Uploaded by Dharmesh Shah

~Le Monde du vendredi 8 Mars 2024~

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DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
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LA PASSION SCIENTIFIQUE DE
DALIBOR FRIOUX
Supplément
LE MONDE
DES LIVRES
VIVES DOULEURS
La défense de l’IVG, arme anti-Trump de Biden
▶ Le président américain
▶ Le retrait de Nikki Haley
▶ Depuis la remise en
▶ Jill Biden a été mission-
▶ Dans son discours, le
et son épouse ont invité
une victime des restrictions au droit à l’avortement au discours sur l’état
de l’Union, jeudi 7 mars
de la course à l’investiture
a laissé le champ libre à
un match retour TrumpBiden, qui pourrait se jouer
en partie sur ce thème
cause de ce droit par la
Cour suprême, les électeurs de sept Etats ont soutenu les partisans de l’IVG
lors de scrutins locaux
née dans les Etats les plus
disputés, rappelant que
Donald Trump est favorable à une limitation de
l’IVG au niveau national
chef de l’Etat devrait aussi
mettre en avant ses bons
résultats économiques,
avec une inflation maîtrisée
par JÉRÔME FENOGLIO
« Ça ne peut pas marcher. » Par
scepticisme, prudence, et sans
doute un peu par superstition,
Hubert Beuve-Méry confiait
en ces termes ses doutes à ses
intimes, à la veille de forger
un instrument à la fois si fragile,
si puissant et si nécessaire à
la renaissance de la démocratie
de l’immédiat après-guerre : un
journal résolument indépendant.
LIRE LA SUITE PAGE 29
Politique
Macron défend
le bien-fondé
de ses positions
sur l’Ukraine
Accusé d’être « va-t-enguerre », le chef de l’Etat
tente de convaincre
l’opinion de la gravité
de la situation en Ukraine
PAGE 7
Du droit de
vote à #metoo,
« Le Monde »
et les femmes
Planète
Education Belloubet dévoile sa
vision pour les groupes de niveau Le naufrage d’un
cargo menace
la mer Rouge
dans un entretien au Monde,
Nicole Belloubet, ministre de
l’éducation nationale, explique
comment elle entend mettre en
œuvre la réforme annoncée par
son prédécesseur, Gabriel Attal,
sur la création de groupes de niveau en mathématiques et en
français, au collège. Une certaine
« souplesse » pourrait être introduite dans le dispositif, pour permettre aux établissements de dé-
VU PAR EMANUELE DEL ROSSO (ITALIE)
cider si ces groupes, largement
critiqués par les syndicats, concernent la totalité des heures de
cours ou seulement une partie.
La ministre explique par ailleurs
qu’elle veut en finir avec la politique du « pas de vague » en cas de
problème d’insécurité en milieu
scolaire et assure qu’elle apportera son plein soutien aux personnels concernés.
PAGE S 1 0 - 1 1
CARTOONING FOR PEACE
Un vraquier chargé
d’engrais chimiques a été
coulé par les rebelles houthistes au large du Yémen
PAGE 6
Danse
Le festival On
marche envoûte
Marrakech
▶ A l’occasion du 8 mars,
Journée internationale
des droits des femmes,
« Le Monde » publie
le premier volet d’une
série sur les 80 ans
de son histoire
▶ Dans une tribune, le
collectif Les Guerrières
de la paix lance un
appel à la solidarité
envers les femmes
du monde entier
▶ 400 autrices, éditrices
et chercheuses
dénoncent les
violences sexuelles
dans le milieu littéraire
PAGE S 1 4 , 1 8 À 2 0 E T 2 7 À 2 9
Economie
Le bâtiment appelé
à réfléchir à sa
décarbonation
Jeux olympiques
Armand Duplantis,
seul au sommet
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INTERNATIONAL
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VENDREDI 8 MARS 2024
É L E C T I O N P R É S I D E N T I E L L E A U X É TAT S - U N I S
Amanda
Zurawski,
une mère
qui a porté
plainte après
s’être vu
refuser
l’accès à l’IVG,
et Joe Biden,
lors d’un
meeting de
campagne
sur le thème
du droit à
l’avortement,
le 23 janvier,
à Manassas
(Virginie).
ANNA MONEYMAKER/
GETTY IMAGES VIA AFP
La défense de l’IVG, arme électorale de Biden
Le couple présidentiel invite une victime des restrictions du droit à l’avortement, lors du discours sur l’état de l’Union
san francisco - correspondante
P
armi les invités de la première
dame, Jill Biden, au discours sur
l’état de l’Union que doit prononcer le président américain,
dans la soirée de jeudi 7 mars,
figure une jeune femme qui a
marqué l’opinion. Enceinte de vingt semaines, porteuse d’un bébé atteint de trisomie 18,
Kate Cox a fait irruption sur les écrans, mi-décembre 2023, en larmes, opposant un visage
d’incompréhension aux arguties des magistrats texans l’empêchant d’obtenir la procédure d’avortement dont elle avait besoin
mais qu’elle aurait tellement souhaité éviter.
Dans un Etat comme le Texas, où l’individualisme est une religion, Kate Cox, 31 ans,
mère de deux enfants, a expliqué qu’elle devait attendre le bon vouloir des autorités locales pour savoir ce qu’elle allait devenir – et
le bébé avec elle. En première instance, une
juge lui avait donné raison. Aussitôt, le procureur général du Texas avait menacé de poursuites les hôpitaux qui prendraient le risque
de l’aider à interrompre sa grossesse. Finalement, la cour suprême du Texas a tranché.
Les magistrats n’ont pas trouvé son état assez
préoccupant – bien qu’elle ait fait plusieurs
passages aux urgences – pour que son cas
mérite l’exception prévue dans la loi interdisant toute IVG sauf si la vie de la mère est en
danger. Consternée que son Etat natal lui inflige une telle « souffrance supplémentaire »,
Kate Cox a quitté son domicile de Dallas, pour
obtenir un avortement loin du Texas.
Comme Kate Cox ou Amanda Zurawski – la
première femme à avoir porté plainte contre
le Texas, après avoir failli mourir en août
2022 –, les victimes des législations anti-avortement ne craignent plus de partager leur
épreuve. Leurs témoignages sont autant de
stories, d’histoires vécues que l’administration Biden n’est pas mécontente de partager.
Du Texas à l’Idaho, l’opinion est à même de
suivre la détresse de femmes enceintes, victimes d’une grossesse extra-utérine ou autres
complications, suspendues non pas à l’avis
de leur médecin, mais à l’oukase d’une cour
de justice. Contrairement aux stéréotypes véhiculés par les conservateurs sur les femmes
demandant à avorter, ce sont le plus souvent
des jeunes mères issues de banlieues aisées.
Le 16 février, la fécondation in vitro (FIV)
s’est ajoutée aux préoccupations des Américaines. Ce jour-là, la cour suprême de l’Alabama a considéré que les embryons congelés
doivent bénéficier de la même protection
que les enfants. Les médias ont montré des
patientes, en cours de traitement de fertilité,
trouvant leurs rendez-vous annulés ; leur
processus de FIV suspendu en plein traitement par des médecins craignant d’être attaqués en justice, réduits à attendre le résultat
des délibérations de la commission juridique de l’Assemblée de l’Alabama.
MOBILISER LES JEUNES
Selon les experts, ces exemples sont en train
de changer les termes du débat national sur
l’avortement. De l’idéologie, des positions
tranchées « pro-choix » ou « pro-vie », qui ont
marqué l’affrontement ayant abouti à la suppression du droit constitutionnel fédéral à
l’avortement, en juin 2022 par la Cour suprême, le débat s’est déplacé vers la prise en
compte des exceptions à l’interdiction. Une
zone grise qui peut difficilement figurer
dans des textes de loi. En Louisiane, par
exemple, une mère s’est vu refuser un avortement alors que le fœtus souffrait d’une
malformation lui ayant emporté une partie
du crâne. L’acrania – cette malformation –
ne figurait pas dans la liste des vingtcinq conditions méritant un motif d’exception à la règle bannissant tout avortement.
Avant même le discours sur l’état de
l’Union, Joe Biden a promis qu’il « restaurerait
pleinement » le droit à l’IVG – pour autant que
son parti regagne la majorité au Congrès à l’is-
DE L’IDÉOLOGIE,
DES POSITIONS
TRANCHÉES
« PROCHOIX »
OU « PROVIE »,
LE DÉBAT S’EST
DÉPLACÉ VERS
LA PRISE EN COMPTE
DES EXCEPTIONS
À L’INTERDICTION
DE L’AVORTEMENT
Musk a rencontré Trump à Mar-a-Lago
Le milliardaire patron de Tesla, SpaceX et propriétaire de X a rencontré, dimanche 3 mars, Donald Trump dans sa propriété de Mara-Lago à Palm Beach (Floride), en compagnie de riches donateurs
républicains. Cette révélation du New York Times lance les spéculations d’un financement de la campagne du candidat par Elon
Musk, dont les relations avec Joe Biden sont notoirement détestables. Mercredi, sur X, l’entrepreneur a assuré qu’il ne « donnerait
de l’argent à aucun des candidats à l’élection présidentielle ».
sue des élections de novembre. Jill Biden a
parcouru quelques-uns des Etats les plus disputés : Géorgie, Nevada, Arizona, Wisconsin,
rappelant que Donald Trump a indiqué être
favorable à une limitation de l’avortement au
niveau national, qui s’appliquerait donc aux
Etats où la procédure est légale aujourd’hui.
Depuis la décision de la Cour suprême
de juin 2022, les électeurs de sept Etats (Californie, Kansas, Kentucky, Michigan, Montana, Ohio et Vermont) ont soutenu les partisans du droit à l’avortement lors de scrutins locaux, y compris dans des bastions
conservateurs.
Les démocrates ont fait de la défense des
droits reproductifs l’un de leurs principaux
arguments de campagne, notamment auprès
des femmes et les jeunes. En 2016, l’élection
de Donald Trump – devant la première
femme candidate à la Maison Blanche,
Hillary Clinton – avait provoqué un choc,
suivi d’une mobilisation sans précédent de
l’électorat féminin. En 2020, Trump a amélioré son score parmi les femmes (44 %, contre 39 % en 2016), mais la majorité (55 %) est
restée fidèle à Joe Biden, qui a enregistré un
score comparable à celui de Hillary Clinton.
Pour mobiliser les électeurs, et notamment les jeunes, les démocrates comptent
sur la défense du droit des femmes à disposer de leur corps. Dans une dizaine d’Etats,
des initiatives populaires sont en cours pour
inscrire l’avortement dans la Constitution.
Encore faut-il franchir les obstacles pour figurer sur les bulletins de vote.
MALAISE DES CONSERVATEURS
En Arizona, une coalition d’associations proavortement a lancé une campagne pour
l’inscription d’un amendement constitutionnel. Celui-ci ferait de l’avortement un
« droit fondamental » jusqu’à la viabilité du
fœtus (environ vingt-quatre semaines).
Dans le Nevada, autre Etat en balance, cent
trois mille signatures doivent être déposées
avant le 26 juin. Dans le Colorado, le référendum sur l’inscription d’un amendement
dans la Constitution de l’Etat est contrecarré
par un autre qui va dans le sens inverse.
Même dans les Etats républicains, des initiatives sont en préparation. Dans l’Arkansas,
les partisans d’un amendement autorisant
l’avortement jusqu’à vingt semaines, ont jusqu’au 5 juillet pour recueillir quatre-vingtonze mille signatures. Dans le Missouri, le
camp pro-avortement a présenté un texte garantissant la légalité de l’avortement jusqu’à
la viabilité. Signe du malaise d’une partie des
élus conservateurs – et de Donald Trump luimême –, un groupe de républicains modérés
y a proposé un compromis : une autorisation
de l’avortement jusqu’à douze semaines,
puis uniquement dans des cas exceptionnels.
Actuellement, il est interdit à toutes les étapes de la grossesse, avec des exceptions limitées. Idem dans le Nebraska et le Dakota du
Sud, où certains républicains reviendraient
volontiers sur l’interdiction complète passée
après la décision de la Cour suprême.
En Floride, le texte a obtenu un nombre
suffisant de signatures, mais selon la Constitution de l’Etat, il doit être validé par la cour
suprême locale pour pouvoir être soumis au
vote populaire. Le seuil de passage pour un
référendum étant fixé à 60 % des voix, le résultat n’est pas acquis. Mais pour les démocrates, c’est moins le résultat qui compte que
le fait d’augmenter la participation. A ce jour,
seuls deux Etats – où l’avortement est légal
jusqu’à la viabilité – sont certains d’inscrire
dans la Constitution le droit des femmes
à mettre fin à leur grossesse : le Maryland,
où les démocrates sont majoritaires et
New York, où l’Assemblée va inscrire l’interdiction de la discrimination fondée sur la
grossesse dans le cadre d’un amendement
sur l’égalité des droits.
D’ici aux élections, nombre de jalons vont
permettre aux démocrates d’entretenir les ardeurs militantes. Le 26 mars, la Cour suprême
va examiner le recours de l’administration Biden contre la décision d’un juge ultra-conservateur du Texas, qui a ordonné, le 7 avril 2023,
à la Food and Drug Administration (l’agence
du médicament) de retirer son autorisation
de commercialisation de la mifépristone, le
médicament utilisé pour l’avortement chimique. La décision devrait intervenir en juin, à
quatre mois des élections. La pilule abortive
est la procédure d’interruption de grossesse
la plus courante aux Etats-Unis. p
corine lesnes
international | 3
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VENDREDI 8 MARS 2024
A l’actif du président sortant, un bilan économique positif
A huit mois de l’élection, l’administration Biden peut s’appuyer sur un taux de chômage très bas et une inflation maîtrisée
new york - correspondant
L
es Américains ont voté pour
le repos, pas pour une révolution. » Tel était le commentaire du Wall Street Journal,
en avril 2021, dans la foulée de l’arrivée de Joe Biden au pouvoir, et
juste avant son premier grand discours devant le Congrès des EtatsUnis. L’Amérique croyait avoir élu
un vieux monsieur apaisant,
mais sous ce faux pape de transition se cachait un révolutionnaire
qui voulait reconstruire l’Amérique (Build Back Better). « Elu
comme l’anti-Trump, Joe Biden
aspire à être la deuxième incarnation de FDR [Franklin Delano Roosevelt (président de 1933 à 1945),
père du New Deal qui transforma
le pays après la crise de 1929] », relevait le quotidien économique.
Trois ans plus tard, alors que Joe
Biden devait prononcer, jeudi
7 mars, son discours sur l’état de
l’Union, cette tribune se révèle
prémonitoire. Il n’a nullement
réconcilié l’Amérique déchirée
entre trumpistes et démocrates.
En revanche, il l’a profondément
changée. Ou plutôt, l’Amérique a
profondément changé sous son
mandat, et l’intérêt est de distinguer ce qui dépend de l’impulsion
du président ou des marchés.
A huit mois de l’élection présidentielle, le tableau économique
est reluisant. L’inflation est retombée à 1,8 %, après avoir atteint
un pic de 9,1 % en juin 2022 ; le
chômage est au plus bas ou presque avec un taux de 3,7 % de la population active ; les salaires réels
augmentent, notamment au bas
de l’échelle ; le pays produit plus
de pétrole que jamais, finance un
immense plan d’investissement
dans l’énergie et les microprocesseurs, et se lance à corps perdu
Nikki Haley se retire des
primaires républicaines
Biden et Trump ont engagé la bataille
pour attirer les électeurs de l’ex-gouverneure
washington - correspondant
A
près un Super Tuesday
dominé par Donald
Trump, vainqueur des
primaires républicaines dans
quatorze Etats sur quinze, son
ultime rivale, Nikki Haley, a annoncé son retrait de la course,
mercredi 6 mars. Lors d’une allocution prononcée à Charleston
(Caroline du Sud), l’ancienne gouverneure locale a félicité Donald
Trump, reconnaissant qu’il serait
« en toute probabilité » investi
par le Parti républicain lors de la
convention nationale en juillet.
Mais elle a refusé de se ranger
derrière sa candidature. « A présent, c’est à Donald Trump de gagner les voix de ceux qui ne l’ont
pas soutenu, dans notre parti et
au-delà », a-t-elle ajouté.
Au même moment, Donald
Trump publiait un message sur
son réseau Truth Social qui ne
laissait aucun doute sur son animosité à l’égard de Nikki Haley.
Il y estimait qu’elle avait été
« écrasée » au cours du Super
Tuesday et que l’essentiel de ses
fonds et de ses électeurs « venaient des démocrates d’extrême
gauche ». De son côté, Joe Biden
signait un communiqué à la tonalité inverse, tendant la main
aux électeurs de Nikki Haley et
lui rendant hommage pour son
« courage ». « Donald Trump a
clairement fait savoir qu’il ne voulait pas des supporteurs de Nikki
Haley. Je veux le dire clairement :
il y a une place pour eux dans ma
campagne », écrit le président.
L’emprise du mouvement MAGA
Nikki Haley peut secrètement
miser sur une défaite de l’ancien
président en novembre face à Joe
Biden, pour se placer en première ligne d’une recomposition
interne éventuelle. Celle-ci n’irait
pas de soi, tant l’emprise du
mouvement MAGA (Make America Great Again) sur le Parti républicain dépasse la seule personne de Donald Trump.
Nikki Haley vient d’un rivage
conservateur traditionnel, celui
que de nombreux grands donateurs rêvaient de réhabiliter.
On y prône moins de dépenses
fédérales et d’impôts, davantage
de libertés pour les entrepreneurs, une politique étrangère
confortant les alliances de l’Amérique et assumant un rapport de
force – militaire si nécessaire –
avec ses ennemis et adversaires.
Elle revendique une clarté morale, dont Trump ne s’est jamais
embarrassé.
D’une certaine façon, elle est
une héritière solide de Ronald
Reagan (1981-1989). Mais le Parti
républicain a tourné le dos à l’ancien président et acteur, chantre
d’une Amérique optimiste et ultralibérale. A cela s’ajoute un
contraste avec Donald Trump.
Celui-ci jouit d’un lien inégalable
avec la base républicaine dont il
entretient les peurs et la colère.
Nikki Haley, pour sa part,
s’adresse au cerveau des électeurs. Elle a refusé de se présenter
en candidate « anti-Trump », répétant sans fin : « Ce n’est pas personnel. » Elle n’a jamais abordé
la question des 91 chefs d’inculpation de l’ancien président,
comme si elle cherchait à ne pas
s’aliéner la base de ses partisans
MAGA. Un calcul qui s’est révélé
erroné. Cette base est radicalisée,
enthousiaste, animée par des
ressorts paranoïaques. De son
côté, Donald Trump a traité sa rivale avec son mépris coutumier.
Mais Nikki Haley a surtout sollicité la mémoire électorale des militants républicains, abonnés aux
déceptions dans les urnes depuis
le scrutin de mi-mandat, en 2018,
sous l’administration de Donald
Trump. « Tout ce qu’il fait c’est parler de lui-même », disait-elle à
Washington, le 2 mars, lors d’un
ultime meeting. « Combien de fois
encore devons-nous perdre avant
de se dire, peut-être, que le problème c’est Donald Trump ? »
En conclusion de cette réunion
publique, dans le district de Columbia, sa seule victoire dans ces
primaires avec l’Etat du Vermont,
Nikki Haley a esquissé un rêve.
« Pouvez-vous imaginer un pays
où nous pourrions nous asseoir
à table pour le dîner sans avoir
de bagarre politique ? Pouvezvous imaginer un pays où nous
pourrions aller au travail et dire
ce que l’on pense sans être déclassé ? Pouvez-vous imaginer un
pays où l’on pourrait être en fort
désaccord sans se haïr pour
cela ? » La réponse, en ce printemps 2024, est négative. p
piotr smolar
dans l’intelligence artificielle, ce
qui fait s’envoler Wall Street.
Plus personne ne parle de stagnation comme dans les années
2010, tandis que le mot « Rust
Belt », ceinture de la rouille, nommant les Etats désindustrialisés
ayant fait l’élection de Trump
en 2016, a disparu des journaux.
Hausse des salaires
Premier constat, l’Amérique redevient plus industrielle. Joe Biden a
réussi à mettre en place une politique inédite en la matière, avec
un programme massif de subventions aux semi-conducteurs et
aux énergies renouvelables. Les
investisseurs asiatiques et européens se ruent sur le marché américain, attirés par les subventions
et une énergie peu coûteuse.
Car après avoir envoyé quelques
signaux négatifs aux pétroliers,
au nom de la lutte contre le ré-
chauffement climatique, l’administration a cessé de mettre des
obstacles à l’industrie des hydrocarbures. La production de pétrole bat des records. Les EtatsUnis se sont engagés dans la transition énergétique, non pas en
misant sur la sobriété, concept jamais évoqué, mais sur la science.
Nul ne parie sur la fin du gaz mais
place ses espoirs dans la décarbonation. Cette réindustrialisation
s’accompagne d’un lent découplage avec la Chine, tandis que le
Mexique est devenu le premier
partenaire des Etats-Unis.
Le président démocrate confirme ainsi le virage républicain,
celui d’un repli sur soi, isolationniste des Etats-Unis, officiellement au nom de la sécurité nationale, mais aussi pour satisfaire les
cols bleus du pays.
Sur ce point, le succès est complet. L’Amérique est beaucoup
plus sociale, comme en témoigne
le silence du sénateur socialiste
du Vermont, Bernie Sanders, qui
n’émet pas de critique économique. Son slogan de 2016 était le salaire minimum à 15 dollars. Joe Biden n’est pas parvenu à l’augmenter et celui-ci reste bloqué à
7,25 dollars de l’heure. Mais le
marché y a pourvu, avec la pénurie de main-d’œuvre. Et désormais les bas salaires progressent
plus que les autres. Avec l’assurance santé, 7,9 % seulement des
Américains sont aujourd’hui
sans couverture (même chiffre
qu’en 2017 à l’arrivée de Donald
Trump, contre 15,5 % en 2010),
mais c’est essentiellement un héritage de Barack Obama.
Le mandat de Joe Biden est marqué par un retour de la politique
de régulation concurrentielle, au
nom de la défense du consommateur. Il s’efforce de lutter contre
les abus des grandes entreprises,
aériennes, pharmaceutiques, de
loisir… La plupart des géants de la
tech, grands soutiens des démocrates, font l’objet de poursuites.
L’administration a aussi adopté
un plan de régulation de l’intelligence artificielle. Ces mesures
n’affectent pas les profits record
des entreprises, comme l’atteste
l’envolée de Wall Street, mais le
changement d’esprit est notable.
Cette politique se fait au prix
de déficits publics abyssaux. Donald Trump a baissé les impôts
en 2017, mais Joe Biden n’est pas
revenu dessus, refusant d’augmenter la pression fiscale en deçà
de 400 000 dollars de revenu
par an. Le président multiplie
les dépenses. Mais bien peu s’en
soucient : l’Amérique ultra-compétitive attire les capitaux de la
planète entière. p
arnaud leparmentier
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VENDREDI 8 MARS 2024
« En Haïti, les gangs contrôlent 80 % de la capitale »
Selon le politiste Romain Le Cour Grandmaison, il existe entre 200 et 300 bandes armées dans le pays
ENTRETIEN
L’annonce
du premier
ministre, Ariel
Henry, de la
tenue d’élections
en août 2025
seulement
a fait l’effet
d’une bombe
E
n déplacement à l’étranger, le premier ministre
haïtien, Ariel Henry,
n’avait toujours pas pu,
jeudi 7 mars au matin, rentrer
dans son pays. Une escalade de
violence de la part des gangs qui
contrôlent la majeure partie de
Port-au-Prince a provoqué, lundi,
la fermeture de l’aéroport international. Les groupes armés disent
vouloir renverser le premier ministre au pouvoir depuis l’assassinat, en 2021, du président Jovenel
Moïse, et qui aurait dû quitter ses
fonctions le 7 février. Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », dirigeant
du G9, une des deux principales
coalitions de gangs, a assuré,
mardi, que si M. Henry ne démissionnait pas, le pays allait « tout
droit vers une guerre civile qui conduira à un génocide ». Mercredi, les
Etats-Unis ont appelé M. Henry à
« accélérer la transition » vers une
nouvelle « structure de gouvernance » et à organiser des élections
« libres et équitables ».
Romain Le Cour Grandmaison,
docteur en sciences politiques et
chercheur au sein de l’organisation Global Initiative against
Transnational Organized Crime, a
quitté Port-au-Prince, dimanche
3 mars. Il revient sur les raisons de
cette nouvelle crise.
Quelle est l’origine
des violences auxquelles
on assiste à Port-au-Prince ?
Elles ne datent pas de la semaine
dernière. L’année 2023 a été marquée par la violence des gangs.
L’ONU a recensé plus de 4 789 personnes assassinées et 2 490 officiellement kidnappées, avec un
taux d’homicides de 40,9 pour
100 000 habitants, plus du double
de 2022. Plus récemment, en décembre, il y a eu le retour au pays
de Guy Philippe [ancien chef
paramilitaire, il avait participé à la
chute de Jean-Bertrand Aristide
en 2004 et a purgé une peine de prison aux Etats-Unis pour trafic de
drogue]. En arrivant en Haïti, il a
dit vouloir faire chuter le pouvoir
en place et mener une « révolution
pacifique ». Il a lancé des manifestations dans le pays, bénéficiant
d’un certain soutien populaire,
mais il n’a pas réussi à organiser de
vraies mobilisations à Port-auPrince, le 7 février. Cette immense
tension est retombée, le premier
au-Prince par la route sans passer
par les checkpoints. On estime
qu’en 2021 30 % de la ville était
contrôlée par les gangs. Mais l’évolution est rapide : on était passé à
80 % la semaine dernière, probablement davantage depuis lors.
Des Haïtiens fuient les affrontements entre la police et les gangs, à Port-au-Prince, le 29 février. ODELYN JOSEPH/AP
ministre est resté. La vie a repris
après cette grande inquiétude.
Que s’est-il passé pour
que la situation devienne
incontrôlable ?
Le 28 février, en quittant le sommet de la Communauté des Caraïbes, la Caricom, à laquelle il participait au Guyana, Ariel Henry a annoncé l’organisation d’élections
pour août 2025. Cela a fait l’effet
d’une bombe en Haïti. Le pays n’a
pas connu d’élections depuis sept
ans. Ariel Henry n’a pas été élu [il
assure l’intérim depuis l’assassinat
du président Moïse], et les oppositions politiques réclament depuis
des années un conseil de transition et son départ préalable à
toute négociation politique. Sans
compter les gangs qui, selon les
périodes, se font les porte-parole
de cet appel à sa démission.
Son annonce, qui sous-entend
qu’il ne partira pas avant
août 2025, a été vécue par beaucoup comme une provocation. Le
lendemain, tandis que des atta-
ques étaient menées par les gangs,
dans la capitale, « Barbecue »
annonçait qu’il lançait une alliance de coalitions réunissant G9
et G-Pèp [l’autre gang], alliance
baptisée « Viv ansanm » [« vivre
ensemble »]. Se sont ensuivies des
attaques massives dans Port-auPrince, qui continuent actuellement : prise de la prison centrale
avec la libération de presque tous
les détenus, déploiement de gangs
dans le centre-ville, attaques et
pillages systématiques de commissariats, massacre de policiers,
attaques contre l’aéroport international, le terminal de conteneurs, l’académie de police…
Quelle est la situation
humanitaire aujourd’hui ?
On recense 15 000 déplacés depuis jeudi dernier à Port-auPrince, 146 000 pour l’année 2023,
et plus de 40 % de la population en
insécurité alimentaire aiguë. Les
hôpitaux sont débordés, une partie de la capitale est détruite. Cela
dure depuis des années et les
gangs sont extrêmement violents : des milliers de femmes kidnappées ont été violées parfois
pendant des semaines entières,
avant d’être exécutées ou abandonnées dans la rue, on recense
aussi des cas de mutilations, de
tortures, d’anthropophagie.
Quelle a été l’évolution
des gangs au fil des années ?
Il en existe entre 200 et 300, avec
une grande diversité : des cellules
peuvent intégrer une quinzaine de
personnes, d’autres jusqu’à 1 500.
Depuis trois à cinq ans, la courbe
de leur capacité de contrôle territorial, de feu, d’extorsion, de kidnapping, de poids sur l’économie locale, est exponentielle. Par
ailleurs, ils commencent à s’étendre dans les zones rurales, surtout
vers l’Artibonite [centre nord]. On
assiste à une « bureaucratisation »
des gangs, passés de petites structures peu articulées à des organisations beaucoup plus hiérarchisées. Ils ont réussi à transformer
leur contrôle territorial en domi-
nation sociale, économique et militaire, en installant des checkpoints, en mettant en place un système d’extorsion extrêmement
sophistiqué et une industrie du
kidnapping. On m’a décrit des
« maisons de sécurité » regroupant jusqu’à soixante personnes
kidnappées simultanément. On
peut y passer plus d’un mois en attendant d’être libéré. Il faut une logistique poussée pour gérer tout
cela, qui rapporte des millions de
dollars par an.
Les plus gros checkpoints, par
exemple, sont organisés pour que
les transporteurs de marchandises ou de personnes paient l’extorsion aux groupes criminels une
fois par semaine, pour éviter de
perdre du temps à chaque passage.
Comment décrire
la situation de ces derniers
mois à Port-au-Prince ?
La seule façon de sortir de la capitale jusqu’à dimanche, c’était l’aéroport. Les gangs encerclent la
ville, on ne peut pas quitter Port-
Les gangs ont-ils un objectif
politique ?
Pour décrire la relation des élites
économiques et politiques aux
gangs, un membre d’une grande
famille haïtienne m’a dit : « On a
vu naître un lion, on l’a élevé, le
lion s’est échappé de la cage et on
n’arrive plus à le contrôler. » Il a
toujours existé une tutelle des élites sur des groupes violents, utilisés pour tenir des quartiers, organiser ou réprimer des manifestations, gagner des élections, assassiner des opposants, comme les
« tontons macoutes », à l’époque
de François Duvalier [1957-1971].
La grande question, aujourd’hui,
c’est le degré d’autonomie des
gangs vis-à-vis de ces élites. Leur
autonomie financière est forte :
elle vient du trafic de drogue ou
d’armes, du kidnapping. Ensuite,
qu’ils affichent ou pas un objectif
politique, comme « Barbecue », le
contrôle territorial, social, économique, qu’ils exercent devient politique. La question est de savoir
jusqu’où ils peuvent aller, et à quel
point ils ont des parrains encore
capables de leur dire stop. Mais je
ne pense pas que les gangs soient à
même de prendre seuls le pouvoir.
Ils sont dans une stratégie de pression maximale sur le gouvernement, probablement avec le soutien de membres du pouvoir politique et économique. Ce sont ces
derniers qui se présenteront face à
la communauté internationale
pour prendre la relève. p
propos recueillis par
angeline montoya
L’ONU confirme des violences sexuelles lors de l’attaque du Hamas
Un rapport des Nations unies décrit de nombreuses exactions qui touchent également des otages détenus à Gaza depuis le 7 octobre 2023
jérusalem - correspondance
L
es Nations unies ont livré,
lundi 4 mars, un rapport
documenté, prudent et
essentiel, qui conclut que des
« violences sexuelles se sont produites en plusieurs endroits de la
périphérie de Gaza, y compris
sous la forme de viols et de viols
en réunion, au cours des attaques
du 7 octobre 2023 ». Ce rapport
de vingt-trois pages révèle aussi
les limites d’une enquête réalisée
dans des conditions difficiles. De
nombreux responsables israéliens se plaignaient d’un « silence » des organisations internationales concernant ce type
de violences.
Le document rappelle que les
conditions de collecte des cadavres, dans l’urgence et par des
organismes sans expérience
médico-légale, et la crémation de
nombreuses victimes lors de l’attaque du Hamas – l’enquête parle
d’une centaine de corps brûlés –
ont compliqué la documentation
de ces crimes. Sans compter la dis-
persion des preuves entre plusieurs agences et acteurs.
Les enquêteurs – une dizaine –
ont pu rencontrer des responsables des ministères de la santé et
de la justice, de l’armée israélienne, des services de renseignement, et du corps de la police
chargé de ces investigations. Ils se
sont rendus, entre le 29 janvier et
le 14 février, sur quatre sites : la
base militaire de Nahal Oz, le kibboutz de Beeri, le site du festival
de musique Nova – où trois cent
soixante personnes ont été tuées
par le Hamas –, et la route 232,
l’axe qui longe la bande de Gaza.
Ils ont visionné cinq mille photos
et cinquante heures de vidéos.
Ce travail a permis à la mission
d’avoir des « motifs raisonnables
de croire » que trois viols se
sont produits : deux femmes le
long de la route 232, selon des
témoignages
crédibles,
et
une autre victime, près d’un
abri antimissiles à l’entrée du
kibboutz de Réim, selon d’autres
témoignages, corroborés par du
matériel numérique.
Les enquêteurs
se sont rendus
sur quatre sites
et ont visionné
cinq mille photos
et cinquante
heures de vidéos
L’enquête rappelle que les « violences sexuelles liées à un conflit »
consistent en un large éventail
d’exactions :
« Viol,
esclavage sexuel, prostitution forcée,
grossesse forcée, avortement
forcé, stérilisation forcée, mariage forcé et toute autre forme
de violence sexuelle de gravité
comparable perpétrée contre
des femmes, des hommes, des
filles ou des garçons et qui est directement ou indirectement lié à
un conflit ». Des dénudations
forcées ou des mutilations de
parties génitales sur des cadavres peuvent être considérées
comme des formes de violences
sexuelles, précise le rapport.
De tels crimes sont confirmés.
Le visionnage de photos et de vidéos a révélé qu’au moins vingt
corps ont été dénudés, dévoilant
des parties intimes, notamment
le long de la route 232, où certains
ont été attachés à des arbres ou
à des pylônes, ainsi que sur le site
du festival Nova. Ces documents
permettent de reconnaître aussi
qu’au moins dix personnes ont
eu les poignets ou jambes ligotés,
suggérant des sévices sexuels.
Les limites de l’enquête
Les enquêteurs exposent aussi les
limites de leur travail. Ils n’ont
rencontré aucun survivant des
violences sexuelles commises
le 7 octobre 2023. Par ailleurs,
« aucune preuve numérique décrivant spécifiquement des actes de
violence sexuelle n’a été trouvée
dans des sources ouvertes ». Rien
n’a été posté par les groupes proHamas. Les arguments selon lesquels ces photos ou vidéos ont été
effacées n’ont pas été retenus, car
leur large circulation aurait rendu
leur disparition improbable.
L’équipe de l’ONU a aussi permis
de confirmer que plusieurs allégations de violences sexuelles
étaient fausses, notamment celle
concernant une femme enceinte
éventrée, et le cas d’une jeune
femme séparée de sa famille, dénudée et ses organes mutilés.
L’enquête lève le voile sur le sort
des otages retenus à Gaza, qui ont
été libérés sur la base de leurs récits : « L’équipe a reçu des informations claires et convaincantes que
des violences sexuelles, incluant
des viols, des tortures sexualisées et
des traitements cruels, inhumains
et dégradants ont eu lieu contre
des femmes et des enfants pendant
leur captivité ». Les enquêteurs redoutent que ce type d’exactions
soient commises sur les personnes encore détenues – quelque
cent trente-quatre, à ce jour.
Ces faits, mais aussi les difficultés à les documenter, rendent encore compliquée l’attribution des
crimes, ainsi que leur qualification juridique. Le rapport prend
note que, si le Hamas a revendiqué les attaques du 7 octobre, l’organisation « a cependant nié les
allégations de préjudices contre
des civils, y compris la perpétration de viols » – affirmant que
cette attribution requiert un « véritable processus d’enquête ».
Les abus perpétrés pendant les
prises d’otages pourraient toutefois donner un élément de réponse : « D’un point de vue légal,
cela donne une indication sur le
modus operandi du Hamas. Si ces
violences sont arrivées en captivité,
pourquoi ne se seraient-elles pas
produites lors du 7 octobre ? Et
pourquoi séparer les deux événements ? Cela indique que ces violences sont toujours en cours et
qu’une libération immédiate est requise », estime Yifat Bitton, juriste
israélienne, spécialiste des violences sexuelles liées au conflit.
Le rapport de l’ONU s’inquiète
aussi des exactions commises visà-vis des Palestiniens détenus par
Israël. Des allégations rejetées par
les autorités israéliennes. p
samuel forey
international | 5
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Europe : la droite veut confier les
migrants à des « pays tiers sûrs »
L’élection présidentielle
au Sénégal doit se tenir
avant la fin mars
Confronté à la montée de l’extrême droite, le parti d’Ursula von der
Leyen s’inspire du « plan Rwanda » que Londres tente de mettre en place
Le Conseil constitutionnel refuse que le
président Macky Sall prolonge son mandat
dakar - correspondance
bruxelles - bureau européen
R
eprendre le contrôle des
migrations et externaliser les demandeurs
d’asile hors du continent. Le Parti populaire européen
(PPE), dont font partie Les Républicains, entend encore durcir le
ton sur la question migratoire
alors que les groupes d’extrême
droite, comme Identité et démocratie, dont le Rassemblement
national est membre, ou Conservateurs et réformistes européens
(ECR, auquel est affilié Reconquête !) progressent dans les sondages, notamment sur cette thématique, à trois mois des élections européennes.
Alors qu’en 2023 l’Europe a enregistré 380 000 entrées irrégulières sur le Vieux Continent, en
hausse de 17 % sur un an, et comptabilisé un nombre record de
1,14 million de demandes d’asile,
également en progression de
18 %, « nous devons réduire le nombre d’arrivées », a insisté l’Allemand Manfred Weber, le patron
du PPE, lors de son congrès, mercredi 6 et jeudi 7 mars, à Bucarest.
Mercredi 6 mars, les délégués du
groupe de droite ont adopté leur
manifeste qui appelle ouvertement à l’établissement d’une Europe forteresse. Un manifeste qui,
assure M. Weber, est approuvé par
Ursula von der Leyen, la candidate
que le PPE s’apprête à soutenir
pour un nouveau mandat à la tête
de la Commission européenne.
Afin de réduire les entrées irrégulières en Europe, le PPE propose
de tripler les effectifs de Frontex,
l’agence européenne des gardecôtes et gardes-frontières, afin
d’en compter 30 000. Il plaide également pour un « changement
fondamental de la législation
européenne en matière d’asile ».
« Nous devons encore voter, en
principe le 11 avril, le nouveau pacte
asile et migration, et le PPE veut
déjà se lancer dans un deuxième
pacte, s’étonne-t-on au sein du
groupe libéral Renew. Nous devons
surtout concentrer nos efforts dans
les années à venir pour appliquer ce
texte. » En réalité, le PPE veut surtout aller plus loin que ce pacte,
qui prévoit des procédures à la
frontière, afin d’externaliser d’ores
et déjà les demandeurs d’asile arrivés en Europe vers des pays tiers.
« Des années de discussions »
Ce projet du PPE rappelle le « plan
de sûreté du Rwanda » que tente
de mettre en place, depuis 2022, le
Royaume-Uni. Dans son programme, la droite européenne détaille : « Toute personne demandant l’asile dans l’Union européenne [UE] pourrait être transférée vers un pays tiers sûr et y suivre
la procédure d’asile. En cas d’issue
positive, le pays tiers sûr accordera
une protection au demandeur sur
le site. Un accord contractuel global
sera établi avec le pays tiers sûr. »
Le PPE précise que « les critères
relatifs aux pays tiers sûrs doivent
être conformes aux obligations
fondamentales de la convention
de Genève sur les réfugiés et de la
Convention européenne des droits
de l’homme. Ces deux conventions
« Nous devons
réduire
le nombre
d’arrivées »
MANFRED WEBER
président du groupe Parti
populaire européen
ne prévoient pas le droit de choisir
librement le pays de protection. »
Cette idée d’« externaliser » les
réfugiés est dans le débat public
depuis plus de vingt ans et revient
par cycle, rappelle Catherine
Woollard du Conseil européen
pour les réfugiés et les exilés, mais
« c’est tellement difficile à mettre
en place juridiquement, techniquement et à faire accepter politiquement, y compris aux pays partenaires, qu’il n’y a jamais eu réellement de modèle effectif. Le seul
exemple important est l’Australie,
et cela a été ruineux pour le pays ».
En 2021, le Danemark, dirigé par
des sociaux-démocrates, a remis
le concept à la mode sur le Vieux
Continent, sans pouvoir réellement l’appliquer, mais il a commencé à inspirer de nombreux
Etats européens, dont l’Allemagne
ou l’Autriche.
En s’appuyant sur le concept des
« pays tiers sûrs », le projet du PPE
pourrait-il voir le jour ? En 2015,
l’UE a passé un accord avec la Turquie, un Etat tiers jugé sûr, pour
que cette dernière retienne les réfugiés syriens sur son sol, ce
qu’elle a fait, contre 1 milliard
d’euros d’aides par an. L’accord
prévoyait aussi la réintégration de
réfugiés syriens en Turquie. « Ce
volet de l’accord n’a jamais fonctionné », rappelle Mme Woollard.
« Ce concept d’Etat tiers sûr existe
depuis les années 1980, et est, depuis 2005, dans le droit européen
en tant que tel, rappelle Gaia Romeo, doctorante à l’Université libre de Bruxelles, qui consacre sa
thèse à ce sujet. Mais s’appuyer sur
ce concept pour externaliser les demandeurs d’asile dans un autre
pays, sur le modèle rwandais, me
paraît compliqué si l’on applique le
pacte en cours d’adoption. »
Afin de renvoyer un demandeur
d’asile vers un pays partenaire, le
pacte précise qu’il faut prouver un
lien effectif entre la personne et le
pays où il sera relocalisé. « Pour aller vers l’externalisation générale
vers une même destination, il faudrait supprimer ce critère du lien effectif avec le pays d’accueil, rappelle une source à Bruxelles. Mais,
pour le décider, il faudrait modifier
la législation. » Et se relancer dans
des années de discussions, en
trouvant une majorité pour soutenir l’idée. Les sociaux-démocrates
ont d’ores et déjà assuré qu’ils s’opposeront à « toute forme d’externalisation » dans la prochaine mandature. Seul ECR, le groupe où
siège le parti de la première ministre italienne, Giorgia Meloni,
pourrait le soutenir, car l’Italie
promeut actuellement un projet
d’externalisation des demandeurs
d’asile sur le territoire albanais relevant d’une logique similaire. p
philippe jacqué
En Pologne, Rzeszow, carrefour militaire,
logistique et humanitaire pour l’Ukraine
La guerre donne un rôle central à cette ville située aux marges de l’Union européenne
rzeszow (pologne) envoyée spéciale
U
n vrombissement déchire le ciel maussade.
Puis, le mastodonte apparaît au beau milieu de cette banlieue aux confins de la Pologne
orientale. C’est déjà le deuxième
avion militaire américain en une
heure à venir troubler la quiétude
de Jasionka, bourgade située à une
dizaine de kilomètres de Rzeszow,
capitale régionale de 200 000
âmes. Ces colosses qui frôlent les
pavillons n’étonnent plus personne, tant ils sont nombreux depuis deux ans.
Même accoutumance aux batteries de Patriot, ce système de missiles sol-air qui parsèment les
abords d’une piste d’atterrissage
devenue stratégique. Des palissades, doublées de pancartes interdisant de photographier, ont bien du
mal à dissimuler ces caissons kaki
pointés vers le ciel et ces tentes beiges de l’armée américaine.
A 70 kilomètres de la frontière
ukrainienne, c’est par cet aéroport
que transite 80 % de l’aide militaire destinée à l’Ukraine en
guerre. Son tarmac est régulièrement foulé par les dirigeants du
monde entier, en route pour Kiev.
Environ 5 000 militaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) sont stationnés dans
les environs, dont une majorité de
ressortissants américains. Il n’est
pas rare de les croiser en treillis à
l’intérieur de l’aéroport, s’achetant
un hot-dog ou attablés à la pizzeria
Gusto, à quelques kilomètres de là.
Le restaurant n’hésite pas à afficher en anglais son best-seller : la
« spicy Joe », une pizza au pepperoni et jalapeño, celle qu’avait
commandée Joe Biden, en visite
en mars 2022.
Modeste mais reluisant, l’aéroport civil continue d’afficher imperturbablement ses quelques
vols low cost quotidiens à destination du Royaume-Uni ou de l’Allemagne. Lui aussi connaît une
croissance inespérée de son trafic,
atteignant le million de passagers
durant l’année 2023. Soit une augmentation de plus de 25 % de sa
fréquentation record enregistrée
en 2019. Un résultat qui doit beaucoup à l’affluence de la clientèle
voisine : en basse saison, des
avions charters, remplis de touristes ukrainiens, sont même affrétés pour l’Egypte.
Métamorphose
A 3 kilomètres de là, l’étendard
américain flotte à tout vent à l’hôtel Manoir Ostoya, trahissant la
provenance de ses occupants, petites mains au service de l’armée
américaine, déployée à Jasionka.
Outre les mariages et les premières communions qui se tiennent
toujours sur les lieux, les salles de
conférences de l’établissement
sont aussi à la disposition des diplomates et attachés de la défense.
Hôteliers, restaurateurs, tenanciers de bars… tous ont vu leur
chiffre d’affaires bondir depuis
que Rzeszow et ses alentours
jouent le rôle de carrefour logistique, militaire et humanitaire de
l’Ukraine en guerre. « L’afflux de
militaires américains mais aussi de
réfugiés ukrainiens a accéléré le développement de Rzeszow et de ses
environs, déjà amorcé avant la
guerre en Ukraine », affirme Tomasz, qui possède un salon de tatouage dans la vieille ville de
Rzeszow. Lui a vu la guerre s’inviter dans son commerce, alors que
des militaires américains y débarquent régulièrement pour se faire
tatouer « des symboles religieux
chrétiens ». L’un de ses artistes
tatoueurs, un Ukrainien qui avait
rejoint le front au tout début du
conflit en 2022, fait prisonnier de
guerre il y a plusieurs mois, est entre les mains des Russes.
En face de l’aéroport de Jasionka,
des entrepôts vacants ont été aménagés en centre médical d’urgence
pour permettre l’évacuation par
les airs d’Ukrainiens vers divers
hôpitaux européens. Le Medevac
Hub, qui repose sur le mécanisme de protection civile de
l’Union européenne, a déjà permis, depuis son ouverture en septembre 2022, à plus de mille patients, accompagnés de leurs proches, de poursuivre des traitements difficilement accessibles
dans leur pays d’origine. « Civils
comme militaires, ces patients sont
aussi bien atteints de cancer que de
traumatismes multiples, ou de brûlures graves. Notre tâche est de s’assurer de la stabilité de leur état de
santé pour leur permettre 24 heures
plus tard de monter à bord d’un
avion médicalisé », précise Adam
Szyszka, gestionnaire du hub,
auprès de la Fondation PCPM, une
ONG polonaise.
Les patients sont transportés en
bus et en ambulances médicalisés
depuis les hôpitaux de Lviv, dans
l’ouest de l’Ukraine, d’où ils mettent deux heures et trente minutes pour rejoindre le hub.
A quelques kilomètres de là, le
maire de Rzeszow, Konrad Fijolek,
en est certain. La métamorphose
de sa municipalité, catapultée
« ville internationale » est « irréversible ». Dans son bureau, l’édile
s’explique : « Avant, nous étions
une ville à la frontière de l’Union
européenne, un peu loin de Varsovie, et encore plus de Bruxelles. Tout
d’un coup, on est devenu le centre
d’intérêt de l’Europe entière. » Au
point que le rynek (« marché »),
bordé de cafés et de restaurants,
est une véritable tour de Babel.
La métamorphose de Rzeszow
n’est pas passée inaperçue non
plus en Russie. Au point que ses
services de renseignement ont recruté en 2023 des observateurs,
chargés d’espionner l’aéroport de
Jasionka et les livraisons d’armes
vers l’Ukraine. La plupart des
membres de ce réseau, démantelé
par les autorités polonaises, se
trouvent désormais en prison.
« Notre approvisionnement énergétique ou notre chemin de fer
sont victimes plus souvent
qu’avant de cyberattaques, certaines proviennent de Russie », souligne également Konrad Fijolek. En
ville en tout cas, personne n’en
doute : l’avenir de Rzeszow et de
ses environs graviteront autour
de la reconstruction de l’Ukraine,
aussitôt la guerre achevée. p
hélène bienvenu
P
longé dans une crise politique inédite, le Sénégal a
connu un nouveau coup
de théâtre, dans la soirée du mercredi 6 mars. Les regards étaient
tournés vers l’Assemblée nationale où les députés votaient un
projet de loi d’amnistie controversé, mais c’est du Conseil constitutionnel que l’annonce du jour la
plus importante est venue. La
haute juridiction a exigé que le
scrutin présidentiel se tienne
avant le 2 avril, date à laquelle expire le second mandat de Macky
Sall, au pouvoir depuis 2012. « La
fixation de la date du scrutin audelà de la durée du mandat du président de la République en exercice
est contraire à la Constitution »,
justifient les « sages », dont les décisions ne sont théoriquement
pas susceptibles de recours.
Réaction quasi immédiate de
l’exécutif : le gouvernement a été
dissous afin de « libérer » le désormais ex-premier ministre, et candidat du camp au pouvoir. Amadou Ba « a été libéré de ses charges
pour s’occuper à temps plein de sa
campagne », précise-t-on à la présidence. L’ancien ministre de l’intérieur, Sidiki Kaba, a été chargé
de former un nouveau gouvernement. Dans le même temps, le
premier tour de l’élection a été
fixé au 24 mars. Une date qui reste
incertaine, car, dans la foulée, le
Conseil constitutionnel a quant à
lui décidé de la date du 31 mars.
Dans la tourmente depuis leur
mise en cause pour corruption,
lors de la publication de la liste des
candidats à la présidentielle, les
membres du Conseil constitutionnel dédisent une fois de plus
le président et imposent une lecture stricte de la loi, dans un Sénégal naguère vanté pour son « modèle démocratique ». « Cela montre que les institutions fonctionnent ; nous nous conformerons
aux décisions du Conseil constitutionnel », estime Abdou Mbow, le
président du groupe parlementaire de la majorité, Benno Bokk
Yakaar (« unis par l’espoir », BBY).
Cette décision marque une accélération brutale du calendrier,
alors que le pays vit dans l’incertitude depuis que M. Sall, a annoncé, le 3 février, le report de
l’élection présidentielle prévue
trois semaines plus tard. Les députés avaient d’abord reporté le
nouveau scrutin au 15 décembre,
avant que le dialogue national,
convoqué par le président, ne préconise de le ramener au 2 juin.
Dans sa décision du 6 mars, le
Conseil constitutionnel a rejeté
toutes les préconisations du dialogue national du 26 février – boycotté par dix-sept des dix-neuf
candidats à la présidentielle. Il ne
veut donc pas d’une élection après
le 2 avril, mais balaie aussi l’idée
d’un intérim assuré par le chef de
l’Etat après l’expiration de son
mandat. Il refuse enfin que soit revue la liste des candidats à l’élection présidentielle, que la haute
instance avait elle-même publiée.
Karim Wade, le fils du président
Abdoulaye Wade, de 2000-2012, et
leader du Parti démocratique sénégalais (PDS), apparaît comme
un des grands perdants de cette
décision. Après avoir été éliminé
Empêché
de participer
à l’élection,
le principal
adversaire de
M. Sall pourrait
toutefois battre
campagne
Aprement
débattue, la loi
sur l’amnistie
a été adoptée
à l’Assemblée
nationale
pour avoir renoncé trop tardivement à sa nationalité française,
il espérait réintégrer la course à la
magistrature suprême. Autre
doute levé, celle de la vacance du
pouvoir. Le Conseil prévoit qu’elle
sera assurée par le président de
l’Assemblée nationale, Amadou
Mame Diop, et non par M. Sall. « La
durée du mandat du président de la
République ne peut être réduite ou
rallongée », répliquent les juges.
Ces décisions ont été annoncées
alors qu’une loi sur l’amnistie
était âprement débattue à l’Assemblée nationale. Avec 94 voix
pour, 49 contre et trois abstentions, la loi a été adoptée et permet d’amnistier toutes les personnes arrêtées dans le cadre des
manifestations organisées entre
février 2021 et février 2024.
Ousmane Sonko, le principal adversaire de M. Sall, incarcéré depuis juillet 2023 pour appel à l’insurrection, pourrait rapidement
sortir de prison, à quelques jours
du début du ramadan. Comme
son bras droit, Bassirou Diomaye
Faye, désigné comme le candidat
du Parti africain du Sénégal pour le
travail, l’éthique et la fraternité, le
Pastef, dissous en juillet 2023 par
les autorités. En prison depuis près
d’un an, pour outrage à magistrat,
il pourrait battre campagne.
Une opposition fragilisée
Si la décision du Conseil constitutionnel sur la liste des candidats
empêche définitivement toute
participation de M. Sonko à l’élection présidentielle, son camp veut
aller au scrutin coûte que coûte.
« Diomaye, c’est comme Sonko. Il
pourra sortir pour accompagner
son candidat, ce que beaucoup ne
voulaient pas. Dieu fait bien les
choses, cette loi a été votée », se félicite le député Abass Fall, issu du
Pastef, même s’il a voté contre le
texte d’amnistie. Porté par le président de la République pour « pacifier l’espace politique », le projet
de loi d’amnistie faisait polémique, tant au sein de l’opposition
que de la majorité. Le texte demeure impopulaire auprès d’une
grande partie de la population, car
il pourrait amnistier les responsables de la mort de la soixantaine
de personnes tuées et des centaines blessées, depuis mars 2021, au
cours des manifestations.
Les ex-députés du Pastef ont hésité sur leur vote jusqu’au dernier
moment. « Est-ce que les crimes de
sang sont dans le champ d’application de cette loi d’amnistie ? », a demandé le député Oumar Sy à Aïssata Tall Sall, la ministre de la justice, tout en rappelant que son
parti n’avait jamais été demandeur de cette loi, même s’il en bénéficierait. « Toutes les infractions
criminelles et délictuelles sont incluses, c’est clair », a répondu la ministre qui a tout de même ajouté :
« Toutes les victimes seront assistées et soutenues. » Finalement,
l’opposition a voté de façon désunie. Celle-ci est fragilisée à la veille
du scrutin, c’était un des souhaits
du président sortant, et peut-être
le seul pari qu’il a pour l’instant gagné, alors que son candidat, M. Ba,
apparaît plus faible que jamais,
après un mois de crise politique. p
coumba kane (à paris)
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6 | planète
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
La mer Rouge
menacée après
un naufrage
Un vraquier chargé d’engrais
chimiques a été coulé par
les houthistes au large du Yémen
L’
inquiétude grandit en
mer Rouge, depuis le
naufrage, survenu samedi 2 mars, d’un navire chargé d’engrais chimique, au
large du port de Moka, au Yémen.
Parti des Emirats arabes unis, le
Rubymar était en route pour le canal de Suez et la Bulgarie, lorsque
la salle des machines a été touchée
par des missiles lancés par des rebelles yéménites, le 18 février.
Le vraquier, propriété de la société britannique Golden Adventure Shipping, battait pavillon du
Belize et était exploité par la société libanaise GMZ Ship Management qui parle, elle, d’une immatriculation aux îles Marshall. Les
pays les plus proches, Yémen, Arabie saoudite et Djibouti, auraient
refusé d’accueillir le navire, par
crainte d’une catastrophe écologique. Le bâtiment a jeté l’ancre
à 65 kilomètres du rivage, fini par
sombrer après évacuation de
l’équipage, et repose maintenant
sur le flanc, par quelques dizaines
de mètres de fond. Il transportait
200 tonnes de mazout de propulsion et 80 tonnes de gazole, ainsi
que 22 000 tonnes de phosphate
et de sulfate d’ammonium.
« Un produit huileux »
Mercredi 6 mars, la Commission
européenne a mis en place une
équipe internationale sous l’égide
du centre de coordination de la
réaction d’urgence de l’Union
européenne. En lien avec les Nations unies – qui ont envoyé
cinq spécialistes du programme
onusien pour l’environnement –,
cette équipe européenne a pour
but de fournir une expertise à distance aux autorités yéménites.
« Pour le moment, aucune pollution majeure n’a été observée
autour du navire. Les bateaux présents sur zone ont juste repéré à la
surface de la mer un produit huileux qui pourrait correspondre à
des lubrifiants échappés de la salle
des machines », explique Christophe Logette, directeur du Centre
de documentation, de recherche
et d’expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux
(Cedre) de Brest (Finistère), mobilisé par Bruxelles.
Mais ce n’est pas la quantité
d’hydrocarbures en jeu, étalés sur
une quarantaine de kilomètres,
qui préoccupe le plus : le tonnage
de mazout est mille fois moins important que celui de l’Amoco-Cadiz, le pétrolier responsable de la
marée noire qui avait frappé le
nord-ouest de la Bretagne, en 1978.
« La menace n’est pas pharaonique,
même si le mazout pourrait polluer
les côtes du Yémen, notamment
celles des Hanish, un archipel d’une
vingtaine d’îles à la biodiversité remarquable », selon M. Logette.
Les engrais posent plus de questions. Ils ont l’avantage d’être
sous forme solide, des granulés de
couleur beige qui ne se seraient
pas encore répandus dans la mer,
la coque du Rubymar ne présentant apparemment pas de brèche.
Utilisés dans l’agriculture pour
leur apport en azote et en soufre,
mais aussi dans les industries
pharmaceutique, textile et chimique, en particulier dans les poudres d’extincteur, les produits
en présence ne sont pas explosifs,
et leur dissolution est lente.
Il s’agit de comburants de
classe 5, considérés en Europe
comme « pas nécessairement com-
21
22
bustibles, mais pouvant provoquer
ou favoriser la combustion d’autres
matières ». « Il ne faut pas s’attendre à un effet immédiat sur le milieu marin, sauf si la coque du bateau venait à rompre, souligne le
directeur du Cedre. Tout va dépendre de la rapidité et de la concentration du déversement, s’il a lieu. »
Le risque posé par ces engrais
tient à l’apport de nutriments très
important qu’ils représentent. Ces
granulés sont d’ordinaire consommés à raison d’un kilo à un kilo et
demi pour mille mètres carrés. Si
la cargaison du Rubymar était relâchée d’un seul coup, on assisterait
à une prolifération d’algues, lesquelles consommeraient en abondance l’oxygène dissous dans
l’eau, au détriment des autres espèces, végétales et animales.
« Pour éviter ce scénario du pire,
nous allons étudier à distance la
possibilité d’un relèvement de
l’épave, afin de la remorquer dans
un port pour la vider, sachant que
le contexte géopolitique ne s’y
prête pas », ajoute M. Logette. Le
Yémen, pays le plus pauvre de la
La coque
du « Rubymar »
ne présente
apparemment
pas de brèche
péninsule Arabique, est en proie,
depuis 2014, à un conflit opposant
le gouvernement aux rebelles
houthistes. Ces insurgés proches
de l’Iran attaquent, en mer Rouge
et dans le golfe d’Aden, depuis novembre 2023, les navires marchands qu’ils estiment liés à Israël,
disant agir par « solidarité » avec
les Palestiniens, dans le contexte
de la guerre à Gaza, déclenchée en
représailles à l’attaque terroriste
du Hamas, le 7 octobre 2023.
Pour Greenpeace, une grande
vigilance s’impose. « Ce naufrage
pourrait avoir un impact majeur
sur l’environnement, l’économie et
la vie des gens, avec des dommages, immédiats et à long terme,
pour la vie marine et les écosystè-
mes, la contamination de l’eau
pouvant perturber les pêcheries locales, menacer la biodiversité et
endommager les récifs coralliens,
note Julien Jreissati, directeur de
l’ONG pour le Moyen-Orient et
l’Afrique du Nord. La prolifération
d’algues nuisibles pourrait avoir
des effets en cascade sur l’ensemble du réseau trophique et affecter
d’autres espèces. »
Dauphins, baleines et tortues
La menace plane sur cette zone
considérée par le Fonds mondial
pour la nature comme l’une des
plus sensibles au monde. Le long
de ses 2 500 kilomètres de côtes,
dont 151 îles en mer Rouge, le Yémen présente des rivages rocheux
et sablonneux couverts de vasières, mangroves, récifs coralliens et
herbiers marins, de première importance. Des communautés marines tropicales figurant parmi les
plus variées de la planète, habitées
par plus de 400 espèces animales,
selon un rapport du ministère de
l’eau et de l’environnement yéménite, publié en 2014. Outre les
poissons et les invertébrés, les
communautés d’herbes marines
abritent des dauphins, des baleines, des tortues de mer, dont quatre espèces considérées en danger
par l’Union internationale pour la
conservation de la nature, ainsi
que des dugongs, sorte de lamantins à nageoire caudale triangulaire, espèce herbivore menacée à
l’échelle mondiale. Même chose
en Erythrée, pays situé en face du
Yémen, dont les côtes représentent un linéaire de 2 000 kilomètres, avec 350 îles.
Côté Yémen, les autorités s’inquiètent aussi du risque que fait
peser ce naufrage sur la ressource
en eau douce, fournie en partie par
des usines de dessalement. Des
équipes locales ont été dépêchées
pour inspecter les plages et relever
des échantillons, ont déclaré les
autorités. Une contamination des
côtes serait le « pire des scénarios »,
ont-elles fait savoir, précisant disposer de barrages flottants pouvant être utilisés pour protéger les
zones les plus sensibles. p
guillaume delacroix
L’affrontement continue entre les opposants
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Le cargo « Rubymar », endommagé par un tir de missile le 18 février, au large du Yémen, photographié le 1er mars. MAXAR TECHNOLOGIES/AFP
Action médiatique à Paris et recours juridiques dans le Tarn maintiennent la pression
S
ur le dossier de l’autoroute A69, entre Castres
(Tarn) et Toulouse, le gouvernement est de nouveau sous
pression. Lundi 4 mars, le militant
écologiste Thomas Brail a grimpé
en haut d’un platane face au ministère de la transition écologique, à Paris, comme il l’avait fait
en septembre 2023. Aussitôt, le
fondateur du Groupe national de
surveillance des arbres (GNSA) a
demandé à être reçu par le ministre Christophe Béchu pour évoquer la situation des « écureuils »
qui défendent les chênes et les
platanes de la Crem’Arbre, le nom
de la zone à défendre (ZAD) installée sur la commune de Saïx (Tarn),
sur le tracé de la future autoroute
– un projet anachronique, selon
les opposants, un moyen de désenclaver le sud du Tarn, pour ses
promoteurs. Selon les associations comme La Voie est libre et le
GNSA, les cinq activistes toujours
perchés n’étaient plus ravitaillés
depuis deux semaines.
« Il est nécessaire d’appeler l’Etat
à respecter les préconisations de
l’ONU, nous continuerons à mettre
la pression », confie M. Brail,
qui s’est entretenu avec deux
conseillères avant de lever le
camp. Lundi soir, le parquet de
Toulouse a autorisé les avocates
des militants et des associations,
Claire Dujardin et Alice Terrasse, à
apporter de la nourriture à leurs
clients. Mais, selon elles, les forces
de l’ordre ont bloqué les bouteilles
d’eau. Le 29 février, le rapporteur
spécial des Nations unies sur les
défenseurs de l’environnement,
Michel Forst, avait demandé à la
France de prendre des « mesures
immédiates » afin d’assurer la protection des militants face à la
« gravité des observations » faites
sur place les 22 et 23 février. Il a réclamé « une enquête et des sanctions », notamment pour des actes
de privation de sommeil, de nourriture et d’eau potable.
« Il y a beaucoup d’opacité »
A la suite de ce rapport, les opposants ont saisi en urgence la Cour
européenne des droits de
l’homme (CEDH). Dans une décision rendue mercredi, la CEDH a
rejeté leurs demandes, rappelant
que ces « mesures d’urgence ne
s’appliquent qu’en cas de risque imminent de dommage irréparable ».
Dans sa réponse à la CEDH, que
Le Monde a pu consulter, le gouvernement nie les privations de
sommeil et de ravitaillement. La
préfecture du Tarn est sur la même
ligne, malgré les nombreux témoignages de militants ou les
constats dressés par M. Forst. « Le
groupe spécialisé de la gendarme-
rie est chargé de négocier avec les
opposants afin que ces derniers
quittent les arbres : les consignes
sont d’opérer en toute sécurité », explique la préfecture, qui affirme
que les forces de l’ordre n’ont pas
voulu empêcher les « écureuils »
de dormir mais « ont pu utiliser
leurs lampes torches pour vérifier
qu’il n’y avait pas d’incident dans
les arbres, de manière ponctuelle ».
« Nous réservons la possibilité
de saisir de nouveau la Cour,
comme elle nous en laisse la possibilité, si des atteintes sont constatées », note Me Dujardin. Outre
deux plaintes aurpès du rapporteur de l’ONU, le GNSA a aussi
saisi la Défenseure des droits. Un
recours en référé a enfin été introduit auprès du tribunal administratif de Toulouse, pour contester
la légalité des coupes d’arbres
sur la zone. Dans sa demande
d’autorisation environnementale, le concessionnaire Atosca
avait classé ce bois dans la catégorie à « fort enjeu écologique »
et indiqué qu’aucun abattage
n’aurait lieu hors de la période du
1er septembre au 15 novembre.
L’arrêté d’autorisation environnementale du 1er mars 2023 demandait donc au concessionnaire de respecter ces conditions.
Les premières coupes dans ce bois
ont pourtant commencé le 21 fé-
vrier. Si l’arrêté permet de déboiser entre le 15 février et le 31 mars,
des investigations préalables doivent être menées par un écologue
puis validées par la direction régionale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement
(Dreal). Mais aucun document n’a
été rendu public.
Pour éclairer ce point, des associations ont déposé un référé
« mesures utiles », en cours d’instruction. Dans sa réponse, le préfet
du Tarn affirme qu’Atosca a bien
produit un document. « Il évoque
le fait que le concessionnaire a établi un rapport le 15 février mais ne
communique pas la pièce et fait
l’aveu qu’elle n’est pas instruite par
ses services, estime Me Terrasse. Il y
a beaucoup d’opacité. On demande
que le tribunal enjoigne au préfet
de faire cesser les travaux. »
La préfecture précise que « des
inspections ont été menées arbre
par arbre par un expert écologue
(…). Sur 118 arbres expertisés depuis
le 15 février, 106 ne comportent pas
de traces d’oiseaux ni de chiroptères, ce qui a conduit l’écologue à
considérer la zone comme à moindre enjeu ». Mais des échanges entre le concessionnaire et la Dreal
sont encore en cours pour confirmer cette analyse. p
matthieu goar
et stéphane mandard
|7
FRANCE
Ukraine : Macron espère un sursaut de l’opinion
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Le chef de l’Etat veut convaincre de la gravité de la situation. Il a reçu ses prédécesseurs à l’Elysée mercredi
L
e tragique de l’histoire
s’est invité à l’Elysée. Mercredi 6 mars, il est 18 heures quand François Hollande franchit les portes du palais
présidentiel pour rejoindre le salon doré où le précède Emmanuel
Macron. Au premier étage, aux côtés d’une toile de Pierre Soulages,
les deux chefs d’Etat, l’un ancien,
l’autre en fonctions, parlent de la
guerre qui frappe l’Ukraine, envahie depuis le 24 février 2022 par
les troupes russes, et de l’opinion
qui tend à l’oublier.
François Hollande avait quelques conseils à donner à son successeur, lui qui a vécu, lors de son
mandat, la révolution pro-européenne de Maïdan en 2014 à Kiev,
à l’origine d’une grande partie de
la fureur de Vladimir Poutine. En
diplomatie, en particulier avec le
chef du Kremlin, qui, selon l’ancien président de la République,
ne comprend que le rapport de
force, il est préférable de « ne pas
dire ce que l’on va faire et de faire
ce que l’on n’a pas dit », confie
François Hollande à quelques
journalistes sur le perron de l’Elysée. « Moins on en dit, mieux on
agit », insiste-t-il avant de quitter
la rue du Faubourg-Saint-Honoré.
Telle est la logique de dissuasion,
pense François Hollande.
Nicolas Sarkozy, qui s’est éclipsé
du palais après son entretien, s’est
montré moins disert. Il avait
peut-être déjà tout dit dans son
ouvrage Le Temps des combats
(Fayard, 2023). « La France a tort de
livrer des armes à flux continu à
l’un des belligérants », écrit-il, évoquant l’Ukraine. Le Parquet national financier a ouvert une enquête en 2020 sur les raisons pour
lesquelles M. Sarkozy a été rémunéré à hauteur de 500 000 euros
par une société d’assurances
russe, RESO-Garantia.
« Défense de nos valeurs »
Aux dires de l’Elysée, Emmanuel
Macron voulait « consulter » et
« recueillir les avis » de ses pairs sur
cette crise géopolitique majeure.
Un tel cérémonial est rare, signe
que l’heure est jugée grave. Voilà
un peu plus d’une semaine, à l’issue d’un sommet sur l’Ukraine à
Paris, le 26 février, le chef de l’Etat
a indiqué qu’il n’y avait, pour le
moment, « pas de consensus pour
envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au
sol ». Mais « rien ne doit être exclu », avait-il ajouté. Emoi international. Tollé intérieur.
L’OTAN tempère le propos et
l’opposition étrille le comportement jugé « va-t-en-guerre » du
L’ancien président de la République François Hollande, à l’Elysée, le 6 mars. GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP
chef de l’Etat, accusé par ses contempteurs de précipiter une troisième guerre mondiale. « Emmanuel Macron joue au chef de guerre
mais c’est la vie de nos enfants
dont il parle avec autant d’insouciance », s’insurge, sur X, la leader
d’extrême droite Marine Le Pen.
Nullement question de corriger
le tir au sommet de l’Etat. Et si
Emmanuel Macron conviait,
mercredi, les anciens chefs d’Etat,
c’est moins pour les écouter
que pour faire entendre sa voix.
Le locataire de l’Elysée, nie toute
désinvolture et assume chaque
mot prononcé le 26 février.
Depuis Prague, mardi, il appelle
les alliés de l’Ukraine à ne pas être
« lâches ». Emmanuel Macron a lu
Les Somnambules, l’ouvrage de
Christopher Clark (Flammarion,
2013) décrivant l’aveuglement
coupable des Européens avant
la première guerre mondiale. Redoutant de vivre un moment
Redoutant de
vivre un moment
de bascule de
l’histoire, Macron
entend réveiller
l’Europe face
au péril russe
comparable de bascule de l’histoire, il entend, selon son entourage, réveiller le Vieux Continent
face au péril russe. « Ce qui se joue,
c’est la défense de nos valeurs et le
droit des peuples à disposer d’euxmêmes », martèle-t-on à l’Elysée.
Kiev est en situation délicate et
le président russe, Vladimir Poutine, ne connaît pas de limites,
veut faire savoir Emmanuel Macron. Le message sur X de Dmitri
Medvedev, le 14 février, a fait fré-
mir Paris. L’ex-président russe, fidèle de Poutine, évoquait la menace d’un attentat contre Emmanuel Macron pour justifier l’annulation d’un voyage du président
français à Kiev. Une fake news entendue à l’Elysée comme une menace ciblant le chef de l’Etat. A cela
s’est ajoutée l’annonce du décès de
l’opposant russe Alexeï Nalvany, le
16 février, dans sa prison reculée
de l’Arctique. La multiplication de
cyberattaques et la propagation
de désinformation prorusse à
grande échelle orchestrée par le
réseau Portal Kombat ont achevé
de mettre l’Elysée sous tension.
Mise en scène
Mais il reste à convaincre l’opinion publique de la gravité du moment et de la nécessité de hausser
le ton face à Moscou. Exercice délicat. « L’idée de la guerre est déjà
dans la tête des gens », observe le
politologue Gérard Le Gall. Mais
« l’opinion veut la paix », soulignet-il. Pour remporter cette bataille
de l’opinion, et faire comprendre
que ne pas soutenir suffisamment Kiev reviendrait à capituler
devant Vladimir Poutine, un brin
de mise en scène a été jugé nécessaire. L’invitation lancée aux deux
anciens chefs d’Etat fait partie
d’un scénario visant à remettre
l’Ukraine au cœur des débats.
Après avoir reçu François Hollande et Nicolas Sarkozy, le chef
de l’Etat devait réunir, jeudi, à
l’Elysée, les chefs de parti, allant
de La France insoumise au Rassemblement national (RN) en passant par Les Républicains et les
socialistes, comme il l’avait fait
à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis)
les 30 août et 17 novembre 2023.
A l’époque, personne ne s’était
opposé au soutien à l’Ukraine.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Le chef
de l’Etat veut que chacun dévoile
son jeu, se positionne pour ou
contre l’accord de sécurité avec
l’Ukraine conclu le 16 février qui,
aux dires de l’Elysée, « inscrit notre soutien à l’Ukraine dans la durée pour faire échec à la guerre
d’agression de la Russie ».
L’article 50-1 de la Constitution,
déclenché par le président, ouvre
l’accord à un débat puis à un vote
au Parlement, qui aura lieu le
12 mars à l’Assemblée nationale.
« Bas les masques. Il n’y a rien de
mieux qu’un vote pour savoir où
les gens habitent », se félicite-t-on à
l’Elysée, où l’on espère démontrer
à cette occasion la complaisance
du RN envers le Kremlin et gêner
le parti d’extrême droite, qui fait
la course en tête pour les élections
européennes de juin. « Ne laissez
pas entrer les nationalismes. Ils
étaient déjà la guerre, ils sont désormais la défaite face à la Russie »,
a lancé le chef de l’Etat devant ses
ministres, mercredi matin. p
claire gatinois
Pour les européennes, la droite mise sur l’agricultrice Céline Imart
La céréalière tarnaise, qui présente un parcours atypique, est numéro deux sur la liste du parti Les Républicains pour le scrutin du 9 juin
C
éline Imart parle vite. L’accent chante par pointe et
les sujets fusent. A 41 ans, la
numéro deux sur la liste du parti
Les Républicains (LR) aux élections européennes du 9 juin a déjà
eu plusieurs vies. La dernière
l’amène mardi 5 mars à la brasserie Le Bourbon, à Paris, lieu de rendez-vous incontournable des parlementaires. Il y a quelques semaines, elle s’activait sur le barrage de
l’A68 chez elle dans le Tarn. Mais,
avant d’évoquer son engagement
politique récent, la céréalière, à la
tête d’une exploitation de 230 hectares près de Cuq-Toulza (Tarn), digresse. « Adolescente, j’ai été happée par le Chili à travers les livres de
Pablo Neruda et les poèmes de Gabriela Mistral, alors je m’étais juré
d’y aller », dit-elle pour évoquer
une ligne moins romanesque sur
son CV, directrice financière d’une
filière du groupe Bolloré à Santiago. La Tarnaise s’étonne de la surprise suscitée par son profil. « J’entends que je ne pourrais pas vraiment être une agricultrice parce
que j’ai fait Sciences Po et l’Essec.
Mais c’est quoi cette vision méprisante des agriculteurs ? » Elle assume ce parcours de bonne élève,
avant la bifurcation à 28 ans pour
reprendre la ferme familiale. Cinq
générations l’ont précédée mais
ses parents l’imaginaient mener
une carrière à l’international.
« J’avais besoin d’un métier avec
du sens », dit-elle.
Pour mener cette campagne,
cette mère de famille a pris ses
dispositions mais garde encore
un pied dans la terre. « Quand je
l’appelle, elle est une fois sur deux
sur son tracteur », dit en souriant
la tête de liste LR, François-Xavier
Bellamy. Le choix de Céline Imart
est d’abord celui d’Eric Ciotti. Le
président de LR la présente
comme « le visage de l’avenir de
nos territoires ruraux méprisés et
oubliés par le pouvoir actuel ». Au
sein du parti, où elle a récemment
pris sa carte, l’étonnement initial
laisse place aux éloges. « Ciotti
eu du pif avec elle », salue le député
LR de la Loire Antoine VermorelMarques.
« Haranguer les politiques »
Son style commence à imprimer.
Pour sa première matinale sur
BFM-TV, le 26 février, la novice critique Emmanuel Macron, en l’accusant de gérer la crise agricole
« comme une grève à la SNCF ».
Dans les allées du Salon de l’agriculture, l’équipe de M. Ciotti et
l’entourage de M. Bellamy
s’échangent les messages qui vantent le répondant de leur candidate. L’intéressée, elle, découvre le
Salon « de l’autre côté de la barrière ». Comme porte-parole d’Intercéréales (l’interprofession des
céréaliers), elle « aimait haranguer les politiques », une habitude
prolongée sur les plateaux télé.
En 2016, elle accuse Jean-Luc Mélenchon sur France 2 d’« insulter
les agriculteurs français ».
A force d’interventions médiatiques, elle forge sa réputation.
En 2019, Le Point la présente
comme « l’agricultrice qui rend les
écolos verts de rage ». Sur ce modèle productiviste dont elle serait
une représentante, Céline Imart
dit avoir un usage raisonné des
produits phytosanitaires et fait
un rapide cours d’histoire agri-
cole. « Après 1945, on a dit aux paysans de produire plus pour nourrir
le pays. Et maintenant, la société
nous dit qu’il faut produire autrement. Mais, au lieu de présenter
une trajectoire, de financer cette
transition, on nous dit qu’on est
une partie du problème. Certains
écologistes sont incapables de voir
qu’on est une partie de la solution », avance celle qui n’hésite
pas à écrire sur X que la place des
militants des Soulèvements de la
Terre (un collectif écologiste radical) n’est pas au Salon de l’agriculture mais « en prison ».
Avec elle, la droite laboure la
question agricole depuis le début
de la campagne. Au risque d’épuiser le sujet avant le 9 juin ? « L’agriculture recoupe des problématiques plus larges, comme celle des
surtranspositions de normes euro-
péennes en France, relève l’eurodéputée LR Anne Sander. Les artisans, les petits patrons ont aussi ce
sentiment de crouler sous les normes. Et puis Céline Imart a vocation aussi à s’exprimer sur d’autres
sujets. » D’ailleurs, elle brûle de
débattre avec les candidats de Renaissance ou du Rassemblement
national (RN). « Quand Jordan
Bardella [le président du RN] dit
qu’il est contre le libre-échange,
je l’invite à parler à nos vignerons
pour savoir ce qu’ils pensent de
l’impossibilité d’exporter nos
vins », lance-t-elle. Mais, perché
sur son nuage sondagier, M. Bardella ne voit pas l’intérêt de ferrailler avec la représentante d’une
liste LR estimée à 8 % dans plusieurs sondages. Le lot des partis
en jachère électorale comme LR. p
alexandre pedro
8 | france
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Budget: 20milliards d’euros d’économies pour 2025
Devant les parlementaires, Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ont fait face à un concert de reproches
L
es débats d’ordinaire experts et feutrés de la
commission des finances
de l’Assemblée nationale
ressemblent de plus en plus aux
échanges musclés et tumultueux
qui se déroulent dans l’Hémicycle. Mercredi 6 mars, deux heures
durant, le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, et le ministre
délégué chargé des comptes publics, Thomas Cazenave, ont fait
face à un concert de reproches de
la part des commissaires aux finances de l’Assemblée nationale,
avant d’affronter ceux du Sénat,
pendant près de trois heures.
Les deux ministres de Bercy
étaient venus présenter leur
programme d’économies de
10 milliards d’euros dans le budget 2024, qui, faute d’avoir fait
l’objet d’un projet de loi de finances rectificative, ont pris la forme
d’un décret d’annulation de crédits, permettant à l’exécutif
d’éviter un examen public difficile dans une Assemblée où il n’a
plus la majorité absolue.
Annoncées le 18 février, moins
de deux mois après l’adoption
du budget 2024, ces économies
ont été justifiées par des prévisions de croissance plus faibles
que prévu : 1 % au lieu de 1,4 %,
voté dans le budget à l’automne
2023. Mais le recours au règlement plutôt qu’à la loi pour des
économies d’une telle ampleur
est rarissime, la pratique étant
plutôt de procéder par décret
pour des corrections budgétaires
de quelques centaines de millions d’euros en cours d’année.
En pourcentage
du budget initial
Principales annulations de crédits du budget de 2024,
en millions d’euros
Ecologie, développement et mobilité durables
2 222
1 100
Travail et emploi
4,9 %
Recherche et enseignement supérieur
904
2,8 %
Engagements financiers de l’Etat
900
1,5 %
Aide publique au développement
742
12,5 %
Cohésion des territoires
737
3,8 %
Enseignement scolaire
692
0,8 %
Justice
328
2,7 %
Solidarité, insertion et égalité des chances
307
1%
Economie
304
7,1 %
Gestion des finances publiques
235
2,2 %
Sécurités
232
1%
Culture
204
5,2 %
Sport, jeunesse et vie associative
180
9,9 %
Immigration, asile et intégration
175
8,1 %
Infographie : Le Monde
« Insincère », « déni de démocratie », « austérité », « conduite toujours plus autoritaire », « budget
construit sur du sable »… Furieuses d’avoir été privées d’un débat
en séance, les oppositions n’ont
pas retenu leurs griefs face aux
deux ministres de Bercy. Les accusant d’avoir tardé à ajuster les
chiffres du budget 2024, malgré
les alertes de plusieurs organismes internationaux sur le ralentissement. Contestant leurs arbitrages dans les coupes budgétaires. Leur reprochant d’être encore
trop optimistes pour l’année
2024. De mettre en danger la
croissance avec une politique de
rigueur trop stricte, alors que
l’économie ralentit. De tailler
trop, ou pas assez, dans la dépense publique, et pas aux bons
endroits. De ne pas augmenter
les impôts, de ne pas réduire les
niches fiscales.
Des budgets « pas sincères »
« Nous avions été beaucoup de députés à vous prévenir que ce chiffre
[une croissance de 1,4 % en 2024]
ne pourrait pas être atteint »,
a d’emblée attaqué Eric Coquerel,
le président (La France insoumise,
LFI) de la commission des finances
de l’Assemblée nationale, regrettant de n’avoir été informé des
mesures que « par un pli à 0 h 28 »,
la veille du conseil des ministres
Cahier numéro un de l’édition n°3101 du 7 au 13 mars 2024
MARCHE
ZONES D’OMBRE
IRAN LADESLONGUE
IMPÔTS LED’ACRILAIND’MINCALARME CULTURE DELESSYLVAIN
FEMMES
TESSON
IMMOBILIER
TRAVERSER
LA CRISE
Crédits
Comment les
décrocher
Négociations
Les stratégies
gagnantes
EN VENTE CHEZ VOTRE
MARCHAND DE JOURNAUX
Source : ministère de l’économie
du 21 février. Même tonalité à
droite : « Vous avez présenté des
budgets qui n’étaient pas sincères,
et vous le saviez », a renchéri le député Rassemblement national de
la Somme Jean-Philippe Tanguy.
« Je me demande si vous avez agi
comme des apprentis sorciers ou
des autruches ? », a ironisé la députée Les Républicains (LR) de l’Orne
Véronique Louwagie.
Les chiffres du gouvernement
sont encore en deçà de la réalité,
a estimé pour sa part le député
Liberté, indépendants, outre-mer
et territoires Charles de Courson.
« Alors qu’en septembre 2023
aucun organisme de prévision
n’avait estimé crédible votre prévi-
Arbitrages contestés
D’autant que la cure d’amaigrissement n’est pas terminée. « Nous
devons garantir que les 10 milliards d’économies réalisées
en 2024 soient pérennes, a annoncé M. Cazenave. Et, d’autre
part, porter notre effort de 12
à 20 milliards d’euros d’économies
supplémentaires pour l’année
2025. » « N’êtes-vous pas en train
de faire une politique procyclique ?, s’est inquiété le député
socialiste de l’Eure Philippe Brun.
En train de saigner le malade et de
porter une atteinte encore plus
grande à la croissance ? »
Des politiques publiques font
d’ores et déjà l’objet de revues de
dépenses, ont précisé les ministres, dont les aides aux entreprises, les politiques de l’emploi, la
formation professionnelle et
l’apprentissage, la prise en charge
des affections de longue durée,
les aides au secteur du cinéma
ou encore l’absentéisme dans la
fonction publique. Les lois de programmation pluriannuelles sont
aussi dans le viseur, puisque
Bercy entend se pencher sur les
« mesures de maîtrise de la loi de
programmation militaire », ainsi
que sur les « dépenses immobilières des ministères sous loi de programmation », a déclaré Bruno
Le Maire.
Les arbitrages dans les coupes
ont aussi été contestés. Les budgets les plus mis à contribution
sont la transition écologique, le
travail, l’aide au développement
ou l’éducation. Les élus LR ont
reproché au gouvernement de
n’avoir pas touché aux dépenses
sociales, se cantonnant à tailler
dans les dépenses de l’Etat. Les
écologistes, eux, ont déploré les
2,2 milliards d’euros récupérés
sur le budget de l’écologie. « Les
inondations ravagent le Pas-deCalais, les canicules s’enchaînent,
mais l’écologie ne fait pas partie
de vos priorités », a regretté la députée écologiste de Paris Eva Sas.
« On ne renonce en rien à la transition écologique », a répondu
M. Cazenave, assurant que les
« dépenses vertes » augmentent
de plus de 8 milliards d’euros
en 2024, même après les annulations de crédits. « Vous envisagez
des économies partout, sauf dans
la mission la plus importante de
l’Etat, les niches fiscales, a regretté
le député LFI du Nord David
Guiraud. Les niches fiscales, c’est
140 milliards d’euros ! » p
elsa conesa
LFI marque son engagement pour la
Palestine dans sa liste aux européennes
La militante franco-palestienne Rima Hassan figure en septième
position sur la liste, menée par Manon Aubry, pour le scrutin du 9 juin
F
Tous les prix
La baisse,
jusqu’où ?
10,3 %
sion à 1,4 %, vous venez de réajuster ce taux, alors que les mêmes
organismes ont abaissé leur prévision en dessous de vos 1 % », a critiqué le député de la Marne.
Intervenir rapidement était indispensable, a fait valoir M. Cazenave : « Ceux-là mêmes qui nous
reprochent de prendre ce décret
d’annulation rapidement, nous
auraient reproché dans quelques
mois, voire quelques semaines, de
ne pas avoir agi assez tôt si nous
ne l’avions pas pris. » Un budget
rectificatif sera présenté cet été
en cas de nouvelle dégradation,
ont répété les ministres, ce qui apparaît de plus en plus probable.
in du suspense à La France
insoumise (LFI). La formation a dévoilé, mercredi
6 mars, la composition de sa liste
aux élections européennes. Une
liste « maison » menée par l’eurodéputée sortante Manon Aubry,
comme en 2019. A l’exception
d’Anne-Sophie Pelletier, exclue du
groupe LFI en décembre 2023, les
députés sortants (Younous Omarjee, Leïla Chaibi et Marina Mesure)
sont reconduits dans le top 5 des
positions éligibles. Pour le reste,
les candidatures d’ouverture politique sont réduites à quelques
débauchages. Ces derniers jours,
les négociations avec le Nouveau
Parti anticapitaliste ou Génération.s avaient tourné court, tandis
que celles avec les partis de la Nouvelle Union populaire écologique
et sociale (Nupes) n’avaient jamais
vraiment débuté faute de volonté
des Verts, du Parti socialiste (PS) et
des communistes. En conférence
de presse, il restait donc à LFI la
mise en valeur de plusieurs « ex ».
Un ancien maire écologiste et
eurodéputé EELV sortant, Damien
Carême (en 8e position sur la
liste), un ancien coordinateur de
Génération.s en rupture de ban,
Arash Saeidi (6e), une ancienne
responsable des Jeunes Ecologistes, Camille Hachez (19e place), ou
encore une militante écologiste
du parti d’Aymeric Caron, Révolution écologique pour le vivant, Carine Sandon (11e). Si Manon Aubry
souhaite afficher un « regroupement de tous les orphelins de la
Nupes », la composition de la liste
fait dire à un cadre de gauche que
LFI n’a réussi qu’à recréer la « Nupes du pauvre ». Au Parti socialiste, un autre s’amuse de cette
liste qui, dit-il, ressemble un peu
à ce qu’avait fait le PS, en 2019, en
La tête de liste
LFI souhaite
afficher un
« regroupement
de tous
les orphelins
de la Nupes »
débauchant individuellement
des figures d’ouverture. « Ça n’a
pas imprimé… », mesure-t-il.
Même à l’intérieur de LFI, certains regrettent le peu d’attraction
exercée par le mouvement, deux
ans à peine après avoir réussi à former une large alliance autour de la
Nupes. En 2019, la formation avait
réussi à attirer une porte-parole de
l’ONG Oxfam, Manon Aubry, propulsée en tête de la liste. Cinq ans
plus tard, le début de la liste est
trusté par des figures politiques
déjà identifiées comme « insoumises ». A la quatrième place figure
l’inspecteur du travail et militant
CGT Anthony Smith, sanctionné
pour avoir exigé des masques
pour des salariés pendant l’épidémie de Covid-19. De quoi envoyer
un message social, mais cela fait
aussi longtemps que le syndicaliste est proche de LFI.
Les militants zélés récompensés
La principale nouveauté, principale prise de risque aussi, réside
dans la juriste et militante des
droits des Palestiniens, Rima Hassan, septième sur la liste. Pour LFI,
c’est une manière d’affirmer
l’importance de la cause palestinienne, de dire aussi que les polémiques suscitées, à l’automne, par
les prises de position de certains
« insoumis » après l’attaque du
7 octobre 2023 n’ont pas fait céder
d’un pouce le mouvement, au contraire. « Nous sommes fiers de faire
de la place à son parcours singulier », a affirmé le coordinateur national de LFI, Manuel Bompard, à
propos de la Franco-Palestinienne,
née dans un camp de réfugiés palestiniens en Syrie. La campagne
« insoumise » des européennes
sera « pour la paix », à Gaza comme
en Ukraine, a-t-il indiqué.
En matière de diversité sociale,
les mêmes lacunes, qui ont pesé
sur les socialistes, pourraient
bien se retrouver dans cette liste.
Il y a bien – mais pas à des placesclés – un militant des quartiers
nord de Marseille, et « insoumis »
de longue date, Mohamed Bensaada (14e), le restaurateur Nordine Raymond (15e place), le
chauffeur de VTC Brahim Ben Ali
(20e), ou encore le cheminot
Bérenger Cernon (22e).
Le comité électoral récompense
d’abord des militants zélés : après
avoir inlassablement porté le projet d’une liste commune, et malgré leur échec, les animateurs des
Jeunes Insoumis.es Emma Fourreau et Aurélien Le Coq se retrouvent à la 9e et 10e place. Aucun des
candidats d’ouverture n’était présent au siège du mouvement,
mercredi, mais ils devraient apparaître le 16 mars, lors d’un meeting de lancement de campagne
au Parc des expositions de Villepinte (Seine-Saint-Denis). D’ici là,
les militants « insoumis » sont appelés à voter cette « proposition de
liste » en ligne. Proposition très
complète : il ne reste en effet que
deux places vides. De quoi laisser
au moins à Jean-Luc Mélenchon
une position symbolique. p
julie carriat
france | 9
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
LFI et EELV
encore rattrapés
par #metoo
De nouveau, des élus des deux
partis de gauche font face
à des accusations de violences
sexuelles ou psychologiques
L’
histoire bégaie pour Europe Ecologie-Les Verts
(EELV) et La France insoumise (LFI). Dix-huit
mois après les affaires ayant porté
sur le député « insoumis » du
Nord
Adrien
Quatennens,
condamné pour violences conjugales, et sur son collègue écologiste de Paris Julien Bayou, accusé
de violences psychologiques par
son ex-compagne, les deux partis
de gauche se trouvent à nouveau
face à la vague #metoo.
Mardi 5 mars, Le Parisien a révélé
que la députée LFI de Seine-etMarne Ersilia Soudais avait porté
plainte pour viol contre son compagnon, Damien Cassé, conseiller
municipal « insoumis » de Noisiel
(Seine-et-Marne). Dans la foulée,
le parti a publié un communiqué
s’insurgeant contre la publication
du nom de l’élue, « sans le consentement de la victime ». « Comment
les femmes victimes de violence
pourront-elles encore porter
plainte ? », s’interroge la missive.
Avant Le Parisien, c’est Alice Cordier, directrice du collectif identitaire Némésis, qui avait commencé à éventer l’affaire. Lundi
4 mars, la militante évoquait sur le
réseau social X une plainte pour
« viol » déposée par « une députée
bien médiatisée de LFI (…) contre
son conjoint, lui aussi élu LFI ». « Par
discrétion, je ne donnerai pas de
nom », ajoutait-elle. De quoi semer
le trouble au sein de la gauche.
« C’est hallucinant de voir que,
quand un élu de gauche dépose
plainte, cela sort d’abord dans les
réseaux d’extrême droite », s’émeut
la députée écologiste de Paris Sandrine Rousseau auprès du Monde.
Mercredi 6 mars, le procureur de
la République de Meaux a
confirmé la tenue d’une enquête
préliminaire pour des chefs de
« viol par conjoint », d’« appels téléphoniques malveillants », de
« harcèlement moral » et de « violences psychologiques » à la suite
d’une plainte déposée le 2 mars.
Mais, ce mercredi, c’est un autre
passage du communiqué de LFI,
appelant « au respect de l’intimité »
et à « la vie privée d’Ersilia Soudais » qui a fait sursauter plusieurs
élus, en particulier les femmes.
Cette rhétorique leur a rappelé
l’affaire Quatennens. En septembre 2022, après avoir reconnu une
« gifle » infligée à son ex-compagne, le député avait lui aussi invoqué le respect de « sa vie privée ». Il
avait été conforté par Jean-Luc Mélenchon, qui avait réduit les accusations à un « divorce conflictuel ».
L’élu du Nord avait été condamné
à quatre mois de prison avec sursis pour violences conjugales.
La communication externe du
mouvement sur les accusations
d’Ersilia Soudais a donc fait jaser
en interne, alors qu’il a été demandé à ses élus de s’abstenir de
LFI a demandé
le « respect de
l’intimité ». Une
rhétorique qui
rappelle l’affaire
Quatennens et
a fait sursauter
plusieurs élus
tout commentaire, et qu’aucune
information ne leur a été fournie.
« On ne le relaie pas [l’article du
Parisien], on ne le commente pas
et surtout aucun message sur les
boucles où se trouve Ersilia », indiquait le matin même un message
transmis à de nombreux cadres.
Plainte contre Julien Bayou
Mercredi, sur X, la députée LFI Clémentine Autain a invité à « prendre la mesure de la dimension politique de ces faits historiquement
renvoyés au privé et à l’intime ».
Sandrine Rousseau a quant à elle
appelé Mathilde Panot pour lui
rappeler que ces sujets ne relevaient pas « de la sphère privée ».
Au sein de LFI, on avance que la
préoccupation première du mouvement était de protéger la victime et l’enquête par un texte rédigé avec l’accord d’Ersilia Soudais
et de son avocate, Jade Dousselin.
Le mouvement précise également
que la députée a été accompagnée
dans ses démarches. Selon une
source interne, l’élue a saisi la cellule en charge des « violences sexistes et sexuelles », qui a transmis
Le récit intime et politique d’une
ancienne proche de François Ruffin
Dans « L’Amour et la révolution », Johanna Silva, ex-collaboratrice du
député LFI, donne à voir les hauts et les bas du militantisme à gauche
L
es lecteurs du livre du journaliste Rachid Laïreche
François Ruffin. La revanche
des bouseux (Les Arènes, 2021) se
souviennent peut-être de « Johanna », ce personnage mystère
que le narrateur cherche en vain,
comme une clé susceptible
d’éclairer son sujet. Il s’agissait en
réalité de Johanna Silva, ancienne
attachée parlementaire de François Ruffin (en 2017 et 2018). Artisane de la victoire de ce dernier
aux élections législatives de 2017,
dans la Somme, sous l’étiquette
de La France insoumise (LFI), la
jeune femme de 35 ans sort de
l’ombre en son nom après des années de silence. Dans un livre intitulé L’Amour et la révolution (Textuel, 288 pages, 21,50 euros), paru
le 6 mars, elle livre un récit, parfois déstabilisant, entre l’intime
et le politique. Deux espaces qui
sont rarement traités ensemble,
mais que Johanna Silva tente de
faire coïncider dans un texte en
forme de reconquête féministe.
Quand commence le récit,
en 2013, Johanna Silva a à peine
25 ans. François Ruffin n’est encore qu’un autodidacte amiénois
de la politique qui écrit son journal, Fakir, avec une petite équipe.
« Il était vieux, un adulte pour de
vrai. Pire : un père », se souvient
avoir pensé la jeune diplômée de
Sciences Po Lille. Juste avant d’entamer avec lui une relation amoureuse, dont elle se demande désormais si elle mérite ce nom-là.
Fatigue et désillusions
D’abord bénévole, Johanna Silva
intègre l’équipe de Fakir. Du tournage du documentaire Merci patron ! au mouvement Nuit debout
sur la place de la République (Paris), en 2016, et jusqu’à la campagne des élections législatives de
2017, elle devient indispensable
dans l’organisation de la galaxie
ruffiniste, la production de ses
films, l’animation militante.
« Avec François, je pouvais faire
n’importe quoi. N’importe quoi ou
presque. Il me poussait dans les
domaines dans lesquels je lui étais
utile. En ce qui concernait l’écriture, ou la prise de parole publique,
il était beaucoup moins pressant »,
remarque-t-elle.
Elle donne à voir les hauts et les
bas du militantisme à gauche.
Après l’effervescence des premières « nuits debout », elle raconte la
fatigue et les désillusions : « C’est
chouette, que les gens aient enfin
un espace de parole, et s’il y a un tel
succès, c’est qu’il y avait un besoin.
Mais je n’en peux plus, moi, de cet
éternel recommencement. »
Au fil des années, les dissonances apparaissent. Sur la mort
d’Adama Traore, lors de son interpellation par des gendarmes à
Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), à
l’été 2016, par exemple. « Avant de
m’engager à quoi que ce soit, je
dois mener l’enquête », explique
François Ruffin. « Sur les violences
policières, (…) c’est comme s’il ne
lui était pas rentré dans le crâne
qu’elles étaient le fait d’un système
et non des bavures isolées », estime Johanna Silva.
Désaccord, aussi, sur le féminisme « de classe », centré sur le
travail, que prône le député, et qui
rend muette l’enfant de la classe
moyenne qu’elle est. « Dégoût »,
enfin, pour les manœuvres et
vexations entre appareils. Johanna Silva vomit « les calculs, les
mesquineries, les petits pouvoirs et
les tristes ambitions ».
En prenant la plume, Johanna
Silva acquiert aussi un certain
pouvoir. A distance, cette fois, des
hommes providentiels qu’affectionne la vie politique. p
julie carriat
son dossier au « comité de respect
des principes ». L’exclusion à titre
« conservatoire » de Damien Cassé
a ainsi été prononcée.
Du côté des écologistes, c’est de
nouveau Julien Bayou qui est pris
à partie. Son ex-compagne, Anaïs
Leleux, qui a dévoilé pour la première fois son identité dans un entretien au site Les Jours, annonce
avoir déposé plainte contre
M. Bayou pour « harcèlement moral » et « abus frauduleux de l’état
de faiblesse ». Elle s’en prend aussi
au parti avec une plainte spécifi-
que pour « abstention d’assistance
à personne en danger ». En 2022, la
militante n’avait pas déposé
plainte, et la cellule d’enquête sur
les violences sexistes et sexuelles
d’EELV qui s’était autosaisie de l’affaire après un mail de Mme Leleux
avait clos le dossier, n’ayant pas été
« en mesure de recueillir [s]a parole ». Aujourd’hui, EELV dit comprendre « les raisons qui ont
conduit Mme Leleux à saisir la justice », et se tient « à sa disposition ».
En attendant, Julien Bayou ne
fait l’objet d’aucune mise à l’écart.
Pour Sandrine Rousseau, ces
plaintes « ouvrent de nouveaux
champs sur les violences psychologiques et économiques » que la
justice a « du mal à définir ». Dixhuit mois après avoir dévoilé les
faits sur le plateau de « C à vous »,
plongeant elle-même dans la
tourmente, accusée par M. Bayou,
dans un entretien au Monde,
d’avoir « instrumentalisé » le privé
« à des fins politiciennes », la députée écologiste estime « avoir fait
ce qu’elle devait faire ». p
sandrine cassini
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10 | france
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
É D U C AT I O N
Groupes, violences :
Belloubet détaille
sa vision de l’école
La ministre de l’éducation nationale explique
au « Monde » qu’une « certaine souplesse » sera
accordée aux établissements dans la mise en place
des contestés groupes de niveau en 6e et en 5e
ENTRETIEN
P
rès d’un mois après son entrée
en fonctions, le 8 février, la
ministre de l’éducation nationale, Nicole Belloubet, détaille
au Monde sa vision de la mise
en œuvre des groupes de niveau
au collège, rejetés par l’ensemble de la communauté éducative. Elle évoque également la
crise de recrutement des enseignants, les
violences dont ils peuvent faire l’objet, ainsi
que ses projets à la tête d’un ministère qu’elle
souhaite occuper « sur le temps long ».
A votre prise de fonctions, vous vous êtes
laissé quelques semaines pour réfléchir
à la mise en œuvre des groupes de
niveau au collège. Qu’avez-vous décidé ?
Mon objectif, partagé par le président de la
République et le premier ministre, est de
rendre notre école plus efficace pour les élèves, et d’améliorer les résultats scolaires.
Cela ne peut se faire qu’avec une pédagogie
adaptée. Pour le collège, celle-ci doit passer
par la constitution de groupes qui nous permettront, dans les deux matières fondamentales que sont le français et les mathématiques, de faire progresser le niveau de
tous les élèves en prenant en compte la situation de chacun d’entre eux.
Mais s’agira-t-il de groupes de niveau
sur l’intégralité des heures de
mathématiques et de français en 6e et en
5e, comme l’avait annoncé Gabriel Attal ?
Pour atteindre cet objectif du « choc des savoirs », ma préoccupation est de tout faire
pour rendre possible cet engagement et de le
rendre applicable sur le terrain. Je demande
aux enseignants de travailler avec leurs élèves
en groupes tout au long de l’année scolaire,
en prenant en compte leur niveau et leurs difficultés dans telle ou telle modalité d’apprentissage. Nous allons introduire une certaine
souplesse pour les principaux de collège.
Ainsi, il appartiendra au chef d’établissement
de voir à quels moments dans l’année il faut
rassembler les élèves en classe entière, afin de
réexaminer la composition des groupes dans
ces deux matières fondamentales. Il y a
12 millions d’élèves [en comptant le premier et
le second degrés], et les situations diffèrent
d’un collège à l’autre. Ce n’est pas à moi, depuis le ministère, de dicter l’emploi du temps
dans chaque établissement.
C’est une inflexion par rapport
au discours que portait Gabriel Attal
sur le sujet lorsqu’il était ministre de
l’éducation nationale…
Non. Lui et moi sommes d’accord à 100 %
sur l’ambition. Je crois à l’autonomie des établissements, et je fais confiance aux équipes
éducatives. Mais la confiance n’exclut pas les
responsabilités. Il y aura un travail avec
les corps d’inspection pour voir si ce qui
a été imaginé par les équipes répond bien
à la commande de la constitution de groupes, peu importe le nom qu’on leur donne
pourvu qu’ils fassent progresser les élèves.
Les équipes des collèges témoignent
de moyens insuffisants pour appliquer
cette mesure. L’éducation nationale
doit rendre 692 millions d’euros
dans le cadre du plan d’économies
de 10 milliards d’euros annoncé
le 22 février. Avez-vous les moyens
d’atteindre l’objectif qui est le vôtre ?
J’ai parfaitement conscience qu’il y a des
tensions, mais je ne crois pas que le ministère
de l’éducation nationale, de très loin le premier budget de l’Etat, puisse s’exonérer de
participer à cet effort collectif. Nous allons
rendre la réserve de précaution que nous
avions, et nous regardons, ligne par ligne, les
endroits où nous pouvons faire des économies. Nous ne toucherons pas aux emplois, et
nous aurons les moyens de faire les réformes.
« ENSEIGNANT EST
LE PLUS BEAU MÉTIER
DU MONDE, MÊME
S’IL EST DEVENU
DIFFICILE. STOP
AU DÉNIGREMENT
DE NOTRE ÉCOLE ! »
Une partie des 2 330 postes réservés à
la création des groupes sont des postes
de contractuels. Cela ne pose-t-il pas
problème de confier des élèves, surtout
les plus fragiles, à des personnels peu
formés et peu expérimentés ?
Les personnels contractuels que nous recrutons passent devant une commission,
et sont recrutés avec des compétences. Mais
il nous faut encore travailler sur la question
de l’attractivité du métier d’enseignant. L’attractivité dépend bien sûr de la rémunération, mais également de la manière dont les
enseignants sont recrutés et formés. Actuellement, le concours après un bac + 5 interroge. C’est un des chantiers que je suis en
train de conduire, avec l’objectif de rendre
des arbitrages rapidement. Plus tôt nous
jouerons sur l’attractivité, plus vite cela nous
permettra d’avoir plus d’enseignants encore.
N’est-ce pas là votre principal enjeu en
tant que ministre ? Toutes les réformes
se heurtent à ce problème structurel
qui met tout le système scolaire sous
tension : vous manquez d’enseignants…
C’est un point épineux, en effet. Enseignant est pourtant le plus beau métier du
monde, même s’il est devenu difficile. Stop
au dénigrement de notre école ! On ne peut
pas dire que les enseignants ne font rien, on
ne peut pas dire qu’ils font mal, de même
qu’on ne peut pas dire que nos élèves n’ont
pas envie de réussir à l’école.
Vous êtes le quatrième ministre de
l’éducation en moins d’un an. Les annonces se sont succédé sans que les acteurs
saisissent toujours la cohérence
des politiques éducatives. Quel sens
entendez-vous donner à votre action ?
Je m’inscris dans la continuité des chantiers
menés depuis 2017 et l’élection d’Emmanuel
Macron, qui a fait de l’éducation une priorité,
ainsi que dans le temps long. Le système scolaire et ses acteurs ont besoin de stabilité.
J’ai deux ambitions pour l’école. La première, c’est de réactiver l’ascenseur social. Je
voudrais que nous puissions décorréler les
résultats scolaires des indicateurs socio-éco-
Un rapport pointe la « solitude » des enseignants face aux menaces
La commission d’enquête parlementaire créée après l’assassinat du professeur Samuel Paty formule 38 recommandations
L’
école de la République
est en danger. » C’est le
constat dressé par les
sénateurs François-Noël Buffet
(Les Républicains, Rhône) et Laurent Lafon (Union centriste, Valde-Marne) lors de la présentation
de leur rapport, mercredi 6 mars,
sur le signalement et le traitement des pressions, des menaces
et agressions dont les enseignants sont victimes.
Ce document conclut les travaux
d’une commission d’enquête
créée à la demande de Mickaëlle
Paty, sœur de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie victime d’un assassinat terroriste,
le 16 octobre 2020. Ce drame avait
mis en évidence les pressions, et
parfois les violences, dont peuvent
être victimes les enseignants, sans
toujours trouver un accompagnement adéquat pour y faire face.
Quelques mois après la création,
en juin 2023, de la commission
d’enquête, un autre enseignant,
Dominique Bernard, a été assassiné à Arras, le 13 octobre.
Au cours de leurs travaux, les
deux sénateurs ont noté le « terrible sentiment de solitude » des enseignants. Ils appellent à restaurer
l’autorité de l’institution scolaire
afin d’éviter d’autres drames.
En ce sens, trente-huit recommandations sont formulées. Tout
d’abord, il s’agit de promouvoir la
laïcité au sein des établissements
scolaires. Le rapport préconise
une meilleure formation des personnels d’éducation, et recommande l’élargissement de l’interdiction du port de signes religieux
ostentatoires « à toute activité organisée par l’institution scolaire,
y compris en dehors du temps scolaire (sorties tard le soir, assister à
une cérémonie de remise des diplômes…) ». La présentation de ce rapport sénatorial intervient seulement quelques jours après les menaces de mort proférées en ligne
à l’encontre du proviseur du lycée
Maurice-Ravel, dans le 20e arrondissement de Paris.
Lors de son déplacement au sein
de l’établissement, mardi 5 mars,
en compagnie de la ministre de
l’éducation nationale, Nicole Belloubet, la directrice de l’académie
de Paris, Valérie Baglin-Le Goff,
citée par l’Agence France-Presse,
a rappelé les faits. Le 28 février, le
proviseur du lycée a demandé à
trois élèves d’ôter leur voile, « l’une
d’entre elles a ignoré les consignes
du proviseur, qui lui a mis une main
sur le dos pour lui signaler qu’elle
avait quelqu’un derrière elle ». « Il
n’y a eu aucune violence, contrairement à ce que certains médias ont
relayé », assure-t-elle, alors que des
messages ont circulé sur les réseaux sociaux rapportant que
le proviseur aurait giflé l’élève.
D’après le parquet de Paris,
l’élève a déposé plainte pour violences n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail. Le proviseur a, lui,
déposé plainte pour acte d’intimi-
dation. Le parquet a confirmé
l’ouverture d’une enquête pour
cyberharcèlement. Cette affaire a
eu un fort écho dans la communauté éducative, et une centaine
de chefs d’établissement se sont
réunis, lundi 4 mars, devant la Sorbonne, à Paris, pour afficher leur
soutien envers leur collègue.
Journée hommage
Une autre problématique est soulevée par les deux sénateurs : la
présence de plus en plus marquée
des parents d’élèves. « Il est urgent
de rappeler qu’au sein des établissements il n’y a pas de partage de
l’autorité, et que ce sont bien les
personnels d’éducation qui sont
chargés de la faire respecter »,
estime Laurent Lafon.
Sur le volet sécurité des établissements et des personnels d’éducation, les deux sénateurs souhaitent une meilleure coordination
entre l’administration, les forces
de sécurité et la justice. Afin de
rendre les dispositifs administratifs et policiers plus efficaces, ils
estiment qu’il faudrait rendre
automatique l’octroi de la protection fonctionnelle. L’administration aurait, dans un second
temps, la faculté de la retirer.
Si trois quarts des demandes
sont accordées aux enseignants,
les délais restent encore « trop
longs », notent les sénateurs.
En 2022, 3 733 demandes de protection fonctionnelle ont été
formulées par le personnel de
l’éducation nationale, dont 80 %
par le personnel enseignant du
premier et du second degrés. Le
premier motif de demande correspond aux cas d’atteinte volontaire à l’intégrité de l’agent.
Une autre recommandation du
rapport reprend une annonce formulée en 2019 par le ministre de
l’éducation nationale de l’époque,
Jean-Michel Blanquer, qui préconisait la création de structures spéciales pour les élèves perturba-
teurs et polyexclus. Peu de détails
ont été donnés sur ce point.
Plus symbolique, enfin, les rapporteurs prônent l’organisation
d’une journée d’hommage obligatoire aux enseignants assassinés
dans chaque établissement en début d’année scolaire. Une manière
pour eux de « rétablir le sentiment
de confiance » envers une profession fortement traumatisée, rappelle François-Noël Buffet. Ce dernier note que le sentiment d’insécurité des personnels d’éducation
grandit : une partie non négligeable affirme s’autocensurer, notamment sur les sujets qui traitent de religion. « Les menaces et
pressions subies par les enseignants ne sont plus des cas isolés et
ponctuels. Aucun établissement ni
aucun territoire ne sont épargnés », concluent les deux sénateurs, qui soutiennent que les incidents déclarés ne seraient que la
partie émergée de l’iceberg. p
minh dréan
france | 11
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Des centres sociaux dans le rouge,
l’Etat promet un «geste financier»
Ces structures de proximité, présentes sur tout le territoire, y compris en
milieu rural, sont confrontées à une hausse des coûts de fonctionnement
D
nomiques, et de ce point de vue nous devons
faire des efforts. Des mesures ont déjà été
mises en œuvre, notamment pour l’éducation prioritaire, et je voudrais également travailler, entre autres, sur la ruralité. Ma
deuxième ambition est de donner les clés
à ces jeunes qui seront les hommes et les
femmes de demain, pour s’orienter dans le
monde qui sera le leur.
Nicole
Belloubet,
ministre
de l’éducation
nationale et
de la jeunesse,
dans
son bureau,
mercredi
6 mars. JULIEN
DANIEL/MYOP POUR
Le monde de l’éducation nationale que
vous retrouvez en tant que ministre est-il
différent de celui que vous avez quitté en
tant que rectrice de Toulouse, en 2005 ?
Il existe des permanences, notamment le
souci des équipes éducatives de porter les
élèves, et de faire de leur mieux pour eux.
Deux éléments m’ont cependant frappée.
Il y a, me semble-t-il, une plus grande hétérogénéité. Il faut se réjouir que l’école accueille
bien tous les enfants, et qu’elle soit de plus
en plus inclusive. Dans une même classe, il
peut y avoir des élèves très différents, certains à l’aise, d’autres moins, certains qui ne
parlent pas français, d’autres qui ont besoin
de soins… Toutes les organisations syndicales m’ont fait part de la grande difficulté des
enseignants à gérer parfois cette hétérogénéité. Il est important de continuer d’ouvrir
l’école à tous. Nous devons poursuivre nos
efforts pour les accompagner.
Je suis également marquée par les questions de sécurité, qui touchent aujourd’hui
l’école comme toute la société. Nous en
avons eu deux exemples cette semaine avec
les incidents au lycée Maurice-Ravel, à Paris,
et au lycée Gustave-Eiffel de Cachan (Val-deMarne), mais des questions de ce type se posent fréquemment.
Comment répondre à cette insécurité,
que les enseignants ressentent beaucoup
et pour laquelle ils déplorent souvent un
manque de soutien de leur hiérarchie ?
Il faut en finir avec le « pas de vague ».
Quand il y a une difficulté, il faut le dire, traiter la situation, et apporter un soutien total
et constant aux équipes.
Pour que les élèves travaillent et réussissent,
il faut des méthodes pédagogiques adaptées,
mais nous devons aussi asseoir l’autorité des
professeurs. Evidemment, cela ne se décrète
pas. Cela passe par des dispositifs pédagogiques, tels que l’apprentissage des valeurs de la
République, et par des actions comme l’octroi
de la protection fonctionnelle pour un personnel menacé ou en difficulté, ainsi que les
signalements au procureur dès que cela s’impose, immédiatement. p
propos recueillis par
sylvie lecherbonnier, violaine morin
et éléa pommiers
« LE MONDE »
epuis des années, les
centres sociaux essaient de faire avec ce
qu’ils ont, mais là on
est arrivés au bout du bout. Il n’y a
plus une seule économie à faire »,
se désole Tarik Touahria, président de la Fédération des centres
sociaux et socioculturels de
France (FCSF). Les acteurs du secteur multiplient les alertes.
Jeudi 7 mars, le ministère du travail, de la santé et des solidarités
doit annoncer un « geste financier », lors d’une réunion qui réunit les différents partenaires et financeurs. Pour le moment,
aucun montant n’a été communiqué. La FCSF, elle, se réjouit de
cette annonce, mais rappelle
qu’elle réclamait un fonds exceptionnel de 64 millions d’euros.
Réparties sur l’ensemble du territoire, ces 2 373 structures de
proximité, qui proposent des activités sociales, culturelles, éducatives et familiales, sont confrontées à une augmentation importante des coûts : inflation, hausse
des prix de l’énergie, mais aussi
l’entrée en vigueur, au 1er janvier,
d’une nouvelle convention collective qui a entraîné une revalorisation salariale des personnels.
« Une augmentation des salaires
bienvenue et absolument nécessaire pour renforcer l’attractivité de
nos métiers, rappelle M. Touahria,
mais qui a entraîné une hausse du
budget des centres sociaux de
8 %. Les financements, eux, n’ont
pas augmenté à hauteur de nos besoins. Concrètement, il y a déjà des
centres qui ont dû fermer. »
Principalement financés par les
communes et intercommunalités (41 %), la Caisse nationale des
allocations familiales (CNAF,
30 %) et l’Etat (7 %), les centres sociaux appelaient donc à un « sursaut collectif » et s’étaient mobilisés, le 31 janvier, au cours d’un
mouvement national. Selon les
chiffres fournis par la FCSF,
en 2022, 637 structures étaient en
déficit moyen de 31 000 euros.
Une situation qui s’est encore dégradée en 2023, assure le président, qui admet toutefois que ce
déficit a pu être, en partie, compensé par une hausse des financements de la CNAF.
« Missions irremplaçables »
« Nous avons négocié avec l’Etat
pour avoir une revalorisation de
nos financements pour tenir
compte de l’inflation et des augmentations salariales, indique
Gaëlle Choquer-Marchand, directrice générale déléguée chargée
des politiques sociales et familiales de la CNAF. Après une hausse de
4 % en 2023, nos structures de crédit vont permettre d’augmenter de
nouveau les financements, à hauteur de 11 % pour 2024. »
« L’enjeu, c’est que les autres partenaires augmentent aussi leurs
aides pour que le budget progresse. Il ne faut pas que notre
effort se traduise par une baisse
de financement des autres »,
ajoute Mme Choquer-Marchand.
Mais pour les communes, qui peinent à boucler leur budget, c’était
bien à l’Etat de fournir un effort financier. « On est déjà à l’os », pré-
« Une hausse
des salaires
nécessaire
a entraîné
une hausse
des budgets »
TArik TouAhriA
président de la Fédération
des centres sociaux et
socioculturels de France
vient Gilles Leproust, président
de l’Association des maires ville
et banlieue de France, convié à la
réunion du 7 mars.
Selon la FCSF, au moins 4,8 millions d’habitants bénéficient des
activités proposées par les centres sociaux. Ces structures sont
implantées à 77 % en zone urbaine, dont 44 % dans les quartiers prioritaires de la politique de
la ville (QPV), et 23 % en zone rurale. Et dans ces localités, où les
services publics se font de plus en
plus rares, les centres sociaux
« deviennent des chaînons indispensables permettant de faire le
lien entre les individus et les services de l’Etat », rappelle Gilles Noël,
vice-président de l’Association
des maires ruraux de France.
Les centres sociaux sont à la fois
des espaces d’éducation populaire, mais aussi d’activités de loisirs pour les enfants ainsi que
des structures où les usagers
peuvent trouver des réponses
pour leurs démarches : déclara-
tion d’impôts, caisse de retraite…
Ils remplissent donc des « missions irremplaçables », insiste
Gilles Leproust, également maire
d’Allonnes (Sarthe). Pour lui, « il
faut mettre en place des politiques
incitatives, en créant les conditions pour maintenir les centres,
mais aussi leur donner les moyens
de développer des actions encore
plus ambitieuses. Nos populations
qui se paupérisent sont vraiment
dans le besoin », détaille l’édile.
En 2022, d’après l’Insee, le taux
de personnes en situation de privation matérielle et sociale a atteint 14 % en 2022, son plus haut
niveau depuis 2013. Une situation
que constate au quotidien Hervé
Bourtourault, le directeur social
du centre Saint-Elivet, à Lannion
(Côtes-d’Armor), en QPV, où le
taux de pauvreté avoisine les 42 %.
« On est face à un public de plus
en plus précaire, avec une population vieillissante qui doit s’adapter aux démarches numériques,
détaille Hervé Bourtourault. Et
puis, pour beaucoup de personnes, la pandémie de Covid-19 a entraîné un très fort isolement. » Il
note aussi la présence accrue de
familles monoparentales touchées de plein fouet par la précarité alimentaire.
Un autre chantier se profile.
Pour les acteurs interrogés, si
l’aspect financier est crucial, il
faut aussi réfléchir à la manière
de redonner du sens à ces professions, alors que les métiers du
lien social continuent à rester
peu attractifs. p
minh dréan
« Ce centre, c’est ma deuxième maison »
Dans le quartier de la Bourgogne, à Tourcoing, responsables et bénévoles alertent sur les
difficultés financières qui mettent en danger un service essentiel pour les plus précaires
REPORTAGE
lille - correspondante
L
e premier à pousser la porte
du centre social de la Bourgogne, en cette fin février,
vient chercher un recommandé. A
l’accueil, Aida Secq n’est pourtant
pas factrice, mais elle a suivi une
formation. Elle assure, ce matin-là,
les services liés au courrier et aux
colis, en plus des inscriptions au
centre de loisirs. Quand La Poste a
fermé, fin 2019, dans ce quartier de
Tourcoing (Nord), en pleine rénovation urbaine, il a fallu trouver
une solution. Dans quelques mois,
une nouvelle Poste ouvrira, dans
« la Halle », un bâtiment qui abritera des commerces alimentaires,
un poste de police, un cabinet d’infirmières et France services. En attendant, il a fallu faire face.
« Ici, les problématiques sociales
sont très fortes, la population très
paupérisée. Environ un tiers des habitants ne vivent que des minima
sociaux, résume Harold George, le
directeur du centre social, qui
compte 680 familles adhérentes.
Nous sommes là pour accueillir
l’ensemble de la population, accompagner les initiatives des habitants, favoriser leur émancipation
et créer du lien. » Alors, quand, le
31 janvier, les centres sociaux sont
descendus dans la rue, partout en
France, pour alerter sur la baisse
de leurs moyens, la mobilisation a
été une évidence. « On a informé
les habitants et les familles de ce
qui se passait et qu’on était en danger. Tout de suite, ils ont dit : “On
peut venir à la manif ?” », raconte
Célia Holmes, référente famille.
Elle partage son bureau avec
quelques collègues, juste derrière
l’accueil. Y entre qui veut. On s’y
pose pour boire un café, parler, ou
confier une situation inextricable,
une détresse. « On prend le temps
d’écouter et de trouver les associations spécialisées ou les partenaires
à contacter. Nous ne sommes pas
financés pour ça, mais c’est une
partie de la fonction qu’on joue sur
ce territoire », résume Célia Holmes. Passée saluer l’équipe, Fatima Belouarrak, la présidente du
centre social, conclut : « Les gens
viennent parce qu’ils ont confiance,
ils se sentent écoutés, acceptés, il n’y
a pas de jugement. »
Cours d’alphabétisation pleins
Dans l’entrée, Rachida Bouhida
discute avec une amie. Toutes
deux sont devenues bénévoles
ici. « On vient pour enlever l’ennui,
pour se retrouver. On n’a pas beaucoup d’argent pour faire des activités, alors ici, c’est vraiment bien. Je
ne connaissais personne quand je
suis arrivée dans le quartier,
en 2003. Je passe plus de temps ici
que chez moi ! C’est ma deuxième
maison ! » Arrivent les participants aux cours d’alphabétisation du mardi matin. Comme celui du vendredi, il est plein et la
liste d’attente s’allonge. Deux bénévoles assurent les cours : Korichi Kharfia, qui enseignait le français en Algérie, s’occupe des
grands débutants, et Christelle
Vanzeveren, enseignante à la retraite, du deuxième niveau. Elles
décrivent des apprenants « très
assidus ». Un jeune Congolais
s’applique sur un exercice de conjugaison. « J’apprends le français
pour trouver du travail », dit-il.
Quand il sera prêt, peut-être irat-il s’installer dans le bureau de
Charles-Xavier Perez. « Je fais de
l’accompagnement renforcé pour
aider à trouver ou retrouver le chemin du travail, détaille celui-ci.
Beaucoup de jeunes sont découragés, ont perdu confiance en eux. »
C’est un ouvrage de dentelle pour
définir un projet professionnel,
trouver la bonne formation, les
stages éventuels, décrocher des
rendez-vous. Charles Xavier dit
avoir « la chance de suivre 80 personnes quand, à Pôle emploi
[France Travail], c’est parfois 300 ».
Dans un bureau voisin,
Houzouz Bouazzaoui, que tout le
monde ici appelle Aziz, occupe la
fonction de médiateur socio-administratif. Il accompagne « ceux
qui sont perdus dans le maquis administratif que la dématérialisation a aggravé, faute de contacts
humains ». Il le dit tout net : « Il y a
trop de gens qui sont pris dans une
paupérisation qui s’aggrave, et qui
sont en train de glisser. Nous devons être là, auprès d’eux ! »
Si le centre social est au cœur de
toutes ces problématiques, il est
aussi le lieu où la convivialité a
toute sa place. Fêtes, repas, goûters, activités culturelles, groupes
de parole autour de la parentalité,
sorties, création d’un jardin partagé, on pourrait faire un inventaire à la Prévert de tout ce qui
s’invente ici. Le mardi, en début
d’après-midi, c’est atelier cuisine.
« On cuisine, et après on mange,
raconte Hanane Mecif, mais, surtout, on parle entre copines, on se
fait des nouvelles connaissances.
C’est du temps pour nous. »
C’est bientôt l’heure des ados
qui débarquent après leurs cours.
On joue aux cartes, à la PlayStation, on discute, mais c’est aussi
dans ces moments que de beaux
projets naissent, comme celui
porté par des jeunes qui ont
voulu organiser des maraudes
pour les sans-abri et sont allés jusqu’au bout, embarquant avec eux
des bénévoles et des gens du
quartier. Ils planchent déjà sur
d’autres projets solidaires.
« Les financements consacrés à
l’accueil des jeunes ont été divisés
par quatre, alors on a plus de mal à
en capter, car ça réduit les activités
proposées », se désole le directeur
du centre social. Il a fallu arrêter le
soutien scolaire en 2018, supprimer le centre de loisirs pendant
les dernières vacances de Noël et,
sur les autres vacances, « on devra
réduire de 25 % l’accueil ». Doté
d’un budget de 1,9 million
d’euros, le centre sera en déficit de
50 000 euros cette année (c’était
70 000 en 2022). Il multiplie les
appels à projets pour trouver des
financements afin de maintenir
des activités, comme le pôle d’excellence de tennis de table.
Il est 18 heures, Nasser Lassoued, le coach des jeunes pongistes, n’a pas besoin de donner
des ordres, les codes sont connus
et respectés. « Ici, on apprend
qu’on n’a pas besoin de marcher
sur les autres pour grandir, et aussi
à gérer ses émotions, à relativiser
la défaite et la victoire. C’est ce que
j’appelle l’éducation au bout de la
raquette ! » Une de ses grandes
fiertés ? « Nos joueurs ont bonne
réputation. Des clubs pros les invitent à assister à des matchs en VIP.
Ils se tiennent super bien et ça
change le regard qu’on peut avoir
sur les jeunes des quartiers. Rien
que ça, c’est formidable ! » p
florence traullé
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
Des Etats prêts à revoir la façon de construire
12 |
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Le Forum mondial bâtiments et climat, qui se tient à Paris, veut promouvoir la décarbonation du secteur
L
e secteur de la construction est un sujet négligé
lors des COP, les conférences des Nations unies sur
le climat. Quand on sait que le bâtiment est responsable de 37 % des
émissions mondiales de CO₂, qu’il
représente la moitié de l’utilisation des matières premières et
qu’en France 43 % de la consommation énergétique lui est associée, c’est regrettable. Un dernier
chiffre, le plus édifiant : la moitié
du bâti, en 2050, dans le monde
n’existe pas encore. Les efforts
pour construire autrement sont
donc annulés par cette croissance
folle de mètres carrés à venir.
En 2015, l’année où les accords de
Paris scellent l’objectif de contenir
la température moyenne de la planète « nettement en dessous de
2 oC », et de la limiter à 1,5 oC d’ici à
la fin du siècle, une première initiative voit le jour : la Global Alliance for Buildings and Construction (Alliance mondiale pour les
bâtiments et la construction ou
GlobalABC), un regroupement de
gouvernements et de professionnels convaincus de l’urgence à
changer la manière de construire.
Des engagements sont pris,
mais la trajectoire n’est toujours
pas bonne. Pendant la COP28, à
Dubaï, en décembre 2023, la
France et le Maroc lancent Buildings Breakthrough, la déclinaison, pour le bâtiment, du
Breakthrough Agenda, qui vise à
décarboner les grands émetteurs.
Objectif : zéro émission d’ici à
2030. Le Forum mondial bâtiments et climat, qui se tient,
jeudi 7 et vendredi 8 mars, au Palais des congrès, à Paris, est la première déclinaison de cet appel.
« Un effet d’entraînement »
Une cinquantaine d’Etats, 30 ministres, des industriels, des institutions financières, 1 800 participants au total, font le déplacement. Parmi les Etats présents se
trouvent la Chine et les EtatsUnis, les plus grands émetteurs, le
Japon, l’Allemagne, mais aussi le
Brésil, l’Egypte, la Turquie, la Côte
d’Ivoire, le Cameroun et l’Afrique
du Sud, directement concernés
par l’emballement urbain.
Vendredi midi, les 30 ministres
(de la construction, de la transition écologique, du logement, selon les différentes appellations)
doivent s’engager sur un texte
commun. Cette « déclaration de
Chaillot », du nom du palais où
aura été négociée, la veille, la dernière version, doit redire l’impératif à agir, la nécessité d’adapter
les villes, et que tous – le monde
de la ville, du bâtiment, de la finance – avancent dans le même
sens. A marche forcée.
La déception serait que ce forum
soit une redite de ce qui est déjà
connu : l’urgence et une partie des
remèdes. « Les gouvernements qui
négocient n’avancent que si la société civile avance. Depuis la création de la GlobalABC, il y a eu un
effet d’entraînement. Avec ce forum, on veut faire avancer la société civile et les gouvernements »,
expliquent les cabinets des ministres de la transition écologique et
du logement, Christophe Béchu et
Guillaume Kasbarian.
Peser sur le G7 et le G20, pour lesquels ce sujet était jusqu’alors accessoire, est aussi l’un des objectifs. Les biens immobiliers représentent 55 % de la richesse mondiale. Que deviennent tous ces
actifs, dans ce contexte climatique
changeant ? Désormais, les grands
investisseurs recherchent des bâtiments adaptés et assurables.
Dans la foulée
de l’initiative
Buildings
Breakthrough,
l’objectif est zéro
émission
d’ici à 2030
« Les Etats doivent se positionner.
Mais tant que les politiques ne feront pas ce qu’ils disent qu’ils vont
faire, cela ne fonctionnera pas »,
met en garde Christine Leconte, la
présidente du Conseil national de
l’ordre des architectes. « On laisse
faire Neom en Arabie saoudite. Les
entreprises françaises répondent,
et, avec elles, des sous-traitants.
Ethiquement, cela interroge. »
Cette mégalopole de 170 kilomètres de long, qui doit accueillir
1,5 million d’habitants en 2030, et
9 millions en 2045, en plein désert, est un non-sens écologique.
Il faut aussi réussir à sortir des représentations traditionnelles de
l’habitat idéal. Avec tact. « Un tel
forum échouera si on ne s’intéresse
pas aux bidonvilles. Or, comment
travaille-t-on à rendre vertueux
ceux qui nous ont vus ne pas
l’être ? », complète Mme Leconte.
Le bois a le vent en poupe.
Guillaume Poitrinal, ancien patron de Woodeum, et désormais à
la tête de WO2, promoteur de
bâtiment bas carbone, veut convaincre ses pairs des bienfaits du
calcul de l’empreinte globale d’un
bâtiment, c’est-à-dire de l’analyse
de son cycle de vie (construction,
exploitation, disparition).
Dans un contexte qui leur est de
moins en moins favorable – le béton génère 9 % des émissions de
gaz à effet de serre ; ce sera 12 %
en 2050 –, les cimentiers essaient
de tirer leur épingle du jeu. Des
groupes comme Vinci, déjà actifs
lors de conférences organisées en
amont, viennent présenter leurs
solutions : des bétons bas carbone,
des bâtiments qui résistent aux canicules. « Utilisons le béton là où il
est le meilleur, pour des ponts, des
souterrains », insiste M. Poitrinal.
Pour le reste, cette ultradomination est, selon lui, révolue.
Réemploi des matériaux
Les architectes veulent aussi se
faire entendre. Le recours à la
technologie est un leurre, revenons plutôt aux techniques vernaculaires, insistent-ils. L’ombre
et les courants d’air ne coûtent
rien, quand l’installation de climatiseurs n’est qu’une fuite en
avant. Les trois ordres des architectes – français, international et
européen –, par la voix de leurs
présidentes respectives – Mme Leconte, Regina Gonthier et Ruth
Schagemann – plaident pour plus
de sobriété, de réhabilitation. Le
réemploi des matériaux doit être
un réflexe. Un tel moment doit
aussi être l’occasion pour que « les
politiques remettent en cause la
manière dont l’économie du bâtiment tourne. On fait venir du granit de Chine, alors qu’on a du granit breton », s’agace Mme Leconte.
Cela ne se fera pas sans réglementation. En France, il y a un
code de la construction, un code
de l’urbanisme, une réglementation énergétique, des documents
de planification qui disent où et
comment bâtir, et même une loi
qui vise le zéro artificialisation
nette d’ici à 2050. C’est foisonnant,
cela irrite, mais fait bouger les choses. Dans d’autres pays, il n’existe
rien. Malgré l’inconstance du gouvernement sur la rénovation énergétique, la France dispose d’une
stratégie nationale bas carbone. Et
la refonte de la réglementation, la
RE2020, qui analyse le cycle de vie
du bâtiment, lui a fait prendre une
longueur d’avance. p
émeline cazi
En Chine, le Guizhou, symbole de l’endettement des autorités locales
Cette province méridionale, qui a fortement emprunté pour son développement, est grevée d’un passif de plus de 192 milliards d’euros
pékin - correspondant
L
e Guizhou, époustouflante
province du sud de la Chine,
ses villages traditionnels,
ses collines verdoyantes… et ses
montagnes de dette. Cette région,
l’une des plus pauvres du pays, a
tout misé sur les infrastructures
et les projets ambitieux pour porter son développement. Mais elle
se retrouve acculée, devenant,
avec l’équivalent de 192,5 milliards
d’euros à son passif, fin 2023, la
manifestation la plus aiguë du
problème que pose l’endettement
des gouvernements locaux.
A cela s’ajoute une dette hors
comptes, que les autorités au niveau des provinces et des villes
ont contractée en créant des sociétés d’endettement externes, pour
tenir le rythme de la croissance
exigé par Pékin, sans dépasser officiellement les ratios prudentiels.
Impossible de négliger les bénéfices – arrivée d’industries et du tourisme, connexion au reste de l’économie – que ces projets publics
ont apportés au développement
de la Chine, en partie de ses régions rurales jusque-là enclavées.
Le Guizhou, seule province sans
aucune plaine, revendique plus de
quarante des cent ponts les plus
élevés au monde. « C’est une sorte
de musée mondial des ponts », affirmait le China Daily, dès 2020.
Cette débauche de chantiers n’a
pu aboutir qu’au prix de l’équilibre financier. En décembre 2022,
la deuxième ville la plus peuplée
du Guizhou, Zunyi (6 millions
d’habitants), avait annoncé in extremis un accord avec les banques, afin d’étaler sur vingt ans le
remboursement des prêts dus par
le Groupe pour la construction
des ponts et routes de Zunyi, une
plate-forme créée pour s’endetter
hors de sa propre comptabilité, au
bord du défaut de paiement.
Pékin a envoyé, à partir de l’été
2023, des équipes d’experts financiers dans les dix provinces les
plus exposées, en vue d’atténuer
le risque. L’agence de presse Reuters révélait, en octobre de cette
même année, que le pouvoir central avait ordonné aux banques
de prolonger les crédits des gouvernements locaux confrontés à
la baisse de leurs revenus, alors
que le marché immobilier est en
crise. Car le financement des infrastructures chinoises s’est largement fait grâce à la cession aux
promoteurs de terrains, en pleine
phase d’urbanisation.
Les autorités centrales font désormais la chasse aux coupables
politiques de la gabegie du Guizhou. Le secrétaire du Parti communiste (PCC) de la province, de
2017 à 2020, Sun Zhigang, a été arrêté pour corruption, en février 2024. Un mois plus tôt, le
7 janvier, la télévision centrale diffusait les aveux contrits de l’exvice gouverneur déchu de la région, Li Zaiyong, probablement
obtenus sous la contrainte.
Pratiques répressives
« J’avais de grands projets (…) pour
attirer l’attention de mes supérieurs. J’ai été égoïste, se repent
l’ancien officiel. Je n’aurais jamais
emprunté autant en ma capacité
personnelle, mais il s’agissait de
projets gouvernementaux et, désormais, c’est le gouvernement qui
va devoir rembourser. » Lorsqu’il
était chef du PCC de la ville de Liupanshui (3 millions d’habitants),
M. Li aurait lancé vingt-trois projets massifs liés au tourisme, pour
plus de 19 milliards d’euros.
Pas question pour autant de
laisser les créanciers faire entendre leur voix. Une femme d’affaires, Ma Yijiayi, en fait l’expérience. Sa société de construction
a entrepris dix chantiers à Liupanshui, depuis 2016 ; un musée,
une école, des hôtels. Elle soutient
que le gouvernement local lui
doit 220 millions de yuans
(28 millions d’euros), mais lui a
proposé un accord à l’amiable
pour ne lui rembourser que
12 millions de yuans. L’article, publié en ligne fin février, puis rapidement retiré, affirme que, pour
avoir refusé cette offre peu at-
trayante, Mme Ma a été placée en
détention pour « trouble à l’ordre
public », un motif souvent utilisé
en Chine pour faire taire le mécontentement local.
L’affaire a fait grand bruit sur les
réseaux sociaux, les internautes y
voyant une manière originale de
gérer les problèmes de dette. La
municipalité s’est défendue de telles pratiques répressives et soutient avoir remboursé la majeure
partie de ce qu’elle devait, mais
prétend que Mme Ma, pour obtenir
des versements « controversés »,
se serait mise, avec ses équipes, à
publier de fausses informations
en ligne et à imprimer des tracts
accusateurs. Face au tour très public qu’a pris l’affaire, les autorités
de la province ont annoncé envoyer des enquêteurs sur place. p
harold thibault
économie & entreprise | 13
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Une entrée en vigueur sous
tension pour le Digital Markets Act
Des acteurs du numérique dénoncent déjà le non-respect du règlement
destiné à soumettre les géants du secteur à des règles de concurrence
L
e 7 mars marque un véritable tournant pour notre espace numérique européen,
car, à compter de cette
date, les grandes plates-formes ne
peuvent plus imposer leurs propres
conditions, selon leur bon vouloir, à
l’ensemble du marché, et notamment aux plus petits compétiteurs. » Thierry Breton, le commissaire européen au marché unique,
célèbre ainsi l’entrée en vigueur
du Digital Markets Act (DMA), le
règlement destiné à soumettre les
géants du numérique à des règles
de concurrence. Cet enthousiasme n’est toutefois pas partagé
par certains acteurs du secteur, qui
tirent la sonnette d’alarme sur la
mise en œuvre effective du texte.
Six entreprises – Alphabet (Google), Amazon, Apple, Meta (Facebook, Instagram), Microsoft et
ByteDance (TikTok) – devaient
présenter, au plus tard mercredi
6 mars, des changements concernant vingt-deux de leurs services.
Le réseau social X et le site de réservation d’hôtel Booking devraient bientôt les rejoindre, car
ils remplissent eux aussi désormais les critères de taille fixés par
le DMA (45 millions d’utilisateurs
particuliers dans l’Union européenne ou 10 000 entreprises).
Apple va donc ouvrir la porte à
d’autres magasins pour télécharger des applications sur ses
iPhone et à d’autres moyens de
paiement. Le fabricant va aussi afficher aux utilisateurs de ses
smartphones des écrans pour
choisir leur navigateur ou leur
moteur de recherche. Google
devra faire de même sur les téléphones Android. L’idée est de pouvoir éviter les logiciels du fabricant comme Safari (Apple) ou
Chrome (Google), et aussi de
découvrir d’autres possibilités
comme Opera ou Ecosia.
Google, qui propose déjà des
magasins d’applications tiers, devra aussi ouvrir davantage son
moteur de recherche : pour les requêtes sur des hôtels ou des billets
d’avion, le service fera ainsi apparaître, à côté de ses propres services de comparaison, ceux de concurrents. Dans le même esprit,
Microsoft permettra dans Windows de désinstaller ses services
Bing, Edge, Photos ou Cortana.
Google va aussi demander à ses
utilisateurs s’ils autorisent le croisement des données collectées
par ses différents services. Meta
devra faire de même pour Facebook, Instagram, WhatsApp ou Facebook Marketplace. Des demandes de consentement similaires
seront émises par Microsoft ou le
leader de l’e-commerce Amazon,
pour ses services publicitaires.
Amendes
Ces changements s’ajoutent à des
modifications antérieures faites
par les géants du numérique :
Amazon s’est engagé à ne pas utiliser de données des commerçants de sa plate-forme pour vendre ses propres produits, ou à proposer davantage d’offres concurrentes sur son bouton « acheter ».
Google a promis de ne plus abuser de sa position dominante
pour favoriser ses services dans
son offre publicitaire.
« C’est un moment particulièrement réjouissant pour Opera et
pour la scène technologique européenne dans son ensemble », s’est
félicité le navigateur, dans un
communiqué. Mais d’autres sont
plus méfiants, voire inquiets. « Le
DMA prévoit que les entreprises
concernées proposent leurs pro-
Apple
ignore « l’esprit
et la lettre de la
loi » et « tourne
en dérision » le
DMA, critiquent
34 acteurs
du secteur
pres remèdes. Cela fait courir le risque d’une application a minima si
les autorités n’exercent pas ensuite
un vrai pouvoir de régulateur »,
met en garde Joëlle Toledano,
autrice de GAFA. Reprenons le pouvoir ! (Odile Jacob, 2020).
La contestation est déjà très vive
contre les propositions d’Apple.
Car l’entreprise veut imposer aux
développeurs qui opteraient pour
un magasin d’applications alternatif – dans le but d’éviter les commissions de 15 % à 30 % – de payer
notamment 50 centimes d’euros
pour chaque premier téléchargement annuel. « Inacceptable », a répondu Spotify, dont une plainte
vient d’entraîner une amende de
1,8 milliard d’euros pour Apple. Le
groupe à la pomme ignore « l’esprit et la lettre de la loi » du DMA,
qu’il « tourne en dérision », ont dénoncé, dans une lettre, le 1er mars,
trente-quatre entreprises et fédérations de développeurs, annonceurs ou médias. En croisade judiciaire contre Apple, Epic Games,
l’éditeur du jeu Fortnite, a, lui, dénoncé, mercredi, la fermeture du
compte développeur avec lequel il
comptait lancer son propre magasin d’applications sur iPhone.
« La Commission joue sa crédibilité », insiste Andy Yen, fonda-
teur du logiciel d’e-mail ProtonMail. Des hôtels et des sites d’ecommerce se plaignent également de voir les grands comparateurs favorisés sur Google en
raison du DMA.
La Commission assure être déterminée à appliquer le texte. Les
entreprises sont invitées à présenter leurs mesures aux parties
prenantes lors d’ateliers, du 18 au
26 mars. La Commission pourra
ensuite leur demander des ajustements, voire, si le manquement
est jugé trop important, ouvrir
une procédure de sanction, pouvant mener à des amendes de
10 % à 20 % du chiffre d’affaires.
Les solutions proposées ne doivent pas « dissuader » les utilisateurs, a prévenu la commissaire à
la concurrence, Margrethe Vestager, sur Bloomberg TV, ajoutant
que « la structure des tarifs » devait permettre les alternatives.
Le risque est que l’application
du DMA génère des recours des
géants du numérique, tentés de
jouer la montre, met en garde la
députée (Renew Europe) Stéphanie Yon-Courtin. Et de souligner
un autre défi du DMA : celui-ci devrait, selon elle, intégrer au plus
vite de nouvelles catégories,
comme les assistants d’intelligence artificielle ou les services
aux entreprises dans le cloud. p
alexandre piquard
PERTES & PROFITS | YANDEX
p a r p h il ip p e e s c a nde
La Russie
regarde vers l’ est
Les tsars de Russie, qui se sont
toujours vus comme les héritiers
de l’Empire byzantin, ont adopté
son emblème de l’aigle à deux
têtes. L’une regarde à l’ouest,
l’autre à l’est. Vladimir Poutine
poursuit le même rêve, qui se
résume pour l’instant à la guerre
à l’Ouest et le commerce à l’Est.
Côté Ouest, jeudi 7 mars, les actionnaires de Yandex, basée aux
Pays-Bas et cotée sur la Bourse
américaine Nasdaq, votent la
vente de leur principale activité
Internet en Russie, soit le principal moteur de recherche du pays
(le Google russe), mais aussi la réservation de taxis, la livraison ou
le shopping. Tout cela représente
95 % de la société, et la vente est
forcée par les circonstances. Les
acheteurs, le management russe
épaulé par une filiale du géant
pétrolier Lukoil, achète le tout
à moitié prix, pour 5,2 milliards
de dollars (4,8 milliards d’euros).
Et le paiement des actionnaires
hors de Russie se fera… en yuans.
Grand plan d’investissement
Car Moscou se sinise à marche
forcée. Si la Russie peut récupérer quelques pépites, comme
Yandex, et dispose d’une grande
expertise dans l’informatique
et les réseaux, elle n’a pas les
moyens, notamment matériels,
de développer son infrastructure
seule pour bâtir un Internet
souverain, à l’image de celui
de l’empire du Milieu. Et cela est
vrai dans tous les domaines.
C’est pourquoi Vladimir
Poutine a annoncé, le 29 février,
un grand plan d’investissement
visant à moderniser ses célèbres
voies ferrées qui partent vers
la Chine : le mythique Transsibérien et le Baïkal-Amour, plus au
sud. En tout, près de 15 000 kilomètres de rails. Un moyen idéal
pour acheminer l’aluminium et
le charbon russes dans un sens et
les biens manufacturés chinois
dans l’autre sens, y compris des
chars et des missiles. Le projet
est d’investir une trentaine
de milliards d’euros d’ici à 2032,
selon l’agence Bloomberg, afin
de faire passer la capacité de
transport de 150 millions de tonnes actuellement à près de
250 millions de tonnes.
Mais la partie, là aussi, n’est pas
gagnée pour le tsar russe. Pour
l’instant, les marchandises qui
prennent ce train ne parviennent pas à remplir toute la
capacité disponible. De plus,
le besoin en charbon de la Chine
devrait bientôt décroître avec
la décarbonation en cours de
sa production électrique.
Enfin, la Russie n’est pas sûre
de disposer des moyens
financiers nécessaires à cette
aventure. Et, pour l’instant,
les « nouvelles routes de la soie »
chinoises, qui poussent vers
l’ouest, ne prévoient pas de
passer par la grande Russie, trop
petit marché aux yeux de Pékin.
Le dragon se garde bien de trop
nourrir l’aigle bicéphale. p
Les agriculteurs baltes crient haro sur
les importations russes et biélorusses
Lituanie, Lettonie et Estonie plaident pour une décision européenne
commune. Elles ont reçu le soutien du premier ministre polonais
malmö (suède) correspondante régionale
D
epuis le vendredi 1er mars,
les agriculteurs polonais
bloquent le principal
point d’accès vers la Lituanie voisine. Ils accusent les trois Etats baltes, au nord, de servir de plaque
tournante aux céréales ukrainiennes, ce qu’ont démenti les négociants lituaniens, selon lesquels
50 000 tonnes desdites céréales
ont été importées par la Lituanie
en 2023, soit bien moins qu’avant
la guerre entre Kiev et Moscou.
D’après les agriculteurs baltes, le
problème vient d’ailleurs. Depuis
des mois, ils réclament une interdiction des importations des céréales et produits agricoles russes,
qui échappent aux sanctions
européennes et qu’ils accusent de
tirer les prix vers le bas. Pour les
Etats baltes, le sujet est d’autant
plus important qu’ils ont enregistré une augmentation des arrivées
de céréales et produits alimentaires russes en 2023 sur leur sol.
La Lettonie a ainsi importé
423 732 tonnes de céréales russes,
(+ 60 % par rapport à 2022). Par
ailleurs, plus de 2 millions de tonnes de céréales russes ont transité
par le pays de 1,8 million d’habitants, dont un quart à destination
d’un autre Etat européen. Sous la
pression des agriculteurs, qui ont
manifesté début février dans seize
villes lettones, Riga a décidé, jeudi
22 février, d’interdire l’importation des denrées alimentaires,
produits de la pêche et fourrage
venus de Russie et de Biélorussie
jusqu’en juillet 2025, sauf les marchandises destinées au transit.
« Tout ce qui est importé de Russie
peut être importé d’Ukraine. C’est
ainsi que nous aiderons l’Ukraine,
et non la Russie, à soutenir sa machine de guerre », a commenté le
ministre de l’agriculture letton,
Armands Krauze, avant un conseil
européen, à Bruxelles, lundi 26 février, où il a de nouveau plaidé
pour une décision européenne.
« Déstabilisation »
En Lituanie, les agriculteurs poussent en faveur d’une mesure similaire. Ils ont reçu le soutien de plusieurs députés, qui viennent de
faire une proposition en ce sens au
Parlement, ainsi que du président,
Gitanas Nauseda, lequel estime
qu’une interdiction des importations russes est « tout à fait logique
compte tenu du rôle que joue ce
pays dans la déstabilisation de la situation géopolitique en Europe ».
Cependant, à Vilnius, le gouvernement émet des réserves. « L’interdiction n’est pas un simple
exercice de principe : l’Organisation
mondiale du commerce et
d’autres organisations internationales exercent une forte pression en
raison de la faim dans le monde », a
noté Rokas Petrasiunas, conseiller
du ministre de l’agriculture, sur la
chaîne publique LRT.
Les pouvoirs publics lituaniens
ont trouvé la parade : ils ont décidé d’accroître les contrôles sur
tous les produits agricoles, y compris en transit, en provenance de
Russie et de Biélorussie, mais également de Transnistrie, de Crimée
et de tous les territoires ukrainiens occupés, ainsi que d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud.
Lundi 4 mars, le premier ministre polonais, Donald Tusk, en visite à Vilnius, a annoncé que son
pays allait à son tour réclamer des
« sanctions complètes » sur les
produits agricoles et alimentaires
russes et biélorusses, se référant
aux statistiques d’Eurostat. Celles-ci montrent que les importations, par l’Union européenne, de
produits agricoles et agroalimentaires russes sont passées de
4,9 millions de tonnes en 2022 à
5,1 millions de tonnes au cours
des onze premiers mois de 2023.
De son côté, la première ministre lituanienne, Ingrida Simonyte, a alerté sur une éventuelle
tentative de déstabilisation menée par la Russie, qui aurait tout
intérêt à voir les agriculteurs polonais se mobiliser contre leurs
voisins lituaniens, auxquels ils reprochent de leur vendre des céréales ukrainiennes à bas prix. p
anne-françoise hivert
NÉS PAR PMA AVEC
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DEMI-FRÈRES
ET SŒURS
ET UN MYSTÈRE
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14 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
saison de ski ratée
L’index de l’égalité professionnelle Une
ou« convenable », selon
femmes-hommes reste lacunaire les massifs et l’altitude
Ce système de notation-sanction s’imposant en théorie aux entreprises
et censé améliorer la rémunération des femmes garde une portée limitée
L
e constat est rude. L’« index Pénicaud », surnom
du barème annuel obligatoire (inspiré de l’ex-ministre du travail Muriel Pénicaud)
qui mesure les inégalités de salaire et de carrière dans les entreprises de plus de cinquante salariés, n’est pas à la hauteur des attentes. Depuis sa mise en place,
en 2019, et « malgré des avancées
indéniables (…), l’index français n’a
pas rempli toutes ses promesses »
dans la réduction des écarts de
genre et de leurs causes, estime le
Haut Conseil à l’égalité entre les
femmes et les hommes (HCE),
dans un rapport rendu public
jeudi 7 mars et remis à la ministre
du travail, Catherine Vautrin.
Le HCE, instance consultative
indépendante rattachée à Matignon, dresse un diagnostic mitigé
de l’index face aux ambitions de
ses débuts, à savoir le passage en
matière d’égalité professionnelle
d’une obligation de moyens à une
obligation de transparence et de
résultats, sous peine de sanctions.
Celles-ci ont été prononcées « en
faible nombre » depuis 2019 – surtout des mises en demeure et seulement 42 pénalités financières.
Plus problématique, l’outil n’est
applicable qu’à une minorité de
salariés en France. Car, malgré son
appropriation par les services des
ressources humaines et l’amélioration de la note moyenne déclarée par les entreprises (88 sur 100
en 2023), l’évolution du taux de
déclaration et de calculabilité
reste perfectible.
Si plus de 35 000 entreprises y
sont assujetties – soit 1 % du total
des sociétés de l’Hexagone –,
18 470 déclarent être en mesure
de le calculer effectivement. En effet, pour procéder à des comparaisons pertinentes, les genres et
les âges doivent être assez représentés en nombre dans chaque
catégorie socioprofessionnelle.
Pour le HCE, pas question pour
autant de supprimer ce thermomètre multifactoriel pour apprécier les efforts des entreprises
avec une grille commune, mais
plutôt « travailler à une seconde
version plus ambitieuse, qui améliore la couverture des entreprises
concernées », note Béatrice Lestic,
secrétaire nationale de la CFDT,
qui a pris part aux travaux.
Réforme des paramètres
En mars 2023, l’organisation syndicale s’était déjà associée à un
rapport d’évaluation de l’index,
produit par l’Institut des politiques publiques, qui avait conclu
en partie à l’absence d’effet réel de
l’index à court terme sur le
rythme de réduction des inégalités entre les femmes et les hommes au travail, en dépit d’une augmentation des notes obtenues.
Une réforme des paramètres
paraît d’autant plus inéluctable
qu’il faudra transposer une directive européenne sur la transparence salariale d’ici à juin 2026. Le
HCE apporte déjà quelques préconisations afin de gagner en efficacité. Ses membres sont d’accord
pour recommander que soit mise
en place une automatisation du
calcul des écarts de rémunération
déléguée aux pouvoirs publics
plutôt que le système actuel, qui
consiste en une autoévaluation
par les entreprises.
Si plus de 35 000
sociétés y sont
assujetties,
18 470 déclarent
être en mesure
de le calculer
effectivement
La piste proposée pourrait prendre la forme d’un logiciel en ligne,
qui s’appuierait sur les données
issues des déclarations sociales
nominatives déjà transmises par
les entreprises, les directions
pouvant procéder à des corrections. Cela réduirait la charge administrative pesant en particulier
sur les PME, dont le Haut Conseil
a eu l’écho lors de ses auditions.
Le plus délicat du travail va se
faire sur le fond. Au rang des faiblesses de méthodologie évoquées dès son élaboration, et qui
ont tendance à augmenter la note
obtenue, à compenser les sous-indicateurs entre eux ou à invisibiliser des inégalités, figurent ainsi
l’absence dans le calcul de certains
éléments de rémunération, la
neutralisation des temps partiels,
l’omission de renseignements sur
l’ampleur des augmentations ou
l’application d’une marge de tolérance de 2 % à 5 % réduisant le niveau retenu d’écarts salariaux.
Pour répondre en partie à ces lacunes, le HCE propose de modifier l’élaboration du premier indicateur sur les écarts de rémunération en y incluant systématiquement les primes et autres
variables, mais aussi une
meilleure appréhension des proportions de femmes et d’hommes
dans chaque tranche de rémunération. Autre piste de réflexion :
plutôt que d’offrir une comparaison des rémunérations à « postes
équivalents », l’organisme suggère de parvenir à de nouveaux
critères pour mieux comparer des
emplois de « valeur égale », alors
que les métiers majoritairement
occupés par des femmes sont
structurellement sous-valorisés.
L’objectif est aussi d’éviter que
les entreprises fassent de cet outil
un alibi pour ne pas avancer
beaucoup. La semaine du 4 mars,
une étude de l’Insee montre que
les femmes ont gagné 14,9 % de
moins que les hommes à temps
de travail égal en 2022. Cet écart se
maintient à 4 % à poste comparable dans un même établissement.
« L’index a aussi permis de blanchir les entreprises en matière
d’égalité salariale, alors même que
des écarts persistent et que, dans
un certain nombre d’entreprises,
une bonne note a pu jouer contre
la dynamique de négociation
sur des mesures correctives », relève la secrétaire générale de la
CGT, Sophie Binet.
Il reste maintenant à voir si
cette trame de propositions constituera la feuille de route d’une
réforme à laquelle s’est engagé le
gouvernement lors de la conférence sociale d’octobre 2023.
Depuis le remaniement de début
2024, les premiers rendez-vous
fixés en janvier sur le sujet avec
les organisations syndicales n’ont
pas été reprogrammés. p
judith chetrit
Nicolas de Tavernost accélère la stratégie
de M6 dans le domaine du streaming
Le président du directoire a présenté les projets d’avenir du groupe, avant de céder la main
E
coutez RTL demain à 8 h 20 »,
avait suggéré Nicolas de Tavernost, mercredi 6 mars
en début de soirée, lors de la présentation du plan d’accélération
de la stratégie streaming de M6.
Ce n’est pas une, mais deux Coupes du monde de football que M6
diffusera, en 2026 et en 2030, a-t-il
annoncé au micro de la station
amirale du groupe, dont il préside
le directoire jusqu’au 23 avril. Il
n’est pas peu fier de cet ultime
coup dur infligé à son concurrent
de toujours TF1, diffuseur traditionnel de ce type d’événement.
Réputé économe, le dirigeant a
démenti avoir dépensé jusqu’à
175 millions d’euros pour mettre
la main sur les deux fois
54 matchs, et affirmé être resté
« plutôt en dessous de ce qui se passait sur le marché ». Quelques heures plus tôt, celui qui s’apprête à
passer la main au patron de la publicité David Larramendy avait
réuni une dernière fois les vedettes et cadres du groupe M6, les annonceurs et les journalistes, pour
« finir le travail » et inscrire « son »
groupe dans un avenir sans lui.
En levant le voile sur sa « stratégie streaming » pour les années à
venir, M6 poursuit sur une lancée
qu’elle a contribué à créer en
France quand, dans le sillage d’Arte
et de Canal+, elle a proposé ses
programmes à la demande, par le
biais de M6 Replay, dès 2008. Celle
qui s’est muée en 6play, en 2013,
deviendra, à la mi-mai, M6+, la plate-forme de streaming gratuit.
Objectifs de l’opération : doubler
le catalogue de contenus, pour atteindre trente mille heures disponibles, multiplier par deux la consommation des programmes à la
demande pour passer de 518 millions
d’heures
visionnées,
en 2023, à un milliard, et, enfin,
tripler les revenus issus de ce
mode de diffusion d’ici à 2028.
A 200 millions d’euros, contre
74 millions aujourd’hui, ils représenteraient « 20 % environ du chiffre d’affaires du groupe », a estimé
David Larramendy, endossant
pour la première fois en public les
habits du patron. Modestement,
encore. « Tu resteras peut-être pas
trente-sept ans, l’a taquiné Nicolas
de Tavernost, qui aura accompagné M6 pendant autant d’années.
J’ai calculé, ça ne marche pas ! »
(David Larramendy a 49 ans).
L’Euro 2024, dont la chaîne diffusera treize matchs (incluant la finale, en juillet), sera l’occasion de
découvrir l’éventail des fonctionnalités (trois cents en tout) de
M6+, à commencer par la « data vi-
La plate-forme
M6+, lancée à la
mi-mai, ne sera
payante que
pour ceux qui
veulent se passer
de publicité
sualisation », la notation des
joueurs, la participation à des
quiz, etc. Du côté des programmes, le panel des propositions excède largement le catalogue des
émissions qui ont fait la réputation de la chaîne. Au total, ce sont
dix mille heures de programmes
inédits, auxquels les utilisateurs
auront accès. A titre d’exemple :
de l’information parfois fausse,
avec un « JT du Gorafi », du nom de
ce site d’actualité parodique ; la
« MMA Academy », un télécrochet
destiné à dénicher les futurs
grands noms français de ce sport
de combat ; des séries réalité, grâce
à un partenariat avec NBC Universal, détentrice entre autres des
aventures de « L’Incroyable Famille Kardashian », la série en
280 épisodes consacrée aux familles Kardashian et Jenner.
« La télévision n’est pas morte »
Les fidèles de M6 de la première
heure pourront aussi se lover dans
leurs souvenirs, avec les saisons
intégrales des séries « Charmed »
ou « Loïs & Clark ». Grâce à la technologie de la filiale Bedrock et à
l’intelligence artificielle, trouver
un programme est censé être aussi
simple qu’une recherche en langage naturel, par exemple : « Trouver un dessin animé de trente minutes pour mon fils de 7 ans ».
Accessible sur tous les écrans
gratuitement, y compris dans ses
fonctionnalités premium (à l’inverse de TF1, a-t-il été souligné),
M6+ ne sera payante que pour
ceux refusent la publicité. Le
groupe passe aussi à la caisse : d’un
montant de 40 millions d’euros
pour commencer, les investissements nécessaires au développement de la plate-forme devraient
atteindre 100 millions en 2028.
« Contrairement à la prévision du
patron de Netflix, la télévision n’est
pas morte », a toutefois tenu à rappeler Nicolas de Tavernost, dessinant pour M6 un avenir « sur ses
deux jambes » (le linéaire et le numérique). En effet, l’un ne peut
plus aller sans l’autre. L’année
2023 a vu l’audience moyenne de
la chaîne se fixer à 8,1 %, son niveau le plus bas depuis 1992, et le
début de 2024 n’est pas très encourageant : 7,8 % en janvier et
7,9 % en février. Mais lorsqu’un
épisode de « L’amour est dans le
pré » réunit 3,6 millions de téléspectateurs, 1,1 million de personnes le regardent en replay, a souligné Guillaume Charles, le directeur des antennes et des contenus.
Le futur feuilleton promis
en 2023 devant les membres de
l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, produit en interne pour
un coût estimé à 30 millions
d’euros, renforcera la complémentarité de ces deux modes de diffusion, dès la mi-2025. Les lieux
de tournage sont en train d’être
choisis, quelque part dans le Midi,
a assuré Nicolas de Tavernost. Le
feuilleton de sa vie de patron de
M6, lui, aura pris fin. p
aude dassonville
Pendant ces vacances d’hiver, Vosges, Jura
et Massif central ont eu très peu de neige
U
n peu plus tôt dans la
journée, le directeur des
remontées mécaniques
de Métabief (Doubs) observait des
enfants qui s’amusaient sur une
« pauvre bande de neige de culture », maintenue tant bien que
mal pour leur permettre de faire
de la luge. « Ils étaient comme des
fous sur cette neige toute brune, et
je me demandais : est-ce qu’ils connaîtront, ici, le manteau blanc ? »,
s’interroge Olivier Erard. Dans
cette station jurassienne, qui culmine à 1 500 mètres, il est tombé
sur l’ensemble de l’hiver moins de
50 centimètres de neige, alors que
la moyenne des quinze dernières
années était de 2 mètres.
Au début des vacances de février, le domaine skiable a tout de
même réussi à ouvrir une poignée
de pistes, dopées à la neige de culture. Puis il a fermé. « Je n’ai jamais
connu un hiver comme cela, concède Jean-Pascal Chopard, directeur de Jura Tourisme. On a un
sentiment de déception, même si,
dans notre malheur, nous avons eu
une météo ensoleillée, ce qui a permis aux vacanciers de faire de la
rando et du VTT. » « La question,
c’est de savoir quand arrêter
l’acharnement thérapeutique »,
commente Olivier Erard, qui a
fixé, à Métabief, un cap de sortie
du ski entre 2030 et 2040.
A l’image des stations de ski du
Jura, celles des Vosges et du Massif
central (soit une cinquantaine de
stations, sur les deux cent vingt
que compte la France) ont traversé les vacances de février avec
très peu neige, même si le Massif
central s’est rattrapé ces derniers
jours. « Dans les Vosges, nous
avons eu énormément de pluie en
janvier, ce qui a mis à néant la production que nous avions préparée
pour les vacances », indique Cyril
Braesh, directeur du syndicat
mixte de la vallée de Munster.
« On ouvre au minimum »
Certaines stations ont réussi à garder des pistes ouvertes, comme La
Bresse, dans les Vosges. Le nombre
de forfaits vendus a toutefois
chuté de 40 % par rapport à 2023.
La semaine du 4 mars, seules deux
descentes continuent d’être entretenues. « On ouvre au minimum,
pour maintenir les cours de l’école
de ski », explique Julie Grob, directrice de l’office de tourisme.
Ailleurs, la situation était
meilleure. Les stations des Pyrénées et des Alpes de moyenne et
haute montagne dressent un bilan de vacances « convenables,
voire très bonnes », avec une fréquentation « en hausse, du fait
d’un bon enneigement en haute
altitude », note l’Observatoire national des stations de montagne.
En Savoie et en Haute-Savoie
(deux tiers des forfaits vendus à
l’échelle nationale), le taux d’occupation a atteint 86 % sur la période
des vacances scolaires, soit quatre
points de plus qu’en 2023. Une dynamique portée par la hausse de
13 % du nombre de skieurs étrangers, en particulier britanniques.
Toutefois, dans les Alpes
comme dans les Pyrénées, la saison a été chaotique, avec un manque de neige de la fin du mois de
janvier jusqu’à la deuxième semaine des vacances d’hiver en
dessous de 1 800 mètres. Certains
domaines ont d’ailleurs fermé,
comme celui d’Artouste (Pyrénées-Atlantiques), avant de rouvrir. Fin janvier, les deux descentes de la Coupe du monde de ski,
à Chamonix (Haute-Savoie), ont
été annulées en raison du redoux
au pied du mont Blanc.
Pendant tout l’hiver, les stations
de haute altitude ont récupéré
des vacanciers séjournant dans
celles qui étaient moins enneigées. A l’Alpe-d’Huez, la saison a
été « excellente », constate le directeur des remontées, Fabrice
Boutet. « On fait + 8 % de ventes de
forfait par rapport à [2023]. »
« Financer la transition »
« Le malheur des uns fait le bonheur des autres », résume Benoît
Cloirec, directeur des Portes du soleil, qui compte plusieurs stations
très élevées en Haute-Savoie (Châtel, Avoriaz, etc.). « Notre souci,
c’est de gérer l’affluence. » Pendant
les vacances de Noël et de février,
la route vers Avoriaz a dû fermer à
six reprises, car ses parkings
étaient saturés. Du jamais-vu.
Certains domaines de moyenne
montagne ont fait de bonnes saisons, comme Arêches-Beaufort
(Savoie). « Nos pistes sont exposées est et nord. La neige a moins
fondu qu’ailleurs. Et puis, ce sont
des alpages, pas des cailloux : avec
20 centimètres de neige, on peut
déjà skier », explique Frédéric
Blanc-Mappaz, directeur de l’office de tourisme.
Avec le réchauffement climatique, ces hivers jadis exceptionnels le seront de moins en moins :
une situation qui fragilise l’économie des stations. La plupart
ont toutefois réussi à sauver les
meubles grâce à d’autres activités, qui restent moins lucratives
que le ski. « Les loueurs de matériel
ont ressorti les vélos, illustre Julie
Grob. La patinoire a super bien
marché. Les gens se sont aussi rabattus sur nos musées. »
« Ce qui est positif, c’est que les vacanciers sont venus. Nous ne sommes qu’à – 6 % de taux d’occupation », remarque Luc Stelly, directeur de l’office de tourisme du
Sancy, qui couvre les stations de
Super-Besse et du Mont-Dore,
dans le Massif central. Si le nombre de forfaits vendus y a plongé,
l’accrobranche a enregistré des
fréquentations « dignes d’août ».
« Mais il faut que le ski reste encore
un peu, pour pouvoir financer la
transition. C’est lui qui va payer notre nouvelle luge sur rail à 3 millions
d’euros », estime M. Stelly.
Ainsi se dessine l’avenir pour les
stations de ski. « On doit se préparer à des aléas climatiques de plus
en plus nombreux, commente Michel Poudade, maire des Angles
(Pyrénées-Orientales), dont le domaine a pu ouvrir à 60 % cet hiver. Avec la baisse de revenus des
remontées mécaniques, on va devoir faire très attention à nos investissements dans les domaines
skiables. Arrêter de les étendre, et
promouvoir davantage d’autres
activités à la montagne. » p
jessica gourdon
C I N ÉMA
Le patron du CNC jugé
en juin pour agression
sexuelle
Le président du Centre national du cinéma (CNC), Dominique Boutonnat, dont la
mise en retrait est réclamée
par des militants et l’actrice
Judith Godrèche, sera jugé le
14 juin à Nanterre pour agression sexuelle sur son filleul, a
indiqué, mercredi 6 mars, le
site L’Informé. M. Boutonnat,
âgé de 54 ans, qui conteste
les accusations, a été mis
en cause en octobre 2020 par
son filleul pour des faits remontant à août de la même
année. Un juge d’instruction
a ordonné en septembre 2022
son renvoi en procès, dont la
date n’avait pas été dévoilée
jusqu’à mercredi. – (AFP.)
économie & entreprise | 15
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
grenoble, lorient - envoyée spéciale
D
u Morbihan à
l’Isère, il y a bien
plus que 900 kilomètres : le département breton, baigné par
les eaux de l’Atlantique, n’a pas
grand-chose en commun avec
son lointain cousin rhônalpin, résolument montagnard. Le paysage économique y est aussi totalement différent : à l’ouest, une
économie dominée par l’agriculture, la pêche et le tourisme ; à
l’est, une présence nette de l’industrie et de la technologie.
Ce n’est pas tout : les deux départements sont également aux
antipodes en matière d’innovation, souligne Xavier Jaravel, professeur à la London School of Economics. En novembre 2023, ce
chercheur a publié Marie Curie
habite dans le Morbihan (éditions
du Seuil), un ouvrage qui explore
ces questions et qui a suscité une
certaine surprise en Bretagne,
mais pas seulement. Le Morbihan, « malgré un bon niveau scolaire général, se classe parmi les
derniers départements de France
en matière d’innovation : le taux
d’enfants appelés à devenir ingénieurs, chercheurs ou titulaires
d’une thèse est parmi les plus faibles du pays », constate-t-il.
En revanche, l’Isère se hisse dans
le haut du classement, derrière les
Alpes-Maritimes, où se situe la
technopole de Sophia-Antipolis.
« Les enfants grenoblois innoveront bien plus qu’ailleurs, poursuit
Xavier Jaravel, ne serait-ce que
comparé à ceux ayant grandi à
quelques encâblures de là, par
exemple à Annecy. » D’ailleurs, la
part d’emplois consacrés à la recherche et développement (R&D)
dans l’agglomération de Grenoble est la plus élevée de France
(elle est de 7,4 %, contre 5 % à Paris), et le nombre de brevets déposés y atteint le chiffre record de
8,3 pour dix mille habitants.
Comment expliquer un tel écart
de destin entre ces deux terroirs
tricolores ? « Les différents sujets
d’excellence d’un territoire sont le
fruit de l’histoire », avance le Breton Pascal Le Liboux, président
d’AudéLor, l’agence d’urbanisme,
de développement économique
et technopôle du pays de Lorient.
UN ÉCOSYSTÈME COMPLET
De fait, l’histoire comme la géographie ont pesé de tout leur
poids. « A la fin du XIXe siècle, Grenoble est devenue la première région industrielle de France grâce à
l’hydroélectricité », explique Florent Genoux, délégué à l’innovation auprès de la direction régionale Grenoble-Alpes de Bpifrance.
En utilisant pour la première fois
l’énergie hydraulique des torrents
de montagne pour faire tourner
les machines de sa papeterie, Aristide Bergès a donné, vers 1870, le
coup d’envoi du développement
des industries au pied des massifs
grenoblois. Le système s’est sophistiqué, avec l’ajout de turbines
et de conduites d’eau plus importantes, fournissant une énergie
bon marché et renouvelable aux
papetiers, puis aux industriels de
la métallurgie ou de l’électricité.
Quelques décennies plus tard,
Louis Néel (1904-2000), Prix Nobel de physique en 1970, jouera un
rôle majeur dans le développement de l’écosystème local, en
créant un pôle d’enseignement
scientifique de haut niveau dans la
ville. Puis, en 1956, le Centre d’études nucléaires de Grenoble, devenu ensuite le Commissariat à
l’énergie atomique et aux énergies
alternatives (CEA), consacré aux
recherches sur l’énergie atomique.
Au laboratoire CEA-LETI consacré à la microélectronique, à Grenoble, en juillet 2020. FRÉDÉRIC LAFARGUE/« PARIS MATCH »/SCO
PLEIN CADRE
Pourquoi l’Isère innove
plus que le Morbihan
L’histoire, la géographie et les stratégies étatiques passées
expliquent l’avance, en matière de recherche et développement,
du département rhônalpin, qui a bénéficié d’une industrialisation
précoce, sur son homologue breton. Mais les choses évoluent
Désormais ouvert sur de multiples domaines (médecine, énergies, numérique, défense et sécurité), le CEA est devenu le premier
organisme de recherches à déposer des brevets en France, et la
première institution hexagonale
à en déposer en Europe. Un atout
précieux pour les entreprises, se
félicite Nicolas Béroud, directeur
adjoint de l’agence d’attractivité
Grenoble Alpes. « Le CEA travaille
aussi bien avec les entreprises
technologiques qu’avec les entreprises industrielles classiques.
Pour le territoire, c’est important. »
Les liens avec l’université et les
entreprises implantées au fil des
années (Caterpillar, Hewlett-Packard, Air Liquide, STMicroelectronics ou, en 2023, Verkor, qui va exploiter la gigafactory de batteries
électriques en construction à Dunkerque, dans le Nord) ont permis
de créer un écosystème complet,
capable de passer de l’idée née en
laboratoire à l’industrialisation.
Le seul CEA-LETI (Laboratoire d’électronique et de techno-
A Grenoble, deux
emplois sur dix
sont industriels,
contre 13 %
en moyenne
dans l’ensemble
du pays
logie de l’information), consacré à
la microélectronique, a donné
naissance à une centaine d’entreprises en un demi-siècle.
Aujourd’hui, à Grenoble, deux
emplois sur dix sont industriels,
contre 13 % en moyenne dans l’ensemble du pays. Près d’un tiers de
la population a moins de 30 ans,
la métropole de 450 000 habitants accueille 65 000 étudiants,
dont 10 000 étudiants étrangers.
Elle compte aussi 15 000 chercheurs et se targue d’accueillir la
deuxième communauté anglophone de l’Hexagone.
Le passé du Morbihan est différent à bien des égards. Pas de torrents de montagne pour fournir
de l’électricité, bien sûr. Rien, non
plus, de semblable au CEA pour
aimanter chercheurs et entrepreneurs. De plus, le tissu économique est composé de 95 % de PME.
Or, « pour qu’un écosystème se développe, il faut souvent une tête de
gondole », souligne Arnaud Rentenier, directeur de l’appui aux
entreprises d’AudéLor. A savoir,
une grande entreprise, ou groupe,
autour de laquelle se développe
un tissu de fournisseurs et jeunes
pousses, propice à l’innovation.
Ces différences tiennent aussi
aux choix industriels stratégiques
effectués par la nation. « Dans la
cartographie d’implantation des
grandes structures de recherche
dans les années 1960 ou 1970, l’Etat
a dessiné un arc qui ne passe pas la
Bretagne », explique Yves Grohens, directeur de ComposiTIC,
un plateau technique consacré
aux matériaux innovants de
l’Université Bretagne Sud (UBS).
Aujourd’hui encore, la carte des
principaux pôles du Centre national de la recherche scientifique
(CNRS) dresse une courbe allant
de Strasbourg à Bordeaux, en passant par Grenoble, Aix-Marseille,
Montpellier et Toulouse.
« LES JEUNES RESTENT »
Sans être totalement oublié, le
Grand Ouest n’est que faiblement
représenté. « Les chercheurs représentent 50 % des personnels du
CNRS dans l’est de la France, et
20 % seulement dans l’ouest,
ajoute M. Grohens. Le personnel
s’est implanté partout, sauf en Bretagne, et nous en payons toujours
le prix fort. » Une situation liée au
fait, selon lui, que « dans les années 1960-1970, les universités bretonnes étaient balbutiantes ».
L’UBS est en effet toute jeune :
née en 1995, elle recrute essentiellement à l’échelle du département. Au niveau de la licence,
deux étudiants sur trois sont morbihannais, et on ne compte que
200 doctorants environ à ce jour.
Et environ 250 chercheurs sont recensés sur le territoire, très loin
des scores grenoblois. « Avant, les
jeunes partaient se former ailleurs,
à Rennes ou à Paris, et il se passait
un certain temps avant qu’ils ne reviennent dans le département »,
assure David Menier, professeur
de biologie à l’UBS. Si les jeunes
s’envolaient vers d’autres cieux,
« Les chercheurs
représentent
50 % des
personnels du
CNRS dans l’est
de la France, et
20 % seulement
dans l’ouest »
YVES GROHENS
directeur de ComposiTIC
les anciens, eux, revenaient en
nombre pour couler leurs vieux
jours autour du golfe du Morbihan ou sur les plages de Carnac
(plus d’un tiers de la population
du département est retraitée), selon les données de l’Insee.
Mais les choses bougent, selon
les élus et les responsables économiques bretons. Le Covid-19, le télétravail et le numérique, ainsi
que la multiplication des liaisons
TGV ont transformé l’attrait du
territoire. Sa qualité de vie, si recherchée, fait le reste. « Maintenant, les jeunes trouvent du travail
et restent sur place, assure M. Menier. Les flux migratoires se sont inversés. » La population du département ne cesse d’augmenter : elle
atteint aujourd’hui 765 000 personnes, contre 540 000 en 1968.
Ce qui ne va pas sans engendrer
quelques difficultés de logement
pour les nouveaux venus.
Parallèlement, à Lorient, la « ville
aux cinq ports » (commerce, plaisance, pêche, course au large et
base navale), émerge un pôle de
recherche et d’innovation autour
des matériaux composites, utilisés notamment dans la course au
large et la construction navale,
l’aéronautique et la filière hydrogène. Derrière les deux grands
donneurs d’ordre, Naval Group et
les Chantiers de l’Atlantique, la Lorient Composite Valley draine
aujourd’hui deux laboratoires,
une plate-forme technologique,
un centre de transfert industriel et
une grosse dizaine de PME.
Un autre pôle technologique
commence également à s’organiser autour de la cybersécurité,
porté notamment par la présence
militaire à Lorient. Enfin, la place
importante de l’agriculture incite
une partie des étudiants de l’UBS
à se diriger vers des laboratoires
de recherche agroalimentaire. De
quoi attirer – ou maintenir – sur
place des ingénieurs et des entrepreneurs, qui permettront, si tout
va bien, de renverser la vapeur
dans quelques années. Et de faire
remonter le Morbihan au classement de l’innovation.
« Les études montrent qu’il y a
bien un lien causal entre l’écosystème d’innovation local et la propension de la prochaine génération à innover », explique M. Jaravel. Des travaux menés sur des
millions de familles aux EtatsUnis en attestent : ceux qui ont le
plus de chances de devenir innovateurs dans la « tech » sont ceux
qui ont passé le plus de temps
dans la Silicon Valley, comme s’ils
s’étaient imprégnés du milieu et
se projetaient dans ces carrières.
M. Le Liboux, natif du département, veut y croire : « Quand j’étais
jeune, il n’y avait pas d’établissement d’enseignement supérieur
dans le Morbihan, mais il n’y avait
pas non plus beaucoup d’enfants
de chercheurs ou d’universitaires.
Aujourd’hui, il y en a partout sur le
territoire, qui compte beaucoup
plus d’emplois qualifiés. D’ici à
vingt ans, il y aura des chercheurs
dans le Morbihan, promet-il. Si on
réécrit le livre alors, on n’arrivera
pas à la même conclusion. » p
béatrice madeline
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VENDREDI 8 MARS 2024
« Les JO, une compétition contre moi-même »
Le Suédois Armand Duplantis, champion du monde de saut à la perche, entend conserver son titre à Paris
PORTRAIT
LES DATES
clermont-ferrand - envoyé spécial
L
e sautoir est un écosystème, un bayou dans lequel Armand « Mondo »
Duplantis règne en maître
depuis six ans. A 24 ans, le perchiste suédois, né à Lafayette
(Louisiane), en pays cajun, rafle
tout. Au point de donner à sa discipline des airs d’inéluctable : à la fin
d’un concours de saut à la perche,
c’est toujours lui qui gagne.
Le 3 mars, à Glasgow (Ecosse),
lors des Mondiaux en salle, malgré quelques difficultés inhabituelles, il s’est emparé d’une huitième médaille d’or internationale, la septième consécutive
dans un grand championnat. Depuis son premier titre continental, en 2018, à peine majeur, il a
remporté quatre titres mondiaux, deux titres européens et
un titre olympique. Sa dernière
grande « défaite » remonte à 2019,
une deuxième place lors des
Mondiaux de Doha, derrière
l’Américain Sam Kendricks. Une
autre époque, comme le confesse
au Monde cet éphémère rival :
« “Mondo” a grandi jusqu’à un
point où je ne peux pas aller. »
Armand Duplantis ne se contente pas d’enchaîner les titres.
Avec sa démarche nonchalante et
sa mine de héros de feuilleton
pour adolescents, il est aussi
l’homme qui a sauté le plus haut,
le plus souvent. A cinquante-cinq
reprises, déjà, au-delà de la barre
mythique des 6 mètres. Surtout, il
a battu sept fois le record du
monde pour le porter à 6,23 m en
septembre 2023, reléguant le
Français Renaud Lavillenie, précédent détenteur du record du
monde, à 7 centimètres, et le « tsar
de la perche », l’Ukrainien Sergueï
Bubka, à 9 centimètres.
Le 21 février, à la veille du All Star
Perche organisé à ClermontFerrand par son ami Renaud Lavillenie, Armand Duplantis s’est
penché sur sa place dans l’histoire
du saut à la perche. « Il me reste encore beaucoup à faire pour avoir la
meilleure carrière possible, confie
au Monde celui qui sait qu’avec
dix titres mondiaux, Bubka le devance toujours. Mais j’ai confiance dans le fait que je battrais
n’importe quel perchiste actuel ou
passé dans une confrontation. »
« Avantage psychologique »
Cet été, le 5 août, lors des Jeux
olympiques de Paris, le jeune
homme a toutes les chances de
supplanter Bubka et Lavillenie,
qui n’ont remporté chacun qu’un
seul titre olympique. « C’est un
sport très compliqué, mais je pense
être dans une bonne situation
pour conserver mon titre, assume
celui qui a été sacré à Tokyo
en 2021. Si je vais à Paris en faisant
ce que je sais faire, je dois gagner. »
Il y a une certaine incongruité à
ce que l’ex-Soviétique et le Français n’affichent qu’un titre olympique. Faut-il y percevoir un danger pour Duplantis ? « Lors des JO,
certaines personnes peuvent venir
de nulle part. Je suis prêt à sauter
aussi haut qu’il le faudra pour gagner. » En 2016, aux Jeux de Rio de
Janeiro, le Brésilien Thiago Braz,
perchiste méconnu, avait privé
l’ultrafavori Lavillenie d’une
deuxième médaille d’or lors du
dernier saut. « J’étais devant mon
écran de télévision, se souvient
Duplantis. Tout le monde a été
choqué. Renaud était en grande
forme, il avait très bien sauté. »
Les défaites de Duplantis sont
si rares qu’elles sont devenues
des événements dans le monde
de l’athlétisme : 23 mai 2021,
26 août 2021, 2 septembre 2022,
21 juillet 2023… Dans un premier
temps, le Suédois, perplexe, dit,
lui, ne reconnaître aucune de ces
dates. Mais lorsqu’on y accole des
lieux (Gateshead en Angleterre,
Lausanne en Suisse, Bruxelles et
10 NOVEMBRE 1999
Naissance à Lafayette
(Louisiane).
12 AOÛT 2018
Devient, à 18 ans, le plus jeune
champion d’Europe, à Berlin.
8 FÉVRIER 2020
Bat le record du monde pour la
première fois, à Torun (Pologne).
3 AOÛT 2021
Champion olympique à Tokyo.
17 SEPTEMBRE 2023
Porte le record du monde
à 6,23 m, à Eugene (Oregon).
t-il s’entraîner sans ses parents un
jour ? « C’est une affaire de famille.
Ma mère adore m’entraîner et
j’adore qu’elle m’entraîne. Mon père
est, probablement avec Renaud
[Lavillenie], la personne qui aime le
plus au monde le saut à la perche.
Sur ce sujet, je ne peux écouter que
mes parents et Renaud. »
Le perchiste Armand Duplantis, à Clermont-Ferrand, le 21 février. JULIETTE TREILLET POUR « LE MONDE »
Monaco), son visage s’éclaire :
« Bien sûr ! J’ai perdu, ces
fois-là. Parfois, on se manque. Je
suis humain. Il arrive que l’on ne
soit pas dans un bon jour… Mais je
ne me trompe pas tant que ça.
Je fais plus souvent bien que mal. »
A-t-il conscience de son écrasant
ascendant sur ses adversaires
lorsqu’il prend part à un concours ? « Il y a une raison pour laquelle ils pensent que je vais sauter
plus haut qu’eux, avance-t-il. J’ai
l’avantage psychologique parce
que j’ai l’avantage physique. »
Mais pas question de relativiser
ses succès. « A chaque compétition, on part tous de zéro. [Mes adversaires] ne m’offrent pas la médaille sur un plateau juste parce
que je suis le favori. Je vais probablement devoir sauter au moins 6
mètres demain pour battre ces
mecs », prédisait-il avec justesse,
le 21 février, la veille du All Star
Perche, qu’il a remporté en franchissant une barre à 6,02 m, avant
d’échouer d’un rien à 6,24 m, ce
qui aurait constitué un nouveau
record du monde.
Malgré une concurrence capable de sauter à 6 mètres – Sam
Kendricks, le Philippin Ernest
Obiena ou l’Américain Christopher Nielsen –, le principal adversaire de « Mondo » reste
« Mondo ». Un constat qui n’entame en rien la soif de victoires du
Suédois. « Je suis de plus en plus
motivé parce que chaque année, je
veux être meilleur que la précédente, affirme-t-il. C’est plus une
compétition contre moi-même
que contre les autres. »
La malédiction du sacre unique
Aux Jeux de Paris, si aucune blessure ne l’en empêche, Duplantis
aura les cartes en mains pour gagner une deuxième médaille d’or.
Connaît-il le nom du seul perchiste à avoir conjuré la malédiction du sacre olympique unique ?
« Oui, c’est Bob Richards. » Le « pasteur volant », titré en 1952 et
en 1956, est né dans une localité de
l’Illinois au nom prédestiné pour
célébrer les victoires, Champaign.
En 2019, Le Monde avait déjà
rencontré Duplantis à Baton
Les défaites
de Duplantis sont
si rares qu’elles
sont devenues
des événements
dans le monde
de l’athlétisme
Rouge (Louisiane), alors qu’il
n’était encore ni champion du
monde ni recordman du monde.
A l’ombre d’un gigantesque stade
de football américain de
100 000 places, il passait inaperçu
lors d’une rencontre universitaire. L’athlétisme n’existe que
tous les quatre ans aux Etats-Unis,
et la popularité des athlètes y est à
des années-lumière de celles des
footballeurs ou des basketteurs.
Prudents et inquiets, ses parents
– Greg, ancien perchiste, et Helena,
ancienne heptathlète, qui sont ses
entraîneurs – poussaient alors
pour qu’il poursuive ses études
jusqu’au bout. Sûr de sa destinée,
l’effronté perchiste n’avait alors
qu’une idée en tête, passer professionnel et s’exiler. « Mondo » a
donc quitté les bancs de la Louisiana State University et signé un
lucratif contrat avec Puma, où il a
succédé à la star Usain Bolt.
Nul n’est prophète en son pays, et
Duplantis le sait bien quand il opte
pour la nationalité suédoise, celle
de sa mère. En Scandinavie, il est
chouchouté et possède désormais
un meeting à son nom, la Mondo
Classic, qui se tient à l’Arena
Uppsala, son camp de base au nord
de Stockholm. Pour les athlètes, « il
n’est pas facile de subvenir à ses besoins financiers. Mais si vous êtes le
meilleur, que vous détenez le record
du monde, ça devient différent, explique-t-il, cinq ans après avoir traversé l’Atlantique. Je n’en étais pas
encore à ce stade, mais je savais que
j’allais l’être. J’avais besoin de partir
en Europe pour être pro. »
Parfois, en interview, Armand
Duplantis s’ennuie. Mais quand
son intérêt est piqué, « Mondo »
s’anime et s’épanche. S’imagine-
« Je veux sauter 6,30 m »
Cet enfant de la balle, qui, comme
son modèle tricolore, possède un
sautoir de fortune dans le jardin
familial, aime être entouré des
siens. « On s’amuse, confie-t-il. On
sait se détendre, être une famille,
prendre du bon temps. Et ça sera
toujours ainsi. C’est très différent
des autres relations parents entraîneurs et enfants athlètes. »
Aucune similitude, par exemple,
avec le lien entre les sœurs
Williams et leur père Richard, mélange de travail acharné et d’obligation de résultat. « Ce n’est pas
du tout comme ça, affirme Duplantis. Chez eux, la notion de plaisir n’est pas présente. » Sa petite
amie suédoise, Désiré Inglander,
mannequin, est par ailleurs de
tous ses déplacements.
Premier homme au-delà des 6
mètres, Sergueï Bubka a détenu
pendant trente ans le record du
monde du saut à la perche, qu’il a
fait passer, en dix ans, de 5,94 m à
6,14 m. L’Ukrainien était connu
pour sa façon de grignoter la
meilleure marque centimètre par
centimètre. Une stratégie reprise
par son lointain successeur, depuis son premier record du
monde à 6,17 m, en 2020, à Torun
(Pologne), jusqu’au dernier en
date, à Eugene (Oregon), en septembre 2023, à 6,23 m. « Mondo »
se voit-il l’améliorer pendant encore six ans ? « J’espère que c’est ce
qui va se passer, si je suis toujours à
un très haut niveau en 2030. Je
veux sauter 6,30 m. »
S’envoler sur un bâton d’environ
30 millimètres de diamètre à une
hauteur équivalente à deux étages
d’immeubles n’est pas anodin. A
Glasgow, la grave blessure de la
perchiste française Margot Chevrier, victime d’une fracture
ouverte du talus, l’a rappelé. Mais
lorsque tout se passe bien là-haut,
l’expérience est incomparable.
« C’est la meilleure sensation au
monde, raconte Duplantis. J’aimerais que les gens puissent le vivre.
Ça se rapproche de la vague parfaite pour le surfeur. Ou du swing
parfait d’un golfeur », ajoute-t-il,
après que l’un de ses adversaires à
l’oreille qui traîne, l’Australien Kurtis Marschall, mime le geste dans
sa direction. Un geste qu’il aime
répéter inlassablement. « Le plaisir
dans le métier met la perfection
dans le travail », écrivait Aristote.
En cela, Armand Duplantis est le
premier perchiste aristotélicien. p
anthony hernandez
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VENDREDI 8 MARS 2024
HISTOIRE DE JEUX | CH R O N IQ U E
p a r p a t r ic k c l a s t r e s
Le défi de la parité
Teahupoo se réjouit des Jeux,
mais redoute le surtourisme
Le village de la presqu’île tahitienne, peuplé de quelque 1 500 pêcheurs
et agriculteurs, accueillera, fin juillet, les épreuves olympiques de surf
REPORTAGE
papeete (polynésie française) -
S
correspondance
on sac en toile plein de
poissons, un adolescent
de Teahupoo traverse le
village à bicyclette, son
fusil harpon tout juste sorti du lagon. D’un haussement de sourcils, le discret bonjour polynésien, il salue une personne âgée
attablée sous l’arche d’un majestueux fara, l’arbre à pandan local.
Il est 10 heures et l’ancien étale de
la confiture de goyave sur des tartines de pain de mie, le regard
perdu dans la vague de Havae,
connue par les surfeurs du
monde entier sous le nom de son
village, Teahupoo.
A Tahiti, on se lève et on petitdéjeune tôt, mais ici, au-delà du
point kilométrique zéro, là où il
n’y a plus de route, mais seulement une passerelle pour traverser la rivière, puis des chemins
dans l’herbe, le temps est perçu
différemment. Il s’écoule bien
plus lentement qu’au nord de Tahiti, dans les embouteillages de
Papeete. Et ces villageois n’ont pas
la même soif de développement.
Quand ce petit bout de France
des antipodes a été sélectionné
pour accueillir l’épreuve de surf
des Jeux, en mars 2020, beaucoup
d’habitants se sont méfiés. Le
comité d’organisation des Jeux
olympiques de Paris 2024 (Cojop),
tout comme les élus locaux, a dû
s’engager sur la préservation du
mode de vie de Teahupoo, qui a,
par exemple, refusé la construction d’un pont. Pour acheminer le
matériel, il faudra donc passer par
une nouvelle passerelle piétonne,
ou traverser la rivière en 4 × 4, en
espérant que son débit soit faible.
La quiétude des villageois sera
donc préservée… même si, dans
l’immédiat, les travaux sont partout : deux marinas sont rénovées, la passerelle est reconstruite,
le Domaine rose viabilisé. Cet ancien champ de taro accueillera la
zone opérationnelle du Cojop.
Une cinquantaine de petites maisons ont aussi poussé ces derniers
mois à l’initiative de particuliers :
elles hébergeront les officiels, les
médias et quelques athlètes.
« Je pouvais déjà loger une trentaine de personnes, je pourrai en
ajouter quinze avec ces nouveaux
logements », évalue Milton Parker, au volant de sa minipelle, devant le chantier de sa nouvelle
maison. « Ça bouge, il y a eu plein
de constructions, pour pouvoir
louer les maisons pour les Jeux »,
constate ce propriétaire de la plus
grosse pension de famille, sur la
pointe de Teahupoo, face à la vague de Havae. Le chantier le plus
sensible, c’est la tour des juges. Fichée dans le lagon, face à la vague
mythique, elle a suscité plusieurs
manifestations et une pétition de
plus de 250 000 signatures. Ecologistes et surfeurs reprochaient au
gouvernement local et à Paris
2024 d’avoir choisi une tour
surdimensionnée et de briser du
corail lors des travaux.
« Tout le monde va en bénéficier »
Le président de la collectivité,
Moetai Brotherson, a annoncé en
décembre 2023 une diminution
de la taille et du poids de cet édifice. Depuis, le chantier n’est plus
perturbé : les fondations sont posées, et la tour, déjà construite à
terre, sera montée à partir du
11 mars. Pourtant, toutes les oppositions ne sont pas éteintes. La
principale association à dénoncer
la tour, Vai Ara O Teahupoo, regrette l’absence de sanctions
après les dégâts sur le corail. Et les
pêcheurs restent mécontents. « Il
y a beaucoup moins de poissons
sur le spot, par rapport à avant
les travaux », constate Hoatua
Parker, contraint de « vendre des
fruits au lieu d’aller pêcher ».
D’autres craignent un afflux de
visiteurs après les Jeux. « Il faut
préserver la vague : ils sont les
bienvenus, mais il ne faut pas
oublier de rentrer chez eux », se
méfie Haumana O’Connor, un
surfeur local aux cheveux colorés
en rouge. Pilote de bateau, il travaille pourtant avec les touristes
et leur propose des excursions
au plus près de la vague. « C’est
le tourisme qui me fait manger,
mais je n’en veux pas plus. »
Le gouvernement
polynésien mise
aussi sur les Jeux
pour convaincre
les habitants
de faire
plus de sport
Ces quelques voix dissonantes
n’empêchent pas Teahupoo de
ressentir une « immense fierté »
avant l’arrivée des Jeux. « Nos enfants et nos petits-enfants pourront dire qu’on a eu les JO ici,
s’enthousiasme Roniu TupanaPoareu, la maire du village.
Nos prestataires nautiques, nos
forains, nos hébergeurs : tout le
monde va en bénéficier. »
C’est aussi l’espoir de toute la
Polynésie française, qui a battu
son record de fréquentation
en 2023, avec 262 000 touristes.
Ils visitent en priorité Moorea et
Bora-Bora, les deux fleurons du
tourisme, moteur de l’économie
locale. Le président Brotherson
souhaiterait à terme recevoir
600 000 touristes chaque année.
Il faudra pour cela les convaincre d’aller ailleurs : les 118 îles des
cinq archipels polynésiens sont
réparties sur une surface grande
comme l’Europe, et plusieurs formes de tourisme sont possibles,
de la plongée au charter nautique. Loin des luxueux voyages de
noces de Bora-Bora, Teahupoo
propose un « slow tourisme », axé
sur le surf, la nature et la culture
polynésiennes.
« Les Jeux, c’est 3 milliards de téléspectateurs, une grosse opportunité de montrer la vague mythique
de Teahupoo et les montagnes de
la presqu’île : au-delà des JO, c’est
montrer que Tahiti est le berceau
du surf, c’est une force culturelle »,
anticipe Vaihere Lissant, la directrice marketing de Tahiti Tourisme. « Les Polynésiens attendent
des Jeux des bénéfices matériels et
immatériels, mais ils attendent
surtout des Jeux qui les respectent
et leur ressemblent », ajoute Bar-
bara Martin-Nio, responsable du
site de Tahiti pour le Cojop.
Le gouvernement local, lui,
mise aussi sur les Jeux pour convaincre les Polynésiens de faire
plus de sport. Les athlètes comme
Kauli Vaast (médaillé de bronze
aux Mondiaux, à Porto Rico, dimanche 3 mars) et Vahine Fierro,
tous deux qualifiés pour les JO de
surf, sont minces et musclés, tout
comme les meilleurs rameurs de
pirogues de course.
Préparer une autre échéance
Mais au-delà des champions, la
population est en souffrance. Les
trois quarts des Polynésiens sont
en surpoids et près d’un sur deux
souffre d’obésité. Un habitant sur
six est en longue maladie. « J’ose
espérer que le rayonnement à
l’échelle locale va déclencher des
vocations sportives, glisse la ministre des sports polynésienne,
Nahema Temarii, qui souhaite
aussi attirer des athlètes de haut
niveau. Tahiti pourrait devenir le
camp d’entraînement d’excellence
pour l’équipe de France de surf. »
Pour le président de la Fédération tahitienne de surf, Max
Wasna, ce serait la meilleure préparation pour les JO de 2028 à Los
Angeles et de 2032 à Brisbane, en
Australie. « On a une variété de vagues importante, des beach break
[qui se cassent sur le sable] et des
récifs, des vagues toute l’année
autour de l’île, et une bonne température », énumère-t-il pour attirer les meilleurs Français.
Cet afflux de sportifs et ces expériences événementielles permettront à la Polynésie de préparer une autre grande échéance :
elle accueillera les Jeux du Pacifique de 2027, le plus grand rendezvous sportif d’Océanie. Les Jeux
ont pour le moment coûté 35 millions d’euros à la collectivité.
Mais s’ils dopent le tourisme et
convainquent les Polynésiens
d’adopter un mode de vie plus
sain, cet investissement ne sera
plus contesté. Encore moins si
Vahine Fierro ou Kauli Vaast sortent du plus beau tube du monde
avec une médaille olympique. p
mike leyral
Misogynie de Coubertin
L’olympisme n’a pas joué un rôle
d’avant-garde pour l’égalité hommes-femmes, et cela remonte à
la misogynie de son fondateur.
Jamais Pierre de Coubertin ne se
départira de cette formule qu’il
énonce en 1912 en réaction à la
demande de participation d’une
sportive aux JO de Stockholm :
« Impratique, inintéressante, inesthétique, et nous ne craignons pas
d’ajouter : incorrecte, telle serait à
notre avis cette demi-Olympiade
féminine. » Cela tient à sa conception du couple, où les femmes
sont les « associées de l’homme »,
et non ses égales.
Jusqu’au départ de Coubertin de
la présidence du CIO, en 1925, ce
sont les organisateurs, et non le
CIO, qui décident de proposer des
épreuves pour sportives, par
exemple en tennis, golf, tir à l’arc
et voile à Paris en 1900, en natation à Stockholm en 1912, et en
fleuret à Paris en 1924. Ses successeurs à la tête du CIO préféreront
intégrer très progressivement les
femmes, mais pour mieux les
contrôler. Dès 1935, le Suédois Sigfrid Edström (1946-1952) écrit à
l’Américain Avery Brundage (19521972) : « La fédération de [l’athlète
Alice] Milliat nous a causé tant
d’ennuis que nous n’avons aucun
intérêt à la soutenir. Nous aimerions que toute cette chose disparaisse de la surface de la terre. » Ce
qui fut fait en 1936, avec le sabordage de la Fédération sportive féminine internationale et la fin
des Jeux olympiques féminins
organisés depuis 1922 par la militante féministe.
Le rythme auquel chaque sport
olympique s’ouvre aux compétitrices est un révélateur de la misogynie et de la force des préjugés. Le cas du premier 800 m
olympique féminin en 1928 mérite qu’on s’y arrête. Alors que le
film tourné à l’époque montre
des sportives éprouvées mais
en pleine possession de leurs
moyens, les dirigeants du CIO et
leurs amis médecins et journalistes ont évoqué une arrivée dramatique pour mieux en justifier
la suppression. L’épreuve ne fera
son retour aux JO qu’en 1960, et
le 1 500 m comme le 100 m haies
ne seront pas courus avant 1972.
Dans la même veine, il aura
fallu la menace d’un procès à
New York par la championne
Rena Kanokogi et une décennie
d’atermoiements pour que la première épreuve olympique de judo
pour femmes ait lieu en 1992.
Depuis les années 1930, les dirigeants du mouvement olympique ont systématiquement interrogé le sexe des sportives, jamais
celui des sportifs. Des « certificats
de féminité » sont demandés aux
participantes dès les années 1950,
puis des tests gynécologiques humiliants sont mis en place à
compter de 1968. Devant les critiques de plus en plus nombreuses
dans les années 2000, les contrôles devenus génétiques ne sont
plus réalisés qu’en cas de doute,
ce qui n’est guère mieux.
Pour concourir dans les épreuves féminines, la Fédération internationale d’athlétisme et le
CIO imposent des traitements
médicaux aux athlètes intersexes
présentant un taux de testostérone jugé trop élevé. Jamais rien
de tel n’a été exigé pour les épreuves masculines, quand ce même
taux varie considérablement d’un
homme à l’autre. Alors qu’une
naissance 2000 serait de nature
intersexuée, le CIO continue de
penser le sport en deux catégories hermétiques et distinctes :
hommes et femmes, au lieu de se
placer dans une logique d’intégration des athlètes, quelles que
soient leurs différences. p
Patrick Clastres est historien
du sport
CULTURES
MONDE.
du lundi
au vendredi
11H – 12H
Julie Gacon
Mélanie
Chalandon
© Radio France/Ch. Abramowitz
Sur la plage de Teahupoo (Tahiti), le 15 janvier. DANIEL COLE/AP
A Paris, pour la première fois
dans l’histoire des Jeux olympiques, il y aura autant de compétitrices que de compétiteurs. Si le
ratio de sportives est en forte
croissance depuis la fin du mandat, en 2001, du président du Comité international olympique
(CIO) Juan Antonio Samaranch
(21,5 % à Moscou en 1980 à 40 %
à Athènes en 2004), toutes les délégations sont loin d’atteindre la
parité, car ce critère n’est pas inscrit dans la charte olympique.
Cela suffit-il à en faire des « Jeux
paritaires », comme le clament les
organisateurs ? Bien d’autres
conditions doivent être remplies
pour atteindre une parité olympique digne de ce nom : l’égalité des
revenus et de traitement médiatique, la disparition des commentaires misogynes, le soutien au
mouvement #metoo au lieu du
déni des violences sexuelles dans
le sport, la parité de gouvernance.
Or, le comité d’organisation des
Jeux de Paris est dirigé par trois
hommes et le Comité national
olympique (CNO) français a
connu une présidence féminine
de vingt-trois mois en près de
cent vingt ans d’existence.
Présidé par neuf hommes depuis 1894, sans aucun membre
féminin jusqu’en 1981, le CIO présente depuis peu un taux de féminisation de 41 % de ses dirigeants et sa commission exécutive comprend cinq femmes
pour dix hommes bien plus âgés
(69 ans en moyenne). Quant aux
32 fédérations internationales de
sports olympiques, seules celles
de golf et de triathlon sont présidées par des femmes.
En partenariat avec
L'esprit
d'ouverture
18 |
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VENDREDI 8 MARS 2024
« Le Monde »
et les femmes,
du droit de vote
à #metoo
Anne Chemin
C’
est une feuille jaunie par
le temps sur laquelle est
inscrite à la main, en haut
à droite : « Le Monde Décbre
44 ». Retrouvé dans les archives d’Hubert BeuveMéry, le premier organigramme de la rédaction porte les stigmates de la guerre : certains
patronymes sont suivis de la mention « prisonnier », d’autres de celle de « déporté en Allemagne ». Il y a là un Raymond, un André, un
Maurice, un Edmond, un Emile, un Charles et
un Robert, mais pas un seul prénom féminin,
ou presque : dans cette liste de trente-trois
noms, la romancière Germaine Beaumont,
première femme à recevoir le prix Renaudot
(1930), est l’unique représentante de ce que
l’on n’appelle pas encore le « deuxième sexe ».
Cette mixité toute relative ne dure
d’ailleurs qu’un mois : après deux billets,
l’un, en décembre 1944, sur l’« histoire encore
chaude de sang et rouge de gloire » de la
France, l’autre, en janvier 1945, sur le « paysage sans fumées » d’un hiver sans chauffage,
la signature de l’écrivaine disparaît des colonnes du quotidien. Dans les années qui suivent la sortie du premier exemplaire du
Monde, le 18 décembre 1944, le quotidien du
soir ne compte, parmi ses salariés, aucune
femme journaliste, précise l’historien Patrick
Eveno, auteur d’une Histoire du journal
Le Monde. 1944-2004 (Albin Michel, 2004) : la
rédaction de la rue des Italiens est uniquement peuplée de silhouettes masculines.
A l’époque, le journal est installé près de
l’Opéra, dans un immeuble construit, au début du siècle, par un quotidien qui s’est sabordé en 1942, Le Temps. Les photos de ces années pionnières ressuscitent un monde disparu : derrière l’immense horloge en faïence
bleue de la façade, des journalistes en costume-cravate, cigarette aux lèvres, écrivent
leurs articles sur des bureaux dotés d’un
encrier. Dans le dédale sombre des couloirs,
des garçons d’étage pressent le pas quand ils
entendent la sonnette : dans la grande tradition de la presse d’avant-guerre, ils portent
un uniforme bleu, puis gris, sur le col duquel
est frappé un « M » doré en lettre gothique.
Au début des années 1950, c’est dans ce lieu
inconfortable et défraîchi que les journalistes du Monde rédigent un journal austère,
sans photos, imprimé sur les rotatives installées depuis 1911, dans les sous-sols. Au premier étage, le directeur, Hubert Beuve-Méry,
règne sur un immense bureau qui épouse
l’angle de la rue des Italiens et de la rue
Taitbout. « Il partageait cet espace avec son
assistante, Yolande Boitard, qui avait un
fume-cigarette, se souvient Anne-Marie Franchet, l’assistante de Pierre Viansson-Ponté.
Elle avait elle-même une secrétaire, car elle
ne tapait pas à la machine. »
C’est dans ce bureau sombre et intimidant
que « Beuve » reçoit les nouveaux embauchés – et ce sont essentiellement des hommes. Parmi les cinquante et un journalistes
qui signent, en 1951, une pétition sur l’indépendance du journal, il n’y a qu’une seule rédactrice, Christine de Rivoyre. « Quand je suis
arrivée, en 1964, il y avait des femmes parmi
les sténos de presse, les secrétaires, les correcteurs, à l’infirmerie, au service du personnel ou
à la cantine, mais très peu à la rédaction »,
poursuit Anne-Marie Franchet. La présence
de rédactrices est si déroutante que, jusqu’en 1957, les critiques littéraires de Jacqueline Piatier sont signées « J. Piatier » – son collègue du service politique Raymond Barrillon croit qu’il s’agit d’un certain Jérôme…
A l’époque, les assistantes de la Rue des Italiens sont tenues de venir travailler en jupe
et de rester discrètes. « Au début des années
1960, le service politique ne comptait ni rédactrice ni assistante – le chef adjoint, Raymond
Barrillon, disait qu’elles pouvaient créer des
perturbations, raconte Anne-Marie Franchet.
En 1965, le chef, Pierre Viansson-Ponté, m’a
quand même imposée, mais les relations avec
son adjoint étaient tendues. Il m’a accueillie
en me disant d’un ton martial : “Mitterrand,
deux T, deux R, Barrillon, deux R, deux L.”
Comme il ne supportait pas le bruit de ma
machine à écrire, je devais taper dans un petit
bureau qui donnait sur la cour. »
Une première journaliste, Nicole Fiévet, est
recrutée en 1948, une deuxième, Christine de
Rivoyre, en 1950, mais, dans les années 1950
et 1960, la rédaction reste, selon l’historien
Patrick Eveno, « le domaine réservé des hommes ». Quand « Beuve » quitte le quotidien,
en 1969, elles ne représentent que 11,3 % des
effectifs. « Lors de mon embauche, en 1969,
je n’ai eu affaire qu’à des hommes, se souvient
Robert Solé, qui rejoindra, en 1992, la direction de la rédaction. J’avais écrit au directeur,
Jacques Fauvet, j’ai été reçu par le rédacteur en
chef, André Fontaine, et je suis devenu l’adjoint
d’Henri Fesquet, le chroniqueur religion. Nous
travaillions dans un univers très masculin,
parfois brutal, où les tensions étaient fortes. »
FAIRE BOUGER LES FRONTIÈRES
Les quelques femmes qui parviennent à se
faufiler dans ce monde d’hommes sont toutes dotées d’un caractère bien trempé. Certaines entrent par la petite porte – Josée Doyère,
grande fumeuse de Gitanes, commence par
le secrétariat, Yvonne Rebeyrol, qui traite
son chef de « galopin », par la cartographie.
D’autres jouissent d’un prestige social qui les
aide à franchir les barrières : Claude Sarraute
est la fille de la romancière Nathalie Sarraute
et la femme du philosophe Jean-François Revel ; le docteur Claudine Escoffier-Lambiotte,
qui vit à proximité du parc Monceau, occupe
des fonctions importantes à la Fondation
pour la recherche médicale ; Yvonne Baby a
pour père l’historien Jean Baby et pour beaupère l’intellectuel Georges Sadoul.
A la fin des années 1940, les sujets sur
l’émancipation des femmes sont aussi rares
dans les colonnes du journal que les femmes
dans les bureaux. Lorsque les Françaises votent pour la première fois, aux élections municipales du 25 avril 1945, aucun des titres
consacrés à ce scrutin n’évoque cette étape
décisive de l’entrée des femmes en politique :
Le Monde se contente de mentionner, au détour d’un papier, que les électrices des villes
« donnent l’exemple du sérieux », tandis que
celles des campagnes sont plus « timides ». Au
En 1945, lorsque les femmes
votent pour la première fois en
France, le quotidien de la rue des
Italiens, qui ne compte aucune
rédactrice, n’y consacre que
quelques lignes. Quatre-vingts
ans plus tard, tout a changé :
il y a autant de femmes que
d’hommes aux postes-clés du
journal, et les questions d’égalité
sont largement traitées. Comme
toute la société, « Le Monde » a
connu une véritable révolution
tés, notamment des femmes – on ne les
appelle pas encore « députées » et elles sont
au nombre de… douze. « Il aura fallu des siècles jalonnés de massacres gynécologiques,
de souffrances et de morts, pour que le corps
médical se préoccupe enfin d’un acte accompli
chaque année dans le monde, dans la solitude,
dans la honte et dans la clandestinité, par plus
de cinquante millions de femmes », conclut
Mme Escoffier-Lambiotte.
Un même engagement en faveur des droits
des femmes marque la décennie suivante.
Lors de la réforme de la définition légale du
viol, en 1980, Laurent Zecchini applaudit un
texte qui remet en question les « siècles de
bonne conscience, la pesanteur de ce code non
écrit qui fait d’un crime odieux un simple incident de parcours dans l’épanouissement de la
virilité ». Et lorsque Marguerite Yourcenar devient la première femme à entrer à l’Académie
française, l’année suivante, Jacqueline Piatier,
dont la féminité n’est plus dissimulée par un
« J » en signature, salue l’« éclatement d’un
club », l’« éviction d’un préjugé » et l’« abolition
d’un privilège ».
« SEXISME ORDINAIRE »
DANS LES ANNÉES
QUI SUIVENT LA
SORTIE DU PREMIER
EXEMPLAIRE
DU « MONDE »,
LE 18 DÉCEMBRE
1944, LE QUOTIDIEN
NE COMPTE, PARMI
SES SALARIÉS,
AUCUNE FEMME
JOURNALISTE
lendemain du scrutin, il affirme même, par
un étrange euphémisme, que cette expérience « n’a pas été mauvaise »…
La nomination, en 1947, de la première
femme ministre de plein exercice – le gouvernement du Front populaire, en 1936, ne
comptait que des femmes « sous-secrétaires
d’Etat » – passe, quant à elle, quasiment inaperçue. Cette « première » est signalée en
deux phrases, la biographie de Germaine
Poinso-Chapuis est expédiée en quelques lignes et elle est la seule ministre à avoir droit
à des précisions sur son statut conjugal et familial (« mariée et mère de deux enfants »)…
Nulle trace non plus, lors de sa publication
(1949), du livre fondateur de Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, à part une courte – et
sévère – allusion du critique littéraire Yves
Florenne. « Je crois – tout homme croira – qu’en
voulant dépouiller la femme de son pouvoir
d’enchantement, Simone de Beauvoir a tort. »
Parce que Le Monde est un journal « adossé
à son époque », selon le mot de Jean-Marie
Colombani, il finit cependant par prêter attention au puissant mouvement d’émancipation qui émerge dans la « grande » décennie 1970. A partir de la fin des années 1960,
le journal accompagne pas à pas les combats
de la « deuxième vague » du féminisme :
Claudine Escoffier-Lambiotte condamne,
en 1972, « la puissance de l’obscurantisme, de
l’intolérance et de la passion » des opposants
à la contraception ; Philippe Boucher fustige
la même année l’« hypocrisie » de la loi réprimant l’avortement ; Francis Cornu, en 1974,
le « retard considérable » sur les « mœurs de
la société » de la réglementation du divorce.
Lors du débat sur la légalisation de l’avortement, en 1974, Le Monde se range aux côtés
de Simone Veil. Il suit, jour après jour, les
vingt-cinq heures de débat parlementaire et
publie le décompte précis du vote des dépu-
Si le journal se soucie, à partir des années
1970, de l’égalité des sexes, c’est parce que
certains journalistes décident de s’en saisir,
même si, dans un quotidien comme
Le Monde, la tâche n’est pas aisée. L’effervescence militante des féministes bouscule en
effet le modèle de suivi de l’actualité mis en
place dès 1944 : chaque rédacteur est spécialisé dans un secteur – les sciences, l’éducation
ou la défense. Cette organisation rigide ne
parvient pas à saisir la complexité et l’ampleur du mouvement féministe, qui conteste
le patriarcat dans tous les domaines de la vie
sociale : la famille, l’école, l’entreprise, la médecine, la justice, la politique.
Embauché en 1968, Bruno Frappat, journaliste au service Education, décide, cependant,
de jouer avec les frontières des rubriques traditionnelles. « Personne, au journal, n’était
chargé de suivre les questions concernant les
femmes, raconte ce rédacteur qui deviendra,
en 1991, directeur de la rédaction. J’en ai profité pour m’installer peu à peu dans les “interstices” des spécialités des uns et des autres.
J’étais multicarte, et je m’intéressais aux sujets
réputés marginaux : les féministes, les drogués, les homosexuels, les psys, les prostituées… Je ne demandais l’autorisation à personne, et mes initiatives étaient toujours bien
accueillies – mes chefs étaient très libéraux. »
Parce qu’il écrit sur l’université, Bruno
Frappat passe, dans les années 1970, beaucoup de temps à la faculté de Nanterre. « Pour
mon premier reportage, j’y ai même débarqué
dans la DS avec chauffeur de “Beuve” ! », relate-t-il. Dans ce haut lieu du bouillonnement
soixante-huitard, il croise beaucoup de féministes. « Je les ai accompagnées dans des opérations qui semblaient alors scandaleuses, raconte-t-il. Un dimanche de 1973, Maya Surduts, du MLAC [Mouvement pour la liberté
de l’avortement et de la contraception], m’a
ainsi proposé d’assister à un avortement clandestin organisé près de la Bourse, avec Yvette
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Yvonne Baby, la première femme cheffe de service au « Monde », à la Culture, ici dans les années 1970. MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS
Roudy – j’étais le seul homme présent. Le lendemain, mon papier était titré : “Quand l’avortement est libre et gratuit”. »
Il faut cependant attendre 1980 pour que
Le Monde consacre, au sein du service Société, l’égalité des sexes, la famille et l’enfance, comme une rubrique à part entière.
Pendant plus de dix ans, Christiane Chombeau, qui réalise aussi des reportages sur
d’autres thèmes, écrit dans les colonnes du
journal sur le remboursement de l’avortement, la montée du divorce, les procès pour
excision, les discriminations dans le monde
du travail, la lutte pour l’égalité salariale.
« J’étais chargée de suivre ces sujets que personne, il faut bien l’avouer, ne se battait pour
faire, raconte-t-elle. L’actualité était très riche,
et je bénéficiais d’une grande liberté. »
Personne, à l’époque, ne s’en aperçoit vraiment, mais, au cours de la décennie 1970, la
rédaction de la rue des Italiens a changé de visage. Il y a encore peu de femmes, les « chefferies » restent très masculines, mais la féminisation, peu à peu, progresse : de 1969 à 1978,
la part de rédactrices passe de 11,3 % à 22,1 %.
« Le Monde suit le mouvement général de la
population active française », constate Patrick
Eveno. Conservé par Robert Solé, l’organigramme de 1985 témoigne des premiers pas
de la mixité : il mentionne deux femmes au
service Etranger, trois au service Politique,
cinq à l’Economie, quatre en Société.
Josyane Savigneau fait partie des journalistes qui ouvrent, à la fin des années 1970, cette
nouvelle ère. « Quand je suis arrivée aux informations générales, en 1977, j’étais la seule
femme du service, dit-elle. Jusque-là, les rédactrices du journal étaient toutes des personnalités à part : Jacqueline Piatier était la fille d’un
général, Françoise Chipaux une baroudeuse
qui jurait comme un charretier, Claudine Escoffier-Lambiotte une grande bourgeoise… J’ai été
l’une des premières rédactrices à ne pas venir
d’un milieu aisé, à ne connaître personne dans
le monde de la presse et à être arrivée là grâce
au Centre de formation des journalistes. »
Au cours de cette même décennie 1970,
le service Politique recrute Anne Chaussebourg : « J’avais 24 ans, j’étais journaliste à Paris Match, et Raymond Barrillon m’a demandé
si je voulais rejoindre son équipe. C’était le rêve
absolu ! Le service avait déjà accueilli deux
femmes – une chercheuse en sciences politi-
ques, Colette Ysmal, et une journaliste, Françoise Kramer –, mais elles étaient toutes les
deux parties. J’étais la seule femme parmi
une dizaine d’hommes. Ils venaient travailler
en costume-cravate, et ils s’appelaient par
leur patronyme : j’étais la seule journaliste que
l’on désignait par son prénom. »
Parmi les femmes embauchées dans les années 1970 et 1980, rares sont celles qui évoquent des problèmes de sexisme. Toutes racontent leur fierté de travailler pour le quotidien du soir, la liberté d’écriture qui régnait,
l’impression grisante de participer au mouvement du monde : elles faisaient leur métier
avec passion, sans trop se soucier des lourdeurs de l’époque. Certaines ont entendu des
réflexions déplacées, d’autres ont eu l’impression que leurs augmentations de salaire se faisaient attendre, mais elles ne s’y attardent
pas. « C’était le sexisme ordinaire des hommes
de ces années-là : on les envoyait balader, on
faisait avec », résume Josyane Savigneau.
SILENCE ET RETARD SALARIAL
Beaucoup reconnaissent cependant qu’elles
captaient, de temps à autre, des signes qui leur
rappelaient, sur le mode de la plaisanterie ou
de la condescendance, que, dans ce haut lieu
de la presse parisienne où l’on fréquentait les
allées du pouvoir, elles ne bénéficiaient pas de
la même légitimité que leurs collègues masculins. Certaines racontent qu’elles entendaient
les conversations s’arrêter quand elles entraient dans un bureau, d’autres qu’elles
n’étaient pas toujours conviées aux déjeuners
– bien arrosés –, ou qu’elles se voyaient couper
la parole plus souvent que leurs confrères
quand elles intervenaient en réunion.
Pour Josyane Savigneau, ces signes ont
commencé dès l’entretien d’embauche. « J’ai
été reçue par Jacques Fauvet, dans l’immense
bureau du premier étage qui était auparavant
celui de “Beuve”, expose-t-elle. Il m’a dit que le
journal n’avait pas beaucoup d’argent, mais
qu’il serait dommage de se priver d’une jeune
journaliste talentueuse. Et là, il m’a posé deux
questions qu’il ne posait sûrement pas aux
hommes : “Vous vivez chez vos parents ?”
Puis : “Vous avez l’intention de faire des enfants ?” Mon salaire était inférieur à celui des
rédacteurs entrés au Monde en même temps
que moi – mais ça, je m’en suis aperçue bien
plus tard… » La future responsable du cahier
« UN DIMANCHE
DE 1973,
J’AI ASSISTÉ À
UN AVORTEMENT
CLANDESTIN,
AVEC YVETTE ROUDY
– J’ÉTAIS LE SEUL
HOMME PRÉSENT »
BRUNO FRAPPAT
ancien journaliste
au « Monde »
« Le Monde des livres » ne s’est jamais vraiment sentie « discriminée », mais elle se souvient de moments de « bizutage » – un journaliste lui demandant, un matin de fatigue
où elle avait achevé son papier à l’aube, si elle
avait « grimpé aux rideaux toute la nuit », un
autre critiquant ses articles en public pour
la déstabiliser. « Ce n’était pas très agréable,
mais je ne me laissais pas faire !, poursuit-elle.
Je ne me sentais ni ligotée ni opprimée, mais
quand j’y repense, je me dis qu’il y avait, à
l’époque, une pesanteur sexiste : aujourd’hui,
ces réflexions franchement déplaisantes ne
seraient sans doute pas tolérées. »
Anne Chaussebourg avait connu un
sexisme plus ouvert à Paris Match : lors de
l’élection présidentielle de 1974, le directeur de
la rédaction avait annoncé que les reporters et
les photographes seraient affectés en fonction
des « goûts sexuels supposés » des candidats.
« Je n’ai heureusement rien entendu de tel au
Monde, où j’ai toujours eu l’impression d’être
traitée de la même manière que mes collègues,
explique-t-elle. Je me rappelle quand même
qu’un jour, Barrillon, qui parlait de l’inflation,
s’est tourné vers moi pour me demander si le
prix des carottes avait augmenté : j’ai répondu
qu’on ne m’avait sans doute pas engagée pour
observer le prix des légumes sur les marchés. »
Chargée de suivre le Parlement, Anne Chaussebourg travaille, à l’époque, dans un monde
politique encore très majoritairement masculin. « Je n’ai jamais été obligée de remettre un
élu à sa place, sauf une fois : j’ai enlevé une
main qui commençait à se balader, se souvient-elle. Ce monsieur qui est devenu ministre
a ensuite été d’une correction totale. J’avais dit
non, il avait entendu : je n’ai pas considéré cela
comme une agression. Pour le reste, je n’ai pas
le souvenir d’un climat sordide ou graveleux.
Quand j’entends ce qui se dit aujourd’hui, je me
dis qu’à l’époque j’étais soit aveugle, soit naïve –
ou que j’ai une mémoire sélective ! »
Certaines journalistes embauchées dans les
années 1970, 1980 et 1990 rapportent cependant des épisodes plus difficiles. L’une d’elles
a reçu, en pleine nuit, à son domicile, des appels téléphoniques au cours desquels l’un de
ses collègues mimait des râles ; une autre a
dû repousser les avances d’un rédacteur en
chef qui a tenté de l’embrasser à deux occasions différentes. Annonçant qu’elle était enceinte, une troisième, alors cheffe de service,
a entendu le directeur adjoint de la rédaction
lui rétorquer d’un ton enjoué : « Je sais, j’ai vu
que tes seins avaient grossi. » Toutes se sont
tues. « J’étais pétrifiée et je ne savais pas à qui
en parler », résume l’une d’elles.
Un même silence entoure, à l’époque, les
inégalités salariales, d’autant que la loi n’impose pas encore la publication d’indicateurs
précis sur les écarts entre les sexes. « J’étais
secrétaire de la commission des salaires, et je
voyais bien, quand j’examinais les dossiers au
cas par cas, qu’il y avait des différences entre
les rédactrices et les rédacteurs, mais, en l’absence de statistiques détaillées sur l’ensemble
de la rédaction, il était difficile de mener
une politique de rattrapage, explique Anne
Chaussebourg. Mon salaire, lui aussi, était en
retard sur celui de mes collègues masculins,
mais je n’ai jamais rien demandé. »
GRANDE MARÉE
Les inégalités salariales et les pesanteurs
sexistes n’empêchent pas le mouvement de
féminisation de progresser, dans les années
1990 et 2000, à la manière d’une grande
marée, comme le constate, en 1994, dans un
billet, l’une des premières femmes embauchées au journal, Claude Sarraute (1953).
« Tiens, qu’est-ce qui se passe ? Je regarde d’un
peu plus près : ça, par exemple ! C’est plus des
mecs que j’ai en face de moi, c’est des nanas.
Il y en a plein la rédaction, et je ne m’en étais
même pas aperçue. Sans doute parce qu’elles
s’habillent souvent unisexe : pull, jean et baskets. Et qu’elles écrivent pareil : correspondances de guerre, enquêtes et reportages menés
de main de maître. »
Au fil des ans, les journalistes femmes s’implantent en effet dans tous les services : elles
analysent les résultats des entreprises, elles
chroniquent l’action du gouvernement, elles
partent à l’étranger. « Au service International,
leur présence a renouvelé le regard sur l’actualité, souligne l’éditorialiste Sylvie Kauffmann.
Les correspondants écrivaient essentiellement
sur la vie politique, la diplomatie et les guerres :
les correspondantes ont ouvert le spectre en
s’intéressant aussi à la vie des sociétés. Quand
elles ont couvert les conflits armés, elles ont, de
la même manière, raconté à la fois les affrontements militaires et les sociétés en guerre. »
Dans ces années 2000, les femmes gagnent
la bataille de la féminisation – en 2002, Le
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Monde compte près de 40 % de rédactrices –,
mais elles peinent encore à accéder au sommet de la hiérarchie du journal. Lorsque Sylvie Kauffmann devient la première directrice
adjointe de la rédaction du Monde, en 2004,
elle fait, au sein d’une équipe de cinq hommes, l’expérience difficile de l’isolement.
« Je me sentais complètement à part, racontet-elle. L’ambiance de travail était infernale :
l’exercice du pouvoir était fondé sur les rapports de force, ce qui créait beaucoup de tensions et de bras de fer inutiles. »
Sylvie Kauffmann tire de cette expérience
une leçon : il faut féminiser plus largement
les équipes de direction. « Parce que j’étais
seule, je me faisais écraser si je ne jouais pas
le jeu du rapport de force, poursuit-elle.
J’avais donc adopté une ligne dure, contre
mon gré, alors que je ne voulais pas diriger de
cette manière. Je me suis dit : la clé, c’est d’être
plusieurs. » L’occasion se présente en 2010,
quand elle devient la première femme à diriger la rédaction. « Les candidatures féminines ne se bousculaient pas au portillon, mais
j’ai été attentive à la mixité. Nous avons essayé de travailler autrement : le climat était
beaucoup moins brutal. »
Dans ces années de conquête, la dernière
forteresse masculine à prendre est la direction du journal : elle tombe trois ans plus
tard avec l’accession de Natalie Nougayrède
au poste de directrice – un mandat écourté
par une grave crise de management. « C’était
un choix de disruption fait par les actionnaires, Xavier Niel, Pierre Bergé et Matthieu
Pigasse, raconte Alain Beuve-Méry, qui était
président de la Société des rédacteurs.
Natalie Nougayrède faisait souffler un vent
de modernité dans un monde où les directeurs de presse étaient souvent des hommes
âgés : c’était une femme, elle était jeune, elle
était reporter internationale, elle était trilingue français-anglais-russe. Sa nomination
était une manière d’épouser son temps. »
Quatre ans plus tard, la tornade #metoo qui
submerge la planète confirme à tous ceux
qui en doutent encore qu’au Monde comme
ailleurs les temps ont profondément changé.
« Les vannes sont désormais ouvertes », proclame l’autrice du mot-clé #metoo, la militante américaine Tarana Burke, qui est désignée, en 2017, comme l’une des « personnalités de l’année » par le magazine Time. Le journal comprend vite que cette prise de parole
planétaire est un tournant. « Face à ce mouvement qui était à la fois international et français, politique et sociétal, économique et
culturel, il fallait innover », explique Luc
Bronner, alors directeur de la rédaction.
Réunion entre hommes dans le bureau du directeur du « Monde », Hubert Beuve-Méry, en 1961. ELLIOTT ERWITT/MAGNUM PHOTOS
LE CHOC DES CULTURES
Alors que le mot-clé envahit les réseaux sociaux, la direction décide de convoquer, boulevard Blanqui, une réunion au format inédit.
Il ne s’agit ni d’une conférence de rédaction
semblable à celle qui réunit quotidiennement les chefs de service, ni d’un comité de
rédaction solennel qui débat des prises de
position éditoriales : le seul ordre du jour de
cette assemblée ouverte à tous est de parler
librement du harcèlement sexuel. « L’affluence était très forte, et les journalistes qui
ont pris la parole ce jour-là – des trentenaires,
des femmes, des rédacteurs du Web – s’exprimaient souvent pour la première fois devant
leurs collègues », raconte Hélène Bekmezian,
alors rédactrice en chef adjointe du Monde.fr.
Dans ce climat sans précédent, la direction
crée une task force, afin que #metoo devienne l’une des « priorités éditoriales des
prochains mois ». Une trentaine de volontaires sont chargés d’enquêter sur les multiples
facettes de ce que l’on appelle déjà la « troisième vague » du féminisme. « La task force
était dirigée par deux femmes qui représentaient des générations et des parcours différents, poursuit Luc Bronner. Côté print, Sylvie
Kauffmann, qui avait un parcours prestigieux
à l’étranger ; côté Web, Hélène Bekmezian,
plus jeune, qui avait une excellente connaissance des réseaux sociaux et nous avait alertés très tôt sur ce mouvement. »
Dans cette task force, comme dans la
société française, se côtoient deux générations – et deux discours. « La parole des jeunes journalistes du Web était totalement
centrée sur le harcèlement sexuel, le sexisme
ordinaire, les violences sexuelles et sexistes,
raconte Sylvie Kauffmann. J’ai compris, à
l’époque, à quel point le discours féministe
avait changé : il ne portait plus sur l’accès
au monde du travail, l’égalité des salaires ou
la parité dans les instances de direction, mais
sur les relations entre les hommes et les femmes. C’était un tournant : ces nouvelles générations posaient de nouvelles questions. »
En 2018, une tribune met crûment en lumière ces différences d’approche. Signé par
une centaine de femmes, dont Catherine Deneuve et Catherine Millet, ce texte qui critique, au nom de la « liberté d’importuner », le
« puritanisme » de #metoo, soulève un tollé
au sein de la rédaction numérique. « Les journalistes du print estimaient qu’il fallait le passer au nom de la liberté d’expression, alors que
Lors d’une assemblée générale des salariés, le 2 décembre 1984. CHARLES PLATIAU/AFP
Josyane Savigneau, ancienne responsable du cahier
« Le Monde des livres ». MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS
ceux du Web soulignaient qu’il était contraire
à nos engagements éditoriaux et qu’il entravait notre travail, poursuit Hélène Bekmezian. Comment pouvait-on, disaient-ils, recueillir la parole de femmes qui souffrent de
harcèlement tout en publiant une tribune
niant cette souffrance ? »
Pendant un an, la task force réalise des dizaines d’enquêtes : elle travaille sur les
plaintes visant Tariq Ramadan ou Gérald
Darmanin, comme sur le monde de l’athlétisme ou les mouvements de jeunesse. « Elle
s’est arrêtée, non parce que le mouvement
était terminé, mais parce que la sensibilité à
ces questions avait infusé dans toute la rédaction, analyse Hélène Bekmezian. Avant
2017, les violences sexuelles et sexistes étaient
considérées comme des sujets marginaux,
dévalorisés, peu prioritaires. Après #metoo,
elles sont devenues un sujet journalistiquement intéressant, politiquement important
et éditorialement légitime. » Parce que ces
enquêtes reposent souvent sur la confrontation de deux paroles, la task force se fixe des
règles : les journalistes doivent rencontrer,
dans la mesure du possible, les témoins à
plusieurs, vérifier les récits dans les moindres détails, entendre le maximum de témoins et, en cas de doute, ne pas publier.
Aujourd’hui encore, ces pratiques sont celles des journalistes qui écrivent sur #metoo.
« Nous appliquons, dans notre travail, les règles traditionnelles des enquêtes d’investigation : la confrontation des témoignages,
AU JOURNAL,
COMME DANS
LA PLUPART DES
COLLECTIFS DE
TRAVAIL, #METOO
SUSCITE BEAUCOUP
D’INTERROGATIONS
INTERNES.
« LE MONDE » EST-IL
IRRÉPROCHABLE ?
l’analyse des documents, le respect du contradictoire », précise Lorraine de Foucher.
La journaliste est attentive, dès le premier
témoignage, à tous les « marqueurs de crédibilité ». « La parole des victimes s’accompagne
souvent d’un envahissement émotionnel, elles
peuvent avoir les mains qui tremblent, la voix
qui se brise, la peau qui se couvre de plaques
rouges. Il faut ensuite vérifier si des éléments
étayent leur récit : le fait qu’elles aient parlé, à
l’époque, à une amie, qu’elles aient quitté leur
travail si les faits y avaient eu lieu, qu’elles aient
développé des pathologies comme l’anorexie,
les crises d’angoisse ou un syndrome de stress
post-traumatique, ou que l’on constate une
“sérialité”, plusieurs femmes qui, sans se connaître, racontent un même mode opératoire. »
MESURES VOLONTARISTES
Au journal, comme dans la plupart des collectifs de travail, #metoo suscite en retour
beaucoup d’interrogations internes. Le
Monde est-il irréprochable ? A-t-il ignoré des
phénomènes de harcèlement sexuel ? Pratique-t-il vraiment l’égalité salariale ? Du côté
des rémunérations, le rattrapage, en cette
année 2017 qui marque l’avènement de
#metoo, est en bonne voie : pour résorber
les écarts de rémunération entre les sexes,
la direction, depuis 2015, confie tous les ans à
la commission des salaires deux enveloppes,
l’une pour les augmentations traditionnelles
au mérite, l’autre pour le rattrapage des inégalités hommes-femmes.
Ces mesures volontaristes portent rapidement leurs fruits. « L’enveloppe de rattrapage
était un peu plus faible que la première, mais
elle a constitué un accélérateur formidable,
explique la représentante de la CFDT à la commission de l’époque, Sylvia Zappi. Elle a permis, au fil des ans, de mettre les salaires des
femmes au niveau de ceux des hommes. La
commission a travaillé finement, en prenant en
compte les différences en fonction des métiers,
des tranches d’âge et de l’ancienneté : personne
n’a été oublié. » Au sein de la rédaction, l’écart
des rémunérations moyennes, qui atteignait
près de 20 % en 2002, tombe, en 2023, à 1,64 %.
Longtemps négligée, la lutte contre le harcèlement sexuel prend, elle aussi, de l’importance. « Après l’affaire Weinstein, la direction,
sur proposition de la CFDT, a contacté le cabinet Egaé, qui propose aux entreprises des
audits, de la formation et du conseil, poursuit
Sylvia Zappi, référente sur les violences
sexuelles et sexistes de 2019 à 2023. Leur première enquête, en 2020, a fait remonter huit
cas d’agression. Aucun n’était connu des syndicats, ce qui démontrait la nécessité d’une cellule d’écoute spécifique. Le Monde a mis en
place un numéro d’appel et des formations
pour les manageurs, mais les violences et le
sexisme, comme le montre la dernière enquête, n’ont pas disparu. »
Ces politiques d’égalité salariale et de lutte
contre le harcèlement sexuel auraient sans
doute stupéfié Yvonne Baby, la première
femme cheffe de service au Monde (1971).
Cette pionnière avait, selon la journaliste
Claire Devarrieux, subi beaucoup d’« avanies
machistes » au journal, mais à l’époque on ne
parlait pas encore de violences de « genre » ou
de discriminations « systémiques » – et les rares femmes qui travaillaient dans un monde
d’hommes avaient appris à ne pas se plaindre. Année après année, centimètre par centimètre, les normes sur les relations hommesfemmes se sont largement déplacées – jusqu’à changer profondément, en quelques décennies, le visage du monde (et du Monde). p
anne chemin
(avec l’aide de sandrine leconte,
à la documentation du « monde »)
Pour aller plus loin, retrouvez
Anne Chemin et ses invitées lors
du Festival du « Monde », édition spéciale
80 ans, du 20 au 22 septembre 2024.
CULTURE
A Marrakech, la danse veut faire école
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
| 21
Le festival « On marche », qui a lieu jusqu’au 9 mars dans la cité marocaine, offre une quinzaine de spectacles
REPORTAGE
marrakech (maroc)
D
ix-septième édition ! »,
annonce le chorégraphe Taoufiq Izeddiou,
49 ans, directeur du
Festival international de danse
contemporaine On marche, créé
en 2005, à Marrakech. Avec
deux années de pause obligatoire
en raison de la pandémie de
Covid-19, la manifestation, devenue emblématique du continent
africain et au-delà, maintient la
pression dans un contexte économique sur le fil. « Nous sommes
soutenus depuis trois ans par le
ministère de la jeunesse, de la culture et de la communication, et
cela donne de l’espoir pour les danseurs contemporains, commentet-il. Le fait que nous ayons été labellisés “événement” de “Marrakech capitale de la culture dans le
monde islamique en 2024” est un
signe de vraie reconnaissance de
cet art dans la société. »
Avec une quinzaine de spectacles, du 1er au 9 mars, dont des
coproductions internationales,
comme Marrakech-Montréal, de
Taoufiq Izeddiou et la Canadienne Danièle Desnoyers, ou le
solo éclatant, désormais best-seller, Pour sortir au jour, d’Olivier
Dubois, ce rendez-vous, qui s’affiche dans cinq lieux de Marrakech,
met en valeur le patrimoine
architectural de la Ville ocre. Le
fabuleux Palais Bahia et la place
Jemaa el-Fna, toujours aussi
bondée et électrisante, font partie
du circuit et c’est un régal. « Pour
cette 17e édition, nous avons choisi
d’honorer la ville de Marrakech,
où je suis né, en inscrivant des
œuvres contemporaines dans des
monuments historiques, précise
Izeddiou. Et toutes les représentations sont gratuites ! »
Un tempérament offensif
Diffuser ne suffit pas à ce rendezvous historique militant. Au cœur
du festival, un volet « formation »
pour les danseurs baptisé Nafass
(« souffle »), et Taklif (« passer le
relais et responsabiliser »), un concours de jeunes chorégraphes
lancé en 2023, entendent structurer le paysage en donnant un
sérieux coup de main aux créateurs. « Les former et les aider à
créer sont deux urgences ici, poursuit Izeddiou. Il y a au Maroc
environ quatre-vingts interprètes
contemporains et une vingtaine de
chorégraphes plus ou moins confirmés. Mais il n’y a pas de marché,
ni de perspectives professionnelles,
ce qui explique que peu d’artistes
persévèrent. Soit ils partent travailler en Europe, soit ils changent
de métier ou font des animations et
des shows dans les hôtels. »
Programmés lundi 4 mars, sur le
plateau en plein air de l’Institut
français, pilier depuis les débuts,
douze interprètes (six hommes et
six femmes) sélectionnés sur
trente-deux dossiers pour la promotion Nafass 2024, ont présenté
une performance résultant de
trois semaines de recherche avec
le chorégraphe français Bernardo
Montet. Chacun se définit d’abord
par un mot, « réflexion », « empathie », « opacité »…, avant de plonger dans une ample respiration
commune. « Notre but est de fonder une école pérenne pour que
« Former les
danseurs et aider
les chorégraphes
à créer sont deux
urgences ici »
TAOUFIQ IZEDDIOU
directeur du Festival
international de danse
contemporaine On marche
Des danseurs de la formation Nafass, à l’Institut français de Marrakech, le 3 mars. BERNARDO MONTET
danser puisse devenir vraiment un
métier, glisse Nedjma Hadj Benchelabi, curatrice collaboratrice
depuis 2014 de Taoufiq Izeddiou et
spécialiste du monde arabe. Il faut
poser un cadre de travail aux
jeunes, leur donner confiance. II n’y
a pas de studio de répétitions, pas
de scène de diffusion… »
Il n’empêche que cette nouvelle
génération possède un tempérament offensif. Bernardo Montet
le confirme : « Ils ont le principal :
un imaginaire rien qu’à eux, singulier, sauvage, même. La technique,
finalement, ils peuvent la trouver
partout. » Il ajoute : « Je pense que
le Maroc comme d’autres pays
d’Afrique, avec sa jeunesse, sa puissance d’innovation ancrée dans
un territoire où la tradition, le rapport à la terre, est un poumon pour
la planète. »
« Ode à la liberté »
La preuve encore de cette vitalité
avec les lauréats Taklif. Pour cette
deuxième édition, huit futurs
chorégraphes élus sur vingt-quatre ont la chance de proposer un
croquis d’une trentaine de minutes. Entre le solo épidermique Incendia, de Yassmine Benchrifa, et
le geyser explosif intitulé Lpista,
de Mohammed Baddou, ces galops d’essai, si fragiles et naïfs
soient-ils parfois, baignent dans
une très belle eau : celle de la sincérité. Avec une envie claquante
de décrocher la lune devant un
jury de programmateurs composé, entre autres, de Jean-Paul
Montanari, directeur du festival
historique Montpellier Danse,
Sylvain Groud, du Centre chorégraphique national de Roubaix,
Sandrina Martins, du Carreau du
Temple, à Paris… La règle du jeu ?
Chacun choisit un ou plusieurs
artistes pour les inviter en résidence de création. Une personne
peut décrocher plusieurs soutiens. « Mais certains n’en auront
aucun, souligne Taoufiq Izeddiou.
En revanche, tout le monde repart
avec une somme d’argent allant
de 700 à 1 200 euros. »
Le hip-hop, versant break acrobatique, semble la langue racine
de la plupart de ces jeunes pousses. « C’est la formation de base
organique de la majorité des dan-
seurs car se déroulant principalement dans les espaces publics », indique Nedjma Hadj Benchelabi.
Mais pour basculer des battles
aux plateaux des théâtres, l’apprentissage des codes de la danse
contemporaine est la clé. « C’est
effectivement ce qui permet
l’ouverture à la professionnalisation, affirme le chorégraphe
hip-hop Bouziane Bouteldja, basé
à Tarbes, qui donne régulièrement des stages depuis 2013 dans
différentes villes du Maroc. Il faut
également rappeler que le hip-hop
est l’accès le plus facile à l’art pour
les familles maghrébines populaires, qu’elles soient d’ici, de France
ou d’ailleurs. »
De fait, le break a aussi été la
première technique du Tunisien
Selim Ben Safia, 36 ans, dont le
spectacle El Botinière, pour six interprètes, a été présenté le 4 mars,
à Meydene. Dans cet espace moderne du quartier chic et mode
concentré autour de l’hôtel Pestana CR7 du footballeur Cristiano
Ronaldo, 500 spectateurs ont applaudi cette pièce engagée, émancipatrice qui parle féminisme,
identité, genre, entre violence et
paillettes. « C’est une ode à la liberté de la jeunesse tunisienne et à
la liberté d’opinion, confie Selim
Ben Safia, qui a fondé sa compagnie en 2017. Nous vivons cachés,
et pour exister intimement, nous
devons nous retrouver dans des
endroits secrets. J’avais envie de
parler de cette schizophrénie. »
Des liens forts
Pour imaginer la pièce, qui porte
le nom d’un cabaret de Tunis devant lequel le chorégraphe habitait enfant, il a demandé aux interprètes : « Si vous aviez quatre heures de liberté, que feriezvous ? » Cette question a ouvert la
voie à la fête et ses excès. El Botinière a été jouée une seule fois à
Tunis, en 2022. « Depuis, je n’ai pas
eu de propositions, précise Selim
Ben Safia. Je ne la tourne plus qu’à
l’étranger. » La pièce a été à l’affiche de l’Institut du monde arabe,
à Paris, en 2023.
La manifestation tisse des liens
forts avec certains pays du monde
arabo-musulman. De Jordanie,
Abd Al Hadi Abunahleh, qui a
aussi commencé par le hip-hop
dans les rues d’Amman, a donné,
avec son quatuor masculin Crossing, superbe mécanique horlogère, des nouvelles excitantes de
la danse contemporaine apparue
il y a une dizaine d’années dans
son pays. « Nous sommes très peu
de chorégraphes encore en Jordanie, dit-il. Je tente de faire exister un
écosystème en organisant des
cours et en faisant venir aussi des
artistes internationaux. » Directeur du Studio 8, fondé en 2014 à
Amman, ainsi que du festival
IDEA (International Dance Encounter Amman), Abd Al Hadi
Abunahleh était invité pour la première fois à Marrakech.
Crossing a été présenté le 5 mars,
dans le théâtre du palace Es Saadi,
endroit somptueux dont chaque
étage expose une collection fascinante de peintures marocaines.
Depuis 2017, Elisabeth BauchetBouhlal, PDG du Es Saadi Marrakech Resort, « convaincue que la
Le hip-hop,
versant break
acrobatique,
semble être
la langue racine
de la plupart des
jeunes pousses
danse peut jouer un rôle crucial
dans la société marocaine, en encourageant l’ouverture d’esprit et
la compréhension mutuelle », accueille gratuitement les danseurs
et les diffuseurs. « Ce partenariat
est notre principal soutien, insiste
Taoufiq Izeddiou. Il nous donne la
force pour aller chercher d’autres
financements. »
Et pour fêter la Journée internationale des droits des femmes,
le 8 mars, Taoufiq Izeddiou a programmé La part des femmes,
d’Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, codirecteurs du Centre chorégraphique national de Belfort.
Cette production palpitante rassemble des extraits de cinq pièces
conçues entre 1998 et 2018 sur les
thèmes du féminin, du voile…
« Ce spectacle est pour moi une
source d’inspiration possible pour
les danseuses, car il questionne le
corps féminin dans son intimité et
son engagement, analyse Taoufiq
Izeddiou. Avec ou sans voile, la
créativité est là. En revanche, ici,
les femmes ont encore plus de
difficultés à devenir professionnelles que les hommes car elles sont
vite rattrapées par le poids de la
société. » La part des femmes est
interprétée par la Franco-Tunisienne Héla Fattoumi, la Marocaine Chourouk El Mahati et la
Tunisienne Meriem Bouajaja. p
rosita boisseau
Festival On marche. Jusqu’au
9 mars, Marrakech (Maroc).
SAISON 2023 / 24
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Retrouvez la programmation
complète sur
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Théâtre Claude Levi-Strauss
#UnivPop
22 | culture
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Grégory Privat
récompensé par le prix
Django-Reinhardt
Gertrude
(Servane
Ducorps),
Hamlet
(Clotilde
Hesme)
et Polonius
(Tonan Quito),
dans « Hamlet »,
à l’OdéonThéâtre
de l’Europe,
à Paris,
en février.
SIMON GOSSELIN
La tragédie de « Hamlet »,
façon drame familial bourgeois
A l’Odéon, à Paris, Clotilde Hesme interprète le rôle-titre dans la mise
en scène de Christiane Jatahy, dépourvue de poésie et de métaphysique
THÉÂTRE
R
evoilà Hamlet, et il
pourrait tomber à pic,
lui, le jeune héros sacrifié d’un temps « disloqué », « hors de ses gonds », qui
voit le passage d’un monde
à l’autre, évoquant irrésistiblement la célèbre formule d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde
se meurt, le nouveau monde tarde
à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Le
temps de bascule entre le Moyen
Age et l’époque moderne – celui
où Shakespeare écrit sa pièce, aux
alentours de l’an 1600 – résonne
avec le nôtre, dans son désarroi
moral, intime et politique.
A l’Odéon-Théâtre de l’Europe,
à Paris, la pièce est mise en scène
par l’artiste brésilienne Christiane Jatahy, qui s’est fait connaître par sa relecture radicale des
classiques et sa manière unique
de troubler les frontières entre
théâtre et cinéma. Jatahy confie
le rôle-titre à une actrice, Clotilde
Hesme, et annonce un Hamlet
« en lutte contre la violence patriarcale », en retravaillant les
deux rôles féminins de la pièce,
Gertrude et Ophélie.
Et le spectacle commence magnifiquement, avec la scène de
l’apparition du fantôme du père
de Hamlet, venu enjoindre à son
fils de le venger. La nuit palpite
de mystères et de sortilèges, et
Christiane Jatahy déploie tous ses
talents pour tresser ensemble, de
manière impalpable, théâtre et cinéma, et créer une forêt magique
d’où surgirait, comme sorti de la
tête de Hamlet, ce fantôme qui
prend les dimensions démesurées d’un surmoi écrasant. L’injonction paternelle à la vengeance n’est sans doute créée que
par Hamlet lui-même, que Jatahy
montre en train d’arrêter, de rembobiner et de repasser ad libitum
le film mental de son obsession.
Prologue magistral
Passé ce prologue magistral, et
une scène de mariage entre Gertrude et Claudius tout aussi
somptueuse, le spectacle se replie dans le cadre réaliste d’un de
ces appartements de la modernité bourgeoise d’aujourd’hui,
avec vastes canapés design et cuisine intégrée rouge chromé.
Claudius, le fratricide devenu roi,
et Gertrude, qui l’a épousé deux
mois après la mort de son mari,
sont montrés dans toute leur banalité : ils font la cuisine, mangent, boivent – beaucoup – et se
bécotent au son de Can’t Take My
Eyes Off You, par Gloria Gaynor,
ou de Nothing Compares 2 U, par
Sinéad O’Connor.
Hamlet, tel que l’incarne Clotilde Hesme, longue silhouette
androgyne toute vêtue de noir,
intervient comme l’élément perturbateur de cette félicité un peu
bonasse, sans que le spectacle,
à partir de là, parvienne à dépasser la dimension d’un conflit familial ordinaire au climat pourri
par un(e) ado en révolte. De ce
choix de confier le rôle du héros
shakespearien à une femme,
Christiane Jatahy ne fait finalement pas grand-chose, et l’actrice,
quels que soient son charme et
son talent, peine à trouver les lignes de force d’un personnage insondable, devenu l’incarnation
des pouvoirs réflexifs du théâtre.
Distribuer une femme dans le
rôle de Hamlet n’est d’ailleurs pas,
tant s’en faut, une nouveauté,
puisque la tradition remonte
à 1899, lorsque Sarah Bernhardt
joua le prince de Danemark. Plus
près de nous, la grande comédienne allemande Angela Winkler
endossa le rôle sous la direction de
Peter Zadek, en 1999, puis il y eut
la Flamande Abke Haring, dans le
Hamlet revu par Guy Cassiers,
en 2014, et Anne Alvaro dans la vision de Gérard Watkins, en 2021.
Ce décalage n’empêche pas le
spectacle de s’engluer dans le re-
De ce choix
de confier le rôle
shakespearien
à une femme,
la metteuse
en scène ne fait
finalement
pas grand-chose
gistre d’un théâtre finalement assez bourgeois où les dimensions
poétique et métaphysique de la
pièce sont totalement absentes.
C’est dû, notamment, à la traduction, plate et sans mystère, de la
pièce par Dorothée Zumstein.
C’est d’autant plus dommage que
Christiane Jatahy semblait partie
sur la piste d’intuitions intéressantes, notamment sur le personnage d’Ophélie, tel que l’incarne
l’excellente et rugueuse Isabel
Abreu : une Ophélie qui ne se suicide pas et devient finalement
plus forte que Hamlet face à un
monde pourri de l’intérieur.
Si cet Hamlet qui sonne un peu
creux se tient malgré tout sans
déchoir, c’est du reste grâce à ses
acteurs. Servane Ducorps en Gertrude forte, libre de ses choix, et
néanmoins gardienne d’un ordre
ancien. Et Matthieu Sampeur, qui
donne à Claudius le côté lisse d’un
jeune loup d’aujourd’hui, avide
de vivre sans que les considérations morales l’embarrassent –
une figure patriarcale ripolinée
aux standards contemporains
que distille le comédien avec une
grande finesse de jeu.
Tous, néanmoins, Clotilde
Hesme en tête, restent prisonniers d’une vision de la pièce qui
psychologise des conflits inscrits
dans une famille dysfonctionnelle, là où Hamlet pourrait toucher beaucoup plus profond, dans
nos temps troublés. Notamment
à propos du piège se refermant
sur une jeunesse qui pourrait
aisément déclarer, à l’instar de
Hamlet : « Le temps est disloqué.
O malheur,/ Que je ne sois né que
pour le réparer ! » p
fabienne darge
Hamlet, de William Shakespeare.
Mise en scène de Christiane
Jatahy. Odéon-Théâtre de
l’Europe, place de l’Odéon,
Paris 6e. Jusqu’au 14 avril.
Du mardi au samedi à 20 heures,
le dimanche à 15 heures.
De 7 € à 40 €. Theatre-odeon.eu
Le pianiste, chanteur et compositeur, dont
l’album « Phœnix » vient d’être publié, a été
distingué, lundi 4 mars, par l’Académie du jazz
MUSIQUE
P
ianiste, vocaliste et compositeur, Grégory Privat, a
reçu, lundi 4 mars, le prestigieux prix Django Reinhardt
(musicien français de l’année) de
l’Académie du jazz. Début février a
été commercialisé Phœnix, en trio,
son huitième album personnel,
sans compter ses prestations de
« sideman » très recherché (Jacques Schwarz-Bart, Dominique Di
Piazza, David Linx…).
Pour Phœnix Grégory Privat retrouve le contrebassiste Chris Jennings et le batteur Tilo Bertholo,
ses compagnons de Soley, qui
avait été publié sur son propre
label, Buddham Jazz (2020) :
« Pourquoi Buddham ? Aucune
signification… C’est un mot que
j’avais inventé quand j’étais petit.
Plus tard, je l’ai trouvé dans un
mantra indien ! » Il en sourit : « J’y
vois un signe, mais je ne sais pas
lequel ». La formule piano-bassebatterie n’est pas rare. Grégory Privat la détourne : voix du pianiste
mêlée aux claviers, chants créoles,
une surprenante saveur de pop
séduisante ou grave, donnent à
Phœnix un son exceptionnel.
Né à Saint-Joseph (Martinique),
le 22 décembre 1984, brillant élève
au lycée Bellevue (maths sup,
maths spé), Grégory Privat vient
d’une famille de musiciens. Son
père, José Privat, a succédé à Paulo
Rosine (1948-1993), au piano au
sein du groupe Malavoi. Inspiré
par le légendaire Marius Cultier
(1942-1985) pour le piano, et par
Eddy Louiss (1941-2015) pour l’orgue Hammond, José Privat publie,
ce 29 mars, Clin d’œil (Aztek Musique), avec quelques invités de
luxe, dont son fils Grégory. Lequel
a plaqué une belle carrière d’ingénieur en informatique en 2012.
« Ame d’enfant »
Ses études au lycée Bellevue ont
conduit Grégory Privat à intégrer
une authentique « grande école » :
l’« N7 », l’Ecole nationale supérieure d’électrotechnique, d’électronique, d’informatique, d’hydraulique et des télécommunications (ENSEEIHT), à Toulouse. Là, il
fait l’apprentissage de la nostalgie.
La nuit, il se fait une place parmi
les musiciens de tous styles, sans
jamais perdre de vue « le pays natal » (Aimé Césaire), la Martinique.
« Abandonner à 27 ans ma situation d’ingénieur très bien payé,
passer d’un 60 mètres carrés à
Gennevilliers [Hauts-de-Seine] à
un 15 mètres carrés à Barbès [Paris 18e], psychologiquement, c’est
plus dur que je ne croyais. D’autant
que mon père n’en démordait pas :
“Essaie de garder ton boulot.” Or,
c’était de lui que je tenais mon désir.
Je n’y comprenais rien. J’ai pris tout
ce qui se présentait, salsa, zouk,
jazz… Je ne regrette pas. »
En 2011, il vient de publier Ki Koté,
premier album. Les pointures caribéennes l’appellent : le saxophoniste Jacques Schwarz-Bart, le percussionniste Sonny Troupé. Festivals, succès, Grégory Privat y voit
plus clair. En 2013, il ose un album
narratif, Tales of Cyparis avec Joby
Bernabé, poète créole, et Gustav
Karlström au chant. Cyparis, seul
Voix du pianiste
mêlée
aux claviers,
chants créoles,
une surprenante
saveur de pop
donnent
à « Phœnix » un
son exceptionnel
survivant de l’éruption de la montagne Pelée (1902) : 28 000 morts,
des bateaux soufflés à plusieurs
centaines de mètres. Cyparis, alors
détenu dans son cachot pour un
larcin, reste en vie.
En 2015, Luminescence, en duo
avec Sonny Troupé, rencontre son
public. Collaboration avec le label
allemand ACT, nouvelles rencontres (Roger Biwandu, batteur zaïrois), concerts un peu partout en
Europe. Le jeu original du bassiste
Chris Jennings finit par l’emporter : « Je cherchais ma voix, dit Grégory Privat. Avec ses pédales électroniques et sa maîtrise des effets,
Chris m’aide à la trouver. Je quitte le
label ACT et mon agent. Je fonde
mon label Buddham Jazz. Mes
nouvelles tentatives déçoivent les
programmateurs. Je persiste. Je
connais le frisson d’incertitude…
très excitant, sans doute, mais assez flippant… J’ai toujours fredonné
en jouant, j’y vais carrément. »
On oublie de lui demander s’il
« fredonne » comme Glenn Gould
ou comme Keith Jarrett : « Je veux
aller vers mon âme d’enfant. Surtout pas me condamner à répéter
une formule. Soley, en 2020, me le
permet. Critiques excellentes ou mitigées. Il y a du questionnement.
Confinement généralisé : une très
belle tournée (Allemagne, Japon),
tombe à l’eau ? Je reviens au solo
avec Yonn (Buddham Jazz, 2022). »
Ce signe que lui lançait l’étrange
mot de « Buddham » ? « Oui, la musique est ma spiritualité et, si je
monte sur scène, c’est pour trouver
ce point. Ce point que cherchent à
atteindre Rollins ou Coltrane, et
bien des musiciens, même s’ils n’en
parlent pas. Ce point que Jacques
[Schwarz-Bart] cherche peut-être
dans le vaudou. La voix me permet
d’y aller de manière non voulue. »
Deux chansons en créole dans
Soley, un texte dans Yonn : « En
Martinique, on parle créole, mais
de façon très codée. C’est une langue émotionnelle, on ne la parle
pas avec n’importe qui, ni avec ses
parents. Phœnix poursuit cette illumination, comme Nuit & Jour,
mon solo enregistré pour le label
Paradis improvisé. » Quels musiciens l’ont inspiré ? « Ceux qui n’ont
pas peur. Miles Davis, Herbie Hancock, Wayne Shorter… On doit admettre que la peur fait partie de
l’aventure. Surtout dans le jazz, si
l’on veut garder un art vivant. » Il
faut savoir bifurquer. Le phénix renaît chaque fois de ses cendres. p
francis marmande
Phœnix, de Grégory Privat,
Buddham Jazz/L’Autre
Distribution.
ART
Le Musée du Louvre
acquiert deux tableaux
de Pietro Lorenzetti
Deux rares œuvres du peintre
siennois Pietro Lorenzetti
(1280-1348), un des plus
grands artistes italiens du
Trecento (première moitié du
XIVe siècle), ont été acquises
par le Musée du Louvre pour
son département des peintures, a annoncé l’institution
dans un communiqué,
mercredi 6 mars. Les toiles
représentent deux saints, probablement Zacharie et Elisabeth, parents de saint JeanBaptiste, qui devaient prendre
place dans un polyptique
monumental peint dans
les années 1330-1340.
télévision | 23
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VENDREDI 8 MARS 2024
Brigitte Fontaine, une diva
aux portes de la nuit
NOTRE
SÉLECTION
V EN DR EDI 8 M ARS
France 5 diffuse un portrait de cette artiste insoumise,
grave, extravagante, déjantée, folle… telle qu’en elle-même
FRANCE 5
VENDREDI 8 MARS - 23H45
DOCUMENTAIRE
Chérie 25
8 femmes
21.05 Ce classique de François Ozon
réalisé en 2002, huis clos divertissant
et musical sur fond d’élucidation de
crime, se revoit avec plaisir. Ne seraitce que pour le moment où Catherine
Deneuve casse une bouteille sur la
tête de Danielle Darrieux.
des droits des femmes. Pile-poil :
on dit aussi Brigitte Fontaine « féministe ». Manifs de filles joyeuses, Mai 68, mais aussi, au début,
l’enterrement d’un enfant en Bretagne : les images d’époque ponctuent le documentaire à point
nommé. Idem avec les citations
de chansons, toujours justes. Le
montage de ce film est un modèle
du genre.
U
n documentaire ? Un
portrait ? Bien mieux :
un kaléidoscope exact,
inespéré, de Brigitte
Fontaine, artiste totale (musique,
écriture, art de vivre), au fil des
ans. Six décennies de carrière
scandée de chefs-d’œuvre (chansons), de succès (théâtre), d’inventions historiques (avec le très freejazz Art Ensemble of Chicago), de
contes merveilleux (livres). On la
dit extravagante, folle… Bien trop
flou : Brigitte Fontaine est insoumise, marrante, grave. Telle qu’en
elle-même l’éternité la changera.
Née à Morlaix, en 1939, fille
d’instituteurs, enfance heureuse,
elle monte à Paris pour jouer la
comédie. Se révélant chanteuse,
romancière, poète, libre. Quatrevingt-quatre ans dont soixante et
un de carrière, des hauts et des
bas dont même les bas sont
hauts. C’est devenu plus qu’insolent, une œuvre si vivante qui
« passe à la télé »…
Brigitte Fontaine, réveiller les vivants passe sur France 5 à l’occasion de la Journée internationale
« Je ne suis pas fémi-niste »
Fil conducteur : la longue interview en robe mauve, fume-cigarette, classe folle, de Brigitte Fontaine, tenue de princesse et coiffe
de reine. Témoins de ces noces
avec le siècle : Rufus, Areski (son
percussionniste de mari), Etienne
Daho, Matthieu Chedid, Arthur H.,
et Jacques Higelin (1940-2018), le
céleste compagnon des délires parallèles. Compagnon subliminal,
Jean-Claude Vannier, le plus méconnu des grands orchestrateurs.
Alors, féministe ? Elle : « Je ne suis
pas fémi-niste. » Toujours inattendue, toujours au centre, elle, elle
découpe les mots pour mieux les
penser. « Je ne suis rien en “-iste”. »
Long silence : « Si, je suis… artiste. »
Tout de sa vie défile au rythme des
mots, des chansons et des trans-
TV5 Monde
Les docs de « La Grande
Librairie » : Virginia Woolf
23.10 Réalisé par Catherine
Aventurier, ce numéro, narré par
François Busnel, est consacré à
l’écrivaine anglaise à l’œuvre
considérable et à la fin tragique.
Brigitte
Fontaine,
en mars 2022.
YANN ORHAN
mutations du visage, acceptées
avec gloire.
Titres éclatants au lettrage parfait. Surimpression en plein
écran, rouges terribles, les minitextes soulignent, ici les paroles
des chansons, là un épisode des
luttes, ils annoncent, défont, au fil
d’un truc qui, bizarrement, se révèle à son insu chronologique.
L’un des réalisateurs, Benoît Mouchart, est aussi l’auteur d’une biographie (Brigitte Fontaine, Le Castor astral, 2020) aussi remarqua-
ble qu’un cinquante-deux minutes de télévision.
Le cinquante-deux minutes, à la
télé, c’est fait pour passer. Brigitte
Fontaine, réveiller les vivants ne
passe pas, il reste. Il reste en tête.
S’accroche et s’entête. Le cinquante-deux minutes est un format.
Les trois auteurs ne s’en formalisent pas. Ils le prennent comme
une contrainte intéressante et s’en
jouent avec grâce.
Qu’est-ce qu’une femme libre ?
Ce n’est pas une femme libérée,
c’est une femme libre de toute
éternité. Une femme qui a commencé libre et qui s’entête. Qui
s’entête avec talent, génie, drôlerie,
méchanceté, tendresse… Réveiller
les vivants ? Cinquante-deux minutes de luxe avec une diva aux
portes de la nuit. Le grand art. p
francis marmande
Brigitte Fontaine, réveiller
les vivants, de Benoît Mouchart,
Yann Orhan et Aurélien Guégan
(Fr. 2023, 52 min).
Canal+ Séries
Feud, saison 2 :
Capote vs. The Swans
22.29 Cette série de Ryan Murphy,
réalisée par Gus Van Sant, revient sur
la relation paradoxale de Truman
Capote avec un groupe de femmes
new-yorkaises mondaines,
intelligentes et fortunées.
Netflix
Carlos Alcaraz/Rafael Nadal
A la demande Filmé comme une
rencontre de catch dans une arène
géante, commenté par Andre Agassi,
Jim Courier ou Andy Roddick, ce
match « exhibition » de tennis a
d’abord été diffusé en direct et est
désormais disponible à la demande.
La chasse aux sorcières, la face sombre des débuts de l’ère moderne
Dominique Eloudy-Lenys signe un documentaire sur la réappropriation par les mouvements féministes de la figure de la sorcière
devenu au fil des XXe et XXIe siècles une « icône féministe incarnant pouvoir et indépendance ».
« De plus en plus de femmes, de
jeunes femmes, réinvestissent
cette figure de la sorcière, la revendiquent », affirme Elisa Thévenet,
journaliste. Exit le balai, bonjour
TikTok : sur le réseau, les vidéos
avec le hashtag #witchtok ont été
vues 6 milliards de fois. Et les
mots-clés se référant aux sorcières regroupent plus de 18 millions
de publications sur Instagram.
Tout commence au quattrocento (XVe siècle), porte d’entrée
L
a sorcière fait son entrée
dans le monde moderne.
C’est la dernière recrue des
féministes. A croire qu’elles ont
toutes lu le livre de Mona Chollet
(Sorcières. La puissance invaincue
des femmes, Zones, 2018). Le documentaire de Dominique EloudyLenys montre comment cet archétype de femme sulfureuse – personnage « mythique, historique,
artistique et même politique » – est
de la Renaissance. La chrétienté,
dit Ludovic Viallet, historien,
auteur de Sorcières ! La grande
chasse (Armand Colin, 2013), se vit
comme une « forteresse assiégée ». Elle se cherche des boucs
émissaires. Les femmes sont en
première ligne.
« Les représentations iconographiques correspondent à des petites sorcières montées sur des balais ou des bâtons », poursuit l’historien. Elles se rendent ainsi, « de
nuit, par la voie des airs, à des cérémonies démoniaques, qui vont
très vite être appelées “sabbat” ».
HORIZONTALEMENT
I. Distributeur pharmaceutique.
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
jeux.lemonde.fr
GRILLE N° 24 - 058
PAR PHILIPPE DUPUIS
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II. Pensable et possible. Au plus près.
Les sorcières alimenteront une
abondante littérature « dans la
pure tradition de la littérature cléricale et misogyne de l’époque »,
bénéficiant de l’invention de l’imprimerie. En 1486, un best-seller
s’impose : Malleus Maleficarum
(« marteau des sorcières »).
« Mode d’emploi »
Ecrit par deux inquisiteurs dominicains, l’ouvrage « définit la sorcellerie comme une hérésie absolue », souligne Nicole JacquesLefèvre, autrice de Démonologie
littéraire et autres sorcelleries (Her-
mann, 2022), et propose un
« mode d’emploi » aux juges pour
traquer et faire avouer les sorcières. Avec la fameuse « question »,
qui « permet de générer l’aveu,
pour condamner en bonne et due
forme la femme comme sorcière »,
dit Maxime Gelly-Perbellini, doctorant en histoire médiévale.
L’ère moderne commence aussi
là, souligne Elisabeth Moreno,
l’ancienne ministre de l’égalité
entre les femmes et les hommes
(2020-2022) : « Il suffisait qu’un
amant soit éconduit, qu’un maître
n’ait pas le droit de cuissage sur sa
SUDOKU
N°24-058
blement. IV. Ouverture des comptes.
Traverse Kiev. V. Têtes couronnées.
5
Pris à la gorge. VI. Mateur en poste.
III
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Evacuer sans ménagement. VII. En arrière. Rejeta la vérité. Sombre essence
V
désiré par tout le monde. Appréciation en marge. IX. Sans bavure.
Arrivera chez nous. X. Assurent
VI
VII
VIII
l’import-export des marchandises.
VERTICALEMENT
1. Regardèrent de plus près. 2. Evacuer par les pores. 3. Aurait vu naître
IX
X
la maman d’Homère. Paresse dans
aussi en Thaïlande. Perdions les eaux.
HORIZONTALEMENT I. Broussailles. II. Réutilisable. III. Adieu. Roi. Iq.
IV. CEE. Miel. Dru. V. Oc. Aso. Epiée. VI. Nord. Na. Uo. VII. Nuées. Itérât.
VIII. Applaudir. Ir. IX. Geai. Harissa. X. Essentielles.
VERTICALEMENT 1. Braconnage. 2. Redécoupés. 3. Ouïe. Repas. 4. Ute.
Adélie. 5. Siums. SA. 6. Sl. Ion. UHT. 7. Aire. Aidai. 8. Isole. Tire. 9. Lai.
Puéril. 10. Lb. Dior. Sl. 11. Elire. Aisé. 12. Séquestras.
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Sorcières, le premier féminicide
de l’histoire, de Dominique
Eloudy-Lenys (Fr. 2024, 52 min).
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être utilisé qu’une
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seule fois par ligne,
colonne et par
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paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
les arbres. Supprima. 4. Provoquèrent
la dissolution au laboratoire. 5. Parlé
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 057
1
5
africaine. VIII. Est sûr d’être aimé et
IV
pascal galinier
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
III. Remette en place. Assure le dou-
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II
servante, qu’un mari en ait assez
de son épouse, pour qu’une femme
soit dénoncée comme sorcière. On
peut considérer que tous ces meurtres sont les premiers féminicides
de l’histoire. » Autre « première »
historique : en 1781, la Suissesse
Anna Göldi avait déposé une
plainte pour harcèlement sexuel.
Cela ne l’empêchera pas d’être
condamnée et brûlée en 1782. p
est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
6. Renvoie dans le même texte. Avançai diicilement. 7. Emboîtage des os.
Forme d’avoir. 8. Points en opposition. Sortit de sa tête. 9. S’attaque aux
PRINTED IN FRANCE
Chaque jeudi,
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consommateurs de riz. 10. Tourniquet à l’entrée. L’argon. 11. Possessif.
Manifestent par derrière. 12. Orient.
Volcan actif sur l’île de Ross.
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TOM 1100 XPF, Tunisie 10 DT,
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
HISTOIRE TV
VENDREDI 8 MARS - 20 H 50
DOCUMENTAIRE
Directrice générale
Elisabeth Cialdella
67-69, avenue
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75013 PARIS
Tél : 01-57-28-39-00
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Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : UK, France.
Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0,0083 kg/tonne de papier
styles
MODE
O
ù sont les créatrices de
mode ? C’est un débat
qui anime les professionnels du secteur
ces dernières semaines, après les
nominations en cascade, fin 2023,
de designers hommes à la tête de
plusieurs marques prestigieuses :
Sean McGirr chez McQueen,
Adrian Appiolaza chez Moschino,
Alessandro Vigilante chez Rochas
ou encore Matteo Tamburini chez
Tod’s. Pourtant, les femmes sont
bel et bien là, et ont beaucoup à
dire sur la façon dont le vêtement
façonne l’identité de celle qui le
porte ou facilite son quotidien.
Pendant la semaine des collections féminines automne-hiver
2024-2025, qui s’est tenue à Paris
du 26 février au 5 mars, les directrices artistiques ont rivalisé
d’imagination et de créativité
pour proposer des vestiaires mêlant viabilité commerciale et fantasmes de mode.
« En tant que femme qui dessine
pour les femmes, je veux proposer
des vêtements dans lesquels on
puisse respirer et se sentir belle »,
affirme Marine Serre, qui cherche le point d’équilibre entre le
rêve et la réalité. Le défilé prend
place à Ground Control, entrepôt
du 12e arrondissement reconverti
en lieu de vie pluridisciplinaire,
où les invités peuvent commander un café ou une pizza. « Je voulais recréer l’esprit du marché, où
les gens flânent, discutent, créent
du lien », explique la designer, qui
recrute la plupart de ses mannequins dans la rue. Des femmes de
plus de 30 ans, des musclées, des
rondes, des sveltes ou des jumelles débarquent, leur enfant calé
dans un porte-bébé ou un journal
sous le bras, portant leur sac de
courses ou tirant un Caddie d’où
dépassent des poireaux.
« Montrer la beauté de l’ordinaire, c’est aussi ce que j’essaie de
faire avec les vêtements », détaille
Marine Serre. La Française propose un vestiaire complet, resserré autour de quelques idées
fortes : l’imprimé lune, sa signature, est disséminé sur une robe
transparente noire en résille, une
combinaison moulante, un twinset aux couleurs pop, un bustier
porté au-dessus d’une chemise
python, une veste de travail en
denim. Des basiques avec un twist
(chemise blanche brodée, robe
aux multiples imprimés, jean à
empiècements) complètent cette
garde-robe très convaincante.
Impression de confort
Chez Miu Miu, Miuccia Prada
cherche aussi à habiller un vaste
panel de femmes, mais elle réfléchit plutôt en matière d’âge, cherchant à définir un « vocabulaire
vestimentaire de l’enfance à l’âge
adulte ». Des vestes sages s’arrêtent au-dessus du nombril et
avant les poignets, comme si leur
propriétaire venait de connaître
une poussée de croissance ; des
robes à col Claudine sont portées
avec un collant coloré et des souliers à bride et bout rond… autant
d’éléments qui composent la
garde-robe prépuberté. Pour illustrer la maturité, Miuccia Prada
choisit des signifiants bourgeois
tels que le collier de perles, les
broches, les gants longs, le sac à
main, la petite robe noire.
Entre les deux passent quelques silhouettes adolescentes,
jean moulant taille basse, ventre
à l’air et fausse fourrure négligemment posée sur les épaules.
Comme Marine Serre, Miuccia
Prada choisit un casting large, de
la rappeuse afro-américaine Angel Haze à l’actrice sexagénaire
Kristin Scott Thomas, en passant
par la styliste transgenre Dara
Allen. Une collection réussie et
plus subtile que les précédentes,
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VENDREDI 8 MARS 2024
PARIS | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2024-2025
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Louis Vuitton. MIGUEL MEDINA/AFP
Chanel. CHANEL
Lacoste. YANNIS VLAMOS
Une vision intimement féminine
Quand les créatrices parlent aux femmes, la garde-robe se fait à la fois pratique
et pointue, entre le twin-set aux couleurs pop de Marine Serre, la petite robe
noire de Miuccia Prada ou le tailleur épaulé de Stella McCartney
« Rien n’est
plus séduisant
qu’une femme
à l’aise dans
ses vêtements.
Cela renforce
la confiance
en soi »
LOUiSE TROTTER
designer de Carven
tout en minijupes et culottes apparentes, mais qui aura peut-être
moins d’impact.
« Je veux que les vêtements soient
intimes, personnels et chéris », explique quant à elle Louise Trotter,
qui présentait sa deuxième collection pour la maison Carven.
Après avoir œuvré chez Joseph
durant neuf ans et chez Lacoste
pendant quatre ans, où elle a
réussi à injecter des codes sportifs
dans un vestiaire citadin, la directrice artistique explore ici la féminité avec une élégance tout en retenue. Les manteaux droits aux
épaules arrondies et les vestes
d’homme à la carrure exagérée
donnent immédiatement une
impression de confort.
« Rien n’est plus séduisant qu’une
femme à l’aise dans ses vêtements.
Cela renforce la confiance en soi »,
affirme la créatrice. Une idée
qu’elle poursuit avec des jupes
amples joliment transparentes,
des tops à bretelles fines, des pantalons larges taillés dans un tissu
épais ou encore des souliers plats,
des ballerines arrondies ou des
bottes seconde peau. La palette de
couleurs, oscillant entre le gris
souris, le chocolat et le vermillon,
tombe juste, tandis que les gants
d’opéra et les bijoux imposants
mais pas clinquants évoquent
parfois une garde-robe d’un autre
temps. Pourtant, rien d’anachronique dans ce vestiaire conçu par
la plus discrète des créatrices anglaises de Paris.
Car la fashion week parisienne
compte aussi son lot de Britanniques célèbres. Parmi elles, Stella
McCartney, qui célèbre cette saison deux figures féminines :
Dame Nature et sa propre mère,
Linda McCartney. Sous une serre
du parc André-Citroën, en guise
d’introduction, des écrans diffusent un manifeste écologique :
« Je suis la seule mère dont il est naturel qu’elle survive à ses enfants.
Mais que restera-t-il de moi après
toi ? », interroge la voix de l’actrice
Olivia Colman. Stella McCartney
s’est toujours illustrée par son engagement en faveur des animaux
et de l’environnement, et continue chaque saison d’allonger sa
liste d’innovations textiles vertes : faux cuir de crocodile à base
de déchets agricoles, paillettes en
aluminium recyclable, chanvre
bio sans pesticides…
Pulls en maille à deux cols
Pas sûr que cela suffise à sauver la
planète, mais la proposition stylistique de Stella McCartney, inspirée du vestiaire de sa mère, est très
convaincante : les robes drapées et
légères aux longues traînes s’opposent aux tailleurs épaulés, portés sans rien en dessous. Les robes
vaporeuses affichent des couleurs
tranchées – blanc, rouge sang – qui
leur donnent du caractère, tandis
que les pièces plus masculines se
déclinent en vieux rose ou beigegris. Accompagné de Ringo Starr,
Paul McCartney, le père de la designer, a copieusement applaudi.
Victoria Beckham est une autre
Anglaise de la fashion week parisienne qui bénéficie d’un fan-club
familial conséquent : son mari,
David, ex-footballeur, et leurs enfants. D’humeur plutôt joyeuse
malgré son pied cassé et ses
béquilles, elle a cherché cette saison à célébrer la silhouette féminine. Pour cela, l’accent est mis
sur les pantalons, dont les jambes
paraissent interminables, comme
flottant autour du corps. « Ces
pantalons très longs sont une nouveauté pour la marque. Ils allongent vraiment la jambe, grâce à
leur fourche basse. J’aime beaucoup utiliser des astuces de couture pour créer une illusion », détaille la styliste.
L’illusion se poursuit dans ce
vestiaire où de grandes vestes
épaulées sont retenues dans le
dos par une simple lanière enfilée autour de la nuque, où les
pulls en maille possèdent deux
cols et où des attaches métalliques ressemblant à des cintres
servent de fermoir à des robes
drapées et transparentes. Les cols
des manteaux et des petits blousons de cuir, dressés haut derrière le cou, soulignent l’idée
styles | 25
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VENDREDI 8 MARS 2024
LVMH, Kering et Chanel
dans un final inédit
Pour clore cette semaine de la mode, Penélope Cruz et Brad Pitt
ont rejoué « Un homme et une femme » chez Chanel,
Louis Vuitton a évoqué brillamment le Roi-Soleil, tandis que
Saint Laurent a surpris avec un défilé masculin de dernière minute
D
plissées, des foulards fluides vintage
façon cravates ou noués au poignet,
ou de la reprise du crocodile originel
dessiné par Robert George en 1927 en
broderie XXL orangé sur un long
manteau noir.
« C’est à New York, dans le Queens, où
j’ai grandi, que j’ai remarqué le crocodile pour la première fois, sur un court
de tennis à côté de mon école primaire », raconte Pelagia Kolotouros,
élevée par un couple de graphistes. La
créatrice décline le reptile emblème à
l’envi, en jacquard intarsia, en bijoux
en argent, en patchs ou en fermoirs de
ceinture. L’ensemble convainc, car s’en
dégage une silhouette vive et élégante
sans être intimidante ; il pourrait
peut-être faire décoller le prêt-à-porter
féminin, qui stagne depuis plusieurs
années à 25 % des ventes et que cible
l’état-major pour grignoter des parts
de marché.
« Ma conviction est que le sport va
prendre à l’avenir de plus en plus d’importance dans le luxe. Et nous avons la
chance d’être nés dedans », glisse
Thierry Guibert à l’heure où la concurrence propose à des joueurs de tennis
de mirifiques contrats d’ambassadeurs (Matteo Berrettini chez Boss,
Jannik Sinner chez Gucci, Carlos Alcaraz chez Vuitton). Après cette mise en
jambes, il reste, pour Lacoste, à remporter le deuxième set à la fashion
week de l’automne prochain. p
reliés par des câbles. Un décor
conçu par le plasticien Philippe
Parreno, qui évoque un film de
science-fiction, mais dont on ne
sait très bien ce qu’il représente.
En ce sens, il s’accorde parfaitement avec la collection de Nicolas
Ghesquière. Le créateur aime mélanger les genres et ne surtout pas
faire de références littérales à des
choses connues. Cette saison en
particulier, il convoque les inspirations de la décennie passée, et
l’éclectisme règne : tenues futuristes géométriques coupées
dans des matières techniques,
vestes dorées brodées de pierres
évoquant l’opulence de la cour du
Roi-Soleil, expérimentations textiles, robes sobres au drapé parfait, mailles structurées comme si
elles étaient sculptées…
Dans ce foisonnement créatif,
ce sont souvent les silhouettes les
plus épurées qui sont les plus
convaincantes, car on peut s’y
projeter. Mais l’intention stylistique est sans doute moins importante ici que le message global :
Louis Vuitton est la marque qui a
dépassé les 20 milliards de chiffre
d’affaires en 2023, qui peut déployer le plus de moyens, et c’est
Nicolas Ghesquière qui pilote le
vaisseau côté féminin (avec Pharrell Williams à l’homme). Dans sa
note d’intention, le designer « remercie Bernard Arnault [PDG de
LVMH] pour sa confiance ».
Pour son défilé surprise, Saint
Laurent a investi la Bourse de
commerce, l’espace d’exposition
abritant la collection d’art de
François Pinault – le père de
François-Henri Pinault, PDG de
Kering. Dans cette collection masculine « hiver 2024 » présentée
sous la rotonde centrale, Anthony
Vaccarello propose des costumes
« faussement classiques » : la georgette de soie les rend souples
comme des pyjamas, mais les
épaules sont acérées. Les cols remontent haut, les vestes sont un
peu longues, les cravates épaisses, les bouts des souliers carrés,
les couleurs inhabituelles : bois
de rose, safran, anthracite, saumon… « comme un bouquet de
fleurs un peu fané », commente le
directeur artistique.
L’allure seventies de la veste
croisée et du pantalon légèrement
évasé rappelle celle du jeune Yves
Saint Laurent, impression renforcée par des lunettes de vue similaires au modèle porté par le fondateur de la marque. La collection,
limpide et très élégante, constitue
un exercice de style déconnecté
de stratégie commerciale. Dans la
lignée de ses derniers défilés,
Anthony Vaccarello choisit d’explorer une seule idée, en entier, et
de ne pas montrer d’accessoires.
« Ce défilé, ce sont des envies vestimentaires, des réactions à ce que
j’ai fait dans le passé. Sans aucune
contrainte », affirme le Belge.
Ce dernier jour de la fashion
week aura exposé des propositions très différentes et, d’une
certaine manière, complémentaires. Paris peut se réjouir d’être
le terrain d’affrontement de groupes ambitieux : cela rappelle au
monde entier qu’en matière de
mode, c’est dans la capitale française que tout se joue. p
valentin pérez
e. v. b.
ans la longue fashion
week parisienne, il existe
des créneaux stratégiques : pour une marque, clore la
semaine de mode est une manière de signifier que le marathon
peut s’arrêter maintenant qu’elle
a délivré son message stylistique.
D’habitude, c’est Louis Vuitton, la
plus puissante en matière de chiffre d’affaires, qui endosse ce rôle.
Mais pour cette semaine de la
mode, l’agenda du final, le 5 mars,
a été un peu chamboulé : en plus
de Chanel le matin et de Louis
Vuitton (LVMH) en fin de soirée,
Saint Laurent (Kering) a pris tout
le monde de court en ajoutant un
défilé homme à 21 heures, fermant ainsi le bal. Ces trois griffes
concurrentes qui se positionnent
la même journée ont en commun
de profiter des shows pour souligner leur position de mécènes ou
de connaisseuses des arts.
Chanel multiplie ainsi les investissements dans les institutions
françaises du cinéma et la production de films. La maison est aussi
partenaire de festivals, comme celui du Cinéma américain de Deauville. Deauville, qui s’avère être
l’inspiration principale de cette
collection. Le défilé débute avec
une courte vidéo mettant en
scène deux superstars, Penélope
Cruz (égérie depuis 2019) et Brad
Pitt (qui avait été le visage du parfum N° 5 en 2012), dans un genre
de remake d’Un homme et une
femme, de Claude Lelouch, tourné
en 1965 dans la ville normande.
« Deauville, c’est là que tout a
commencé pour la maison », rappelle la designer Virginie Viard.
Sacai. HIROKAZU OHARA
d’une silhouette allongée. L’ensemble est très portable malgré
son côté expérimental.
Chitose Abe, fondatrice de Sacai,
cherche aussi à sortir les vêtements de leur cadre ordinaire :
sur le podium, on croit voir des
blousons zippés aux poches plaquées, de longs pulls en maille
épaisse avec des incrustations de
tulle, des cabans avec des ourlets
façon volants ou de grandes vestes d’homme… Mais, à bien y regarder, chacune des quarante-six
silhouettes présentées est en fait
une robe qui mélange et fusionne
des éléments d’autres vêtements.
« La mode est l’armure qui permet de survivre à la réalité de la vie
quotidienne », explique la directrice artistique, citant le photographe de rue et historien de la mode
new-yorkais Bill Cunningham
(1929-2016), qui a inspiré cette collection. La Japonaise prouve encore une fois que, lorsqu’il s’agit
d’accumuler, de déconstruire ou
d’attacher judicieusement les tissus, elle n’a pas son pareil.
Qu’elles explorent la mode
comme un laboratoire créatif à la
manière de Chitose Abe ou la considèrent comme un moyen de
« diffuser la joie » façon Marine
Serre, les femmes designers sont
bien présentes. Et on peut compter sur elles pour renouveler ce
secteur encore très masculin. p
maud gabrielson
et elvire von bardeleben
En 1912, Gabrielle Chanel y établit
une boutique de chapeaux, puis
développe les premiers vêtements au style singulier pour
l’époque : jupe raccourcie, taille
non marquée, tissus souples. « Les
débuts de Gabrielle Chanel, c’est
une histoire qui me tient à cœur »,
raconte Virginie Viard, qui a voulu
une « collection très chaleureuse
par la superposition de matières,
de couleurs et de volumes ».
La base est « chanélesque », avec
des cabans aux larges épaules et
de longs manteaux ceinturés façon robe de chambre portés sur
des tailleurs en tweed. Virginie
Viard la saupoudre de références
matelotes – gros tricots, pulls représentant les paysages de Deauville, blouses en soie à col marin.
Le vent normand est symbolisé à
travers la légèreté de tops décolletés à volants et de déshabillés. La
palette de rose, mauve, orangé et
bleu pâle évoque un crépuscule
sur la plage, tandis que les imprimés de pellicule 35 millimètres
ou de tickets de cinéma constituent un clin d’œil au septième
art. Les aficionados de la maison
seront comblés.
Foisonnement créatif
Louis Vuitton, mécène du Louvre,
a pris l’habitude d’y mettre en
scène les défilés spectaculaires de
Nicolas Ghesquière, qui fête cette
année ses dix ans dans la maison
et dont le contrat a été renouvelé
pour cinq années supplémentaires. Pour l’occasion, une structure
éphémère a été bâtie au milieu de
la Cour carrée : une grande serre
ponctuée de globes lumineux
Miu Miu. MIU MIU
Premier set gagnant pour Pelagia Kolotouros chez Lacoste
après les premiers pas (gracieux) de
Chemena Kamali chez Chloé, le 29 février, et ceux (plus incertains) de Sean
McGirr chez Alexander McQueen, le
2 mars, c’est la Gréco-Américaine Pelagia Kolotouros qui s’est frottée à son
tour à l’exercice du premier défilé, chez
Lacoste, au dernier jour de la fashion
week de Paris, le 5 mars.
Financièrement, les enjeux sont encore plus élevés puisque l’équipementier, propriété de Maus Frères (Aigle,
The Kooples), a atteint, en 2022, quelque 2,5 milliards d’euros de chiffre
d’affaires grâce à une montée en
gamme et une meilleure diversification. « Alors qu’il y a sept ou huit ans
nous étions très dépendants de notre
polo, nous avons renforcé les ventes sur
le reste de l’offre textile, la maroquinerie ou les baskets », se félicite Thierry
Guibert, PDG de la marque française et
du groupe suisse.
A la nouvelle directrice artistique,
désormais, de lustrer une vitrine suffisamment cool pour nourrir le désir
d’une clientèle éclectique. Passée par
Adidas et The North Face, Pelagia Kolotouros s’y colle en retraçant l’odyssée du fondateur et joueur de tennis
René Lacoste (1904-1996), entre les
Etats-Unis, où il remporta la Coupe
Davis en 1927 et en 1928, et la France,
où il triompha à Roland-Garros, jusqu’à sa retraite, en 1933, année de
l’introduction de son fameux polo en
coton piqué.
C’est à Roland-Garros même que le
défilé se tient. Et si quelques pièces
techniques sont présentes (combinaisons, coupe-vent en Nylon, sneakers
volumineuses), l’impression qui domine n’est pas celle d’assister à un
match. « A l’époque de René Lacoste, le
sportswear était assez formel, et lui recevait ses médailles en blazer très chic,
d’où l’importance du tailoring dans la
collection », explique la designer. Sans
complication inutile et avec souplesse,
elle centre son propos sur le tennis.
« Une plus grande sensualité »
Le polo, taillé large, surgit en cuir
quand la jupe plissée vert gazon et
mixte se porte par-dessus le pantalon
ou de pair avec un blouson court et
sexy en cuir et à poches plaquées. Le
sac de sport où ranger sa raquette accompagne un beau manteau cintré en
tweed gris, le peignoir mute en manteau ceinturé en laine bouclée, tandis
que flotte le haut de survêtement en
viscose de soie, imprimé d’une photographie d’archive.
« J’ai voulu aller vers une tactilité, une
plus grande sensualité, explique Pelagia Kolotouros devant les images qui
l’ont inspirée, sur lesquelles René
Lacoste voisine avec son amie, la
championne de tennis Suzanne Lenglen. Et revenir à la décennie 1920, ces
années folles et effervescentes qui
couronnèrent Chanel, Picasso… » Ainsi
des bordures en dentelle sur les jupes
26 | carnet
en vente
actuellement
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Le Carnet
Vous pouvez nous faire parvenir
vos textes soit par e-mail :
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le fabuleux voyage de
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pour vous confirmer la parution.
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Caroline Benzekri-Méchin,
son épouse,
Zoé et Simon,
ses enfants,
Monique Méchin,
sa belle-mère,
Michèle et Didier Resche-Rigon,
Jean-Louis et Marie Benzekri
ainsi que leurs enfants et petit-ils,
Toute sa famille
Et ses amis,
HORS-SÉRIE
RÉSISTANTS
MISSAK MANOUCHIAN
ET SA COMPAGNE MÉLINÉE
ENTRENT AU PANTHÉON
HISTORIENS ET DESCENDANTS
RACONTENT L’ENGAGEMENT
DES COMBATTANTS ÉTRANGERS
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Francis BENZEKRI,
Hors-série
survenu le 28 février 2024.
L’inhumation aura lieu le vendredi
8 mars, à 14 heures, au cimetière d’Issyles-Moulineaux.
0123
H
É DITION
2024
O R S - S É R I E
LE BILAN
DU MONDE
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S :
Jérôme Gutton,
son époux,
Méghan,
sa ille,
Les familles Gutton, Tutonu, Wendt
et Falafala,
M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E ,
LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .
ont la douleur de vous informer du
décès de
Marie-Georgina GUTTON,
née TUTONU,
survenu le mardi 27 février 2024.
Elle a été inhumée le lundi 4 mars,
à Nouméa (Nouvelle-Calédonie).
Hors-série
3, quai de Stalingrad,
76350 Oissel.
Bernard JUVILLE,
ancien secrétaire général de la Ligue
de l’enseignement de Moselle,
chevalier dans l’ordre
des Palmes académiques,
HORS-SÉRIE
LES SECRETS DU PHARAON
s’en est allé le 24 février 2024,
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Tous ceux qui l’aimaient sont
ininiment tristes.
En partenariat avec
édition spéciale
Hors-série
Selon sa volonté, il a été incinéré,
entouré de ses proches, le 1er mars, à
Vernouillet (Eure-et-Loir).
Nous avons la tristesse de faire part
du décès de
Christian LE LAMER,
né le 4 mars 1946, à Lorient,
Collection
CHEFS -D’OEUVRE
EN M I N I AT U R E
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
docteur en sciences de gestion,
ancien élève de l’ENA
(André Malraux 1975-1977),
membre des Sociétés des amis
d’Émile Zola, de Louis Guilloux
et de Jean Guéhenno.
Famille Le Lamer.
Alvimare (Seine-Maritime).
Mme Karen Levy-Heidmann,
sa ille,
a la douleur de faire part du décès du
docteur Errol LEIGHTON,
médecin militaire en retraite,
Dès mercredi 6 mars,
le volume n° 6
FABLES
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Par tél. au 03 28 25 71 71
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
Le Carnet du Monde
carnet@mpublicite.fr
survenu le 28 février 2024,
à Montivilliers,
à l’âge de soixante-dix-sept ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le 12 mars, à 14 heures, à
Alvimare.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Jean-François et Muriel Mansart,
Olivier et Isabelle Mansart,
ses enfants,
Nicolas, Clara, Thibaut, Maxime,
ses petits-enfants,
Bernard et Josette Chantereau,
Suzanne Boucault,
son beau-frère et ses belles-sœurs,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Pierre MANSART,
survenu le 5 mars 2024.
La cérémonie religieuse aura lieu
le lundi 11 mars, à 14 h 30, en l’église
Notre-Dame-de-la-Salette, Paris 15e,
suivie de l’inhumation au cimetière
de Vaugirard, Paris 15e.
Danielle,
son épouse,
Tidiane, Ninka, Sacha, Ali-N’Diaga,
Maroussia,
ses enfants,
leurs compagnes et compagnons,
Ses petits-enfants,
Sa famille,
Ses amis,
ont le profond chagrin de faire part
du décès de
Sanou MBAYE,
économiste,
écrivain,
ancien fonctionnaire
de la Banque africaine
de développement,
survenu à Marrakech,
à l’âge de soixante-dix-huit ans.
Il est parti rejoindre ses deux ils
bien-aimés,
Muhammad et Badara.
Toute sa vie aura été consacrée à
son combat pour le développement
d’une Afrique indépendante. C’est
en tant qu’économiste critique du
colonialisme monétaire, en particulier
du Franc CFA et des politiques
d’ajustement structurel, qu’il souhaitait
lutter contre la pauvreté sur ce
continent.
« Sachez le toujours, le chœur profond
reprend la phrase interrompue. »
Louis Aragon, Épilogue.
drdaniellembaye04@gmail.com
Dominique Moaty et Yves Müller,
ses parents,
Louise et Raphaël, Mathilde et
Vinicius, Elena et Rémy, Annabelle et
Andreas, Juliette,
ses sœurs et beaux-frères,
Hydra, Leonor, Cuauhtemoc,
ses nièces et neveu,
Francis Moaty,
Frédérique Rouxel,
Toute sa famille,
Tou.te.s ses ami.e.s,
ont l’immense tristesse d’annoncer
la mort de
Sarah MÜLLER-MOATY,
helléniste, danseuse, pianiste,
à l’âge de vingt-huit ans, le 19 février
2024, dans un accident à Palo Alto
(États-Unis).
Son enterrement a lieu ce jeudi
7 mars, à 14 h 30, au cimetière parisien
de Bagneux.
« πόλυ πάκτιδος ἀδυμελεστέρα...
χρύσω χρυσοτέρα... »
« Au chant bien plus doux que la lyre…
Plus brillante que l’or… »
Sappho, Fragment 156.
L’UFR GHES d’Université Paris Cité
Et le laboratoire ICT-Les Europes
dans le monde,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Marie-Louise
PELUS KAPLAN,
Chalon-sur-Saône.
Isabelle,
son épouse,
Guillaume et Marion, Barbara et
Philippe, Sylvain et Gersende, Fanette,
ses enfants et leurs conjoints,
Augustin, Léon, Jade,
ses petits-enfants,
Evelyne et Patrick, Marc, Corinne,
ses sœurs, frère et beau-frère,
auraient tant aimé ne jamais faire
part du décès de
Pascal SAGNOL
et pourtant il nous a quittés, le
mercredi 28 février 2024, à l’âge de
soixante-neuf ans.
Une cérémonie civile sera célébrée
ce 8 mars, à 11 heures, en la salle AlfredJarreau, à Saint-Marcel (Saône-et-Loire).
Ni leurs ni couronnes, mais dons
bienvenus au proit d’ASTI 71.
Rennes. Paris. Saint-Brieuc.
Anne-Marie,
son épouse,
Antoine et Thomas,
ses enfants
et leurs conjointes,
Arthur, Mila et Anouk,
ses petits-enfants,
Ses frères,
Ses beaux-frères et belles-sœurs
Ainsi que toute la famille,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Bernard Emile TIREL,
directeur d’hôpital en retraite,
professeur honoraire
à l’Ecole des hautes études
en santé publique,
survenu le 3 mars 2024,
à l’âge de soixante-seize ans.
La cérémonie religieuse est célébrée
ce jeudi 7 mars, à 15 heures, en l’église
Notre-Dame-en-Saint-Melaine de
Rennes.
Dons en faveur de la Ligue contre
le cancer ou leurs blanches sont
souhaités.
rivesdelaseiche@gmail.com
Saint-Clar (Gers).
Micheline Tourisseau,
sa mère,
Cyrielle Tourisseau,
sa ille
et son compagnon, Erick,
Lénaëlle et Hadrien,
ses petits-enfants,
Frédéric et Isabelle Tourisseau,
son frère et sa belle-sœur,
Mathieu,
son neveu,
Les familles Kunzli, Monchaux, Petit
et Tourisseau,
ont la tristesse de faire part du décès,
survenu le 5 mars 2024, à Saint-Clar,
à l’âge de soixante-neuf ans, de
Richard TOURISSEAU,
ancien directeur des EHPAD
du Val-de-Marne,
président du conseil
d’administration de la CNRACL,
maire adjoint de Saint-Clar.
Atelier d’écriture
Elizabeth MORZIÈRE,
8 mars 1994 - 8 mars 2024.
Cela fait trente années sans Toi.
Une disparition brutale, et point
de retour !
Envie d’écrire ?
Participez à un atelier d’écriture
pour jouer avec les mots, inventer
des personnages, des histoires…
Tél. : 06 60 68 54 50.
Elizabeth, les causes de tes maux
Nous pouvons y poser des mots,
Fillette, muette tu es restée,
Adolescente, tu t’es blessée.
Au plus profond de toi meurtrie,
Trahie par celui que tu pensais ami,
Il a souillé ta coniance
Quand dans sa famille tu partais en
vacances.
Dans ton recueil « A perte
d’équilibre »,
Tu décris l’impensable, l’indicible,
Nous n’avions pas compris cette
envie d’être libre,
Libérer tes tourments, et ton esprit
faillible.
Tous les soirs, nous regardons le ciel,
Quand une étoile scintille, peut-être
est-ce elle ?
Elizabeth, pardonne notre aveuglement,
Tu resteras dans nos cœurs tout au
il du temps.
Exposition
Exposition Arts plastiques
Inspirés !
Thématique : « Mouvement ».
Cours municipaux des adultes,
saison culturelle 2024.
Vernissage
le samedi 16 mars, à 19 heures.
Exposition du 18 mars au 5 avril,
du lundi au vendredi
de 9 heures à 12 heures
et de 13 h 30 à 17 heures,
le mardi de 10 h 30 à 12 heures
et de 13 h 30 à 19 heures.
L’entrée de l’exposition :
Square 19 mars 1962 à Bondy.
Renseignements
et réservations groupes
au service Arts et Cultures.
Tél. : 01 48 50 54 68/53 28.
ville-bondy.fr
Nominations
L’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres, dans sa séance du
vendredi 1 er mars 2024, a élu huit
nouveaux correspondants français.
M. Osmund Bopearachchi,
numismate spécialiste de l’Asie
centrale et de l’Inde antique, directeur
de recherche émérite au CNRS,
M. François Bougard,
historien de l’Italie du haut Moyen
Âge, directeur de l’Institut de Recherche
et d’Histoire des Textes (IRHT),
M me Véronique Chankowski,
helléniste et archéologue, directrice
de l’École française d’Athènes,
Mme Muriel Debbié,
historienne du monde syriaque,
directeur d’études à l’École pratique
des hautes études,
M. Jean-Charles Moretti,
archéologue spécialiste de l’architecture antique, directeur de recherche
au CNRS,
M. Dominique Poirel,
médiéviste et philologue, directeur
de recherche au CNRS,
M. Claude Rilly,
linguiste et historien du Soudan
antique, directeur de recherche au
CNRS,
M me Valentina Vapnarsky,
américaniste, directeur de recherche
au CNRS.
Communication diverse
Prix
Prix de la Découverte poétique
Simone de Carfort
Fondation
Frédéric et Simone de Carfort
sous l’égide
de la Fondation de France.
Ce prix adossé
à la Maison de Poésie
a pour objet de découvrir
un poète d’expression française
inconnu ou méconnu.
Il est doté de 5 000 €.
Règlement complet sur
https://www.lamaisond epoesie.
fr/2297-2/
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Les bénévoles de SOS Amitié
écoutent
par téléphone et/ou par internet
ceux qui soufrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
des pensées suicidaires.
Prix de thèse
Prix Pierre Bouvier
pour la Socio-Anthropologie.
Nous recherchons des écoutants
L’association Socio-Anthropologie
en perspective et la revue
Socio-Anthropologie décernent
un prix destiné à distinguer
une thèse soutenue en 2023
qui apporte une contribution
à cette approche en sciences sociales.
Le montant du prix est ixé à 1 500 €.
sur toute la France.
Les candidatures doivent être reçues
avant le 30 mars 2024.
Pour information concernant toutes
les modalités, consulter
https://journals.openedition.org/
socio-anthropologie/12929
bénévoles
L’écoute peut sauver des vies
et enrichir la vôtre !
Choix des heures d’écoute,
formation assurée.
En IdF RDV sur
www.sosamitieidf.asso.fr
En région RDV sur
www.sos-amitie.com
Les obsèques civiles auront lieu
le 11 mars, à 15 heures, au cimetière
de Saint-Clar.
professeure émérite d’histoire,
survenu le 17 février 2024.
Ancienne directrice de l’UFR et du
laboratoire, elle était spécialiste de
l’histoire du commerce du Nord et
avait gagné une réputation d’experte
internationale. Nous garderons le
souvenir de sa générosité, de sa
droiture, de sa vivacité intellectuelle
et de son dévouement.
Nous nous associons à la douleur
de sa famille, de ses amis, collègues
et étudiants et leur adressons nos
plus sincères condoléances.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Cet avis tient lieu de faire-part. La
famille remercie toutes les personnes
qui s’associeront à sa peine.
Vos messages peuvent être envoyés
à c.tourisseau@gmail.com
Anniversaires de décès
Il y a trois ans, notre ami
Hervé CASSAN
aux prises avec un cancer
irrémédiable et foudroyant, a pu
choisir sereinement la date, l’heure
et les modalités de son départ, grâce
à la formidable Aide à mourir qui
existe au Québec.
Face à cet enjeu proprement
existentiel, souhaitons qu’en France,
on cesse enin de procrastiner.
Pour toute information :
Il nous manque.
carnet@mpublicite.fr
Prix à la ligne : 33,60 € TTC.
Anne Rigaux et Denys Simon.
idées | 27
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Nous ne pouvons
pas consentir à la
déshumanisation
de nos sœurs, d’où
qu’elles viennent
Le collectif français pacifiste et antiraciste
Les Guerrières de la paix, fondé en 2022, lance pour le
8 mars un appel à la solidarité envers les femmes,
sans considération de religion ou d’origines
C
SI UNE FEMME EST
OPPRIMÉE, CE SONT NOS
DROITS À TOUTES QUI
SONT BAFOUÉS. NOUS
DÉNONÇONS ENSEMBLE
LES FÉMINICIDES
ET LES VIOLENCES QUI
S’EXERCENT CONTRE LES
FEMMES, ICI ET PARTOUT
ette Journée internationale des
droits des femmes a une saveur
particulière. Nous savons à quel
point les guerres et les conflits
peuvent fracturer les luttes et fragiliser
des acquis. Nous, Les Guerrières de la
paix, sommes convaincues que les
femmes, lorsqu’elles s’unissent, forment le plus puissant bouclier contre
la destruction du monde. Elles sont la
résistance. Elles sont celles qui tiennent, qui restent debout.
Nous, Les Guerrières de la paix, sommes un mouvement français pacifiste et
antiraciste réunissant des femmes musulmanes, juives, chrétiennes, athées,
pratiquantes, incroyantes, de différentes
origines, de différentes cultures.
Nous nous inscrivons dans la lignée
des mouvements pacifistes des femmes palestiniennes et israéliennes. Elles-mêmes avaient déjà été inspirées
par le mouvement fondé par des femmes au Liberia en 2003 pour œuvrer à
la fin de la guerre civile. C’est cette
chaîne de solidarité internationale de
femmes que nous avons souhaité prolonger lorsque nous avons organisé la
première édition, le 8 mars 2023, du
Forum mondial des femmes pour la
paix à Essaouira, au Maroc. L’événement a rassemblé des militantes du
monde entier, dont Shirin Ebadi, Prix
Nobel de la paix en 2003, ainsi que des
activistes marocaines, afghanes, syriennes, palestiniennes, israéliennes,
ouïgoures, rwandaises…
Le 7 octobre 2023, le monde a basculé
Nous avons participé, le 4 octobre 2023,
à Jérusalem, à la marche The Mother’s
Call (« l’appel des mères ») au côté de
milliers de femmes palestiniennes et israéliennes, militantes pour la paix et la
justice. Ces femmes, par-delà les murs
érigés pour les séparer et leur apprendre
à se haïr, ont donné au monde entier
une leçon de sororité, en marchant ensemble, main dans la main.
Le 7 octobre 2023, le monde a basculé.
Pas nos engagements. Ni nos convictions. Ce jour-là, les premières images
du massacre furent des images de
violence à l’encontre des femmes. Les
corps de femmes israéliennes exhibés,
violés, mutilés, assassinés furent parmi
les premières images d’horreur à inonder la Toile. Les terroristes du Hamas se
sont vantés en direct de leurs féminicides. Et, aujourd’hui, nous n’osons imaginer ce que doivent subir au quotidien
les femmes encore otages. Ne pas condamner ces crimes, ne pas les nommer
est une faute morale. Un manque de
respect à l’égard de notre féminisme.
Dès le début des bombardements
destructeurs de l’armée israélienne sur
la bande de Gaza, parmi les premières
images d’horreur, il y avait aussi des
femmes, des mères et des enfants sans
défense sous les décombres. Les
femmes sont au cœur du drame humanitaire que le gouvernement de Benyamin Nétanyahou et ses alliés d’extrême droite font subir à Gaza.
Nous nous tenons auprès de nos
sœurs palestiniennes qui payent le
lourd tribut des crimes causés par la
guerre, des deuils et de la destruction.
Nous pensons à la douleur qui leur est
infligée de devoir quitter leurs maisons,
de voir leurs enfants affamés, à ces mères qui enterrent leurs enfants le cœur
déchiré, à celles qui ont dû accoucher
dans des conditions terribles au milieu
du chaos et des bombardements.
Nous, les femmes, nous ne pouvons
pas consentir à la déshumanisation de
nos sœurs, d’où qu’elles viennent. La
souffrance des unes ne relativise en
rien celle des autres et nous devons
être capables de les reconnaître toutes.
Il est important que nous soyons aussi
capables de nommer tous les crimes et
d’être dans la solidarité face à l’horreur
vécue par nos sœurs israéliennes et palestiniennes.
En temps de guerre, les femmes sont
en première ligne. Parce qu’elles incarnent la vie, elles sont des cibles à
détruire. Il est donc urgent qu’elles
prennent toute leur place à la table des
négociations. C’est avec cette conscience que la résolution 1325 du Conseil
de sécurité des Nations unies a été
adoptée en octobre 2000, avec pour objectif d’accroître la participation des
femmes à la prévention et au règlement
des conflits, ainsi qu’à la consolidation
de la paix.
Notre responsabilité
Les femmes doivent être entendues, reconnues et impliquées. D’ailleurs, lorsqu’elles le sont, la paix advient plus rapidement et elle est plus stable et plus
durable. Veiller au respect des droits des
femmes partout est de notre responsabilité à toutes. Si une femme est opprimée, où qu’elle soit dans le monde, ce
sont nos droits à toutes qui sont bafoués. Nous dénonçons ensemble les
féminicides et les violences qui s’exercent contre les femmes, ici et partout.
Nos empathies, nos indignations ne
connaissent ni déterminisme ni
assignation. Nous dénonçons le traitement inhumain infligé à nos sœurs
d’Afghanistan privées d’éducation, de
soins et de droits. Nous nous tenons aux
côtés des femmes iraniennes qui, avec
un courage inouï, continuent de défier
le pouvoir des mollahs. Nous sommes
aux côtés de nos sœurs ouïgoures victimes d’un génocide et de viols systématiques commis dans les camps chinois.
Nous pensons à nos sœurs qui vivent
des jours terribles en République dé-
Premiers signataires :
Zar Amir Ebrahimi, comédienne et
réalisatrice ; Hanna Assouline, réalisatrice et fondatrice des Guerrières
de la paix ; Julie Gayet, comédienne
et productrice ; Latifa Ibn Ziaten,
présidente et fondatrice de l’Association IMAD pour la jeunesse et la paix ;
Eva Illouz, sociologue ; Agnès Jaoui,
réalisatrice et comédienne ; Fatym
Layachi, metteuse en scène, chroniqueuse et membre des Guerrières de
la paix ; Anne-Cécile Mailfert, présidente fondatrice de la Fondation des
femmes ; Leïla Slimani, écrivaine ;
Illana Weizman, essayiste,
militante féministe et antiraciste.
Retrouvez la liste complète
des signataires sur Lemonde.fr
mocratique du Congo, théâtre de massacres de minorités ethniques, de féminicides et de viols de masse. Nous pensons à nos sœurs arméniennes, aux
violences qu’elles ont subies et à l’exil
qui, encore une fois, les frappe… Nous
pensons à nos sœurs ukrainiennes,
aux violences sexuelles que nombre
d’entre elles ont endurées, à leurs enfants arrachés et déportés en Russie.
Nous pensons aux opposantes russes
forcées de vivre en exil. Nous pensons
au chaos humanitaire dont les filles et
les femmes sont les premières victimes
au Soudan. Et, malheureusement, la
liste est encore bien trop longue.
Nous, Les Guerrières de la paix, continuerons de nous tenir debout, fières et
déterminées, aux côtés de toutes nos
sœurs persécutées, partout dans le
monde. Il y va de notre féminisme. De
notre devoir d’humanité. Nous dénonçons toutes ces injustices, toutes ces
violences, tous ces crimes. Et ce serait la
faillite de notre humanité que de les
opposer, de les hiérarchiser. La solidarité internationale des femmes est une
force de résistance, probablement le
plus beau rempart au chaos du monde.
Le féminisme, c’est la justice, l’égalité et
la dignité pour toutes. C’est le refus de
l’assignation et de la division. Le féminisme, c’est la paix. p
Les violences sexuelles qui existent dans le milieu du cinéma
ont lieu aussi à l’université, dans les écoles, dans l’édition
Un collectif de plus de 400 écrivaines, éditrices et enseignantes-chercheuses, rassemblant notamment Annie Ernaux et Vanessa
Springora, dénonce la persistance des agressions sexuelles et des viols dans le monde littéraire et dans le cadre des études de lettres
T
outes, nous les connaissons toutes, toutes ces histoires qui circulent quand
même, en dépit du silence,
entre chercheuses, entre enseignantes, entre étudiantes, entre
éditrices, entre écrivaines, entre
artistes, collègues, amies, à l’université, dans les maisons d’édition, dans les festivals de littérature, dans le monde des arts. Des
histoires comme on se donne des
nouvelles des dernières victimes
recensées, des dernières injustices accomplies.
Jamais la littérature n’a adouci
les mœurs : dans les départements de littérature, dans les laboratoires, dans les unités de
formation et de recherche, mais
aussi dans toute l’université, dans
les bureaux des maisons d’édition, dans toutes les coulisses
possibles de l’écriture littéraire et
scientifique, dans les coulisses de
la création. Dans les couples aussi.
La condamnation, le 13 février,
pour violences conjugales du professeur émérite, spécialiste du lyrisme et poète Jean-Michel Maulpoix, Prix Goncourt de la poésie 2022, à dix-huit mois de prison
avec sursis pour préjudice infligé
à son épouse, rencontrée quand
elle était étudiante, chercheuse et
enseignante en lettres, confirme
que ni la littérature ni l’université
ne sauvent les femmes.
Depuis que nous sommes étudiantes, depuis que nous sommes
doctorantes, depuis que nous
sommes enseignantes, depuis
que nous sommes assistantes
d’édition, éditrices, écrivaines,
chercheuses, artistes, depuis que
nous sommes vacataires, précaires, depuis que nous sommes
jeunes ou vieilles.
A chaque étape, nous avons
subi ou pris connaissance d’injustices, d’agressions, de viols, d’intimidations, de silences imposés,
de menaces, de brutalités, d’opérations en tout genre qui rabaissent, de vols de savoirs, de chantages, de destructions d’œuvres,
même. De l’impunité sous toutes
ses formes. De l’impunité, au résultat, de proclamés « lettrés » ou
« diplômés » qui se comportent
souvent comme des prédateurs,
presque toujours comme des
êtres supérieurs. On peut remplir
des pages et des pages avec toutes
ces histoires. La hiérarchie se marie parfaitement avec sexisme et
misogynie. Il y a les insultes balancées par un poète institutionnel et il y a les ralentissements de
carrière, les opérations de séduc-
tion misérables, à tous les âges,
pour monnayer les postes, les
contrats, les avancements.
Mais alors, avec #metoo, en littérature, à l’université, dans
l’édition, rien n’a changé ? Rien
n’a changé dans ce petit monde
académique des lettres, dans le
milieu littéraire et éditorial qui
cohabite avec lui dans l’amour
des livres, de la science, des arts,
dans l’université en entier ? Rien
n’a changé dans ce pays dont le
président, sans honte, soutient
dans l’émission « C à vous » [en
décembre 2023] un présumé innocent violeur et agresseur multirécidiviste ?
Cécile Poisson, nous voulons
aujourd’hui te rendre hommage.
Pour que ta mémoire et ton souvenir nous aident à ne plus nous
laisser violenter d’une manière
ou d’une autre. Au nom des femmes. Cécile, tu étais enseignantechercheuse en lettres, spécialiste
des mythes en littérature, « sentinelle égalité » dans ton université. Cette année, tu aurais eu
49 ans. Tu as été assassinée,
le 20 mars 2023, par un homme
« cultivé », « diplômé », tout ce
qu’il faut sur le CV, ton mari : un
assassin surtout.
Ton féminicide a fracassé les
murs en béton de l’université au
Si tu parles, t’es morte
Si. Quelque chose a changé dans
cette si masculine République
des lettres. Certaines histoires
sont si fracassantes qu’elles en
deviennent forcément publiques, spectaculairement. Il n’est
plus possible de nier. Ce qui se
passe dans le milieu du cinéma
se passe aussi ailleurs, à l’université, dans les écoles, dans les maisons d’édition, dans le monde
des arts… Partout ? Qui se souvient, en 1980, du féminicide
d’Hélène Rytmann par le philosophe Louis Althusser ?
LES AGRESSEURS
SE FONT PASSER
POUR DES VICTIMES.
AINSI SE POURSUIT
LA VIOLENCE
EN REFUSANT LA
RECONNAISSANCE
sein de laquelle les femmes sont
souvent agressées sexuellement,
menacées de chantage, violentées
d’une manière ou d’une autre,
plagiées, discriminées, sous emprise, sans que leurs aînés toujours les soutiennent.
Face à ces crimes, face à tous ces
témoignages d’injustice, nous
avons le sentiment que l’omerta
règne en puissance. Les agresseurs se font passer pour des victimes. Ainsi se poursuit la violence
en refusant la reconnaissance.
Toutes, nous les connaissons,
ceux qui agissent pour le pire.
Si tu parles, t’es morte dans le
milieu. Ta carrière est morte. Ta
réputation est morte. Morte pour
de vrai ou morte pour de faux, tu
es morte. Aujourd’hui, #noustoutes, nous signons sans peur, en
notre seul nom, un appel à l’organisation d’Etats généraux pour
les femmes dans l’université,
dans l’édition, dans la littérature.
Et nous appelons nos amies historiennes, philosophes, scientifiques, sociologues, artistes, à nous
rejoindre, pour que #metoouniversité, #metoolittérature, #metoophilosophie,
#metooarts,
#metoosciences inventent un
autre monde aussi : sans déni,
sans injustice, sans prédation. p
Premières signataires :
Marie Darrieussecq, romancière ; Annie Ernaux, Prix
Nobel de littérature 2022 ;
Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique à l’université de Reims ;
Camille Kouchner, autrice
et avocate ; Marielle Macé,
directrice d’études à l’Ecole des
hautes études en sciences sociales (EHESS) ; Laure Murat,
professeure au département
d’études françaises et francophones à l’université de Californie à Los Angeles ; Lydie
Salvayre, romancière ;
Tiphaine Samoyault,
directrice d’études à l’EHESS ;
Gisèle Sapiro, directrice de
recherche à l’EHESS ; Vanessa
Springora, autrice et éditrice ;
Alice Zeniter, romancière.
Retrouvez la liste complète des
signataires sur Lemonde.fr
28 | idées
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
Christiane Marty et Rachel Silvera
En France, les inégalités salariales
entre femmes et hommes persistent
Contrairement à ce qu’a annoncé un récent baromètre, la France se classe au 21e rang
sur les 27 pays de l’Union européenne pour l’écart de rémunération
entre femmes et hommes, constatent une chercheuse et une économiste
L
a France ferait mieux que les
autres pays en matière d’égalité
professionnelle entre les femmes
et les hommes. C’est du moins ce
que divers médias annoncent à l’occasion de la parution du rapport 2024
du baromètre d’Equileap. Précisons ce
dont on parle : Equileap, société créée
en 2016, s’est fixé comme mission de
fournir des données, notamment sur
l’égalité de genre, sur les entreprises
mondiales cotées en Bourse dont la capitalisation dépasse 2 milliards de dollars
(1,83 milliard d’euros). Cela avec l’objectif
de « permettre aux investisseurs d’aligner
leurs investissements sur leurs valeurs ». Il
s’agit aussi de leur éviter d’investir dans
des sociétés négligeant les principes de la
responsabilité sociale d’entreprise, qui
risqueraient donc une sanction boursière à la suite d’une dégradation de leur
image de marque.
Ce baromètre concerne 3 795 grandes
sociétés de 23 pays. Il fournit un classement de leurs performances sur la base
de 19 indicateurs, parmi lesquels la part
de femmes dans les instances de direction, l’écart salarial ou la présence de politiques relatives au harcèlement. Une
pondération – mais laquelle ? – est attribuée à chaque critère. Globalement, le
rapport souligne que les progrès vers
l’égalité sont beaucoup trop lents et que,
malgré quelques avancées, la persis-
tance des inégalités (nommées « disparités ») est flagrante.
Pour la France, il est bien moins
élogieux que ce qui a été mis en avant ici
ou là. Si notre pays recueille un bon score
pour la part de femmes dans les conseils
d’administration, résultat d’une législation assez contraignante, et sur l’existence de politiques contre le harcèlement
sexuel, son score fait partie des plus mauvais sur l’égalité de rémunération, sur
l’engagement à assurer un revenu suffisant pour vivre (living wage) ou encore
sur l’existence d’audits indépendants !
Un index à revoir
La part de femmes dans les instances dirigeantes n’implique malheureusement
rien sur l’égalité des salaires, les conditions de travail ou la prédominance de
femmes dans l’emploi à temps partiel.
Quelle est la pertinence du classement
d’Equileap quand il est spécifié que seulement 33 % des entreprises dans le
monde publient l’écart salarial entre les
femmes et les hommes ? Quand, en
France, en dépit de la législation obligeant les entreprises de plus de 50 salariés à publier ces données, 58 % d’entre
elles ne le font pas ?
Que signifie le fait que la France obtient un bon score sur le critère « options
de travail flexible », alors que le temps
partiel, qui a servi de voie royale pour
LA PART DE FEMMES
DANS LES INSTANCES
DIRIGEANTES
N’IMPLIQUE
MALHEUREUSEMENT
RIEN SUR L’ÉGALITÉ
DES SALAIRES
ET LES CONDITIONS
DE TRAVAIL
flexibiliser l’emploi dans les années
1990, est très préjudiciable aux salaires
et aux pensions des femmes ? La Commission européenne a récemment reconnu la responsabilité du temps partiel
dans la précarisation de nombreuses
femmes en Europe.
En France, un index de l’égalité professionnelle a été instauré en 2018, mais il a
fait l’objet de nombreuses critiques de la
part des syndicats et des féministes.
Comment comprendre, en effet, que la
note moyenne obtenue en 2023 par les
entreprises soit de 88 sur 100, alors que
les inégalités sont aussi criantes ? Lors
de la conférence sociale d’octobre 2023,
Elisabeth Borne a reconnu les imperfections de cet index et annoncé une concertation pour le revoir dans les dix-huit
mois. Un rapport du Haut Conseil à
l’égalité, qui sera publié dans les prochains jours, présente les transformations nécessaires de l’index, d’autant
qu’une récente directive européenne sur
la transparence salariale, qui va beaucoup plus loin que cet index, doit être
transposée dans le droit français.
Fort enjeu social
Cette prétendue performance de la
France n’a donc aucun fondement robuste. Que ce soit en comparaison internationale ou du point de vue de la situation nationale, il y a de quoi se désoler : le
chemin vers l’égalité est encore long, notamment au niveau professionnel. Ainsi,
la France n’est qu’au 21e rang sur les
27 pays de l’Union européenne pour
l’écart de rémunération entre femmes et
hommes (Eurostat 2023). Même rang de
mauvaise élève pour le taux d’emploi des
femmes ; et elle fait partie des dix pays
ayant les plus forts taux de femmes dans
l’emploi à temps partiel (Eurostat,
juillet 2021). Les femmes gagnent en
France toujours un quart de moins que
les hommes et leur pension est infé-
rieure de 40 %. Elles restent concentrées
dans les secteurs les moins valorisés
(santé, aide à la personne, propreté,
commerce) bien qu’essentiels au fonctionnement et au bien-être de la société.
Alors qu’une négociation est en cours
entre les partenaires sociaux pour augmenter l’emploi des seniors, aucune concertation n’est jamais prévue pour améliorer l’emploi des femmes, en quantité
comme en qualité. Il y a pourtant un fort
enjeu social sur cette question, en matière
de conditions de vie des femmes, mais
aussi de financement des retraites. L’utilité d’accroître la population active pour
financer les retraites se traduit, pour le
président Macron, par… la relance d’une
politique nataliste ! Tout objectif nataliste
est incompatible avec l’évolution de la société et les aspirations féministes.
Des solutions progressistes existent
qui supposent de lever les freins à l’emploi des femmes, notamment par la création d’un service public de la petite enfance et la modification des congés parentaux et de paternité, de manière à
promouvoir l’investissement des pères
(ou second parent) auprès de l’enfant dès
sa naissance. Rappelons qu’une directive
européenne progressiste avait été proposée en 2018, incluant l’amélioration de
ces congés : plus courts, mieux rémunérés et partagés entre les deux parents.
Trop cher : Emmanuel Macron s’y était
opposé, ce qui ne l’empêche pas
aujourd’hui de proposer un « congé de
naissance » visant à remplacer le congé
parental… mais avec un objectif à peine
voilé d’économiser encore sur la politique familiale. Il serait temps maintenant
de concrétiser la promesse présidentielle
de faire de l’égalité femmes-hommes
une grande cause. p
Christiane Marty est ingénieure-chercheuse, membre de la Fondation Copernic, autrice de « L’Enjeu féministe
des retraites » (La Dispute, 2023) ;
Rachel Silvera est codirectrice du réseau de recherche Mage, autrice de
« Un quart en moins. Des femmes se
battent pour en finir avec les inégalités
de salaires » (La Découverte, 2014)
Anne Méaux L’inscription de l’IVG dans la Constitution
doit beaucoup aux réformes de Valéry Giscard d’Estaing
Celui qui fut président de la République de 1974 à 1981 est à l’origine de nombreuses mesures ayant apporté aux femmes
de nouvelles libertés, rappelle la communicante et présidente de l’agence Image 7
L’
interruption volontaire de
grossesse (IVG) est inscrite
dans le marbre de la Constitution. A l’évidence, c’est
une victoire pour les femmes.
C’est aussi la victoire de la grande
figure de la politique saluée pour
le courage dont elle a su faire
preuve lors du vote de la loi qui
porte son nom : Simone Veil. Mais
rien n’aurait été possible sans
l’homme qui aura marqué tout
son parcours politique par une infatigable volonté de réformes et
dont les droits accordés aux femmes constituent une part essentielle : Valéry Giscard d’Estaing.
Avec les républicains indépendants, il formait un pilier fidèle et
loyal de la majorité du général de
Gaulle, puis de Georges Pompidou. Mais nul ne conteste
aujourd’hui la dynamique de modernité, d’ouverture et de mouvement qu’il insufflait à la vie politique. Son entrée à l’Elysée se fit
avec un slogan qui devint une
réalité : « Le changement dans la
continuité ». Mettre en œuvre ce
que l’on a promis est une qualité
trop rare dans le monde politique
pour ne pas la souligner lorsqu’elle se manifeste avec cette volonté. La France n’avait pas connu
un tel vent de réformes depuis
bien longtemps.
Aujourd’hui, alors que la parole
des femmes se libère et que nous
saluons tous les progrès d’une société dont la vigilance sur leurs
droits est au cœur de la réflexion
et parfois de l’action politique, il
serait paradoxal, voire injuste, de
ne pas se souvenir qu’elles furent
les premières bénéficiaires de
cette vague de changements entreprise alors.
La loi Veil fut une révolution
pour la société. Elle ne put exister
que grâce à la volonté du chef de
l’Etat. Voilà un magnifique exemple de la capacité à penser contre
soi-même quand il s’agit de
LA LOI VEIL DE 1975
SUR L’AVORTEMENT,
UNE RÉVOLUTION
POUR LA SOCIÉTÉ,
NE PUT EXISTER
QUE GRÂCE
À LA VOLONTÉ
DU CHEF DE L’ÉTAT
veiller à l’intérêt de tous, et en
l’occurrence de toutes. A titre personnel, Valéry Giscard d’Estaing
était opposé à l’IVG. Ses racines,
sa formation, ses convictions les
plus profondes ne pouvaient que
le pousser à cette défiance. Il s’en
expliqua, avec la clarté et la volonté de servir l’intérêt public qui
le caractérisaient : « J’étais le chef
d’un Etat laïque et je devais prendre des décisions acceptables par
tout le corps social », avait-il confié dans un entretien au journal
La Croix, le 15 mai 1999. Voilà
comment un homme politique
soucieux de s’inscrire dans la réalité des attentes du corps social, à
l’écoute de l’attente des femmes,
passa outre sa propre conviction.
Si fondamentale soit-elle,
et de surcroît constitutionnelle
aujourd’hui, la loi Veil ne doit pas
se muer en arbre dissimulant la
forêt des autres réformes et de la
longue liste des avancées sociales
ayant accompagné le septennat.
Elles auront fait évoluer la vie des
femmes, leur apportant de nouvelles libertés, faisant progresser
ce que l’on appelait alors la
« condition féminine ».
Là encore, ce n’était sans doute
pas le fruit de la tradition dont il
était personnellement issu, mais
Giscard en avait fait l’un des axes
saillants de sa campagne [dans
un discours prononcé le 11 mai
1974, à Poitiers] : « La condition de
la femme d’aujourd’hui et de demain ne peut être assurée que
dans la plus complète égalité. »
Joignant le geste à la parole, il
institua ainsi la première représentation gouvernementale de
la condition féminine, avec un
secrétariat d’Etat qu’il eut
l’audace de confier à Françoise
Giroud, laquelle n’avait pourtant
pas fait mystère de son vote pour
François Mitterrand à l’élection
présidentielle.
Mesures de politique familial
Pour Giscard, cet engagement
n’était pas un artifice politique.
Une décennie auparavant, il avait
permis aux femmes d’acquérir
des droits dont on a peine à
croire à leur inexistence dans la
France de 1965. Et pourtant c’est
lui, alors ministre des finances
et des affaires économiques, qui
fait voter une grande loi donnant
aux femmes mariées leur souveraineté juridique. Jusqu’alors,
elle leur était déniée. Enfin elles
pouvaient signer un contrat de
travail, ouvrir un compte en banque sans avoir à solliciter l’autorisation de leur mari. Une situation paraissant appartenir à des
temps préhistoriques et pourtant pas si reculés.
Président, sa lutte contre les archaïsmes l’amena au remboursement de la contraception par la
Sécurité sociale, sous les cris d’orfraie des conservateurs les plus
sclérosés. Pour les femmes, le divorce représentait souvent une
course d’obstacles, un parcours
de la combattante. C’est VGE qui
instaure le divorce par consentement mutuel, en 1975, mettant
fin au caractère inévitablement
conflictuel des séparations de
couples mariés.
Il prit de multiples mesures de
politique familiale bénéficiant
prioritairement aux femmes. Ce
fut le cas, par exemple, sur la maternité, le veuvage, les mères célibataires. Une attention particulière fut portée à l’insertion professionnelle. Dans ce domaine,
le septennat de Valéry Giscard
d’Estaing a pris soin de veiller à la
cause des femmes. Les décisions
prises ont permis l’interdiction
par le code du travail de toute discrimination à l’encontre des femmes dans l’univers professionnel,
à commencer par la ségrégation à
l’embauche ou l’interdiction des
emplois réservés aux hommes
dans la fonction publique. Rappelons aussi ce qui fut un progrès
d’envergure : l’instauration du
congé parental pour les femmes
travaillant dans des entreprises
de plus de deux cents salariés.
Au moment de sa disparition,
la Ligue pour les droits des femmes, une puissante association
féministe, a voulu rendre hommage à Valéry Giscard d’Estaing
en rappelant que « le fléau social
des violences faites aux femmes a
commencé à être pris en compte
avec la loi de 1980 relative à la répression du viol » et « l’ouverture
en 1978 du premier refuge pour
femmes battues », et que le septennat a marqué une « rupture »
en matière de perception des
droits des femmes. Ces mots résonnent avec la phrase de Gisèle
Halimi [dans son livre écrit avec
Annick Cojean, journaliste au
Monde, Une farouche liberté
(Grasset, 2020)] : « Se battre est un
devoir ; tendre la main aux autres
femmes une responsabilité ; convaincre les hommes de la justesse
de la cause une nécessité. » p
Anne Méaux est présidente
d’Image 7, agence de communication qu’elle a créée en 1988
idées | 29
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VENDREDI 8 MARS 2024
suite de la première page
NOTRE RÉPONSE
AUX TOURBILLONS
DU MONDE DEMEURE
CELLE QU’AVAIT
TRACÉE HUBERT
BEUVE-MÉRY :
LE JOURNALISME,
RIEN QUE
LE JOURNALISME,
MAIS TOUT
LE JOURNALISME
Son premier numéro, paru le 18 décembre 1944, alors que la France se trouvait
encore loin d’être intégralement libérée,
tenait alors en une grande feuille recto
verso, réalisée par moins de quarante
journalistes.
Quatre-vingts ans plus tard, en ce début
de 2024, ce sont plus de 540 journalistes
qui publient chaque jour, sous notre entête gothique à peine simplifié, sur numérique et sur papier, sur applications et
réseaux sociaux, en live et en magazine,
en podcasts et en hors-séries, en français
et en anglais, des textes, images et sons
destinés à plus de 600 000 abonnés, et à
un nombre bien supérieur de lectrices et
de lecteurs à travers le monde.
Ce changement de dimension n’invalide pas tout à fait le pessimisme de notre
fondateur. Au cours de notre histoire, les
crises ont été fréquentes, les périls innombrables, les mutations douloureuses pour maintenir la liberté éditoriale
absolue de notre titre et affirmer sa place
de premier quotidien national d’informations générales. Chaque membre de
notre maison a bien conscience de la fragilité de cette réussite collective, construite année après année, chacun reste
vigilant, et prêt à se mobiliser, pour défendre l’œuvre commune. Les rédactions
ressemblent en effet à des corps vivants,
dotés d’une mémoire et de réflexes partagés. En perdant le contrôle économi-
CHRONIQUE | PAR ANTOINE REVERCHON
que de son entreprise, à la fin des années
2000, celle du Monde n’a renoncé ni à sa
culture de la liberté ni à sa capacité à défendre ses prérogatives.
De fait, ces dernières années ont aussi
donné tort aux augures qui prédisaient
la ruine des médias nés d’un quotidien
de presse écrite. La révolution numérique n’a pas enfoui Le Monde, elle l’a
sauvé. La constitution d’un groupe n’a
pas dilué ses valeurs, elle les a fortifiées.
L’information de qualité n’a pas perdu
son intérêt, elle n’en a jamais eu autant.
La rédaction n’a pas rétréci, elle n’a cessé
de s’étoffer, avec le soutien de nos actionnaires, pour continuer d’opposer aux
peurs, aux rumeurs, aux mensonges, à la
propagande, à la raison d’Etat, une pratique professionnelle qui permet aux lecteurs d’accéder rapidement à des informations non partisanes, fiables, approfondies et mises en perspective.
Valeurs constantes
Ces évolutions ont transformé nos organisations, nos modes de fonctionnement, mais elles ne nous ont pas changés
en profondeur. Nos valeurs restent constantes, notre réponse aux tourbillons du
monde demeure celle qu’avait tracée Hubert Beuve-Méry : le journalisme, rien
que le journalisme, mais tout le journalisme. Notre offre éditoriale étoffée, largement diffusée par les moyens du numérique, nous vaut aujourd’hui un nombre inédit de lectrices et de lecteurs, sin-
S
POUR L’ÉCONOMISTE
AMÉRICAIN, LA SOCIÉTÉ
JOUAIT UN RÔLE PLUS
IMPORTANT QUE LES SEULES
FORCES DU MARCHÉ
sion de l’économie capitaliste dans laquelle ce ne serait pas des biens matériels, des marchandises ou des services qui seraient échangés, mais des
droits de propriété. Les agents économiques contractent, à travers ces
échanges, des dettes qui obéissent
non pas aux règles du marché,
comme l’envisage l’économie classique, mais à des règles juridiques et
éthiques sans cesse transformées par
la confrontation au réel et à l’histoire,
dans une approche « adaptative » provenant du darwinisme.
Concept de « futurité »
Les institutions ne sont pas ici prises,
comme on l’entend en français,
pour des constructions majuscules
surplombantes (l’Etat, l’Ecole, la Justice), mais comme les conceptions
communes que les hommes partagent pour pouvoir échanger – y compris leurs attentes par rapport au futur. Car il ne peut y avoir d’échange (et
de dette) que si les hommes se convainquent, ensemble, que les choses
se dérouleront d’une certaine façon
dans l’avenir (la « futurité », conceptclé chez Commons) : l’économie est
ainsi « une activité fondée sur des relations de droit, c’est-à-dire plus précisément des relations entre personnes à
propos de droits sur l’usage futur de
choses rares et/ou sur les gains futurs
que pourrait générer l’activité économique ». Loin de l’individualisme
méthodologique et de l’anticipation
rationnelle qui sont à la base de la
théorie économique néoclassique,
mais aussi loin de la domination des
individus par des forces imposées
comme dans la théorie marxiste,
Commons conçoit les rapports humains comme une succession sans
cesse transformée de compromis entre besoin individuel, besoin collectif,
conventions de droit, représentations et valeurs morales.
Ce « réencastrement » de l’économie dans la complexité des rapports
sociaux et de l’histoire apparente la
théorie de Commons aux démarches,
mieux connues en France, des « régulationnistes » ou de Karl Polanyi. D’où
le travail comparatif proposé par les
auteurs avec les concepts de Polanyi
et de Proudhon, qui, eux aussi, ont
proposé des alternatives à une théorie économique encore aujourd’hui
dominée par l’approche classique
puis néoclassique. Cela fait longtemps, y compris aux Etats-Unis, que
l’on cherche à penser autrement. p
ques de l’impérialisme russe, de Staline à
Poutine, de l’émergence chinoise, des impasses du conflit israélo-palestinien,
mais aussi des divisions des Etats-Unis
d’Amérique. A l’échelle planétaire, nous
raconterons comment la catastrophe climatique qui prend forme s’est peu à peu
imposée comme une priorité éditoriale.
En ce 8 mars, peu après un vote historique qui a sanctuarisé la liberté d’avorter
dans notre Constitution, nous avons
choisi d’ouvrir cette série par le récit de la
manière dont les progrès de l’égalité entre les femmes et les hommes ont fait
avancer tout autant le fonctionnement
de notre rédaction que notre approche de
ces questions. A l’origine exclusivement
masculin, Le Monde, qui avait à peine
consacré quelques lignes au premier vote
des femmes, en 1945, ne pouvait pas passer à côté de cette révolution. Quatrevingts ans plus tard, autant de femmes
que d’hommes occupent des postes-clés
au journal, et les multiples sujets sur
l’égalité sont très largement traités. Sur ce
point, comme sur d’autres, l’adaptation
aux progrès de la société, la description fidèle de leurs enjeux et de leurs effets sont
des conditions essentielles pour maintenir l’indispensable soutien de notre histoire, sans lequel dès le premier jour,
comme le redoutait notre fondateur, rien
n’aurait pu marcher : la confiance de nos
lectrices et de nos lecteurs. p
jérôme fenoglio
directeur du « monde »
DEUX SIÈCLES DE COMBAT POUR L’ÉGALITÉ
L’économiste John
Commons redécouvert
i vous n’avez jamais entendu
parler de John Rogers Commons (1862-1945), c’est normal :
son ouvrage majeur, Institutional Economics. Its Place in Political Economy
(Macmillan, 1934), lourd de plus de
900 pages, vient seulement d’être publié en français par les Classiques Garnier sous le titre L’Economie institutionnelle, complétée par une introduction sur l’actualité de cette œuvre, une
biographie de cet économiste américain oublié, qui fut aussi un acteur politique du New Deal, et par une étude
comparative entre son œuvre et celles
de Karl Polanyi (1886-1964) et de
Proudhon (1809-1865)… Deux mille
vingt pages, seize ans de travail par
une équipe essentiellement francoquébécoise emmenée par Jean-Jacques Gislain (université Laval, Québec)
et Bruno Théret (Institut de recherche
interdisciplinaire en sciences socialesuniversité Paris-Dauphine-PSL/CNRS).
Car John Commons est, avec Adam
Smith (1723-1790) pour les économistes classiques, John Stuart Mill (18061873) pour les libéraux et Karl Marx
(1818-1883) pour les marxistes, un des
rares penseurs qui aient produit,
avant Keynes (1883-1946), une théorie
complète du fonctionnement de la société en croisant les disciplines : droit,
éthique, sociologie, économie, histoire, philosophie, science politique.
Il est, avec Thorstein Veblen (18571929) et Wesley Clair Mitchell (18741948), l’un des fondateurs de l’institutionnalisme (une approche de l’économie où, pour faire très court, la société
joue un rôle plus important que les
seules forces du marché), mais dans
sa variante « pragmatiste », une école
philosophique américaine héritière
de John Dewey (1859-1952) et Charles
Peirce (1839-1914) à la fin du XIXe siècle.
Quelques écrits de John Commons
étaient connus des spécialistes de
l’économie industrielle, car il fut un
des premiers à s’intéresser aux relations de travail. A partir de ce terrain
et d’une approche des fondements
du droit, Commons propose une vi-
gulièrement rajeunis. Et parfois aussi
quelques critiques sur les reniements
que nos adaptations auraient imposés
par rapport à un passé largement méconnu, ou mythifié.
C’est à ces fidélités récentes, et à ces critiques récurrentes, que nous avons
pensé en concevant les articles consacrés
à notre anniversaire, qui paraîtront tout
au long de cette année 2024, et qui trouveront un point d’orgue dans des rencontres organisées à l’occasion d’un Festival
du Monde spécialement consacré à
nos 80 ans, en septembre. Thème par
thème, nous avons cherché à décrire le
temps long des engagements de notre rédaction, l’enracinement de notre pratique professionnelle dans celle de nos
prédécesseurs, tout autant que l’impératif de discerner les nouvelles questions
portées par l’actualité, de s’adapter aux
mouvements de la société et d’inventer
les nouveaux formats éditoriaux qui leur
correspondront.
En politique, par exemple, très loin du
rôle de soutien d’un parti ou d’un gouvernement que certains croient ou aimeraient nous voir jouer, le récit des relations entre Le Monde et les présidents qui
se sont succédé à l’Elysée rappelle la distance établie d’emblée par notre fondateur avec le pouvoir, ceux qui l’exercent et
ceux qui y prétendent. En géopolitique,
alors que les tensions et les guerres font
leur retour, y compris sur le sol européen,
nous reviendrons sur nos visions criti-
LIVRE
D
LES FÉMINISMES.
UNE HISTOIRE
MONDIALE,
XIXE -XXE SIÈCLES
Sous la direction
de Yannick Ripa et
Françoise Thébaud,
Textuel, 320 p., 45 €
eux ans de travail, une
quarantaine d’autrices et
d’auteurs, trois cents
images d’archives : l’histoire mondiale des féminismes, coordonnée par les historiennes Yannick
Ripa et Françoise Thébaud, est un
magnifique ouvrage qui retrace
deux siècles de combat en faveur
de l’égalité des sexes. Richement
illustré, ce livre réunit plus d’une
centaine de contributions consacrées aux mouvements en faveur
de l’émancipation des femmes,
qui émergent en Europe, aux
Etats-Unis, au Brésil, en Inde, en
Suède, en Chine ou en Russie, à
partir de la fin du XVIIIe siècle.
Des premiers « surgissements »
de l’ère révolutionnaire aux mobilisations du début du XXIe siècle,
en passant par les croisades européennes contre la prostitution de
la fin du XIXe siècle, la victoire
en 1893 du suffragisme néozélandais ou les combats des
pionnières indiennes de l’écoféminisme des années 1970, cet
ouvrage explore les mille et une
facettes d’une mobilisation qui
s’est intéressée, au fil des décennies, à des sujets aussi divers que
le droit de vote, l’avortement, la liberté vestimentaire, les droits des
peuples autochtones, l’égalité salariale, l’éducation des filles ou le
désarmement nucléaire.
Réjouissante diversité
« Multiple et hétérogène », le féminisme se décline toujours au pluriel, souligne l’introduction du livre – parce qu’il s’adapte aux réalités nationales dans lesquelles il se
déploie, parce que les combats se
transforment avec les époques et
parce qu’il réunit – et parfois oppose – des courants politiques et
philosophiques très différents.
Cette réjouissante diversité éclate
dans les trois cents pages d’un
ouvrage qui évoque les moments
emblématiques de l’histoire du
féminisme, mais aussi les combats qui, aujourd’hui encore, restent dans l’ombre.
Les lecteurs auront la – bonne –
surprise de découvrir Savitribai
Phule, une précurseuse indienne
de l’intersectionnalité qui, au
XIXe siècle, combattait à la fois le
système des castes et la domina-
tion masculine ; Mary Church Terrell, l’une des premières AfroAméricaines diplômées de l’université, qui a bataillé en faveur du
suffrage féminin aux Etats-Unis,
au début du XXe siècle ; Qiu Jin,
une écrivaine féministe chinoise
qui fut exécutée en 1907 ; ou
Meena Keshwar Kamal, une poétesse afghane qui défendait l’alphabétisation des filles avant
d’être assassinée, à 31 ans, en 1987.
Rédigé par un collectif d’historiennes, de sociologues et de politologues français et étrangers, ce
livre s’appuie sur une formidable
iconographie qui mêle entre
autres des affiches, des portraits
et des documents – on y trouve
notamment les statuts de l’Internationale de la porte ouverte :
pour l’émancipation économique
de la travailleuse, ou le brouillon
d’une exégèse féministe de la Bible, publiée aux Etats-Unis à la fin
du XIXe siècle. Parfois joyeuses,
parfois tragiques, ces images racontent, comme les textes qui les
accompagnent, l’histoire encore
largement méconnue des féminismes des cinq continents. p
Maîtres du monde avant l’apocalypse | par serguei
anne chemin
30 | 0123
0123
VENDREDI 8 MARS 2024
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par p hil ip p e r icar d
Ukraine : ambiguïté
et confusion stratégiques
A
près le tollé, un instant
de répit dans l’enceinte majestueuse
du château de Prague.
Le président tchèque, Petr Pavel,
a apporté, mardi 5 mars, un rare
soutien public à Emmanuel Macron, après l’onde de choc suscitée dans le monde occidental par
ses propos sur l’envoi de troupes
alliées en Ukraine. « Je suis favorable à la recherche de nouvelles options, y compris un débat sur une
présence potentielle en Ukraine »,
a jugé l’ancien haut gradé de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), aux côtés du
chef de l’Etat français, en visite officielle ce jour-là en République
tchèque. Au passage, ce général
proeuropéen a qualifié de « ligne
rouge » le déploiement de forces
combattantes sur le front face
aux forces russes.
Il n’empêche, dix jours après les
commentaires présidentiels n’excluant pas d’envoyer des renforts
militaires en Ukraine, la question
divise les chancelleries occidentales : Emmanuel Macron a-t-il eu
tort de précipiter le débat sur la
présence militaire occidentale
dans le pays assiégé par la Russie ?
Le chef de l’Etat français est certes
coutumier des propos intempestifs, sur l’OTAN (jugée « en état de
mort cérébrale » en 2019), la Russie
(qu’il ne fallait « pas humilier »,
trois mois après l’invasion de son
voisin ukrainien), ou Taïwan (afin
de dissuader l’Europe, en avril,
d’être « prise dans des conflits qui
ne sont pas les nôtres »). Il s’est fait
une spécialité d’avoir raison, ou le
plus souvent tort, seul contre tous.
Cette fois, Emmanuel Macron a
pourtant cherché à préparer les
esprits, lui qui appelait, lors de
son entrevue avec Volodymyr Zelensky, le 16 février, à Paris, à un
« sursaut stratégique » dans le
soutien à l’Ukraine. Dans l’intervalle, le chef de l’Etat a abordé le
sujet avec le président des EtatsUnis, Joe Biden, et le chancelier allemand, Olaf Scholz, avant d’insister le 26 février sur la question
qui fâche – la présence militaire –
devant une vingtaine de ses homologues réunis à l’Elysée pour
faire « plus et mieux » en faveur de
Kiev. Le débat a vite montré que
l’initiative risquait de tourner
court. Mais Emmanuel Macron a
décidé d’aborder le sujet lors de sa
conférence de presse, à la grande
surprise de ses invités, dont la
plupart, à commencer par Olaf
Scholz, avaient déjà quitté discrètement le palais présidentiel.
Sentiment d’urgence
Depuis, seule l’Ukraine et quelques voix baltes se sont ouvertement réjouies de voir entrouverte
la perspective d’un renfort militaire occidental, au moment où
l’armée russe, mieux pourvue en
munitions, progresse dans le
Donbass. « Toute forme d’aide est
bienvenue, qu’elle soit financière,
matérielle ou physique », dit un
diplomate ukrainien. Cependant,
Etats-Unis et Allemagne en tête, la
plupart des Etats membres de
l’OTAN ont rejeté catégoriquement cette approche. Les uns et
les autres sont soucieux d’éviter
une escalade et un conflit ouvert
avec la Russie, dotée de l’arme nucléaire. « Il n’y aura pas de troupes
LA POLÉMIQUE PEUT
DONNER DE PRÉCIEUX
ARGUMENTS AUX
FORCES POLITIQUES
PRORUSSES, À TROIS
MOIS DES ÉLECTIONS
EUROPÉENNES
LES PROPOS DE
MACRON SUR L’ENVOI
DE TROUPES ALLIÉES
EN UKRAINE ONT
SEMÉ LA CONFUSION
ENTRE LES
OCCIDENTAUX
américaines engagées au sol en
Ukraine. (…) Ce n’est pas ce que demande le président Zelensky. Il demande des outils et des capacités », a jugé, mardi, John Kirby,
porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain.
Emmanuel Macron, lui, n’en démord pas. « Si chaque jour nous
expliquons quelles sont nos limites
(…) je peux déjà vous dire que l’esprit de défaite est là qui rôde » face
à Vladimir Poutine, qui « n’en a
aucune et a lancé cette guerre », at-il dit, mardi, lors de sa visite à
Prague, appelant les alliés de Kiev
à ne pas être « lâches ». « J’assume
pleinement » le « sursaut stratégique auquel j’ai appelé », a-t-il martelé devant la presse, sans craindre de « bousculer » les capitales
occidentales. Manifestement, le
sentiment d’urgence a prévalu à
l’Elysée sur le souci de ménager
les alliés, quitte à paraître une
nouvelle fois en porte-à-faux.
Pour sa défense, le président
français prétend vouloir restaurer l’« ambiguïté stratégique » afin
de convaincre Vladimir Poutine
que « rien n’est exclu ». A Paris, on
juge désormais que la grande erreur de Joe Biden dans ce conflit,
alors que le renseignement américain prévenait d’une invasion
imminente, est d’avoir assuré par
avance qu’il n’enverrait « aucun
soldat sur le terrain ».
D’après Thomas Gomart, le directeur de l’Institut français des
relations internationales, « les
propos de Macron ont un double
mérite : souligner la gravité de la
situation en Ukraine, et faire apparaître des points de clivages politiques en vue des élections européennes ». La démarche n’en est
pas moins doublement risquée.
D’abord, la sortie présidentielle a
d’ores et déjà semé la confusion
entre les Occidentaux, au moment où les Européens tentent de
s’organiser pour compenser le
blocage de l’aide militaire américaine en raison de la proximité
des élus avec Donald Trump. « Le
plus risqué est d’afficher ce niveau
de soutien politique avec la faiblesse des moyens dont on dispose », prévient Thomas Gomart.
Dès lors, la polémique peut donner de précieux arguments aux
forces politiques prorusses à trois
mois des élections européennes.
Le Parlement français doit débattre le 12 mars de l’accord bilatéral
de sécurité signé avec l’Ukraine,
tandis qu’Emmanuel Macron
s’apprête à retourner à Kiev. De
toute évidence, le chef de l’Etat et
ses proches entendent jouer la
carte ukrainienne pour limiter le
revers annoncé face au Rassemblement national (RN) lors du
scrutin de juin, quitte à briser le
relatif consensus existant en
France sur le soutien à l’Ukraine.
Cette démarche est à double
tranchant car elle peut se retourner contre le camp pro-ukrainien,
dans la mesure où 68 % des Français jugent que le chef de l’Etat a
eu tort d’afficher cette position,
selon un sondage Odoxa-Backbone Consulting pour Le Figaro.
En France, le RN s’est engouffré
dans la brèche pour dénoncer
l’envoi de troupes en Ukraine. Son
allié allemand, l’AfD, a fait de
même, incitant Olaf Scholz à redoubler de prudence. p
CHINE : LES
INTÉRÊTS DU
PARTI D’ABORD
L
e fait le plus marquant de la session
annuelle du Parlement chinois,
ouverte depuis le 4 mars, est sans
doute une absence. La conférence de presse
que, depuis trente ans, chaque premier ministre tenait à l’issue de cette assemblée
essentiellement formelle a disparu. Xi
Jinping, qui, lui, n’a jamais daigné répondre
aux questions des journalistes depuis son
accession au pouvoir en 2012, n’a sans
doute pas apprécié qu’en 2021 le premier
ministre d’alors, Li Keqiang, profite de la
seule occasion qui lui était donnée chaque
année de parler devant la presse pour indiquer que 600 millions de Chinois vivaient
avec moins de 1 000 yuans (environ
120 euros) par mois. Cette affirmation relativisait sérieusement le succès de la lutte
contre la pauvreté dont se prévalait Xi
Jinping. Li Keqiang ayant dû quitter ses
fonctions en 2023, Xi en a profité pour
mettre fin à ce rituel.
On n’aurait tort de ne voir qu’une querelle d’ego dans cette décision. Celle-ci s’accompagne en effet d’une autre réforme : la
réduction, depuis 2020, de la durée de cette
session parlementaire ramenée d’environ
deux à une seule semaine.
Le sens de ces deux modifications n’est
que trop évident. Dans la Chine de Xi
Jinping, l’Etat est avant tout au service et
aux ordres du Parti communiste. Xi Jinping
aime se prévaloir sur la scène internationale de son titre de président de la République, mais en réalité ses deux autres fonctions, secrétaire général du Parti communiste et président de la commission
militaire centrale, sont celles qui comptent
le plus dans l’exercice du pouvoir.
Dans les années 2000, les prédécesseurs
de Xi avaient accru les prérogatives de l’Etat
au détriment du parti. Une façon de prouver aux yeux du reste du monde, mais aussi
des Chinois, que la page du maoïsme était
bel et bien tournée. Mais Xi a toujours vu
dans cette séparation des pouvoirs – pourtant très relative – une menace. En bon léniniste, il est convaincu du primat du parti
sur le pays. C’est bien son drapeau, et non
celui de la République populaire de Chine,
qui recouvre le corps de Mao dans le mausolée de la place Tiananmen.
Ce retour aux sources est inquiétant mais
pas surprenant. Il est dans la droite ligne du
changement de la Constitution qui, depuis
2018, met fin à la limitation des mandats,
permettant à Xi de rester au pouvoir aussi
longtemps qu’il le souhaite, là encore en
rupture avec la politique lancée à la mort
de Mao en 1976. Sans surprise, ce primat de
l’idéologie s’accompagne du renforcement
des mesures destinées à protéger la « sécurité nationale » qui, dans les faits, donne davantage de pouvoir au parti pour s’en prendre à ses supposés « ennemis » de l’intérieur comme étrangers. Alors que les
dirigeants chinois affirment régulièrement, notamment devant la communauté
d’affaires internationale, vouloir approfondir la politique de réforme et d’ouverture,
les faits montrent l’inverse. Plus que jamais, Xi Jinping ne suit qu’une boussole :
les intérêts du Parti communiste chinois.
Les principales victimes de ce parti toutpuissant sont les Chinois eux-mêmes. Non
seulement parce que tout embryon de société civile est tué dans l’œuf, mais aussi
parce que ce primat de l’idéologie menace
de perturber le bon fonctionnement de
l’économie. Ce raidissement est-il appelé à
durer ? L’enrichissement du pays ces dernières années l’a longtemps rendu acceptable.
Si la prospérité venait à s’essouffler durablement, sa justification aux yeux des Chinois
pourrait elle aussi finir par s’émousser. p
présentent
SAMEDI 23 MARS
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2
C’EST
D’ACTUALITÉ
v ÉDITION
Julliard fait peau
neuve
3
MOTS DE PASSE
v Jürgen Habermas
en son foyer politique
Paul Auster
Haut en douleur
Le grand écrivain américain livre un roman bouleversant sur la souffrance,
le deuil et l’amour, où s’entremêlent souvenirs fictifs et autobiographiques
ment ici l’écho bouffon d’un premier effondrement, dix ans plus tôt : la mort
brutale de sa femme adorée, Anna
Blume – le nom, déjà, d’un des premiers
personnages d’Auster, dans les années 1980. Depuis, l’universitaire a tenté
de surnager, fait semblant d’aller bien,
vaille que vaille. Mais, en contemplant
sa casserole noircie, ce jour-là, il se rend
compte qu’il a « tout foiré » en refusant
la douleur. « Vivre, c’est éprouver de la
douleur », philosophe-t-il un peu tard.
Douleur, chagrin, nostalgie, amour,
Auster suit son héros dans le cheminement sinueux de ses sensations, il
avance avec lui « dans le palais de la mémoire », et jusqu’aux « confins obscurs de
la conscience ». Dans un passage d’une
grande finesse, il dépeint le « syndrome
du membre fantôme » dont est victime
Baumgartner, ce veuf « ayant perdu la
moitié de lui-même » qui sent encore ses
membres manquants. Une métaphore
de la souffrance et du deuil. Auster avait
d’ailleurs envisagé d’intituler son livre
Phantom Limb, « membre fantôme ».
Peu à peu, des souvenirs anciens remontent à l’esprit de Baumgartner, son
père appelé « Jakov le Polak », la famille
obscure de sa mère. La langue d’Auster
Les cris et la chute
de Seymour Tecumseh
Baumgartner au fond de
sa cave forment ici l’écho
bouffon d’un premier
effondrement : la mort
brutale de sa femme
adorée, Anna Blume
Paul Auster, en 2013. JÉRÔME BONNET/MODDS
denis cosnard
L
a magie de la première
phrase, des premiers paragraphes… Auster en est décidément l’un des maîtres. En
quelques mots, il plonge le
lecteur dans le grand bain du
récit, et formule déjà une ou plusieurs
énigmes qui seront – peut-être – résolues à la fin du texte. Ainsi du début
de Baumgartner, son nouveau roman.
Baumgartner y est saisi stylo en main,
« assis dans la pièce du premier étage
qu’il désigne parfois comme son bureau,
son cogitorium ou son trou ». Qui est cet
homme ? Serait-il un double d’Auster,
comme le laissent supposer le stylo
d’écrivain et ce « cogitorium » qui évoque un opus précédent, Dans le scriptorium (Actes Sud, 2007) ? Quand va-t-il
sortir de son trou ?
Il ne faut pas dix lignes pour que tout se
mette en mouvement. Et comment ! Soudain, le vieux Baumgartner lâche l’essai
qu’il rédigeait sur Kierkegaard, descend
récupérer un livre au salon, découvre
qu’une casserole achève de se calciner à la
cuisine, se brûle la main, va néanmoins
ouvrir à une livreuse dont il est amoureux puis à un releveur de compteur
charmant mais cruellement inexpérimenté, dégringole dans l’escalier de la
cave, lance un nouveau cri de douleur et
s’écrase au sol en concluant, après que
mille pensées désordonnées ont rebondi
dans sa tête : « Au moins, je ne suis pas
mort. J’imagine que ce n’est pas négligeable. » Des pages tourbillonnantes où la
théologie danoise débouche à l’improviste sur des cascades burlesques.
Cahier du « Monde » No 24628 daté Vendredi 8 mars 2024 - Ne peut être vendu séparément
Paul Auster, cependant, n’est ni Buster
Keaton ni Pierre Richard. Son art de la
narration fait de Baumgartner une fiction austérienne en diable, où le lecteur
accroché par ce démarrage en fanfare est
amené à démêler quelques fils plus
sombres subtilement enchevêtrés. Un
magnifique roman, poignant et drôle à
la fois, sur la mémoire, l’amour, la
vieillesse, le deuil et la reconstruction.
L’écrivain new-yorkais de 77 ans y a mis
le point final alors qu’il commençait luimême à souffrir de fièvres mystérieuses
– un cancer violent, en réalité. « Ma
santé est trop fragile : ce sera sans doute
le dernier livre que j’aurai écrit », a-t-il
confié au Guardian en novembre.
L’histoire a souvent lieu deux fois,
« la première comme une grande tragédie, la seconde comme une farce », disait
Karl Marx dans une formule célèbre. Les
cris et la chute de Seymour Tecumseh
Baumgartner au fond de sa cave for-
épouse avec fluidité les méandres, les
zigzags et les éclairs de la pensée de son
personnage. Les phrases s’étirent, elles
glissent entre les époques, versent dans
le rêve. Une image en appelle d’autres,
une réminiscence incite Auster à insérer
un texte plus ancien, comme ce récit
d’un voyage qu’il avait lui-même fait en
Ukraine en 2017.
Plus les pages défilent, plus l’auteur
fait craqueler le mur entre fiction et réalité. Est-ce de Baumgartner ou d’Auster
qu’il est question dans ce portrait d’un
« sac d’os vieillissant », qui a été fou de
sport, a vécu à Paris, enseigné à Princeton, adoré sa femme, et passe des heures
vissé à sa machine à écrire ? Est-ce un hasard si le nom complet de Baumgartner
comporte deux fois les lettres de celui
d’Auster ?
Seule certitude : confrontés au désastre,
l’écrivain et son jumeau de papier ne se
contentent pas de mesurer l’étendue de
leur malheur. Aidés par une série de personnages attachants, comme le lumineux préposé aux compteurs, ils tentent
de recoller ce qui est brisé, de renouer ce
qui peut l’être. Sans garantie de succès – la
fin du récit reste d’ailleurs assez ouverte.
Mais le livre, lui, est une réussite, et sa lecture un délice bienfaisant. p
baumgartner,
de Paul Auster,
traduit de l’américain
par Anne-Laure Tissut,
Actes Sud/Leméac,
208 p., 21,80 €, numérique 16 €.
4 |5
LITTÉRATURE
Colette Fellous,
Michel Braudeau,
Dragan Velikic,
Martin Suter
v
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v « Horn venait la
nuit », de Lola Gruber
7
ESSAIS
« Nudités féminines.
Images, pensées
et sens du désir »,
de Laurence Pelletier
8
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
« Quelque chose
de brillant avec
des trous », de Maggie
Nelson
9
HISTOIRE
LITTÉRAIRE
v Cinquante-trois fois
Georges Perec
10
RENCONTRE
v Dalibor Frioux,
fasciné par le « merveilleux scientifique »
2 | C’est d’actualité
Un prix AntoinetteFouque
0123
Vendredi 8 mars 2024
Je suis le plus grand
menteur d’Internet”
tommaso debenedetti
A l’occasion de leur cinquantenaire, les éditions Des
Femmes rendront le 9 mars non pas un hommage,
mais un « femmage » à leur fondatrice, la psychanalyste, femme politique, éditrice et militante Antoinette
Fouque (1936-2014), et commémoreront les 10 ans de
sa disparition. Dans le prolongement de ces festivités,
la maison crée le prix Antoinette-Fouque, qui récompensera une action, un mouvement, une pensée, une
création « porté(e) par une ou des femmes en France et
dans le monde », « œuvrant à libérer la “libido creandi”
des femmes ».
Spécialiste de la création de faux comptes sur X et de l’annonce
de morts imaginaires, en particulier d’écrivains (de Cormac McCarthy à Svetlana Alexievitch, en passant par J. M. G. Le Clézio),
ou de Prix Nobel de littérature fictifs, l’Italien Tommaso Debenedetti a été interrogé par La Revue des médias sur sa trajectoire et son goût pour les canulars morbides. Celui qui estime
faire de l’éducation contre les fake news y raconte notamment
comment, à l’époque où il était journaliste, il s’est mis à rédiger
de fausses interviews – la découverte, en 2010, d’un entretien
inventé avec Philip Roth a mis fin à sa carrière.
André Breton
sur Gallica
Depuis le 20 février, les amoureux du surréalisme peuvent plonger dans les arcanes de
l’œuvre d’André Breton. En effet, la Bibliothèque
nationale de France a mis ses manuscrits à
la disposition du public sur la bibliothèque
numérique Gallica, grâce à la collaboration
de l’Atelier André Breton et de la fille du poète,
Aube Elléouët-Breton. On pourra entre autres
y consulter les sept cahiers d’écriture automatique de Poisson soluble, socle du Manifeste du
surréalisme, qui a 100 ans cette année.
Droz change de tête
Pour la troisième fois en un siècle, les éditions Droz
s’apprêtent à changer de directeur. Après avoir dirigé la vénérable maison suisse pendant près de
trente ans, Max Engammare va se retirer en 2024,
a-t-il annoncé au quotidien Le Temps. Né à Paris
en 1953, ce spécialiste de Jean Calvin a prévu d’occuper sa retraite en écrivant des essais, peut-être
un roman. Rien n’est dit sur la personne appelée
à le remplacer. Fondée à Paris en 1924 par la Suissesse Eugénie Droz, et transférée à Genève à la fin
de la seconde guerre mondiale, la société publie
chaque année une centaine de livres d’érudition,
notamment d’histoire et de critique littéraire.
AGENDA
Adrien Bosc et Frédéric Mora quittent le Seuil pour relever un défi chez Editis
a Du 15 au 30 mars :
Hors limites (93)
Le festival littéraire en SeineSaint-Denis est organisé par l’association des bibliothèques du
département, avec le concours
de Sophie Joubert et d’Arno Bertina. Performances et dialogues
y seront imaginés par des professionnels de la lecture publique :
lecture de son roman, La Colère et
l’envie (Héloïse d’Ormesson, 2023)
par Alice Renard, rencontre avec
Marie-Hélène Lafon, atelier d’écriture avec Fatima Daas…
Julliard fait peau neuve
ÉDITION
denis cosnard
Hors-limites.fr
F
a Jusqu’au 18 mars :
aites vos jeux ! C’est le titre du roman de Philippe Djian qui paraît
ce 7 mars. Ce huis clos familial sur
une île coupée du monde signe le
grand retour chez Julliard de l’auteur de
37°2 le matin et de Doggy Bag, à 74 ans,
après des années chez Gallimard puis
Flammarion. « Faites vos jeux » est aussi
l’injonction du moment dans le milieu
de l’édition : après l’acquisition d’Hachette, numéro un français, par le groupe
Vivendi de Vincent Bolloré, et celle de son
challenger Editis par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, l’heure est venue
des transferts d’éditeurs et d’auteurs, des
choix stratégiques, des repositionnements. Et c’est chez Julliard que débute la
partie. Une belle endormie que Daniel
Kretinsky et son bras droit dans l’édition,
Denis Olivennes, ont décidé de réveiller
pour de bon, dans le cadre de la relance
globale d’Editis.
Au programme, quatre gestes pour ranimer cette filiale spécialisée dans la littérature française. A commencer par la
nomination, annoncée le 1er mars, d’un
nouveau directeur, Adrien Bosc. Cet éditeur de 38 ans œuvrait depuis dix ans au
Seuil, qui appartient au groupe MédiaParticipations. Deuxième nouveauté :
Adrien Bosc arrive accompagné de Frédéric Mora, qui dirigeait le domaine littérature française au Seuil. Dans ses bagages,
il apporte aussi les Editions du sous-sol,
qu’il a créées en 2011 puis vendues au
Seuil, et que sa nouvelle maison rachète.
Dernier signe des ambitions des nouveaux actionnaires : Editis promet d’accorder à Julliard de « grands moyens ».
Ils ne seront pas de trop. « Chez Julliard,
tout est à reconstruire », juge l’universitaire Olivier Bessard-Banquy, spécialiste
de l’édition.« C’est une très belle marque
qui demande à être ressuscitée, juge pour
sa part Betty Mialet, qui a longtemps dirigé Julliard. Adrien Bosc a tous les atouts
pour y parvenir. Simplement, faire des
best-sellers avec de la littérature française est devenu très difficile. »
René Julliard avait créé sa maison
en 1924 sous la forme d’un club du livre,
Effractions (Paris 4e)
La 5e édition du festival de littérature contemporaine se tient à la
Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou pour
interroger les façons dont le réel
innerve les fictions littéraires.
Une quarantaine d’invités (Elitza
Gueorguieva, Philippe Marczewski, Luc Lang…) évoqueront
ainsi leur rapport à l’actualité,
la place qu’occupe le travail de
documentation dans leur écriture, le genre de l’enquête…
Effractions.bpi.fr
a Les 16 et 17 mars :
Rue des livres (Rennes)
Françoise Sagan, en plein travail de dédicaces, et René Julliard, dans les années 1950. STAFF/UPI/AFP
Sequana, transformé en Julliard en 1942.
Au sortir de la guerre, cet élégant séducteur passe à travers l’épuration malgré
son passé pétainiste, et impose son nom
parmi ceux qui comptent. Il décroche
trois prix Goncourt successifs, un ex-
Dans ses bagages,
Adrien Bosc apporte
aussi les Editions
du sous-sol, qu’il a
créées en 2011, puis
vendues au Seuil,
et que Julliard rachète
ploit, et découvre de jeunes talents
comme Françoise Sagan, Jean d’Ormesson ou, plus tard, Georges Perec. Le fondateur s’appuie sur le travail de grands
éditeurs, tels Christian Bourgois ou
Maurice Nadeau. Un temps, il récupère
même Les Temps modernes, la revue de
Sartre et Beauvoir, lâchée par Gallimard
sous la pression de Malraux.
Mais la mort de René Julliard, en 1962,
suivie de l’intégration dans Les Presses de
la Cité, groupe fondu plus tard au sein
d’Editis, casse cet élan. « Depuis les années 1960, Julliard est entré dans une sorte
de très long sommeil, observe encore
Olivier Bessard-Banquy. La maison a bien
obtenu des succès, notamment avec un
auteur comme Jean Teulé. Elle restait toutefois une marque un peu périphérique au
sein d’Editis, sans ligne éditoriale très spécifique : ses auteurs auraient pu tout aussi
bien publier leurs livres ailleurs, chez Lattès
ou Albin Michel par exemple. »
Ce faible attachement à la marque coûte
cher à l’entreprise en 2019. Lorsque
Bernard Barrault et Betty Mialet quittent
Julliard, qu’ils avaient relancé une pre-
mière fois et codirigeaient depuis un
quart de siècle, et rejoignent Flammarion,
presque tous les auteurs les suivent :
Philippe Jaenada, Lionel Duroy, Yasmina
Khadra, Mazarine Pingeot… Seul Philippe
Besson reste. Vanessa Springora, appelée à
la rescousse, reprend ainsi la direction
d’une maison quasi vide. Au bout de deux
ans, prise dans le tourbillon provoqué par
son livre Le Consentement (Grasset), elle
décide de se consacrer à sa propre écriture,
et à une collection de textes féminins,
comme ceux d’Ovidie ou d’Emma Becker.
Malgré le travail effectué par Stéphanie
Chevrier, la présidente de La Découverte,
chargée par Editis de réorganiser aussi
Julliard, malgré le retour de Philippe
Djian, Adrien Bosc arrive donc dans une
entreprise dont la mission reste à redéfinir, et le catalogue à renouveler. Son dernier grand prix littéraire remonte à 2017,
avec le Femina attribué à La Serpe, de
Philippe Jaenada. p
L’association Les Cadets de Bretagne mettra 60 stands au service
de la vie du livre : rencontres et
ateliers, espaces jeunesse et mangas, promenades littéraires et dialogue avec une centaine d’écrivains, illustrateurs, scénaristes,
éditeurs ou libraires... Parmi les
invités : Marc Alexandre Oho
Bambe, Maylis Besserie, Gaël
Aymon ou Lucie Quéméner.
Festival-ruedeslivres.org
a Du 19 mars au 6 avril :
Les Editeuriales (Poitiers)
Depuis 2015, le festival propose
de réunir pendant quinze jours
auteurs et éditeurs d’une même
maison, pour des rencontres dont
la plupart se tiennent à la médiathèque François-Mitterrand. Le
Seuil est l’hôte de cette édition,
avec Lydie Salvayre, Chloé Delaume, Laurène Daycard, Irène
Frain, Rachid Benzine, Philippe
Delerm, Patrick Deville, Lydia
Flem, Patrick Boucheron, David
Lopez… A noter également :
la master class que donnera
Hugues Jallon, PDG de la maison,
le 20 mars, à 14 heures.
Mediatheques-grandpoitiers.fr
A Paris, en résidence poético-aquatique
Trois autrices et nageuses ont observé les allées et venues des habitués de la piscine Georges-Hermant, dans le 19e arrondissement
REPORTAGE
djaïd yamak
L
e 30 janvier, trois autrices se sont
installées dans la piscine Georges-Hermant (Paris 19e) pour en
observer l’effervescence : Coline
Pierré, qui a publié des fictions pour la
jeunesse, Zoé Besmond de Senneville,
qui a signé un récit autobiographique
sur sa perte d’audition (Journal de mes
oreilles, Flammarion, 2021), et la créatrice
du compte Instagram Nageuse parisienne. Après l’avoir fréquenté en tant
que nageuses, toutes les trois ont été inspirées par la poésie de ce lieu ordinaire.
Ce tropisme aquatique a convaincu
Alizée Guyaux, directrice de l’espace
aquatique, de leur ouvrir les portes de la
piscine pour une résidence d’écriture de
trois semaines. Ainsi les trois résidentes
se sont-elles inscrites dans la lignée de
publications récentes comme Journal de
nage, de Chantal Thomas (Seuil, 2022),
Guide des piscines parisiennes, de Colombe et Marine Schneck (Allary, 2022),
ou encore Le Nageur (Gallimard, 2023),
récit que Pierre Assouline a consacré à
Alfred Nakache, champion juif qui participa aux Jeux olympiques de 1948 après
avoir été déporté à Auschwitz.
Pour Zoé Besmond de Senneville, la piscine est « un espace à part où les codes sociaux sont abolis ». « Nageuse parisienne »
évoque elle aussi une bulle coupée du
monde, et en même temps un petit théâtre qui peut devenir le point de départ de
plein d’histoires : « J’appelle “maillologie”
l’activité qui consiste à dresser le profil
“psycho-aquatique” d’un nageur en fonc-
tion du maillot qu’il porte », résume l’habituée des réseaux sociaux. Pour nourrir
leur créativité, la piscine publique a offert
aux trois autrices le droit d’y circuler à
toute heure de la journée, y compris
avant l’ouverture. « Nageuse parisienne »
s’est même aménagé un bureau dans les
sous-sols, où des hublots offrent une vue
sur le bassin. « Au début, tu es une bizarrerie pour les usagers », observe-t-elle. Flânant autour du bassin, ses vêtements la
distinguent visuellement des nageurs en
maillot de bain. Pour se fondre dans le
décor, elle participe aux activités proposées par la piscine et entame parfois la
discussion avec des baigneurs.
Restitutions littéraires
Les écrivaines découvrent la diversité
du public selon l’horaire de fréquentation : scolaires, plongeurs, licenciés de
club… Ou encore les apnéistes, « qui res-
semblent à des créatures animales ou à
des monticules végétaux », observe Zoé
Besmond de Senneville, également fascinée par les nageuses de natation synchronisée. « Il est passionnant de se demander
ce que la discipline de ce sport a pu induire
dans leur construction personnelle, le rapport à leur corps, à leur féminité. Quand
elles commencent, à 6 ou 7 ans, on leur demande d’être tout à la fois souples, gracieuses et disciplinées », commente-t-elle.
Une telle résidence donne lieu à des restitutions littéraires dont la forme est libre.
Zoé Besmond de Senneville et Coline
Pierré ont réuni leurs observations sous la
forme d’une correspondance. « Nageuse
parisienne », quant à elle, s’est greffée sur
ce dialogue épistolaire, tenant par ailleurs
le journal de sa résidence sur Instagram.
La dernière semaine du séjour littéraire coïncidait avec la vidange du bassin. Le 12 février, sous un immense vé-
lum blanc, la piscine Georges-Hermant
semblait avoir doublé de volume. Peu
auparavant, un maître-nageur prévenait « Nageuse parisienne » : « Attention,
ça peut être triste quand c’est vide ! »
Pour combler ce silence et fêter la fin de
la résidence d’écriture, le bassin de
50 mètres a accueilli le concert d’une
fanfare (La Fanfare détournée) ainsi
qu’une séance de lecture animée par
les trois écrivaines.
Quelques jours plus tard, dans les douches d’une autre piscine, « Nageuse parisienne » remarquait un habitué de Georges-Hermant. Son maillot de bain était
parsemé de trèfles à quatre feuilles, les
mots « good luck » (« bonne chance »)
écrits au-dessus de sa fesse droite. « Voilà
comment on se remet de trois semaines
d’écriture dans une piscine », s’amuse sur
son compte Instagram l’experte en
« maillologie »… p
Mots de passe | 3
0123
Vendredi 8 mars 2024
nicolas weill
A
u cours des dernières décennies,
le travail d’un des plus grands
philosophes de ce temps, l’Allemand Jürgen Habermas, a semblé se concentrer sur les problèmes posés
par la bioéthique (L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002) et, plus récemment, sur l’articulation entre la foi et le savoir (Une histoire de la philosophie I et II, Gallimard,
2021 et 2023). On aurait pu imaginer que
cette œuvre avait pris un tour résolument
anthropologique et éthique, Habermas
réservant les questions politiques à ses
régulières interventions dans la presse,
où il tient magistralement le rôle d’un intellectuel public, capable de commenter
l’actualité avec précision et compétence,
surtout quand il s’agit de ses sujets de prédilection : l’Europe, la réunification, la
mémoire allemande, la mondialisation
et, dernièrement, la montée en puissance
du populisme.
Or, il n’en est rien. Le volume L’Avenir de
la démocratie, qui vient de paraître, a le
grand mérite de recentrer notre regard
sur le foyer politique qui anime l’œuvre
de Habermas depuis les années 1950.
En son fond, elle demeure une réflexion
profonde sur une démocratie qui tire sa
légitimité de l’échange d’arguments entre
citoyens, dans une situation que l’auteur
nomme « communicationnelle ». L’étude
de la démocratie, de ses conditions de
possibilités et de ses promesses fragiles
depuis Kant et les Lumières, ne cesse de
solliciter les générations qui ont suivi la
seconde guerre mondiale jusqu’à
aujourd’hui. Ainsi, Clotilde Nouët, l’éditrice du volume dans « La Collection »,
chez Bouquins, est une spécialiste appartenant à une génération infiniment plus
jeune que celle de Habermas (né en 1929).
Elle témoigne de la vitalité de l’œuvre
comme de sa réception.
Voici en quatre mots-clés quelques
points d’entrée dans la pensée d’un philosophe qui accompagne notre histoire
depuis l’après-guerre.
Démocrate
Parce qu’il appartient à une nation qui,
hormis le court intermède de Weimar
(1918-1933), n’avait connu jusqu’en 1945
qu’une monarchie impériale puis le totalitarisme nazi, la formation et l’évolution de
Habermas dans les années 1940 et 1950
coïncident avec la nouveauté de l’expérience démocratique, fût-ce sous la forme
« paternaliste » du chrétien-démocrate
Konrad Adenauer. Dans la partie occidentale occupée par les Alliés, en effet, avait
fini par s’édifier une république constitutionnelle, même si les anciens nazis fourmillaient au sein de l’administration et
des universités, en particulier chez les premiers mentors philosophiques de Habermas. D’où, chez lui, la valorisation obstinée d’une émancipation qui plonge ses racines dans la Révolution française − y
compris face au mépris affiché par les leaders du mouvement étudiant des années
1960 −, ainsi qu’une méfiance tenace envers toute politique fondée sur l’ethnicité.
Néanmoins, une démocratie véritable,
déconnectée du capitalisme, ne saurait
reposer sur le seul équilibre des intérêts
propres aux acteurs, comme le croient
certains penseurs libéraux qui la calquent sur les lois du marché. Dans Entre
naturalisme et religion (Gallimard, 2008),
Habermas stigmatise cette conception
en l’appelant « post-truth democracy »
(« démocratie post-vérité »). Pour lui, si
démocratie réelle il y a, celle-ci ne saurait
reposer que sur le débat continu entre citoyens, en vue de produire de la légitimité en se soumettant au « meilleur argument ». L’usage récurrent, chez Habermas, d’expressions telles que « patriotisme constitutionnel », « rationalité
procédurale » ou « éthique de la discussion » trahit la persistance d’un « reste
d’utopie » dans « l’idée que la démocratie
– et le débat public dans ses formes optimales – a la capacité de trancher le nœud
gordien de problèmes pratiquement insolubles », reconnaît-il dans ses Ecrits politiques (Flammarion, 1999).
Sociologue
Jürgen Habermas, en 1969, à l’université de Francfort. MAX SCHELER ESTATE/FOCUS/COSMOS
Jürgen Habermas
en son foyer
politique
Européen
Bien qu’il ait
Parce qu’à ses yeux le socle de la démocratie
n’est pas l’Etat-nation, dont la forme dépassée
consacré de
ne lui inspire que des réserves, mais une vision
transnationale, Habermas s’est intéressé à la
récents essais
construction européenne, envisagée comme
l’ébauche d’une société civile mondiale, par opà des questions
position à la mondialisation marchande.
L’Union européenne (UE) devait, selon lui, se
éthiques ou
cristalliser en union politique, fût-ce autour
d’un noyau dur de pays de plus en plus intégrés
religieuses, le
restant ouverts aux hésitants, confiait-il,
2018, dans un entretien qui clôt L’Avenir de la
philosophe reste en
démocratie. Dans la période récente, cet enthousemble pourtant avoir fraîchi. Haberd’abord un grand siasme
mas dit ainsi à Clotilde Nouët, en 2023, avoir
abandonné « cet espoir de voir l’UE élargir ses
théoricien de
compétences, au plus tard lors du début de la
la démocratie.
guerre en Ukraine ». Le populisme qui se déchaîne sur le Vieux Continent semble avoir mis
« L’Avenir de
fin à une espérance née du dernier conflit planétaire et de ses atrocités. Mais la croyance rala démocratie »
tionnelle en une démocratie encore à venir,
elle, demeure. « Mon jugement politique, lié au
en témoigne
contexte, s’appuie également sur la confiance,
philosophiquement fondée, que les débuts de
notre régime des droits de l’homme, issus de
l’horreur de la seconde guerre mondiale, ne seront pas oubliés, mais progressivement réalisés lorsque l’Occident aura perdu sa suprématie comme on peut le prévoir aujourd’hui »,
souligne-t-il avec un optimisme raisonné.
La rupture publique avec l’atmosphère
heideggérienne imprégnant l’université
des années 1950 a été très tôt consommée dans une tribune de 1953, où l’étudiant de 24 ans protestait contre le fait
que Heidegger ait pu laisser paraître une
conférence évoquant encore la « grandeur » du national-socialisme. Va suivre
un rapprochement avec l’école de Francfort, composée d’exilés revenus en Allemagne (en particulier Max Horkheimer
et Theodor Adorno). On y pratique la
« théorie critique », qui mêle à la philosophie le marxisme, la sociologie et la psychanalyse. Habermas, qui dirigera de 1971
à 1980 l’Institut Max-Planck de Starnberg
(Bavière), où il réside encore, a été tour à
tour sociologue et philosophe de profession, édifiant d’un ouvrage à l’autre sa
théorie interdisciplinaire de la société.
Dans le précieux manuel qui lui a été
consacré (Habermas-Handbuch, « manuel Habermas », Metzler, 2009, non traduit), l’un des directeurs du volume, le
sociologue Hauke Brunkhorst, et le biographe du philosophe, Stefan MüllerDoohm (Jürgen Habermas. Une biographie, Gallimard, 2018), évoquent avec humour et admiration sa manière de procéder, en particulier dans Théorie de l’agir
communicationnel (Fayard, 1987), son
ouvrage le plus important. Ils la qualifient d’« éclectisme productif » et de « méthode dialogique et rapace [räuberisch] ».
Selon eux, Habermas s’introduit dans
une discipline particulière, la théologie
ou la linguistique, pour se l’approprier
au point d’être cité par ses spécialistes.
Puis, à leur grande surprise, il « déserte le
navire », non sans annexer le « terrain
conquis » à sa propre théorie, afin que
celle-ci s’étende à de nouvelles dimensions du réel.
Critique
Ce progressiste, qui fut proche du Parti social-démocrate (SPD) allemand (non sans lui reprocher son virage néolibéral des années 1990),
se revendique comme un héritier de Lumières enrichies non seulement par les « hégéliens de gauche », comme Marx ou Feuerbach,
mais aussi par le pragmatisme américain et le fameux « tournant linguistique » des années 1960, qui considéra les « actes de langage »
comme la base même du savoir philosophique. Il s’inscrit résolument
dans une pensée « post-métaphysique » : sans jamais renoncer à la rationalité elle-même, ce courant délaisse la prétention hégélienne
d’une « raison absolue ». « Les élèves de Hegel, expliquait Habermas au
“Monde des livres” en 2018, dans le même temps qu’ils critiquaient [les
idées de leur maître], entendaient savoir », comme lui, « si la philosophie avait les moyens conceptuels de s’ouvrir à la société où ils vivaient ». Dans leur sillage, il considère que l’aventure philosophique
doit viser une « compréhension professionnelle de soi-même et de nos
contemporains ». p
Des pratiques non hiérarchiques
POUR UN NÉOPHYTE désireux de découvrir l’œuvre d’un penseur aussi essentiel que Jürgen Habermas, L’Avenir
de la démocratie offre une magnifique
entrée en matière. Ce recueil de textes, disposés par ordre chronologique,
depuis les années 1950 jusqu’à 2023,
et introduits avec précision par la spécialiste française Clotilde Nouët, combine les avantages de la biographie
intellectuelle avec l’accès aux sources.
L’accent a été délibérément mis
sur la philosophie politique et sur
les vagues successives qui débouchent, dans les années 1990, sur la
notion de « démocratie radicale ». Par
cette expression, Habermas vise non
la traditionnelle opposition marxiste
entre démocratie « formelle » et démocratie « réelle », mais un approfondissement de celle-ci à l’aide de la
délibération et de pratiques « communicationnelles », c’est-à-dire non hiérarchiques, précédant les processus
parlementaires.
L’itinéraire d’Habermas est resté
marqué par la pensée marxiste, qu’il
était soucieux d’actualiser plutôt que
d’évacuer. Et même s’il a critiqué la fascination pour la violence chez certains
leaders du mouvement étudiant dans
les années 1960, il a salué l’éclosion
de la contestation étudiante comme
l’émergence d’une nouvelle « imagination morale ». Il ressort aussi de ce
choix d’écrits un Habermas bien plus
réaliste qu’on ne le pense généralement, notamment en ce qui concerne
l’efficacité des procédures formelles de
légitimation. Ce fervent lecteur de la
presse sait analyser les situations de
communication sans jamais en évacuer
les luttes de pouvoir. En ces temps de
populisme montant, la lecture de ces
pages rend la démocratie enviable. Elle
montre aussi l’urgence de replonger
dans l’œuvre d’un de ses principaux
théoriciens. p n. w.
l’avenir de la démocratie,
de Jürgen Habermas,
édition établie et présentée
par Clotilde Nouët,
Bouquins, « La collection », 896 p., 32 €.
4 | Littérature | Critiques
0123
Vendredi 8 mars 2024
L’écrivaine abolit les frontières du temps pour entreprendre un voyage à travers
ses paysages intérieurs, peuplés d’essences et d’odeurs, de Paris à la Tunisie
Colette Fellous sèche ses fleurs
Un père en mouvement
juliette einhorn
O
n croit d’abord à une
injonction. Mais, loin
de vouloir faire entrer
ces Quelques fleurs
dans un corset étroit, « Comme je
voudrais », la rengaine qui rend
visite un matin à Colette Fellous,
est en fait le début d’une phrase
plus longue, cousant une « fresque de la mémoire » qui agiterait
ses livres précédents pour en extraire un suc inédit.
Tout commence chez l’écrivaine, en Normandie : un jour, les
bouffées d’une haie d’aubépine
lui font humer les vapeurs
d’autres saisons, déchaînant la vision intermittente de paysages intérieurs, comme jaillis de ce nectar. Abolissant les frontières du
temps, une porte, sous l’assaut de
cette fragrance, s’ouvre sur les
maisons et les villes habitées tout
au long de sa vie, en Tunisie
comme en France, sur les chambres et les fenêtres, les tissus, les
visages et les amours. Un ressac,
une extase – violence si douce
qu’elle charrie avec elle une ronde
muette : un dialogue secret soudain mis à nu entre ces fleurs, extérieures, matérielles, et toutes les
autres, intimes, pétries de larmes,
qui reviennent voir Colette Fellous
en une floraison sauvage. Monte
Chacune est le calice
d’une fleur plus grande,
d’une scène remémorée
qui pousse une à une sous
nos yeux, déterrant des
racines, laissant affleurer
des ramifications
alors de ces profondeurs une conversation entre l’écrivaine et les
fleurs, « passagères clandestines »,
« conductrices d’instants », entre elles et les êtres qu’elle a aimés.
Colette Fellous écrit une lettre
aux fleurs de sa vie, compagnes
de réminiscence. Chacune est le
calice d’une fleur plus grande,
d’une scène remémorée qui
pousse une à une sous nos yeux,
déterrant des racines, laissant af-
Des fleurs de bougainvilliers, par Colette Fellous. COLETTE FELLOUS
fleurer des ramifications. Elles
l’aident à faire de son existence,
de ses hauts faits précieux, une
géométrie dans l’espace où changer de perspective. Sous chaque
étamine se glisse une farandole
de visions − les pivoines qui l’ont
vampée pendant le confinement ; les fleurs réelles et les
fleurs de pierre qui ornent Maison fleurie, un immeuble construit par son grand-père, en 1923,
pour loger toute la famille, à Tunis, avant que l’exil ne dissémine cette dernière ; les géraniums rouge sang qui ont tout
vu, le jour où, dans sa jeunesse,
un de ses frères, la croyant endormie, lui a volé des caresses ; son
départ de Tunisie, en 1967, pour
s’installer à Paris. Les roses et
toutes les autres deviennent
alors une métonymie existentielle − la partie ténue, enivrante,
d’un tout débordant. Et le récit,
une efflorescence, somptueuse
botanique littéraire.
Dans cette guirlande de souvenirs, ce n’est pas Quelques fleurs,
le parfum de sa mère, qui lui prête
ses essences florales – c’est la
mère qui est le parfum, équation
mélancolique à l’intérieur de laquelle les fleurs jouent un rôle de
vecteur, de multiplicateur et de
théorème. « Les morts sont-ils des
fleurs ? », se demande l’écrivaine.
Bagage d’une époque à l’autre, témoins de ces scènes du passé, les
coquelicots et les hellébores, les
hibiscus et les pavots d’Orient
sont convoqués pour en délivrer
de nouveau le récit à Colette Fellous, dépliant la pelote invisible
des époques et des liens, des drames et des joies. Si elles ne lèvent
pas tous les mystères qui nimbent les êtres, elles « prolongent la
présence ». Chaque instant qui a
compté pour l’écrivaine aurait
fait pousser une fleur, éclose sur
ce terreau unique. De ces rencontres, de ces figures chéries, la fleur
serait le vestige, une graine inversée – ce qui demeure quand le
reste s’est éteint : « Les fleurs ne
meurent peut-être jamais, elles
sont toujours recommencées. »
« Trois, cinq, sept, cinq est la loi de
certains bouquets japonais, les mê-
mes chiffres que pour un haïku. »
L’autrice de Kyoto Song (Gallimard, 2020) invente ici son propre
ikebana, art d’assembler et de
faire vivre les fleurs. Perle alors
une architecture personnelle
neuve. Les fleurs sont aussi des figures de style, synesthésies où
palpite le lien entre les êtres – ainsi
avec cette inconnue, à
Sidi Bou Saïd : regardant quelques fleurs,
les mêmes bougainvil- de Colette Fellous,
liers que l’écrivaine, elle Gallimard, 160 p.,
lui raconta son histoire, 20 €, numérique 15 €.
comme si les fleurs, par Signalons aussi,
ce jeu de regards conver- de la même autrice,
gents, les reliaient en un la parution en poche
cœur, une mémoire, des du Petit Foulard
sensations communes. de Marguerite D.,
En parsemant son récit Folio, 112 p., 7,40 €.
de photos des bouquets
qui, telles des mères ou des sœurs,
ont veillé sur ses nuits et ses jours,
Colette Fellous crée un bouquet
inédit. Et fait de cette oscillation
entre soi et l’autre, la présence et
l’absence, le théâtre d’une épiphanie de l’être. Inoubliable et capiteuse, la floraison inespérée de
tous ses pétales fanés. p
Le feuilleton intime de Michel Braudeau
Entre les 6e et 14e arrondissements de Paris se déploient les souvenirs du « Raspail vert » de l’écrivain
xavier houssin
C
e serait un tort de croire qu’en
écrivant ses Mémoires on rassemble ses souvenirs. En réalité,
ils auraient plutôt tendance à
s’éparpiller, pour revenir ensuite, étrangement liés, s’accordant dans le désordre
des époques et des instants, des événements, des rencontres. D’une émotion
l’autre, les rêveries vont et viennent,
pourquoi ne pas simplement les suivre ?
Cela fait un moment que Michel Braudeau se livre ainsi à la chronique autobiographique des jours passés, du temps
qui passe. L’exercice, commencé avec
Place des Vosges (Seuil, 2017), poursuivi
dans Rue de Beaune (Stock, 2018), puis
La Porte dorée (Stock, 2021), déroule les
décennies, des années 1970 aux années 1990. Avec Le Raspail vert, l’auteur
écrit un nouvel épisode de son feuilleton
intime. La traversée continue, au long
cours. Qui donc s’est vraiment rendu
compte qu’on avait franchi la ligne d’un
nouveau siècle ?
Chez Michel Braudeau, tout s’est mis à
vaciller pourtant, un jour, sur le trottoir
du boulevard Raspail où il venait juste
d’emménager, à Paris. Malaise cardiaque. Il émergera après une longue opération, « rescapé de justesse d’une mort
un peu prématurée ». L’événement
ouvre le récit et s’en va partout ricocher.
Braudeau, en quelque sorte, se retrouve
convalescent de sa vie entière. Il hésite,
il se risque. Il réapprend. Jean Cayrol, qui
avait accueilli ses débuts au Seuil (son
premier texte, L’Amazone, y fut publié
en 1966), lui avait dit : « On ne connaît
pas souvent l’histoire que l’on va raconter, mais peu importe. Le livre est déjà là,
en toi. L’écriture n’est rien d’autre que de
tirer sur ce fil caché. »
Romancier, voyageur, journaliste, critique littéraire et de cinéma (à L’Express,
au Monde, où il fut grand reporter et où
il a tenu le feuilleton du « Monde des livres »), directeur de La Nouvelle Revue
française jusqu’en 2010, Michel Braudeau a beau être né à Niort, avoir passé
un bout d’enfance à Nantes, il reste un
Parisien. D’un quartier l’autre, il a accroché son existence à des morceaux de
ville. Son terrain d’aujourd’hui s’étend
sur les quelque trois cents mètres du
boulevard Raspail, entre le boulevard
Edgar-Quinet et le carrefour Vavin. C’est
son « Raspail vert ». Dans les frondaisons des arbres, sous ses fenêtres, s’entremêlent les pensées vagabondes, les
colin-maillards du passé, les drôles de
coïncidences.
Des errants et des familiers
Sartre a vécu longtemps dans ce
même immeuble 1960. Pour se rendre
chez Simone de Beauvoir, rue Schoelcher, il passait devant le Centre américain (détruit en 1986 pour faire place à
la Fondation Cartier), où subsistait un
cèdre planté par Chateaubriand (coupé
en 2020). On sait que Sartre alla se sou-
lager sur la tombe de l’auteur d’Atala.
La sienne n’est pas loin, cimetière du
Montparnasse. « Mais quel rapport ces
choses-là ont-elles avec ma vie ? » Tout,
justement – Michel Braudeau avait mis
en exergue à La Porte dorée cette phrase
des Mémoires d’outre-tombe. Elle pourrait aussi bien ouvrir son Raspail vert,
mosaïque de sensations, d’évocations,
d’associations. S’y croisent une foule de
fantômes. Des errants et des familiers.
Ceux des amis morts trop tôt, ceux,
d’une autre saison, dont on a oublié les
noms. Il y a le visage d’une petite fille
souriant à un garçon de 10 ans et
l’image des ombres qui dansaient
au plafond d’une chambre d’enfant. On
apprend aussi, surtout, que les chats
parlent en secret. Et qu’à défaut de pouvoir être rassemblés, les souvenirs se
partagent. p
Virginie Bloch-Lainé laisse le dernier
mot de Profils perdus à l’une de ses
trois sœurs. Celle-ci conteste l’idée
que leur père aurait été un homme
« triste » ; ultime retouche, non dénuée d’humour (elle contredit beaucoup de ce qui vient d’être lu, peutêtre même tout le soubassement
du livre), au portrait de cet inspecteur
des finances fantasque et mélancolique, délicat, généreux et colérique,
mort en 2017. A ce portrait, le texte
revient toujours pour une correction
ou une précision, avant de s’en éloigner le temps de dresser, avec une
forme de simplicité frontale, hardie,
celui d’un autre homme présent dans
la vie de l’autrice – époux suicidé peu
après leur mariage, amants, amis, oncle, grand-père… Puis de se pencher de
nouveau sur les goûts, les manies, les
contradictions et la vie de Jean-Michel
Bloch-Lainé, cette personne à l’aune
de laquelle sa benjamine jauge toutes
celles qu’elle croise, notamment celles
que, critique littéraire et journaliste,
elle rencontre pour Libération.
Comme le sportif Jean-Michel, Profils
perdus est un texte constamment en
mouvement, qui intègre les questions
que se pose l’autrice lors de l’écriture
de ce premier ouvrage, les obstacles
qui se dressent sur sa route, comme
il intègre le souvenir de lectures
(Philip Roth, Peter Esterhazy, Sigrid
Nunez…). Un texte cerné par les
deuils, s’achevant au reste dans un
cimetière, mais dont la plus grande
qualité est la joyeuse vivacité. p
raphaëlle leyris
a Profils perdus,
de Virginie Bloch-Lainé,
Stock, 224 p., 19, 90 €, numérique 15 €.
L’enfance en cavale
Pour prendre la route, direction
la Slovénie, le pays d’où étaient issus
ses parents (« les originaux des pays
de l’Est »), morts avant son premier
anniversaire, Helena Cervak a « tout
quitté ». « Je dis tout quitter, mais je
possède que dalle en vérité », se reprend immédiatement la narratrice
d’Une existence sans précédent,
de Claire Fercak, pas du genre à employer un cliché sans broncher.
Dans le coffre de la voiture d’occasion
achetée avec ses économies, elle a mis
son pyjama ananas, l’urne contenant
les cendres de Nicole, la femme qui l’a
élevée (elle l’a dérobée au veuf de celle-ci, « le zinzin Jollais »), histoire de lui
faire voir du pays, et zou !, en route.
Avec, en poche, les adresses de potentiels cousins auprès desquels chercher
à comprendre d’où elle vient.
Helena « possède que dalle », mais elle
abrite une colère qui tient lieu d’efficace carburant à ce « road novel » qui
assume d’emblée que l’important
dans un voyage n’est, bien sûr, pas
sa destination. Si elle plonge ses racines dans de profondes blessures,
cette colère n’est pas noire : elle est férocement joyeuse, d’une inventivité
joueuse dont témoigne la langue créative, aussi rapide que la pensée d’Helena (elle souffre de « tachypsychie »),
cette jeune femme qui n’a pas eu d’enfance, mais a su en garder l’esprit. Et
la capacité d’accueillir les émotions
avec une intensité qui fait aussi le prix
du cinquième livre de Claire Fercak. p
r. l.
le raspail vert,
de Michel Braudeau,
Stock,
160 p., 18,90 €, numérique 14 €.
a Une existence sans précédent,
de Claire Fercak,
Gallimard, « Verticales »,
160 p., 17 €, numérique 12 €.
Critiques | Littérature | 5
0123
Vendredi 8 mars 2024
L’écrivain serbe entremêle
avec brio des vies à reconstruire
dans l’après-guerre
Dragan Velikic,
au bout des routes
de l’exil
florence noiville
I
l y a tout juste trente ans,
dans ces colonnes, Nicole
Zand – cette grande experte
de littérature étrangère au
« Monde des livres » qui nous a
quittés vendredi 23 février
(Le Monde du 28 février) – se réjouissait de la retraduction d’un
des plus beaux romans du XXe siècle, Le Pont sur la Drina, de l’écrivain bosnien Ivo Andric (18921975). Mais elle regrettait aussi la
méconnaissance qui entourait en
France la littérature venue des
Balkans. Une littérature que
même la « tragique actualité yougoslave » de l’époque n’avait pas
réussi à « faire sortir d’un petit cercle de connaisseurs ».
A voir le nombre de traductions
qui nous parviennent ces jours-ci
– en provenance de Bosnie-Herzégovine, avec Sladjana Nina Perkovic (Dans le fossé, Zulma, « Le
Monde des livres » du 1er mars) ; de
Croatie, avec Zeljka Horvat Cec
(Scènes villageoises sans cochon,
La Peuplade) ; de Slovénie, avec
Drago Jancar (Au commencement
du monde, Phébus) ; et bientôt de
Bosnie-Herzégovine, encore, avec
Semezdin Mehmedinovic, dont le
prochain ouvrage, Sarajevo Blues,
est annoncé au Bruit du monde –,
il semble que tout soit fait pour
La vengeance
dans la peau
combler enfin ce retard. L’une des
figures les plus marquantes de
cette salve balkanique est celle du
Serbe Dragan Velikic, dont le nouveau roman traduit, Bonavia, paraît aujourd’hui chez Agullo.
Né à Belgrade en 1953, Dragan
Velikic a été journaliste – à la radio B92, reconnue pour son indépendance pendant les années
Milosevic – avant de devenir ambassadeur de Serbie en Autriche,
puis de se consacrer pleinement
à l’écriture. Depuis la fin des années 1980, il construit une œuvre
d’écrivain (une dizaine de romans, des récits et des essais)
pour laquelle il a reçu les récompenses les plus importantes de
son pays, dont le prix NIN, qui lui
a été décerné à deux reprises,
en 2007 et en 2015, pour La Fenêtre
russe et Le Cahier volé à Vinkovci
(Agullo, 2022 et 2021).
Dragan Velikic, à la Foire du livre de Francfort (Allemagne), en 2008. TORSTEN SILZ/DDP IMAGES VIA AFP
Une langue gorgée d’images
Bonavia commence « dans cet
infini insupportable qui suit la
guerre ». Quand « le sol s’est calmé,
[que] les troupeaux sont revenus,
chacun dans son enclos », mais
que « les loups continuent à chasser » et qu’il faut tenter de vivre. Le
livre commence quand tout est
fini, après « l’insensé de toutes ces
années », les « colonnes de réfugiés, maisons brûlées et tombes »,
et qu’il ne reste de tout ça qu’un
dérisoire haussement d’épaules.
« Comme si [les gens] cherchaient
à se dédouaner de leur propre
lâcheté, écrit Velikic. La folie dans
EXTRAIT
« C’est pourquoi Marko, depuis des années, vit tous ses voyages (…) comme un seul
et unique voyage. Se succèdent gares, dates, visages, voix, mais le voyage continue ;
toutes les directions sont en lui, toutes les destinations où l’on peut arriver seulement en pensée (…). Avec quelle facilité [il] saute de sa propre vie dans la mise en
scène qui l’entoure ! Peu importe que ce soit à Belgrade, Budapest, Vienne. Ou dans
le train, où toutes ses villes sont au même endroit. Il y a toujours une issue quand il
devient insupportable d’être à l’intérieur de soi. Muré et seul. Alors, il se transporte
dans les autres. Dans leurs habitudes et leurs besoins, leurs désirs et leurs espoirs.
C’est pourquoi les guides touristiques. (…) Les manuels “fais-le toi-même”.
Fais toi-même ta vie.
Il n’est jamais trop tard pour cet exploit. A vingt ans, chacun est ce qu’il veut être.
A quarante, ce qu’il n’a pas pu éviter. A soixante, ce qu’il est. »
bonavia, page 174
laquelle ils étaient des millions à
sautiller. Et maintenant que l’épidémie est passée, ils voudraient retourner à la saine raison. »
Partir ou rester, telle est alors la
grande question. Les protagonistes du roman l’ont résolue : c’est à
Budapest que nous faisons la
connaissance de Marko, un écrivain raté qui a obtenu son visa
d’expatriation et arrive à l’hôtel
en compagnie de Marija, sa future épouse. Kristina, l’ancienne
meilleure amie de Marija, vient
de s’envoler définitivement pour
Boston. Quant à Miljan, qui, lui,
avait fui plus tôt – dans les années 1960, à l’heure de l’« oreille
géante » de Tito et de ses pitoyables « mouchards » –, il a abandonné la marine et s’est réinventé
comme cuisinier en Autriche.
Leur point commun : « Une fois
déplacés, ces gens ne se sont plus
jamais installés. Le voyage est devenu leur adresse permanente. »
Velikic entrelace avec brio ces
trois histoires d’exil dont on découvrira qu’elles n’en font
qu’une, Miljan ayant, avant de
partir, laissé derrière lui un nouveau-né nommé Marko. Comme
dans La Fenêtre russe, qui était
moins construit sur une intrigue
que sur une succession de scènes,
il nous entraîne dans les pensées,
souvent morcelées, chaotiques
ou inachevées, de ses personnages. Un enchevêtrement conçu
pour explorer sous divers angles
quelques thèmes obsessionnels
(oubli, habitudes, rituels, ordre,
filiation, idée de nation, formation des souvenirs…), tous liés à
l’instabilité, à la disparition.
Ecrit dans une langue gorgée
d’images, volontairement elliptique et heurtée, Bonavia n’est pas
un livre facile. On y progresse lentement. Mais la récompense attend le lecteur au bout de la route.
Lorsque, au port de Rijeka, en Croatie, Marko retrouve l’Hôtel Bonavia, le bien nommé hôtel du « bon
chemin », où il a été conçu et qui
donne son titre, symbolique, à ce
beau roman de l’arrachement, de
l’errance et de la réconciliation. p
bonavia,
de Dragan Velikic,
traduit du serbe
par Maria Béjanovska,
Agullo, 352 p., 22 €, numérique 14 €.
Vertiges de l’amour
Dans « Melody », Martin Suter lance un vieil homme et son confident sur les traces d’une femme perdue
pierre deshusses
E
n trois parties organisées
comme les actes d’une pièce
dramatique, l’écrivain Martin
Suter nous livre non seulement
une captivante histoire à suspense,
mais aussi une brillante réflexion sur
le rapport entre réalité et fiction, entre
fausses vérités et vrais mensonges. C’est
en Suisse qu’il situe Melody, son quinzième roman. Peter Stotz est un homme
très influent, politiquement comme
économiquement. Ou du moins il
l’était : à 80 ans passés, il songe surtout
à mettre de l’ordre dans ses affaires.
Il recrute par petite annonce un jeune
juriste, Tom Elmer, à qui il confie le tri
de ses archives au sous-sol de sa belle
villa – il veut laisser de lui une image
flatteuse.
Logé, nourri, grassement payé, Tom ne
tarde pas à devenir le confident du vieux
Stotz, qui lui parle moins de ses succès
professionnels que d’un amour perdu :
une jeune femme, dont les portraits occupent les murs de presque toutes les
pièces de la grande maison. Il l’a connue
plus de quarante ans avant, dans une librairie où elle travaillait. Leur amour
était partagé, un mariage prévu, mais un
obstacle social est venu contrecarrer la
part sentimentale : Melody, de son vrai
nom Tarana, était d’origine marocaine,
et sa famille s’opposait farouchement à
tout mariage avec un « mécréant ».
Suter choisit de fractionner le récit de
cet amour en n’en livrant chaque jour
qu’une portion, généralement lorsque
Tom et Peter se retrouvent devant la cheminée, avant les repas dont les menus
préparés par la cuisinière italienne scandent l’histoire. C’est savoureux dans tous
les sens du terme, et ce n’est pas sans
rappeler On n’a pas toujours du caviar, de
Johannes Mario Simmel (1966 ; Robert
Laffont, 2009), où le héros, espion mal-
gré lui, livrait à chaque fin de chapitre la
recette de cuisine qui lui avait permis de
se sortir d’un mauvais pas.
Mauvaise conscience
On apprend ainsi que Melody a rompu
avec sa famille pour épouser Stotz, mais
que, trois jours avant le mariage, elle a
disparu sans laisser d’indice. Accident ?
Enlèvement ? Fugue sentimentale ? Tout
est envisagé par la police – sans résultat.
Dès lors, Peter Stotz ne nourrira plus
qu’une ambition : retrouver son amour
perdu. Dans ce roman captivant, Martin
Suter (né en 1948 à Zurich) procède
comme dans une tapisserie : chaque
jour, un élément vient s’ajouter aux précédents, sans que, pendant longtemps,
on puisse deviner le dessin final. Captivant aussi parce que, si l’auteur s’amuse,
il ne cherche pas à perdre le lecteur sur
des pistes abracadabrantes. Il dispose
bien çà et là quelques pièges, mais tout
semble vrai, ou du moins vraisemblable.
Ce n’est que dans la troisième partie
que le thème de l’affabulation est véri-
tablement abordé, sans que l’on puisse
pourtant traiter aucun des personnages
de menteur. Refusant de croire à la mort
de Melody, remuant ciel et terre, s’appuyant sur la moindre présomption et
mettant à profit ses relations politiques,
Stotz part au Maroc à sa recherche. Il interroge nombre de témoins, mais chacun prétend n’avoir aucune nouvelle de
la jeune femme. Le décès de Peter Stotz
va tout remettre à plat et brouiller la
seule piste qui paraissait pourtant solide
pour expliquer cette disparition. Libéré
de l’influence de Stotz et aidé par la petitenièce de ce dernier, Tom mènera alors
sa propre enquête, et découvrira ce que
la mauvaise conscience peut avoir de
vertigineux lorsqu’elle entraîne dans
un même engrenage amour, gloire et
mystification. p
melody,
de Martin Suter,
traduit de l’allemand (Suisse)
par Olivier Mannoni,
Phébus, 360 p., 23 €, numérique 17 €.
Money, bourgade du Mississippi. « Bon
Dieu, j’espère qu’on n’aura pas à rester
dans ce bled paumé cette nuit ! », s’exclame en arrivant Ed Morgan, un des
deux policiers appelés à enquêter
sur un meurtre épouvantable. Raté :
Ed et son collègue vont rester bloqués
sur place pendant tout le livre, et
les lecteurs avec eux, accrochés à cette
histoire qui dévoile l’Amérique profonde dans ce qu’elle a de plus inquiétant. A Money sont retrouvés au fil des
chapitres des morts bien peu ragoûtants. Des hommes blancs, étranglés
et émasculés. A côté d’eux se tient
à chaque fois le cadavre d’un Noir,
dont le corps disparaît peu après, pour
resurgir ailleurs. Ce fantôme-là ressemble comme deux gouttes de sang
à Emmett Till, un adolescent lynché
en 1955 à Money, justement. Quel lien
unit les deux affaires, à soixante ans
de distance ?
L’écrivain américain Percival Everett a
mis au point un cocktail de choix pour
ce récit effarant. Des scènes fortes sur
le racisme d’hier et d’aujourd’hui. Un
soupçon de fantastique. Ce qu’il faut
de politique. Des dialogues vifs, avec
177 « putain ! » et 40 « Seigneur ! ». Une
dose d’humour. Et, au cœur du roman,
une litanie qui recense les noms des
Noirs assassinés. « Quand j’écris leurs
noms, ils deviennent réels de nouveau,
explique la femme qui tient la liste.
C’est presque comme s’ils obtenaient
quelques secondes de plus ici-bas. » p
denis cosnard
a Châtiment (The Trees), de Percival Everett,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Anne-Laure Tissut,
Actes Sud, « Actes noirs »,
368 p., 22,50 €, numérique 15 €.
Des paquets de névroses
Voilà une histoire sans aventures
exceptionnelles – le charme opère
pourtant. La Colombienne Margarita
Garcia Robayo, dont c’est le premier
roman traduit en français, est réputée
en Amérique latine pour son attention aux petits riens du quotidien.
Ici, la jeune narratrice vit seule à
Buenos Aires. Elle travaille comme
rédactrice indépendante pour une
agence de publicité, tout en préparant
un dossier de candidature à une résidence d’écriture en Hollande, sans en
informer son nouvel amoureux. Sa
sœur, restée en Colombie, lui envoie
des colis qu’elle tarde à ouvrir et des
cartes postales de sa croisière en famille. Quand sa mère, qu’elle n’a pas
vue depuis des années, s’invite chez
elle et lui confie qu’elle souhaite lui
parler, un léger séisme se produit
dans sa vie. Mais lequel, au juste ?
Comme l’écrivaine mexicaine Guadalupe Nettel, Margarita Garcia Robayo
a l’art d’effleurer ses personnages sans
les brusquer et de croquer leurs névroses en détaillant avec humour l’environnement bringuebalant dans lequel
ils vivent. Une querelle de voisinage,
sur fond d’animaux morts jetés sur
un balcon, l’obsession des allées et
venues d’un chat, ou encore une vue
sur un immeuble en construction suffisent à dépeindre, sans trop en dire,
les fragilités cocasses d’une femme
perdue dans l’âge adulte. Un séduisant
tableau des petites folies ordinaires. p
ariane singer
a La encomienda, de Margarita Garcia
Robayo, traduit de l’espagnol (Colombie)
par Margot Nguyen Béraud, Le Cherche Midi,
192 p., 19,50 €, numérique 14 €.
6 | Histoire d’un livre
0123
Vendredi 8 mars 2024
Fomenter un roman d’espionnage
Lola Gruber a mené des recherches en Europe centrale, avant d’écrire « Horn
venait la nuit », né de bribes de légendes familiales
raphaëlle leyris
A
plusieurs reprises
dans la conversation,
Lola Gruber souligne
qu’elle évite de se pencher trop précisément sur le
fonctionnement de son écriture.
Par peur que, dans le processus
d’analyse, s’évapore le « mystère »
de la création et « ce qui fait cavaler derrière ». Elle n’en met pas
moins de diligence à raconter les
différentes étapes conscientes et
identifiées qui l’ont amenée à publier son troisième roman, l’impressionnant Horn venait la nuit.
A l’origine, il y aurait, tout
d’abord, les « nombreuses légendes familiales » venues du côté de
son père, né en 1932 dans un « petit bled de Moravie » (aujourd’hui
côté tchèque) avant de grandir à
Bratislava (aujourd’hui en Slovaquie). Et parmi ces « récits ultrafictionnalisés », l’idée que sa
grand-mère aurait appartenu à
l’Orchestre rouge, réseau de résistants antinazis encore nimbé
de mystère et sujet de controverses historiques.
Il y aurait aussi un puissant
sentiment de proximité « avec à
peu près toutes les œuvres artistiques ayant un lien avec la Hongrie ». Convaincue que c’était une
histoire de langue, et toujours
partante pour en apprendre de
nouvelles, elle a commencé par
se plonger dans la méthode Assimil du hongrois. Plus tard, elle
s’est rendue à Budapest, et a été
« sonnée » par la ville, qu’elle s’est
appropriée à force d’y revenir.
Sur place, elle a compris qu’elle
descendait de juifs hongrois.
Voilà pour les prémices lointaines, selon Lola Gruber. Pour
qu’elles aboutissent à la concep-
A la fin de l’année 2019,
l’écrivaine est désignée
récipiendaire de la
bourse Stendhal, qui
lui permet d’effectuer
des recherches en
Hongrie, en République
tchèque et en Slovaquie
tion d’un livre, deux moments
auront été déterminants : « Pendant une résidence d’écriture,
alors que je terminais mon roman
précédent, Trois concerts [Phébus, 2019], un auteur à qui j’avais
parlé de ma grand-mère m’a dit
que je devrais écrire un roman
d’espionnage autour d’elle. »
Quelques mois plus tard, quand
ledit Trois concerts reçoit, au festival Etonnants voyageurs de
Saint-Malo, le prix AFD-Littérature monde, l’autrice réalise que,
si sa langue est le français, son
Un couple des années 1960 quitte la
ville pour une exploitation agricole
du pays d’Auge, et se fait dévorer par
le capitalisme. Le premier roman de
Stéphanie Lamache raconte l’enfance
aux aguets de leur fille, la narratrice,
et la difficulté de devenir soi dans une
famille qui lègue le silence en héritage. Mais la liberté s’étrenne dans ces
brèves parenthèses que sont la traversée des champs vers le lycée ou la
maison de H., l’amie très chère. Dans
cette enquête en forme de géographie
intime, ce sont les paysages qui parlent le plus, en même temps que les
« objets », qui sont aussi des « trajets » :
un foulard retrouvé qui ramène la
jeune femme vers sa grand-mère disparue, une jupe fleurie qui la conduit
vers une autre possibilité d’ellemême. La réalité a plusieurs épaisseurs – « toutes les vies de famille sont
une fiction ». Ainsi l’objet livre tient-il
une place de choix
dans ce cheminement,
et avec lui la littérature, pour dire les silences et les espoirs
déçus, « les possibles
inexploités de nos
vies ». p avril ventura
a Objets, trajets,
de Stéphanie Lamache,
Les Avrils, 152 p., 19 €.
Des réels semblables
Le Théâtre national de Brno, en République tchèque. MYLOUPE/UNIVERSAL IMAGES GROUP VIA GETTY
imaginaire a été façonné par des
romans traduits ; elle s’inscrit
bien dans une « littérature
monde ». « J’ai alors pensé que j’allais écrire un roman étranger en
langue française avec une espionne hongroise. » Le temps de
présenter un dossier et elle est, à
la fin de l’année 2019, désignée
récipiendaire de la bourse Stendhal, allouée par l’Institut français
à des écrivains dont le projet
d’écriture justifie un séjour à
l’étranger. Celle-ci doit lui permettre d’effectuer des recherches en Hongrie, en République
tchèque et en Slovaquie.
Une certaine pandémie repousse son départ de mars 2020
au mois de septembre de la
même année, où elle réussit « miraculeusement » à quitter Paris et
à passer d’un pays à l’autre juste
avant que les frontières ne se ferment. Elle est tout de même rattrapée par le confinement hivernal à Budapest, où elle reste quatre mois au lieu des deux prévus.
Sur place, ses rencontres et
son travail de documentation la
confortent dans l’idée qu’elle
veut que le roman tienne deux
lignes narratives en alternance,
incarnées respectivement par
une femme, Ilse – très âgée, elle
se souviendrait de sa jeunesse –,
et un homme, Simon, ancré
dans l’époque contemporaine,
qui lui permette d’évoquer, notamment, la Hongrie de Viktor
Orban.
Travaillant dans le milieu du
théâtre, Lola Gruber veut y situer
la partie se déroulant dans le
EXTRAIT
« Tous les Polonais connaissent La Morale de madame Dulska. Ils en ont
même fait un concept : la dulskitude. Ce mot-là est comme une pâte à
merde, plus on l’étale, plus se fondent ensemble les plus infectes turpitudes
bourgeoises : vanité et avarice, absence de compassion et vulgarité, hypocrisie, intolérance, malpropreté morale. A la fin, ça vous donne quelque
chose de très large et de bien dégueulasse. C’est une tragédie comique,
drôle mais sans gaîté, pour cette raison sans doute les Tchèques, eux
aussi, l’apprécient. Passent les régimes, tonnent les guerres, reste madame
Dulska (…). Jadis, on appelait ça un “Kassastück”, un truc pour faire tourner la caisse. Mais l’honnête divertissement, explique à la troupe réunie
le dramaturge, ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit d’une pièce idéologiquement pure. »
horn venait la nuit, pages 182-183
guerre mondiale, la blessure à la hanche causée par une chute à la gymnastique, la relation fusionnelle avec
Edit, la fille de son beau-père, sa découverte du théâtre, où elle devient
accessoiriste, la rencontre avec le
mystérieux Horn…
Entre-temps, aussi, le lecteur aura
fait la connaissance de Simon Ungar,
Français d’aujourd’hui, qui, après
avoir été licencié et largué le même
jour, part à l’Est à la recherche de racines dont il ne sait pas grand-chose.
L’histoire d’Ilse et le périple de Simon,
l’« aventurier craintif », sont racontés
en alternance. Cela permet à Lola
Gruber de manier à la fois la gravité
Les cinq nouvelles qui composent ce
recueil donnent le tournis. Dans
l’une d’elles seulement l’action se déroule au Danemark, le pays natal de
Jonas Eika. Pour le reste, le lecteur est
propulsé de Copenhague à Cancun
(Mexique), en passant par une ville
anglaise ou le désert du Nevada, dans
les marges d’un monde globalisé où
chaque endroit est à la fois différent
et semblable aux autres. Les personnages sont presque interchangeables,
tout comme leurs réactions et leurs
aventures, qu’il s’agisse de spéculation financière, d’érotisme, d’addiction… Combinant des descriptions
hyperréalistes avec des motifs fantastiques et oniriques, l’écrivain, né
en 1991 et lauréat de nombreux prix,
crée une atmosphère troublante :
celle d’un monde sans repères ni ancrage, où les individus, déréalisés, ne
se résument plus qu’à la somme des
liens, plus ou moins
éphémères, qui se
nouent entre eux. p
elena balzamo
a Après le soleil
passé en Tchécoslovaquie. « Il y a
des réalités immuables dans le
théâtre, quels que soient le pays et
l’époque. Une manière de fonctionner, les secrets de fabrication
des équipes techniques, le rapport
à la fiction… M’appuyer là-dessus
limitait mes angoisses de véracité
concernant au moins cet aspect. »
Durant son passage en République tchèque, une amie lui ouvre
les portes du Théâtre de Brno,
« resté dans son jus des années
1950, des loges au bar ».
De retour à Paris, Lola Gruber
consacre une année à élaborer le
plan de son futur roman, à « fomenter » son intrigue et sa chronologie, à faire coïncider les événements ou au contraire à semer
le doute (nous sommes dans un
roman d’espionnage). L’écriture,
pendant les mois suivants, se dé-
Le rôle de la fiction dans la mémoire
À LA PREMIÈRE
PAGE de Horn venait
la nuit, une lettre
parvient à trouver
Ilse Küsser à Berlin,
après être passée
par différentes villes
d’Europe centrale
où la vieille femme a vécu au cours
des décennies. Il faudra près de
six cents pages pour connaître
le contenu de la courte missive,
qu’accompagne une photo crénelée,
prise dans les années 1950. Entretemps, Ilse se sera remémoré sa vie
– la mort absurde et tragique
de son père pendant la seconde
Topographie
des possibles
et une forme de légèreté burlesque,
alliage très séduisant qu’autorise
la souplesse de son écriture. C’est
avec un remarquable savoir-faire
qu’elle met en place les éléments
grâce auxquels le récit vire au roman
d’espionnage, sans cesser de déployer
une belle profondeur pour examiner
le rôle des traces et de la fiction
dans la mémoire des individus
comme dans la construction
d’une identité. p r. l.
horn venait la nuit,
de Lola Gruber,
Christian Bourgois,
616 p., 23 €, numérique 18 €.
ploie, et c’est sur la manière dont
celle-ci advient, et dont le synopsis se transforme en roman, que
Lola Gruber évite de s’appesantir.
Une fois le manuscrit terminé,
début 2023, elle l’adresse à Jean
Mattern. Fameux éditeur de littérature traduite (chez Gallimard,
puis Grasset), celui-ci veille depuis peu sur le catalogue étranger et français des éditions Christian Bourgois. Le texte de Lola
Gruber entre en résonance avec
de nombreuses « obsessions » de
l’éditeur, « familier », pour des
raisons personnelles et littéraires, du monde que le texte décrit.
« Happé » par le manuscrit, il
confie au « Monde des livres » ne
s’être pas rendu compte à la première lecture qu’il faisait plus de
cinq cents pages. « Et puis, parce
que ce n’est pas facile de vendre de
si gros romans, j’ai cherché ce que
l’on pouvait couper et… j’ai renoncé à demander à Lola de retirer quoi que ce soit. »
En revanche, il n’est pas convaincu par le titre qu’elle propose, Comme fantôme. Elle suggère Horn venait la nuit : « C’était
une phrase que j’avais lue chez
Beckett [dans Pour finir encore
et autres foirades, Minuit, 1976].
Je ne saurais pas dire pourquoi
elle m’avait fait si forte impression. Mais à cause d’elle j’ai créé
un personnage baptisé “Horn”,
qui vient chez Ilse la nuit. » Sans
doute n’y avait-il guère de
meilleur spectre que celui de
l’écrivain irlandais (1906-1989)
aux deux langues pour escorter
ce formidable pavé « mitteleuropéen » écrit en français. p
(Efter solen),
de Jonas Eika,
traduit du danois par
Jean-Baptiste Coursaud,
Scribes, 192 p., 22 €,
numérique 16 €.
Le peuple du bison
Né en Patagonie, en 1904, d’une
mère indigène tehuelche et d’un
père espagnol, le jeune Manuel décide d’entrer dans les ordres après
une révélation mystique. Lors d’une
mission auprès des mêmes Tehuelche, sa découverte d’une peinture
rupestre représentant un bison unicorne le conduit à échafauder une
« Grande Théorie » : cette ethnie serait
un peuple élu venu d’Asie mineure,
chargé de veiller sur cet animal sacré.
Dès lors, Manuel ira rechercher jusqu’au fin fond des Andes ce bison
qui serait cité dans la Torah et dans la
Bible. Fondé sur des faits réels, ce roman d’aventures doublé d’un récit
historique livre une critique en règle
de la colonisation européenne en
Argentine, avec la marginalisation
des populations autochtones. Ecrit
dans le plus pur style classique, il
constitue aussi un procès convaincant de l’Eglise et des explorateurs de
l’époque, figés dans
leurs certitudes. p
ariane singer
a Les Hommes les plus
grands (Los hombres
mas altos), de Fabian
Martinez Siccardi,
traduit de l’espagnol
(Argentine) par Isabelle
Gugnon, Liana Levi, 256 p.,
21 €, numérique 16 €.
Critiques | Essais | 7
0123
Vendredi 8 mars 2024
Raymond Aron, d’urgence
A la fin du Penseur des prochains jours, l’essai ému qu’il consacre à Raymond Aron (1905-1983), Alexis Lacroix cite ces mots
du célèbre sociologue : « A mesure que j’ai avancé dans la vie, j’ai
non pas réconcilié mes passions et une exigence de rationalité,
mais accepté parfois l’impossibilité de leur réconciliation. » Assumer ses contradictions, les maintenir vivaces pour demeurer
soi-même en mouvement : chez Aron, il y a ici une méthode
qui fonde non seulement une éthique personnelle, mais aussi
toute société démocratique. Afin de décrire cet héritage, et surtout de saluer son urgence intempestive, Alexis Lacroix retrace
(à grandes enjambées) l’itinéraire du « professeur de liberté ». Il
souligne que ce dernier fut tout à la fois un left disturber (« perturbateur de la gauche »), aiguillon d’une gauche dont il était
issu, mais dont il refusa les complaisances, et un right disturber
(« perturbateur de la droite ») qui n’hésita pas à fâcher ses amis
de droite en soutenant l’indépendance de l’Algérie.
« Résister aux certitudes faisandées et controuvées des
majorités péremptoires du moment ; faire contrepoids
à l’hégémon de la doxa, à la clameur du conformisme,
qui toujours erre et se trompe », voilà l’une des injonctions associées au nom de Raymond Aron, ce « compagnon de doute » qui n’en finit plus d’inquiéter les
bonnes consciences idéologiques. p jean birnbaum
sophie benard
L’
image d’une femme « dont les
vêtements s’entrouvrent, se referment, tombent ou s’enlèvent »
reste « l’une des plus anciennes
et des plus communes qui traversent l’histoire des représentations », écrit Laurence
Pelletier au début de Nudités féminines.
Or, comme Simone de Beauvoir (19081986) le remarquait dans Le Deuxième
Sexe (Gallimard, 1949), la tradition philosophique a fait de la femme l’Autre de
l’homme et du sujet universel, la reléguant au mieux du côté de l’aporie, au
pire du non-être. Dans cet essai aussi
audacieux qu’exigeant, la chercheuse à
l’Institut de recherche et d’études féministes, enseignante à l’université du Québec à Montréal, prend l’obsession pour la
représentation de la nudité féminine
comme point de départ d’une réflexion
sur la signification, et le dépassement, de
cette tradition philosophique de mise à
distance des femmes.
La femme nue exerce ainsi, selon elle,
une fascination ontologique sur les penseurs qui s’y confrontent : son apparition rend soudainement visible à
l’homme l’existence de l’Autre, mais en
tant que pur concept, sans lien avec la
réalité des corps représentés. Si elle est
« mise en scène du sexe », la nudité n’a
donc « rien à voir avec le sexe ». En revanche, elle « réitère et reconduit une division sexuelle », en démontrant que « le
savoir de la philosophie en passe par la
femme pour se penser sans les femmes ». Sa fonction principale devient dès
lors de perpétuer le mythe d’une essence propre de « la » femme, sans rien
de commun avec les femmes et leurs
existences concrètes.
Pourtant, les femmes sont bel et bien
parvenues à devenir sujets de la pensée. C’est pour comprendre ce renversement que Laurence Pelletier s’appuie
ici sur de nombreuses théoriciennes
« héritières de la déconstruction », telles
Judith Butler, Françoise Collin (19282012), Catherine Malabou ou bell hooks
(1952-2021). Prolongeant l’intuition de
Simone de Beauvoir, ces autrices ont en
effet cherché à penser l’existence des
femmes dans sa spécificité matérielle et
à interpréter l’écart qui la séparait de
l’universalité.
Dans le même mouvement, Laurence
Pelletier fait un usage théorique des
œuvres littéraires, plastiques ou visuelles de Marguerite Duras (1914-1996), Kathy Acker (1947-1997), Deana Lawson,
Christine Angot ou Léonora Miano. En
donnant une forme et une pensée à la
a Le Penseur des prochains jours. Raymond Aron,
ce que nous lui devons, d’Alexis Lacroix,
Les Presses de la Cité, 224 p., 22 €, numérique 15 €.
Nu de la photographe Laure Albin Guillot (1879-1962), exposé au Centre Pompidou, à Paris. GUY CARRARD/RMN-GP
Le jeu des trônes
Laurence Pelletier convoque théoriciennes
et artistes pour penser le corps féminin,
par-delà la fascination dont il est l’objet
La nudité comme
geste féministe
nudité féminine « depuis le lieu d’une
énonciation au féminin », ces écrivaines
et artistes témoignent, selon l’autrice,
de ce que « le féminin signifie : désirer
être ».
Le lieu d’une pensée incarnée
C’est là l’hypothèse principale qui dirige Nudités féminines : pour les femmes, l’expérience répétée de cette image
subvertit ce que les penseurs captifs du
« fantasme ontologique » y projettent.
Car, quand le fantasme se fait « féminin
et féministe », l’expérience devient matérielle, plurielle ; elle se vit dans la proximité du corps féminin, qui n’a désormais plus rien d’une idée. L’objectif de
Laurence Pelletier est de rendre compte
EXTRAIT
« Le coup de foudre, en tant que trope littéraire, est à même de condenser l’ordre du rapport sexuel à l’intérieur du régime visuel (…) ; vu par
l’autre, dans l’immédiateté et la coïncidence de l’événement, le sujet
est confirmé dans son être sexué : Homme ou Femme. Ainsi, le coup
de foudre parle de la nudité féminine en ce qu’il concerne le fantasme
du rapport sexuel duquel procède la fascination. Il révèle que la vision
de l’autre sexuée et l’altérisation du féminin par le regard confirment
l’organisation symbolique et phallique du régime de l’image. Or, il est
possible de penser une relation sexuelle par laquelle le désir féminin
peut émerger, faire effraction ; une relation qui n’implique pas l’idéal
d’un rapport immédiat de la reconnaissance. »
nudités féminines, page 114
de cette connaissance spécifiquement
féminine de la nudité des femmes.
Or, rester fidèle aux mots de la tradition philosophique sans exclure les femmes implique de se confronter aux irréconciliables : tradition philosophique
classique et féminisme, essentialisme
et déconstruction. Mais, plutôt que de
proposer la synthèse de ces opposés,
Laurence Pelletier s’attache à les transgresser. Comme les théoriciennes
avec lesquelles elle élabore ici sa nudités
pensée, elle tire en effet meilleur féminines.
parti des achoppements et des images, pensées
difficultés théoriques que des et sens du désir,
conclusions prétendument fer- de Laurence
mes et définitives.
Pelletier,
Bien loin de l’interprétation qui Les Presses
en fait l’avatar inévitable d’une de l’université
pensée sexiste, la représentation de Montréal,
de la nudité se révèle en définitive « Vigilant.e.s »,
le lieu d’une pensée féminine in- 254 p., 29 €,
carnée. Laurence Pelletier par- numérique 18 €.
vient à cartographier un espace
pour la critique et l’écriture des femmes
et à mettre au jour le « désir épistémologique » dont témoignent ces autrices et
artistes, leur recherche d’une définition
existentielle. Parce que le féminisme
est aussi une histoire de formes, c’est
dans la création littéraire et artistique
que se joue cette quête formelle et que
des sujets féminins se trouvent à même
de produire un autre savoir – une autre
nudité. p
Une guerre civile déchira la France pendant près de trente années, en pleine guerre de Cent Ans. L’historien Joël Blanchard,
dans Armagnacs et Bourguignons, revient sur cette sombre période et retrace ce conflit qui fit des milliers de victimes. Le roi
Charles VI étant atteint de folie depuis 1392, les grands seigneurs du royaume se disputaient la régence, principalement
les Orléans (surnommés les Armagnacs) et les ducs de Bourgogne. A partir de 1407, les assassinats politiques se succédèrent, ouvrant une phase de violence qui culmina lors de deux
vagues d’émeutes et de massacres à Paris, en mai 1413 et en
juin 1418. Une paix négociée en 1435 entre le roi Charles VII
et Philippe le Bon, duc de Bourgogne, permit l’apaisement
du royaume. Joël Blanchard décrit l’engrenage des représailles,
la difficulté à éteindre la discorde. Il décompose
le jeu des contradictions, entre les tentatives de
construction d’un Etat monarchique moderne,
les intérêts divergents des grands féodaux, une
opinion publique à bout de nerfs et les premiers
humanistes, qui élaboraient le discours d’un bon
gouvernement – idéalement fondé sur la concorde civile. p françois otchakovsky-laurens
a Armagnacs et Bourguignons. La fabrique
de la guerre civile (1407-1435), de Joël Blanchard,
Perrin, 448 p., 25 €, numérique 17 €.
Un vieux rêve américain
Le visiteur découvrant l’extraordinaire collection d’art moderne
de Peggy Guggenheim (1898-1979) dans son palais vénitien
peut avoir du mal à imaginer que, cinquante ans avant sa naissance, les Guggenheim, tout juste arrivés de Suisse, étaient de
simples colporteurs sillonnant la Pennsylvanie pour écouler
leur marchandise. Le grand-père de la mécène, Meyer, était certes un homme ingénieux. Mais comment expliquer qu’en vingt
ans des immigrants se soient retrouvés, de petits gains dans les
produits de nettoyage en gains colossaux dans l’industrie du
cuivre, à la tête d’une des plus grandes fortunes des Etats-Unis ?
Ce mystère est au cœur de Notre monde, la somme, enfin traduite, que Stephen Birmingham (1929-2015) a consacrée en
1968 à ces familles juives qui incarnèrent, avec une fulgurance
sidérante, le rêve américain d’ascension sociale
– les Guggenheim, les Seligman, les Sachs, les
Lewisohn…, figures d’un monde sans doute englouti : les Etats-Unis des promesses et de l’arrachement à la fatalité, dont ce livre captivant réveille les fantômes. p florent georgesco
a Notre monde. Histoire des grandes familles
juives de New York (Our Crowd. The Great Jewish
Families of New York), de Stephen Birmingham,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre de Longuemar,
Exils, 416 p., 29 €.
Louis XIV dans les yeux de la Palatine
L’historien Thierry Sarmant s’attache à décrire la relation originale qu’entretinrent l’épouse du duc d’Orléans et son royal beau-frère
philippe-jean catinchi
D
ans le bel album
que Thierry Sarmant
consacra à Philippe
d’Orléans dans la collection « Bibliothèque des illustres » (Le Régent. Un prince pour
les Lumières, Perrin/Bibliothèque nationale de France, 2023),
la mère du duc apparaissait à
peine, sinon sous la plume
de Saint-Simon : « Elle était sauvage, toujours enfermée à écrire,
hors les courts temps de cour
chez elle ; du reste, seule avec ses
dames ; dure, rude, se prenant
aisément d’aversion, et redoutable par les sorties qu’elle faisait
quelquefois et sur quiconque ;
nulle complaisance (…) ; nulle
flexibilité. » Ce n’est guère surprenant, au vu du peu d’influence qu’Elisabeth-Charlotte,
princesse palatine du Rhin (16521722), exerça sur son fils et de son
retrait d’un jeu politique dont
elle ne prisait pas les règles – son
mariage avec le frère du Roi-Soleil sera bientôt le prétexte d’une
guerre dont sa patrie, le Palatinat, fera les frais.
Pourtant, cette figure singulière, qui tranche avec le monde
courtisan qui entoure Louis XIV,
entretint durant plus de quarante ans avec son royal beau-
frère une relation originale – l’affection n’empêcha pas la critique, la franchise de la dame séduisant le roi autant qu’elle pouvait l’irriter. C’est ce lien qui
conduit l’historien Thierry Sarmant à percer ce qui unit et sépare ces contemporains, nés
dans une Europe en guerre où la
France rêve d’hégémonie et qui
disparaissent au moment où les
projets de paix perpétuelle promettent une perspective inédite : voir le zèle religieux battu
en brèche par le scepticisme ou
l’indifférence.
S’ils appartiennent tous deux à
une élite qui a le souci maniaque
des hiérarchies comme des apparences, s’ils sont pareillement
des amateurs de grand air et de
chasse, de jardins et de bâtiments, s’ils partagent le goût des
chiens et de la table, ce qui est
déjà peu commun, ce qui les sépare dépasse la nuance. La Palatine préfère une « forêt sauvage »
à un beau jardin, un ruisseau à
de « somptueuses cascades », ce
qu’elle résume ainsi : « Tout ce
qui est naturel est infiniment plus
de mon goût. »
De dangereux concurrents
Cette princesse, qui a dû renoncer au calvinisme pour épouser
le duc d’Orléans, n’a pas la raideur de Mme de Maintenon
en matière de foi. Et si l’épouse
morganatique du roi est la cible
récurrente de la duchesse,
c’est autant parce qu’elle n’est
pas « née » donc digne de sa promotion, que parce qu’elle soutient les enfants de la Montespan – qu’elle a éduqués –, devenus de dangereux concurrents,
légitimés, de la famille royale, et
que chaque bénéfice accordé
aux bâtards du Soleil lui semble
une spoliation des siens. Ne pouvant s’en prendre au vrai coupable, le roi, la Palatine se défoule
sur la Maintenon.
Lorsque Mme de Sévigné souligne chez la Palatine sa « violente
inclination pour le frère aîné de
son époux », elle touche juste. Les
adieux au roi mourant sont
d’une force et d’une émotion
surprenantes. De ce jour, la princesse perd sa boussole, se retrouve isolée alors même que
son fils gouverne, privée de ce
dialogue que même la correspondance ne suffit pas à compenser.
Tous deux ont vu le monde
changer, et l’idéal de grandeur
s’abîmer. A l’instar de Louis, la
Palatine n’a pas forcément approuvé ce tournant, mais cette
collectionneuse de monnaies,
lectrice qui, de son cabinet,
s’intéresse à tout, annonce
bien ces Lumières que le régent
promeut. p
l’envers du grand siècle.
madame palatine, le défi
au roi-soleil,
de Thierry Sarmant,
Flammarion, « Au fil de l’histoire »,
352 p., 23,90 €, numérique 16 €.
8 | Chroniques
0123
Vendredi 8 mars 2024
LE FEUILLETON
Au bord du canal
SYLVIE SERPRIX
LE NOUVEAU LIVRE de Maggie Nelson
traduit en français a été publié aux
Etats-Unis en 2007. Il nous arrive donc
avec un certain retard, et, surtout, pas à
sa place dans l’ordre de ses livres successifs. Il a été écrit avant les texquelque chose
tes qui l’ont largement fait
de brillant avec
connaître, Les Argonautes
des trous
(Le sous-sol – comme tous
(Something Bright,
ses ouvrages –, 2018) et De la
Then Holes),
liberté. Quatre chants sur le
de Maggie Nelson,
soin et la contrainte (2022).
traduit de l’anglais
Comme la matière de son
(Etats-Unis)
œuvre est autobiographique
par Céline Leroy,
pour une grande part, on a
Le Sous-Sol,
l’impression, lorsqu’on est fa104 p., 17 €, numérique 12 €. milière, comme moi, de ses liSignalons aussi,
vres, d’entrer dans sa vie à repar la même traductrice,
culons, ce qui est aussi étrange
la parution en poche
que plaisant. J’ai le curieux
de Bleuets, Le Sous-Sol,
sentiment de la connaître
« Souterrains », 96 p., 8,50 €. mieux qu’elle ne se connaît elle-même, puisque je vois poindre des choses que j’ai déjà lues alors
qu’elle ne les a pas encore écrites.
Lorsqu’elle publie Quelque chose de
brillant avec des trous – en 2007, donc –,
Maggie Nelson a déjà signé deux recueils
de poèmes chez de tout petits éditeurs,
et vient de terminer une thèse, à l’université de New York (CUNY), consacrée
aux artistes et poètes expressionnistes
abstraits, qu’elle publie cette année-là
aux Presses de l’université de l’Iowa. Elle
a opéré un premier tournant vers l’autobiographie en écrivant un long poème
sur l’assassinat de sa tante, Jane Mixer,
tuée par un homme en 1969 – quatre ans
avant la naissance de sa nièce –, non loin
de l’université du Michigan, où elle faisait ses études (Jane, un meurtre, 2021).
Elle amorce le deuxième tournant de
son œuvre, le passage à la prose, avec
Une partie rouge et Bleuets (2021 et 2019),
livres qui commencent à la faire connaître et même à lui assurer, aux Etats-Unis,
une vraie renommée. Celle-ci est venue
un peu par hasard : Les Argonautes, selon son éditeur, était promis à un public
très restreint, or il est devenu un des
best-sellers de l’année 2015, vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, remportant plusieurs prix importants. En renonçant à un genre et à une
adresse précise, ce livre, sans viser un
public particulier et sans avoir peur d’offrir une vraie pensée à tout le monde, a
concerné, voire touché, nombre d’entre
nous, tous ceux qui se posent des questions sur la norme, le désir, la parentalité, la sexualité, l’identité, la famille,
dans une période de bouleversements
de beaucoup de ces institutions que l’on
croyait parfois acquises.
Ce troisième et dernier recueil de poèmes est donc un livre à la frontière de
plusieurs autres, et il fait précisément
de la lisière son objet de réflexion prin-
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
Une seule laïcité,
ou plusieurs ?
QUANTITÉ DE DISCOURS traitent
de laïcité. En se limitant à la
France, et en commençant seulement après la loi de 1905, on peut
recenser une masse impressionnante d’analyses, de controverses
et d’usages dissonants. Le mot ne
change pas, mais la notion se métamorphose. Le contenu qu’on lui
donne, les contextes où on l’inscrit ne sont pas identiques d’un
moment à un autre. On manque
toutefois d’études qui mettent en
perspective l’ensemble de ces parcours. Nombreux sont les essais,
diverses les prises de position, rarissimes les tentatives de généalogie des discours sur la laïcité.
L’historien Vincent Genin, à qui
l’on doit déjà Avec Marcel Detienne
(Labor et Fides, 2021) et une étude
sur « L’Ethique protestante » de
Max Weber et les historiens français (1905-1979) – Brepols, 2022 –,
s’est immergé dans ce flot d’archives charriant plus d’un siècle
d’histoire intellectuelle de la
histoire
laïcité. Et ce n’est pas un long
intellectuelle
fleuve tranquille ! On le
de la laïcité,
constate au fil de son ende Vincent Genin,
quête, qui suit de manière
PUF, 336 p., 25 €,
extrêmement détaillée les
numérique 20 €.
fluctuations de la notion, retrace les clivages entre les
points de vue et met en lumière
les principales périodes.
De cette galaxie trop souvent
oubliée, Vincent Genin a-t-il repéré jusqu’au moindre satellite ?
Son travail en donne l’impres-
cipal. L’une des trois sections qui le
composent est intitulée « Les journaux
du canal ». Elle évoque les promenades
quotidiennes que fait l’écrivaine le long
du canal Gowanus, situé dans le quartier de Brooklyn, à New York, avec ses
ponts basculants, ses gardiens de pont,
ses passionnés d’oiseaux, ses gravats et
ses hérons nocturnes. Le personnage
semble entre deux mondes, entre deux
eaux, sur la crête qui sépare le jour de la
nuit, dans un début d’histoire qui commence à finir. « Ce soir toutes sortes de
fins/font leur apparition et/les éclairs
dansent frénétiquement. » La poésie personnelle reste lyrique, adressée, fondée
sur l’observation de faits minuscules
qui rendent les jours changeants. La
deuxième section s’intitule « L’unité de
soins spécialisés » et parle d’une autre
lisière, celle de l’absolue vulnérabilité
d’une personne gravement accidentée,
paralysée, atteinte d’une douleur insensée. Maggie Nelson adopte encore la
forme versifiée, mais sa poésie y est de
plus en plus narrative et tend vers la
prose, en particulier quand elle décrit
tous les gestes du soin apportés à un
corps empêché.
« J’ai passé toute l’année dernière/à projeter d’écrire un livre sur/la couleur
bleue », écrit Maggie Nelson dans
« Les journaux du canal ». Ce sera
Bleuets, qu’elle publiera deux ans plus
tard, en 2009 : 240 fragments autour de
la couleur bleue, des bleus à l’âme et au
corps, des fleurs bleues, du blues, des
colères et des mots bleus. Les Editions
du sous-sol ont la bonne idée de le rééditer en même temps dans un format de
poche et à un prix réduit. C’est un livre
magnifique, ouvert, méditatif, qui parle
à toutes et tous, comme peuvent le faire
Fragments d’un discours amoureux et
Journal de deuil, de Barthes (auquel Maggie Nelson emprunte beaucoup, mais
dont elle renouvelle la façon de mêler
expérience personnelle, réflexions et
LES YEUX
DANS LES POCHES
FRANÇOIS ANGELIER
« COLLEZ VOTRE OREILLE au délicat coquillage de l’oreille pour écouter le bruit que
fait une âme toujours agitée », écrivait de
Rachilde, en 1894, son ami Jules Renard.
La Périgourdine Marguerite Eymery (18601953), nom de guerre Rachilde (Rachel +
Mathilde), romancière, journaliste et salonnière des célèbres « Mardis », muse d’Alfred
Vallette, coanima avec ce dernier, à partir
de 1890, un Mercure de France devenu l’œil
foudroyant et velouté du cyclone littéraire
de la fin de siècle. Elle fut, pour sa part, une
âme sans dimanche après-midi.
Jugeons-en : après avoir, en 1884, à 24 ans,
fait scandale avec Monsieur Vénus, où une
aristocrate hors genre et hors norme, Raoule
de Vénérande, vraie sœur de Des Esseintes,
dispose d’un jeune fleuriste en chambre
pour en faire un objet érotique développant
à outrance sa part de féminité, elle obtient
du préfet de police, en 1885, le droit inouï de
porter le pantalon. Impérieuse, riche d’une aura de
scandale qu’elle porte au
mieux,
elle
œuvre,
en 1896, pour la création
d’Ubu roi, d’Alfred Jarry, et
de la Salomé d’un Wilde
exilé à Paris. Paru en 1899
au Mercure de France,
La Tour d’amour constitue
un de ses plus beaux
coups de boutoir romanesque. Inspiré par le phare d’Ar-Men (« le
roc », en breton), mis en service en 1881 à la
pointe occidentale de la chaussée de l’île de
Sein, le roman nous incarcère au cœur de ce
totem minéral aux allures de « mât de navire
sombrant », incessamment flagellé par
l’océan, en compagnie d’un sidérant Mathurin Barnabas, ermite-gardien à la voix de
femme, être compact et chantonnant, et de
Jean Maleux, marin fixé là après un temps
d’errance au Levant.
Si la vie au quotidien sur cette vigie des
enfers océaniques, entre soin du feu, attention aux naufrages et combat rapproché
avec l’océan, reste la dimension principale
du récit, l’autre élément essentiel s’avère la
sexualité. Si l’un, Maleux, tente de résoudre
classiquement, par le mariage, son problème d’isolement, l’autre, Barnabas, règle
la question par un biais nécrophilique. Un
chef-d’œuvre littéraire, entre réalisme, symbolisme érotique et réflexion poétique sur
la guerre des genres.
Ce troisième et dernier
recueil de Maggie
Nelson est donc
un livre à la frontière
de plusieurs autres,
et il fait précisément
de la lisière son objet
de réflexion principal
lectures frappantes, théorie et autobiographie). C’est un petit livre à la fois intime et mémorable, et je conseille vivement d’en acheter plusieurs exemplaires pour l’offrir à toutes les personnes
chères qui ne l’auraient pas encore lu. Le
canal Gowanus de Quelque chose de
brillant…, comme toutes les eaux urbaines, est souvent noir, parfois vert, rarement bleu. Mais il relie magnifiquement les deux livres qui paraissent
aujourd’hui. Le bleu est fluide, transgenre, comme tout ce que vit, écrit et
pense Maggie Nelson, tout en subtilité,
drôlerie, ruptures de ton : la lecture de
Bleuets avive l’intelligence et le partage,
c’est un livre d’amie. p
sion. Il brasse et confronte articles
de journaux, études parues en revues, manifestes et pétitions,
mais aussi séminaires, enseignements et colloques universitaires.
Il évoque, avec un luxe de minuties, d’innombrables figures
d’hommes politiques et d’intellectuels. Entre bien d’autres se détachent les œuvres et les silhouettes d’Emile Poulat, distinguant le
premier « laïcité dans les textes » et
« laïcité dans les têtes », et de Jean
Baubérot, infatigable défenseur
d’une laïcité plurielle contre toutes les tentatives pour la transformer en religion civile.
Un catéchisme dogmatique
En amont ou en aval de ces
auteurs, pratiquement toutes
celles et tous ceux qui ont traité
de la laïcité au cours des dernières générations sont convoqués,
de René Rémond à Catherine
Kintzler, d’Henri Peña-Ruiz à
Caroline Fourest, sans omettre
les auteurs oubliés du début du
XXe siècle, dont les débats entre
laïcité ouverte et laïcité agressive
ne cessent de resurgir sous de
nouveaux traits.
Le fil directeur de ce parcours
foisonnant est la métamorphose
des laïcités (sociologiquement
diverses, historiquement nuancées) en une norme unique, supposée fixe. Au lieu de demeurer
un principe, dont les applications
sont nécessairement dissemblables selon les contextes, la laïcité
s’est transformée, selon l’auteur,
en un catéchisme dogmatique et
passionnel. A la faveur de l’idéologie nationaliste, des valeurs identitaires remplacent les aspects
critiques d’une laïcité complexe.
Tel est le constat de cet essai.
Sur bien des points, le parcours
demeure discutable. Des choix
personnels orientent plus d’une
fois les analyses de l’historien,
que l’on aurait attendu plus distant. Le texte aurait gagné également à être moins touffu, à ne pas
mêler tant de références, de citations et de données microscopiques, au risque de devenir çà et là
« une émeute de détails », comme
disait Bachelard à propos du pittoresque. Il n’en reste pas moins
que ce travail de fond a un immense mérite : faire prendre
conscience que la laïcité est tout
sauf simple, qu’elle relève d’une
histoire longue, dont notre présent porte les traces. Sans toujours le savoir. p
S’OPPOSANT À LA FURIA ESTHÉTIQUE, très
huysmansienne, de Monsieur Vénus,
dont il constitue, dit-on, le pendant réaliste, Madame Adonis (1888) joue sa partie
entre satire sociale et analyse des sexualités. A l’aristocrate Raoule de Vénérande
succède la vamp Marcelle
Désambres, qui se fait un
jeu de séduire, en compagnie de son frère, le couple
Louis et Louise, deux jeunes mariés naïfs et déboussolés. Un marivaudage vénéneux et affriolant qui se
déroule sur fond de province tourangelle, où Rachilde, toujours en guerre
contre l’esprit bourgeois, se
régale à camper quelques caractères de
haute graisse, tels la mère Bartau, cupide
et dictatoriale, le père Tranet, inventeur
failli du tonneau de luxe, et le docteur
Rampon, qui rend des points en matière de
burlesque grinçant au monsieur Homais
de Flaubert. Entre Octave Mirbeau et Félicien Rops, une autre délectable réussite de
Rachilde.
PHOTOS BÉNÉDICTE ROSCOT/SEUIL, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY
TIPHAINE SAMOYAULT
AU SEIN DU MONDE DES
AMAZONES de la Belle Epoque, fougueuses adeptes
d’un saphisme poétique, la
poétesse et traductrice anglaise Renée Vivien, née
Pauline Mary Tarn (18771909), est un autre phare.
Célèbre pour ses amours
avec Natalie Clifford Barney,
elle en condensa la passion
dans le brûlant roman mythologique Une femme m’apparut… (1904). p
a La Tour d’amour, de Rachilde, préfaces
de Camille Islert et Julien Mignot, postface d’Edith
Silve, Gallimard, « L’imaginaire », 192 p., 8,90 €.
a Monsieur Vénus suivi de Madame Adonis,
de Rachilde, édition établie, présentée et annotée
par Martine Reid, Folio classique, 512 p., 9,90 €.
a Une femme m’apparut…, de Renée Vivien,
préface d’Andrea Schellino,
Rivages poche, « Petite bibliothèque », 176 p., 8,50 €.
Histoire littéraire | 9
0123
Vendredi 8 mars 2024
Hommage à Perec
puissance 53
Les éditions L’Œil ébloui ont réuni 53 auteurs pour publier 53 livres
de 53 pages sur cet écrivain génial. Une entreprise de dix années
denis cosnard
C
onnaissez-vous Percival Bartlebooth ? Ce richissime excentrique au
cœur de La Vie mode d’emploi (1978)
passe dix ans de sa vie à apprendre
l’aquarelle, vingt ans à sillonner le monde
pour peindre 500 marines à raison d’un tableau par quinzaine, puis vingt ans encore à
reconstituer ces aquarelles après qu’elles
ont été découpées en puzzles. Thierry BodinHullin, le directeur de L’Œil ébloui, n’a pas la
maniaquerie obsessionnelle du héros de
Georges Perec. Encore moins sa fortune.
Mais un grain de sa folie, c’est sûr. La preuve :
ce petit éditeur s’est mis en tête de réunir cin-
quante-trois écrivains et artistes, pour publier cinquante-trois livres sur Perec, comportant chacun cinquante-trois pages. Les
quatre premiers paraissent en mars, trois
autres suivront à l’automne. « Puis j’en sortirai six par an, et le dernier devrait voir le jour
en 2033, précise Thierry Bodin-Hullin. Pendant dix ans, je ne vais publier que des livres
autour de Perec, et stopper tout le reste. »
La contrainte ne s’arrête pas là. La couverture des livres est illustrée par de petits rectangles dont la place suit le parcours du cavalier au jeu d’échecs, comme l’agencement des
chapitres dans La Vie mode d’emploi. Une typographie a aussi été créée, et, dans les titres,
chaque voyelle arbore trois formes différentes qui alternent discrètement. L’ensemble
donne un résultat inventif, riche et très soigné. A l’image du premier volume de cette
Faire survivre les poétesses
OUI, LES FEMMES COMPOSENT DE LA POÉSIE. « Et non, elles
n’écrivent pas une poésie “de femmes”, uniforme et mièvre »,
soulignait l’écrivaine et dessinatrice Diglee en présentant cinquante d’entre elles dans son anthologie Je serai le feu (La Ville
brûle, 2021). Cécile A. Holdban ne saurait mieux dire. Dans son
beau et très personnel essai Premières à éclairer la nuit (Arléa,
« La rencontre », 240 pages, 21 euros), cette poète, traductrice
et peintre française attire l’attention sur quinze étrangères,
qui, au XXe siècle, ont « bravé les ténèbres » avec des textes tout
sauf mièvres.
Pas d’extraits choisis, cette fois-ci. Pour comprendre pourquoi la Finlandaise Edith Södergran, l’Américaine Sylvia Plath
et les autres la bouleversent tant, Cécile A. Holdban a préféré
se glisser dans leurs vies. Pour chacune, elle imagine une longue lettre envoyée par l’intéressée à un proche : l’Autrichienne
Ingeborg Bachmann confie à son ami Paul Celan sa culpabilité
d’être la fille d’un nazi, la Prix Nobel chilienne
Gabriela Mistral livre ses détresses à son amante,
Pour chacune
la Néo-Zélandaise Janet Frame remercie son psy
de ces quinze
de l’avoir sauvée, etc. « Leurs voix se sont mises à
parler en moi », assume l’autrice.
femmes,
à ce dispositif, le lecteur pénètre d’emblée
Cécile A. Holdban auGrâce
cœur de l’intimité de ces femmes, de leurs joies
imagine
et, souvent, de leurs douleurs. Est-ce lié à l’échantillon sélectionné par Cécile A. Holdban, à la vioune longue
lence du siècle, particulièrement à l’égard des femlettre envoyée
mes ? Du stalinisme à l’apartheid en passant par la
à un proche
Shoah, ces quinze poétesses traversent une longue série d’épreuves. Des deuils, des avortements,
des exils, des électrochocs. Nombre d’entre elles
peinent à être publiées. Leurs mots se révèlent d’autant plus vibrants. A l’image de ceux de l’Allemande Gertrud Kolmar : « Toi
qui lis ceci, fais-y attention, car vois, tu feuillettes un être vivant. »
L’écriture suffit rarement à apaiser leurs souffrances. Près de
la moitié des figures de cet ouvrage mettent volontairement
fin à leurs jours, comme Anne Sexton en 1974. « Ne vous suicidez pas, vos poèmes pourraient avoir un sens pour quelqu’un
d’autre », l’avait pourtant implorée son psychiatre. Il avait raison. Un demi-siècle plus tard, les vers de l’Américaine, enfin
traduits récemment en français, serrent encore le cœur de
ses lecteurs. p de. c.
la flétrissure
(Das Brandmal.
Ein Tagebuch)
d’Emmy
Hennings
traduit
de l’allemand
par Sacha
Zilberfarb,
Monts
métallifères,
216 p., 19,70 €.
Thierry
Bodin-Hullin
a mobilisé
des plumes
telles que
François Bon,
Claro ou
Eric Pessan
collection « Perec 53 », qui fait se répondre les
piquants inventaires des « 50 choses qu’il ne
faut tout de même pas oublier de faire avant
de mourir » rédigés par Georges Perec en 1981,
et, juste avant lui, par son collègue de l’Oulipo
Jacques Bens, inventeur de la formule.
Une référence majeure
« Cinquante-trois livres autour de Perec,
peut-être est-ce fou, oui, admet l’éditeur en
riant. Mais je ne m’en rends pas trop compte
– c’est sans doute préférable, sinon je ne me
serais pas lancé dans ce projet… » L’entreprise, pour laquelle Thierry Bodin-Hullin a
mobilisé des plumes telles que François
Bon, Claro ou Eric Pessan, prouve en tout cas
la trace durable laissée par Perec (1936-1982).
Inédits, raretés, analyses, hommages, adaptations : plus de 250 livres de l’écrivain ou le
concernant ont été publiés depuis sa mort.
D’Annie Ernaux à Paul Auster, un nombre
impressionnant d’artistes le citent comme
une référence majeure, que ce soit pour ses
jeux sur la langue, son regard acéré sur le
quotidien et l’urbanisme, ou la façon dont il
a transmué en matériau littéraire une histoire familiale fracassée par la Shoah.
Georges Perec, Thierry Bodin-Hullin l’a lu
pour la première fois en 1980, avec La Vie
mode d’emploi. Un éblouissement. Le Parisien, né en 1961, « le jour où Youri Gagarine est
entré dans l’espace », devient alors « accro » à
l’écrivain oulipien. En 1984, il fait découvrir
Perec à sa prof de la Sorbonne, et signe un des
premiers mémoires de maîtrise consacrés à
l’auteur. Il lit tout de lui, le croise lors d’une
conférence, s’offre en fétichiste quelques
éditions originales. La vie professionnelle,
cependant, le mène ailleurs. Enseignant, il
devient ensuite salarié d’associations qui
aident les collectivités dans leurs actions
sociales. Mais la littérature n’est jamais loin.
Installé à Nantes, il lit, écrit deux romans,
de la poésie, et crée sur ses loisirs une première maison d’édition, L’Escarbille,
en 1997, puis une deuxième en 2013, L’Œil
ébloui. Un clin d’œil, déjà, à Perec, coauteur
d’un album illustré portant ce titre. Son objectif ? « Vivre ma passion sans perdre d’argent », dit-il.
Vingt-cinq ouvrages plus tard, le voici qui,
à 62 ans, renoue avec Perec, cet amour de
jeunesse qu’il n’a jamais vraiment lâché.
Quitte à passer pour un dingue, il relève ce
défi de 53 × 53 pages. Une allusion à Perec et à
son livre posthume 53 jours (1989), titre luimême lié au temps mis par Stendhal pour
composer La Chartreuse de Parme. « Mais à
vrai dire Perec est surtout un prétexte pour
que cinquante-trois de ses lecteurs parlent
d’eux-mêmes », prévient l’éditeur, qui se livre
personnellement au jeu dans le deuxième
volume de la série. Un prétexte pré-texte, en
quelque sorte. L’auteur des Revenentes (1972)
aurait adoré. p
la collection « perec 53 »,
par 53 artistes,
L’Œil ébloui,
53 livres de 53 pages, 12 € chacun.
Michel Ragon, mille et un enthousiasmes
d’un historien autodidacte
André Derval signe une foisonnante biographie de l’écrivain, critique d’art,
anarchiste engagé et féru d’architecture, qui aurait eu 100 ans cette année
harry bellet
E
michel ragon.
singulier
et pluriel,
d’André Derval,
Albin Michel,
384 p., 23,90 €,
numérique 17 €.
crivain et critique d’art,
Michel Ragon (1924-2020)
eut mille vies. A l’occasion
du 100e anniversaire de sa naissance, le biographe André Derval
s’est amusé à les explorer. Son récit, très documenté, débute par
une enfance pauvre en Vendée.
Orphelin de père, le garçon accompagne sa grand-mère Léonie,
qui fait des ménages dans les
maisons riches. Le gamin découvre ainsi ses premières bibliothèques, et dévore avec application
ce qui lui tombe sous la main. Il
dresse des listes des bons
auteurs, prend des notes…
A 22 ans, soutenu par Henry Poulaille, il publie Les Ecrivains du
peuple (Jean Vigneau, 1947), avant
une Histoire de la littérature
ouvrière. Du Moyen Age à nos
jours (Editions ouvrières, 1953).
Cette formation d’autodidacte
lui valut des remarques condescendantes – Jean Blanzat, directeur littéraire chez Grasset, lui re-
procha, par exemple, à la radio de
défendre une littérature prolétarienne qui « méprisait l’esthétique », ajoutant : « Ces écrivains
doivent refaire leurs humanités. »
Ragon rétorqua que, contrairement aux écrivains bourgeois,
les prolétariens ne devaient pas
les refaire, mais les faire,
nuance… Il n’avait pas la trentaine mais, déjà, ne se laissait pas
démonter. Anarchiste, il n’avait
peur ni de prendre ni de rendre
des coups, parfois au sens propre, comme dans ce banquet en
hommage au conservateur de
musée Bernard Dorival, qui se
termina en pugilat.
L’œil aux aguets
D’une grande ouverture d’esprit,
Michel Ragon défendit l’abstraction lyrique naissante contre le
réalisme socialiste prôné par le
PCF. Cet attachement aux formes
nouvelles se doublait chez lui
d’une immense curiosité, dont témoignent ses premiers romans,
tels Drôles de métiers (Albin Michel, comme toutes ses fictions,
1953) ou Drôles de voyages (1954).
Des emplois, il en exerça beau-
coup, ouvrier agricole, bouquiniste, etc., car la critique d’art
payait mal. Des voyages, il en fit
encore plus, l’œil aux aguets : de
retour des Etats-Unis, il fut le premier à décrire la vitalité d’un art
américain qui allait bientôt détrôner la place parisienne.
La liste de ses centres d’intérêt
est impressionnante : poésie, art
abstrait, le groupe Cobra, art brut,
dessin d’humour, architecture
enfin, dont il fut un critique pionnier et un historien engagé.
Et, bien sûr, l’écriture de romans.
Longtemps confidentiels, ses livres furent découverts par un
large public avec sa série vendéenne, notamment Les Mouchoirs rouges de Cholet (1983),
un hommage inattendu aux
Chouans, dont il analysait le soulèvement comme une révolte
paysanne. C’est aussi dans cet esprit que s’inscrit sans doute
son meilleur livre, La Mémoire
des vaincus (1990), une histoire
romancée du mouvement anarchiste. La biographie d’André
Derval est sous-titrée « singulier
et pluriel ». Deux qualificatifs parfaitement adaptés. p
JOURNAL
EXPLORATION
OBSESSION
La chute et la foi
Tintouin au Tibet
Les reflets de l’aquarium
QUE VAUT LA VIE DE DAGNY ? Pas grand-chose :
quand s’ouvre La Flétrissure, la jeune comédienne,
arrivée à Cologne après la dissolution de sa
troupe, est résolue à se tuer après avoir dîné au
restaurant, faute de pouvoir payer la note. Affamée, elle commande les plats en anticipant le moment où elle se tranchera les veines. Avant qu’un
acteur de sa connaissance ne règle l’addition. La
voici devenue son obligée, bientôt prostituée
guettant les clients dans un café. Publié en 1920,
La Flétrissure est le deuxième roman d’inspiration
autobiographique de l’Allemande Emmy Hennings (1885-1948), après Prison, que les éditions
des Monts Métallifères republient en poche
(160 p., 9,90 €). D’un dépouillement radical, La Flétrissure se présente comme un journal où le passé
et le présent s’entrechoquent, comme cohabitent
le « déshonneur » qu’éprouve Dagny et sa quête
éperdue de transcendance. Emmy Hennings
s’était elle-même convertie au catholicisme avec
son mari Hugo Ball, au côté duquel elle avait été
une figure de proue du mouvement dada, avant
de vouer la deuxième moitié de son existence à
l’écriture et à la spiritualité. p raphaëlle leyris
L’OUVRAGE ÉTAIT CONSIDÉRÉ COMME PERDU.
Il faut dire qu’il n’avait été tiré qu’à dix exemplaires, à Pékin, en 1925 – du moins selon l’achevé
d’imprimer, peut-être trompeur. La découverte
récente, dans les archives d’Alexandra DavidNeel, d’un volume rarissime des Souvenirs d’une
Parisienne au Thibet et sa republication constituent donc une excellente nouvelle. L’orientaliste
française (1868-1969) y raconte pour la première
fois son fameux séjour au Tibet, en particulier
son entrée clandestine à Lhassa, la capitale, alors
interdite aux étrangers. En février 1924, déguisée
en mendiante tibétaine, l’ancienne cantatrice et
journaliste est la première femme occidentale à
pénétrer sur place. Son récit vif, piquant, mêle
l’humour à l’ethnologie. « Les dieux du Thibet,
sans doute vexés de l’insistance avec laquelle on
empêchait une de leurs amies de leur rendre visite,
se plurent à m’aider », écrit-elle par exemple.
Alexandra David-Neel a ensuite étoffé sa recension, devenue un livre à succès trois fois plus
épais, Voyage d’une Parisienne à Lhassa. Mais
l’essentiel était déjà là, aussi passionnant que
drôle. p de. c.
TORTUEUX SONT PARFOIS LES CHEMINS qui conduisent un livre à ses lecteurs. Ainsi d’Un amour
de poisson rouge, traduit aujourd’hui en français
− pas à partir du texte original, paru dans une revue japonaise en 1937, mais des versions déjà disponibles en italien et en anglais. Qu’importe. Ce
roman étonnant et raffiné sur un amour contrarié
dans le Japon de l’entre-deux-guerres permet de
découvrir enfin Kanoko Okamoto (1889-1939),
écrivaine dont seule une nouvelle était jusqu’à
présent disponible en France. Poète puis romancière, avant de mourir brutalement à 49 ans, cette
native de Tokyo était adepte des fictions courtes,
au style élégant, plein d’arabesques, mettant en
scène « des femmes dominatrices exerçant un véritable magnétisme », selon le traducteur Lucien
d’Azay. Tel est le cas ici de l’inaccessible Masako.
Son voisin Fukuichi, fasciné, reporte tout son
amour sur les poissons rouges qu’il élève. A force
de croisements, il espère créer une variété aussi
belle que l’est Masako. Un transfert fétichiste dont
Kanoko Okamoto fait miroiter toutes les subtilités, comme les reflets lilas, écarlates et bleu pâle
sur les nageoires des poissons du vivier. p de. c.
souvenirs
d’une
parisienne
au thibet,
d’Alexandra
David-Neel,
avec les
contributions
de Jeanne Mascolo
de Philippis
et Samuel Thévoz,
préface de
Philippe Charlier,
Plon, « Terre
humaine »,
192 p., 18 €.
un amour
de poisson
rouge
(Kingyo Ryoran),
de Kanoko
Okamoto,
traduit de l’italien
et de l’anglais
par Lucien d’Azay,
Bartillat,
112 p., 20 €.
10 | Rencontre
0123
Vendredi 8 mars 2024
Dalibor Frioux
Fasciné par le
«merveilleux
scientifique»
L’écrivain, par ailleurs conseiller politique,
se passionne pour les énergies, motif
de son nouveau roman, « Vies électriques »
pu passer en revue les curiosités multiples de cet écrivain voulant signer des rour son profil LinkedIn, Dalibor mans qui auraient la « densité de bons
Frioux se présente comme bouquins de sciences ». Une occasion de
« écrivain, plume pour diri- saisir au vol l’énergie qui l’anime, contegeants, conseiller du président nue sous des dehors calmes.
Lorsqu’on l’interroge sur l’origine de sa
du Conseil économique, social
et environnemental ». Quand passion pour la physique (mais aussi pour
on le rencontre chez Grasset, son nou- la chimie ou l’astrophysique), il reconnaît
vel éditeur, chez lequel paraît Vies élec- que rien ne l’y prédestinait. Mais qu’elle a
triques, son troisième roman, on le dé- constitué un appel d’air à un moment où
couvre aussi enseignant, ancien salarié le sens de son parcours académique en
du think tank progressiste Terra Nova, lettres et sciences humaines lui échapmilitant écologiste, amateur de théâtre. pait. « Mon père était spécialiste de littéraPhilosophe de formation, il trouve ture russe à l’université, ma mère enseiaujourd’hui les sciences « bien plus pas- gnait le tchèque aux Langues O’ [surnom
sionnantes » et préfère suivre des cours de l’Institut national des langues et civilid’astrophysique à l’Observatoire de Pa- sations orientales, Inalco], dit-il. Et moi,
ris, plutôt que de lire de la philosophie. j’avais suivi la voie littéraire toute tracée
Né en 1970, ce normalien, fils d’univer- sans me poser de questions. Mais je n’étais
sitaires, donne l’impression d’aller voir pas heureux dans ce milieu d’élèves d’Henri-IV, de classes préparatoires, puis de norconstamment ailleurs s’il y est.
Si Brut et Incident voyageurs (Seuil, 2011 maliens. » Il précise : « Je déprimais un peu
et 2014), ses deux premiers romans, en licence de philo à la Sorbonne, et puis un
étaient des textes d’anticipation, donnant jour arrive un bonhomme en amphi, le phià l’écrivain l’occasion de se projeter en un losophe des sciences François Dagotemps où l’humanité ne peut plus ignorer gnet [1924-2015], qui commence à parler
les effets dévastateurs de sa démesure de Darwin. Cela a été une révélation extraénergétique, Vies électriques fait revivre ordinaire. J’ai commencé à considérer que
deux figures scientifiques du XXe siècle : le réel pouvait être beaucoup plus inspiHans Berger (1873-1941) et Zenon Dro- rant et surprenant que les fictions, voire les
hocki (1903-1978), connus pour leurs re- délires, littéraires ou artistiques. »
Il lui a fallu attendre encore un peu
cherches sur la mesure de l’activité élecpour quitter vraiment ce qu’il désigne comme une sorte de « vie sous
« Je déprimais un peu en
cloche », où il ne lui semblait fréphilo à la Sorbonne, et puis quenter que des personnes issues du
même milieu, partageant les mêmes
un jour arrive le philosophe références et cadres de pensée, et le
culte de la réussite scolaire. A 25 ans,
des sciences François
il connaît une forme d’épiphanie
Dagognet, qui commence
écologique qui « change la vie » de ce
à parler de Darwin… »
Parisien. « J’étais assis à mon bureau,
se souvient-il, derrière mon ordinateur, à travailler ma philo. Et, tout à
trique du cerveau. Considéré comme le coup, j’ai eu du mal à respirer, j’ai eu l’impère de l’électroencéphalogramme, dont pression que l’air était devenu mauvais. Je
il appliqua la technique à la surface du suis allé sonner à la porte des écologistes
crâne humain, le premier doit ses décou- de mon quartier, dans le 13e arrondissevertes à sa passion secrète pour la télépa- ment, pour en parler. Je suis sorti de ma
thie. L’histoire de son invention illustre à bulle d’intello, du vase clos dans lequel
merveille, pour Dalibor Frioux, la façon j’évoluais. Cela m’a fait rencontrer plein de
dont un « rêve peut devenir une source de gens de milieux différents, évoluer dans
d’autres univers. » Puisque « rien ne se
connaissance ».
Comme la télépathie connaît malgré perd, rien ne se crée, tout se transforme »,
tout encore quelques ratés, c’est à l’occa- selon Lavoisier, Dalibor Frioux met sa
sion d’une vraie conversation de près de plume de normalien au service du
trois heures, dans un bureau exigu de la monde politique, puis des dirigeants
rue des Saints-Pères (Paris 6e), que l’on a d’entreprise, considérant que le « monde
florence bouchy
S
Dalibor Frioux, à Paris, le 9 novembre 2023. JF PAGA
Parcours
1970 Dalibor Frioux naît
à Paris.
1998 Agrégation
de philosophie.
2010-2011 Coordonne le projet présidentiel du candidat
François Hollande à la fondation Terra Nova.
2011 Brut (Seuil),
son premier roman.
2017 Dirige l’anthologie
Eloge du sommeil à l’usage
de ceux qui l’ont perdu (Seuil).
2021 Devient conseiller
auprès du président du
Conseil économique, social
et environnemental.
économique » est souvent « plus pragmatique et précurseur, pour changer la société, puisque ce sont les orientations des
grandes entreprises qui décideront si nous
pouvons continuer à vivre sur Terre ou si
nous sommes condamnés à disparaître
sous l’effet du changement climatique ».
D’ailleurs, ce qui l’intéresse le plus lorsqu’il travaille avec des dirigeants ou des
Les inventeurs de l’électroencéphalogramme
DANS SON PREMIER ROMAN,
Brut (Seuil, 2011), Dalibor Frioux
imaginait un monde où le baril
de pétrole coûtait 300 dollars,
et envisageait ses conséquences
sur un pays comme la Norvège,
qui doit sa prospérité à l’or noir.
Incident voyageurs (Seuil, 2014)
piégeait ses personnages dans
les transports en commun parisiens, une rame bondée du
RER A se retrouvant à jamais
immobilisée dans un souterrain. Vies électriques,
aujourd’hui, poursuit l’exploration des vertus et des dangers
de l’énergie sous toutes ses for-
mes, en s’intéressant aux mystères de l’énergie psychique.
Le roman retrace l’invention de
l’électroencéphalogramme, son
perfectionnement et ses usages.
Mais, si la mesure de l’activité
électrique du cerveau est en ellemême une aventure passionnante, l’originalité du roman de
Dalibor Frioux tient à la vertu
métaphorique dont elle se
charge : le romancier, en effet,
s’intéresse moins à la technique
proprement dite qu’aux ressorts
de l’énergie psychique, libidinale
et vitale dont font preuve Hans
Berger et Zenon Drohocki, les
deux savants qu’il évoque en miroir. Et au prix qu’ils acceptent de
payer pour la préserver. Se tenant
lui-même un peu à distance de
ses personnages, qu’il observe se
débattre face aux puissances de
mort qui les entourent, l’écrivain
a l’élégance de préserver leur part
d’ombre et de n’évaluer la froideur scientifique dont ils font
preuve qu’à l’aune de l’instinct de
survie qu’ils mobilisent. p f. by
vies électriques,
de Dalibor Frioux,
Grasset,
384 p., 23 €, numérique 16 €.
entrepreneurs, c’est de « réfléchir avec
eux sur des questions de fond, les transports, l’énergie ». De savoir comment ils
« voient les choses dans trente ans, comment on va s’en sortir et de quelle façon ils
comptent y contribuer. Quels sont leurs
rêves et leurs visions ». Dans son travail de
romancier, comme dans son activité de
plume, résume-t-il, il est surtout « féru de
prospective ». Et cherche à faire la part
des choses entre les espoirs que suscite le
progrès technique, les dangers qu’il recèle et les peurs qu’il réveille.
A l’époque de Hans Berger, « l’électricité est partout, mais elle n’est pas encore
domestiquée. On en imagine bien des
usages qui sont aujourd’hui oubliés. On
la perçoit comme une énergie animale,
incontrôlable. Ce sont les mêmes réactions que face à l’intelligence artificielle
aujourd’hui ». S’il se dit fasciné par
l’existence d’un « merveilleux scientifique », et par le fait que la pensée la plus
rationaliste puisse cohabiter, chez certains des plus grands savants, avec des
« trucs mystico-scientifiques », où la
puissance de l’imaginaire détermine les
progrès de la science, Dalibor Frioux
semble surtout vouloir se confronter,
de toutes les manières possibles, à la
« part maudite » du progrès scientifique.
« J’ai été très marqué par la lecture de
Georges Bataille [1897-1962], expliquet-il. Par cette idée que le propre de
l’homme, c’est le trop-plein, de pulsions,
de pensées, de culture, et qu’il faut donc la
dépenser, la dissiper. » L’auteur de La Part
maudite (1949) le montre bien, « il y a en
nous, et dans nos sociétés, une énergie qui
nous submerge, et qui rend tout progrès
réversible ». Comme Dalibor Frioux n’a,
dit-il, ni l’envie ni le talent pour écrire un
essai sur l’écologie, l’urgence, les dangers
de la course à la productivité et à la performance, il préfère « trouver dans l’histoire ou dans des configurations romanesques des situations où se manifeste
cette énergie qui nous manipule, pour le
meilleur et pour le pire ».
Le neurologue et le neuropsychiatre
auxquels il consacre ses Vies électriques,
avec toutes leurs ambivalences, en sont
une parfaite incarnation. Puisque chacun d’eux a trouvé dans l’horreur d’une
situation historique – la première
guerre mondiale et ses cohortes de trépanés pour Hans Berger, la déportation
pour le juif polonais Zenon Drohocki,
qui doit sa survie dans les camps à ses
compétences de médecin et de cher-
EXTRAIT
« Dans la petite ville de Iéna,
Hans a abandonné pour un
temps l’étude ingrate du cerveau, il est en train de chercher la pure énergie psychique dans les paumes des
mains d’une jeune baronne
d’Empire, comme tant
d’autres avant lui. Il cherche
et cherche encore, persuadé
que l’énergie psychique est la
plus sublime forme d’énergie,
qu’elle possède une influence
prodigieuse sur le cours de
tous les phénomènes.
On apprend que les rayons N
de Blondlot n’ont été qu’un
feu de paille, songe-creux et
impostures. Les rayons X de
Roentgen et les rayons uraniques de Becquerel, eux, tiennent toujours, et les rayons V
de Baraduc, pourquoi pas ?
D’autres rayons couvent sans
doute au cœur de la matière.
Tout au long des années 1910,
les ondes électromagnétiques
de Maxwell libèrent irrésistiblement leur nectar, leur
faune et leur flore. »
vies électriques,
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cheur : spécialiste de la circulation de
l’électricité dans le corps, il soigne par
électrochocs, une technique neuve que
les nazis voient se développer avec intérêt – le milieu favorable à l’accomplissement de progrès techniques majeurs.
Quand on l’interroge sur la part de fiction dans les vies de ses deux personnages, la réponse de Dalibor Frioux est
claire : « Tout ce qui paraît incroyable est
vrai, je n’ai inventé que le plus banal. »
Comme Mark Twain (1835-1910), auquel
il se réfère volontiers, Dalibor Frioux
considère que les possibilités du réel dépassent largement celles de la fiction. S’il
veut s’y fier pour « sortir de ses cadres de
pensée et de ses certitudes », il n’en reste
pas moins que la littérature et le roman
sont encore la meilleure façon qu’il ait
trouvée de donner une forme heureuse à
son débordement d’énergie. p
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