaux. « Montrer la beauté de l’ordinaire, c’est aussi ce que j’essaie de faire avec les vêtements », détaille Marine Serre. La Française propose un vestiaire complet, resserré autour de quelques idées fortes : l’imprimé lune, sa signature, est disséminé sur une robe transparente noire en résille, une combinaison moulante, un twinset aux couleurs pop, un bustier porté au-dessus d’une chemise python, une veste de travail en denim. Des basiques avec un twist (chemise blanche brodée, robe aux multiples imprimés, jean à empiècements) complètent cette garde-robe très convaincante. Impression de confort Chez Miu Miu, Miuccia Prada cherche aussi à habiller un vaste panel de femmes, mais elle réfléchit plutôt en matière d’âge, cherchant à définir un « vocabulaire vestimentaire de l’enfance à l’âge adulte ». Des vestes sages s’arrêtent au-dessus du nombril et avant les poignets, comme si leur propriétaire venait de connaître une poussée de croissance ; des robes à col Claudine sont portées avec un collant coloré et des souliers à bride et bout rond… autant d’éléments qui composent la garde-robe prépuberté. Pour illustrer la maturité, Miuccia Prada choisit des signifiants bourgeois tels que le collier de perles, les broches, les gants longs, le sac à main, la petite robe noire. Entre les deux passent quelques silhouettes adolescentes, jean moulant taille basse, ventre à l’air et fausse fourrure négligemment posée sur les épaules. Comme Marine Serre, Miuccia Prada choisit un casting large, de la rappeuse afro-américaine Angel Haze à l’actrice sexagénaire Kristin Scott Thomas, en passant par la styliste transgenre Dara Allen. Une collection réussie et plus subtile que les précédentes, 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 PARIS | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2024-2025 24 | Louis Vuitton. MIGUEL MEDINA/AFP Chanel. CHANEL Lacoste. YANNIS VLAMOS Une vision intimement féminine Quand les créatrices parlent aux femmes, la garde-robe se fait à la fois pratique et pointue, entre le twin-set aux couleurs pop de Marine Serre, la petite robe noire de Miuccia Prada ou le tailleur épaulé de Stella McCartney « Rien n’est plus séduisant qu’une femme à l’aise dans ses vêtements. Cela renforce la confiance en soi » LOUiSE TROTTER designer de Carven tout en minijupes et culottes apparentes, mais qui aura peut-être moins d’impact. « Je veux que les vêtements soient intimes, personnels et chéris », explique quant à elle Louise Trotter, qui présentait sa deuxième collection pour la maison Carven. Après avoir œuvré chez Joseph durant neuf ans et chez Lacoste pendant quatre ans, où elle a réussi à injecter des codes sportifs dans un vestiaire citadin, la directrice artistique explore ici la féminité avec une élégance tout en retenue. Les manteaux droits aux épaules arrondies et les vestes d’homme à la carrure exagérée donnent immédiatement une impression de confort. « Rien n’est plus séduisant qu’une femme à l’aise dans ses vêtements. Cela renforce la confiance en soi », affirme la créatrice. Une idée qu’elle poursuit avec des jupes amples joliment transparentes, des tops à bretelles fines, des pantalons larges taillés dans un tissu épais ou encore des souliers plats, des ballerines arrondies ou des bottes seconde peau. La palette de couleurs, oscillant entre le gris souris, le chocolat et le vermillon, tombe juste, tandis que les gants d’opéra et les bijoux imposants mais pas clinquants évoquent parfois une garde-robe d’un autre temps. Pourtant, rien d’anachronique dans ce vestiaire conçu par la plus discrète des créatrices anglaises de Paris. Car la fashion week parisienne compte aussi son lot de Britanniques célèbres. Parmi elles, Stella McCartney, qui célèbre cette saison deux figures féminines : Dame Nature et sa propre mère, Linda McCartney. Sous une serre du parc André-Citroën, en guise d’introduction, des écrans diffusent un manifeste écologique : « Je suis la seule mère dont il est naturel qu’elle survive à ses enfants. Mais que restera-t-il de moi après toi ? », interroge la voix de l’actrice Olivia Colman. Stella McCartney s’est toujours illustrée par son engagement en faveur des animaux et de l’environnement, et continue chaque saison d’allonger sa liste d’innovations textiles vertes : faux cuir de crocodile à base de déchets agricoles, paillettes en aluminium recyclable, chanvre bio sans pesticides… Pulls en maille à deux cols Pas sûr que cela suffise à sauver la planète, mais la proposition stylistique de Stella McCartney, inspirée du vestiaire de sa mère, est très convaincante : les robes drapées et légères aux longues traînes s’opposent aux tailleurs épaulés, portés sans rien en dessous. Les robes vaporeuses affichent des couleurs tranchées – blanc, rouge sang – qui leur donnent du caractère, tandis que les pièces plus masculines se déclinent en vieux rose ou beigegris. Accompagné de Ringo Starr, Paul McCartney, le père de la designer, a copieusement applaudi. Victoria Beckham est une autre Anglaise de la fashion week parisienne qui bénéficie d’un fan-club familial conséquent : son mari, David, ex-footballeur, et leurs enfants. D’humeur plutôt joyeuse malgré son pied cassé et ses béquilles, elle a cherché cette saison à célébrer la silhouette féminine. Pour cela, l’accent est mis sur les pantalons, dont les jambes paraissent interminables, comme flottant autour du corps. « Ces pantalons très longs sont une nouveauté pour la marque. Ils allongent vraiment la jambe, grâce à leur fourche basse. J’aime beaucoup utiliser des astuces de couture pour créer une illusion », détaille la styliste. L’illusion se poursuit dans ce vestiaire où de grandes vestes épaulées sont retenues dans le dos par une simple lanière enfilée autour de la nuque, où les pulls en maille possèdent deux cols et où des attaches métalliques ressemblant à des cintres servent de fermoir à des robes drapées et transparentes. Les cols des manteaux et des petits blousons de cuir, dressés haut derrière le cou, soulignent l’idée styles | 25 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 LVMH, Kering et Chanel dans un final inédit Pour clore cette semaine de la mode, Penélope Cruz et Brad Pitt ont rejoué « Un homme et une femme » chez Chanel, Louis Vuitton a évoqué brillamment le Roi-Soleil, tandis que Saint Laurent a surpris avec un défilé masculin de dernière minute D plissées, des foulards fluides vintage façon cravates ou noués au poignet, ou de la reprise du crocodile originel dessiné par Robert George en 1927 en broderie XXL orangé sur un long manteau noir. « C’est à New York, dans le Queens, où j’ai grandi, que j’ai remarqué le crocodile pour la première fois, sur un court de tennis à côté de mon école primaire », raconte Pelagia Kolotouros, élevée par un couple de graphistes. La créatrice décline le reptile emblème à l’envi, en jacquard intarsia, en bijoux en argent, en patchs ou en fermoirs de ceinture. L’ensemble convainc, car s’en dégage une silhouette vive et élégante sans être intimidante ; il pourrait peut-être faire décoller le prêt-à-porter féminin, qui stagne depuis plusieurs années à 25 % des ventes et que cible l’état-major pour grignoter des parts de marché. « Ma conviction est que le sport va prendre à l’avenir de plus en plus d’importance dans le luxe. Et nous avons la chance d’être nés dedans », glisse Thierry Guibert à l’heure où la concurrence propose à des joueurs de tennis de mirifiques contrats d’ambassadeurs (Matteo Berrettini chez Boss, Jannik Sinner chez Gucci, Carlos Alcaraz chez Vuitton). Après cette mise en jambes, il reste, pour Lacoste, à remporter le deuxième set à la fashion week de l’automne prochain. p reliés par des câbles. Un décor conçu par le plasticien Philippe Parreno, qui évoque un film de science-fiction, mais dont on ne sait très bien ce qu’il représente. En ce sens, il s’accorde parfaitement avec la collection de Nicolas Ghesquière. Le créateur aime mélanger les genres et ne surtout pas faire de références littérales à des choses connues. Cette saison en particulier, il convoque les inspirations de la décennie passée, et l’éclectisme règne : tenues futuristes géométriques coupées dans des matières techniques, vestes dorées brodées de pierres évoquant l’opulence de la cour du Roi-Soleil, expérimentations textiles, robes sobres au drapé parfait, mailles structurées comme si elles étaient sculptées… Dans ce foisonnement créatif, ce sont souvent les silhouettes les plus épurées qui sont les plus convaincantes, car on peut s’y projeter. Mais l’intention stylistique est sans doute moins importante ici que le message global : Louis Vuitton est la marque qui a dépassé les 20 milliards de chiffre d’affaires en 2023, qui peut déployer le plus de moyens, et c’est Nicolas Ghesquière qui pilote le vaisseau côté féminin (avec Pharrell Williams à l’homme). Dans sa note d’intention, le designer « remercie Bernard Arnault [PDG de LVMH] pour sa confiance ». Pour son défilé surprise, Saint Laurent a investi la Bourse de commerce, l’espace d’exposition abritant la collection d’art de François Pinault – le père de François-Henri Pinault, PDG de Kering. Dans cette collection masculine « hiver 2024 » présentée sous la rotonde centrale, Anthony Vaccarello propose des costumes « faussement classiques » : la georgette de soie les rend souples comme des pyjamas, mais les épaules sont acérées. Les cols remontent haut, les vestes sont un peu longues, les cravates épaisses, les bouts des souliers carrés, les couleurs inhabituelles : bois de rose, safran, anthracite, saumon… « comme un bouquet de fleurs un peu fané », commente le directeur artistique. L’allure seventies de la veste croisée et du pantalon légèrement évasé rappelle celle du jeune Yves Saint Laurent, impression renforcée par des lunettes de vue similaires au modèle porté par le fondateur de la marque. La collection, limpide et très élégante, constitue un exercice de style déconnecté de stratégie commerciale. Dans la lignée de ses derniers défilés, Anthony Vaccarello choisit d’explorer une seule idée, en entier, et de ne pas montrer d’accessoires. « Ce défilé, ce sont des envies vestimentaires, des réactions à ce que j’ai fait dans le passé. Sans aucune contrainte », affirme le Belge. Ce dernier jour de la fashion week aura exposé des propositions très différentes et, d’une certaine manière, complémentaires. Paris peut se réjouir d’être le terrain d’affrontement de groupes ambitieux : cela rappelle au monde entier qu’en matière de mode, c’est dans la capitale française que tout se joue. p valentin pérez e. v. b. ans la longue fashion week parisienne, il existe des créneaux stratégiques : pour une marque, clore la semaine de mode est une manière de signifier que le marathon peut s’arrêter maintenant qu’elle a délivré son message stylistique. D’habitude, c’est Louis Vuitton, la plus puissante en matière de chiffre d’affaires, qui endosse ce rôle. Mais pour cette semaine de la mode, l’agenda du final, le 5 mars, a été un peu chamboulé : en plus de Chanel le matin et de Louis Vuitton (LVMH) en fin de soirée, Saint Laurent (Kering) a pris tout le monde de court en ajoutant un défilé homme à 21 heures, fermant ainsi le bal. Ces trois griffes concurrentes qui se positionnent la même journée ont en commun de profiter des shows pour souligner leur position de mécènes ou de connaisseuses des arts. Chanel multiplie ainsi les investissements dans les institutions françaises du cinéma et la production de films. La maison est aussi partenaire de festivals, comme celui du Cinéma américain de Deauville. Deauville, qui s’avère être l’inspiration principale de cette collection. Le défilé débute avec une courte vidéo mettant en scène deux superstars, Penélope Cruz (égérie depuis 2019) et Brad Pitt (qui avait été le visage du parfum N° 5 en 2012), dans un genre de remake d’Un homme et une femme, de Claude Lelouch, tourné en 1965 dans la ville normande. « Deauville, c’est là que tout a commencé pour la maison », rappelle la designer Virginie Viard. Sacai. HIROKAZU OHARA d’une silhouette allongée. L’ensemble est très portable malgré son côté expérimental. Chitose Abe, fondatrice de Sacai, cherche aussi à sortir les vêtements de leur cadre ordinaire : sur le podium, on croit voir des blousons zippés aux poches plaquées, de longs pulls en maille épaisse avec des incrustations de tulle, des cabans avec des ourlets façon volants ou de grandes vestes d’homme… Mais, à bien y regarder, chacune des quarante-six silhouettes présentées est en fait une robe qui mélange et fusionne des éléments d’autres vêtements. « La mode est l’armure qui permet de survivre à la réalité de la vie quotidienne », explique la directrice artistique, citant le photographe de rue et historien de la mode new-yorkais Bill Cunningham (1929-2016), qui a inspiré cette collection. La Japonaise prouve encore une fois que, lorsqu’il s’agit d’accumuler, de déconstruire ou d’attacher judicieusement les tissus, elle n’a pas son pareil. Qu’elles explorent la mode comme un laboratoire créatif à la manière de Chitose Abe ou la considèrent comme un moyen de « diffuser la joie » façon Marine Serre, les femmes designers sont bien présentes. Et on peut compter sur elles pour renouveler ce secteur encore très masculin. p maud gabrielson et elvire von bardeleben En 1912, Gabrielle Chanel y établit une boutique de chapeaux, puis développe les premiers vêtements au style singulier pour l’époque : jupe raccourcie, taille non marquée, tissus souples. « Les débuts de Gabrielle Chanel, c’est une histoire qui me tient à cœur », raconte Virginie Viard, qui a voulu une « collection très chaleureuse par la superposition de matières, de couleurs et de volumes ». La base est « chanélesque », avec des cabans aux larges épaules et de longs manteaux ceinturés façon robe de chambre portés sur des tailleurs en tweed. Virginie Viard la saupoudre de références matelotes – gros tricots, pulls représentant les paysages de Deauville, blouses en soie à col marin. Le vent normand est symbolisé à travers la légèreté de tops décolletés à volants et de déshabillés. La palette de rose, mauve, orangé et bleu pâle évoque un crépuscule sur la plage, tandis que les imprimés de pellicule 35 millimètres ou de tickets de cinéma constituent un clin d’œil au septième art. Les aficionados de la maison seront comblés. Foisonnement créatif Louis Vuitton, mécène du Louvre, a pris l’habitude d’y mettre en scène les défilés spectaculaires de Nicolas Ghesquière, qui fête cette année ses dix ans dans la maison et dont le contrat a été renouvelé pour cinq années supplémentaires. Pour l’occasion, une structure éphémère a été bâtie au milieu de la Cour carrée : une grande serre ponctuée de globes lumineux Miu Miu. MIU MIU Premier set gagnant pour Pelagia Kolotouros chez Lacoste après les premiers pas (gracieux) de Chemena Kamali chez Chloé, le 29 février, et ceux (plus incertains) de Sean McGirr chez Alexander McQueen, le 2 mars, c’est la Gréco-Américaine Pelagia Kolotouros qui s’est frottée à son tour à l’exercice du premier défilé, chez Lacoste, au dernier jour de la fashion week de Paris, le 5 mars. Financièrement, les enjeux sont encore plus élevés puisque l’équipementier, propriété de Maus Frères (Aigle, The Kooples), a atteint, en 2022, quelque 2,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires grâce à une montée en gamme et une meilleure diversification. « Alors qu’il y a sept ou huit ans nous étions très dépendants de notre polo, nous avons renforcé les ventes sur le reste de l’offre textile, la maroquinerie ou les baskets », se félicite Thierry Guibert, PDG de la marque française et du groupe suisse. A la nouvelle directrice artistique, désormais, de lustrer une vitrine suffisamment cool pour nourrir le désir d’une clientèle éclectique. Passée par Adidas et The North Face, Pelagia Kolotouros s’y colle en retraçant l’odyssée du fondateur et joueur de tennis René Lacoste (1904-1996), entre les Etats-Unis, où il remporta la Coupe Davis en 1927 et en 1928, et la France, où il triompha à Roland-Garros, jusqu’à sa retraite, en 1933, année de l’introduction de son fameux polo en coton piqué. C’est à Roland-Garros même que le défilé se tient. Et si quelques pièces techniques sont présentes (combinaisons, coupe-vent en Nylon, sneakers volumineuses), l’impression qui domine n’est pas celle d’assister à un match. « A l’époque de René Lacoste, le sportswear était assez formel, et lui recevait ses médailles en blazer très chic, d’où l’importance du tailoring dans la collection », explique la designer. Sans complication inutile et avec souplesse, elle centre son propos sur le tennis. « Une plus grande sensualité » Le polo, taillé large, surgit en cuir quand la jupe plissée vert gazon et mixte se porte par-dessus le pantalon ou de pair avec un blouson court et sexy en cuir et à poches plaquées. Le sac de sport où ranger sa raquette accompagne un beau manteau cintré en tweed gris, le peignoir mute en manteau ceinturé en laine bouclée, tandis que flotte le haut de survêtement en viscose de soie, imprimé d’une photographie d’archive. « J’ai voulu aller vers une tactilité, une plus grande sensualité, explique Pelagia Kolotouros devant les images qui l’ont inspirée, sur lesquelles René Lacoste voisine avec son amie, la championne de tennis Suzanne Lenglen. Et revenir à la décennie 1920, ces années folles et effervescentes qui couronnèrent Chanel, Picasso… » Ainsi des bordures en dentelle sur les jupes 26 | carnet en vente actuellement 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Le Carnet Vous pouvez nous faire parvenir vos textes soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr En kiosque (en précisant impérativement votre numéro de téléphone et votre éventuel numéro d’abonné ou de membre de la SDL) HORS-SÉRIE numéro spécial e 700 anniversaire 1254—1324 le fabuleux voyage de MARCO POL PO LO sur la route de la soie En partenariat avec Hors-série soit sur le site : https://carnet.lemonde.fr L’équipe du Carnet reviendra vers vous dans les meilleurs délais pour vous confirmer la parution. carnet@mpublicite.fr https://carnet.lemonde.fr AU CARNET DU «MONDE» Décès Caroline Benzekri-Méchin, son épouse, Zoé et Simon, ses enfants, Monique Méchin, sa belle-mère, Michèle et Didier Resche-Rigon, Jean-Louis et Marie Benzekri ainsi que leurs enfants et petit-ils, Toute sa famille Et ses amis, HORS-SÉRIE RÉSISTANTS MISSAK MANOUCHIAN ET SA COMPAGNE MÉLINÉE ENTRENT AU PANTHÉON HISTORIENS ET DESCENDANTS RACONTENT L’ENGAGEMENT DES COMBATTANTS ÉTRANGERS ont l’immense tristesse de faire part du décès de Francis BENZEKRI, Hors-série survenu le 28 février 2024. L’inhumation aura lieu le vendredi 8 mars, à 14 heures, au cimetière d’Issyles-Moulineaux. 0123 H É DITION 2024 O R S - S É R I E LE BILAN DU MONDE ▶ GÉOPOLITIQUE ▶ ENVIRONNEMENT ▶ ÉCONOMIE + AT LA S D E 1 9 8 PAYS + 1 5 PAG E S D E D É B AT S : Jérôme Gutton, son époux, Méghan, sa ille, Les familles Gutton, Tutonu, Wendt et Falafala, M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E , LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . . ont la douleur de vous informer du décès de Marie-Georgina GUTTON, née TUTONU, survenu le mardi 27 février 2024. Elle a été inhumée le lundi 4 mars, à Nouméa (Nouvelle-Calédonie). Hors-série 3, quai de Stalingrad, 76350 Oissel. Bernard JUVILLE, ancien secrétaire général de la Ligue de l’enseignement de Moselle, chevalier dans l’ordre des Palmes académiques, HORS-SÉRIE LES SECRETS DU PHARAON s’en est allé le 24 février 2024, à l’âge de quatre-vingt-six ans. Tous ceux qui l’aimaient sont ininiment tristes. En partenariat avec édition spéciale Hors-série Selon sa volonté, il a été incinéré, entouré de ses proches, le 1er mars, à Vernouillet (Eure-et-Loir). Nous avons la tristesse de faire part du décès de Christian LE LAMER, né le 4 mars 1946, à Lorient, Collection CHEFS -D’OEUVRE EN M I N I AT U R E COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE docteur en sciences de gestion, ancien élève de l’ENA (André Malraux 1975-1977), membre des Sociétés des amis d’Émile Zola, de Louis Guilloux et de Jean Guéhenno. Famille Le Lamer. Alvimare (Seine-Maritime). Mme Karen Levy-Heidmann, sa ille, a la douleur de faire part du décès du docteur Errol LEIGHTON, médecin militaire en retraite, Dès mercredi 6 mars, le volume n° 6 FABLES Nos services Lecteurs Abonnements Sur abo.lemonde.fr Par tél. au 03 28 25 71 71 de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Le Carnet du Monde carnet@mpublicite.fr survenu le 28 février 2024, à Montivilliers, à l’âge de soixante-dix-sept ans. Une cérémonie religieuse sera célébrée le 12 mars, à 14 heures, à Alvimare. Cet avis tient lieu de faire-part. Jean-François et Muriel Mansart, Olivier et Isabelle Mansart, ses enfants, Nicolas, Clara, Thibaut, Maxime, ses petits-enfants, Bernard et Josette Chantereau, Suzanne Boucault, son beau-frère et ses belles-sœurs, ont la tristesse de faire part du décès de Pierre MANSART, survenu le 5 mars 2024. La cérémonie religieuse aura lieu le lundi 11 mars, à 14 h 30, en l’église Notre-Dame-de-la-Salette, Paris 15e, suivie de l’inhumation au cimetière de Vaugirard, Paris 15e. Danielle, son épouse, Tidiane, Ninka, Sacha, Ali-N’Diaga, Maroussia, ses enfants, leurs compagnes et compagnons, Ses petits-enfants, Sa famille, Ses amis, ont le profond chagrin de faire part du décès de Sanou MBAYE, économiste, écrivain, ancien fonctionnaire de la Banque africaine de développement, survenu à Marrakech, à l’âge de soixante-dix-huit ans. Il est parti rejoindre ses deux ils bien-aimés, Muhammad et Badara. Toute sa vie aura été consacrée à son combat pour le développement d’une Afrique indépendante. C’est en tant qu’économiste critique du colonialisme monétaire, en particulier du Franc CFA et des politiques d’ajustement structurel, qu’il souhaitait lutter contre la pauvreté sur ce continent. « Sachez le toujours, le chœur profond reprend la phrase interrompue. » Louis Aragon, Épilogue. drdaniellembaye04@gmail.com Dominique Moaty et Yves Müller, ses parents, Louise et Raphaël, Mathilde et Vinicius, Elena et Rémy, Annabelle et Andreas, Juliette, ses sœurs et beaux-frères, Hydra, Leonor, Cuauhtemoc, ses nièces et neveu, Francis Moaty, Frédérique Rouxel, Toute sa famille, Tou.te.s ses ami.e.s, ont l’immense tristesse d’annoncer la mort de Sarah MÜLLER-MOATY, helléniste, danseuse, pianiste, à l’âge de vingt-huit ans, le 19 février 2024, dans un accident à Palo Alto (États-Unis). Son enterrement a lieu ce jeudi 7 mars, à 14 h 30, au cimetière parisien de Bagneux. « πόλυ πάκτιδος ἀδυμελεστέρα... χρύσω χρυσοτέρα... » « Au chant bien plus doux que la lyre… Plus brillante que l’or… » Sappho, Fragment 156. L’UFR GHES d’Université Paris Cité Et le laboratoire ICT-Les Europes dans le monde, ont la tristesse de faire part du décès de Marie-Louise PELUS KAPLAN, Chalon-sur-Saône. Isabelle, son épouse, Guillaume et Marion, Barbara et Philippe, Sylvain et Gersende, Fanette, ses enfants et leurs conjoints, Augustin, Léon, Jade, ses petits-enfants, Evelyne et Patrick, Marc, Corinne, ses sœurs, frère et beau-frère, auraient tant aimé ne jamais faire part du décès de Pascal SAGNOL et pourtant il nous a quittés, le mercredi 28 février 2024, à l’âge de soixante-neuf ans. Une cérémonie civile sera célébrée ce 8 mars, à 11 heures, en la salle AlfredJarreau, à Saint-Marcel (Saône-et-Loire). Ni leurs ni couronnes, mais dons bienvenus au proit d’ASTI 71. Rennes. Paris. Saint-Brieuc. Anne-Marie, son épouse, Antoine et Thomas, ses enfants et leurs conjointes, Arthur, Mila et Anouk, ses petits-enfants, Ses frères, Ses beaux-frères et belles-sœurs Ainsi que toute la famille, ont la tristesse de faire part du décès de Bernard Emile TIREL, directeur d’hôpital en retraite, professeur honoraire à l’Ecole des hautes études en santé publique, survenu le 3 mars 2024, à l’âge de soixante-seize ans. La cérémonie religieuse est célébrée ce jeudi 7 mars, à 15 heures, en l’église Notre-Dame-en-Saint-Melaine de Rennes. Dons en faveur de la Ligue contre le cancer ou leurs blanches sont souhaités. rivesdelaseiche@gmail.com Saint-Clar (Gers). Micheline Tourisseau, sa mère, Cyrielle Tourisseau, sa ille et son compagnon, Erick, Lénaëlle et Hadrien, ses petits-enfants, Frédéric et Isabelle Tourisseau, son frère et sa belle-sœur, Mathieu, son neveu, Les familles Kunzli, Monchaux, Petit et Tourisseau, ont la tristesse de faire part du décès, survenu le 5 mars 2024, à Saint-Clar, à l’âge de soixante-neuf ans, de Richard TOURISSEAU, ancien directeur des EHPAD du Val-de-Marne, président du conseil d’administration de la CNRACL, maire adjoint de Saint-Clar. Atelier d’écriture Elizabeth MORZIÈRE, 8 mars 1994 - 8 mars 2024. Cela fait trente années sans Toi. Une disparition brutale, et point de retour ! Envie d’écrire ? Participez à un atelier d’écriture pour jouer avec les mots, inventer des personnages, des histoires… Tél. : 06 60 68 54 50. Elizabeth, les causes de tes maux Nous pouvons y poser des mots, Fillette, muette tu es restée, Adolescente, tu t’es blessée. Au plus profond de toi meurtrie, Trahie par celui que tu pensais ami, Il a souillé ta coniance Quand dans sa famille tu partais en vacances. Dans ton recueil « A perte d’équilibre », Tu décris l’impensable, l’indicible, Nous n’avions pas compris cette envie d’être libre, Libérer tes tourments, et ton esprit faillible. Tous les soirs, nous regardons le ciel, Quand une étoile scintille, peut-être est-ce elle ? Elizabeth, pardonne notre aveuglement, Tu resteras dans nos cœurs tout au il du temps. Exposition Exposition Arts plastiques Inspirés ! Thématique : « Mouvement ». Cours municipaux des adultes, saison culturelle 2024. Vernissage le samedi 16 mars, à 19 heures. Exposition du 18 mars au 5 avril, du lundi au vendredi de 9 heures à 12 heures et de 13 h 30 à 17 heures, le mardi de 10 h 30 à 12 heures et de 13 h 30 à 19 heures. L’entrée de l’exposition : Square 19 mars 1962 à Bondy. Renseignements et réservations groupes au service Arts et Cultures. Tél. : 01 48 50 54 68/53 28. ville-bondy.fr Nominations L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans sa séance du vendredi 1 er mars 2024, a élu huit nouveaux correspondants français. M. Osmund Bopearachchi, numismate spécialiste de l’Asie centrale et de l’Inde antique, directeur de recherche émérite au CNRS, M. François Bougard, historien de l’Italie du haut Moyen Âge, directeur de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (IRHT), M me Véronique Chankowski, helléniste et archéologue, directrice de l’École française d’Athènes, Mme Muriel Debbié, historienne du monde syriaque, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, M. Jean-Charles Moretti, archéologue spécialiste de l’architecture antique, directeur de recherche au CNRS, M. Dominique Poirel, médiéviste et philologue, directeur de recherche au CNRS, M. Claude Rilly, linguiste et historien du Soudan antique, directeur de recherche au CNRS, M me Valentina Vapnarsky, américaniste, directeur de recherche au CNRS. Communication diverse Prix Prix de la Découverte poétique Simone de Carfort Fondation Frédéric et Simone de Carfort sous l’égide de la Fondation de France. Ce prix adossé à la Maison de Poésie a pour objet de découvrir un poète d’expression française inconnu ou méconnu. Il est doté de 5 000 €. Règlement complet sur https://www.lamaisond epoesie. fr/2297-2/ Envie d’être utile ? Rejoignez-nous ! Les bénévoles de SOS Amitié écoutent par téléphone et/ou par internet ceux qui soufrent de solitude, de mal-être et peuvent avoir des pensées suicidaires. Prix de thèse Prix Pierre Bouvier pour la Socio-Anthropologie. Nous recherchons des écoutants L’association Socio-Anthropologie en perspective et la revue Socio-Anthropologie décernent un prix destiné à distinguer une thèse soutenue en 2023 qui apporte une contribution à cette approche en sciences sociales. Le montant du prix est ixé à 1 500 €. sur toute la France. Les candidatures doivent être reçues avant le 30 mars 2024. Pour information concernant toutes les modalités, consulter https://journals.openedition.org/ socio-anthropologie/12929 bénévoles L’écoute peut sauver des vies et enrichir la vôtre ! Choix des heures d’écoute, formation assurée. En IdF RDV sur www.sosamitieidf.asso.fr En région RDV sur www.sos-amitie.com Les obsèques civiles auront lieu le 11 mars, à 15 heures, au cimetière de Saint-Clar. professeure émérite d’histoire, survenu le 17 février 2024. Ancienne directrice de l’UFR et du laboratoire, elle était spécialiste de l’histoire du commerce du Nord et avait gagné une réputation d’experte internationale. Nous garderons le souvenir de sa générosité, de sa droiture, de sa vivacité intellectuelle et de son dévouement. Nous nous associons à la douleur de sa famille, de ses amis, collègues et étudiants et leur adressons nos plus sincères condoléances. Société éditrice du « Monde » SA Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio Directrice de la rédaction Caroline Monnot Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées) Direction artistique Emmanuel Laparra Infographie Delphine Papin Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président Cet avis tient lieu de faire-part. La famille remercie toutes les personnes qui s’associeront à sa peine. Vos messages peuvent être envoyés à c.tourisseau@gmail.com Anniversaires de décès Il y a trois ans, notre ami Hervé CASSAN aux prises avec un cancer irrémédiable et foudroyant, a pu choisir sereinement la date, l’heure et les modalités de son départ, grâce à la formidable Aide à mourir qui existe au Québec. Face à cet enjeu proprement existentiel, souhaitons qu’en France, on cesse enin de procrastiner. Pour toute information : Il nous manque. carnet@mpublicite.fr Prix à la ligne : 33,60 € TTC. Anne Rigaux et Denys Simon. idées | 27 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Nous ne pouvons pas consentir à la déshumanisation de nos sœurs, d’où qu’elles viennent Le collectif français pacifiste et antiraciste Les Guerrières de la paix, fondé en 2022, lance pour le 8 mars un appel à la solidarité envers les femmes, sans considération de religion ou d’origines C SI UNE FEMME EST OPPRIMÉE, CE SONT NOS DROITS À TOUTES QUI SONT BAFOUÉS. NOUS DÉNONÇONS ENSEMBLE LES FÉMINICIDES ET LES VIOLENCES QUI S’EXERCENT CONTRE LES FEMMES, ICI ET PARTOUT ette Journée internationale des droits des femmes a une saveur particulière. Nous savons à quel point les guerres et les conflits peuvent fracturer les luttes et fragiliser des acquis. Nous, Les Guerrières de la paix, sommes convaincues que les femmes, lorsqu’elles s’unissent, forment le plus puissant bouclier contre la destruction du monde. Elles sont la résistance. Elles sont celles qui tiennent, qui restent debout. Nous, Les Guerrières de la paix, sommes un mouvement français pacifiste et antiraciste réunissant des femmes musulmanes, juives, chrétiennes, athées, pratiquantes, incroyantes, de différentes origines, de différentes cultures. Nous nous inscrivons dans la lignée des mouvements pacifistes des femmes palestiniennes et israéliennes. Elles-mêmes avaient déjà été inspirées par le mouvement fondé par des femmes au Liberia en 2003 pour œuvrer à la fin de la guerre civile. C’est cette chaîne de solidarité internationale de femmes que nous avons souhaité prolonger lorsque nous avons organisé la première édition, le 8 mars 2023, du Forum mondial des femmes pour la paix à Essaouira, au Maroc. L’événement a rassemblé des militantes du monde entier, dont Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix en 2003, ainsi que des activistes marocaines, afghanes, syriennes, palestiniennes, israéliennes, ouïgoures, rwandaises… Le 7 octobre 2023, le monde a basculé Nous avons participé, le 4 octobre 2023, à Jérusalem, à la marche The Mother’s Call (« l’appel des mères ») au côté de milliers de femmes palestiniennes et israéliennes, militantes pour la paix et la justice. Ces femmes, par-delà les murs érigés pour les séparer et leur apprendre à se haïr, ont donné au monde entier une leçon de sororité, en marchant ensemble, main dans la main. Le 7 octobre 2023, le monde a basculé. Pas nos engagements. Ni nos convictions. Ce jour-là, les premières images du massacre furent des images de violence à l’encontre des femmes. Les corps de femmes israéliennes exhibés, violés, mutilés, assassinés furent parmi les premières images d’horreur à inonder la Toile. Les terroristes du Hamas se sont vantés en direct de leurs féminicides. Et, aujourd’hui, nous n’osons imaginer ce que doivent subir au quotidien les femmes encore otages. Ne pas condamner ces crimes, ne pas les nommer est une faute morale. Un manque de respect à l’égard de notre féminisme. Dès le début des bombardements destructeurs de l’armée israélienne sur la bande de Gaza, parmi les premières images d’horreur, il y avait aussi des femmes, des mères et des enfants sans défense sous les décombres. Les femmes sont au cœur du drame humanitaire que le gouvernement de Benyamin Nétanyahou et ses alliés d’extrême droite font subir à Gaza. Nous nous tenons auprès de nos sœurs palestiniennes qui payent le lourd tribut des crimes causés par la guerre, des deuils et de la destruction. Nous pensons à la douleur qui leur est infligée de devoir quitter leurs maisons, de voir leurs enfants affamés, à ces mères qui enterrent leurs enfants le cœur déchiré, à celles qui ont dû accoucher dans des conditions terribles au milieu du chaos et des bombardements. Nous, les femmes, nous ne pouvons pas consentir à la déshumanisation de nos sœurs, d’où qu’elles viennent. La souffrance des unes ne relativise en rien celle des autres et nous devons être capables de les reconnaître toutes. Il est important que nous soyons aussi capables de nommer tous les crimes et d’être dans la solidarité face à l’horreur vécue par nos sœurs israéliennes et palestiniennes. En temps de guerre, les femmes sont en première ligne. Parce qu’elles incarnent la vie, elles sont des cibles à détruire. Il est donc urgent qu’elles prennent toute leur place à la table des négociations. C’est avec cette conscience que la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies a été adoptée en octobre 2000, avec pour objectif d’accroître la participation des femmes à la prévention et au règlement des conflits, ainsi qu’à la consolidation de la paix. Notre responsabilité Les femmes doivent être entendues, reconnues et impliquées. D’ailleurs, lorsqu’elles le sont, la paix advient plus rapidement et elle est plus stable et plus durable. Veiller au respect des droits des femmes partout est de notre responsabilité à toutes. Si une femme est opprimée, où qu’elle soit dans le monde, ce sont nos droits à toutes qui sont bafoués. Nous dénonçons ensemble les féminicides et les violences qui s’exercent contre les femmes, ici et partout. Nos empathies, nos indignations ne connaissent ni déterminisme ni assignation. Nous dénonçons le traitement inhumain infligé à nos sœurs d’Afghanistan privées d’éducation, de soins et de droits. Nous nous tenons aux côtés des femmes iraniennes qui, avec un courage inouï, continuent de défier le pouvoir des mollahs. Nous sommes aux côtés de nos sœurs ouïgoures victimes d’un génocide et de viols systématiques commis dans les camps chinois. Nous pensons à nos sœurs qui vivent des jours terribles en République dé- Premiers signataires : Zar Amir Ebrahimi, comédienne et réalisatrice ; Hanna Assouline, réalisatrice et fondatrice des Guerrières de la paix ; Julie Gayet, comédienne et productrice ; Latifa Ibn Ziaten, présidente et fondatrice de l’Association IMAD pour la jeunesse et la paix ; Eva Illouz, sociologue ; Agnès Jaoui, réalisatrice et comédienne ; Fatym Layachi, metteuse en scène, chroniqueuse et membre des Guerrières de la paix ; Anne-Cécile Mailfert, présidente fondatrice de la Fondation des femmes ; Leïla Slimani, écrivaine ; Illana Weizman, essayiste, militante féministe et antiraciste. Retrouvez la liste complète des signataires sur Lemonde.fr mocratique du Congo, théâtre de massacres de minorités ethniques, de féminicides et de viols de masse. Nous pensons à nos sœurs arméniennes, aux violences qu’elles ont subies et à l’exil qui, encore une fois, les frappe… Nous pensons à nos sœurs ukrainiennes, aux violences sexuelles que nombre d’entre elles ont endurées, à leurs enfants arrachés et déportés en Russie. Nous pensons aux opposantes russes forcées de vivre en exil. Nous pensons au chaos humanitaire dont les filles et les femmes sont les premières victimes au Soudan. Et, malheureusement, la liste est encore bien trop longue. Nous, Les Guerrières de la paix, continuerons de nous tenir debout, fières et déterminées, aux côtés de toutes nos sœurs persécutées, partout dans le monde. Il y va de notre féminisme. De notre devoir d’humanité. Nous dénonçons toutes ces injustices, toutes ces violences, tous ces crimes. Et ce serait la faillite de notre humanité que de les opposer, de les hiérarchiser. La solidarité internationale des femmes est une force de résistance, probablement le plus beau rempart au chaos du monde. Le féminisme, c’est la justice, l’égalité et la dignité pour toutes. C’est le refus de l’assignation et de la division. Le féminisme, c’est la paix. p Les violences sexuelles qui existent dans le milieu du cinéma ont lieu aussi à l’université, dans les écoles, dans l’édition Un collectif de plus de 400 écrivaines, éditrices et enseignantes-chercheuses, rassemblant notamment Annie Ernaux et Vanessa Springora, dénonce la persistance des agressions sexuelles et des viols dans le monde littéraire et dans le cadre des études de lettres T outes, nous les connaissons toutes, toutes ces histoires qui circulent quand même, en dépit du silence, entre chercheuses, entre enseignantes, entre étudiantes, entre éditrices, entre écrivaines, entre artistes, collègues, amies, à l’université, dans les maisons d’édition, dans les festivals de littérature, dans le monde des arts. Des histoires comme on se donne des nouvelles des dernières victimes recensées, des dernières injustices accomplies. Jamais la littérature n’a adouci les mœurs : dans les départements de littérature, dans les laboratoires, dans les unités de formation et de recherche, mais aussi dans toute l’université, dans les bureaux des maisons d’édition, dans toutes les coulisses possibles de l’écriture littéraire et scientifique, dans les coulisses de la création. Dans les couples aussi. La condamnation, le 13 février, pour violences conjugales du professeur émérite, spécialiste du lyrisme et poète Jean-Michel Maulpoix, Prix Goncourt de la poésie 2022, à dix-huit mois de prison avec sursis pour préjudice infligé à son épouse, rencontrée quand elle était étudiante, chercheuse et enseignante en lettres, confirme que ni la littérature ni l’université ne sauvent les femmes. Depuis que nous sommes étudiantes, depuis que nous sommes doctorantes, depuis que nous sommes enseignantes, depuis que nous sommes assistantes d’édition, éditrices, écrivaines, chercheuses, artistes, depuis que nous sommes vacataires, précaires, depuis que nous sommes jeunes ou vieilles. A chaque étape, nous avons subi ou pris connaissance d’injustices, d’agressions, de viols, d’intimidations, de silences imposés, de menaces, de brutalités, d’opérations en tout genre qui rabaissent, de vols de savoirs, de chantages, de destructions d’œuvres, même. De l’impunité sous toutes ses formes. De l’impunité, au résultat, de proclamés « lettrés » ou « diplômés » qui se comportent souvent comme des prédateurs, presque toujours comme des êtres supérieurs. On peut remplir des pages et des pages avec toutes ces histoires. La hiérarchie se marie parfaitement avec sexisme et misogynie. Il y a les insultes balancées par un poète institutionnel et il y a les ralentissements de carrière, les opérations de séduc- tion misérables, à tous les âges, pour monnayer les postes, les contrats, les avancements. Mais alors, avec #metoo, en littérature, à l’université, dans l’édition, rien n’a changé ? Rien n’a changé dans ce petit monde académique des lettres, dans le milieu littéraire et éditorial qui cohabite avec lui dans l’amour des livres, de la science, des arts, dans l’université en entier ? Rien n’a changé dans ce pays dont le président, sans honte, soutient dans l’émission « C à vous » [en décembre 2023] un présumé innocent violeur et agresseur multirécidiviste ? Cécile Poisson, nous voulons aujourd’hui te rendre hommage. Pour que ta mémoire et ton souvenir nous aident à ne plus nous laisser violenter d’une manière ou d’une autre. Au nom des femmes. Cécile, tu étais enseignantechercheuse en lettres, spécialiste des mythes en littérature, « sentinelle égalité » dans ton université. Cette année, tu aurais eu 49 ans. Tu as été assassinée, le 20 mars 2023, par un homme « cultivé », « diplômé », tout ce qu’il faut sur le CV, ton mari : un assassin surtout. Ton féminicide a fracassé les murs en béton de l’université au Si tu parles, t’es morte Si. Quelque chose a changé dans cette si masculine République des lettres. Certaines histoires sont si fracassantes qu’elles en deviennent forcément publiques, spectaculairement. Il n’est plus possible de nier. Ce qui se passe dans le milieu du cinéma se passe aussi ailleurs, à l’université, dans les écoles, dans les maisons d’édition, dans le monde des arts… Partout ? Qui se souvient, en 1980, du féminicide d’Hélène Rytmann par le philosophe Louis Althusser ? LES AGRESSEURS SE FONT PASSER POUR DES VICTIMES. AINSI SE POURSUIT LA VIOLENCE EN REFUSANT LA RECONNAISSANCE sein de laquelle les femmes sont souvent agressées sexuellement, menacées de chantage, violentées d’une manière ou d’une autre, plagiées, discriminées, sous emprise, sans que leurs aînés toujours les soutiennent. Face à ces crimes, face à tous ces témoignages d’injustice, nous avons le sentiment que l’omerta règne en puissance. Les agresseurs se font passer pour des victimes. Ainsi se poursuit la violence en refusant la reconnaissance. Toutes, nous les connaissons, ceux qui agissent pour le pire. Si tu parles, t’es morte dans le milieu. Ta carrière est morte. Ta réputation est morte. Morte pour de vrai ou morte pour de faux, tu es morte. Aujourd’hui, #noustoutes, nous signons sans peur, en notre seul nom, un appel à l’organisation d’Etats généraux pour les femmes dans l’université, dans l’édition, dans la littérature. Et nous appelons nos amies historiennes, philosophes, scientifiques, sociologues, artistes, à nous rejoindre, pour que #metoouniversité, #metoolittérature, #metoophilosophie, #metooarts, #metoosciences inventent un autre monde aussi : sans déni, sans injustice, sans prédation. p Premières signataires : Marie Darrieussecq, romancière ; Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022 ; Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique à l’université de Reims ; Camille Kouchner, autrice et avocate ; Marielle Macé, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Laure Murat, professeure au département d’études françaises et francophones à l’université de Californie à Los Angeles ; Lydie Salvayre, romancière ; Tiphaine Samoyault, directrice d’études à l’EHESS ; Gisèle Sapiro, directrice de recherche à l’EHESS ; Vanessa Springora, autrice et éditrice ; Alice Zeniter, romancière. Retrouvez la liste complète des signataires sur Lemonde.fr 28 | idées 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 Christiane Marty et Rachel Silvera En France, les inégalités salariales entre femmes et hommes persistent Contrairement à ce qu’a annoncé un récent baromètre, la France se classe au 21e rang sur les 27 pays de l’Union européenne pour l’écart de rémunération entre femmes et hommes, constatent une chercheuse et une économiste L a France ferait mieux que les autres pays en matière d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. C’est du moins ce que divers médias annoncent à l’occasion de la parution du rapport 2024 du baromètre d’Equileap. Précisons ce dont on parle : Equileap, société créée en 2016, s’est fixé comme mission de fournir des données, notamment sur l’égalité de genre, sur les entreprises mondiales cotées en Bourse dont la capitalisation dépasse 2 milliards de dollars (1,83 milliard d’euros). Cela avec l’objectif de « permettre aux investisseurs d’aligner leurs investissements sur leurs valeurs ». Il s’agit aussi de leur éviter d’investir dans des sociétés négligeant les principes de la responsabilité sociale d’entreprise, qui risqueraient donc une sanction boursière à la suite d’une dégradation de leur image de marque. Ce baromètre concerne 3 795 grandes sociétés de 23 pays. Il fournit un classement de leurs performances sur la base de 19 indicateurs, parmi lesquels la part de femmes dans les instances de direction, l’écart salarial ou la présence de politiques relatives au harcèlement. Une pondération – mais laquelle ? – est attribuée à chaque critère. Globalement, le rapport souligne que les progrès vers l’égalité sont beaucoup trop lents et que, malgré quelques avancées, la persis- tance des inégalités (nommées « disparités ») est flagrante. Pour la France, il est bien moins élogieux que ce qui a été mis en avant ici ou là. Si notre pays recueille un bon score pour la part de femmes dans les conseils d’administration, résultat d’une législation assez contraignante, et sur l’existence de politiques contre le harcèlement sexuel, son score fait partie des plus mauvais sur l’égalité de rémunération, sur l’engagement à assurer un revenu suffisant pour vivre (living wage) ou encore sur l’existence d’audits indépendants ! Un index à revoir La part de femmes dans les instances dirigeantes n’implique malheureusement rien sur l’égalité des salaires, les conditions de travail ou la prédominance de femmes dans l’emploi à temps partiel. Quelle est la pertinence du classement d’Equileap quand il est spécifié que seulement 33 % des entreprises dans le monde publient l’écart salarial entre les femmes et les hommes ? Quand, en France, en dépit de la législation obligeant les entreprises de plus de 50 salariés à publier ces données, 58 % d’entre elles ne le font pas ? Que signifie le fait que la France obtient un bon score sur le critère « options de travail flexible », alors que le temps partiel, qui a servi de voie royale pour LA PART DE FEMMES DANS LES INSTANCES DIRIGEANTES N’IMPLIQUE MALHEUREUSEMENT RIEN SUR L’ÉGALITÉ DES SALAIRES ET LES CONDITIONS DE TRAVAIL flexibiliser l’emploi dans les années 1990, est très préjudiciable aux salaires et aux pensions des femmes ? La Commission européenne a récemment reconnu la responsabilité du temps partiel dans la précarisation de nombreuses femmes en Europe. En France, un index de l’égalité professionnelle a été instauré en 2018, mais il a fait l’objet de nombreuses critiques de la part des syndicats et des féministes. Comment comprendre, en effet, que la note moyenne obtenue en 2023 par les entreprises soit de 88 sur 100, alors que les inégalités sont aussi criantes ? Lors de la conférence sociale d’octobre 2023, Elisabeth Borne a reconnu les imperfections de cet index et annoncé une concertation pour le revoir dans les dix-huit mois. Un rapport du Haut Conseil à l’égalité, qui sera publié dans les prochains jours, présente les transformations nécessaires de l’index, d’autant qu’une récente directive européenne sur la transparence salariale, qui va beaucoup plus loin que cet index, doit être transposée dans le droit français. Fort enjeu social Cette prétendue performance de la France n’a donc aucun fondement robuste. Que ce soit en comparaison internationale ou du point de vue de la situation nationale, il y a de quoi se désoler : le chemin vers l’égalité est encore long, notamment au niveau professionnel. Ainsi, la France n’est qu’au 21e rang sur les 27 pays de l’Union européenne pour l’écart de rémunération entre femmes et hommes (Eurostat 2023). Même rang de mauvaise élève pour le taux d’emploi des femmes ; et elle fait partie des dix pays ayant les plus forts taux de femmes dans l’emploi à temps partiel (Eurostat, juillet 2021). Les femmes gagnent en France toujours un quart de moins que les hommes et leur pension est infé- rieure de 40 %. Elles restent concentrées dans les secteurs les moins valorisés (santé, aide à la personne, propreté, commerce) bien qu’essentiels au fonctionnement et au bien-être de la société. Alors qu’une négociation est en cours entre les partenaires sociaux pour augmenter l’emploi des seniors, aucune concertation n’est jamais prévue pour améliorer l’emploi des femmes, en quantité comme en qualité. Il y a pourtant un fort enjeu social sur cette question, en matière de conditions de vie des femmes, mais aussi de financement des retraites. L’utilité d’accroître la population active pour financer les retraites se traduit, pour le président Macron, par… la relance d’une politique nataliste ! Tout objectif nataliste est incompatible avec l’évolution de la société et les aspirations féministes. Des solutions progressistes existent qui supposent de lever les freins à l’emploi des femmes, notamment par la création d’un service public de la petite enfance et la modification des congés parentaux et de paternité, de manière à promouvoir l’investissement des pères (ou second parent) auprès de l’enfant dès sa naissance. Rappelons qu’une directive européenne progressiste avait été proposée en 2018, incluant l’amélioration de ces congés : plus courts, mieux rémunérés et partagés entre les deux parents. Trop cher : Emmanuel Macron s’y était opposé, ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de proposer un « congé de naissance » visant à remplacer le congé parental… mais avec un objectif à peine voilé d’économiser encore sur la politique familiale. Il serait temps maintenant de concrétiser la promesse présidentielle de faire de l’égalité femmes-hommes une grande cause. p Christiane Marty est ingénieure-chercheuse, membre de la Fondation Copernic, autrice de « L’Enjeu féministe des retraites » (La Dispute, 2023) ; Rachel Silvera est codirectrice du réseau de recherche Mage, autrice de « Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires » (La Découverte, 2014) Anne Méaux L’inscription de l’IVG dans la Constitution doit beaucoup aux réformes de Valéry Giscard d’Estaing Celui qui fut président de la République de 1974 à 1981 est à l’origine de nombreuses mesures ayant apporté aux femmes de nouvelles libertés, rappelle la communicante et présidente de l’agence Image 7 L’ interruption volontaire de grossesse (IVG) est inscrite dans le marbre de la Constitution. A l’évidence, c’est une victoire pour les femmes. C’est aussi la victoire de la grande figure de la politique saluée pour le courage dont elle a su faire preuve lors du vote de la loi qui porte son nom : Simone Veil. Mais rien n’aurait été possible sans l’homme qui aura marqué tout son parcours politique par une infatigable volonté de réformes et dont les droits accordés aux femmes constituent une part essentielle : Valéry Giscard d’Estaing. Avec les républicains indépendants, il formait un pilier fidèle et loyal de la majorité du général de Gaulle, puis de Georges Pompidou. Mais nul ne conteste aujourd’hui la dynamique de modernité, d’ouverture et de mouvement qu’il insufflait à la vie politique. Son entrée à l’Elysée se fit avec un slogan qui devint une réalité : « Le changement dans la continuité ». Mettre en œuvre ce que l’on a promis est une qualité trop rare dans le monde politique pour ne pas la souligner lorsqu’elle se manifeste avec cette volonté. La France n’avait pas connu un tel vent de réformes depuis bien longtemps. Aujourd’hui, alors que la parole des femmes se libère et que nous saluons tous les progrès d’une société dont la vigilance sur leurs droits est au cœur de la réflexion et parfois de l’action politique, il serait paradoxal, voire injuste, de ne pas se souvenir qu’elles furent les premières bénéficiaires de cette vague de changements entreprise alors. La loi Veil fut une révolution pour la société. Elle ne put exister que grâce à la volonté du chef de l’Etat. Voilà un magnifique exemple de la capacité à penser contre soi-même quand il s’agit de LA LOI VEIL DE 1975 SUR L’AVORTEMENT, UNE RÉVOLUTION POUR LA SOCIÉTÉ, NE PUT EXISTER QUE GRÂCE À LA VOLONTÉ DU CHEF DE L’ÉTAT veiller à l’intérêt de tous, et en l’occurrence de toutes. A titre personnel, Valéry Giscard d’Estaing était opposé à l’IVG. Ses racines, sa formation, ses convictions les plus profondes ne pouvaient que le pousser à cette défiance. Il s’en expliqua, avec la clarté et la volonté de servir l’intérêt public qui le caractérisaient : « J’étais le chef d’un Etat laïque et je devais prendre des décisions acceptables par tout le corps social », avait-il confié dans un entretien au journal La Croix, le 15 mai 1999. Voilà comment un homme politique soucieux de s’inscrire dans la réalité des attentes du corps social, à l’écoute de l’attente des femmes, passa outre sa propre conviction. Si fondamentale soit-elle, et de surcroît constitutionnelle aujourd’hui, la loi Veil ne doit pas se muer en arbre dissimulant la forêt des autres réformes et de la longue liste des avancées sociales ayant accompagné le septennat. Elles auront fait évoluer la vie des femmes, leur apportant de nouvelles libertés, faisant progresser ce que l’on appelait alors la « condition féminine ». Là encore, ce n’était sans doute pas le fruit de la tradition dont il était personnellement issu, mais Giscard en avait fait l’un des axes saillants de sa campagne [dans un discours prononcé le 11 mai 1974, à Poitiers] : « La condition de la femme d’aujourd’hui et de demain ne peut être assurée que dans la plus complète égalité. » Joignant le geste à la parole, il institua ainsi la première représentation gouvernementale de la condition féminine, avec un secrétariat d’Etat qu’il eut l’audace de confier à Françoise Giroud, laquelle n’avait pourtant pas fait mystère de son vote pour François Mitterrand à l’élection présidentielle. Mesures de politique familial Pour Giscard, cet engagement n’était pas un artifice politique. Une décennie auparavant, il avait permis aux femmes d’acquérir des droits dont on a peine à croire à leur inexistence dans la France de 1965. Et pourtant c’est lui, alors ministre des finances et des affaires économiques, qui fait voter une grande loi donnant aux femmes mariées leur souveraineté juridique. Jusqu’alors, elle leur était déniée. Enfin elles pouvaient signer un contrat de travail, ouvrir un compte en banque sans avoir à solliciter l’autorisation de leur mari. Une situation paraissant appartenir à des temps préhistoriques et pourtant pas si reculés. Président, sa lutte contre les archaïsmes l’amena au remboursement de la contraception par la Sécurité sociale, sous les cris d’orfraie des conservateurs les plus sclérosés. Pour les femmes, le divorce représentait souvent une course d’obstacles, un parcours de la combattante. C’est VGE qui instaure le divorce par consentement mutuel, en 1975, mettant fin au caractère inévitablement conflictuel des séparations de couples mariés. Il prit de multiples mesures de politique familiale bénéficiant prioritairement aux femmes. Ce fut le cas, par exemple, sur la maternité, le veuvage, les mères célibataires. Une attention particulière fut portée à l’insertion professionnelle. Dans ce domaine, le septennat de Valéry Giscard d’Estaing a pris soin de veiller à la cause des femmes. Les décisions prises ont permis l’interdiction par le code du travail de toute discrimination à l’encontre des femmes dans l’univers professionnel, à commencer par la ségrégation à l’embauche ou l’interdiction des emplois réservés aux hommes dans la fonction publique. Rappelons aussi ce qui fut un progrès d’envergure : l’instauration du congé parental pour les femmes travaillant dans des entreprises de plus de deux cents salariés. Au moment de sa disparition, la Ligue pour les droits des femmes, une puissante association féministe, a voulu rendre hommage à Valéry Giscard d’Estaing en rappelant que « le fléau social des violences faites aux femmes a commencé à être pris en compte avec la loi de 1980 relative à la répression du viol » et « l’ouverture en 1978 du premier refuge pour femmes battues », et que le septennat a marqué une « rupture » en matière de perception des droits des femmes. Ces mots résonnent avec la phrase de Gisèle Halimi [dans son livre écrit avec Annick Cojean, journaliste au Monde, Une farouche liberté (Grasset, 2020)] : « Se battre est un devoir ; tendre la main aux autres femmes une responsabilité ; convaincre les hommes de la justesse de la cause une nécessité. » p Anne Méaux est présidente d’Image 7, agence de communication qu’elle a créée en 1988 idées | 29 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 suite de la première page NOTRE RÉPONSE AUX TOURBILLONS DU MONDE DEMEURE CELLE QU’AVAIT TRACÉE HUBERT BEUVE-MÉRY : LE JOURNALISME, RIEN QUE LE JOURNALISME, MAIS TOUT LE JOURNALISME Son premier numéro, paru le 18 décembre 1944, alors que la France se trouvait encore loin d’être intégralement libérée, tenait alors en une grande feuille recto verso, réalisée par moins de quarante journalistes. Quatre-vingts ans plus tard, en ce début de 2024, ce sont plus de 540 journalistes qui publient chaque jour, sous notre entête gothique à peine simplifié, sur numérique et sur papier, sur applications et réseaux sociaux, en live et en magazine, en podcasts et en hors-séries, en français et en anglais, des textes, images et sons destinés à plus de 600 000 abonnés, et à un nombre bien supérieur de lectrices et de lecteurs à travers le monde. Ce changement de dimension n’invalide pas tout à fait le pessimisme de notre fondateur. Au cours de notre histoire, les crises ont été fréquentes, les périls innombrables, les mutations douloureuses pour maintenir la liberté éditoriale absolue de notre titre et affirmer sa place de premier quotidien national d’informations générales. Chaque membre de notre maison a bien conscience de la fragilité de cette réussite collective, construite année après année, chacun reste vigilant, et prêt à se mobiliser, pour défendre l’œuvre commune. Les rédactions ressemblent en effet à des corps vivants, dotés d’une mémoire et de réflexes partagés. En perdant le contrôle économi- CHRONIQUE | PAR ANTOINE REVERCHON que de son entreprise, à la fin des années 2000, celle du Monde n’a renoncé ni à sa culture de la liberté ni à sa capacité à défendre ses prérogatives. De fait, ces dernières années ont aussi donné tort aux augures qui prédisaient la ruine des médias nés d’un quotidien de presse écrite. La révolution numérique n’a pas enfoui Le Monde, elle l’a sauvé. La constitution d’un groupe n’a pas dilué ses valeurs, elle les a fortifiées. L’information de qualité n’a pas perdu son intérêt, elle n’en a jamais eu autant. La rédaction n’a pas rétréci, elle n’a cessé de s’étoffer, avec le soutien de nos actionnaires, pour continuer d’opposer aux peurs, aux rumeurs, aux mensonges, à la propagande, à la raison d’Etat, une pratique professionnelle qui permet aux lecteurs d’accéder rapidement à des informations non partisanes, fiables, approfondies et mises en perspective. Valeurs constantes Ces évolutions ont transformé nos organisations, nos modes de fonctionnement, mais elles ne nous ont pas changés en profondeur. Nos valeurs restent constantes, notre réponse aux tourbillons du monde demeure celle qu’avait tracée Hubert Beuve-Méry : le journalisme, rien que le journalisme, mais tout le journalisme. Notre offre éditoriale étoffée, largement diffusée par les moyens du numérique, nous vaut aujourd’hui un nombre inédit de lectrices et de lecteurs, sin- S POUR L’ÉCONOMISTE AMÉRICAIN, LA SOCIÉTÉ JOUAIT UN RÔLE PLUS IMPORTANT QUE LES SEULES FORCES DU MARCHÉ sion de l’économie capitaliste dans laquelle ce ne serait pas des biens matériels, des marchandises ou des services qui seraient échangés, mais des droits de propriété. Les agents économiques contractent, à travers ces échanges, des dettes qui obéissent non pas aux règles du marché, comme l’envisage l’économie classique, mais à des règles juridiques et éthiques sans cesse transformées par la confrontation au réel et à l’histoire, dans une approche « adaptative » provenant du darwinisme. Concept de « futurité » Les institutions ne sont pas ici prises, comme on l’entend en français, pour des constructions majuscules surplombantes (l’Etat, l’Ecole, la Justice), mais comme les conceptions communes que les hommes partagent pour pouvoir échanger – y compris leurs attentes par rapport au futur. Car il ne peut y avoir d’échange (et de dette) que si les hommes se convainquent, ensemble, que les choses se dérouleront d’une certaine façon dans l’avenir (la « futurité », conceptclé chez Commons) : l’économie est ainsi « une activité fondée sur des relations de droit, c’est-à-dire plus précisément des relations entre personnes à propos de droits sur l’usage futur de choses rares et/ou sur les gains futurs que pourrait générer l’activité économique ». Loin de l’individualisme méthodologique et de l’anticipation rationnelle qui sont à la base de la théorie économique néoclassique, mais aussi loin de la domination des individus par des forces imposées comme dans la théorie marxiste, Commons conçoit les rapports humains comme une succession sans cesse transformée de compromis entre besoin individuel, besoin collectif, conventions de droit, représentations et valeurs morales. Ce « réencastrement » de l’économie dans la complexité des rapports sociaux et de l’histoire apparente la théorie de Commons aux démarches, mieux connues en France, des « régulationnistes » ou de Karl Polanyi. D’où le travail comparatif proposé par les auteurs avec les concepts de Polanyi et de Proudhon, qui, eux aussi, ont proposé des alternatives à une théorie économique encore aujourd’hui dominée par l’approche classique puis néoclassique. Cela fait longtemps, y compris aux Etats-Unis, que l’on cherche à penser autrement. p ques de l’impérialisme russe, de Staline à Poutine, de l’émergence chinoise, des impasses du conflit israélo-palestinien, mais aussi des divisions des Etats-Unis d’Amérique. A l’échelle planétaire, nous raconterons comment la catastrophe climatique qui prend forme s’est peu à peu imposée comme une priorité éditoriale. En ce 8 mars, peu après un vote historique qui a sanctuarisé la liberté d’avorter dans notre Constitution, nous avons choisi d’ouvrir cette série par le récit de la manière dont les progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes ont fait avancer tout autant le fonctionnement de notre rédaction que notre approche de ces questions. A l’origine exclusivement masculin, Le Monde, qui avait à peine consacré quelques lignes au premier vote des femmes, en 1945, ne pouvait pas passer à côté de cette révolution. Quatrevingts ans plus tard, autant de femmes que d’hommes occupent des postes-clés au journal, et les multiples sujets sur l’égalité sont très largement traités. Sur ce point, comme sur d’autres, l’adaptation aux progrès de la société, la description fidèle de leurs enjeux et de leurs effets sont des conditions essentielles pour maintenir l’indispensable soutien de notre histoire, sans lequel dès le premier jour, comme le redoutait notre fondateur, rien n’aurait pu marcher : la confiance de nos lectrices et de nos lecteurs. p jérôme fenoglio directeur du « monde » DEUX SIÈCLES DE COMBAT POUR L’ÉGALITÉ L’économiste John Commons redécouvert i vous n’avez jamais entendu parler de John Rogers Commons (1862-1945), c’est normal : son ouvrage majeur, Institutional Economics. Its Place in Political Economy (Macmillan, 1934), lourd de plus de 900 pages, vient seulement d’être publié en français par les Classiques Garnier sous le titre L’Economie institutionnelle, complétée par une introduction sur l’actualité de cette œuvre, une biographie de cet économiste américain oublié, qui fut aussi un acteur politique du New Deal, et par une étude comparative entre son œuvre et celles de Karl Polanyi (1886-1964) et de Proudhon (1809-1865)… Deux mille vingt pages, seize ans de travail par une équipe essentiellement francoquébécoise emmenée par Jean-Jacques Gislain (université Laval, Québec) et Bruno Théret (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences socialesuniversité Paris-Dauphine-PSL/CNRS). Car John Commons est, avec Adam Smith (1723-1790) pour les économistes classiques, John Stuart Mill (18061873) pour les libéraux et Karl Marx (1818-1883) pour les marxistes, un des rares penseurs qui aient produit, avant Keynes (1883-1946), une théorie complète du fonctionnement de la société en croisant les disciplines : droit, éthique, sociologie, économie, histoire, philosophie, science politique. Il est, avec Thorstein Veblen (18571929) et Wesley Clair Mitchell (18741948), l’un des fondateurs de l’institutionnalisme (une approche de l’économie où, pour faire très court, la société joue un rôle plus important que les seules forces du marché), mais dans sa variante « pragmatiste », une école philosophique américaine héritière de John Dewey (1859-1952) et Charles Peirce (1839-1914) à la fin du XIXe siècle. Quelques écrits de John Commons étaient connus des spécialistes de l’économie industrielle, car il fut un des premiers à s’intéresser aux relations de travail. A partir de ce terrain et d’une approche des fondements du droit, Commons propose une vi- gulièrement rajeunis. Et parfois aussi quelques critiques sur les reniements que nos adaptations auraient imposés par rapport à un passé largement méconnu, ou mythifié. C’est à ces fidélités récentes, et à ces critiques récurrentes, que nous avons pensé en concevant les articles consacrés à notre anniversaire, qui paraîtront tout au long de cette année 2024, et qui trouveront un point d’orgue dans des rencontres organisées à l’occasion d’un Festival du Monde spécialement consacré à nos 80 ans, en septembre. Thème par thème, nous avons cherché à décrire le temps long des engagements de notre rédaction, l’enracinement de notre pratique professionnelle dans celle de nos prédécesseurs, tout autant que l’impératif de discerner les nouvelles questions portées par l’actualité, de s’adapter aux mouvements de la société et d’inventer les nouveaux formats éditoriaux qui leur correspondront. En politique, par exemple, très loin du rôle de soutien d’un parti ou d’un gouvernement que certains croient ou aimeraient nous voir jouer, le récit des relations entre Le Monde et les présidents qui se sont succédé à l’Elysée rappelle la distance établie d’emblée par notre fondateur avec le pouvoir, ceux qui l’exercent et ceux qui y prétendent. En géopolitique, alors que les tensions et les guerres font leur retour, y compris sur le sol européen, nous reviendrons sur nos visions criti- LIVRE D LES FÉMINISMES. UNE HISTOIRE MONDIALE, XIXE -XXE SIÈCLES Sous la direction de Yannick Ripa et Françoise Thébaud, Textuel, 320 p., 45 € eux ans de travail, une quarantaine d’autrices et d’auteurs, trois cents images d’archives : l’histoire mondiale des féminismes, coordonnée par les historiennes Yannick Ripa et Françoise Thébaud, est un magnifique ouvrage qui retrace deux siècles de combat en faveur de l’égalité des sexes. Richement illustré, ce livre réunit plus d’une centaine de contributions consacrées aux mouvements en faveur de l’émancipation des femmes, qui émergent en Europe, aux Etats-Unis, au Brésil, en Inde, en Suède, en Chine ou en Russie, à partir de la fin du XVIIIe siècle. Des premiers « surgissements » de l’ère révolutionnaire aux mobilisations du début du XXIe siècle, en passant par les croisades européennes contre la prostitution de la fin du XIXe siècle, la victoire en 1893 du suffragisme néozélandais ou les combats des pionnières indiennes de l’écoféminisme des années 1970, cet ouvrage explore les mille et une facettes d’une mobilisation qui s’est intéressée, au fil des décennies, à des sujets aussi divers que le droit de vote, l’avortement, la liberté vestimentaire, les droits des peuples autochtones, l’égalité salariale, l’éducation des filles ou le désarmement nucléaire. Réjouissante diversité « Multiple et hétérogène », le féminisme se décline toujours au pluriel, souligne l’introduction du livre – parce qu’il s’adapte aux réalités nationales dans lesquelles il se déploie, parce que les combats se transforment avec les époques et parce qu’il réunit – et parfois oppose – des courants politiques et philosophiques très différents. Cette réjouissante diversité éclate dans les trois cents pages d’un ouvrage qui évoque les moments emblématiques de l’histoire du féminisme, mais aussi les combats qui, aujourd’hui encore, restent dans l’ombre. Les lecteurs auront la – bonne – surprise de découvrir Savitribai Phule, une précurseuse indienne de l’intersectionnalité qui, au XIXe siècle, combattait à la fois le système des castes et la domina- tion masculine ; Mary Church Terrell, l’une des premières AfroAméricaines diplômées de l’université, qui a bataillé en faveur du suffrage féminin aux Etats-Unis, au début du XXe siècle ; Qiu Jin, une écrivaine féministe chinoise qui fut exécutée en 1907 ; ou Meena Keshwar Kamal, une poétesse afghane qui défendait l’alphabétisation des filles avant d’être assassinée, à 31 ans, en 1987. Rédigé par un collectif d’historiennes, de sociologues et de politologues français et étrangers, ce livre s’appuie sur une formidable iconographie qui mêle entre autres des affiches, des portraits et des documents – on y trouve notamment les statuts de l’Internationale de la porte ouverte : pour l’émancipation économique de la travailleuse, ou le brouillon d’une exégèse féministe de la Bible, publiée aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle. Parfois joyeuses, parfois tragiques, ces images racontent, comme les textes qui les accompagnent, l’histoire encore largement méconnue des féminismes des cinq continents. p Maîtres du monde avant l’apocalypse | par serguei anne chemin 30 | 0123 0123 VENDREDI 8 MARS 2024 INTERNATIONAL | CHRONIQUE par p hil ip p e r icar d Ukraine : ambiguïté et confusion stratégiques A près le tollé, un instant de répit dans l’enceinte majestueuse du château de Prague. Le président tchèque, Petr Pavel, a apporté, mardi 5 mars, un rare soutien public à Emmanuel Macron, après l’onde de choc suscitée dans le monde occidental par ses propos sur l’envoi de troupes alliées en Ukraine. « Je suis favorable à la recherche de nouvelles options, y compris un débat sur une présence potentielle en Ukraine », a jugé l’ancien haut gradé de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), aux côtés du chef de l’Etat français, en visite officielle ce jour-là en République tchèque. Au passage, ce général proeuropéen a qualifié de « ligne rouge » le déploiement de forces combattantes sur le front face aux forces russes. Il n’empêche, dix jours après les commentaires présidentiels n’excluant pas d’envoyer des renforts militaires en Ukraine, la question divise les chancelleries occidentales : Emmanuel Macron a-t-il eu tort de précipiter le débat sur la présence militaire occidentale dans le pays assiégé par la Russie ? Le chef de l’Etat français est certes coutumier des propos intempestifs, sur l’OTAN (jugée « en état de mort cérébrale » en 2019), la Russie (qu’il ne fallait « pas humilier », trois mois après l’invasion de son voisin ukrainien), ou Taïwan (afin de dissuader l’Europe, en avril, d’être « prise dans des conflits qui ne sont pas les nôtres »). Il s’est fait une spécialité d’avoir raison, ou le plus souvent tort, seul contre tous. Cette fois, Emmanuel Macron a pourtant cherché à préparer les esprits, lui qui appelait, lors de son entrevue avec Volodymyr Zelensky, le 16 février, à Paris, à un « sursaut stratégique » dans le soutien à l’Ukraine. Dans l’intervalle, le chef de l’Etat a abordé le sujet avec le président des EtatsUnis, Joe Biden, et le chancelier allemand, Olaf Scholz, avant d’insister le 26 février sur la question qui fâche – la présence militaire – devant une vingtaine de ses homologues réunis à l’Elysée pour faire « plus et mieux » en faveur de Kiev. Le débat a vite montré que l’initiative risquait de tourner court. Mais Emmanuel Macron a décidé d’aborder le sujet lors de sa conférence de presse, à la grande surprise de ses invités, dont la plupart, à commencer par Olaf Scholz, avaient déjà quitté discrètement le palais présidentiel. Sentiment d’urgence Depuis, seule l’Ukraine et quelques voix baltes se sont ouvertement réjouies de voir entrouverte la perspective d’un renfort militaire occidental, au moment où l’armée russe, mieux pourvue en munitions, progresse dans le Donbass. « Toute forme d’aide est bienvenue, qu’elle soit financière, matérielle ou physique », dit un diplomate ukrainien. Cependant, Etats-Unis et Allemagne en tête, la plupart des Etats membres de l’OTAN ont rejeté catégoriquement cette approche. Les uns et les autres sont soucieux d’éviter une escalade et un conflit ouvert avec la Russie, dotée de l’arme nucléaire. « Il n’y aura pas de troupes LA POLÉMIQUE PEUT DONNER DE PRÉCIEUX ARGUMENTS AUX FORCES POLITIQUES PRORUSSES, À TROIS MOIS DES ÉLECTIONS EUROPÉENNES LES PROPOS DE MACRON SUR L’ENVOI DE TROUPES ALLIÉES EN UKRAINE ONT SEMÉ LA CONFUSION ENTRE LES OCCIDENTAUX américaines engagées au sol en Ukraine. (…) Ce n’est pas ce que demande le président Zelensky. Il demande des outils et des capacités », a jugé, mardi, John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain. Emmanuel Macron, lui, n’en démord pas. « Si chaque jour nous expliquons quelles sont nos limites (…) je peux déjà vous dire que l’esprit de défaite est là qui rôde » face à Vladimir Poutine, qui « n’en a aucune et a lancé cette guerre », at-il dit, mardi, lors de sa visite à Prague, appelant les alliés de Kiev à ne pas être « lâches ». « J’assume pleinement » le « sursaut stratégique auquel j’ai appelé », a-t-il martelé devant la presse, sans craindre de « bousculer » les capitales occidentales. Manifestement, le sentiment d’urgence a prévalu à l’Elysée sur le souci de ménager les alliés, quitte à paraître une nouvelle fois en porte-à-faux. Pour sa défense, le président français prétend vouloir restaurer l’« ambiguïté stratégique » afin de convaincre Vladimir Poutine que « rien n’est exclu ». A Paris, on juge désormais que la grande erreur de Joe Biden dans ce conflit, alors que le renseignement américain prévenait d’une invasion imminente, est d’avoir assuré par avance qu’il n’enverrait « aucun soldat sur le terrain ». D’après Thomas Gomart, le directeur de l’Institut français des relations internationales, « les propos de Macron ont un double mérite : souligner la gravité de la situation en Ukraine, et faire apparaître des points de clivages politiques en vue des élections européennes ». La démarche n’en est pas moins doublement risquée. D’abord, la sortie présidentielle a d’ores et déjà semé la confusion entre les Occidentaux, au moment où les Européens tentent de s’organiser pour compenser le blocage de l’aide militaire américaine en raison de la proximité des élus avec Donald Trump. « Le plus risqué est d’afficher ce niveau de soutien politique avec la faiblesse des moyens dont on dispose », prévient Thomas Gomart. Dès lors, la polémique peut donner de précieux arguments aux forces politiques prorusses à trois mois des élections européennes. Le Parlement français doit débattre le 12 mars de l’accord bilatéral de sécurité signé avec l’Ukraine, tandis qu’Emmanuel Macron s’apprête à retourner à Kiev. De toute évidence, le chef de l’Etat et ses proches entendent jouer la carte ukrainienne pour limiter le revers annoncé face au Rassemblement national (RN) lors du scrutin de juin, quitte à briser le relatif consensus existant en France sur le soutien à l’Ukraine. Cette démarche est à double tranchant car elle peut se retourner contre le camp pro-ukrainien, dans la mesure où 68 % des Français jugent que le chef de l’Etat a eu tort d’afficher cette position, selon un sondage Odoxa-Backbone Consulting pour Le Figaro. En France, le RN s’est engouffré dans la brèche pour dénoncer l’envoi de troupes en Ukraine. Son allié allemand, l’AfD, a fait de même, incitant Olaf Scholz à redoubler de prudence. p CHINE : LES INTÉRÊTS DU PARTI D’ABORD L e fait le plus marquant de la session annuelle du Parlement chinois, ouverte depuis le 4 mars, est sans doute une absence. La conférence de presse que, depuis trente ans, chaque premier ministre tenait à l’issue de cette assemblée essentiellement formelle a disparu. Xi Jinping, qui, lui, n’a jamais daigné répondre aux questions des journalistes depuis son accession au pouvoir en 2012, n’a sans doute pas apprécié qu’en 2021 le premier ministre d’alors, Li Keqiang, profite de la seule occasion qui lui était donnée chaque année de parler devant la presse pour indiquer que 600 millions de Chinois vivaient avec moins de 1 000 yuans (environ 120 euros) par mois. Cette affirmation relativisait sérieusement le succès de la lutte contre la pauvreté dont se prévalait Xi Jinping. Li Keqiang ayant dû quitter ses fonctions en 2023, Xi en a profité pour mettre fin à ce rituel. On n’aurait tort de ne voir qu’une querelle d’ego dans cette décision. Celle-ci s’accompagne en effet d’une autre réforme : la réduction, depuis 2020, de la durée de cette session parlementaire ramenée d’environ deux à une seule semaine. Le sens de ces deux modifications n’est que trop évident. Dans la Chine de Xi Jinping, l’Etat est avant tout au service et aux ordres du Parti communiste. Xi Jinping aime se prévaloir sur la scène internationale de son titre de président de la République, mais en réalité ses deux autres fonctions, secrétaire général du Parti communiste et président de la commission militaire centrale, sont celles qui comptent le plus dans l’exercice du pouvoir. Dans les années 2000, les prédécesseurs de Xi avaient accru les prérogatives de l’Etat au détriment du parti. Une façon de prouver aux yeux du reste du monde, mais aussi des Chinois, que la page du maoïsme était bel et bien tournée. Mais Xi a toujours vu dans cette séparation des pouvoirs – pourtant très relative – une menace. En bon léniniste, il est convaincu du primat du parti sur le pays. C’est bien son drapeau, et non celui de la République populaire de Chine, qui recouvre le corps de Mao dans le mausolée de la place Tiananmen. Ce retour aux sources est inquiétant mais pas surprenant. Il est dans la droite ligne du changement de la Constitution qui, depuis 2018, met fin à la limitation des mandats, permettant à Xi de rester au pouvoir aussi longtemps qu’il le souhaite, là encore en rupture avec la politique lancée à la mort de Mao en 1976. Sans surprise, ce primat de l’idéologie s’accompagne du renforcement des mesures destinées à protéger la « sécurité nationale » qui, dans les faits, donne davantage de pouvoir au parti pour s’en prendre à ses supposés « ennemis » de l’intérieur comme étrangers. Alors que les dirigeants chinois affirment régulièrement, notamment devant la communauté d’affaires internationale, vouloir approfondir la politique de réforme et d’ouverture, les faits montrent l’inverse. Plus que jamais, Xi Jinping ne suit qu’une boussole : les intérêts du Parti communiste chinois. Les principales victimes de ce parti toutpuissant sont les Chinois eux-mêmes. Non seulement parce que tout embryon de société civile est tué dans l’œuf, mais aussi parce que ce primat de l’idéologie menace de perturber le bon fonctionnement de l’économie. Ce raidissement est-il appelé à durer ? L’enrichissement du pays ces dernières années l’a longtemps rendu acceptable. Si la prospérité venait à s’essouffler durablement, sa justification aux yeux des Chinois pourrait elle aussi finir par s’émousser. p présentent SAMEDI 23 MARS Palais Brongniart, Paris 10H30-17H RENCONTREZ LES ÉTABLISSEMENTS LES PLUS RECONNUS : IAE Paris Sorbonne • ESSEC • ESG • CESI • De Vinci Executive Education • Sciences Po Paris • CentraleSupélec • ESCP • Ferrandi Paris • CNAM • IESEG • EDHEC • Ecole Polytechnique • IAE Aix • EmLyon • CY Design • HEC Paris • KEDGE INSCRIPTION GRATUITE EXED.GROUPELEMONDE.FR 2 C’EST D’ACTUALITÉ v ÉDITION Julliard fait peau neuve 3 MOTS DE PASSE v Jürgen Habermas en son foyer politique Paul Auster Haut en douleur Le grand écrivain américain livre un roman bouleversant sur la souffrance, le deuil et l’amour, où s’entremêlent souvenirs fictifs et autobiographiques ment ici l’écho bouffon d’un premier effondrement, dix ans plus tôt : la mort brutale de sa femme adorée, Anna Blume – le nom, déjà, d’un des premiers personnages d’Auster, dans les années 1980. Depuis, l’universitaire a tenté de surnager, fait semblant d’aller bien, vaille que vaille. Mais, en contemplant sa casserole noircie, ce jour-là, il se rend compte qu’il a « tout foiré » en refusant la douleur. « Vivre, c’est éprouver de la douleur », philosophe-t-il un peu tard. Douleur, chagrin, nostalgie, amour, Auster suit son héros dans le cheminement sinueux de ses sensations, il avance avec lui « dans le palais de la mémoire », et jusqu’aux « confins obscurs de la conscience ». Dans un passage d’une grande finesse, il dépeint le « syndrome du membre fantôme » dont est victime Baumgartner, ce veuf « ayant perdu la moitié de lui-même » qui sent encore ses membres manquants. Une métaphore de la souffrance et du deuil. Auster avait d’ailleurs envisagé d’intituler son livre Phantom Limb, « membre fantôme ». Peu à peu, des souvenirs anciens remontent à l’esprit de Baumgartner, son père appelé « Jakov le Polak », la famille obscure de sa mère. La langue d’Auster Les cris et la chute de Seymour Tecumseh Baumgartner au fond de sa cave forment ici l’écho bouffon d’un premier effondrement : la mort brutale de sa femme adorée, Anna Blume Paul Auster, en 2013. JÉRÔME BONNET/MODDS denis cosnard L a magie de la première phrase, des premiers paragraphes… Auster en est décidément l’un des maîtres. En quelques mots, il plonge le lecteur dans le grand bain du récit, et formule déjà une ou plusieurs énigmes qui seront – peut-être – résolues à la fin du texte. Ainsi du début de Baumgartner, son nouveau roman. Baumgartner y est saisi stylo en main, « assis dans la pièce du premier étage qu’il désigne parfois comme son bureau, son cogitorium ou son trou ». Qui est cet homme ? Serait-il un double d’Auster, comme le laissent supposer le stylo d’écrivain et ce « cogitorium » qui évoque un opus précédent, Dans le scriptorium (Actes Sud, 2007) ? Quand va-t-il sortir de son trou ? Il ne faut pas dix lignes pour que tout se mette en mouvement. Et comment ! Soudain, le vieux Baumgartner lâche l’essai qu’il rédigeait sur Kierkegaard, descend récupérer un livre au salon, découvre qu’une casserole achève de se calciner à la cuisine, se brûle la main, va néanmoins ouvrir à une livreuse dont il est amoureux puis à un releveur de compteur charmant mais cruellement inexpérimenté, dégringole dans l’escalier de la cave, lance un nouveau cri de douleur et s’écrase au sol en concluant, après que mille pensées désordonnées ont rebondi dans sa tête : « Au moins, je ne suis pas mort. J’imagine que ce n’est pas négligeable. » Des pages tourbillonnantes où la théologie danoise débouche à l’improviste sur des cascades burlesques. Cahier du « Monde » No 24628 daté Vendredi 8 mars 2024 - Ne peut être vendu séparément Paul Auster, cependant, n’est ni Buster Keaton ni Pierre Richard. Son art de la narration fait de Baumgartner une fiction austérienne en diable, où le lecteur accroché par ce démarrage en fanfare est amené à démêler quelques fils plus sombres subtilement enchevêtrés. Un magnifique roman, poignant et drôle à la fois, sur la mémoire, l’amour, la vieillesse, le deuil et la reconstruction. L’écrivain new-yorkais de 77 ans y a mis le point final alors qu’il commençait luimême à souffrir de fièvres mystérieuses – un cancer violent, en réalité. « Ma santé est trop fragile : ce sera sans doute le dernier livre que j’aurai écrit », a-t-il confié au Guardian en novembre. L’histoire a souvent lieu deux fois, « la première comme une grande tragédie, la seconde comme une farce », disait Karl Marx dans une formule célèbre. Les cris et la chute de Seymour Tecumseh Baumgartner au fond de sa cave for- épouse avec fluidité les méandres, les zigzags et les éclairs de la pensée de son personnage. Les phrases s’étirent, elles glissent entre les époques, versent dans le rêve. Une image en appelle d’autres, une réminiscence incite Auster à insérer un texte plus ancien, comme ce récit d’un voyage qu’il avait lui-même fait en Ukraine en 2017. Plus les pages défilent, plus l’auteur fait craqueler le mur entre fiction et réalité. Est-ce de Baumgartner ou d’Auster qu’il est question dans ce portrait d’un « sac d’os vieillissant », qui a été fou de sport, a vécu à Paris, enseigné à Princeton, adoré sa femme, et passe des heures vissé à sa machine à écrire ? Est-ce un hasard si le nom complet de Baumgartner comporte deux fois les lettres de celui d’Auster ? Seule certitude : confrontés au désastre, l’écrivain et son jumeau de papier ne se contentent pas de mesurer l’étendue de leur malheur. Aidés par une série de personnages attachants, comme le lumineux préposé aux compteurs, ils tentent de recoller ce qui est brisé, de renouer ce qui peut l’être. Sans garantie de succès – la fin du récit reste d’ailleurs assez ouverte. Mais le livre, lui, est une réussite, et sa lecture un délice bienfaisant. p baumgartner, de Paul Auster, traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud/Leméac, 208 p., 21,80 €, numérique 16 €. 4 |5 LITTÉRATURE Colette Fellous, Michel Braudeau, Dragan Velikic, Martin Suter v 6 HISTOIRE D’UN LIVRE v « Horn venait la nuit », de Lola Gruber 7 ESSAIS « Nudités féminines. Images, pensées et sens du désir », de Laurence Pelletier 8 CHRONIQUES v LE FEUILLETON « Quelque chose de brillant avec des trous », de Maggie Nelson 9 HISTOIRE LITTÉRAIRE v Cinquante-trois fois Georges Perec 10 RENCONTRE v Dalibor Frioux, fasciné par le « merveilleux scientifique » 2 | C’est d’actualité Un prix AntoinetteFouque 0123 Vendredi 8 mars 2024 Je suis le plus grand menteur d’Internet” tommaso debenedetti A l’occasion de leur cinquantenaire, les éditions Des Femmes rendront le 9 mars non pas un hommage, mais un « femmage » à leur fondatrice, la psychanalyste, femme politique, éditrice et militante Antoinette Fouque (1936-2014), et commémoreront les 10 ans de sa disparition. Dans le prolongement de ces festivités, la maison crée le prix Antoinette-Fouque, qui récompensera une action, un mouvement, une pensée, une création « porté(e) par une ou des femmes en France et dans le monde », « œuvrant à libérer la “libido creandi” des femmes ». Spécialiste de la création de faux comptes sur X et de l’annonce de morts imaginaires, en particulier d’écrivains (de Cormac McCarthy à Svetlana Alexievitch, en passant par J. M. G. Le Clézio), ou de Prix Nobel de littérature fictifs, l’Italien Tommaso Debenedetti a été interrogé par La Revue des médias sur sa trajectoire et son goût pour les canulars morbides. Celui qui estime faire de l’éducation contre les fake news y raconte notamment comment, à l’époque où il était journaliste, il s’est mis à rédiger de fausses interviews – la découverte, en 2010, d’un entretien inventé avec Philip Roth a mis fin à sa carrière. André Breton sur Gallica Depuis le 20 février, les amoureux du surréalisme peuvent plonger dans les arcanes de l’œuvre d’André Breton. En effet, la Bibliothèque nationale de France a mis ses manuscrits à la disposition du public sur la bibliothèque numérique Gallica, grâce à la collaboration de l’Atelier André Breton et de la fille du poète, Aube Elléouët-Breton. On pourra entre autres y consulter les sept cahiers d’écriture automatique de Poisson soluble, socle du Manifeste du surréalisme, qui a 100 ans cette année. Droz change de tête Pour la troisième fois en un siècle, les éditions Droz s’apprêtent à changer de directeur. Après avoir dirigé la vénérable maison suisse pendant près de trente ans, Max Engammare va se retirer en 2024, a-t-il annoncé au quotidien Le Temps. Né à Paris en 1953, ce spécialiste de Jean Calvin a prévu d’occuper sa retraite en écrivant des essais, peut-être un roman. Rien n’est dit sur la personne appelée à le remplacer. Fondée à Paris en 1924 par la Suissesse Eugénie Droz, et transférée à Genève à la fin de la seconde guerre mondiale, la société publie chaque année une centaine de livres d’érudition, notamment d’histoire et de critique littéraire. AGENDA Adrien Bosc et Frédéric Mora quittent le Seuil pour relever un défi chez Editis a Du 15 au 30 mars : Hors limites (93) Le festival littéraire en SeineSaint-Denis est organisé par l’association des bibliothèques du département, avec le concours de Sophie Joubert et d’Arno Bertina. Performances et dialogues y seront imaginés par des professionnels de la lecture publique : lecture de son roman, La Colère et l’envie (Héloïse d’Ormesson, 2023) par Alice Renard, rencontre avec Marie-Hélène Lafon, atelier d’écriture avec Fatima Daas… Julliard fait peau neuve ÉDITION denis cosnard Hors-limites.fr F a Jusqu’au 18 mars : aites vos jeux ! C’est le titre du roman de Philippe Djian qui paraît ce 7 mars. Ce huis clos familial sur une île coupée du monde signe le grand retour chez Julliard de l’auteur de 37°2 le matin et de Doggy Bag, à 74 ans, après des années chez Gallimard puis Flammarion. « Faites vos jeux » est aussi l’injonction du moment dans le milieu de l’édition : après l’acquisition d’Hachette, numéro un français, par le groupe Vivendi de Vincent Bolloré, et celle de son challenger Editis par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, l’heure est venue des transferts d’éditeurs et d’auteurs, des choix stratégiques, des repositionnements. Et c’est chez Julliard que débute la partie. Une belle endormie que Daniel Kretinsky et son bras droit dans l’édition, Denis Olivennes, ont décidé de réveiller pour de bon, dans le cadre de la relance globale d’Editis. Au programme, quatre gestes pour ranimer cette filiale spécialisée dans la littérature française. A commencer par la nomination, annoncée le 1er mars, d’un nouveau directeur, Adrien Bosc. Cet éditeur de 38 ans œuvrait depuis dix ans au Seuil, qui appartient au groupe MédiaParticipations. Deuxième nouveauté : Adrien Bosc arrive accompagné de Frédéric Mora, qui dirigeait le domaine littérature française au Seuil. Dans ses bagages, il apporte aussi les Editions du sous-sol, qu’il a créées en 2011 puis vendues au Seuil, et que sa nouvelle maison rachète. Dernier signe des ambitions des nouveaux actionnaires : Editis promet d’accorder à Julliard de « grands moyens ». Ils ne seront pas de trop. « Chez Julliard, tout est à reconstruire », juge l’universitaire Olivier Bessard-Banquy, spécialiste de l’édition.« C’est une très belle marque qui demande à être ressuscitée, juge pour sa part Betty Mialet, qui a longtemps dirigé Julliard. Adrien Bosc a tous les atouts pour y parvenir. Simplement, faire des best-sellers avec de la littérature française est devenu très difficile. » René Julliard avait créé sa maison en 1924 sous la forme d’un club du livre, Effractions (Paris 4e) La 5e édition du festival de littérature contemporaine se tient à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou pour interroger les façons dont le réel innerve les fictions littéraires. Une quarantaine d’invités (Elitza Gueorguieva, Philippe Marczewski, Luc Lang…) évoqueront ainsi leur rapport à l’actualité, la place qu’occupe le travail de documentation dans leur écriture, le genre de l’enquête… Effractions.bpi.fr a Les 16 et 17 mars : Rue des livres (Rennes) Françoise Sagan, en plein travail de dédicaces, et René Julliard, dans les années 1950. STAFF/UPI/AFP Sequana, transformé en Julliard en 1942. Au sortir de la guerre, cet élégant séducteur passe à travers l’épuration malgré son passé pétainiste, et impose son nom parmi ceux qui comptent. Il décroche trois prix Goncourt successifs, un ex- Dans ses bagages, Adrien Bosc apporte aussi les Editions du sous-sol, qu’il a créées en 2011, puis vendues au Seuil, et que Julliard rachète ploit, et découvre de jeunes talents comme Françoise Sagan, Jean d’Ormesson ou, plus tard, Georges Perec. Le fondateur s’appuie sur le travail de grands éditeurs, tels Christian Bourgois ou Maurice Nadeau. Un temps, il récupère même Les Temps modernes, la revue de Sartre et Beauvoir, lâchée par Gallimard sous la pression de Malraux. Mais la mort de René Julliard, en 1962, suivie de l’intégration dans Les Presses de la Cité, groupe fondu plus tard au sein d’Editis, casse cet élan. « Depuis les années 1960, Julliard est entré dans une sorte de très long sommeil, observe encore Olivier Bessard-Banquy. La maison a bien obtenu des succès, notamment avec un auteur comme Jean Teulé. Elle restait toutefois une marque un peu périphérique au sein d’Editis, sans ligne éditoriale très spécifique : ses auteurs auraient pu tout aussi bien publier leurs livres ailleurs, chez Lattès ou Albin Michel par exemple. » Ce faible attachement à la marque coûte cher à l’entreprise en 2019. Lorsque Bernard Barrault et Betty Mialet quittent Julliard, qu’ils avaient relancé une pre- mière fois et codirigeaient depuis un quart de siècle, et rejoignent Flammarion, presque tous les auteurs les suivent : Philippe Jaenada, Lionel Duroy, Yasmina Khadra, Mazarine Pingeot… Seul Philippe Besson reste. Vanessa Springora, appelée à la rescousse, reprend ainsi la direction d’une maison quasi vide. Au bout de deux ans, prise dans le tourbillon provoqué par son livre Le Consentement (Grasset), elle décide de se consacrer à sa propre écriture, et à une collection de textes féminins, comme ceux d’Ovidie ou d’Emma Becker. Malgré le travail effectué par Stéphanie Chevrier, la présidente de La Découverte, chargée par Editis de réorganiser aussi Julliard, malgré le retour de Philippe Djian, Adrien Bosc arrive donc dans une entreprise dont la mission reste à redéfinir, et le catalogue à renouveler. Son dernier grand prix littéraire remonte à 2017, avec le Femina attribué à La Serpe, de Philippe Jaenada. p L’association Les Cadets de Bretagne mettra 60 stands au service de la vie du livre : rencontres et ateliers, espaces jeunesse et mangas, promenades littéraires et dialogue avec une centaine d’écrivains, illustrateurs, scénaristes, éditeurs ou libraires... Parmi les invités : Marc Alexandre Oho Bambe, Maylis Besserie, Gaël Aymon ou Lucie Quéméner. Festival-ruedeslivres.org a Du 19 mars au 6 avril : Les Editeuriales (Poitiers) Depuis 2015, le festival propose de réunir pendant quinze jours auteurs et éditeurs d’une même maison, pour des rencontres dont la plupart se tiennent à la médiathèque François-Mitterrand. Le Seuil est l’hôte de cette édition, avec Lydie Salvayre, Chloé Delaume, Laurène Daycard, Irène Frain, Rachid Benzine, Philippe Delerm, Patrick Deville, Lydia Flem, Patrick Boucheron, David Lopez… A noter également : la master class que donnera Hugues Jallon, PDG de la maison, le 20 mars, à 14 heures. Mediatheques-grandpoitiers.fr A Paris, en résidence poético-aquatique Trois autrices et nageuses ont observé les allées et venues des habitués de la piscine Georges-Hermant, dans le 19e arrondissement REPORTAGE djaïd yamak L e 30 janvier, trois autrices se sont installées dans la piscine Georges-Hermant (Paris 19e) pour en observer l’effervescence : Coline Pierré, qui a publié des fictions pour la jeunesse, Zoé Besmond de Senneville, qui a signé un récit autobiographique sur sa perte d’audition (Journal de mes oreilles, Flammarion, 2021), et la créatrice du compte Instagram Nageuse parisienne. Après l’avoir fréquenté en tant que nageuses, toutes les trois ont été inspirées par la poésie de ce lieu ordinaire. Ce tropisme aquatique a convaincu Alizée Guyaux, directrice de l’espace aquatique, de leur ouvrir les portes de la piscine pour une résidence d’écriture de trois semaines. Ainsi les trois résidentes se sont-elles inscrites dans la lignée de publications récentes comme Journal de nage, de Chantal Thomas (Seuil, 2022), Guide des piscines parisiennes, de Colombe et Marine Schneck (Allary, 2022), ou encore Le Nageur (Gallimard, 2023), récit que Pierre Assouline a consacré à Alfred Nakache, champion juif qui participa aux Jeux olympiques de 1948 après avoir été déporté à Auschwitz. Pour Zoé Besmond de Senneville, la piscine est « un espace à part où les codes sociaux sont abolis ». « Nageuse parisienne » évoque elle aussi une bulle coupée du monde, et en même temps un petit théâtre qui peut devenir le point de départ de plein d’histoires : « J’appelle “maillologie” l’activité qui consiste à dresser le profil “psycho-aquatique” d’un nageur en fonc- tion du maillot qu’il porte », résume l’habituée des réseaux sociaux. Pour nourrir leur créativité, la piscine publique a offert aux trois autrices le droit d’y circuler à toute heure de la journée, y compris avant l’ouverture. « Nageuse parisienne » s’est même aménagé un bureau dans les sous-sols, où des hublots offrent une vue sur le bassin. « Au début, tu es une bizarrerie pour les usagers », observe-t-elle. Flânant autour du bassin, ses vêtements la distinguent visuellement des nageurs en maillot de bain. Pour se fondre dans le décor, elle participe aux activités proposées par la piscine et entame parfois la discussion avec des baigneurs. Restitutions littéraires Les écrivaines découvrent la diversité du public selon l’horaire de fréquentation : scolaires, plongeurs, licenciés de club… Ou encore les apnéistes, « qui res- semblent à des créatures animales ou à des monticules végétaux », observe Zoé Besmond de Senneville, également fascinée par les nageuses de natation synchronisée. « Il est passionnant de se demander ce que la discipline de ce sport a pu induire dans leur construction personnelle, le rapport à leur corps, à leur féminité. Quand elles commencent, à 6 ou 7 ans, on leur demande d’être tout à la fois souples, gracieuses et disciplinées », commente-t-elle. Une telle résidence donne lieu à des restitutions littéraires dont la forme est libre. Zoé Besmond de Senneville et Coline Pierré ont réuni leurs observations sous la forme d’une correspondance. « Nageuse parisienne », quant à elle, s’est greffée sur ce dialogue épistolaire, tenant par ailleurs le journal de sa résidence sur Instagram. La dernière semaine du séjour littéraire coïncidait avec la vidange du bassin. Le 12 février, sous un immense vé- lum blanc, la piscine Georges-Hermant semblait avoir doublé de volume. Peu auparavant, un maître-nageur prévenait « Nageuse parisienne » : « Attention, ça peut être triste quand c’est vide ! » Pour combler ce silence et fêter la fin de la résidence d’écriture, le bassin de 50 mètres a accueilli le concert d’une fanfare (La Fanfare détournée) ainsi qu’une séance de lecture animée par les trois écrivaines. Quelques jours plus tard, dans les douches d’une autre piscine, « Nageuse parisienne » remarquait un habitué de Georges-Hermant. Son maillot de bain était parsemé de trèfles à quatre feuilles, les mots « good luck » (« bonne chance ») écrits au-dessus de sa fesse droite. « Voilà comment on se remet de trois semaines d’écriture dans une piscine », s’amuse sur son compte Instagram l’experte en « maillologie »… p Mots de passe | 3 0123 Vendredi 8 mars 2024 nicolas weill A u cours des dernières décennies, le travail d’un des plus grands philosophes de ce temps, l’Allemand Jürgen Habermas, a semblé se concentrer sur les problèmes posés par la bioéthique (L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002) et, plus récemment, sur l’articulation entre la foi et le savoir (Une histoire de la philosophie I et II, Gallimard, 2021 et 2023). On aurait pu imaginer que cette œuvre avait pris un tour résolument anthropologique et éthique, Habermas réservant les questions politiques à ses régulières interventions dans la presse, où il tient magistralement le rôle d’un intellectuel public, capable de commenter l’actualité avec précision et compétence, surtout quand il s’agit de ses sujets de prédilection : l’Europe, la réunification, la mémoire allemande, la mondialisation et, dernièrement, la montée en puissance du populisme. Or, il n’en est rien. Le volume L’Avenir de la démocratie, qui vient de paraître, a le grand mérite de recentrer notre regard sur le foyer politique qui anime l’œuvre de Habermas depuis les années 1950. En son fond, elle demeure une réflexion profonde sur une démocratie qui tire sa légitimité de l’échange d’arguments entre citoyens, dans une situation que l’auteur nomme « communicationnelle ». L’étude de la démocratie, de ses conditions de possibilités et de ses promesses fragiles depuis Kant et les Lumières, ne cesse de solliciter les générations qui ont suivi la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, Clotilde Nouët, l’éditrice du volume dans « La Collection », chez Bouquins, est une spécialiste appartenant à une génération infiniment plus jeune que celle de Habermas (né en 1929). Elle témoigne de la vitalité de l’œuvre comme de sa réception. Voici en quatre mots-clés quelques points d’entrée dans la pensée d’un philosophe qui accompagne notre histoire depuis l’après-guerre. Démocrate Parce qu’il appartient à une nation qui, hormis le court intermède de Weimar (1918-1933), n’avait connu jusqu’en 1945 qu’une monarchie impériale puis le totalitarisme nazi, la formation et l’évolution de Habermas dans les années 1940 et 1950 coïncident avec la nouveauté de l’expérience démocratique, fût-ce sous la forme « paternaliste » du chrétien-démocrate Konrad Adenauer. Dans la partie occidentale occupée par les Alliés, en effet, avait fini par s’édifier une république constitutionnelle, même si les anciens nazis fourmillaient au sein de l’administration et des universités, en particulier chez les premiers mentors philosophiques de Habermas. D’où, chez lui, la valorisation obstinée d’une émancipation qui plonge ses racines dans la Révolution française − y compris face au mépris affiché par les leaders du mouvement étudiant des années 1960 −, ainsi qu’une méfiance tenace envers toute politique fondée sur l’ethnicité. Néanmoins, une démocratie véritable, déconnectée du capitalisme, ne saurait reposer sur le seul équilibre des intérêts propres aux acteurs, comme le croient certains penseurs libéraux qui la calquent sur les lois du marché. Dans Entre naturalisme et religion (Gallimard, 2008), Habermas stigmatise cette conception en l’appelant « post-truth democracy » (« démocratie post-vérité »). Pour lui, si démocratie réelle il y a, celle-ci ne saurait reposer que sur le débat continu entre citoyens, en vue de produire de la légitimité en se soumettant au « meilleur argument ». L’usage récurrent, chez Habermas, d’expressions telles que « patriotisme constitutionnel », « rationalité procédurale » ou « éthique de la discussion » trahit la persistance d’un « reste d’utopie » dans « l’idée que la démocratie – et le débat public dans ses formes optimales – a la capacité de trancher le nœud gordien de problèmes pratiquement insolubles », reconnaît-il dans ses Ecrits politiques (Flammarion, 1999). Sociologue Jürgen Habermas, en 1969, à l’université de Francfort. MAX SCHELER ESTATE/FOCUS/COSMOS Jürgen Habermas en son foyer politique Européen Bien qu’il ait Parce qu’à ses yeux le socle de la démocratie n’est pas l’Etat-nation, dont la forme dépassée consacré de ne lui inspire que des réserves, mais une vision transnationale, Habermas s’est intéressé à la récents essais construction européenne, envisagée comme l’ébauche d’une société civile mondiale, par opà des questions position à la mondialisation marchande. L’Union européenne (UE) devait, selon lui, se éthiques ou cristalliser en union politique, fût-ce autour d’un noyau dur de pays de plus en plus intégrés religieuses, le restant ouverts aux hésitants, confiait-il, 2018, dans un entretien qui clôt L’Avenir de la philosophe reste en démocratie. Dans la période récente, cet enthousemble pourtant avoir fraîchi. Haberd’abord un grand siasme mas dit ainsi à Clotilde Nouët, en 2023, avoir abandonné « cet espoir de voir l’UE élargir ses théoricien de compétences, au plus tard lors du début de la la démocratie. guerre en Ukraine ». Le populisme qui se déchaîne sur le Vieux Continent semble avoir mis « L’Avenir de fin à une espérance née du dernier conflit planétaire et de ses atrocités. Mais la croyance rala démocratie » tionnelle en une démocratie encore à venir, elle, demeure. « Mon jugement politique, lié au en témoigne contexte, s’appuie également sur la confiance, philosophiquement fondée, que les débuts de notre régime des droits de l’homme, issus de l’horreur de la seconde guerre mondiale, ne seront pas oubliés, mais progressivement réalisés lorsque l’Occident aura perdu sa suprématie comme on peut le prévoir aujourd’hui », souligne-t-il avec un optimisme raisonné. La rupture publique avec l’atmosphère heideggérienne imprégnant l’université des années 1950 a été très tôt consommée dans une tribune de 1953, où l’étudiant de 24 ans protestait contre le fait que Heidegger ait pu laisser paraître une conférence évoquant encore la « grandeur » du national-socialisme. Va suivre un rapprochement avec l’école de Francfort, composée d’exilés revenus en Allemagne (en particulier Max Horkheimer et Theodor Adorno). On y pratique la « théorie critique », qui mêle à la philosophie le marxisme, la sociologie et la psychanalyse. Habermas, qui dirigera de 1971 à 1980 l’Institut Max-Planck de Starnberg (Bavière), où il réside encore, a été tour à tour sociologue et philosophe de profession, édifiant d’un ouvrage à l’autre sa théorie interdisciplinaire de la société. Dans le précieux manuel qui lui a été consacré (Habermas-Handbuch, « manuel Habermas », Metzler, 2009, non traduit), l’un des directeurs du volume, le sociologue Hauke Brunkhorst, et le biographe du philosophe, Stefan MüllerDoohm (Jürgen Habermas. Une biographie, Gallimard, 2018), évoquent avec humour et admiration sa manière de procéder, en particulier dans Théorie de l’agir communicationnel (Fayard, 1987), son ouvrage le plus important. Ils la qualifient d’« éclectisme productif » et de « méthode dialogique et rapace [räuberisch] ». Selon eux, Habermas s’introduit dans une discipline particulière, la théologie ou la linguistique, pour se l’approprier au point d’être cité par ses spécialistes. Puis, à leur grande surprise, il « déserte le navire », non sans annexer le « terrain conquis » à sa propre théorie, afin que celle-ci s’étende à de nouvelles dimensions du réel. Critique Ce progressiste, qui fut proche du Parti social-démocrate (SPD) allemand (non sans lui reprocher son virage néolibéral des années 1990), se revendique comme un héritier de Lumières enrichies non seulement par les « hégéliens de gauche », comme Marx ou Feuerbach, mais aussi par le pragmatisme américain et le fameux « tournant linguistique » des années 1960, qui considéra les « actes de langage » comme la base même du savoir philosophique. Il s’inscrit résolument dans une pensée « post-métaphysique » : sans jamais renoncer à la rationalité elle-même, ce courant délaisse la prétention hégélienne d’une « raison absolue ». « Les élèves de Hegel, expliquait Habermas au “Monde des livres” en 2018, dans le même temps qu’ils critiquaient [les idées de leur maître], entendaient savoir », comme lui, « si la philosophie avait les moyens conceptuels de s’ouvrir à la société où ils vivaient ». Dans leur sillage, il considère que l’aventure philosophique doit viser une « compréhension professionnelle de soi-même et de nos contemporains ». p Des pratiques non hiérarchiques POUR UN NÉOPHYTE désireux de découvrir l’œuvre d’un penseur aussi essentiel que Jürgen Habermas, L’Avenir de la démocratie offre une magnifique entrée en matière. Ce recueil de textes, disposés par ordre chronologique, depuis les années 1950 jusqu’à 2023, et introduits avec précision par la spécialiste française Clotilde Nouët, combine les avantages de la biographie intellectuelle avec l’accès aux sources. L’accent a été délibérément mis sur la philosophie politique et sur les vagues successives qui débouchent, dans les années 1990, sur la notion de « démocratie radicale ». Par cette expression, Habermas vise non la traditionnelle opposition marxiste entre démocratie « formelle » et démocratie « réelle », mais un approfondissement de celle-ci à l’aide de la délibération et de pratiques « communicationnelles », c’est-à-dire non hiérarchiques, précédant les processus parlementaires. L’itinéraire d’Habermas est resté marqué par la pensée marxiste, qu’il était soucieux d’actualiser plutôt que d’évacuer. Et même s’il a critiqué la fascination pour la violence chez certains leaders du mouvement étudiant dans les années 1960, il a salué l’éclosion de la contestation étudiante comme l’émergence d’une nouvelle « imagination morale ». Il ressort aussi de ce choix d’écrits un Habermas bien plus réaliste qu’on ne le pense généralement, notamment en ce qui concerne l’efficacité des procédures formelles de légitimation. Ce fervent lecteur de la presse sait analyser les situations de communication sans jamais en évacuer les luttes de pouvoir. En ces temps de populisme montant, la lecture de ces pages rend la démocratie enviable. Elle montre aussi l’urgence de replonger dans l’œuvre d’un de ses principaux théoriciens. p n. w. l’avenir de la démocratie, de Jürgen Habermas, édition établie et présentée par Clotilde Nouët, Bouquins, « La collection », 896 p., 32 €. 4 | Littérature | Critiques 0123 Vendredi 8 mars 2024 L’écrivaine abolit les frontières du temps pour entreprendre un voyage à travers ses paysages intérieurs, peuplés d’essences et d’odeurs, de Paris à la Tunisie Colette Fellous sèche ses fleurs Un père en mouvement juliette einhorn O n croit d’abord à une injonction. Mais, loin de vouloir faire entrer ces Quelques fleurs dans un corset étroit, « Comme je voudrais », la rengaine qui rend visite un matin à Colette Fellous, est en fait le début d’une phrase plus longue, cousant une « fresque de la mémoire » qui agiterait ses livres précédents pour en extraire un suc inédit. Tout commence chez l’écrivaine, en Normandie : un jour, les bouffées d’une haie d’aubépine lui font humer les vapeurs d’autres saisons, déchaînant la vision intermittente de paysages intérieurs, comme jaillis de ce nectar. Abolissant les frontières du temps, une porte, sous l’assaut de cette fragrance, s’ouvre sur les maisons et les villes habitées tout au long de sa vie, en Tunisie comme en France, sur les chambres et les fenêtres, les tissus, les visages et les amours. Un ressac, une extase – violence si douce qu’elle charrie avec elle une ronde muette : un dialogue secret soudain mis à nu entre ces fleurs, extérieures, matérielles, et toutes les autres, intimes, pétries de larmes, qui reviennent voir Colette Fellous en une floraison sauvage. Monte Chacune est le calice d’une fleur plus grande, d’une scène remémorée qui pousse une à une sous nos yeux, déterrant des racines, laissant affleurer des ramifications alors de ces profondeurs une conversation entre l’écrivaine et les fleurs, « passagères clandestines », « conductrices d’instants », entre elles et les êtres qu’elle a aimés. Colette Fellous écrit une lettre aux fleurs de sa vie, compagnes de réminiscence. Chacune est le calice d’une fleur plus grande, d’une scène remémorée qui pousse une à une sous nos yeux, déterrant des racines, laissant af- Des fleurs de bougainvilliers, par Colette Fellous. COLETTE FELLOUS fleurer des ramifications. Elles l’aident à faire de son existence, de ses hauts faits précieux, une géométrie dans l’espace où changer de perspective. Sous chaque étamine se glisse une farandole de visions − les pivoines qui l’ont vampée pendant le confinement ; les fleurs réelles et les fleurs de pierre qui ornent Maison fleurie, un immeuble construit par son grand-père, en 1923, pour loger toute la famille, à Tunis, avant que l’exil ne dissémine cette dernière ; les géraniums rouge sang qui ont tout vu, le jour où, dans sa jeunesse, un de ses frères, la croyant endormie, lui a volé des caresses ; son départ de Tunisie, en 1967, pour s’installer à Paris. Les roses et toutes les autres deviennent alors une métonymie existentielle − la partie ténue, enivrante, d’un tout débordant. Et le récit, une efflorescence, somptueuse botanique littéraire. Dans cette guirlande de souvenirs, ce n’est pas Quelques fleurs, le parfum de sa mère, qui lui prête ses essences florales – c’est la mère qui est le parfum, équation mélancolique à l’intérieur de laquelle les fleurs jouent un rôle de vecteur, de multiplicateur et de théorème. « Les morts sont-ils des fleurs ? », se demande l’écrivaine. Bagage d’une époque à l’autre, témoins de ces scènes du passé, les coquelicots et les hellébores, les hibiscus et les pavots d’Orient sont convoqués pour en délivrer de nouveau le récit à Colette Fellous, dépliant la pelote invisible des époques et des liens, des drames et des joies. Si elles ne lèvent pas tous les mystères qui nimbent les êtres, elles « prolongent la présence ». Chaque instant qui a compté pour l’écrivaine aurait fait pousser une fleur, éclose sur ce terreau unique. De ces rencontres, de ces figures chéries, la fleur serait le vestige, une graine inversée – ce qui demeure quand le reste s’est éteint : « Les fleurs ne meurent peut-être jamais, elles sont toujours recommencées. » « Trois, cinq, sept, cinq est la loi de certains bouquets japonais, les mê- mes chiffres que pour un haïku. » L’autrice de Kyoto Song (Gallimard, 2020) invente ici son propre ikebana, art d’assembler et de faire vivre les fleurs. Perle alors une architecture personnelle neuve. Les fleurs sont aussi des figures de style, synesthésies où palpite le lien entre les êtres – ainsi avec cette inconnue, à Sidi Bou Saïd : regardant quelques fleurs, les mêmes bougainvil- de Colette Fellous, liers que l’écrivaine, elle Gallimard, 160 p., lui raconta son histoire, 20 €, numérique 15 €. comme si les fleurs, par Signalons aussi, ce jeu de regards conver- de la même autrice, gents, les reliaient en un la parution en poche cœur, une mémoire, des du Petit Foulard sensations communes. de Marguerite D., En parsemant son récit Folio, 112 p., 7,40 €. de photos des bouquets qui, telles des mères ou des sœurs, ont veillé sur ses nuits et ses jours, Colette Fellous crée un bouquet inédit. Et fait de cette oscillation entre soi et l’autre, la présence et l’absence, le théâtre d’une épiphanie de l’être. Inoubliable et capiteuse, la floraison inespérée de tous ses pétales fanés. p Le feuilleton intime de Michel Braudeau Entre les 6e et 14e arrondissements de Paris se déploient les souvenirs du « Raspail vert » de l’écrivain xavier houssin C e serait un tort de croire qu’en écrivant ses Mémoires on rassemble ses souvenirs. En réalité, ils auraient plutôt tendance à s’éparpiller, pour revenir ensuite, étrangement liés, s’accordant dans le désordre des époques et des instants, des événements, des rencontres. D’une émotion l’autre, les rêveries vont et viennent, pourquoi ne pas simplement les suivre ? Cela fait un moment que Michel Braudeau se livre ainsi à la chronique autobiographique des jours passés, du temps qui passe. L’exercice, commencé avec Place des Vosges (Seuil, 2017), poursuivi dans Rue de Beaune (Stock, 2018), puis La Porte dorée (Stock, 2021), déroule les décennies, des années 1970 aux années 1990. Avec Le Raspail vert, l’auteur écrit un nouvel épisode de son feuilleton intime. La traversée continue, au long cours. Qui donc s’est vraiment rendu compte qu’on avait franchi la ligne d’un nouveau siècle ? Chez Michel Braudeau, tout s’est mis à vaciller pourtant, un jour, sur le trottoir du boulevard Raspail où il venait juste d’emménager, à Paris. Malaise cardiaque. Il émergera après une longue opération, « rescapé de justesse d’une mort un peu prématurée ». L’événement ouvre le récit et s’en va partout ricocher. Braudeau, en quelque sorte, se retrouve convalescent de sa vie entière. Il hésite, il se risque. Il réapprend. Jean Cayrol, qui avait accueilli ses débuts au Seuil (son premier texte, L’Amazone, y fut publié en 1966), lui avait dit : « On ne connaît pas souvent l’histoire que l’on va raconter, mais peu importe. Le livre est déjà là, en toi. L’écriture n’est rien d’autre que de tirer sur ce fil caché. » Romancier, voyageur, journaliste, critique littéraire et de cinéma (à L’Express, au Monde, où il fut grand reporter et où il a tenu le feuilleton du « Monde des livres »), directeur de La Nouvelle Revue française jusqu’en 2010, Michel Braudeau a beau être né à Niort, avoir passé un bout d’enfance à Nantes, il reste un Parisien. D’un quartier l’autre, il a accroché son existence à des morceaux de ville. Son terrain d’aujourd’hui s’étend sur les quelque trois cents mètres du boulevard Raspail, entre le boulevard Edgar-Quinet et le carrefour Vavin. C’est son « Raspail vert ». Dans les frondaisons des arbres, sous ses fenêtres, s’entremêlent les pensées vagabondes, les colin-maillards du passé, les drôles de coïncidences. Des errants et des familiers Sartre a vécu longtemps dans ce même immeuble 1960. Pour se rendre chez Simone de Beauvoir, rue Schoelcher, il passait devant le Centre américain (détruit en 1986 pour faire place à la Fondation Cartier), où subsistait un cèdre planté par Chateaubriand (coupé en 2020). On sait que Sartre alla se sou- lager sur la tombe de l’auteur d’Atala. La sienne n’est pas loin, cimetière du Montparnasse. « Mais quel rapport ces choses-là ont-elles avec ma vie ? » Tout, justement – Michel Braudeau avait mis en exergue à La Porte dorée cette phrase des Mémoires d’outre-tombe. Elle pourrait aussi bien ouvrir son Raspail vert, mosaïque de sensations, d’évocations, d’associations. S’y croisent une foule de fantômes. Des errants et des familiers. Ceux des amis morts trop tôt, ceux, d’une autre saison, dont on a oublié les noms. Il y a le visage d’une petite fille souriant à un garçon de 10 ans et l’image des ombres qui dansaient au plafond d’une chambre d’enfant. On apprend aussi, surtout, que les chats parlent en secret. Et qu’à défaut de pouvoir être rassemblés, les souvenirs se partagent. p Virginie Bloch-Lainé laisse le dernier mot de Profils perdus à l’une de ses trois sœurs. Celle-ci conteste l’idée que leur père aurait été un homme « triste » ; ultime retouche, non dénuée d’humour (elle contredit beaucoup de ce qui vient d’être lu, peutêtre même tout le soubassement du livre), au portrait de cet inspecteur des finances fantasque et mélancolique, délicat, généreux et colérique, mort en 2017. A ce portrait, le texte revient toujours pour une correction ou une précision, avant de s’en éloigner le temps de dresser, avec une forme de simplicité frontale, hardie, celui d’un autre homme présent dans la vie de l’autrice – époux suicidé peu après leur mariage, amants, amis, oncle, grand-père… Puis de se pencher de nouveau sur les goûts, les manies, les contradictions et la vie de Jean-Michel Bloch-Lainé, cette personne à l’aune de laquelle sa benjamine jauge toutes celles qu’elle croise, notamment celles que, critique littéraire et journaliste, elle rencontre pour Libération. Comme le sportif Jean-Michel, Profils perdus est un texte constamment en mouvement, qui intègre les questions que se pose l’autrice lors de l’écriture de ce premier ouvrage, les obstacles qui se dressent sur sa route, comme il intègre le souvenir de lectures (Philip Roth, Peter Esterhazy, Sigrid Nunez…). Un texte cerné par les deuils, s’achevant au reste dans un cimetière, mais dont la plus grande qualité est la joyeuse vivacité. p raphaëlle leyris a Profils perdus, de Virginie Bloch-Lainé, Stock, 224 p., 19, 90 €, numérique 15 €. L’enfance en cavale Pour prendre la route, direction la Slovénie, le pays d’où étaient issus ses parents (« les originaux des pays de l’Est »), morts avant son premier anniversaire, Helena Cervak a « tout quitté ». « Je dis tout quitter, mais je possède que dalle en vérité », se reprend immédiatement la narratrice d’Une existence sans précédent, de Claire Fercak, pas du genre à employer un cliché sans broncher. Dans le coffre de la voiture d’occasion achetée avec ses économies, elle a mis son pyjama ananas, l’urne contenant les cendres de Nicole, la femme qui l’a élevée (elle l’a dérobée au veuf de celle-ci, « le zinzin Jollais »), histoire de lui faire voir du pays, et zou !, en route. Avec, en poche, les adresses de potentiels cousins auprès desquels chercher à comprendre d’où elle vient. Helena « possède que dalle », mais elle abrite une colère qui tient lieu d’efficace carburant à ce « road novel » qui assume d’emblée que l’important dans un voyage n’est, bien sûr, pas sa destination. Si elle plonge ses racines dans de profondes blessures, cette colère n’est pas noire : elle est férocement joyeuse, d’une inventivité joueuse dont témoigne la langue créative, aussi rapide que la pensée d’Helena (elle souffre de « tachypsychie »), cette jeune femme qui n’a pas eu d’enfance, mais a su en garder l’esprit. Et la capacité d’accueillir les émotions avec une intensité qui fait aussi le prix du cinquième livre de Claire Fercak. p r. l. le raspail vert, de Michel Braudeau, Stock, 160 p., 18,90 €, numérique 14 €. a Une existence sans précédent, de Claire Fercak, Gallimard, « Verticales », 160 p., 17 €, numérique 12 €. Critiques | Littérature | 5 0123 Vendredi 8 mars 2024 L’écrivain serbe entremêle avec brio des vies à reconstruire dans l’après-guerre Dragan Velikic, au bout des routes de l’exil florence noiville I l y a tout juste trente ans, dans ces colonnes, Nicole Zand – cette grande experte de littérature étrangère au « Monde des livres » qui nous a quittés vendredi 23 février (Le Monde du 28 février) – se réjouissait de la retraduction d’un des plus beaux romans du XXe siècle, Le Pont sur la Drina, de l’écrivain bosnien Ivo Andric (18921975). Mais elle regrettait aussi la méconnaissance qui entourait en France la littérature venue des Balkans. Une littérature que même la « tragique actualité yougoslave » de l’époque n’avait pas réussi à « faire sortir d’un petit cercle de connaisseurs ». A voir le nombre de traductions qui nous parviennent ces jours-ci – en provenance de Bosnie-Herzégovine, avec Sladjana Nina Perkovic (Dans le fossé, Zulma, « Le Monde des livres » du 1er mars) ; de Croatie, avec Zeljka Horvat Cec (Scènes villageoises sans cochon, La Peuplade) ; de Slovénie, avec Drago Jancar (Au commencement du monde, Phébus) ; et bientôt de Bosnie-Herzégovine, encore, avec Semezdin Mehmedinovic, dont le prochain ouvrage, Sarajevo Blues, est annoncé au Bruit du monde –, il semble que tout soit fait pour La vengeance dans la peau combler enfin ce retard. L’une des figures les plus marquantes de cette salve balkanique est celle du Serbe Dragan Velikic, dont le nouveau roman traduit, Bonavia, paraît aujourd’hui chez Agullo. Né à Belgrade en 1953, Dragan Velikic a été journaliste – à la radio B92, reconnue pour son indépendance pendant les années Milosevic – avant de devenir ambassadeur de Serbie en Autriche, puis de se consacrer pleinement à l’écriture. Depuis la fin des années 1980, il construit une œuvre d’écrivain (une dizaine de romans, des récits et des essais) pour laquelle il a reçu les récompenses les plus importantes de son pays, dont le prix NIN, qui lui a été décerné à deux reprises, en 2007 et en 2015, pour La Fenêtre russe et Le Cahier volé à Vinkovci (Agullo, 2022 et 2021). Dragan Velikic, à la Foire du livre de Francfort (Allemagne), en 2008. TORSTEN SILZ/DDP IMAGES VIA AFP Une langue gorgée d’images Bonavia commence « dans cet infini insupportable qui suit la guerre ». Quand « le sol s’est calmé, [que] les troupeaux sont revenus, chacun dans son enclos », mais que « les loups continuent à chasser » et qu’il faut tenter de vivre. Le livre commence quand tout est fini, après « l’insensé de toutes ces années », les « colonnes de réfugiés, maisons brûlées et tombes », et qu’il ne reste de tout ça qu’un dérisoire haussement d’épaules. « Comme si [les gens] cherchaient à se dédouaner de leur propre lâcheté, écrit Velikic. La folie dans EXTRAIT « C’est pourquoi Marko, depuis des années, vit tous ses voyages (…) comme un seul et unique voyage. Se succèdent gares, dates, visages, voix, mais le voyage continue ; toutes les directions sont en lui, toutes les destinations où l’on peut arriver seulement en pensée (…). Avec quelle facilité [il] saute de sa propre vie dans la mise en scène qui l’entoure ! Peu importe que ce soit à Belgrade, Budapest, Vienne. Ou dans le train, où toutes ses villes sont au même endroit. Il y a toujours une issue quand il devient insupportable d’être à l’intérieur de soi. Muré et seul. Alors, il se transporte dans les autres. Dans leurs habitudes et leurs besoins, leurs désirs et leurs espoirs. C’est pourquoi les guides touristiques. (…) Les manuels “fais-le toi-même”. Fais toi-même ta vie. Il n’est jamais trop tard pour cet exploit. A vingt ans, chacun est ce qu’il veut être. A quarante, ce qu’il n’a pas pu éviter. A soixante, ce qu’il est. » bonavia, page 174 laquelle ils étaient des millions à sautiller. Et maintenant que l’épidémie est passée, ils voudraient retourner à la saine raison. » Partir ou rester, telle est alors la grande question. Les protagonistes du roman l’ont résolue : c’est à Budapest que nous faisons la connaissance de Marko, un écrivain raté qui a obtenu son visa d’expatriation et arrive à l’hôtel en compagnie de Marija, sa future épouse. Kristina, l’ancienne meilleure amie de Marija, vient de s’envoler définitivement pour Boston. Quant à Miljan, qui, lui, avait fui plus tôt – dans les années 1960, à l’heure de l’« oreille géante » de Tito et de ses pitoyables « mouchards » –, il a abandonné la marine et s’est réinventé comme cuisinier en Autriche. Leur point commun : « Une fois déplacés, ces gens ne se sont plus jamais installés. Le voyage est devenu leur adresse permanente. » Velikic entrelace avec brio ces trois histoires d’exil dont on découvrira qu’elles n’en font qu’une, Miljan ayant, avant de partir, laissé derrière lui un nouveau-né nommé Marko. Comme dans La Fenêtre russe, qui était moins construit sur une intrigue que sur une succession de scènes, il nous entraîne dans les pensées, souvent morcelées, chaotiques ou inachevées, de ses personnages. Un enchevêtrement conçu pour explorer sous divers angles quelques thèmes obsessionnels (oubli, habitudes, rituels, ordre, filiation, idée de nation, formation des souvenirs…), tous liés à l’instabilité, à la disparition. Ecrit dans une langue gorgée d’images, volontairement elliptique et heurtée, Bonavia n’est pas un livre facile. On y progresse lentement. Mais la récompense attend le lecteur au bout de la route. Lorsque, au port de Rijeka, en Croatie, Marko retrouve l’Hôtel Bonavia, le bien nommé hôtel du « bon chemin », où il a été conçu et qui donne son titre, symbolique, à ce beau roman de l’arrachement, de l’errance et de la réconciliation. p bonavia, de Dragan Velikic, traduit du serbe par Maria Béjanovska, Agullo, 352 p., 22 €, numérique 14 €. Vertiges de l’amour Dans « Melody », Martin Suter lance un vieil homme et son confident sur les traces d’une femme perdue pierre deshusses E n trois parties organisées comme les actes d’une pièce dramatique, l’écrivain Martin Suter nous livre non seulement une captivante histoire à suspense, mais aussi une brillante réflexion sur le rapport entre réalité et fiction, entre fausses vérités et vrais mensonges. C’est en Suisse qu’il situe Melody, son quinzième roman. Peter Stotz est un homme très influent, politiquement comme économiquement. Ou du moins il l’était : à 80 ans passés, il songe surtout à mettre de l’ordre dans ses affaires. Il recrute par petite annonce un jeune juriste, Tom Elmer, à qui il confie le tri de ses archives au sous-sol de sa belle villa – il veut laisser de lui une image flatteuse. Logé, nourri, grassement payé, Tom ne tarde pas à devenir le confident du vieux Stotz, qui lui parle moins de ses succès professionnels que d’un amour perdu : une jeune femme, dont les portraits occupent les murs de presque toutes les pièces de la grande maison. Il l’a connue plus de quarante ans avant, dans une librairie où elle travaillait. Leur amour était partagé, un mariage prévu, mais un obstacle social est venu contrecarrer la part sentimentale : Melody, de son vrai nom Tarana, était d’origine marocaine, et sa famille s’opposait farouchement à tout mariage avec un « mécréant ». Suter choisit de fractionner le récit de cet amour en n’en livrant chaque jour qu’une portion, généralement lorsque Tom et Peter se retrouvent devant la cheminée, avant les repas dont les menus préparés par la cuisinière italienne scandent l’histoire. C’est savoureux dans tous les sens du terme, et ce n’est pas sans rappeler On n’a pas toujours du caviar, de Johannes Mario Simmel (1966 ; Robert Laffont, 2009), où le héros, espion mal- gré lui, livrait à chaque fin de chapitre la recette de cuisine qui lui avait permis de se sortir d’un mauvais pas. Mauvaise conscience On apprend ainsi que Melody a rompu avec sa famille pour épouser Stotz, mais que, trois jours avant le mariage, elle a disparu sans laisser d’indice. Accident ? Enlèvement ? Fugue sentimentale ? Tout est envisagé par la police – sans résultat. Dès lors, Peter Stotz ne nourrira plus qu’une ambition : retrouver son amour perdu. Dans ce roman captivant, Martin Suter (né en 1948 à Zurich) procède comme dans une tapisserie : chaque jour, un élément vient s’ajouter aux précédents, sans que, pendant longtemps, on puisse deviner le dessin final. Captivant aussi parce que, si l’auteur s’amuse, il ne cherche pas à perdre le lecteur sur des pistes abracadabrantes. Il dispose bien çà et là quelques pièges, mais tout semble vrai, ou du moins vraisemblable. Ce n’est que dans la troisième partie que le thème de l’affabulation est véri- tablement abordé, sans que l’on puisse pourtant traiter aucun des personnages de menteur. Refusant de croire à la mort de Melody, remuant ciel et terre, s’appuyant sur la moindre présomption et mettant à profit ses relations politiques, Stotz part au Maroc à sa recherche. Il interroge nombre de témoins, mais chacun prétend n’avoir aucune nouvelle de la jeune femme. Le décès de Peter Stotz va tout remettre à plat et brouiller la seule piste qui paraissait pourtant solide pour expliquer cette disparition. Libéré de l’influence de Stotz et aidé par la petitenièce de ce dernier, Tom mènera alors sa propre enquête, et découvrira ce que la mauvaise conscience peut avoir de vertigineux lorsqu’elle entraîne dans un même engrenage amour, gloire et mystification. p melody, de Martin Suter, traduit de l’allemand (Suisse) par Olivier Mannoni, Phébus, 360 p., 23 €, numérique 17 €. Money, bourgade du Mississippi. « Bon Dieu, j’espère qu’on n’aura pas à rester dans ce bled paumé cette nuit ! », s’exclame en arrivant Ed Morgan, un des deux policiers appelés à enquêter sur un meurtre épouvantable. Raté : Ed et son collègue vont rester bloqués sur place pendant tout le livre, et les lecteurs avec eux, accrochés à cette histoire qui dévoile l’Amérique profonde dans ce qu’elle a de plus inquiétant. A Money sont retrouvés au fil des chapitres des morts bien peu ragoûtants. Des hommes blancs, étranglés et émasculés. A côté d’eux se tient à chaque fois le cadavre d’un Noir, dont le corps disparaît peu après, pour resurgir ailleurs. Ce fantôme-là ressemble comme deux gouttes de sang à Emmett Till, un adolescent lynché en 1955 à Money, justement. Quel lien unit les deux affaires, à soixante ans de distance ? L’écrivain américain Percival Everett a mis au point un cocktail de choix pour ce récit effarant. Des scènes fortes sur le racisme d’hier et d’aujourd’hui. Un soupçon de fantastique. Ce qu’il faut de politique. Des dialogues vifs, avec 177 « putain ! » et 40 « Seigneur ! ». Une dose d’humour. Et, au cœur du roman, une litanie qui recense les noms des Noirs assassinés. « Quand j’écris leurs noms, ils deviennent réels de nouveau, explique la femme qui tient la liste. C’est presque comme s’ils obtenaient quelques secondes de plus ici-bas. » p denis cosnard a Châtiment (The Trees), de Percival Everett, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, « Actes noirs », 368 p., 22,50 €, numérique 15 €. Des paquets de névroses Voilà une histoire sans aventures exceptionnelles – le charme opère pourtant. La Colombienne Margarita Garcia Robayo, dont c’est le premier roman traduit en français, est réputée en Amérique latine pour son attention aux petits riens du quotidien. Ici, la jeune narratrice vit seule à Buenos Aires. Elle travaille comme rédactrice indépendante pour une agence de publicité, tout en préparant un dossier de candidature à une résidence d’écriture en Hollande, sans en informer son nouvel amoureux. Sa sœur, restée en Colombie, lui envoie des colis qu’elle tarde à ouvrir et des cartes postales de sa croisière en famille. Quand sa mère, qu’elle n’a pas vue depuis des années, s’invite chez elle et lui confie qu’elle souhaite lui parler, un léger séisme se produit dans sa vie. Mais lequel, au juste ? Comme l’écrivaine mexicaine Guadalupe Nettel, Margarita Garcia Robayo a l’art d’effleurer ses personnages sans les brusquer et de croquer leurs névroses en détaillant avec humour l’environnement bringuebalant dans lequel ils vivent. Une querelle de voisinage, sur fond d’animaux morts jetés sur un balcon, l’obsession des allées et venues d’un chat, ou encore une vue sur un immeuble en construction suffisent à dépeindre, sans trop en dire, les fragilités cocasses d’une femme perdue dans l’âge adulte. Un séduisant tableau des petites folies ordinaires. p ariane singer a La encomienda, de Margarita Garcia Robayo, traduit de l’espagnol (Colombie) par Margot Nguyen Béraud, Le Cherche Midi, 192 p., 19,50 €, numérique 14 €. 6 | Histoire d’un livre 0123 Vendredi 8 mars 2024 Fomenter un roman d’espionnage Lola Gruber a mené des recherches en Europe centrale, avant d’écrire « Horn venait la nuit », né de bribes de légendes familiales raphaëlle leyris A plusieurs reprises dans la conversation, Lola Gruber souligne qu’elle évite de se pencher trop précisément sur le fonctionnement de son écriture. Par peur que, dans le processus d’analyse, s’évapore le « mystère » de la création et « ce qui fait cavaler derrière ». Elle n’en met pas moins de diligence à raconter les différentes étapes conscientes et identifiées qui l’ont amenée à publier son troisième roman, l’impressionnant Horn venait la nuit. A l’origine, il y aurait, tout d’abord, les « nombreuses légendes familiales » venues du côté de son père, né en 1932 dans un « petit bled de Moravie » (aujourd’hui côté tchèque) avant de grandir à Bratislava (aujourd’hui en Slovaquie). Et parmi ces « récits ultrafictionnalisés », l’idée que sa grand-mère aurait appartenu à l’Orchestre rouge, réseau de résistants antinazis encore nimbé de mystère et sujet de controverses historiques. Il y aurait aussi un puissant sentiment de proximité « avec à peu près toutes les œuvres artistiques ayant un lien avec la Hongrie ». Convaincue que c’était une histoire de langue, et toujours partante pour en apprendre de nouvelles, elle a commencé par se plonger dans la méthode Assimil du hongrois. Plus tard, elle s’est rendue à Budapest, et a été « sonnée » par la ville, qu’elle s’est appropriée à force d’y revenir. Sur place, elle a compris qu’elle descendait de juifs hongrois. Voilà pour les prémices lointaines, selon Lola Gruber. Pour qu’elles aboutissent à la concep- A la fin de l’année 2019, l’écrivaine est désignée récipiendaire de la bourse Stendhal, qui lui permet d’effectuer des recherches en Hongrie, en République tchèque et en Slovaquie tion d’un livre, deux moments auront été déterminants : « Pendant une résidence d’écriture, alors que je terminais mon roman précédent, Trois concerts [Phébus, 2019], un auteur à qui j’avais parlé de ma grand-mère m’a dit que je devrais écrire un roman d’espionnage autour d’elle. » Quelques mois plus tard, quand ledit Trois concerts reçoit, au festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, le prix AFD-Littérature monde, l’autrice réalise que, si sa langue est le français, son Un couple des années 1960 quitte la ville pour une exploitation agricole du pays d’Auge, et se fait dévorer par le capitalisme. Le premier roman de Stéphanie Lamache raconte l’enfance aux aguets de leur fille, la narratrice, et la difficulté de devenir soi dans une famille qui lègue le silence en héritage. Mais la liberté s’étrenne dans ces brèves parenthèses que sont la traversée des champs vers le lycée ou la maison de H., l’amie très chère. Dans cette enquête en forme de géographie intime, ce sont les paysages qui parlent le plus, en même temps que les « objets », qui sont aussi des « trajets » : un foulard retrouvé qui ramène la jeune femme vers sa grand-mère disparue, une jupe fleurie qui la conduit vers une autre possibilité d’ellemême. La réalité a plusieurs épaisseurs – « toutes les vies de famille sont une fiction ». Ainsi l’objet livre tient-il une place de choix dans ce cheminement, et avec lui la littérature, pour dire les silences et les espoirs déçus, « les possibles inexploités de nos vies ». p avril ventura a Objets, trajets, de Stéphanie Lamache, Les Avrils, 152 p., 19 €. Des réels semblables Le Théâtre national de Brno, en République tchèque. MYLOUPE/UNIVERSAL IMAGES GROUP VIA GETTY imaginaire a été façonné par des romans traduits ; elle s’inscrit bien dans une « littérature monde ». « J’ai alors pensé que j’allais écrire un roman étranger en langue française avec une espionne hongroise. » Le temps de présenter un dossier et elle est, à la fin de l’année 2019, désignée récipiendaire de la bourse Stendhal, allouée par l’Institut français à des écrivains dont le projet d’écriture justifie un séjour à l’étranger. Celle-ci doit lui permettre d’effectuer des recherches en Hongrie, en République tchèque et en Slovaquie. Une certaine pandémie repousse son départ de mars 2020 au mois de septembre de la même année, où elle réussit « miraculeusement » à quitter Paris et à passer d’un pays à l’autre juste avant que les frontières ne se ferment. Elle est tout de même rattrapée par le confinement hivernal à Budapest, où elle reste quatre mois au lieu des deux prévus. Sur place, ses rencontres et son travail de documentation la confortent dans l’idée qu’elle veut que le roman tienne deux lignes narratives en alternance, incarnées respectivement par une femme, Ilse – très âgée, elle se souviendrait de sa jeunesse –, et un homme, Simon, ancré dans l’époque contemporaine, qui lui permette d’évoquer, notamment, la Hongrie de Viktor Orban. Travaillant dans le milieu du théâtre, Lola Gruber veut y situer la partie se déroulant dans le EXTRAIT « Tous les Polonais connaissent La Morale de madame Dulska. Ils en ont même fait un concept : la dulskitude. Ce mot-là est comme une pâte à merde, plus on l’étale, plus se fondent ensemble les plus infectes turpitudes bourgeoises : vanité et avarice, absence de compassion et vulgarité, hypocrisie, intolérance, malpropreté morale. A la fin, ça vous donne quelque chose de très large et de bien dégueulasse. C’est une tragédie comique, drôle mais sans gaîté, pour cette raison sans doute les Tchèques, eux aussi, l’apprécient. Passent les régimes, tonnent les guerres, reste madame Dulska (…). Jadis, on appelait ça un “Kassastück”, un truc pour faire tourner la caisse. Mais l’honnête divertissement, explique à la troupe réunie le dramaturge, ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit d’une pièce idéologiquement pure. » horn venait la nuit, pages 182-183 guerre mondiale, la blessure à la hanche causée par une chute à la gymnastique, la relation fusionnelle avec Edit, la fille de son beau-père, sa découverte du théâtre, où elle devient accessoiriste, la rencontre avec le mystérieux Horn… Entre-temps, aussi, le lecteur aura fait la connaissance de Simon Ungar, Français d’aujourd’hui, qui, après avoir été licencié et largué le même jour, part à l’Est à la recherche de racines dont il ne sait pas grand-chose. L’histoire d’Ilse et le périple de Simon, l’« aventurier craintif », sont racontés en alternance. Cela permet à Lola Gruber de manier à la fois la gravité Les cinq nouvelles qui composent ce recueil donnent le tournis. Dans l’une d’elles seulement l’action se déroule au Danemark, le pays natal de Jonas Eika. Pour le reste, le lecteur est propulsé de Copenhague à Cancun (Mexique), en passant par une ville anglaise ou le désert du Nevada, dans les marges d’un monde globalisé où chaque endroit est à la fois différent et semblable aux autres. Les personnages sont presque interchangeables, tout comme leurs réactions et leurs aventures, qu’il s’agisse de spéculation financière, d’érotisme, d’addiction… Combinant des descriptions hyperréalistes avec des motifs fantastiques et oniriques, l’écrivain, né en 1991 et lauréat de nombreux prix, crée une atmosphère troublante : celle d’un monde sans repères ni ancrage, où les individus, déréalisés, ne se résument plus qu’à la somme des liens, plus ou moins éphémères, qui se nouent entre eux. p elena balzamo a Après le soleil passé en Tchécoslovaquie. « Il y a des réalités immuables dans le théâtre, quels que soient le pays et l’époque. Une manière de fonctionner, les secrets de fabrication des équipes techniques, le rapport à la fiction… M’appuyer là-dessus limitait mes angoisses de véracité concernant au moins cet aspect. » Durant son passage en République tchèque, une amie lui ouvre les portes du Théâtre de Brno, « resté dans son jus des années 1950, des loges au bar ». De retour à Paris, Lola Gruber consacre une année à élaborer le plan de son futur roman, à « fomenter » son intrigue et sa chronologie, à faire coïncider les événements ou au contraire à semer le doute (nous sommes dans un roman d’espionnage). L’écriture, pendant les mois suivants, se dé- Le rôle de la fiction dans la mémoire À LA PREMIÈRE PAGE de Horn venait la nuit, une lettre parvient à trouver Ilse Küsser à Berlin, après être passée par différentes villes d’Europe centrale où la vieille femme a vécu au cours des décennies. Il faudra près de six cents pages pour connaître le contenu de la courte missive, qu’accompagne une photo crénelée, prise dans les années 1950. Entretemps, Ilse se sera remémoré sa vie – la mort absurde et tragique de son père pendant la seconde Topographie des possibles et une forme de légèreté burlesque, alliage très séduisant qu’autorise la souplesse de son écriture. C’est avec un remarquable savoir-faire qu’elle met en place les éléments grâce auxquels le récit vire au roman d’espionnage, sans cesser de déployer une belle profondeur pour examiner le rôle des traces et de la fiction dans la mémoire des individus comme dans la construction d’une identité. p r. l. horn venait la nuit, de Lola Gruber, Christian Bourgois, 616 p., 23 €, numérique 18 €. ploie, et c’est sur la manière dont celle-ci advient, et dont le synopsis se transforme en roman, que Lola Gruber évite de s’appesantir. Une fois le manuscrit terminé, début 2023, elle l’adresse à Jean Mattern. Fameux éditeur de littérature traduite (chez Gallimard, puis Grasset), celui-ci veille depuis peu sur le catalogue étranger et français des éditions Christian Bourgois. Le texte de Lola Gruber entre en résonance avec de nombreuses « obsessions » de l’éditeur, « familier », pour des raisons personnelles et littéraires, du monde que le texte décrit. « Happé » par le manuscrit, il confie au « Monde des livres » ne s’être pas rendu compte à la première lecture qu’il faisait plus de cinq cents pages. « Et puis, parce que ce n’est pas facile de vendre de si gros romans, j’ai cherché ce que l’on pouvait couper et… j’ai renoncé à demander à Lola de retirer quoi que ce soit. » En revanche, il n’est pas convaincu par le titre qu’elle propose, Comme fantôme. Elle suggère Horn venait la nuit : « C’était une phrase que j’avais lue chez Beckett [dans Pour finir encore et autres foirades, Minuit, 1976]. Je ne saurais pas dire pourquoi elle m’avait fait si forte impression. Mais à cause d’elle j’ai créé un personnage baptisé “Horn”, qui vient chez Ilse la nuit. » Sans doute n’y avait-il guère de meilleur spectre que celui de l’écrivain irlandais (1906-1989) aux deux langues pour escorter ce formidable pavé « mitteleuropéen » écrit en français. p (Efter solen), de Jonas Eika, traduit du danois par Jean-Baptiste Coursaud, Scribes, 192 p., 22 €, numérique 16 €. Le peuple du bison Né en Patagonie, en 1904, d’une mère indigène tehuelche et d’un père espagnol, le jeune Manuel décide d’entrer dans les ordres après une révélation mystique. Lors d’une mission auprès des mêmes Tehuelche, sa découverte d’une peinture rupestre représentant un bison unicorne le conduit à échafauder une « Grande Théorie » : cette ethnie serait un peuple élu venu d’Asie mineure, chargé de veiller sur cet animal sacré. Dès lors, Manuel ira rechercher jusqu’au fin fond des Andes ce bison qui serait cité dans la Torah et dans la Bible. Fondé sur des faits réels, ce roman d’aventures doublé d’un récit historique livre une critique en règle de la colonisation européenne en Argentine, avec la marginalisation des populations autochtones. Ecrit dans le plus pur style classique, il constitue aussi un procès convaincant de l’Eglise et des explorateurs de l’époque, figés dans leurs certitudes. p ariane singer a Les Hommes les plus grands (Los hombres mas altos), de Fabian Martinez Siccardi, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Liana Levi, 256 p., 21 €, numérique 16 €. Critiques | Essais | 7 0123 Vendredi 8 mars 2024 Raymond Aron, d’urgence A la fin du Penseur des prochains jours, l’essai ému qu’il consacre à Raymond Aron (1905-1983), Alexis Lacroix cite ces mots du célèbre sociologue : « A mesure que j’ai avancé dans la vie, j’ai non pas réconcilié mes passions et une exigence de rationalité, mais accepté parfois l’impossibilité de leur réconciliation. » Assumer ses contradictions, les maintenir vivaces pour demeurer soi-même en mouvement : chez Aron, il y a ici une méthode qui fonde non seulement une éthique personnelle, mais aussi toute société démocratique. Afin de décrire cet héritage, et surtout de saluer son urgence intempestive, Alexis Lacroix retrace (à grandes enjambées) l’itinéraire du « professeur de liberté ». Il souligne que ce dernier fut tout à la fois un left disturber (« perturbateur de la gauche »), aiguillon d’une gauche dont il était issu, mais dont il refusa les complaisances, et un right disturber (« perturbateur de la droite ») qui n’hésita pas à fâcher ses amis de droite en soutenant l’indépendance de l’Algérie. « Résister aux certitudes faisandées et controuvées des majorités péremptoires du moment ; faire contrepoids à l’hégémon de la doxa, à la clameur du conformisme, qui toujours erre et se trompe », voilà l’une des injonctions associées au nom de Raymond Aron, ce « compagnon de doute » qui n’en finit plus d’inquiéter les bonnes consciences idéologiques. p jean birnbaum sophie benard L’ image d’une femme « dont les vêtements s’entrouvrent, se referment, tombent ou s’enlèvent » reste « l’une des plus anciennes et des plus communes qui traversent l’histoire des représentations », écrit Laurence Pelletier au début de Nudités féminines. Or, comme Simone de Beauvoir (19081986) le remarquait dans Le Deuxième Sexe (Gallimard, 1949), la tradition philosophique a fait de la femme l’Autre de l’homme et du sujet universel, la reléguant au mieux du côté de l’aporie, au pire du non-être. Dans cet essai aussi audacieux qu’exigeant, la chercheuse à l’Institut de recherche et d’études féministes, enseignante à l’université du Québec à Montréal, prend l’obsession pour la représentation de la nudité féminine comme point de départ d’une réflexion sur la signification, et le dépassement, de cette tradition philosophique de mise à distance des femmes. La femme nue exerce ainsi, selon elle, une fascination ontologique sur les penseurs qui s’y confrontent : son apparition rend soudainement visible à l’homme l’existence de l’Autre, mais en tant que pur concept, sans lien avec la réalité des corps représentés. Si elle est « mise en scène du sexe », la nudité n’a donc « rien à voir avec le sexe ». En revanche, elle « réitère et reconduit une division sexuelle », en démontrant que « le savoir de la philosophie en passe par la femme pour se penser sans les femmes ». Sa fonction principale devient dès lors de perpétuer le mythe d’une essence propre de « la » femme, sans rien de commun avec les femmes et leurs existences concrètes. Pourtant, les femmes sont bel et bien parvenues à devenir sujets de la pensée. C’est pour comprendre ce renversement que Laurence Pelletier s’appuie ici sur de nombreuses théoriciennes « héritières de la déconstruction », telles Judith Butler, Françoise Collin (19282012), Catherine Malabou ou bell hooks (1952-2021). Prolongeant l’intuition de Simone de Beauvoir, ces autrices ont en effet cherché à penser l’existence des femmes dans sa spécificité matérielle et à interpréter l’écart qui la séparait de l’universalité. Dans le même mouvement, Laurence Pelletier fait un usage théorique des œuvres littéraires, plastiques ou visuelles de Marguerite Duras (1914-1996), Kathy Acker (1947-1997), Deana Lawson, Christine Angot ou Léonora Miano. En donnant une forme et une pensée à la a Le Penseur des prochains jours. Raymond Aron, ce que nous lui devons, d’Alexis Lacroix, Les Presses de la Cité, 224 p., 22 €, numérique 15 €. Nu de la photographe Laure Albin Guillot (1879-1962), exposé au Centre Pompidou, à Paris. GUY CARRARD/RMN-GP Le jeu des trônes Laurence Pelletier convoque théoriciennes et artistes pour penser le corps féminin, par-delà la fascination dont il est l’objet La nudité comme geste féministe nudité féminine « depuis le lieu d’une énonciation au féminin », ces écrivaines et artistes témoignent, selon l’autrice, de ce que « le féminin signifie : désirer être ». Le lieu d’une pensée incarnée C’est là l’hypothèse principale qui dirige Nudités féminines : pour les femmes, l’expérience répétée de cette image subvertit ce que les penseurs captifs du « fantasme ontologique » y projettent. Car, quand le fantasme se fait « féminin et féministe », l’expérience devient matérielle, plurielle ; elle se vit dans la proximité du corps féminin, qui n’a désormais plus rien d’une idée. L’objectif de Laurence Pelletier est de rendre compte EXTRAIT « Le coup de foudre, en tant que trope littéraire, est à même de condenser l’ordre du rapport sexuel à l’intérieur du régime visuel (…) ; vu par l’autre, dans l’immédiateté et la coïncidence de l’événement, le sujet est confirmé dans son être sexué : Homme ou Femme. Ainsi, le coup de foudre parle de la nudité féminine en ce qu’il concerne le fantasme du rapport sexuel duquel procède la fascination. Il révèle que la vision de l’autre sexuée et l’altérisation du féminin par le regard confirment l’organisation symbolique et phallique du régime de l’image. Or, il est possible de penser une relation sexuelle par laquelle le désir féminin peut émerger, faire effraction ; une relation qui n’implique pas l’idéal d’un rapport immédiat de la reconnaissance. » nudités féminines, page 114 de cette connaissance spécifiquement féminine de la nudité des femmes. Or, rester fidèle aux mots de la tradition philosophique sans exclure les femmes implique de se confronter aux irréconciliables : tradition philosophique classique et féminisme, essentialisme et déconstruction. Mais, plutôt que de proposer la synthèse de ces opposés, Laurence Pelletier s’attache à les transgresser. Comme les théoriciennes avec lesquelles elle élabore ici sa nudités pensée, elle tire en effet meilleur féminines. parti des achoppements et des images, pensées difficultés théoriques que des et sens du désir, conclusions prétendument fer- de Laurence mes et définitives. Pelletier, Bien loin de l’interprétation qui Les Presses en fait l’avatar inévitable d’une de l’université pensée sexiste, la représentation de Montréal, de la nudité se révèle en définitive « Vigilant.e.s », le lieu d’une pensée féminine in- 254 p., 29 €, carnée. Laurence Pelletier par- numérique 18 €. vient à cartographier un espace pour la critique et l’écriture des femmes et à mettre au jour le « désir épistémologique » dont témoignent ces autrices et artistes, leur recherche d’une définition existentielle. Parce que le féminisme est aussi une histoire de formes, c’est dans la création littéraire et artistique que se joue cette quête formelle et que des sujets féminins se trouvent à même de produire un autre savoir – une autre nudité. p Une guerre civile déchira la France pendant près de trente années, en pleine guerre de Cent Ans. L’historien Joël Blanchard, dans Armagnacs et Bourguignons, revient sur cette sombre période et retrace ce conflit qui fit des milliers de victimes. Le roi Charles VI étant atteint de folie depuis 1392, les grands seigneurs du royaume se disputaient la régence, principalement les Orléans (surnommés les Armagnacs) et les ducs de Bourgogne. A partir de 1407, les assassinats politiques se succédèrent, ouvrant une phase de violence qui culmina lors de deux vagues d’émeutes et de massacres à Paris, en mai 1413 et en juin 1418. Une paix négociée en 1435 entre le roi Charles VII et Philippe le Bon, duc de Bourgogne, permit l’apaisement du royaume. Joël Blanchard décrit l’engrenage des représailles, la difficulté à éteindre la discorde. Il décompose le jeu des contradictions, entre les tentatives de construction d’un Etat monarchique moderne, les intérêts divergents des grands féodaux, une opinion publique à bout de nerfs et les premiers humanistes, qui élaboraient le discours d’un bon gouvernement – idéalement fondé sur la concorde civile. p françois otchakovsky-laurens a Armagnacs et Bourguignons. La fabrique de la guerre civile (1407-1435), de Joël Blanchard, Perrin, 448 p., 25 €, numérique 17 €. Un vieux rêve américain Le visiteur découvrant l’extraordinaire collection d’art moderne de Peggy Guggenheim (1898-1979) dans son palais vénitien peut avoir du mal à imaginer que, cinquante ans avant sa naissance, les Guggenheim, tout juste arrivés de Suisse, étaient de simples colporteurs sillonnant la Pennsylvanie pour écouler leur marchandise. Le grand-père de la mécène, Meyer, était certes un homme ingénieux. Mais comment expliquer qu’en vingt ans des immigrants se soient retrouvés, de petits gains dans les produits de nettoyage en gains colossaux dans l’industrie du cuivre, à la tête d’une des plus grandes fortunes des Etats-Unis ? Ce mystère est au cœur de Notre monde, la somme, enfin traduite, que Stephen Birmingham (1929-2015) a consacrée en 1968 à ces familles juives qui incarnèrent, avec une fulgurance sidérante, le rêve américain d’ascension sociale – les Guggenheim, les Seligman, les Sachs, les Lewisohn…, figures d’un monde sans doute englouti : les Etats-Unis des promesses et de l’arrachement à la fatalité, dont ce livre captivant réveille les fantômes. p florent georgesco a Notre monde. Histoire des grandes familles juives de New York (Our Crowd. The Great Jewish Families of New York), de Stephen Birmingham, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre de Longuemar, Exils, 416 p., 29 €. Louis XIV dans les yeux de la Palatine L’historien Thierry Sarmant s’attache à décrire la relation originale qu’entretinrent l’épouse du duc d’Orléans et son royal beau-frère philippe-jean catinchi D ans le bel album que Thierry Sarmant consacra à Philippe d’Orléans dans la collection « Bibliothèque des illustres » (Le Régent. Un prince pour les Lumières, Perrin/Bibliothèque nationale de France, 2023), la mère du duc apparaissait à peine, sinon sous la plume de Saint-Simon : « Elle était sauvage, toujours enfermée à écrire, hors les courts temps de cour chez elle ; du reste, seule avec ses dames ; dure, rude, se prenant aisément d’aversion, et redoutable par les sorties qu’elle faisait quelquefois et sur quiconque ; nulle complaisance (…) ; nulle flexibilité. » Ce n’est guère surprenant, au vu du peu d’influence qu’Elisabeth-Charlotte, princesse palatine du Rhin (16521722), exerça sur son fils et de son retrait d’un jeu politique dont elle ne prisait pas les règles – son mariage avec le frère du Roi-Soleil sera bientôt le prétexte d’une guerre dont sa patrie, le Palatinat, fera les frais. Pourtant, cette figure singulière, qui tranche avec le monde courtisan qui entoure Louis XIV, entretint durant plus de quarante ans avec son royal beau- frère une relation originale – l’affection n’empêcha pas la critique, la franchise de la dame séduisant le roi autant qu’elle pouvait l’irriter. C’est ce lien qui conduit l’historien Thierry Sarmant à percer ce qui unit et sépare ces contemporains, nés dans une Europe en guerre où la France rêve d’hégémonie et qui disparaissent au moment où les projets de paix perpétuelle promettent une perspective inédite : voir le zèle religieux battu en brèche par le scepticisme ou l’indifférence. S’ils appartiennent tous deux à une élite qui a le souci maniaque des hiérarchies comme des apparences, s’ils sont pareillement des amateurs de grand air et de chasse, de jardins et de bâtiments, s’ils partagent le goût des chiens et de la table, ce qui est déjà peu commun, ce qui les sépare dépasse la nuance. La Palatine préfère une « forêt sauvage » à un beau jardin, un ruisseau à de « somptueuses cascades », ce qu’elle résume ainsi : « Tout ce qui est naturel est infiniment plus de mon goût. » De dangereux concurrents Cette princesse, qui a dû renoncer au calvinisme pour épouser le duc d’Orléans, n’a pas la raideur de Mme de Maintenon en matière de foi. Et si l’épouse morganatique du roi est la cible récurrente de la duchesse, c’est autant parce qu’elle n’est pas « née » donc digne de sa promotion, que parce qu’elle soutient les enfants de la Montespan – qu’elle a éduqués –, devenus de dangereux concurrents, légitimés, de la famille royale, et que chaque bénéfice accordé aux bâtards du Soleil lui semble une spoliation des siens. Ne pouvant s’en prendre au vrai coupable, le roi, la Palatine se défoule sur la Maintenon. Lorsque Mme de Sévigné souligne chez la Palatine sa « violente inclination pour le frère aîné de son époux », elle touche juste. Les adieux au roi mourant sont d’une force et d’une émotion surprenantes. De ce jour, la princesse perd sa boussole, se retrouve isolée alors même que son fils gouverne, privée de ce dialogue que même la correspondance ne suffit pas à compenser. Tous deux ont vu le monde changer, et l’idéal de grandeur s’abîmer. A l’instar de Louis, la Palatine n’a pas forcément approuvé ce tournant, mais cette collectionneuse de monnaies, lectrice qui, de son cabinet, s’intéresse à tout, annonce bien ces Lumières que le régent promeut. p l’envers du grand siècle. madame palatine, le défi au roi-soleil, de Thierry Sarmant, Flammarion, « Au fil de l’histoire », 352 p., 23,90 €, numérique 16 €. 8 | Chroniques 0123 Vendredi 8 mars 2024 LE FEUILLETON Au bord du canal SYLVIE SERPRIX LE NOUVEAU LIVRE de Maggie Nelson traduit en français a été publié aux Etats-Unis en 2007. Il nous arrive donc avec un certain retard, et, surtout, pas à sa place dans l’ordre de ses livres successifs. Il a été écrit avant les texquelque chose tes qui l’ont largement fait de brillant avec connaître, Les Argonautes des trous (Le sous-sol – comme tous (Something Bright, ses ouvrages –, 2018) et De la Then Holes), liberté. Quatre chants sur le de Maggie Nelson, soin et la contrainte (2022). traduit de l’anglais Comme la matière de son (Etats-Unis) œuvre est autobiographique par Céline Leroy, pour une grande part, on a Le Sous-Sol, l’impression, lorsqu’on est fa104 p., 17 €, numérique 12 €. milière, comme moi, de ses liSignalons aussi, vres, d’entrer dans sa vie à repar la même traductrice, culons, ce qui est aussi étrange la parution en poche que plaisant. J’ai le curieux de Bleuets, Le Sous-Sol, sentiment de la connaître « Souterrains », 96 p., 8,50 €. mieux qu’elle ne se connaît elle-même, puisque je vois poindre des choses que j’ai déjà lues alors qu’elle ne les a pas encore écrites. Lorsqu’elle publie Quelque chose de brillant avec des trous – en 2007, donc –, Maggie Nelson a déjà signé deux recueils de poèmes chez de tout petits éditeurs, et vient de terminer une thèse, à l’université de New York (CUNY), consacrée aux artistes et poètes expressionnistes abstraits, qu’elle publie cette année-là aux Presses de l’université de l’Iowa. Elle a opéré un premier tournant vers l’autobiographie en écrivant un long poème sur l’assassinat de sa tante, Jane Mixer, tuée par un homme en 1969 – quatre ans avant la naissance de sa nièce –, non loin de l’université du Michigan, où elle faisait ses études (Jane, un meurtre, 2021). Elle amorce le deuxième tournant de son œuvre, le passage à la prose, avec Une partie rouge et Bleuets (2021 et 2019), livres qui commencent à la faire connaître et même à lui assurer, aux Etats-Unis, une vraie renommée. Celle-ci est venue un peu par hasard : Les Argonautes, selon son éditeur, était promis à un public très restreint, or il est devenu un des best-sellers de l’année 2015, vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, remportant plusieurs prix importants. En renonçant à un genre et à une adresse précise, ce livre, sans viser un public particulier et sans avoir peur d’offrir une vraie pensée à tout le monde, a concerné, voire touché, nombre d’entre nous, tous ceux qui se posent des questions sur la norme, le désir, la parentalité, la sexualité, l’identité, la famille, dans une période de bouleversements de beaucoup de ces institutions que l’on croyait parfois acquises. Ce troisième et dernier recueil de poèmes est donc un livre à la frontière de plusieurs autres, et il fait précisément de la lisière son objet de réflexion prin- FIGURES LIBRES ROGER-POL DROIT Une seule laïcité, ou plusieurs ? QUANTITÉ DE DISCOURS traitent de laïcité. En se limitant à la France, et en commençant seulement après la loi de 1905, on peut recenser une masse impressionnante d’analyses, de controverses et d’usages dissonants. Le mot ne change pas, mais la notion se métamorphose. Le contenu qu’on lui donne, les contextes où on l’inscrit ne sont pas identiques d’un moment à un autre. On manque toutefois d’études qui mettent en perspective l’ensemble de ces parcours. Nombreux sont les essais, diverses les prises de position, rarissimes les tentatives de généalogie des discours sur la laïcité. L’historien Vincent Genin, à qui l’on doit déjà Avec Marcel Detienne (Labor et Fides, 2021) et une étude sur « L’Ethique protestante » de Max Weber et les historiens français (1905-1979) – Brepols, 2022 –, s’est immergé dans ce flot d’archives charriant plus d’un siècle d’histoire intellectuelle de la histoire laïcité. Et ce n’est pas un long intellectuelle fleuve tranquille ! On le de la laïcité, constate au fil de son ende Vincent Genin, quête, qui suit de manière PUF, 336 p., 25 €, extrêmement détaillée les numérique 20 €. fluctuations de la notion, retrace les clivages entre les points de vue et met en lumière les principales périodes. De cette galaxie trop souvent oubliée, Vincent Genin a-t-il repéré jusqu’au moindre satellite ? Son travail en donne l’impres- cipal. L’une des trois sections qui le composent est intitulée « Les journaux du canal ». Elle évoque les promenades quotidiennes que fait l’écrivaine le long du canal Gowanus, situé dans le quartier de Brooklyn, à New York, avec ses ponts basculants, ses gardiens de pont, ses passionnés d’oiseaux, ses gravats et ses hérons nocturnes. Le personnage semble entre deux mondes, entre deux eaux, sur la crête qui sépare le jour de la nuit, dans un début d’histoire qui commence à finir. « Ce soir toutes sortes de fins/font leur apparition et/les éclairs dansent frénétiquement. » La poésie personnelle reste lyrique, adressée, fondée sur l’observation de faits minuscules qui rendent les jours changeants. La deuxième section s’intitule « L’unité de soins spécialisés » et parle d’une autre lisière, celle de l’absolue vulnérabilité d’une personne gravement accidentée, paralysée, atteinte d’une douleur insensée. Maggie Nelson adopte encore la forme versifiée, mais sa poésie y est de plus en plus narrative et tend vers la prose, en particulier quand elle décrit tous les gestes du soin apportés à un corps empêché. « J’ai passé toute l’année dernière/à projeter d’écrire un livre sur/la couleur bleue », écrit Maggie Nelson dans « Les journaux du canal ». Ce sera Bleuets, qu’elle publiera deux ans plus tard, en 2009 : 240 fragments autour de la couleur bleue, des bleus à l’âme et au corps, des fleurs bleues, du blues, des colères et des mots bleus. Les Editions du sous-sol ont la bonne idée de le rééditer en même temps dans un format de poche et à un prix réduit. C’est un livre magnifique, ouvert, méditatif, qui parle à toutes et tous, comme peuvent le faire Fragments d’un discours amoureux et Journal de deuil, de Barthes (auquel Maggie Nelson emprunte beaucoup, mais dont elle renouvelle la façon de mêler expérience personnelle, réflexions et LES YEUX DANS LES POCHES FRANÇOIS ANGELIER « COLLEZ VOTRE OREILLE au délicat coquillage de l’oreille pour écouter le bruit que fait une âme toujours agitée », écrivait de Rachilde, en 1894, son ami Jules Renard. La Périgourdine Marguerite Eymery (18601953), nom de guerre Rachilde (Rachel + Mathilde), romancière, journaliste et salonnière des célèbres « Mardis », muse d’Alfred Vallette, coanima avec ce dernier, à partir de 1890, un Mercure de France devenu l’œil foudroyant et velouté du cyclone littéraire de la fin de siècle. Elle fut, pour sa part, une âme sans dimanche après-midi. Jugeons-en : après avoir, en 1884, à 24 ans, fait scandale avec Monsieur Vénus, où une aristocrate hors genre et hors norme, Raoule de Vénérande, vraie sœur de Des Esseintes, dispose d’un jeune fleuriste en chambre pour en faire un objet érotique développant à outrance sa part de féminité, elle obtient du préfet de police, en 1885, le droit inouï de porter le pantalon. Impérieuse, riche d’une aura de scandale qu’elle porte au mieux, elle œuvre, en 1896, pour la création d’Ubu roi, d’Alfred Jarry, et de la Salomé d’un Wilde exilé à Paris. Paru en 1899 au Mercure de France, La Tour d’amour constitue un de ses plus beaux coups de boutoir romanesque. Inspiré par le phare d’Ar-Men (« le roc », en breton), mis en service en 1881 à la pointe occidentale de la chaussée de l’île de Sein, le roman nous incarcère au cœur de ce totem minéral aux allures de « mât de navire sombrant », incessamment flagellé par l’océan, en compagnie d’un sidérant Mathurin Barnabas, ermite-gardien à la voix de femme, être compact et chantonnant, et de Jean Maleux, marin fixé là après un temps d’errance au Levant. Si la vie au quotidien sur cette vigie des enfers océaniques, entre soin du feu, attention aux naufrages et combat rapproché avec l’océan, reste la dimension principale du récit, l’autre élément essentiel s’avère la sexualité. Si l’un, Maleux, tente de résoudre classiquement, par le mariage, son problème d’isolement, l’autre, Barnabas, règle la question par un biais nécrophilique. Un chef-d’œuvre littéraire, entre réalisme, symbolisme érotique et réflexion poétique sur la guerre des genres. Ce troisième et dernier recueil de Maggie Nelson est donc un livre à la frontière de plusieurs autres, et il fait précisément de la lisière son objet de réflexion principal lectures frappantes, théorie et autobiographie). C’est un petit livre à la fois intime et mémorable, et je conseille vivement d’en acheter plusieurs exemplaires pour l’offrir à toutes les personnes chères qui ne l’auraient pas encore lu. Le canal Gowanus de Quelque chose de brillant…, comme toutes les eaux urbaines, est souvent noir, parfois vert, rarement bleu. Mais il relie magnifiquement les deux livres qui paraissent aujourd’hui. Le bleu est fluide, transgenre, comme tout ce que vit, écrit et pense Maggie Nelson, tout en subtilité, drôlerie, ruptures de ton : la lecture de Bleuets avive l’intelligence et le partage, c’est un livre d’amie. p sion. Il brasse et confronte articles de journaux, études parues en revues, manifestes et pétitions, mais aussi séminaires, enseignements et colloques universitaires. Il évoque, avec un luxe de minuties, d’innombrables figures d’hommes politiques et d’intellectuels. Entre bien d’autres se détachent les œuvres et les silhouettes d’Emile Poulat, distinguant le premier « laïcité dans les textes » et « laïcité dans les têtes », et de Jean Baubérot, infatigable défenseur d’une laïcité plurielle contre toutes les tentatives pour la transformer en religion civile. Un catéchisme dogmatique En amont ou en aval de ces auteurs, pratiquement toutes celles et tous ceux qui ont traité de la laïcité au cours des dernières générations sont convoqués, de René Rémond à Catherine Kintzler, d’Henri Peña-Ruiz à Caroline Fourest, sans omettre les auteurs oubliés du début du XXe siècle, dont les débats entre laïcité ouverte et laïcité agressive ne cessent de resurgir sous de nouveaux traits. Le fil directeur de ce parcours foisonnant est la métamorphose des laïcités (sociologiquement diverses, historiquement nuancées) en une norme unique, supposée fixe. Au lieu de demeurer un principe, dont les applications sont nécessairement dissemblables selon les contextes, la laïcité s’est transformée, selon l’auteur, en un catéchisme dogmatique et passionnel. A la faveur de l’idéologie nationaliste, des valeurs identitaires remplacent les aspects critiques d’une laïcité complexe. Tel est le constat de cet essai. Sur bien des points, le parcours demeure discutable. Des choix personnels orientent plus d’une fois les analyses de l’historien, que l’on aurait attendu plus distant. Le texte aurait gagné également à être moins touffu, à ne pas mêler tant de références, de citations et de données microscopiques, au risque de devenir çà et là « une émeute de détails », comme disait Bachelard à propos du pittoresque. Il n’en reste pas moins que ce travail de fond a un immense mérite : faire prendre conscience que la laïcité est tout sauf simple, qu’elle relève d’une histoire longue, dont notre présent porte les traces. Sans toujours le savoir. p S’OPPOSANT À LA FURIA ESTHÉTIQUE, très huysmansienne, de Monsieur Vénus, dont il constitue, dit-on, le pendant réaliste, Madame Adonis (1888) joue sa partie entre satire sociale et analyse des sexualités. A l’aristocrate Raoule de Vénérande succède la vamp Marcelle Désambres, qui se fait un jeu de séduire, en compagnie de son frère, le couple Louis et Louise, deux jeunes mariés naïfs et déboussolés. Un marivaudage vénéneux et affriolant qui se déroule sur fond de province tourangelle, où Rachilde, toujours en guerre contre l’esprit bourgeois, se régale à camper quelques caractères de haute graisse, tels la mère Bartau, cupide et dictatoriale, le père Tranet, inventeur failli du tonneau de luxe, et le docteur Rampon, qui rend des points en matière de burlesque grinçant au monsieur Homais de Flaubert. Entre Octave Mirbeau et Félicien Rops, une autre délectable réussite de Rachilde. PHOTOS BÉNÉDICTE ROSCOT/SEUIL, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY TIPHAINE SAMOYAULT AU SEIN DU MONDE DES AMAZONES de la Belle Epoque, fougueuses adeptes d’un saphisme poétique, la poétesse et traductrice anglaise Renée Vivien, née Pauline Mary Tarn (18771909), est un autre phare. Célèbre pour ses amours avec Natalie Clifford Barney, elle en condensa la passion dans le brûlant roman mythologique Une femme m’apparut… (1904). p a La Tour d’amour, de Rachilde, préfaces de Camille Islert et Julien Mignot, postface d’Edith Silve, Gallimard, « L’imaginaire », 192 p., 8,90 €. a Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis, de Rachilde, édition établie, présentée et annotée par Martine Reid, Folio classique, 512 p., 9,90 €. a Une femme m’apparut…, de Renée Vivien, préface d’Andrea Schellino, Rivages poche, « Petite bibliothèque », 176 p., 8,50 €. Histoire littéraire | 9 0123 Vendredi 8 mars 2024 Hommage à Perec puissance 53 Les éditions L’Œil ébloui ont réuni 53 auteurs pour publier 53 livres de 53 pages sur cet écrivain génial. Une entreprise de dix années denis cosnard C onnaissez-vous Percival Bartlebooth ? Ce richissime excentrique au cœur de La Vie mode d’emploi (1978) passe dix ans de sa vie à apprendre l’aquarelle, vingt ans à sillonner le monde pour peindre 500 marines à raison d’un tableau par quinzaine, puis vingt ans encore à reconstituer ces aquarelles après qu’elles ont été découpées en puzzles. Thierry BodinHullin, le directeur de L’Œil ébloui, n’a pas la maniaquerie obsessionnelle du héros de Georges Perec. Encore moins sa fortune. Mais un grain de sa folie, c’est sûr. La preuve : ce petit éditeur s’est mis en tête de réunir cin- quante-trois écrivains et artistes, pour publier cinquante-trois livres sur Perec, comportant chacun cinquante-trois pages. Les quatre premiers paraissent en mars, trois autres suivront à l’automne. « Puis j’en sortirai six par an, et le dernier devrait voir le jour en 2033, précise Thierry Bodin-Hullin. Pendant dix ans, je ne vais publier que des livres autour de Perec, et stopper tout le reste. » La contrainte ne s’arrête pas là. La couverture des livres est illustrée par de petits rectangles dont la place suit le parcours du cavalier au jeu d’échecs, comme l’agencement des chapitres dans La Vie mode d’emploi. Une typographie a aussi été créée, et, dans les titres, chaque voyelle arbore trois formes différentes qui alternent discrètement. L’ensemble donne un résultat inventif, riche et très soigné. A l’image du premier volume de cette Faire survivre les poétesses OUI, LES FEMMES COMPOSENT DE LA POÉSIE. « Et non, elles n’écrivent pas une poésie “de femmes”, uniforme et mièvre », soulignait l’écrivaine et dessinatrice Diglee en présentant cinquante d’entre elles dans son anthologie Je serai le feu (La Ville brûle, 2021). Cécile A. Holdban ne saurait mieux dire. Dans son beau et très personnel essai Premières à éclairer la nuit (Arléa, « La rencontre », 240 pages, 21 euros), cette poète, traductrice et peintre française attire l’attention sur quinze étrangères, qui, au XXe siècle, ont « bravé les ténèbres » avec des textes tout sauf mièvres. Pas d’extraits choisis, cette fois-ci. Pour comprendre pourquoi la Finlandaise Edith Södergran, l’Américaine Sylvia Plath et les autres la bouleversent tant, Cécile A. Holdban a préféré se glisser dans leurs vies. Pour chacune, elle imagine une longue lettre envoyée par l’intéressée à un proche : l’Autrichienne Ingeborg Bachmann confie à son ami Paul Celan sa culpabilité d’être la fille d’un nazi, la Prix Nobel chilienne Gabriela Mistral livre ses détresses à son amante, Pour chacune la Néo-Zélandaise Janet Frame remercie son psy de ces quinze de l’avoir sauvée, etc. « Leurs voix se sont mises à parler en moi », assume l’autrice. femmes, à ce dispositif, le lecteur pénètre d’emblée Cécile A. Holdban auGrâce cœur de l’intimité de ces femmes, de leurs joies imagine et, souvent, de leurs douleurs. Est-ce lié à l’échantillon sélectionné par Cécile A. Holdban, à la vioune longue lence du siècle, particulièrement à l’égard des femlettre envoyée mes ? Du stalinisme à l’apartheid en passant par la à un proche Shoah, ces quinze poétesses traversent une longue série d’épreuves. Des deuils, des avortements, des exils, des électrochocs. Nombre d’entre elles peinent à être publiées. Leurs mots se révèlent d’autant plus vibrants. A l’image de ceux de l’Allemande Gertrud Kolmar : « Toi qui lis ceci, fais-y attention, car vois, tu feuillettes un être vivant. » L’écriture suffit rarement à apaiser leurs souffrances. Près de la moitié des figures de cet ouvrage mettent volontairement fin à leurs jours, comme Anne Sexton en 1974. « Ne vous suicidez pas, vos poèmes pourraient avoir un sens pour quelqu’un d’autre », l’avait pourtant implorée son psychiatre. Il avait raison. Un demi-siècle plus tard, les vers de l’Américaine, enfin traduits récemment en français, serrent encore le cœur de ses lecteurs. p de. c. la flétrissure (Das Brandmal. Ein Tagebuch) d’Emmy Hennings traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb, Monts métallifères, 216 p., 19,70 €. Thierry Bodin-Hullin a mobilisé des plumes telles que François Bon, Claro ou Eric Pessan collection « Perec 53 », qui fait se répondre les piquants inventaires des « 50 choses qu’il ne faut tout de même pas oublier de faire avant de mourir » rédigés par Georges Perec en 1981, et, juste avant lui, par son collègue de l’Oulipo Jacques Bens, inventeur de la formule. Une référence majeure « Cinquante-trois livres autour de Perec, peut-être est-ce fou, oui, admet l’éditeur en riant. Mais je ne m’en rends pas trop compte – c’est sans doute préférable, sinon je ne me serais pas lancé dans ce projet… » L’entreprise, pour laquelle Thierry Bodin-Hullin a mobilisé des plumes telles que François Bon, Claro ou Eric Pessan, prouve en tout cas la trace durable laissée par Perec (1936-1982). Inédits, raretés, analyses, hommages, adaptations : plus de 250 livres de l’écrivain ou le concernant ont été publiés depuis sa mort. D’Annie Ernaux à Paul Auster, un nombre impressionnant d’artistes le citent comme une référence majeure, que ce soit pour ses jeux sur la langue, son regard acéré sur le quotidien et l’urbanisme, ou la façon dont il a transmué en matériau littéraire une histoire familiale fracassée par la Shoah. Georges Perec, Thierry Bodin-Hullin l’a lu pour la première fois en 1980, avec La Vie mode d’emploi. Un éblouissement. Le Parisien, né en 1961, « le jour où Youri Gagarine est entré dans l’espace », devient alors « accro » à l’écrivain oulipien. En 1984, il fait découvrir Perec à sa prof de la Sorbonne, et signe un des premiers mémoires de maîtrise consacrés à l’auteur. Il lit tout de lui, le croise lors d’une conférence, s’offre en fétichiste quelques éditions originales. La vie professionnelle, cependant, le mène ailleurs. Enseignant, il devient ensuite salarié d’associations qui aident les collectivités dans leurs actions sociales. Mais la littérature n’est jamais loin. Installé à Nantes, il lit, écrit deux romans, de la poésie, et crée sur ses loisirs une première maison d’édition, L’Escarbille, en 1997, puis une deuxième en 2013, L’Œil ébloui. Un clin d’œil, déjà, à Perec, coauteur d’un album illustré portant ce titre. Son objectif ? « Vivre ma passion sans perdre d’argent », dit-il. Vingt-cinq ouvrages plus tard, le voici qui, à 62 ans, renoue avec Perec, cet amour de jeunesse qu’il n’a jamais vraiment lâché. Quitte à passer pour un dingue, il relève ce défi de 53 × 53 pages. Une allusion à Perec et à son livre posthume 53 jours (1989), titre luimême lié au temps mis par Stendhal pour composer La Chartreuse de Parme. « Mais à vrai dire Perec est surtout un prétexte pour que cinquante-trois de ses lecteurs parlent d’eux-mêmes », prévient l’éditeur, qui se livre personnellement au jeu dans le deuxième volume de la série. Un prétexte pré-texte, en quelque sorte. L’auteur des Revenentes (1972) aurait adoré. p la collection « perec 53 », par 53 artistes, L’Œil ébloui, 53 livres de 53 pages, 12 € chacun. Michel Ragon, mille et un enthousiasmes d’un historien autodidacte André Derval signe une foisonnante biographie de l’écrivain, critique d’art, anarchiste engagé et féru d’architecture, qui aurait eu 100 ans cette année harry bellet E michel ragon. singulier et pluriel, d’André Derval, Albin Michel, 384 p., 23,90 €, numérique 17 €. crivain et critique d’art, Michel Ragon (1924-2020) eut mille vies. A l’occasion du 100e anniversaire de sa naissance, le biographe André Derval s’est amusé à les explorer. Son récit, très documenté, débute par une enfance pauvre en Vendée. Orphelin de père, le garçon accompagne sa grand-mère Léonie, qui fait des ménages dans les maisons riches. Le gamin découvre ainsi ses premières bibliothèques, et dévore avec application ce qui lui tombe sous la main. Il dresse des listes des bons auteurs, prend des notes… A 22 ans, soutenu par Henry Poulaille, il publie Les Ecrivains du peuple (Jean Vigneau, 1947), avant une Histoire de la littérature ouvrière. Du Moyen Age à nos jours (Editions ouvrières, 1953). Cette formation d’autodidacte lui valut des remarques condescendantes – Jean Blanzat, directeur littéraire chez Grasset, lui re- procha, par exemple, à la radio de défendre une littérature prolétarienne qui « méprisait l’esthétique », ajoutant : « Ces écrivains doivent refaire leurs humanités. » Ragon rétorqua que, contrairement aux écrivains bourgeois, les prolétariens ne devaient pas les refaire, mais les faire, nuance… Il n’avait pas la trentaine mais, déjà, ne se laissait pas démonter. Anarchiste, il n’avait peur ni de prendre ni de rendre des coups, parfois au sens propre, comme dans ce banquet en hommage au conservateur de musée Bernard Dorival, qui se termina en pugilat. L’œil aux aguets D’une grande ouverture d’esprit, Michel Ragon défendit l’abstraction lyrique naissante contre le réalisme socialiste prôné par le PCF. Cet attachement aux formes nouvelles se doublait chez lui d’une immense curiosité, dont témoignent ses premiers romans, tels Drôles de métiers (Albin Michel, comme toutes ses fictions, 1953) ou Drôles de voyages (1954). Des emplois, il en exerça beau- coup, ouvrier agricole, bouquiniste, etc., car la critique d’art payait mal. Des voyages, il en fit encore plus, l’œil aux aguets : de retour des Etats-Unis, il fut le premier à décrire la vitalité d’un art américain qui allait bientôt détrôner la place parisienne. La liste de ses centres d’intérêt est impressionnante : poésie, art abstrait, le groupe Cobra, art brut, dessin d’humour, architecture enfin, dont il fut un critique pionnier et un historien engagé. Et, bien sûr, l’écriture de romans. Longtemps confidentiels, ses livres furent découverts par un large public avec sa série vendéenne, notamment Les Mouchoirs rouges de Cholet (1983), un hommage inattendu aux Chouans, dont il analysait le soulèvement comme une révolte paysanne. C’est aussi dans cet esprit que s’inscrit sans doute son meilleur livre, La Mémoire des vaincus (1990), une histoire romancée du mouvement anarchiste. La biographie d’André Derval est sous-titrée « singulier et pluriel ». Deux qualificatifs parfaitement adaptés. p JOURNAL EXPLORATION OBSESSION La chute et la foi Tintouin au Tibet Les reflets de l’aquarium QUE VAUT LA VIE DE DAGNY ? Pas grand-chose : quand s’ouvre La Flétrissure, la jeune comédienne, arrivée à Cologne après la dissolution de sa troupe, est résolue à se tuer après avoir dîné au restaurant, faute de pouvoir payer la note. Affamée, elle commande les plats en anticipant le moment où elle se tranchera les veines. Avant qu’un acteur de sa connaissance ne règle l’addition. La voici devenue son obligée, bientôt prostituée guettant les clients dans un café. Publié en 1920, La Flétrissure est le deuxième roman d’inspiration autobiographique de l’Allemande Emmy Hennings (1885-1948), après Prison, que les éditions des Monts Métallifères republient en poche (160 p., 9,90 €). D’un dépouillement radical, La Flétrissure se présente comme un journal où le passé et le présent s’entrechoquent, comme cohabitent le « déshonneur » qu’éprouve Dagny et sa quête éperdue de transcendance. Emmy Hennings s’était elle-même convertie au catholicisme avec son mari Hugo Ball, au côté duquel elle avait été une figure de proue du mouvement dada, avant de vouer la deuxième moitié de son existence à l’écriture et à la spiritualité. p raphaëlle leyris L’OUVRAGE ÉTAIT CONSIDÉRÉ COMME PERDU. Il faut dire qu’il n’avait été tiré qu’à dix exemplaires, à Pékin, en 1925 – du moins selon l’achevé d’imprimer, peut-être trompeur. La découverte récente, dans les archives d’Alexandra DavidNeel, d’un volume rarissime des Souvenirs d’une Parisienne au Thibet et sa republication constituent donc une excellente nouvelle. L’orientaliste française (1868-1969) y raconte pour la première fois son fameux séjour au Tibet, en particulier son entrée clandestine à Lhassa, la capitale, alors interdite aux étrangers. En février 1924, déguisée en mendiante tibétaine, l’ancienne cantatrice et journaliste est la première femme occidentale à pénétrer sur place. Son récit vif, piquant, mêle l’humour à l’ethnologie. « Les dieux du Thibet, sans doute vexés de l’insistance avec laquelle on empêchait une de leurs amies de leur rendre visite, se plurent à m’aider », écrit-elle par exemple. Alexandra David-Neel a ensuite étoffé sa recension, devenue un livre à succès trois fois plus épais, Voyage d’une Parisienne à Lhassa. Mais l’essentiel était déjà là, aussi passionnant que drôle. p de. c. TORTUEUX SONT PARFOIS LES CHEMINS qui conduisent un livre à ses lecteurs. Ainsi d’Un amour de poisson rouge, traduit aujourd’hui en français − pas à partir du texte original, paru dans une revue japonaise en 1937, mais des versions déjà disponibles en italien et en anglais. Qu’importe. Ce roman étonnant et raffiné sur un amour contrarié dans le Japon de l’entre-deux-guerres permet de découvrir enfin Kanoko Okamoto (1889-1939), écrivaine dont seule une nouvelle était jusqu’à présent disponible en France. Poète puis romancière, avant de mourir brutalement à 49 ans, cette native de Tokyo était adepte des fictions courtes, au style élégant, plein d’arabesques, mettant en scène « des femmes dominatrices exerçant un véritable magnétisme », selon le traducteur Lucien d’Azay. Tel est le cas ici de l’inaccessible Masako. Son voisin Fukuichi, fasciné, reporte tout son amour sur les poissons rouges qu’il élève. A force de croisements, il espère créer une variété aussi belle que l’est Masako. Un transfert fétichiste dont Kanoko Okamoto fait miroiter toutes les subtilités, comme les reflets lilas, écarlates et bleu pâle sur les nageoires des poissons du vivier. p de. c. souvenirs d’une parisienne au thibet, d’Alexandra David-Neel, avec les contributions de Jeanne Mascolo de Philippis et Samuel Thévoz, préface de Philippe Charlier, Plon, « Terre humaine », 192 p., 18 €. un amour de poisson rouge (Kingyo Ryoran), de Kanoko Okamoto, traduit de l’italien et de l’anglais par Lucien d’Azay, Bartillat, 112 p., 20 €. 10 | Rencontre 0123 Vendredi 8 mars 2024 Dalibor Frioux Fasciné par le «merveilleux scientifique» L’écrivain, par ailleurs conseiller politique, se passionne pour les énergies, motif de son nouveau roman, « Vies électriques » pu passer en revue les curiosités multiples de cet écrivain voulant signer des rour son profil LinkedIn, Dalibor mans qui auraient la « densité de bons Frioux se présente comme bouquins de sciences ». Une occasion de « écrivain, plume pour diri- saisir au vol l’énergie qui l’anime, contegeants, conseiller du président nue sous des dehors calmes. Lorsqu’on l’interroge sur l’origine de sa du Conseil économique, social et environnemental ». Quand passion pour la physique (mais aussi pour on le rencontre chez Grasset, son nou- la chimie ou l’astrophysique), il reconnaît vel éditeur, chez lequel paraît Vies élec- que rien ne l’y prédestinait. Mais qu’elle a triques, son troisième roman, on le dé- constitué un appel d’air à un moment où couvre aussi enseignant, ancien salarié le sens de son parcours académique en du think tank progressiste Terra Nova, lettres et sciences humaines lui échapmilitant écologiste, amateur de théâtre. pait. « Mon père était spécialiste de littéraPhilosophe de formation, il trouve ture russe à l’université, ma mère enseiaujourd’hui les sciences « bien plus pas- gnait le tchèque aux Langues O’ [surnom sionnantes » et préfère suivre des cours de l’Institut national des langues et civilid’astrophysique à l’Observatoire de Pa- sations orientales, Inalco], dit-il. Et moi, ris, plutôt que de lire de la philosophie. j’avais suivi la voie littéraire toute tracée Né en 1970, ce normalien, fils d’univer- sans me poser de questions. Mais je n’étais sitaires, donne l’impression d’aller voir pas heureux dans ce milieu d’élèves d’Henri-IV, de classes préparatoires, puis de norconstamment ailleurs s’il y est. Si Brut et Incident voyageurs (Seuil, 2011 maliens. » Il précise : « Je déprimais un peu et 2014), ses deux premiers romans, en licence de philo à la Sorbonne, et puis un étaient des textes d’anticipation, donnant jour arrive un bonhomme en amphi, le phià l’écrivain l’occasion de se projeter en un losophe des sciences François Dagotemps où l’humanité ne peut plus ignorer gnet [1924-2015], qui commence à parler les effets dévastateurs de sa démesure de Darwin. Cela a été une révélation extraénergétique, Vies électriques fait revivre ordinaire. J’ai commencé à considérer que deux figures scientifiques du XXe siècle : le réel pouvait être beaucoup plus inspiHans Berger (1873-1941) et Zenon Dro- rant et surprenant que les fictions, voire les hocki (1903-1978), connus pour leurs re- délires, littéraires ou artistiques. » Il lui a fallu attendre encore un peu cherches sur la mesure de l’activité élecpour quitter vraiment ce qu’il désigne comme une sorte de « vie sous « Je déprimais un peu en cloche », où il ne lui semblait fréphilo à la Sorbonne, et puis quenter que des personnes issues du même milieu, partageant les mêmes un jour arrive le philosophe références et cadres de pensée, et le culte de la réussite scolaire. A 25 ans, des sciences François il connaît une forme d’épiphanie Dagognet, qui commence écologique qui « change la vie » de ce à parler de Darwin… » Parisien. « J’étais assis à mon bureau, se souvient-il, derrière mon ordinateur, à travailler ma philo. Et, tout à trique du cerveau. Considéré comme le coup, j’ai eu du mal à respirer, j’ai eu l’impère de l’électroencéphalogramme, dont pression que l’air était devenu mauvais. Je il appliqua la technique à la surface du suis allé sonner à la porte des écologistes crâne humain, le premier doit ses décou- de mon quartier, dans le 13e arrondissevertes à sa passion secrète pour la télépa- ment, pour en parler. Je suis sorti de ma thie. L’histoire de son invention illustre à bulle d’intello, du vase clos dans lequel merveille, pour Dalibor Frioux, la façon j’évoluais. Cela m’a fait rencontrer plein de dont un « rêve peut devenir une source de gens de milieux différents, évoluer dans d’autres univers. » Puisque « rien ne se connaissance ». Comme la télépathie connaît malgré perd, rien ne se crée, tout se transforme », tout encore quelques ratés, c’est à l’occa- selon Lavoisier, Dalibor Frioux met sa sion d’une vraie conversation de près de plume de normalien au service du trois heures, dans un bureau exigu de la monde politique, puis des dirigeants rue des Saints-Pères (Paris 6e), que l’on a d’entreprise, considérant que le « monde florence bouchy S Dalibor Frioux, à Paris, le 9 novembre 2023. JF PAGA Parcours 1970 Dalibor Frioux naît à Paris. 1998 Agrégation de philosophie. 2010-2011 Coordonne le projet présidentiel du candidat François Hollande à la fondation Terra Nova. 2011 Brut (Seuil), son premier roman. 2017 Dirige l’anthologie Eloge du sommeil à l’usage de ceux qui l’ont perdu (Seuil). 2021 Devient conseiller auprès du président du Conseil économique, social et environnemental. économique » est souvent « plus pragmatique et précurseur, pour changer la société, puisque ce sont les orientations des grandes entreprises qui décideront si nous pouvons continuer à vivre sur Terre ou si nous sommes condamnés à disparaître sous l’effet du changement climatique ». D’ailleurs, ce qui l’intéresse le plus lorsqu’il travaille avec des dirigeants ou des Les inventeurs de l’électroencéphalogramme DANS SON PREMIER ROMAN, Brut (Seuil, 2011), Dalibor Frioux imaginait un monde où le baril de pétrole coûtait 300 dollars, et envisageait ses conséquences sur un pays comme la Norvège, qui doit sa prospérité à l’or noir. Incident voyageurs (Seuil, 2014) piégeait ses personnages dans les transports en commun parisiens, une rame bondée du RER A se retrouvant à jamais immobilisée dans un souterrain. Vies électriques, aujourd’hui, poursuit l’exploration des vertus et des dangers de l’énergie sous toutes ses for- mes, en s’intéressant aux mystères de l’énergie psychique. Le roman retrace l’invention de l’électroencéphalogramme, son perfectionnement et ses usages. Mais, si la mesure de l’activité électrique du cerveau est en ellemême une aventure passionnante, l’originalité du roman de Dalibor Frioux tient à la vertu métaphorique dont elle se charge : le romancier, en effet, s’intéresse moins à la technique proprement dite qu’aux ressorts de l’énergie psychique, libidinale et vitale dont font preuve Hans Berger et Zenon Drohocki, les deux savants qu’il évoque en miroir. Et au prix qu’ils acceptent de payer pour la préserver. Se tenant lui-même un peu à distance de ses personnages, qu’il observe se débattre face aux puissances de mort qui les entourent, l’écrivain a l’élégance de préserver leur part d’ombre et de n’évaluer la froideur scientifique dont ils font preuve qu’à l’aune de l’instinct de survie qu’ils mobilisent. p f. by vies électriques, de Dalibor Frioux, Grasset, 384 p., 23 €, numérique 16 €. entrepreneurs, c’est de « réfléchir avec eux sur des questions de fond, les transports, l’énergie ». De savoir comment ils « voient les choses dans trente ans, comment on va s’en sortir et de quelle façon ils comptent y contribuer. Quels sont leurs rêves et leurs visions ». Dans son travail de romancier, comme dans son activité de plume, résume-t-il, il est surtout « féru de prospective ». Et cherche à faire la part des choses entre les espoirs que suscite le progrès technique, les dangers qu’il recèle et les peurs qu’il réveille. A l’époque de Hans Berger, « l’électricité est partout, mais elle n’est pas encore domestiquée. On en imagine bien des usages qui sont aujourd’hui oubliés. On la perçoit comme une énergie animale, incontrôlable. Ce sont les mêmes réactions que face à l’intelligence artificielle aujourd’hui ». S’il se dit fasciné par l’existence d’un « merveilleux scientifique », et par le fait que la pensée la plus rationaliste puisse cohabiter, chez certains des plus grands savants, avec des « trucs mystico-scientifiques », où la puissance de l’imaginaire détermine les progrès de la science, Dalibor Frioux semble surtout vouloir se confronter, de toutes les manières possibles, à la « part maudite » du progrès scientifique. « J’ai été très marqué par la lecture de Georges Bataille [1897-1962], expliquet-il. Par cette idée que le propre de l’homme, c’est le trop-plein, de pulsions, de pensées, de culture, et qu’il faut donc la dépenser, la dissiper. » L’auteur de La Part maudite (1949) le montre bien, « il y a en nous, et dans nos sociétés, une énergie qui nous submerge, et qui rend tout progrès réversible ». Comme Dalibor Frioux n’a, dit-il, ni l’envie ni le talent pour écrire un essai sur l’écologie, l’urgence, les dangers de la course à la productivité et à la performance, il préfère « trouver dans l’histoire ou dans des configurations romanesques des situations où se manifeste cette énergie qui nous manipule, pour le meilleur et pour le pire ». Le neurologue et le neuropsychiatre auxquels il consacre ses Vies électriques, avec toutes leurs ambivalences, en sont une parfaite incarnation. Puisque chacun d’eux a trouvé dans l’horreur d’une situation historique – la première guerre mondiale et ses cohortes de trépanés pour Hans Berger, la déportation pour le juif polonais Zenon Drohocki, qui doit sa survie dans les camps à ses compétences de médecin et de cher- EXTRAIT « Dans la petite ville de Iéna, Hans a abandonné pour un temps l’étude ingrate du cerveau, il est en train de chercher la pure énergie psychique dans les paumes des mains d’une jeune baronne d’Empire, comme tant d’autres avant lui. Il cherche et cherche encore, persuadé que l’énergie psychique est la plus sublime forme d’énergie, qu’elle possède une influence prodigieuse sur le cours de tous les phénomènes. On apprend que les rayons N de Blondlot n’ont été qu’un feu de paille, songe-creux et impostures. Les rayons X de Roentgen et les rayons uraniques de Becquerel, eux, tiennent toujours, et les rayons V de Baraduc, pourquoi pas ? D’autres rayons couvent sans doute au cœur de la matière. Tout au long des années 1910, les ondes électromagnétiques de Maxwell libèrent irrésistiblement leur nectar, leur faune et leur flore. » vies électriques, page 163 cheur : spécialiste de la circulation de l’électricité dans le corps, il soigne par électrochocs, une technique neuve que les nazis voient se développer avec intérêt – le milieu favorable à l’accomplissement de progrès techniques majeurs. Quand on l’interroge sur la part de fiction dans les vies de ses deux personnages, la réponse de Dalibor Frioux est claire : « Tout ce qui paraît incroyable est vrai, je n’ai inventé que le plus banal. » Comme Mark Twain (1835-1910), auquel il se réfère volontiers, Dalibor Frioux considère que les possibilités du réel dépassent largement celles de la fiction. S’il veut s’y fier pour « sortir de ses cadres de pensée et de ses certitudes », il n’en reste pas moins que la littérature et le roman sont encore la meilleure façon qu’il ait trouvée de donner une forme heureuse à son débordement d’énergie. p