Uploaded by Miguel Robitaille

Raynauld, Jacques et al. 2008 . ProbleÌ mes et politiques eÌ conomiques

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PREMIÈRE PARTIE
INTRODUCTION
Chapitre 1
Le point de vue économique
Chapitre 2
L’intervention gouvernementale
au Canada
CHAPITRE
LE POINT
DE VUE
ÉCONOMIQUE
1. Qui dit vrai ?
2. Un bel exemple de problème
économique
3. La querelle des anciens
et des nouveaux
4. Tout le monde gagne
5. Personne ne perd
6. L’unanimité perdue...
7. L’unanimité retrouvée
8. L’unanimité potentielle
9. Mission accomplie ?
10. L’inégalité des bonheurs
­individuels
11. L’efficacité et la justice
12. Les faits et les valeurs
13. Expliquer et évaluer
14. La rhétorique économique
15. Plan du livre
1
4
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
1. QUI DIT VRAI ?
L
es journaux, la télévision, les émissions d’affaires publiques radiophoniques
traitent régulièrement de questions économiques. On y parle de libre-échange,
de privatisation, de déréglementation. Les fermetures d’usines et les difficultés
financières des agriculteurs retiennent l’attention. Les décisions gouvernementales
font l’objet de longs débats : on est pour ou contre le déficit budgétaire, le relèvement d’une taxe ou la modification du régime de pensions de vieillesse. Des experts
commentent l’évolution des taux d’intérêt ou des taux de change.
Le néophyte a souvent du mal à s’y retrouver dans ces batailles de chiffres et
d’experts : les discussions de ce genre lui fournissent rarement le moyen de comprendre à fond la question dont on traite. L’organisation même de ces débats est
déroutante, puisqu’on donne habituellement la parole à des gens qui soutiennent
des vues opposées. Un éminent invité avance de nombreux arguments en faveur de
la libéralisation des échanges, tandis qu’un autre trouve autant de raisons de s’y
opposer. Tel spécialiste se déclare favorable à la privatisation d’une société d’État et
tel autre conteste la pertinence de cette mesure. Qui dit vrai ? Comment distinguer
les analyses impartiales et objectives des prises de position visant à défendre les
intérêts d’un groupe de pression ?
Une connaissance minimale des concepts économiques peut aider la personne
attentive à s’élever au-dessus de la mêlée, à départager les intérêts en présence et à
se former une opinion éclairée. Depuis plus de deux siècles, les économistes sont
aux prises avec des questions de ce type et ils ont mis au point une approche originale pour y voir plus clair. Comment abordent-ils les problèmes ? Quelles sont les
forces et les faiblesses de leur grille d’analyse ? Quels en sont les concepts de base ?
Un exemple simple fournit une amorce de réponse à ces questions et permet d’entrer en contact avec le point de vue économique.
2. UN BEL EXEMPLE DE PROBLÈME ÉCONOMIQUE
À
HEC Montréal, comme dans bien d’autres établissements universitaires, la con­
fection de l’horaire des cours est une source permanente de mécontentement.
Peu d’étudiants obtiennent l’horaire souhaité, certains d’entre eux ayant des cours
tôt le lundi matin ou tard le vendredi après-midi. Les responsables ne ménagent
pourtant pas leurs efforts. Comment expliquer qu’ils n’arrivent pas à satisfaire tous
les étudiants ?
La raison en est fort simple : le nombre de salles de cours est limité. Dans le
langage des économistes, on dit que les ressources sont rares. Il est par conséquent
impossible de satisfaire tout le monde. Faute d’espace, la population étudiante ne
peut pas suivre tous ses cours durant les périodes les plus recherchées et on doit
prévoir des cours à des heures qui conviennent peu. La rareté des locaux contraint
les autorités à faire des choix qui influent à des degrés divers sur le bien-être des
étudiants. C’est l’existence de cette contrainte qui fait de la préparation de l’horaire
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
un problème à caractère économique. Ce problème se volatiliserait si l’École disposait d’un nombre illimité de salles ; la population étudiante pourrait alors suivre
tous ses cours durant les périodes les plus convoitées. Le problème économique est
de même nature : les ressources disponibles ne suffisent pas pour produire tous les
biens que la société désire. Il faut choisir les biens qui seront produits et renoncer
aux autres. Sans la contrainte que représente la rareté des ressources, le problème
économique disparaît.
La tâche des responsables de la confection des horaires consiste à tirer le meilleur
parti possible des locaux disponibles, à en faire une utilisation intelligente afin de
maximiser le bien-être de la population étudiante. La tâche de l’économiste est
similaire : il veille à ce que la société tire parti des ressources disponibles de manière
à en retirer le maximum de satisfaction. Cette tâche comporte toutefois une difficulté majeure : il faut préciser ce qu’on entend par satisfaction de la collectivité, qu’il
s’agisse de la population étudiante ou de la société en général. L’analyse des poli­
tiques économiques repose sur l’évaluation des effets qu’elles entraînent sur le bienêtre de la collectivité. Mais comment évaluer le bien-être collectif ? Qu’est-ce que
l’intérêt public ? Comment déterminer si un changement de grille horaire améliore
le bien-être de la population étudiante ? Comment déterminer si un programme
d’épuration des eaux est dans l’intérêt de la collectivité ? L’intérêt public serait-il
mieux servi par la construction d’hôpitaux ? Comment la libéralisation des échanges
touche-t-elle le bien-être collectif ?
3. LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES NOUVEAUX
A
ux fins de l’analyse, supposons que l’École comprenne deux populations étudiantes : les anciens et les nouveaux. Dans leur recherche de l’horaire idéal, les
responsables prennent comme point de départ la grille horaire de l’année précédente, qui comporte une affectation donnée des locaux disponibles. Cette grille
réserve les meilleures périodes et les meilleures salles aux nouveaux, qui bénéficient
ainsi d’un horaire presque parfait : aucun cours le lundi matin ni le vendredi aprèsmidi, très peu de périodes creuses durant la journée. C’est l’horaire idéal ! Le nombre
de salles disponibles étant limité, il est facile de comprendre que les anciens ne sont
pas aussi choyés : ils sont contraints de suivre des cours le lundi matin et le vendredi après-midi. On aimerait faire mieux, mais c’est matériellement impossible : il
n’y a pas assez de locaux disponibles.
Ayant déjà bénéficié de l’horaire idéal en qualité de nouveaux, les anciens désirent
le conserver cette année et ils font pression sur les autorités afin de se voir réserver
l’horaire parfait. Le premier horaire porte à son comble la satisfaction des nouveaux, tandis que celle des anciens est très faible. Le deuxième horaire satisfait
pleinement les anciens, au détriment des nouveaux. Le graphique 1-1 rend compte de
cette situation. Les autorités sont aux prises avec un dilemme. Qu’elles choisissent
l’un ou l’autre de ces deux horaires, elles feront des mécontents. Mais est-ce bien le
cas ? Ne serait-il pas possible de prévenir le conflit, ou du moins de l’atténuer ?
Peut-être, si on constate que l’horaire de départ n’utilise pas efficacement les salles
disponibles.
5
6
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
n
L’unanimité et la quasi-unanimité
n n G rap h ique | 1-1
Satisfaction
des nouveaux
Grande
R3
R2
Moyenne
R0
Faible
R1
Faible
Moyenne
Satisfaction
des anciens
L’horaire initial procure une satisfaction moyenne aux nouveaux et une
satisfaction faible aux anciens (R0). Le
point R1 représente le même horaire,
les rôles étant inversés : les anciens
ont le meilleur horaire et les nouveaux
l’horaire moins intéressant. En utilisant
pleinement toutes les salles de cours,
les autorités améliorent l’horaire de
chaque groupe, comme l’indique le
pas­sage de R0 à R 2. Ce changement est
approuvé à l’unanimité et accroît le
bien-être collectif. La modification de
la grille horaire qui entraîne le passage
de R 2 à R 3 constitue aussi une amélioration de l’allocation des ressources.
Elle améliore le sort des nouveaux
sans nuire aux anciens : on obtient une
adhésion quasi unanime.
4. TOUT LE MONDE GAGNE
L
es autorités décident d’analyser l’horaire de l’année antérieure, à la lumière de
l’évolution de la population étudiante. Elles entreprennent de vérifier si cet
horaire est efficace, ou optimal, autrement dit s’il utilise pleinement et intelligemment toutes les salles disponibles.
Les autorités découvrent que certaines salles ne sont pas pleinement utilisées
durant les périodes les plus convoitées. Elles pourraient réaménager l’horaire de
façon à réduire, pour chaque étudiant, le nombre de périodes creuses et le nombre
de cours offerts pendant les heures peu convoitées. En améliorant l’horaire de tous
les étudiants, cet aménagement ferait l’unanimité. Puisque la satisfaction de chacun
serait accrue, on peut affirmer sans ambiguïté que le bien-être collectif augmenterait. Dans le jargon économique, on en conclurait à une amélioration de l’allocation
des ressources. S’il est possible de réaménager l’horaire de manière à augmenter la
satisfaction de tous les étudiants, cet horaire n’est pas optimal. Le graphique 1-1
montre bien qu’il est possible de le modifier au bénéfice de tous. Quand les ressources ne sont pas pleinement utilisées, il est certainement possible de faire mieux
(encadré 1-1).
5. PERSONNE NE PERD
C
ependant, il ne suffit pas d’utiliser pleinement les ressources disponibles, il
importe aussi de bien les utiliser. Une analyse plus attentive de l’horaire révèle
qu’une salle de 100 places est réservée à un groupe de 40 étudiants, alors qu’une
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
E ncadré 1 - 1  
   Covoiturage… libre-échangiste
À
Washington, les banlieusards ont inventé une forme très souple de covoiturage pour se rendre à leurs bureaux au
centre-ville. Flexible, efficace, gratuit, il permet aux conducteurs seuls de se faire des
« amis » spontanément pour pouvoir emprun­
ter, en toute légalité, les voies réservées aux
voitures transportant plus de deux passagers.
Vers la fin des années 1970, la ville de
Washington voit apparaître les premières
voies réservées aux véhicules à plusieurs
passagers pour remédier au problème grandissant de la congestion des routes entre les
banlieues et la ville. C’est alors qu’un nouveau
marché informel voit le jour, le « slugging ».
Cette activité consiste en des automobilistes qui prennent à leur bord des passagers
(« slugs ») à des points de rendez-vous pour
emprunter les voies réservées.
Le matin, les « slugs » laissent leurs voitures
dans des parcs aménagés et se placent dans
les files d’attente pour monter à bord des
voitures désirant prendre des passagers. Le
soir, ces derniers attendent à différents endroits selon leur destination pour retourner
chez eux. Ainsi, la ville de Washington est
parsemée de points de rendez-vous dont 10
autour du Secrétariat à la défense et une
douzaine sur la 14e Avenue. Le phénomène
a pris une telle ampleur à certains endroits
qu’il a fallu construire 8 0 00 places de stationnement dans le nord de la Virginie pour
satisfaire à la demande.
voi­ture est inférieur à la valeur des économies
d’argent, de temps et de stress de monter
dans l’automobile d’un pur inconnu. Certains
conducteurs parlent d’économies de temps
allant jusqu’à une heure et demie et un « slug »
peut même sauver jusqu’à 200 $ par mois
en essence et coût de stationnement.
Chacun y voit son compte. Les automobilistes pour qui le coût de perdre la solitude
est inférieur au bénéfice de sauver du temps,
de même que les gens pour qui le coût de
perdre la flexibilité et l’indépendance de la
Cette solution aux problèmes de circulation est bien ancrée dans la culture à
Washington et s’est développée d’elle-même
en accord avec les principes du marché.
Comme quoi tout le monde peut gagner !
Le « slugging », bien que non officiel et non
réglementé par le gouvernement, comporte
des règles informelles qui se sont implantées. Par exemple, on ne parle pas, à moins
que le conducteur n’entame la conversation,
on ne consomme ni nourriture, ni breuvage,
ni cigarette dans la voiture, et bien d’autres.
Source : Isabelle Duriez, « Covoiturage », La Presse, 5 mai 2003, p. B1.
autre de 50 places est affectée à un groupe qui en comprend 60. Tous les étudiants
touchés par cette anomalie sont des nouveaux. Comme les deux groupes en cause
approuvent la réaffectation des salles, ils en retirent sûrement un bien-être accru.
Personne d’autre dans l’École n’est touché.
Certains étudiants sont avantagés par le changement, sans qu’aucun soit désavantagé ; on peut donc en déduire que le nouvel horaire représente une amélioration.
L’économiste parle alors de quasi-unanimité. En améliorant le sort de certains sans
nuire à quiconque, la modification de l’horaire permet d’accroître le bien-être collectif. L’horaire initial n’est donc pas optimal. Il peut être amélioré parce qu’il apparie
mal les salles et les groupes, et qu’il utilise mal les locaux disponibles. Le graphique 1-1
illustre l’amélioration de bien-être résultant de ce deuxième aménagement : la satisfaction des nouveaux s’est accrue et celle des anciens ne diminue pas pour autant.
6. L’UNANIMITÉ PERDUE...
R
ares sont les changements qui font seulement des heureux, qu’il s’agisse d’un
réaménagement d’horaire ou d’une politique économique. La plupart des
mesures gouvernementales font des gagnants et des perdants. En autorisant l’accès
des produits étrangers au Canada, le gouvernement favorise les consommateurs, au
détriment des travailleurs. En renforçant les règles portant sur la pollution, il avantage les amants de la nature, mais c’est la population dans son ensemble qui devra
financer le coût de l’effort d’épuration. La disparition d’un terrain de golf permet
la construction de nouvelles maisons, mais elle peut influer sur la qualité de vie des
7
8
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
personnes habitant à proximité (encadré 1-2). Comment évaluer une politique qui
engendre des gagnants et des perdants ? Comment déterminer son effet sur le bienêtre collectif ?
Supposons qu’une salle de cours de 100 places soit réservée à un groupe de 80 étu­
diants, alors qu’une autre de 75 places soit allouée à un groupe de 90 étudiants. La
permutation des salles semble tout indiquée : le bien-être devrait augmenter si on
plaçait le groupe plus nombreux dans la grande salle. Mais les 80 étudiants du
premier groupe désirent conserver leur salle de 100 places ; ils ne voient pas d’un
bon œil qu’on leur octroie une salle plus exiguë. Ils seraient défavorisés au profit de
l’autre groupe. Qu’advient-il du bien-être collectif si on procède au changement ?
S’accroît-il ? Diminue-t-il ? Reste-t-il constant ? Est-il même possible de se prononcer ?
Les autorités pourraient trancher en recourant à une règle arbitraire ou en évaluant la situation en se basant uniquement sur le nombre de personnes touchées.
Seuls 80 étudiants sont désavantagés par la modification, alors que 90 autres sont
favorisés. Mais il se peut que le groupe plus restreint attache une grande importance au cours en question, tandis que l’autre verrait son horaire modifié pour un
cours que d’aucuns jugent accessoire (il s’agit peut-être d’un cours à saveur économique !). Le nombre de personnes touchées ne constitue donc pas un critère adéquat
parce qu’il ne reflète pas l’intensité des préférences.
S’il était possible de quantifier les gains et les pertes de bien-être enregistrées par
chaque étudiant et d’en faire la somme, ne pourrait-on pas prendre une décision en
se fondant sur le total obtenu ? Une somme positive indiquerait que le bien-être
collectif se serait accru, dans le cas contraire on conclurait à une réduction du
bien-être. Toutefois, il est impossible de mesurer la satisfaction de chaque étudiant
ou encore celle de chaque résident touché par un changement de zonage. Alors,
comment prendre une décision ? Il faudrait quasiment être en mesure de comparer
les satisfactions individuelles pour se prononcer. Cependant, comment comparer le
bonheur de deux personnes différentes ? Quand un individu est plus heureux qu’il
ne l’était et que son voisin l’est moins, dira-t-on que le bonheur collectif augmente
ou qu’il diminue ? Il est impossible de se prononcer parce qu’on ne peut pas comparer les bonheurs individuels. Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’issue ? Pas tout à fait.
Il existe une solution. On peut reformuler le problème de manière à s’abstenir de
comparer les bonheurs individuels et à respecter la règle de la quasi-unanimité.
7. L’UNANIMITÉ RETROUVÉE
L
es 90 étudiants avantagés, des anciens, tiennent mordicus à la permutation des
salles. En suivant le cours dans une salle plus grande, ils comprendraient plus
facilement la matière et économiseraient du temps lorsqu’ils préparent leurs examens. Pour obtenir le changement de salle de cours, ils sont disposés à consacrer
une partie du temps économisé à aider les 80 nouveaux qui seraient défavorisés. Ils
suggèrent donc à ces derniers d’accepter le changement, moyennant quoi ils leur
donneraient un coup de main pour préparer leurs examens. Après mûre réflexion,
les nouveaux acceptent cette proposition. Que peut-on en conclure ?
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
E N C A D R É 1 - 2  
Saint-Laurent : on voit rouge sur les verts
Un terrain de discorde
Des résidents en bordure d’un terrain de golf s’insurgent
contre son éventuelle disparition au profit de nouvelles maisons
D
es propriétaires ayant payé jusqu’à
990 0 00 $ une maison en bordure du
terrain de golf Le Challenger, dans le sec­
teur Bois-Franc de l’arrondissement de SaintLaurent, sont en colère. Le golf va bientôt
disparaître et sera remplacé par de nouvelles
maisons par le promoteur Bombardier Services Immobiliers.
Estimant avoir été trompés par la publicité
qui vantait la présence du golf, ils demandent à l’arrondissement de rejeter ce projet.
Mariano Rodriguez est outré. Il a acheté
sa maison plus de 600 0 00 $ il y a deux ans
et il dit n’avoir appris qu’en février que le
golf allait disparaître. Il montre une publicité
de Bombardier parue dans Les Nouvelles
Saint-Laurent, le 21 mars 2004, sur laquelle
on lit : « Maisons unifamiliales directement sur
le golf, de 519 0 00 $ à 990 0 00 $ ». Aucune
mention n’y est faite que le golf pourrait être
remplacé par des résidences dans l’avenir.
« On a tous payé une prime, car on était
en face du golf », dit M. Rodriguez. Son voisin,
Ngoc Bao Hoang, est tout aussi mécontent.
« J’ai acheté à la fin 2005 et on ne m’a jamais
dit qu’il n’y aurait plus de golf », dit-il. Même
chose pour Yves Noël, qui a acheté sa maison
en 2002 et qui affronte même Bombardier
devant les tribunaux : le promoteur lui reproche de garer son auto devant son garage,
ce qui serait toutefois permis par la Ville.
En tout, plus d’une cinquantaine de propriétaires n’auront plus d’accès direct au
golf avec la phase 3, qui doit faire disparaître
les 18 trous du golf d’ici 2009.
« C’est sans compter tous les propriétaires
qui ont une belle vue sur le golf depuis leur
maison, notamment l’immeuble Les Verrières
du Golf, qui va devoir changer de nom et
devant lequel on est en train de construire
trois immeubles », dit M. Rodriguez.
Conseil d’arrondissement
Le dossier devait être abordé au dernier
conseil d’arrondissement mardi, il a été reporté en juin à la dernière minute afin de
laisser le temps aux fonctionnaires et au pro­
moteur d’essayer de trouver un arrangement
avec ces résidents.
« On veut tenir compte de leurs remarques,
comme on le fait depuis le début des con­
sultations sur le sujet », a déclaré le maire de
Saint-Laurent, Alan DeSousa, à La Presse.
M. DeSousa dit par ailleurs que la vocation de ces terrains, occupés anciennement
par l’aéroport de Cartierville, a toujours été
résidentielle et que le tout était connu des
citoyens. « C’est Bombardier qui a demandé
à la Ville en 1999 qu’on ajoute l’usage d’un
golf malgré le zonage, ce que la Ville a fait,
dit-il. C’était un golf provisoire créé par Bombardier. Ce n’était pas un milieu naturel. »
Le maire DeSousa affirme qu’il est indiqué dans les actes notariés des propriétaires
que le golf est provisoire.
« Moi, il n’y a rien d’écrit dans mon acte de
vente », rétorque M. Hoang. « À ma connais­
sance, moi non plus », ajoute M. Rodriguez.
Il est possible que les constructeurs qui
vendent les maisons aient omis durant une
période de le mentionner, dit en substance
M. DeSousa.
Joint par La Presse, le président de Bombardier Services Immobiliers, Fred Corriveau,
n’a pas voulu répondre à nos questions et
nous a référés à un relationniste.
Pourquoi les publicités diffusées n’indiquentelles pas que le golf est temporaire ? « Parce
qu’à ce moment-là j’imagine que tout allait
bien de ce côté-là », répond Marc Duchesne,
relationniste, avant d’ajouter : « Le constructeur devait leur dire que ce golf-là était tem­
po­raire. »
Vers un référendum ?
Les résidents frustrés espèrent que la po­
pulation de Bois-Franc votera à un éventuel
référendum contre la disparition du golf.
Mais si ce n’est pas le cas, ils souhaitent au
moins avoir plus d’espaces verts que le projet actuellement sur la table.
L’idée d’aménager un golf a germé à la fin
des années 1990, car la construction résiden­
tielle était lente et « Bombardier y voyait un
intérêt économique », lit-on dans des documents de l’arrondissement. Mais depuis, le
rythme du développement a augmenté et les
constructeurs manquent d’espace. Le golf dis­
paraîtra donc au rythme de la construction et
des conditions économiques.
Sur le site Internet du golf Le Challenger,
on peut lire : « Le Challenger est un terrain
de golf public. Ceux et celles qui se présenteront sur ce magnifique parcours seront
traités comme des invités de marque. »
Source : Éric Clément, La Presse, 4 mai 2006, p. A1.
Supposons qu’on ait pu conclure le marché : les deux parties en tirent sûrement
des avantages ; à tout le moins, personne n’est désavantagé. Les nouveaux perdent
l’avantage de la grande salle, mais l’aide reçue des anciens compense amplement cet
inconvénient. Les anciens obtiennent le changement désiré, mais ils doivent dédommager les nouveaux. Le marché leur convient, sans quoi ils l’auraient refusé. Ils
sont eux aussi avantagés, même s’ils doivent consacrer du temps précieux à aider les
nouveaux. Une fois la compensation versée par les anciens, personne ne perd et cer­
tains gagnent. Le bien-être collectif s’accroît sûrement si les anciens dédommagent
pleinement les nouveaux, tout en améliorant leur propre sort. L’allocation des salles
9
10
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
n
n n G rap h ique | 1-2
L’unanimité perdue… et retrouvée
Satisfaction
des nouveaux
Moyenne
R7
R4
R6
Compensation
R5
Grande
Satisfaction
des anciens
Comment évaluer un changement d’horaire qui avantage les anciens, au détriment des nouveaux (passage de R4 à
R 5) ? Si les gagnants (anciens) peuvent dédommager les perdants (nouveaux) tout en améliorant leur sort (passage
de R 5 à R6), le changement obtient la quasi-unanimité après compensation et améliore l’allocation des ressources.
Si les anciens ne bénéficient pas assez du changement pour être en mesure de dédommager les nouveaux, le
changement de grille d’horaire n’accroît pas le bien-être collectif. Dans une situation de ce genre, les anciens
seraient désavantagés par le changement une fois qu’ils auraient pleinement dédommagé les nouveaux (passage
de R 5 à R7). La libéralisation des échanges avec l’étranger s’analyse de la même façon. En avantageant les consommateurs (anciens) et en pénalisant les travailleurs (nouveaux), l’ouverture des frontières (passage de R4 à R 5) a des
effets contradictoires sur le bien-être collectif. Après compensation (passage de R 5 à R6), cette politique améliore
l’allocation des ressources : les consommateurs gagnent et les travailleurs ne perdent pas.
peut donc être améliorée : on peut la modifier au profit de tous, à condition que les
gagnants indemnisent les perdants. Le principe de compensation permet de transformer le problème initial de façon à retrouver la quasi-unanimité, sans qu’on doive
comparer les satisfactions individuelles (graphique 1-2).
On peut utiliser cette méthode pour analyser les politiques économiques. Le
gouvernement pourrait financer un programme d’épuration en levant des impôts
auprès des citoyens qui jouiront d’un environnement épuré. Si les amants de la
nature sont encore gagnants après avoir financé l’effort d’épuration, le programme
améliore l’allocation des ressources, sans qu’il y ait de perdants. Parce qu’il obtient
la quasi-unanimité, le programme est évalué positivement par l’économiste. L’encadré 1-3 donne un exemple de compensation dans le cas d’une centrale électrique
au charbon.
8. L’UNANIMITÉ POTENTIELLE
E
n pratique, la compensation est rarement versée. Comment indemniser les travailleurs du textile qui perdent leur emploi à cause de la libéralisation des
échanges avec nos partenaires asiatiques ? Comment s’assurer que les consommateurs (les gagnants) contribuent au dédommagement des travailleurs (les perdants) ?
La tâche consistant à assurer la compensation est très complexe, voire impossible à
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
E N C A D R É 1 - 3  
L
Cheshire (Ohio) : exemple de compensation
a petite ville de Cheshire dans l’État amé­
ricain de l’Ohio a rendu l’âme en 2002.
Située à côté d’une centrale de production
d’électricité alimentée au charbon, elle était
envahie en permanence par une fumée bleue
causée par l’acide sulfurique et le trioxyde
de soufre. Contrairement aux scénarios
d’Hol­lywood bien connus où les citoyens
doivent combattre une batterie d’avocats à
la solde d’une grande société, le dénouement
a été plutôt inattendu. L’American Electric
Power, propriétaire de la centrale, a offert
d’acheter toutes les maisons de Cheshire
pour la somme de 20 millions de dollars.
Les quelque 200 résidents devront toutefois
quitter à la fois leur maison et leur ville ;
celle-ci sera rasée en échange d’une compensation équivalente à plus de trois fois la
valeur de la propriété. Les discussions ont
été fort brèves et les résidents se sont empressés d’accepter cette offre, renonçant
aussi à leur droit de poursuivre la société.
Une histoire de compensation qui finit
bien.
Source : Adam Goodhart, « Something in the air », The New York Times, 8 février 2004.
effectuer. Si les consommateurs gagnent plus que les travailleurs du textile ne
­perdent sans qu’il y ait de dédommagement, le bien-être collectif s’accroît-il ? Si les
anciens gagnent plus du fait de la permutation des salles que les nouveaux ne
­perdent, mais qu’ils ne les dédommagent pas, qu’advient-il du bien-être collectif ?
À strictement parler, le versement de la compensation est une condition sine qua
non de l’évaluation d’une politique qui engendre des gagnants et des perdants.
Mais cette condition est extrêmement limitative. Les difficultés liées à la mise en
place des mécanismes de compensation exacte interdiraient presque d’évaluer la
moindre politique économique ; c’est pourquoi les économistes considèrent que le
seul fait qu’une compensation soit possible suffit pour évaluer une politique. Si les
gagnants gagnent assez pour dédommager les perdants, les économistes concluent
à un accroissement du bien-être collectif, même si aucune compensation n’a été
versée. Il y a une amélioration potentielle du bien-être collectif, qui se réaliserait
advenant le versement de la compensation. En l’absence de compensation, il y a
néanmoins des perdants. On pourrait toutefois obtenir l’unanimité si une compensation était versée.
9. MISSION ACCOMPLIE ?
S
upposons que les nouveaux rejettent la proposition des anciens. À leurs yeux,
l’aide promise ne les dédommage pas assez de la perte des avantages que présente la grande salle. Par ailleurs, les anciens ne sont pas disposés à bonifier leur
offre ; ils ne retirent pas assez d’avantages du changement pour obtenir le consentement des nouveaux. Le marché ne se conclura pas et le changement de grille
horaire n’aura pas lieu.
Si les gagnants ne retirent pas assez d’avantages pour dédommager les perdants,
le changement n’améliore pas l’allocation initiale. S’il est impossible de modifier la
grille horaire sans que quelqu’un se juge désavantagé même après versement de la
compensation, cet horaire est optimal. Si toute modification susceptible d’être
apportée engendre nécessairement au moins un perdant ne pouvant être dédommagé, il faut en conclure que l’horaire ne peut pas être amélioré. En consultant le
graphique 1-2, on voit bien que tout changement, quel qu’il soit, ferait baisser la
satisfaction d’au moins un groupe après compensation.
11
12
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
Supposons que les autorités aient exploré, au moyen de l’ordinateur, toutes les
modifications possibles à l’horaire initial. Aucune combinaison ne leur a échappé.
Elles ont apporté tous les ajustements qui amélioraient le sort de certains étudiants
sans nuire aux autres. Toutes les autres modifications étudiées ont été rejetées parce
qu’elles auraient désavantagé certains étudiants, même en tenant compte de la compensation. L’horaire obtenu ne peut plus être modifié de manière à augmenter le
bien-être collectif, il est optimal. Les autorités ont accompli leur tâche avec brio et
peuvent s’accorder un répit bien mérité. Est-ce vraiment le cas ? Ont-elles trouvé
l’horaire idéal ? Pas tout à fait.
10. L’INÉGALITÉ DES BONHEURS INDIVIDUELS
E
n apportant à l’horaire initial toutes les modifications qui élevaient le bien-être
collectif, les autorités ont obtenu l’horaire optimal. Elles ne peuvent plus le
modifier sans désavantager l’un ou l’autre groupe d’étudiants. Cependant, cet horaire
réserve un meilleur sort aux nouveaux qu’aux anciens. On pourrait le modifier
pour améliorer l’horaire des anciens, toutefois cela se ferait au détriment des nouveaux : un cours de moins le lundi matin pour les anciens, un cours de plus pour
les nouveaux. En remplaçant un à un les cours des nouveaux par ceux des an­ciens,
on obtient autant d’horaires qui diffèrent uniquement par leur façon de traiter les
anciens et les nouveaux. Tous ces horaires sont efficaces, mais ils entraînent des
niveaux de satisfaction différents pour les anciens et les nouveaux. Le graphique 1-3
les réunit sur la frontière de satisfaction : en passant de l’un à l’autre, il se produit
toujours une redistribution des satisfactions. Tous ces horaires utilisent efficacement
les ressources, mais ils ont des effets distributifs différents. On ne peut les réaménager pour améliorer le sort d’un groupe sans simultanément nuire à un autre.
n
La frontière de satisfaction
n n G rap h ique | 1-3
Satisfaction
des nouveaux
R3
Tous les points sur la
frontière de satisfaction
sont efficaces
R0
R6
R1
R5
Satisfaction
des anciens
Les horaires R 3, R 5 et R6 utilisent efficacement toutes les ressources disponibles ; il est impossible de les réaménager sans nuire à un groupe. En
reliant tous les horaires partageant
cette caractéristique, on obtient la
frontière de satisfaction. Cette frontière indique les niveaux maximaux de
satisfaction que l’on peut procurer aux
anciens et aux nouveaux en se servant
des ressources disponibles. Tout
déplacement le long de cette frontière
implique que la satisfaction d’un
groupe diminue quand celle de l’autre
augmente. Les horaires R 0 et R1 ne
sont pas optimaux : ils n’utilisent pas
efficacement toutes les ressources
disponibles, puisqu’il est possible d’accroître la satisfaction des deux groupes
à partir des points R0 et R1.
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
Parmi tous ces horaires efficaces, les autorités doivent choisir l’horaire le plus
équitable. Qui aura le plus grand nombre de cours le lundi matin ? Les nouveaux ?
Les anciens ? Quel doit être le traitement relatif des divers groupes ? C’est le problème
de la distribution. Sur quoi se fonder pour choisir ? Comment comparer des horaires
qui diffèrent seulement du point de vue distributif ? Il n’existe pas de solution unique
à ce problème. Il en existe plusieurs, qui sont équivalentes, mais les choix s’effectuent selon les valeurs de chacun. Une direction attentive aux besoins des nouveaux
et aux difficultés qu’ils rencontrent opterait pour un horaire favorable aux nouveaux. « Il est déjà assez difficile d’entreprendre une première année à l’université
sans avoir en plus un horaire impossible ! Nos anciens comprendront », pourrait-on
entendre dans les corridors. L’association étudiante, dominée par les anciens, tenterait d’obtenir un horaire qui leur soit plus favorable : « Les anciens ont le droit de
choisir le meilleur horaire. Laissons les nouveaux se débrouiller. » Quel système de
valeurs privilégier ? La compassion ou le droit d’aînesse ?
11. L’EFFICACITÉ ET LA JUSTICE
L
a société se trouve continuellement tant devant des problèmes d’allocation que
devant des problèmes de distribution. D’abord, elle doit décider de l’allocation
de ses ressources afin d’en tirer le meilleur parti possible pour le mieux-être de
la population ; elle doit cerner les situations dans lesquelles les ressources sont
mal utilisées et y apporter des correctifs permettant d’améliorer le sort de la col­
lectivité.
Quand un gouvernement accumule des surplus d’œufs qui sont finalement
détruits, il y a sûrement un problème allocatif, un problème de mauvaise utilisation
des ressources. Il est possible de faire mieux. Ces œufs auraient été d’une plus
grande utilité s’ils avaient été consommés. Peut-être aurait-il été préférable d’en
produire moins et de produire d’autres biens à la place. Il aurait sûrement été possible de s’organiser différemment et d’augmenter le bien-être de certaines personnes
sans nuire à d’autres.
Quand des cours d’eau sont pollués par les eaux ménagères provenant des égouts
municipaux et par les déchets industriels, une ressource rare et non renouvelable
sert de dépotoir et ne peut plus être employée à des fins de loisirs. Ne serait-il pas
possible de remédier à cette situation de manière que cette ressource bénéficie à
tous ? Ne pourrait-on se débarrasser autrement des déchets, préserver cette ressource non renouvelable à des fins de loisirs et augmenter le bien-être général ?
Devrait-on produire plus d’aliments et moins de produits électroniques ? Consacrer
moins de ressources à l’élevage des porcs pour avoir un environnement plus sain ?
Les services de santé et d’éducation absorbent-ils trop ou trop peu de ressources ?
Il est important pour une société de tirer le meilleur parti de ses ressources rares ;
le niveau de vie en dépend. Quand l’économiste affirme qu’une mesure donnée
améliorerait l’allocation des ressources, il veut dire qu’en l’adoptant la société
obtiendrait davantage. Elle obtiendrait en quelque sorte des biens additionnels gratuits. Ce qui n’est pas à dédaigner.
13
14
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
Par ailleurs, s’il importe de bien exploiter les ressources, il faut aussi se préoccuper de la distribution des revenus entre les individus. Le fait de maximiser le revenu
total et le bien-être de la collectivité en assurant une allocation optimale des ressources ne constitue que le premier volet de la démarche de l’économiste ; il convient
en second lieu de s’intéresser à la répartition du revenu et du bien-être entre les
personnes. Les deux préoccupations sont indissociables dans toute analyse des
politiques économiques.
Il est évident que les revenus sont répartis inégalement. S’ils ne recevaient pas
les prestations du gouvernement, certains jeunes parviendraient mal à subsister.
Les familles monoparentales ont peine à joindre les deux bouts et attendent impatiemment leurs prestations d’aide financière gouvernementale pour arrondir les fins
de mois. Des personnes âgées vivent sous le seuil de la pauvreté et craignent qu’une
grève ne retarde le versement de leur pension de vieillesse. D’autres groupes sont par
contre à l’abri de toute préoccupation financière ; leurs placards regorgent de vêtements et de chaussures, ils vivent dans un château et disposent de plusieurs voitures.
À première vue, le problème de la distribution des revenus peut paraître simple.
Certains groupes sont défavorisés d’une façon qui est inadmissible dans une société
civilisée et humaine et on doit leur assurer un revenu décent. Néanmoins, le problème est plus délicat qu’il n’y paraît de prime abord. En deçà de quel niveau de
revenu peut-on dire que les personnes âgées manquent de ressources ? S’il y a
consensus pour leur assurer une qualité de vie minimale, personne ne s’entend sur
le revenu qu’il conviendrait de leur garantir. Si pour certains le régime de pensions
actuel est trop généreux, pour d’autres il est nettement insuffisant. Doit-on se
contenter d’aider les démunis ou faut-il égaliser davantage les revenus ? Faut-il
confisquer les revenus jugés excessifs ? La réponse à ces questions fait appel à des
jugements de valeur et renvoie à un choix de société. Il appartient aux élus de faire
ce choix et de déterminer la distribution des revenus la plus équitable. L’économiste
ne peut pas proposer son aide en sa qualité d’économiste. S’il a acquis des compétences qui lui permettent d’analyser l’allocation des ressources, il n’a par contre
aucune compétence particulière qui l’autorise à définir la distribution des revenus
la plus juste. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une question de compétence, mais d’une
question de valeurs.
12. LES FAITS ET LES VALEURS
F
aut-il hausser le salaire minimum ? Quel beau thème pour un débat animé
entre un dirigeant syndical et un représentant patronal ! On imagine facilement
que la discussion puisse se révéler un dialogue de sourds et que l’auditeur en sorte
en ayant l’esprit plus confus qu’autrement. Bien sûr, chaque adversaire a des intérêts
à défendre et ses interventions pourraient en être teintées. En outre, le risque de
confusion est grand parce que le débat pourrait porter tour à tour sur les faits et
sur les valeurs.
Le représentant patronal peut insister sur les conséquences allocatives d’une
hausse du salaire minimum, plus particulièrement sur les effets que celle-ci pourrait avoir sur la capacité concurrentielle des entreprises et sur la création d’emploi.
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
Davantage préoccupé par la dimension distributive de la question, le dirigeant syndical pourrait mettre l’accent sur la « juste » rémunération des travailleurs et sur le
revenu minimal dont toute famille devrait disposer. Si on ne s’efforce pas de distinguer les deux dimensions du problème, le débat débouche sur une impasse.
Supposons que deux personnes aient à choisir la meilleure route pour se rendre
à un endroit. Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles s’entendent d’abord sur la destination ? Cela peut paraître évident, mais dans bien des débats à caractère économique
les par­ticipants omettent de fixer la destination, d’où des résultats prévisibles ! Si le
dirigeant syndical évalue toute politique économique en fonction des effets distributifs qu’elle peut avoir et que son vis-à-vis se préoccupe uniquement des répercussions allocatives, leurs destinations diffèrent, ils poursuivent des objectifs différents
et le débat peut s’éterniser sans que les choses avancent d’un pas. Le désaccord
porte sur les valeurs et sur les objectifs poursuivis. Il ne faut pas s’étonner que les
routes divergent si les destinations diffèrent !
Même quand la destination est connue au départ, la discussion peut demeurer
confuse parce qu’il existe plusieurs critères pour définir la meilleure route. Est-ce
la route la plus courte ? La plus directe ? La plus simple ? La plus rapide ? La moins
achalandée ? La plus panoramique ? Sur quelle base choisir ? Ici encore, c’est une
affaire de valeurs, de préférences, de critères, dont l’importance peut varier d’une
personne à l’autre. Il existe autant de « meilleures routes » que de critères, chacun
d’entre eux étant aussi valable que l’autre. Les débats resteront improductifs si les
préférences et les valeurs des intervenants ne sont pas clairement établies.
Il est possible, cependant, que les représentants syndical et patronal se préoc­
cupent tous deux de venir en aide aux démunis, sans pour autant s’entendre sur
l’augmentation du salaire minimum. Leur désaccord ne porte plus alors sur les
valeurs, mais sur les faits : ils n’ont pas la même interprétation de la réalité. Dans
ce cas, il y a un espoir (peut-être mince !) de faire avancer le débat. Les deux intervenants ne peuvent pas avoir raison simultanément. L’un peut penser que le salaire
minimum aide les travailleurs à bas salaires, l’autre est d’un avis contraire. Si l’un
a raison, l’autre a tort. Si l’un dit vrai, l’autre se trompe. Ils se dirigent vers le même
endroit et ils sont d’accord pour dire que la route la plus courte est la meilleure.
S’ils ne choisissent pas la même route, c’est qu’ils ont mal mesuré les distances. On
peut en principe résoudre le désaccord en recourant à des calculs, en mesurant
correctement les distances.
13. EXPLIQUER ET ÉVALUER
T
oute décision de politique économique repose sur une analyse à deux volets.
Pour répondre à la question sur le salaire minimum, deux démarches sont
requises. Il faut d’abord déterminer les conséquences de la mesure : Quels seront les
effets probables d’une hausse du salaire minimum sur le fonctionnement de l’économie et sur la situation des démunis ? Il faut ensuite évaluer ces conséquences :
Compte tenu de ces effets, la hausse du salaire minimum est-elle souhaitable ?
Améliore-t-elle la situation ? Permet-elle d’atteindre l’objectif visé au moindre coût
possible ?
15
16
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
La première démarche consiste à établir correctement les faits : Comment l’économie réagit-elle à une hausse du salaire minimum ? Elle vise à éclairer le fonctionnement de l’économie pour cerner correctement les effets d’une décision d’ordre
économique. C’est une démarche positive : il s’agit d’expliquer les phénomènes, les
faits, sans chercher à les évaluer, sans porter de jugement. Cette démarche est scientifique ; ses résultats sont en principe réfutables, on peut démontrer qu’ils sont vrais
ou qu’ils sont faux.
La seconde démarche est normative ; elle consiste à évaluer les effets des poli­
tiques pour déterminer si celles-ci sont désirables ou non. Elle repose donc sur des
désirs, des valeurs, qui appartiennent au domaine du bon et du mauvais, non au
domaine du vrai et du faux. Il s’agit de définir ce qui est désirable, les politiques
que les autorités devraient mettre en œuvre pour améliorer la situation. Cette
deuxième démarche n’est pas scientifique. Elle fait appel à des valeurs et est acceptable seulement pour ceux qui partagent ces valeurs. Certains préfèrent le porc au
bœuf. C’est une question de goût. Mais le bœuf peut être meilleur pour la santé que
le porc. C’est une question de fait, qu’on peut démontrer et réfuter scientifiquement.
Le salaire minimum accroît-il le revenu des démunis ? C’est une question de fait.
Une hausse du salaire minimum est-elle désirable ? Cela dépend des valeurs de
chacun, nous ne sommes plus dans le domaine des constats.
Quels seront les effets sur la consommation de cigarettes d’une taxe d’accise de
10 % sur le tabac ? Combien d’emplois seront-ils perdus ou créés en raison de la
libéralisation des échanges ? Quels seront les secteurs touchés ? La réponse à ces
questions requiert une démarche scientifique qui vise à déterminer les conséquences
prévisibles de ces mesures. Mais les gouvernants qui veulent aussi savoir si ces
conséquences sont désirables ou non ne peuvent en rester là. C’est seulement alors
que se pose une autre série de questions : Doit-on instaurer une taxe de 10 % sur le
tabac ? Doit-on ouvrir les frontières aux produits asiatiques ? Ces interventions
sont-elles bonnes pour l’économie canadienne ?
Toute recommandation est normative parce qu’elle requiert forcément une évaluation. Elle repose sur des valeurs que tous ne sont pas tenus de partager. Quand
l’économiste affirme qu’une politique améliore l’allocation des ressources, il fait
appel à certaines valeurs. Il évalue l’allocation des ressources selon les préférences et
les désirs des consommateurs, tels qu’ils s’expriment sur les marchés. Pour résoudre
le problème de la confection de la grille horaire optimale, il évalue les horaires
possibles selon les préférences de la population étudiante. Il évite d’introduire ses
valeurs personnelles dans son analyse. L’analyse des phénomènes économiques
devient désespérément confuse si elle incorpore des jugements de valeur qui peuvent
varier d’une personne à l’autre. C’est la raison pour laquelle l’économiste refuse de
définir la distribution des revenus qui serait selon lui la plus équitable, parce qu’alors
il incorporerait une préférence personnelle dans son analyse. Il a tout de même un
rôle important à jouer en matière de distribution des revenus.
Son rôle débute une fois que le gouvernement a cerné la distribution des revenus
qui serait la plus équitable. Supposons que le gouvernement décide d’accroître les
revenus des démunis. Deux programmes d’aide sont à l’étude : le premier consiste
à verser des prestations aux personnes qui disposent d’un revenu inférieur à un
certain seuil ; le second passe par la gratuité de certains services publics. Lequel de
ces programmes le gouvernement doit-il choisir ? C’est à ce niveau qu’intervient
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
l’économiste. Sans remettre en question l’objectif visé, il peut aider à l’atteindre : sa
tâche consiste à indiquer au gouvernement le moyen qui lui permettra d’effectuer
la redistribution voulue au moindre coût possible (graphique 1-4). Mais l’économiste n’a pas à choisir la distribution des revenus la plus juste. Son expertise l’autorise seulement à se prononcer sur l’allocation des ressources et à trouver le meilleur
moyen pour redistribuer les revenus.
n
n n G rap h ique | 1-4
La redistribution au moindre coût
Satisfaction
des démunis
Gain des
démunis
}
R1
R2
R0
Satisfaction
des contribuables
La société se situe initialement au point R0. L’allocation des ressources est optimale, puisque R0 se situe sur la
frontière de satisfaction, mais les revenus sont distribués inégalement : les démunis atteignent un niveau de satisfaction nettement plus faible que les contribuables. Afin d’aider les démunis, le gouvernement peut leur verser des
paiements de transfert ou fournir gratuitement certains services publics. La gratuité des services publics coûte cher
au contribuable, puisqu’elle s’applique à tous les consommateurs des services publics, et pas seulement aux personnes à revenu modeste (passage de R0 à R1). Une aide plus sélective, comme les transferts aux démunis, serait
moins coûteuse (passage de R0 à R 2) ; pour la même augmentation de satisfaction chez les démunis, elle nécessite
un débours (perte de satisfaction) plus faible de la part des contribuables. Les deux programmes éloignent la
société de la frontière de satisfaction, parce qu’ils entraînent une allocation non optimale des ressources, mais le
programme de transferts aux personnes à revenu modeste occasionne un éloignement plus faible de l’optimum.
14. LA RHÉTORIQUE ÉCONOMIQUE
L
’analyse économique recourt abondamment aux modèles. On appelle modèle
une construction de l’esprit qui met en relief les aspects essentiels d’un problème pour en simplifier l’analyse. Il ne sert pas à décrire la réalité, mais plutôt à
la comprendre et à l’expliquer. La réalité est complexe : le modèle retient seulement
les éléments indispensables à la compréhension du phénomène étudié. Un modèle
repose donc forcément sur des hypothèses, puisqu’il se veut, par définition, une
représentation partielle de la réalité.
Le problème de la confection des horaires de cours a été analysé au moyen d’un
modèle. En supposant que HEC Montréal soit composée de deux groupes d’étudiants, ce modèle simplifie et fausse la réalité parce que l’École compte une pluralité
de groupes. En faisant abstraction de la multitude des groupes et de la variété des
17
18
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
préférences, il est devenu plus facile d’approfondir le problème de base. Il aurait été
laborieux d’analyser la question en posant l’existence d’une vingtaine de groupes
ayant des goûts distincts et cela n’aurait pas permis de mieux comprendre le problème. Au contraire, les explications auraient été plus lourdes et la compréhension
plus faible. L’essence du problème aurait pu nous échapper.
L’arsenal des économistes comprend une pléthore de modèles, chacun ayant ses
particularités et son utilité propres parce qu’ils visent à expliquer des aspects différents de la réalité. On reproche souvent à ces modèles de manquer de réalisme, de
s’écarter de la « vraie vie », du concret. Dans un certain sens, ce manque de réalisme
supposé ne représente pas une faiblesse, mais bien une force. Pour être productif,
un débat doit être discipliné. Il faut qu’il y ait un langage commun, des points de
repère. Une discussion sans balises ne mène nulle part, puisque les participants
refusent de s’imposer une discipline et que leurs interventions vont dans toutes les
directions. Le recours à un modèle contraint les protagonistes à organiser le
débat et permet qu’un échange constructif ait lieu entre des intervenants aux idées
­divergentes.
L’histoire du Petit Chaperon rouge, de Charles Perrault, est amusante (pour les
enfants), malgré tout elle a aussi des vertus didactiques. Si un père de famille veut
sensibiliser son fils de trois ans aux dangers que présentent les inconnus, il peut
aborder le sujet en adulte, de façon sérieuse et abstraite, en essayant d’expliquer
pourquoi les inconnus constituent un danger, surtout quand ils offrent des frian­
dises. Il n’est pas certain que l’enfant saisisse bien le message : une conversation de
ce genre ne correspond pas à sa façon de voir les choses. Comment peut-il avoir des
échanges avec son père sur un ton aussi sérieux ? L’exercice est improductif, le père
et le fils ne parlant pas le même langage. En racontant l’histoire du Petit Chaperon
rouge et en prenant bien soin de présenter dans les moindres détails la rencontre
avec le loup, le père peut transmettre ses préoccupations à son fils. Bien sûr, cette
histoire est pure invention : les loups ne parlent pas. Pourtant, cette histoire invraisemblable a son utilité si elle fait passer le message du père, sans compter qu’elle
permet aussi d’endormir les enfants !
Le modèle économique s’apparente à l’histoire du Petit Chaperon rouge ; il
raconte en quelque sorte une histoire simple. Des petits malins diraient qu’il permet
aussi d’endormir les étudiants ! Certes, il est irréaliste (car les loups ne parlent pas),
là n’est pas la question. Il faut plutôt se demander s’il atteint ses objectifs. Favoriset-il la tenue d’un débat discipliné ? Permet-il d’avoir des échanges productifs en
axant la discussion sur le même aspect de la réalité ? Permet-il au débat de pro­
gresser ? Facilite-t-il la compréhension du phénomène étudié ? S’il réussit à faire
comprendre un seul aspect de la réalité, le modèle est utile. Même s’il n’englobe pas
toute la réalité, il est réaliste dans la mesure où il permet d’en appréhender correctement une dimension.
15. PLAN DU LIVRE
C
e manuel propose un cadre d’analyse cohérent et rigoureux de l’intervention
gouvernementale, cadre qu’il applique à divers problèmes et politiques économiques. Il ne prétend pas apporter de solution définitive aux problèmes étudiés,
CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE
loin de là. Il vise plutôt à en faire ressortir la dimension économique fondamentale.
Il ne retient pas tous les aspects des problèmes qu’un gouvernement doit prendre
en considération avant d’adopter une politique. Il vise plutôt à en expliquer les
aspects essentiels, qu’aucune analyse de politique ne saurait escamoter. Il cherche
constamment à faire valoir et à faire comprendre le point de vue économique. Les
économistes accordent une attention toute particulière à l’allocation des ressources.
Il est important que les ressources rares soient exploitées à leur plein potentiel pour
assurer le niveau de vie le plus élevé possible à la collectivité. Ce manuel insiste
donc fortement sur l’objectif d’une allocation optimale des ressources : il analyse
l’intervention gouvernementale du point de vue de ses effets allocatifs. C’est à ce
chapitre que l’économiste a une expertise à faire valoir et c’est cette expertise que
ce manuel vise à transmettre en termes aussi simples que possible.
Le chapitre 2 cherche à rendre compte de l’importance de l’intervention des gou­
vernements dans l’économie canadienne pour bien saisir l’ampleur du phénomène.
Le chapitre 3 fait une mise en garde : si dans certaines circonstances elle peut être
considérée comme souhaitable sur le plan théorique, l’intervention gouvernementale ne donne pas toujours les résultats escomptés, et cela à cause des failles du
processus décisionnel tant sur le plan politique que bureaucratique. On doit donc
user de prudence lorsqu’on recommande d’y avoir recours. Les deux chapitres suivants fournissent l’essentiel de l’outillage requis pour l’évaluation des politiques
économiques : le chapitre 4 expose les critères que doit respecter l’allocation des
ressources pour être optimale et le chapitre 5 explique pourquoi l’économie de
marché est en général un excellent instrument d’allocation des ressources. Cependant, le marché n’est pas parfait ; c’est pourquoi une intervention gouvernementale
peut être exigée dans certaines circonstances. Le marché est, entre autres choses,
un mauvais outil de distribution des revenus parce qu’il tolère les inégalités et la
misère.
Le chapitre 6 fait état de la distribution des revenus au Canada. Les chapitres 7,
8 et 9 portent sur les interventions qui visent à redistribuer les revenus en modifiant les prix dictés par le marché. Ils montrent que la gratuité des services publics,
le contrôle des prix, la réglementation des loyers et le soutien des prix sont de
médiocres instruments pour redistribuer les revenus. Les chapitres 10 à 13 traitent
de la fiscalité, instrument de redistribution généralement recommandé par les écono­
mistes. Dans certaines circonstances, le marché est un mauvais allocateur des ressources. Les chapitres 14, 15 et 16 abordent trois cas importants d’échecs allocatifs
du mécanisme des prix, soit les effets externes, les biens publics et l’information
imparfaite, et ils proposent des interventions pour corriger ces failles. Il existe bien
sûr d’autres cas d’échecs du marché, mais nous n’en traitons pas dans ce manuel.
Le chapitre 17 propose une analyse du problème allocatif dans une économie
ouverte : il présente l’argumentation de base portant sur les avantages du commerce
international et sur les conséquences des restrictions au commerce. Le dernier chapitre, le chapitre 18, cherche à mettre en perspective le rôle de l’économiste en
faisant ressortir certaines limites et certaines forces de la méthodologie économique.
19
CHAPITRE
L’INTERVENTION
GOUVERNEMENTALE
AU CANADA
1. Introduction
2. Les dépenses publiques
3. Les impôts
4. Les dépenses fiscales
5. La réglementation
6. Les entreprises d’État
7. Conclusion
2
22
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
1. INTRODUCTION
L
es gouvernements exercent leur action de multiples façons dans l’économie
canadienne. Leurs interventions sont si nombreuses et si variées qu’elles défient
à peu près tout effort de mesure. Comment, par exemple, apprécier l’importance
du rôle joué par le gouvernement canadien, avec ses quelque 400 ministères et
­organismes1, ou celui du gouvernement québécois, avec ses 22 ministères et ses
197 organismes2 répartis en 55 comités et conseils, 31 commissions, 22 régies,
14 tribunaux administratifs, 24 offices, 43 sociétés administratives et 8 sociétés
d’État3 ? Certaines interventions, pourtant notables, pourraient même passer inaperçues, comme ce fut presque le cas des sommes impliquées dans le scandale des
commandites. N’eût été du rapport de la vérificatrice générale du Canada4, cette
action serait peut-être encore inconnue du public.
Le domaine culturel fournit un bon exemple de la diversité des interventions gou­
vernementales. Quand un gouvernement subventionne des organismes culturels,
son appui prend la forme d’une dépense inscrite au budget. L’aide publique arrive
parfois d’une façon plus détournée. Ainsi, le gouvernement fédéral accorde un traite­
ment fiscal privilégié aux sommes investies par les contribuables dans la production
de films canadiens. Son intervention apparaît alors sous la forme d’une réduction
de ses recettes fiscales. L’aide publique peut même occasionner une augmentation
des recettes fiscales si lors du calcul de l’impôt, par exemple, le gouvernement fédéral n’autorise pas les contribuables à déduire les dépenses de publicité dans les
revues étrangères. L’intervention peut se faire par l’intermédiaire d’une société
d’État comme Radio-Canada, qui produit des émissions de radio et de télévision.
Le gouvernement joue aussi un rôle en réglementant les activités des intervenants
culturels. Il impose des règles sur le contenu canadien des émissions de radio et de
télévision, voire sur le type de musique que certaines stations de radio sont autorisées à diffuser. Comment rendre compte d’interventions aussi diverses en faisant
appel à une mesure unique qui donnerait une idée de l’importance de l’intervention culturelle du gouvernement ? La tâche est impossible. Il est inévitable alors que
l’on recoure à plusieurs mesures imparfaites, mais complémentaires. Ce qui est
vrai en matière de culture l’est encore davantage pour l’ensemble des interventions
gouvernementales.
2. LES DÉPENSES PUBLIQUES
D
e nombreuses interventions engendrent une dépense qui donne une bonne
idée de leur poids. Les sommes consacrées à la défense nationale, à l’éducation
et aux services de santé sont déterminées par la quantité et la qualité des services
fournis. Elles constituent un indice de l’ampleur de l’intervention dans ces domaines.
Les subventions versées aux organismes culturels et récréatifs permettent aussi de
mesurer l’effort consenti par le gouvernement pour assurer leur survie. Les dépenses
publiques totales permettent donc de mesurer une dimension de l’intervention
gouvernementale dans l’économie. C’est l’indicateur le plus couramment utilisé à
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA
cette fin. Dans ce cas, les dépenses des administrations publiques sont exprimées
en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) de manière à mieux apprécier leur
ampleur par rapport à la taille de l’économie.
Toutes les dépenses publiques ne reflètent pas le même type d’intervention. Elles
se répartissent en deux catégories : les dépenses exhaustives, qui englobent les
achats de biens et de services, et les dépenses non exhaustives, ou paiements de transfert, qui regroupent les débours à caractère redistributif ainsi que les intérêts sur la
dette publique. Exprimées en pourcentage du PIB, les dépenses exhaustives indiquent
la proportion de la production nationale que le secteur des administrations publiques
absorbe pour fournir des biens et des services à la collectivité. Elles mesurent en
quelque sorte la proportion des ressources qui sont affectées en vertu des choix
arrêtés par les autorités. Mesurés en pourcentage du PIB, les paiements de transfert
indiquent quelle est la proportion du revenu national redistribuée par les autorités.
Le tableau 2-1 présente, en pourcentage du PIB, les dépenses exhaustives, non
exhaustives et totales des administrations publiques au Canada pour certaines
années choisies pendant la période allant de 1926 à 2005 ; le graphique 2-1 illustre
leur évolution pour toute la période, l’écart entre les dépenses totales et les dépenses
exhaustives mesurant les dépenses non exhaustives. L’importance croissante des
dépenses publiques dans l’économie canadienne ressort nettement de ces données.
Alors qu’elles représentaient seulement 15,1 % du PIB en 1926, les dépenses totales
des administrations publiques canadiennes atteignaient 52,1 % en 1992, pour
ensuite passer à 38,3 % en 2005. Près de 40 % des revenus générés dans l’économie
nnn
T ableau | 2-1
Année
Les dépenses des administrations publiques
(en pourcentage du PIB), Canada, 1926-2005
Dépenses
totales
Dépenses
exhaustives
Paiements
de transfert
1926
15,1
9,6
5,5
1929
15,5
10,6
4,9
12,0
1933
25,7
13,7
1939
20,5
12,7
7,8
1943
44,5
38,2
6,3
1946
30,8
14,8
16,0
1950
21,3
13,1
8,2
1955
25,6
17,5
8,1
1960
28,8
17,7
11,1
1965
26,7
17,6
9,1
1970
33,8
22,7
11,0
1975
38,9
24,0
14,9
1980
40,2
23,8
16,4
1985
45,9
24,6
21,3
1990
47,3
25,2
22,1
1995
47,7
24,5
23,2
2000
40,3
21,7
18,6
2005
38,3
22,3
16,0
Sources : Données antérieures à 1961 : Canadian Tax Foundation, The National Finances 1992, Toronto, 1992, p. 3.11-3.15.
Autres données : CANSIM, tableaux nos 380-0022 et 380-0016.
23
24
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
n
n n G rap h ique | 2-1
Les dépenses des administrations publiques (en pourcentage
du PIB), Canada, 1926-2005
60
50
Paiements de transfert
Dépenses exhaustives
40
30
20
10
0
1926 1943 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992 1996 2000 2004
Sources : Données antérieures à 1961 : Canadian Tax Foundation, The National Finances 1992, Toronto, 1992, p. 3.11-3.15.
Autres données : CANSIM, tableaux nos 380-0022 et 380-0016.
canadienne transitent donc par le secteur public. Cette seule donnée fournit une
idée, quoique insuffisante, de l’importance considérable du secteur public dans
l’économie canadienne.
La croissance des dépenses publiques s’est par ailleurs accompagnée d’une modification de leur structure, les paiements de transfert passant de 31,6 % des dépenses
totales en 1955, à 48,6 % en 1995, puis à 41,8 % en 2005. La fonction redistributive
a donc joué un rôle croissant dans les activités gouvernementales jusqu’en 1995,
puis son importance a diminué légèrement jusqu’à aujourd’hui. Le graphique 2-1
rend compte de ce phénomène d’une manière particulièrement claire ; on observe
que l’écart entre les courbes des dépenses totales et des dépenses exhaustives s’accentue régulièrement jusqu’en 1995, puis s’atténue progressivement jusqu’en 2005.
La crise des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale font accroc à la croissance soutenue et régulière du secteur public. On comprend facilement que l’intervention gouvernementale s’amplifie durant les périodes de crise de ce genre, pour
ensuite retomber à des niveaux plus normaux. La Deuxième Guerre a donné lieu à
une forte croissance des dépenses publiques en biens et en services : l’effort de
guerre alors consenti a accentué la présence gouvernementale dans l’économie
jusqu’à atteindre 44,5 % du PIB en 1943. Elle a aussi provoqué une hausse marquée
des paiements de transfert durant les années d’après-guerre. Quant à la crise des
années 1930, elle a exigé une augmentation substantielle des paiements de transfert
pour aider les personnes fortement touchées en raison de la situation économique.
Comme elle a par ailleurs entraîné une baisse marquée de la production nationale,
l’effet exercé sur le rapport entre les dépenses publiques et le PIB a été double.
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA
L’ampleur des dépenses gouvernementales varie selon les pays (graphique 2-2).
Pour certains pays membres de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), ces dépenses représentaient plus de 50 % du PIB en 2005.
C’est le cas de la Suède (56,6 %), du Danemark (53,2 %), de la France (53,8 %), de la
Finlande (50,7 %), de la Hongrie (50,6 %) et de la Belgique (50,1 %). C’est en Corée
et en Irlande que la part des dépenses gouvernementales dans le PIB a été la moins
élevée, soit respectivement 28,1 % (en 2004) et 33,7 %.
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n n G rap h ique | 2-2
Les dépenses gouvernementales (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2005
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* 2004.   ** 2003.   *** 2002.
Les données pour le Mexique et la Turquie ne sont pas disponibles.
Source : OCDE, OECD in Figures, Paris, 2006-2007, p. 58-59.
3. LES IMPÔTS
L
es dépenses publiques s’accompagnent toujours d’une levée d’impôts, c’en est
la contrepartie inévitable. À plus ou moins long terme, les impôts doivent évoluer sensiblement au même rythme que les dépenses, à moins que les autorités ne
recourent à l’emprunt ou à l’émission de monnaie pour financer leurs activités. Les
dépenses publiques totales et les impôts totaux reflètent la même réalité : les fonds
que les gouvernements dépensent et qu’ils doivent prélever pour se dégager de leurs
responsabilités. Ces deux indices de la taille du secteur public constituent les deux
côtés de la médaille.
Les gouvernements peuvent toutefois recourir à divers types d’impôts et de taxes.
Pour une taille du budget donnée, il leur suffit de modifier le régime fiscal pour
accentuer leur intervention dans l’économie. La structure des sources de revenus
25
26
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
peut en effet servir d’instrument pour modifier les choix des agents et le fonctionnement de l’économie. Le simple fait, par exemple, de réduire la taxe de vente pour
augmenter du même montant la taxe d’accise sur le tabac peut correspondre à la
volonté d’intervenir davantage. Dans la mesure où les autorités veulent ainsi décourager l’usage du tabac en le rendant plus coûteux, il y a de fait une intervention
gouvernementale plus poussée, sans qu’on ait à hausser les impôts ni les dépenses.
On admettra qu’il est impossible de mesurer l’ampleur de l’intervention prenant la
forme d’une structure particulière de la fiscalité. On peut par contre jeter un regard
rapide sur la composition des recettes gouvernementales donnée au tableau 2-2.
L’impôt sur le revenu des particuliers constitue la principale source de fonds publics,
procurant aux gouvernements 31,2 % de leurs revenus en 2004-2005. Les taxes à la
consommation (taxes de vente, taxes et droits d’accise, droits de douane, etc.)
représentaient 21,1 % des recettes. Les cotisations d’assurance sociale (assuranceemploi, assurance maladie, régimes publics de retraite) ont pris une importance
particulière depuis quelques années, atteignant 6,8 % des recettes totales ; elles sont
perçues sur la masse salariale et s’apparentent à cet égard à un impôt direct. Les
impôts fonciers ont longtemps constitué d’importantes sources de revenus, mais ils
ne représentent plus que 9,5 % des recettes publiques. Ils demeurent toutefois la prin­
cipale source de recettes autonomes des gouvernements municipaux. Comme l’indique la taille modeste des revenus provenant de la vente de biens et de services (8,7 %),
les gouvernements fournissent généralement leurs services de façon gratuite.
L’ampleur des recettes gouvernementales et la composition des sources de revenus
varient selon les pays. En 2004, pour les pays membres de l’OCDE, les revenus
provenant des impôts et des taxes, exprimés en proportion du PIB, variaient de 19 %
pour le Mexique à 50,4 % pour la Suède (graphique 2-3). Les recettes provenant des
impôts sur le revenu et les bénéfices représentaient 4,7 % du PIB au Mexique, alors
nnn
T ableau | 2-2
Les revenus des administrations
publiques au Canada (en pourcentage),
année financière 2004-2005
Impôt sur le revenu :
Des particuliers
Des sociétés
Autres
Total des impôts sur le revenu
Impôts fonciers et impôts connexes
Taxes à la consommation
31,2
9,3
1,0
41,5
9,5
21,1
Cotisations aux régimes d’assurance maladie
et de sécurité sociale
6,8
Autres impôts
3,6
Ventes de biens et de services
8,7
Revenus de placements
7,5
Autres recettes de sources propres
TOTAL
1,2
100,0
Source : Karin Treff et David B. Perry, Finances of the Nation 2005, Canadian Tax
­Foundation, Toronto, 2005, p. 1 :2.
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA
que cette proportion était de 29,5 % au Danemark (graphique 2-4). Enfin, les revenus
provenant des taxes sur les produits et les services s’établissaient à 4,7 % du PIB aux
États-Unis et à 16,0 % du PIB en Islande (graphique 2-5).
n
n n G rap h ique | 2-3
Les impôts et les taxes (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2004
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Source : OCDE, OECD Factbook, 2007, Paris, p. 204.
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n n G rap h ique | 2-4
L’impôt sur le revenu et les bénéfices (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2005
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Source : OCDE, OECD Factbook, 2007, Paris, p. 204.
27
28
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
n
Les taxes sur les produits et les services (en pourcentage du PIB),
pays membres de l’OCDE, 2004
n n G rap h ique | 2-5
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Source : OCDE, OECD Factbook, 2007, Paris, p. 204.
4. LES DÉPENSES FISCALES
L
a croissance rapide des dépenses publiques durant les années 1970 a donné lieu
à des pressions sur les gouvernants pour qu’ils exercent un contrôle plus serré
des fonds publics. Les dépenses publiques se sont d’ailleurs stabilisées vers la fin des
années 1970. On serait tenté d’en conclure que l’intervention gouvernementale s’est
stabilisée, elle aussi. Mais les autorités disposent d’un arsenal d’instruments qui
n’impliquent pas de débours. Incitées à mieux contrôler leurs dépenses, elles n’en
ont pas moins continué d’intervenir, mais en recourant davantage à des instruments plus discrets sur le plan budgétaire, comme les dépenses fiscales.
Les dépenses fiscales sont des revenus auquel un gouvernement renonce en
accordant une réduction d’impôt à une catégorie donnée de contribuables. Elles
peuvent prendre la forme d’une exonération d’impôt, d’une exemption, d’une déduction ou d’un crédit d’impôt. En vertu des exonérations, certains revenus, comme la
première tranche de 500 $ des bourses d’études, ne sont pas assujettis à l’impôt.
Les exemptions visent à assurer l’équité du régime fiscal en permettant au contribuable de déduire de son revenu imposable certaines dépenses non discrétionnaires,
résultant par exemple de sa situation familiale. C’est ainsi que la plupart des régimes
fiscaux prévoient des exemptions de personne mariée et des exemptions pour les
enfants à charge. Les déductions sont semblables aux exemptions : elles retranchent
du revenu imposable le montant de certaines dépenses particulières, comme les
frais de scolarité et les dons de charité. Les crédits d’impôt ont pour effet de réduire
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA
directement l’impôt à payer. Le régime fiscal canadien prévoit entre autres des cré­
dits d’impôt pour les enfants à charge et pour les contributions à un parti politique.
Un exemple bien connu de dépense fiscale est le régime enregistré d’épargneretraite (REER), créé en 1957 par le gouvernement canadien pour, justement,
encourager les Canadiens à épargner en vue de leur retraite. Les cotisations à un
REER permettent aux contribuables de réduire leur revenu imposable. Deux effets
positifs découlent de cette réduction : d’une part, les contribuables ont moins d’impôt à payer et, d’autre part, ils peuvent avoir droit à des crédits d’impôt – notamment
à des crédits pour la TPS et la TVQ – qui autrement leur seraient refusés en raison
d’un revenu imposable trop élevé. Pour le gouvernement canadien, le manque à
gagner associé au REER était estimé à 7,7 milliards de dollars pour l’année 20055.
Une dépense fiscale est une intervention similaire à une dépense, sauf que, ne
don­nant pas lieu à un débours, elle n’apparaît pas dans les dépenses publiques. Le
gouvernement peut ainsi réaliser certains objectifs sans qu’on ait l’impression qu’il
dépense davantage. Un gouvernement qui désire encourager la construction résidentielle ou faciliter l’accès à la propriété peut subventionner l’achat d’une résidence
(dépense publique) ou accorder une déduction fiscale pour le paiement de l’intérêt
hypothécaire (dépense fiscale). Chacune de ces mesures constitue une intervention
dans l’économie. Cependant, la première est plus visible parce qu’elle figure dans
les dépenses publiques, tandis que la deuxième est plus discrète, ce qui permet au
gouvernement de viser le même objectif sans gonfler son budget.
On ne dispose pas encore d’une méthode permettant de mesurer les dépenses fis­
cales avec toute la précision souhaitée6. D’une part, l’ampleur de ces dépenses dépend
entre autres choses du taux marginal d’impôt s’appliquant aux contribuables qui
bénéficient de privilèges fiscaux. D’autre part, il n’existe pas de critères précis pour
déterminer si une provision fiscale donnée constitue une dépense fiscale privilégiant un groupe particulier de contribuables ou si elle représente une exemption
nécessaire dans tout régime fiscal qui se veut équitable : c’est le cas notamment du
crédit d’impôt non remboursable de la déclaration de revenus du Québec. Néanmoins, il est utile de faire l’addition des dépenses fiscales pour en illustrer l’ampleur.
En 2005, les 270 dépenses fiscales du gouvernement du Québec étaient estimées à
17,0 milliards de dollars, ce qui représentait environ 31 % des recettes fiscales du
gouvernement ; 68 % de ces dépenses provenaient du régime d’impôt des particuliers, 12 % du régime d’impôt des sociétés et 20 % du régime des taxes à la consommation7. Pour chacun de ces régimes, le dépense fiscale la plus importante était,
respectivement, celle qui était associée au REER (plus de 2 milliards de dollars), celle
qui avait trait au crédit d’impôt pour la recherche et le développement (538 millions
de dollars) et celle qui était liée à la détaxation des produits alimentaires de base
(plus de 1 milliard de dollars)8.
5. LA RÉGLEMENTATION
S
i elles n’apparaissent pas dans les dépenses publiques, les dépenses fiscales ont
néanmoins des effets sur le solde budgétaire, puisqu’elles entraînent une diminution des recettes. D’autres instruments d’intervention n’ont à peu près aucune
29
30
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
répercussion budgétaire, mais ils peuvent toutefois exercer des effets considérables
sur le fonctionnement de l’économie. C’est notamment le cas de la réglementation
qui permet au gouvernement d’intervenir sans modifier son propre budget. En
fixant des règles, les autorités reportent en quelque sorte les conséquences budgétaires de leur intervention sur le secteur privé.
Le Conseil économique du Canada définit la réglementation comme « l’imposition de contraintes sanctionnées par l’autorité d’un gouvernement et conçues dans
l’intention de modifier sensiblement le comportement économique dans le secteur
privé9 ». Par exemple, la loi antitabac au Québec modifie le comportement des
fumeurs en interdisant la cigarette à l’intérieur des endroits publics et à moins de
9 mètres de certains édifices afin de protéger les non-fumeurs et de prévenir le
tabagisme. Toute réglementation vise à contraindre les individus à adopter des
comportements jugés désirables par les gouvernants.
On peut distinguer trois types de réglementations : la réglementation directe (ou
économique), la réglementation sociale et la réglementation administrative. La
réglementation directe vise essentiellement à encadrer certains aspects de la concurrence dans un secteur donné, par exemple dans les télécommunications, la distribution du gaz et de l’électricité, le transport aérien, etc. Elle porte surtout sur la
fixation des prix, les conditions d’entrée et de sortie, la nature des services fournis.
La réglementation sociale vise habituellement des objectifs socioéconomiques plus
larges et ne se limite pas à un secteur d’activité particulier ; elle touche notamment
la protection de l’environnement, la santé et la sécurité au travail, les conditions de
travail et la protection du consommateur. La réglementation administrative
s’adresse aux pouvoirs publics et vise à préciser les modalités à suivre – rapports à
produire et délais à respecter, par exemple – pour recueillir de l’information auprès
des personnes, des groupes et des entreprises en vue de l’application des politiques
gouvernementales10.
La réglementation est présente – pour ne pas dire omniprésente – dans une multi­
tude de secteurs de la vie économique, sociale, politique et culturelle. Ainsi, certaines
municipalités et arrondissements du Québec imposent même des contraintes à leurs
citoyens quant aux races de chiens qu’ils peuvent posséder. En raison de leur agressivité, les bull-terriers (pitbulls) sont interdits dans quatre arrondissements de l’île
de Montréal (Kirkland, Lachine, Outremont et Sainte-Geneviève) et les municipalités de Saint-Jean-sur-Richelieu et de Sherbrooke, outre le fait qu’elles bannissent
cette race de chien, imposent des restrictions relatives à la possession de rottweilers
et de mastiffs11. Il n’existe pas de méthodes permettant de mesurer adéquatement
le niveau de la réglementation. Toutefois, le volume de lois et de règlements en
fournit une bonne approximation12 ; au Québec, par exemple, la production législa­
tive et réglementaire atteint une moyenne de plus de 7 500 pages par année. En 2003,
environ 473 lois et 2 345 règlements étaient en vigueur, ce qui représente respectivement 15 000 et 21 000 pages13.
Les lois visant à réglementer ont habituellement une portée générale, définissant
de manière large les objectifs à atteindre et les moyens à prendre pour y parvenir.
La Loi sur la qualité de l’environnement, adoptée par les législateurs québécois en
1972 et modifiée au cours des années, ne décrit qu’en termes généraux la manière
dont le gouvernement entend protéger l’environnement. En fait, son application
repose sur 64 règlements additionnels : pour ne donner qu’un exemple, le règlement
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA
sur la qualité de l’atmosphère comporte près de 100 articles14. Les directives, les
ordonnances, les autorisations, etc., sont, comme les règlements, autant de moyens
de mise en œuvre de la réglementation. Contrairement aux lois, qui doivent être
adoptées par le Parlement, le contenu des règlements est précisé par les fonctionnaires et par les organismes de réglementation en vertu des pouvoirs qui leur ont
été délégués. Leur adoption n’est donc pas soumise à l’examen du Parlement, ce qui
permet de les utiliser plus facilement.
Un autre indicateur servant à mesurer le niveau de la réglementation consiste à
estimer les coûts que la réglementation entraîne pour les gouvernements et pour le
secteur privé. Les coûts assumés par le secteur public découlent de l’administration
et de l’application de la réglementation. Aux États-Unis, l’administration du système réglementaire représente 1,4 % du budget fédéral15.
Les coûts engagés par le secteur privé correspondent aux dépenses effectuées
pour se conformer à la réglementation, auxquels s’ajoutent des frais judiciaires et
des frais de « lobbying ». Le Groupe conseil sur l’allègement réglementaire estime
que les petites entreprises québécoises peuvent consacrer jusqu’à 15 % de leurs
revenus au traitement des formulaires gouvernementaux. Selon un rapport de
l’OCDE, le coût de ces exigences administratives pour les entreprises représente
environ 3 % du PIB16. D’après cette évaluation, le coût de ce fardeau pour l’année
2005 s’élèverait à plus de 8 milliards de dollars pour les entreprises québécoises17.
Bien qu’il s’agisse d’estimations, ces chiffres montrent que les coûts de la réglementation sont surtout pris en charge par le secteur privé. Ils donnent une idée de
l’ordre de grandeur des sommes que les gouvernements devraient dépenser pour
obtenir les résultats visés s’ils ne les répercutaient pas sur le secteur privé au moyen
de la réglementation. Les dépenses des administrations publiques sous-estiment
donc largement la portée de leurs interventions réglementaires. Ce constat est
d’autant plus important qu’en période de restrictions budgétaires la tentation est
grande de recourir à la réglementation en raison de la faible incidence budgétaire
que celle-ci peut avoir.
6. LES ENTREPRISES D’ÉTAT
A
u Canada, les gouvernements sont engagés dans la production de nombreux
biens et services. Ils les produisent parfois eux-mêmes, comme dans le cas des
services hospitaliers et de l’éducation ; les dépenses inscrites au budget reflètent
alors cette activité. La production s’effectue aussi par l’entremise d’entreprises
d’État, comme dans le cas du service postal ou de l’électricité. Or, à l’exception des
subventions que ces entreprises reçoivent du gouvernement, leurs opérations n’appa­
raissent pas dans le budget gouvernemental. Encore une fois, les dépenses publiques
omettent une facette de l’intervention gouvernementale. On ne dispose pas d’indicateur permettant de mesurer l’importance du rôle joué par les entreprises publiques
comme instrument d’intervention ; on peut toutefois s’en faire une assez bonne idée
en les recensant.
31
32
PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION
En 2004, pour le niveau fédéral, on comptait 43 sociétés d’État mères (par
­exemple la Société canadienne des postes, la Société Radio-Canada et VIA Rail
Canada), 25 filiales en propriété exclusive, ainsi que 36 autres filiales, sociétés affiliées et partenariats légaux18. On dénombrait également 198 autres sociétés dans
lesquelles le gouvernement détenait des intérêts. Au Québec, en 2005, on comptait
8 sociétés d’État19 engagées dans des activités industrielles, financières et commerciales et ayant un objectif de rentabilité et d’autofinancement (par exemple HydroQuébec, la Société des alcools du Québec et la Société générale de financement). On
dénombrait aussi 43 sociétés administratives exerçant des activités de même nature,
mais ayant un objectif d’efficacité et d’efficience (par exemple la Régie de l’assurance
maladie du Québec, la Société de l’assurance automobile du Québec et Télé-Québec).
De 1981 à 2004, l’effectif des entreprises publiques20 au Canada et au Québec a diminué considérablement en raison des différents épisodes de privatisation21. Au Canada,
les entreprises publiques fournissaient 3,9 % de l’emploi total en 1981 et 1,8 % en 2004.
Au Québec, elles procuraient 4,1 % de l’emploi total en 1981 et 1,5 % en 200422.
Hydro-Québec est la société d’État ayant l’effectif le plus important. En 2004, on y
comptait 22 000 employés, ce qui représentait plus des deux tiers de l’effectif total
des sociétés d’État québécoises. À l’opposé, la Société nationale de l’amiante n’employait que deux personnes23. Par l’entremise de ses entreprises publiques, le gouvernement québécois a été à un moment ou à un autre raffineur de sucre de
betterave, transformateur de crevettes, hôtelier, producteur d’amiante, embouteilleur de vin, producteur de cidre, producteur de gâteaux, et même éleveur de
chevaux en Floride24 ! On ne peut certes pas lui reprocher de manquer de diversité.
7. CONCLUSION
C
omme on le constate, il est impossible de mesurer l’importance du secteur public
au Canada à l’aide d’un indicateur unique ; on doit retenir plusieurs indicateurs
complémentaires, renvoyant à autant d’interventions de nature différente. Ces indica­
teurs correspondent aux quatre principaux modes d’intervention gouvernementale :
les dépenses publiques, les dépenses fiscales, la réglementation et les entreprises
publiques. D’autres instruments d’intervention n’ont toutefois pas été inventoriés,
comme les prêts, les garanties de prêts, les pressions non officielles visant à modifier
le comportement du secteur privé sans recourir à la législation. D’après les indicateurs retenus, l’intervention gouvernementale rejoint presque tous les secteurs
­d ’activité : il serait difficile en effet de désigner un secteur qui lui échappe. Le seul
fait que les dépenses publiques atteignent près de 40 % du PIB place le Canada au
rang des sociétés interventionnistes et peut expliquer en partie le mouvement en
faveur d’un désengagement graduel de certaines sphères d’activité par le gouvernement.
CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA
N O T E S
1. Pour la liste des ministères et des organismes fédéraux, consulter : Gouvernement du Canada, Ministères et organismes,
[en ligne], www.canada.gc.ca/depts/major/depind_f.html (page consultée le 4 juillet 2006).
2. Si on prend en compte les sous-organismes et les organismes innactifs, ce nombre s’élève à 244.
3. L’Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, L’État québécois en perspective, printemps 2006, p. 4, [en ligne],
www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
Pour la liste des ministères et des organismes du gouvernement du Québec, consulter : Gouvernement du Québec, Ministères et organismes, [en ligne], www.gouv.qc.ca/portail/quebec/pgs/commun/gouv/minorg ?lang=fr&AppPath=%2Fportail%
2Fquebec%2Fpgs%2Fcommun%2Fgouv%2Fminorg&SearchContentId=%2Fpgs%2Fgouvernement%2Fministere%2Fpgs.
gouvernement.ministere.boite_recherche.fr&filter=all (page consultée le 4 juillet 2006).
4. Vérificatrice générale du Canada, « Le Programme de commandites », dans Rapport de la vérificatrice générale du Canada,
novembre 2003, [en ligne], www.oag-bvg.gc.ca/domino/rapports.nsf/html/20031103cf.html (page consultée le 4 juillet 2006).
5. Ministère des Finances du Canada, Dépenses fiscales et évaluation, 2005, p. 20, [en ligne], www.fin.gc.ca/taxexp/2005/
taxexp2005_f.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
6. Il existe tout de même des méthodes permettant d’estimer le coût des dépenses fiscales, comme la méthode des pertes
de recettes, la méthode des gains de recettes et la méthode de l’équivalent dépenses. Toutefois, l’utilisation et l’interprétation de ces estimations doivent se faire avec prudence, étant donné la progressivité des taux d’imposition et l’interaction
entre les mesures fiscales. Pour plus d’information, consulter : Gouvernement du Québec, Dépenses fiscales – Édition
2005, avril 2005, p. 18-23, [en ligne], www.finances.gouv.qc.ca/fr/documents/publications/PDF/DepensesFiscales2005.pdf
(page consultée le 6 juillet 2006).
7. Gouvernement du Québec, Dépenses fiscales – Édition 2005, avril 2005, p. 1, [en ligne], www.finances.gouv.qc.ca/fr/documents/
publications/PDF/DepensesFiscales2005.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
8. Ibid., p. iii.
9. Conseil économique du Canada, Rationalisation de la réglementation publique, Rapport provisoire, Hull, Approvisionnements
et Services Canada, 1979, p. 49.
10. Groupe conseil sur l’allègement réglementaire, Simplifier les formalités administratives – Rapport du Groupe conseil sur
l’allègement réglementaire au premier ministre du Québec, juin 2000, p. 3, [en ligne], www.mce.gouv.qc.ca/allegement/
documents/rapport-2000.pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
11. Karim Benessaieh, « Bannir les pitbulls ? », La Presse, 1er septembre 2004.
12. Institut économique de Montréal, Le fardeau fiscal et réglementaire des Québécois, juillet 2003, p. 3, [en ligne],
www.iedm.org/uploaded/pdf/fardeau.pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
13. Ibid.
14. Gouvernement du Québec, Lois refondues et règlements – Règlements adoptés en vertu de Q-2, [en ligne],
www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/home.php (page consultée le 11 juillet 2006).
15. Selon le Weidenbaum and Mercatus Centers. Cité par Jean-Luc Migué, « La réglementation, fardeau camouflé de l’inter­
vention publique », Le Québécois libre, no 129, 27 septembre 2003, [en ligne], www.quebecoislibre.org/030927-3.htm
(page consultée le 5 juillet 2006).
16. Groupe conseil sur l’allègement réglementaire, Simplifier les formalités administratives – Rapport du Groupe conseil sur
l’allègement réglementaire au premier ministre du Québec, juin 2000, p. ii [en ligne], www.mce.gouv.qc.ca/allegement/
documents/rapport-2000.pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
17. Le PIB du Québec pour l’année 2005 est de 275 914 millions de dollars. Institut de la statistique du Québec, Produit intérieur brut selon les revenus, données désaisonnalisées au taux annuel, Québec, 2003-2006, [en ligne], www.stat.gouv.qc.
ca/donstat/econm_finnc/conjn_econm/compt_econm/0106ta1.htm (page consultée le 6 juillet 2006).
18. Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Rapport annuel au Parlement – Les sociétés d’État et autres sociétés dans
lesquelles le Canada détient des intérêts, 2004, p. 24, [en ligne], www.tbs-sct.gc.ca/report/CROWN/04/dwnld/cc-se-04_f.
pdf (page consultée le 5 juillet 2006).
19. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « Les organismes gouvernementaux », L’État québécois en perspective,
printemps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet
2006).
20. Le terme entreprise publique fait référence aux sociétés d’État, mais peut également inclure les sociétés administratives.
21. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État », L’État québécois en perspective, prin­
temps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
22. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État » (fichier de données), L’État québécois
en perspective, printemps 2006, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/liste-des-donnees/STE-ESP/societes-d-etateffectif.xls (page consultée le 6 juillet 2006).
23. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État », L’État québécois en perspective, prin­
temps 2006, p. 1, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006).
24. « Quebec Is Selling Florida Stud Farm », The Gazette, 9 mars 1983.
33
DEUXIÈME PARTIE
le MARCHÉ
ET LE GOUVERNEMENT
Chapitre 3
Le marché politique
Chapitre 4
Le problème allocatif
Chapitre 5
Le mécanisme des prix
CHAPITRE
LE MARCHÉ
POLITIQUE
1. Introduction
2. Deux poids, deux mesures
3. Les bonnes intentions ne suffisent pas
4. Tous des égoïstes !
5. Un échange de bons procédés
6. Le programme électoral
7. Une coalition bizarre
8. Savoir partager... les coûts
9. Une ignorance rationnelle
10. La politisation de l’activité
économique
11. Le consommateur silencieux
12. Le monde à l’envers
13. Qui défend le contribuable ?
14. La bureaucratie
15. Conclusion
3
38
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
1. INTRODUCTION
L
e 1er février 1997, le ministre de l’Agriculture du Québec annonçait la levée de
l’interdit sur la coloration de la margarine, qui pourrait dorénavant avoir la
même couleur que le beurre ; en effet, afin d’harmoniser la réglementation québécoise touchant la coloration de la margarine avec les réglementations fédérale et pro­
vinciale, le ministre annulait la décision prise en 1987 par son collègue de l’époque.
Quelques mois après cette annonce, le ministre se rétractait, allant même jusqu’à
défendre devant les tribunaux l’interdiction de colorer la margarine. Bien malin
celui qui, le 1er février 1997, aurait prédit une telle volte-face ! Elle était pourtant
prévisible, dans un certain sens, parce que conforme à l’analyse économique de la
prise de décision politique. C’est que la décision initiale, risquée sur le plan électoral, se conciliait difficilement avec l’analyse économique. Cette volte-face aurait été
rassurante si elle avait corrigé une décision contraire à l’intérêt public. Mais il faut
plutôt y voir la volonté de renverser une décision qui, tout en étant défendable sur
le plan économique, comportait un risque électoral pour le parti au pouvoir. L’encadré 3-1 décrit de façon plus exhaustive la petite histoire de la coloration de la
margarine au Québec.
E N C A D R É 3 - 1  
  La petite histoire de la coloration de la margarine au Québec
aura bientôt la couleur
« L adumargarine
beurre » : ainsi en a décidé en
janvier 1997 le ministère de l’Agriculture du
Québec qui voulait ainsi harmoniser la régle­
mentation québécoise touchant la coloration
de la margarine avec les réglementations
fédérale et provinciale.
Cette décision qui a pris l’Union des producteurs agricoles et la Fédération des produc­
teurs de lait du Québec par surprise renversait
la politique de son homologue libéral qui, dix
ans auparavant, avait interdit que la margarine ait la même couleur que le beurre. Il
faut dire que la réglementation de la couleur
de la margarine a connu de nombreux soubresauts depuis son invention en 1869 par
le chimiste français Mège-Mouries. Au lieu de
promouvoir la diffusion de cette invention
bénéfique qui offrait un substitut nutritif et
bon marché au beurre aux classes les plus
pauvres, la margarine a plutôt été traitée
comme un bien déméritoire comme l’alcool
et la cigarette !
Pendant plus de soixante ans, la loi fédérale de prohibition de 1886 a interdit la fabri­
cation, vente et importation de margarine au
Canada (sauf en temps de guerre). En 1948,
la Cour suprême décrétait que la réglementation de la margarine relevait des compétences provinciales. Seules deux provinces
continuèrent de l’interdire : le Québec et
l’Île-du-Prince-Édouard. La loi québécoise
de 1949 portait le titre révélateur de « Loi pour
protéger l’industrie laitière ». En décembre
1953, un amendement interdisait même la
possession de margarine. Elle ne fut légalisée
qu’en 1961, pas tant dans la mouvance de la
Révolution tranquille que parce que l’Union
des cultivateurs catholiques (l’ancêtre de
l’UPA) en faisait la demande au gouvernement québécois à cause des problèmes à
faire respecter la loi. C’est alors que commença la réglementation de la couleur.
Comme en Ontario et dans plusieurs États
américains, la margarine ne pouvait pas
être vendue jaune. On fournissait aux
consommateurs une capsule de colorant et
ils devaient la colorer eux-mêmes : une tâche
très peu appréciée, on s’en doute bien.
Cette exigence ne fut abolie qu’en 1972.
Ainsi, la réintroduction en 1987 d’une
réglementation exigeant des couleurs diffé-
rentes pour le beurre et pour la margarine
a une bien longue histoire et la décision du
ministère de l’Agriculture de l’abolir a suscité beaucoup de grogne chez les agriculteurs. Dès la fin du mois de février 1997, la
riposte s’organise. Un sondage commandé
par la Fédération des producteurs de lait du
Québec révèle que 63 % des Québécois
­favorisent une couleur différente pour le
beurre et la margarine ! Le Regroupement
pour l’industrie du beurre obtient une rencontre avec le premier ministre et s’offre des
pleines pages publicitaires dans les principaux quotidiens du Québec. Dès le début du
mois de juin 1997, le gouvernement québécois recule et retarde la décision définitive.
Le fabricant de margarine Unilever qui a dé­
fié la loi en vendant de la margarine « jaune
pâle beurre frais » dans un magasin d’Alma
porte la cause devant les tribunaux. La Cour
supérieure, la Cour d’appel et même la Cour
suprême du Canada ont décidé de rejeter
les arguments de la compagnie Unilever. La
margarine restera blanche au Québec… du
moins pour un certain temps.
Source : Ruth Dupré, « Vive la société distincte ! L’histoire de la margarine au Québec remonte au xixe siècle », La Presse, 10 avril 2005, p. 79. Voir aussi Ruth
Dupré, « If It’s Yellow, It Must Be Butter : Margarine Regulation in North America Since 1886 », The Journal of Economic History, vol. 59, juin 1999,
p. 353-371.
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
E N C A D R É 3 - 2  
   La petite histoire du péage sur les autoroutes du Québec
L
e 20 mai 1982, le ministre des Transports du Québec, M. Michel Clair, annon­
çait le relèvement du péage sur les autoroutes
et l’abolition du tarif préférentiel aux heures
de pointe, à compter du 1er janvier 1983. Les
hausses devaient s’échelonner de la façon
suivante : le 1er juillet 1982, le péage pas­
serait de 25 à 50 cents (le tarif préférentiel
augmentant de 10 à 35 cents) pour ensuite
augmenter de 10 cents, le 1er avril de chaque
année, jusqu’au 1er avril 1985 alors qu’il s’éta­
blirait à 80 cents.
Le péage à 25 cents était en vigueur depuis
la construction de la première autoroute en
1958. Entre 1958 et 1981, l’indice des prix à
la consommation a augmenté de 226 % et
le prix d’un billet d’autobus de la STCUM de
400 % . Pourtant, d’année en année, l’Office
des autoroutes du Québec enregistrait des
déficits d’exploitation : au 31 décembre 1981,
son déficit d’exploitation accumulé atteignait
140 millions de dollars.
La hausse du péage a été fort mal accueil­
lie, surtout par les résidents des Laurentides
et par l’opposition libérale. Pour sa part,
M. Clair prévoyait « une baisse temporaire
sur les autoroutes », mais il n’y voyait « au­cun
dommage si cela [servait] à les décongestion­
ner, à les dépolluer et à favoriser le transport collectif » (Le Devoir, 21 mai 1982, p. 1).
Les résidents des régions touchées se
sont organisés pour réclamer l’abolition du
péage sur les autoroutes. Le 20 septembre
1982, 26 maires rendaient publique une pé­
tition de 130 0 00 citoyens de Laval et des
Laurentides réclamant l’abolition du péage.
Le lendemain, le ministre Clair affirmait au
cours d’une conférence que le « gouvernement du Québec ne remettra[it] pas en
question le principe du péage sur les voies
publiques » (Le Devoir, 22 septembre 1982,
p. 3). Mais, quatre jours plus tard, il proposait
« dans l’espoir d’atténuer l’opposition au péage
sur les autoroutes au nord de Montréal [...] la
création d’un comité chargé de revoir toutes
les données du problème et de trouver une
solution qui pourrait être acceptable à tout le
monde » (Le Devoir, 25 septembre 1982, p. 2).
Le 22 décembre, le gouvernement décrétait un moratoire d’un an sur toute nouvelle
hausse du péage et décidait de confier l’étude
de cette question à un comité conjoint
formé de trois députés péquistes et de cinq
maires de la région des Laurentides. Au bureau du ministre des Transports, on avouait
que les protestations et les pressions étaient
à l’origine de cette décision.
Le 21 octobre 1983, le comité présentait
un rapport recommandant l’abolition immédiate du péage. Dans le discours du budget
du 22 mai 1984, le ministre des Finances
annonçait que le péage sur les autoroutes
serait aboli progressivement pour la fin de
1985. Le péage était effectivement aboli le
1er septembre. Les élections provinciales se
tenaient le 2 décembre suivant.
Sources : L’encadré a été rédigé par Jacques Pelletier et il repose sur les articles suivants : Gilles Lesage, « Le taux de péage passe de 50 cents en juillet
et atteindra 80 cents en 1985 », Le Devoir, 21 mai 1982, p. 1 ; Claude Turcotte, « Clair est catégorique : les péages sont là pour rester », Le Devoir,
22 septembre 1982, p. 3 ; Claude Turcotte, « Péage : Clair propose la création d’un comité », Le Devoir, 25 septembre 1982, p. 2.
Cet épisode de la vie politique est révélateur : il illustre le fonctionnement du
processus de décision dans l’arène politique. Il donne à penser que les décisions
gouvernementales tiennent peut-être davantage compte des intérêts des groupes de
pression bien organisés que de l’intérêt public. Qu’un gouvernement ne réussisse
pas à abroger un règlement relégué aux oubliettes par tous les gouvernements du
monde n’incite pas à avoir confiance dans le processus de décision gouvernemental.
On trouvera à l’encadré 3-2 un épisode tout aussi éclairant à propos de la petite
histoire du péage sur les autoroutes du Québec.
Personne ne contestera que le régime de marché présente des faiblesses notables.
Il engendre, par exemple, une distribution fort inégale des revenus. Il tolère l’existence d’une pollution excessive et il est parfois à l’origine d’une production insuffisante de certains biens et services, comme la justice et la sécurité publique. Ces
failles ont fait l’objet de démonstrations rigoureuses et de recherches étendues. Tout
cela ne constitue toutefois pas une raison suffisante pour justifier l’intervention
gouvernementale, car la prise de décision publique a ses propres lacunes. Avant de
préconiser une intervention, il faudrait démontrer qu’elle produirait de meilleurs
résultats que le libre fonctionnement du marché. On fait rarement ce genre de
démonstration, les lacunes du processus politique étant moins facilement admises
que les échecs du marché.
39
40
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
2. DEUX POIDS, DEUX MESURES
L
’analyse traditionnelle de l’intervention gouvernementale constitue un exemple
manifeste d’application du « deux poids, deux mesures ». On soumet le régime de
marché à une analyse rigoureuse pour en déceler les faiblesses, pourtant on ne met
pas l’intervention gouvernementale sur le même pied. On préconise l’intervention
en supposant qu’elle donnera toujours les résultats escomptés. Les dés sont en
­quelque sorte pipés parce que l’on compare un régime de marché imparfait avec
une intervention gouvernementale parfaite. Dans cette vision naïve de la réalité, on
attribue au gouvernement la mission de veiller à l’intérêt public et on présume que
toutes ses actions ont pour résultat le mieux-être de la collectivité. On se représente
le gouvernement comme un despote bienveillant, omniscient et omnipotent, dont
toutes les actions viseraient l’intérêt public et qui n’aurait de cesse que de maximiser le bien-être collectif.
Cependant, la véritable solution de rechange au marché est une intervention
imparfaite, même si elle est bien intentionnée. Le gouvernement est un ensemble
complexe de structures administratives gérées par des êtres humains faillibles. En
préconisant une intervention, on propose que des décisions échappent au marché
pour être confiées, non pas à un despote tout-puissant et bienveillant, mais à des
in­dividus imparfaits, soumis à des règles bureaucratiques et politiques. Rien n’assure a priori que leurs décisions seront plus bénéfiques à la collectivité que celles
qui résultent du marché libre. En dépit de ses faiblesses, le marché pourrait donner
de meilleurs résultats.
On pourrait rétorquer qu’ayant choisi de travailler dans le secteur public les
politiciens et les bureaucrates ont à cœur l’intérêt public et que, par conséquent,
l’intervention gouvernementale ne peut pas donner de mauvais résultats. Ce serait
avoir une vision schizophrène de la réalité : d’une part, les intervenants sur les
marchés auraient des motivations égoïstes et viseraient exclusivement leur intérêt
personnel ; d’autre part, les personnes à l’œuvre dans le secteur public seraient des
êtres altruistes dont toutes les décisions auraient pour objectif de servir la collectivité. Sans nier que les actions des individus puissent être d’inspiration altruiste, il
est difficile d’admettre que les motivations personnelles n’interviennent jamais
dans le secteur public, alors qu’elles seraient partout présentes dans le régime de
marché.
Pour quelles raisons les fonctionnaires et les politiciens seraient-ils différents des
personnes travaillant dans le secteur privé ? Pourquoi l’administrateur d’un service
de messagerie privé différerait-il de l’administrateur du service des postes au point
d’avoir d’autres motivations que les siennes ? Pour quelle raison l’enseignant d’une
école privée différerait-il fondamentalement de l’enseignant d’une école publique ?
Par quelle vertu particulière l’employé de TVA changerait-il subitement de nature
parce qu’il est allé travailler à Radio-Canada ?
La nature d’un individu ne change pas du seul fait qu’il passe du secteur privé
au secteur public. C’est la même personne, ayant les mêmes motivations et les mêmes
préoccupations, mais effectuant un travail différent pour un nouvel employeur. Il n’y
a aucune raison de croire qu’en passant au secteur public elle cesse d’être mue par
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
son intérêt personnel et qu’elle n’agit plus qu’en fonction de l’intérêt public, au
point de négliger ses propres intérêts. Les fonctionnaires n’ont pas la réputation de
faire preuve d’empressement lorsqu’il s’agit de recommander des mesures qui
seraient bénéfiques sur le plan social, mais auraient par ailleurs le malencontreux
effet d’éliminer leur emploi ! Si l’on admet l’existence de motivations personnelles
dans le secteur public, l’intervention gouvernementale apparaît sous une lumière
nouvelle.
3. LES BONNES INTENTIONS NE SUFFISENT PAS
G
ardons-nous de conclure que les bonnes intentions sont garantes des résultats
et que les intentions égoïstes aboutissent forcément à de mauvais résultats. Les
résultats ne dépendent pas tellement des motivations des individus, mais plutôt des
contraintes imposées aux acteurs à l’intérieur d’un système donné.
Le marché peut donner d’excellents résultats en dépit des motivations égoïstes
des participants. Même si chacun cherche à vendre ses services au prix fort, à acheter au plus bas prix possible, à travailler le moins possible, le marché permet de
maximiser le bien-être collectif. Cela tient à ses règles de fonctionnement, qui
contraignent les acteurs à servir l’intérêt collectif s’ils veulent maximiser leur
­propre bien-être. Les règles du jeu en vigueur dans le marché subordonnent l’intérêt individuel à l’intérêt collectif, si certaines conditions sont respectées.
Les entreprises veulent réaliser un bénéfice, c’est bien évident ; leur existence n’a
rien de gratuit ! Mais cet objectif débouche sur des résultats totalement différents
selon que les entreprises sont en situation de concurrence ou en situation de monopole. Pour maximiser son bénéfice, l’entreprise qui se trouve en situation de concur­
rence a tout intérêt à réduire ses coûts et à offrir à sa clientèle les biens qu’elle désire,
au meilleur prix possible. Bien qu’elle le fasse en vue d’augmenter son bénéfice, il
n’en demeure pas moins qu’accessoirement elle sert la collectivité. Elle ne peut pas
exploiter le consommateur en augmentant le prix des biens et des services proposés
parce qu’elle perdrait sa clientèle au profit de ses concurrents. Les règles du jeu ne
lui laissent pas la possibilité de choisir : pour survivre et réaliser un bénéfice, elle
doit servir le bien-être collectif.
Le monopoleur fait face à des règles différentes. Il peut exploiter sa position
dominante sur le marché et augmenter ses prix au détriment du consommateur,
n’étant pas gêné par la présence de concurrents. Cette règle vaut pour le monopole
public comme pour le monopole privé. La Société des alcools du Québec (SAQ),
Loto-Québec, Postes Canada serviraient sûrement mieux leur clientèle en présence
d’une concurrence minimale.
Ce sont donc les règles du jeu qui déterminent la qualité des résultats, et non la
motivation des acteurs. Cette conclusion s’applique tout autant au secteur public
qu’au régime de marché. L’intervention gouvernementale ne contribue au bien-être
collectif que dans la mesure où les règles du jeu dans le secteur public subordonnent
les intérêts personnels à l’intérêt public. Mais si ces règles permettent aux fonctionnaires et aux politiciens d’accroître leur propre bien-être au détriment de l’intérêt
41
42
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
public, on ne peut plus être assuré de la qualité de l’intervention. Il est donc important d’analyser les règles de fonctionnement ayant cours dans le secteur public pour
déterminer si elles incitent les intervenants à prendre des décisions conformes à
l’intérêt public. Une fois cette analyse effectuée, et seulement alors, on peut faire un
choix éclairé entre l’intervention gouvernementale et le libre fonctionnement du
marché.
4. TOUS DES ÉGOÏSTES !
L
es électeurs, les politiciens et les bureaucrates sont les intervenants du secteur
public ; ils cherchent à maximiser leur bien-être personnel dans le cadre des
contraintes qui leur sont imposées. Les électeurs participent au processus en élisant
des représentants politiques. Au moment du vote, ils se comportent par hypothèse
comme des consommateurs. Ils votent pour le candidat qui leur propose les mesures
les plus avantageuses ; ils appuient celui dont le programme contribue le plus à leur
bien-être personnel.
Les politiciens sont en quelque sorte des entrepreneurs politiques : ils offrent à
l’électorat des programmes dans le but d’obtenir des votes. Quelles que soient leurs
raisons pour entrer dans l’arène politique, sens du devoir, désir de servir ou quête
de prestige, ils doivent se faire élire avant de pouvoir agir. Ils proposent donc à l’élec­
torat les programmes qui, dans leur esprit, ont le plus de chance de leur assurer la
majorité des voix. Compte tenu du comportement des électeurs, il s’agira de programmes comportant des avantages pour la majorité des électeurs.
Quant aux bureaucrates, leur rôle est de fournir les services publics offerts par le
gouvernement et d’appliquer les programmes votés par les politiciens. Ils cherchent
toutefois à maximiser leur satisfaction dans le cadre des contraintes et des règles
qui leur sont imposées à titre d’employés du gouvernement.
Ces hypothèses de comportement étant acceptées, on serait porté à croire que le
processus politique aboutit nécessairement à de bonnes décisions. Chaque électeur
vote uniquement en faveur des programmes qui l’avantagent et il rejette les autres.
Les politiciens ont intérêt à tenir compte des préférences individuelles. Pour se faire
élire, ils doivent proposer des programmes recueillant l’adhésion de la majorité ; ils
n’y parviendraient sûrement pas s’ils ne se conformaient pas aux préférences des
électeurs. Paradoxalement, toutefois, les règles du jeu politique peuvent entraîner
l’adoption de programmes contraires à l’intérêt collectif.
5. UN ÉCHANGE DE BONS PROCÉDÉS
L
e marché permet au consommateur d’exprimer l’intensité de ses préférences :
selon qu’une automobile lui convient plus ou moins, il accepte de payer 20 000 $,
30 000 $ ou 40 000 $ pour l’obtenir. Le processus politique n’est pas aussi souple :
l’électeur vote pour ou contre une mesure, sans pouvoir préciser s’il y tient peu ou
fortement, s’il lui est farouchement ou faiblement opposé. Le vote d’un « tiède »
peut ainsi annuler celui d’un farouche partisan.
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
Supposons qu’une collectivité doive se prononcer par référendum sur la construction d’une bibliothèque. Deux électeurs sur trois sont modérément opposés au pro­
jet, tandis que le troisième lui est très favorable. La voie du référendum ne permet
pas au troisième électeur d’exprimer l’intensité de ses préférences : comme ses
concitoyens, il ne dispose que d’un seul vote. Le projet sera rejeté par les deux tiers
des électeurs, bien que leur opposition au projet soit faible. Cette lacune du mécanisme politique peut empêcher l’adoption de projets valables ; cependant, elle peut
être contournée, et elle l’est régulièrement.
Supposons que la même communauté étudie la possibilité d’établir un réseau de
garderies. Trente pour cent des électeurs approuvent vigoureusement le projet, mais
les autres s’y opposent modérément. Cette fois encore, la majorité ferait échec au
projet, même si elle lui était faiblement opposée. Les parents d’enfants en bas âge
ne sont pas assez nombreux et le mécanisme politique ne leur permet pas de faire
valoir l’intensité de leurs désirs.
Toutefois, on peut imaginer le scénario suivant : les parents de jeunes enfants
proposent aux promoteurs de la bibliothèque le marché suivant : ils appuieront le
projet de bibliothèque municipale s’ils obtiennent en retour que les bibliophiles
votent pour le réseau de garderies. Comme les deux groupes sont composés de
personnes différentes, ils représentent la majorité et peuvent faire adopter les deux
projets conjointement.
Les parents tiennent fortement aux garderies : ils en retirent des avantages substantiels. Pour les obtenir, ils sont disposés à supporter leur part du coût de la bibliothèque, même s’ils n’en veulent pas. Les avantages des garderies sont assez élevés
pour compenser amplement leur part du coût de la bibliothèque. Ils préfèrent que
les deux projets se réalisent, plutôt que de se priver des garderies. Les promoteurs
de la bibliothèque se trouvent dans la même situation. Leur part du coût des garderies est plus faible que les avantages qu’ils prévoient retirer de la bibliothèque. Ils
préfèrent eux aussi accepter les deux projets, plutôt que de ne rien obtenir du tout,
et ils devraient réagir favorablement à la proposition qui leur est faite.
Les deux groupes s’entendent alors pour appuyer leurs projets respectifs : ils
s’échangent leurs votes. Les parents ont en quelque sorte acheté le vote des bibliophiles. Cet échange de votes a permis au mécanisme politique de refléter l’intensité
des préférences : chaque groupe tenait tellement à son projet qu’il était disposé à
payer pour le projet de l’autre. Les deux groupes minoritaires ont formé une coalition pour obtenir la majorité nécessaire à la réalisation de leurs projets.
6. LE PROGRAMME ÉLECTORAL
T
out cela est bien intéressant, dira-t-on, mais les électeurs ne s’échangent pas
leurs votes tous les jours ! De toute manière, est-ce légal ? Qu’on ne s’y méprenne
pas, c’est un phénomène fort répandu et tout à fait légal, mais il ne se manifeste
généralement pas au grand jour. Dans une collectivité de plusieurs millions de personnes, il est impossible d’engager des négociations entre les électeurs pour former
une coalition majoritaire. Les coûts d’une telle démarche dépasseraient largement
les avantages qu’ils pourraient avoir pour les membres de la coalition.
43
44
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
Toutefois, la responsabilité des décisions collectives est habituellement confiée à
un nombre restreint de représentants élus. Or, les élus peuvent très bien se livrer au
marchandage. Le cabinet n’est pas constitué d’un nombre si élevé de politiciens que
l’échange de votes y soit impossible. Il peut régulièrement s’y produire du marchandage, certains ministres appuyant certains programmes de leurs collègues, même
s’ils ne les approuvent pas, afin d’obtenir des appuis pour leurs propres initiatives.
Néanmoins, la forme la plus courante de l’échange de votes est implicite et elle
se manifeste par la constitution du programme d’un parti. Un programme électoral
est un ensemble de projets conçu de façon à attirer la majorité des électeurs. Chaque
projet individuel peut fort bien être rejeté par la majorité mais, si on regroupe tous
ces projets dans un programme électoral, ils ont de fortes chances d’être approuvés.
Dans l’exemple des garderies et de la bibliothèque, un parti politique pourrait proposer un programme comportant les deux projets. Il se trouverait ainsi à acheter le
vote des parents pour la bibliothèque en leur promettant de réaliser conjointement
le projet de garderies. Il achèterait simultanément le vote des bibliophiles pour les
garderies. Ce programme serait attrayant pour les 30 % de la population qui espèrent
voir mettre en place un réseau de garderies et pour les autres 30 % qui désirent
avoir une bibliothèque municipale. Il a de bonnes chances de rassembler la majorité
des votes et de faire élire le parti qui le propose. L’échange de votes est donc un
phénomène généralisé, puisque les partis politiques se font habituellement la lutte
sur la base de programmes électoraux.
7. UNE COALITION BIZARRE
I
l ne suffit toutefois pas de savoir qu’il est possible d’échanger des votes, ce qui per­
met au mécanisme politique de refléter l’intensité des préférences. Pareil procédé
est-il avantageux pour la collectivité ? Favorise-t-il l’adoption de mesures rentables
et prévient-il l’adoption des mesures non rentables ? Autrement dit, permet-il d’approuver les projets de bibliothèque et de garderies, qu’ils soient rentables ou non ?
Imaginons trois mesures qui, par hypothèse, ne seraient pas socialement rentables,
entraînant pour la collectivité des coûts supérieurs aux bénéfices. Les coûts seraient
répartis entre l’ensemble des contribuables ou des consommateurs, mais les bénéfices se concentreraient sur un nombre restreint d’individus qui en retireraient des
avantages substantiels. Le tableau 3-1 indique, en pourcentage, quelle serait la proportion de la population favorable ou opposée à chacune des mesures.
nnn
T ableau | 3-1
Les opinions favorables et les opinions défavorables
Pour
(%)
Contre
(%)
Mise sur pied d’un office de commercialisation agricole
20
80
Instauration de quotas d’importation de bicyclettes
20
80
Abolition des droits de scolarité
11
89
Mesures
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
Chacune de ces mesures obtient l’appui d’une faible minorité. Pourtant, un parti
qui les regrouperait dans un programme électoral l’emporterait sur un parti s’appuyant sur l’avis d’économistes opposés à toute mesure non rentable. En supposant
que les personnes favorables à chacune des mesures sont distinctes, le pourcentage
cumulatif de l’électorat favorable au programme atteindrait 51 %. Les agriculteurs
retireraient de la création d’un office de commercialisation des bénéfices assez con­
si­dérables pour couvrir largement leur part du coût des deux autres mesures. Ils ont
intérêt à approuver le programme dans sa totalité, même si les quotas d’importation et l’abolition des droits de scolarité les défavorisent. En fait, le parti politique
« achète » leur vote pour ces mesures en leur offrant un office de commercialisation
qui leur procure des gains substantiels. Le même raisonnement vaut pour les producteurs de bicyclettes et pour les étudiants. Le programme du parti engendre une
coalition majoritaire d’intérêts minoritaires. En votant pour ce programme, les
agriculteurs, les producteurs et travailleurs du secteur de la bicyclette et les étudiants
s’entendent pour effectuer une redistribution des revenus en leur faveur. L’exemple
numérique figurant au tableau 3-2 illustre clairement qu’un programme regroupant
des mesures non rentables peut obtenir l’appui de la majorité.
Une coalition d’étudiants, d’agriculteurs et de producteurs de bicyclettes ! Voilà
qui est bizarre, dira-t-on ; la réalité l’est encore plus. On a vu dans le passé une
coalition regroupant le syndicat des employés de la Régie des alcools de l’Ontario,
nnn
Un programme non rentable, néanmoins adopté
T A B L E A U | 3-2
Imaginons qu’une communauté de cinq personnes ait à se prononcer à la majorité sur trois projets. Chaque projet coûte 4 $
par contribuable et procure un bénéfice de 15 $ à une seule personne. Le tableau suivant donne la distribution des coûts et
des bénéfices associés à ces trois projets.
Personnes
Projets
A
B
C
D
E
Total
X
Bénéfices
Coûts
Bénéfices nets
15
4
11
0
4
–4
0
4
–4
0
4
–4
0
4
–4
15
20
–5
Y
Bénéfices
Coûts
Bénéfices nets
0
4
–4
15
4
11
0
4
–4
0
4
–4
0
4
–4
15
20
–5
Z
Bénéfices
Coûts
Bénéfices nets
0
4
–4
0
4
–4
15
4
11
0
4
–4
0
4
–4
15
20
–5
15
12
3
15
12
3
15
12
3
0
12
–12
0
12
–12
45
60
–15
Programme (X, Y, Z)
Bénéfices
Coûts
Bénéfices nets
Aucun des trois projets n’est rentable, chacun entraînant pour la collectivité un coût (20 $) supérieur aux bénéfices
(15 $). S’ils étaient soumis au vote séparément, les trois projets seraient rejetés par la majorité des électeurs, obtenant
l’adhésion d’un seul d’entre eux sur cinq. Pourtant, un parti politique qui les regrouperait dans un programme électoral aurait d’excellentes chances de l’emporter aux élections. La dernière partie du tableau révèle en effet que les
électeurs A, B et C approuveraient le programme (X,Y,Z) dans son ensemble, puisque chacun en retirerait un bénéfice
net de 3 $. Seuls les individus D et E s’opposeraient au programme, parce qu’il leur occasionnerait un coût individuel net
de 12 $. Le programme constitué de trois projets non rentables serait donc adopté à la majorité des voix. Ce résultat
paradoxal se concrétise en raison de l’échange de votes implicite dans la constitution d’un programme électoral.
45
46
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
l’Armée du Salut, la Ligue de tempérance et une association d’infirmières pour
faire échec à la vente de vin dans les épiceries en Ontario1. Les producteurs et les
distributeurs de matériel pornographique trouvent parfois un allié auprès de la
Ligue des droits et libertés ! Le marché politique donne lieu, il faut bien le reconnaître, à de curieuses rencontres.
8. SAVOIR PARTAGER... LES COÛTS
L
’échange de votes ne peut pas se produire en rapport avec n’importe quelle
mesure. Supposons qu’une décision entraîne des coûts de 200 millions de dollars
et des avantages de 100 millions pour une collectivité de 50 millions d’électeurs. Si
les coûts et les bénéfices étaient répartis également, chaque électeur recevrait un béné­
fice de 2 $ et assumerait un coût de 4 $. Personne n’approuverait cette mesure.
Mais si les avantages de 100 millions de dollars étaient conférés à 1 million
d’électeurs, les coûts étant répartis sur tous, les électeurs favorisés retireraient un
bénéfice de 100 $ et supporteraient un coût de 4 $. Ils ont un intérêt certain à
trouver des appuis pour cette mesure. Et ils ont les moyens d’acheter le vote d’autres
électeurs : ils peuvent en effet dépenser jusqu’à 96 $ (leur bénéfice net) pour obtenir
d’autres appuis. Ils sont donc disposés à soutenir d’autres mesures qui les désavantageraient, pourvu que celles-ci entraînent pour eux des coûts inférieurs à 96 $. Cela
est possible parce que les bénéfices de la mesure en cause sont concentrés sur un
nombre restreint de personnes et que les coûts sont répartis sur un grand nombre
d’entre elles : il s’agit d’une mesure à bénéfices concentrés et à coûts diffus. Seules
les mesures de ce type peuvent donner lieu à des échanges de votes parce qu’elles
donnent aux gagnants des gains substantiels et leur donnent ainsi les moyens
d’acheter le vote d’autres électeurs en vue de former une coalition majoritaire.
Quand les bénéfices et les coûts se répartissent également, seules les mesures rentables peuvent obtenir la majorité des voix.
9. UNE IGNORANCE RATIONNELLE
P
ourquoi donc les perdants ne réagissent-ils pas ? Par définition, un programme
non rentable entraîne des coûts supérieurs aux avantages : les perdants subissent
des pertes supérieures aux gains des autres. Si les bénéfices étaient de 100 millions
et les coûts de 200 millions, les perdants pourraient acheter le vote des gagnants.
Même en leur versant 100 millions pour compenser les bénéfices perdus, ils économiseraient en faisant avorter le projet. Pourquoi ne le font-ils pas ? Parce qu’ils sont
rationnels. Ils choisissent rationnellement d’ignorer la situation, de s’abstenir de
toute démarche parce que le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Les perdants réagiraient sûrement s’ils disposaient de toute l’information per­
tinente et si la communauté comptait un petit nombre de personnes. D’une part, ils
connaîtraient avec précision les coûts qu’ils assument et les bénéfices des gagnants.
Ils sauraient qu’ils peuvent acheter assez de votes pour prévenir l’adoption d’une
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
mesure non rentable. D’autre part, quand le groupe des électeurs est restreint,
l’achat de votes n’exige pas de longues tractations. Le coût en matière d’organisation et de démarches à entreprendre pour obtenir la majorité des voix est faible. On
peut dès lors prédire qu’en de telles circonstances les perdants ne se laisseraient pas
imposer des projets non rentables. Néanmoins, dans la réalité, le coût de l’information et de l’action politique n’est pas toujours négligeable, il peut même être assez
élevé pour décourager les perdants de combattre les mesures qui leur nuisent.
Les avantages de l’action politique sont les bénéfices nets obtenus par suite de
l’adoption ou du rejet d’une mesure donnée. Dans l’exemple précédent, les avantages
de l’action politique correspondent au bénéfice net de 96 $ que chaque gagnant
obtiendrait advenant l’adoption du projet. Dans le cas des perdants, les avantages
de l’action politique sont les coûts de 4 $ qu’ils éviteraient de verser s’ils faisaient
avorter le projet. S’agissant d’un projet à bénéfices concentrés et à coûts diffus, les
gagnants seraient plus fortement motivés que les perdants à s’engager dans l’action
politique, en raison des gains plus considérables qu’ils sont susceptibles d’en retirer.
Par ailleurs, l’action politique occasionne des coûts. Il faut recueillir et analyser
l’information pertinente afin de déterminer les conséquences des mesures gouvernementales pour les différents individus. On doit aussi entreprendre une action
quelconque, qu’il s’agisse de marchandage avec d’autres électeurs, de manifestations
populaires, de « lobbying » auprès des élus, de conférences de presse, etc. S’ils ne
sont pas toujours monétaires, ces coûts n’en demeurent pas moins réels et ils peuvent
être substantiels. Plus ils sont élevés, plus les individus rationnels sont portés à
s’abstenir de toute action politique. Quand ils sont faibles, il y a peu d’obstacles à
l’action politique.
Si une mesure procure des avantages substantiels à un groupe restreint d’individus, ceux-ci ont intérêt à entreprendre une action pour en favoriser l’adoption, les
coûts de l’action politique étant inférieurs aux gains anticipés. Si, par contre,
les coûts sont répartis entre l’ensemble des consommateurs ou des contribuables, le
coût supporté par chacun est faible et ne justifie pas l’engagement dans une action
coûteuse visant à faire avorter le projet. Qui serait intéressé à manifester son désaccord sur la colline Parlementaire pour éviter d’assumer un coût de 4 $ ?
10. LA POLITISATION DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE
D
ans une économie dépourvue d’interventions publiques, les agents écono­
miques ne peuvent améliorer leur sort qu’en améliorant leur performance
économique. Ainsi, pour augmenter leur revenu, les producteurs n’ont d’autre choix
que de se montrer plus efficaces. Ils doivent trouver des moyens de produire un
bien de meilleure qualité ou de réduire leurs coûts de façon à devancer la concurrence. Cette démarche requiert des efforts soutenus, elle peut nécessiter des investissements substantiels et risqués, et les résultats auxquels elle aboutit sont parfois
décevants.
L’action politique peut s’avérer autrement rentable. En investissant dans l’action
politique, les producteurs peuvent se protéger contre la concurrence et augmenter
47
48
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
leurs revenus de manière substantielle, sans qu’ils aient à consentir des efforts soutenus pour être concurrentiels, ni à risquer des fonds dans la modernisation de leur
équipement ou dans l’amélioration de leurs produits.
Il ne faut donc pas s’étonner que les agents économiques investissent dans l’action politique, qu’ils y consacrent des ressources qui auraient pu servir à améliorer
leur rendement économique. Si le marché politique leur offre la possibilité d’obtenir
des gains substantiels à faible coût, pourquoi se compliqueraient-ils la tâche en
essayant de devenir plus concurrentiels ? L’action politique risque d’être plus rentable
que l’action économique. Il est compréhensible que les producteurs de bicyclettes
(de même que les personnes travaillant dans ce secteur) veuillent influencer les
décisions politiques et qu’ils consacrent des ressources considérables à cette activité ; en fait, ils profiteraient grandement des restrictions aux importations qu’un
gouvernement imposerait à la suite des pressions exercées par eux. Cette politisation de l’activité économique est regrettable : au lieu de consacrer des ressources à
la création de richesses bénéficiant à tous, on les utilise pour essayer de s’approprier
les revenus des autres par l’intermédiaire du marché politique.
11. LE CONSOMMATEUR SILENCIEUX
L
es restrictions à l’importation protègent de la concurrence étrangère les producteurs du pays, qui accroissent substantiellement leurs revenus. Les producteurs ont intérêt à exercer des pressions pour les faire adopter, d’autant plus que le
coût de ces pressions est faible, puisqu’ils font partie d’associations, comme les
syndicats, qui s’occupent tout naturellement d’action politique.
Le coût de ces restrictions prend la forme d’une hausse du prix des bicyclettes.
Celle-ci se répartit sur un nombre élevé de consommateurs et le coût supporté par
chacun est trop faible pour inciter à l’action politique, parce que les consommateurs
ne consacrent qu’une faible portion de leur budget à l’achat de bicyclettes. Il ne vaut
pas la peine, pour le consommateur, d’entreprendre une action politique dont le coût
est trop élevé relativement à ses avantages potentiels en ce qui a trait à la réduction
du prix des bicyclettes.
On peut se faire une idée de la différence considérable entre le coût assumé par
chaque consommateur et le bénéfice substantiel qu’il permet de générer pour les
producteurs. Dans le débat entourant la vente d’une grande quantité d’électricité
aux alumineries et aux autres entreprises énergivores, l’économiste Jean-Thomas
Bernard a calculé que les tarifs préférentiels consentis (le tarif L, soit 3,8 ¢ le kilowatt­
heure) équivalent à une subvention annuelle de 200 000 $ par emploi créé dans les
alumineries2 ! Il va sans dire que ces tarifs préférentiels sont payés en fin de compte
par les consommateurs, sous forme de tarifs plus élevés. Tout comme dans le cas
des bicyclettes, la perte subie par chaque consommateur en raison de l’application
de tarifs préférentiels (hausse de prix d’une fraction de cent le kilowattheure) est
nettement plus faible que le gain concentré obtenu par travailleur. On peut bien sûr
contester la précision de ces estimations, mais l’écart entre les deux données est
phénoménal et des estimations plus précises ne le feraient certes pas disparaître.
C’est cet écart qui explique l’abstention des consommateurs et le militantisme des
producteurs.
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
Le consommateur n’a pas davantage intérêt à protester contre les offices de commercialisation agricole. En raison de l’existence d’un office de mise en marché des
œufs au Canada, les consommateurs paient leurs œufs plus cher qu’ils ne le feraient
aux États-Unis. Bien qu’il soit difficile de chiffrer avec précision cette différence de
prix, un écart de 10 ¢ représente un débours additionnel d’environ 6,50 $ par année
pour une famille de quatre personnes. En raison du nombre élevé de consommateurs et du nombre nettement plus faible de producteurs, ce montant dérisoire se
traduisait par un gain substantiel de près de 100 0 00 $ pour chaque producteur
d’œufs québécois3. Un coût diffus assumé par l’ensemble des consommateurs d’œufs
donne une somme assez rondelette pour chaque producteur !
Pourquoi le consommateur se donnerait-il la peine de faire pression pour l’abolition d’un office de ce genre ? Si son action portait des fruits, il économiserait
6,50 $ par année ! Un montant si insignifiant n’incite pas à s’engager vigoureusement dans l’action politique ! Il ne couvre même pas le prix du billet d’autobus
permettant d’aller protester sur la colline Parlementaire. Par contre, chaque producteur d’œufs a un intérêt considérable à défendre. On ne lève pas le nez sur
100 000 $ ! Il ne faut pas être bien malin pour déterminer qui du producteur d’œufs
ou du consommateur investira le plus dans l’action politique !
En outre, les consommateurs sont très nombreux, mal organisés et mal informés
des coûts véritables qu’ils assument. Y a-t-il un consommateur québécois qui sache
combien il paie en trop pour son lait ou son fromage en raison de la réglementation
agricole ? Et pourquoi chercher à le savoir ? Il devrait payer plus cher pour le savoir
qu’il ne paie en trop pour ses produits laitiers ! Sans compter que les résultats d’une
action de sa part sont aléatoires. Les associations de consommateurs ne ­s’occupent
malheureusement pas uniquement des œufs et elles ne peuvent pas y consacrer
toutes leurs énergies. Elles ne font certes pas le poids face aux associations de producteurs. Par conséquent, le producteur se fait entendre, mais le consommateur se
tait parce qu’il lui en coûterait trop cher de parler ! Comment rivaliser avec les
agriculteurs, qui peuvent offrir un véritable spectacle en bloquant la route avec
leurs tracteurs, en déversant du lait dans les égouts et en égorgeant des porcelets ?
12. LE MONDE À L’ENVERS
L
es producteurs dominent généralement le processus politique parce que les
politiques gouvernementales les touchent davantage que les consommateurs.
Une mesure relative à l’industrie du vêtement touche substantiellement les employés
de l’industrie qui tirent presque tout leur revenu de leur emploi. Elle touche beaucoup
moins le consommateur qui consacre une faible portion de son budget à l’achat de
vêtements. Les individus ont donc davantage intérêt à s’organiser en qualité de
producteurs qu’en qualité de consommateurs. Cette affirmation peut se vérifier
régulièrement à la lecture des quotidiens. Quand un gouvernement étudie une
mesure quelconque, les producteurs réagissent davantage et plus rapidement que les
consommateurs. Bien souvent, les consommateurs ne se manifestent pas du tout.
Durant la controverse relative à la coloration de la margarine, ce sont les producteurs laitiers qui se sont fait entendre. Personne n’a fait valoir le point de vue des
consommateurs. Le producteur de lait qui tire une bonne partie de son revenu de
49
50
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
la vente de beurre a beaucoup à perdre d’une modification de la loi. L’enjeu est
moins important pour le consommateur de margarine parce qu’il dépense une
modeste partie de son revenu à l’achat de cet aliment. Le consommateur n’a pas
intérêt à consacrer beaucoup d’énergie et d’efforts à d’éventuelles pressions exercées
sur les politiciens.
On pourrait multiplier les exemples de cette nature. L’intérêt du consommateur
est représenté seulement dans les cas où il coïncide avec l’intérêt de certains produc­
teurs. Les concessionnaires d’automobiles japonaises ont fait connaître leur avis sur
la question des restrictions qui leur étaient imposées. En défendant leurs propres
intérêts, ils servaient simultanément la cause du consommateur. La même coïncidence d’intérêts s’est produite en matière de quotas d’importations de chaussures
et dans le cas de la coloration de la margarine, lorsque la société Unilever a porté
la cause devant les tribunaux. Le consommateur ne s’est pas exprimé directement
sur la question, il l’a fait uniquement par l’intermédiaire de l’une des parties impliquées. C’est donc par accident que le point de vue du consommateur figure dans le
processus politique.
Les ressources rares doivent être utilisées avec discernement, selon les désirs du
consommateur qui utilise les biens et les services produits. Le régime de marché
permet aux individus de choisir les biens et les services que l’économie devrait pro­
duire ; c’est pourquoi les producteurs doivent s’adapter aux désirs du consommateur.
Le processus politique inverse cette logique : il accorde la priorité aux producteurs
qui ont des intérêts concentrés et néglige les intérêts diffus des consommateurs. Il
favorise l’utilisation des ressources selon les désirs des producteurs, contrairement
à toute logique. C’est la meilleure recette pour fournir à la population les biens
qu’elle ne désire pas véritablement.
13. QUI DÉFEND LE CONTRIBUABLE ?
L
e processus politique tend à avantager le bénéficiaire des dépenses publiques au
détriment du contribuable. La question des droits de scolarité au Québec en est
une illustration.
En 2003-2004, les droits de scolarité pour les résidents du Québec étudiant à temps
plein étaient d’environ 1 600 $, tandis que les coûts estimés se chiffraient à 13 062 $.
Une hausse des frais de scolarité de 10 %, soit de 160 $, ne représente pas une
augmentation considérable, mais il s’agit d’un montant quand même appréciable,
sûrement plus important que la facture individuelle des contribuables. D’après les
données disponibles4, on pourrait compter jusqu’à 33 contribuables pour chaque
étudiant inscrit à temps plein dans les établissements postsecondaires du Québec.
S’il en était ainsi, la facture par contribuable s’élèverait à seulement 4,88 $ ; pour les
étudiants, l’enjeu est nettement plus élevé.
Par ailleurs, il est relativement facile pour les étudiants de s’engager dans l’action
politique. Les événements l’ont montré : les étudiants ont une redoutable capacité
de mobilisation. Des marches de protestation s’organisent rapidement grâce au
réseau d’organisateurs présents dans tous les départements. Les étudiants peuvent
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
faire appel à leurs représentants élus. Ils reçoivent l’aide de l’opposition à l’Assemblée nationale, des groupes syndicaux, et même de groupes de chanteurs comme
Loco Locass5. Par contre, personne ne s’exprime au nom du contribuable. Ils sont
trop nombreux et répartis dans toute la province. Et pourquoi se casser la tête pour
un si faible montant ? Un politicien ne gagne pas un grand nombre de votes en fai­
sant économiser 4,88 $ au contribuable ! Conformément à l’analyse économique du
processus politique, ce sont les étudiants des établissements postsecondaires qui se
sont exprimés ; le contribuable n’avait à peu près aucune chance de se faire entendre
dans cette affaire. En fait, personne ne sait que le gel des droits de scolarité, même
s’il ne donne pas lieu à un déficit budgétaire accru, transforme le contribuable en
perdant ! Le gel est reconduit et les impôts n’augmentent pas. Apparemment, tout
le monde gagne ! Et personne ne proteste !
L’intérêt du bénéficiaire des dépenses publiques est concentré, alors que celui du
contribuable est diffus. Il ne faut donc pas sous-estimer l’importance des gains que
certains peuvent réaliser en contrepartie d’un coût minime imposé à tous. W. Block
en donne un exemple à la fois simple et convaincant6. Si 23 millions de Canadiens
versent chacun 10 ¢, ils constituent un magot de 2,3 millions de dollars. Même si
1 mil­lion de dollars est gaspillé en raison de pratiques gouvernementales ineffi­caces,
il reste 1,3 million à distribuer. Si le partage s’effectue entre un nombre restreint de
personnes, celles-ci sont fortement motivées à défendre leur intérêt. Si le montant
de 1,3 million est réparti entre 1 000 personnes, chacune d’entre elles reçoit 1 300 $.
Il est tout à fait compréhensible que ces 1 000 individus défendent beaucoup plus
ardemment leur gain que les millions de résidents qui ont perdu 10 ¢.
Le processus politique favorise aussi les projets locaux financés à l’échelle provinciale ou nationale. Ces projets offrent des bénéfices à une population locale de
taille modeste, mais leurs coûts sont répartis sur une population beaucoup plus
considérable. Le coût supporté par chaque contribuable est donc faible par rapport
au bénéfice obtenu par le résident local.
14. LA BUREAUCRATIE
L
e processus gouvernemental ne se limite pas au processus politique, il touche
aussi tout l’appareil gouvernemental, autrement dit la bureaucratie, qui a ses
propres règles de fonctionnement. Il peut en résulter des distorsions additionnelles
lors de la prise de décision publique. Les fonctionnaires sont des personnes comme
les autres, ni plus ni moins honnêtes, ni plus ni moins travailleuses, ni plus ni moins
dévouées, ayant des aspirations personnelles qui ne cadrent pas nécessairement
avec les missions confiées au secteur public. Pour qu’elles travaillent dans l’intérêt
public, elles doivent être soumises à des règles contraignantes qui les obligent à
servir la collectivité si elles veulent améliorer leur propre sort.
Le vérificateur général du Canada a cerné un certain nombre de règles du jeu qui
incitent à l’inefficacité dans le secteur public. La classification des postes et des
salaires est souvent basée sur la taille du budget à administrer et sur le nombre
d’employés supervisés7. Quel intérêt un administrateur a-t-il à accroître l’efficacité
si sa rémunération s’en trouve réduite ? Voici un autre exemple, celui de la règle des
51
52
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
crédits périmés : pourquoi rechercher l’efficacité et l’économie quand, en fin d’année, les sommes économisées sont versées au fonds central du gouvernement ? On
comprend que les administrations se préoccupent en fin d’année financière de
dépenser tous les fonds encore disponibles ! Pourquoi économiser quand l’année
suivante le budget risque fort d’être réduit8 ? Au lieu de féliciter l’administrateur
efficace et de le rémunérer en conséquence, on reprend les sommes économisées et
on réduit ses fonds pour l’année suivante. Aussi bien ne pas être efficace, la vie est
plus facile et les budgets plus élevés !
Le phénomène bureaucratique et sa propension à l’expansion constituent des
éléments d’explication de la croissance considérable du secteur public ces dernières
années9 ; il se manifeste aussi par des coûts inutilement élevés. Des études empi­
riques montrent que, dans plusieurs domaines, les services sont moins coûteux
lorsqu’ils sont produits par le secteur privé que par le secteur public10. Ces distorsions bureaucratiques s’ajoutent à celles du processus politique : elles devraient
inciter à une prudence de bon aloi au moment de préconiser le recours à l’intervention gouvernementale.
15. CONCLUSION
C
omme le marché, le processus politique comporte des faiblesses ; rien n’assure
qu’il débouche toujours sur de bonnes décisions. Des mesures non désirables
sur le plan social sont adoptées, de la même façon que dans le régime de marché
on aboutit à de mauvais résultats dans certaines circonstances. L’adoption indue de
mesures à bénéfices concentrés et à coûts diffus est favorisée. Il ne faut toutefois pas
en conclure que seules des mesures de cette nature sont adoptées ; des mesures à
coûts concentrés et à bénéfices diffus le sont parfois aussi. En 2006, bien que le
Tribunal canadien du commerce extérieur ait fait une recommandation contraire,
le gouvernement fédéral a choisi de ne pas imposer de restrictions à l’importation
de bicyclettes11. Cette décision entraînait des coûts concentrés pour les personnes
engagées dans la production de bicyclettes et procurait des bénéfices individuels
plus faibles aux consommateurs. Mais l’analyse du processus politique révèle que
ce type de mesure est moins susceptible de passer le test électoral que les mesures
favorisant un groupe restreint de la population au détriment de l’ensemble. Cette
conclusion se fonde sur le fait que bien des mesures gouvernementales ont fait l’objet de critiques exprimées par les nombreux économistes qui les jugent contraires
à l’intérêt collectif. Le débat sur la libéralisation des échanges dans le secteur agricole montre aussi que les personnes bénéficiant d’intérêts concentrés tiennent le
haut du pavé dans les questions à caractère économique et qu’elles réussissent à
mieux défendre leur point de vue que les agents économiques n’ayant que des intérêts diffus.
CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE
N O T E S
1. « Wine Makers Feel the Chill », The Financial Post, 20 août 1985.
2. Hélène Baril, « De l’électricité pour les alumineries, mais à quel prix ? », La Presse, 21 avril 2005.
3. Pour l’année 2003, on suppose que la consommation d’œufs par personne s’élève à 15,6 douzaines par année. Source :
Office canadien de commercialisation des œufs, « L’industrie canadienne des œufs », dans Office canadien de commercialisation des œufs, Faits, [en ligne], www.canadaegg.ca/bins/content_page.asp ?cid=6&lang=2 (page consultée le 17 juillet 2006).
Un écart de 10 ¢ correspond à une facture additionnelle d’environ 6,50 $ par famille. Si on suppose que la population
québécoise soit de 7 millions de personnes, cette même consommation par personne se traduit par une production
annuelle de plus de 109 millions d’œufs répartie entre les quelque 110 producteurs québécois. Fédération des producteurs
d’œufs de consommation du Québec, Découvrez la Fédération – Production, [en ligne], www.oeuf.ca/fr/federation/production
(page consultée le 17 juillet 2006). Pour plus de précisions, voir Borcherding et G.W. Dorosh, The Egg Marketing Board –
A Case Study of Monopoly and its Social Costs, Vancouver, The Fraser Institute, 1981, p. 37-38.
4. Toutes les statistiques sont tirées de la publication électronique suivante : Gouvernement du Québec, « Indicateurs de
l’éducation – Édition 2006 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques sur l’éducation, [en ligne],
www.mels.gouv.qc.ca/stat/index.htm (page consultée le 17 juillet 2006). Les coûts estimés correspondent aux dépenses de
fonctionnement par étudiant des universités (tableau 1.14, p. 45). Le nombre d’étudiants à temps plein (162 233) est tiré
de la publication électronique suivante : Gouvernement du Québec, « L’effectif étudiant des universités québécoises (2001
à 2005), tableau 01 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques détaillées sur l’éducation, [en ligne],
www.mels.gouv.qc.ca/stat/Stat_det/univ_eff.htm (page consultée le 17 juillet 2006). Enfin, l’information sur le nombre de
contribuables (5,5 millions) est tirée de la communication de Luc Godbout, « Quelques constats sur les incidences des
réductions de l’impôt sur le revenu », dans Université de Sherbrooke, Conférences ou dépôts de mémoire, [en ligne],
www.usherbrooke.ca/adm/recherche/chairefiscalite/publications/autres/conferences.htm (page consultée le 17 juillet 2006).
5. Un article de Caroline Touzin décrit de façon imagée les activités du quartier général des étudiants lors de la grève du
printemps 2005. Caroline Touzin, « La machine de la grève », La Presse, 26 mars 2005. Voir aussi l’article de Jean-Christophe
Laurence, « Loco Locass, pas trop loquaces », La Presse, 7 avril 2005.
6. W. Block, « Election Campaign May Not Be Time to Sell Tough Policy », The Financial Post, 19 mai 1984.
7. J. Bagnall, « Civil Service Discourages the “Search for Excellence” », The Financial Post, 17 décembre 1983.
8. Ibid.
9. T.E. Borcherding (sous la dir. de), Budgets and Bureaucrats : The Sources of Government Growth, Durham, Duke University
Press, 1977.
10. J.-L. Migué, L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1979, p. 180-184 ; E.S. Savas,
Privatizing the Public Sector, Chatham, Chatham House Publishers, 1982, chapitre 6.
11. I. Rodrigue, « Pas de protection pour les fabricants de vélos », La Presse, 30 mai 2006.
53
CHAPITRE
4
LE PROBLÈME
ALLOCATIF
1. Il était une fois...
2. Le budget de la société
3. L’ingénieur et le comptable
4. L’expérience des grandes civilisations
5. Et le tonnerre gronda…
6. Une idée de singes
7. Même un ingénieur peut se tromper !
8. On veut des poissons et des noix de coco
9. La grande bouffe
10. Le grand partage
11. Le bonheur des uns, le malheur des autres
12. Épilogue
Annexe 4-1 Les retombées économiques
56
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
1. IL ÉTAIT UNE FOIS...
... un roi bienveillant qui régnait dans une île perdue du Pacifique. De mémoire
d’éléphant, jamais le royaume n’avait connu aussi bon monarque. Chaque jugement, chaque édit, chaque loi respectait sa maxime première : « Pour le bonheur de
mes sujets, point de répit ! » Il faut dire que le ciel avait grandement simplifié sa
tâche : l’île regorgeait de noix de coco et on pouvait pêcher du poisson en abondance. Ces deux aliments constituaient le régime quotidien de la population ; ­chacun
trouvait facilement à se nourrir. Pourtant, le monarque était inquiet. Il se demandait quelle quantité de poissons et de noix de coco il fallait idéalement produire.
Convaincu qu’il était possible d’améliorer encore la situation économique de son île,
il cherchait la règle d’or1 qui lui permettrait de procurer le maximum de bonheur
à ses loyaux sujets. Incapable de trouver seul la solution, il offrit une récompense
de 1 000 pièces d’or à qui trouverait la recette miracle. Aussitôt l’annonce faite, une
grande ferveur s’empara du royaume. Mathématiciens, savants, professeurs, tous se
mirent à chercher la règle d’or qui indiquerait la quantité optimale de poissons et
de noix de coco.
2. LE BUDGET DE LA SOCIÉTÉ
C
e fut un ingénieur qui se présenta le premier devant le roi : « Majesté, je sais
comment résoudre le problème que vous vous posez. Il s’agit avant tout de
produire avec efficacité. » Perplexe, le roi demanda des explications. L’argumentation de l’ingénieur était simple : l’île disposait d’une certaine quantité de ressources
humaines, techniques et matérielles. Pour donner à tous le bonheur maximal, il
suffisait de ne pas gaspiller ces ressources rares. L’ingénieur expliqua au roi qu’il
avait étudié attentivement les conditions techniques de production qui avaient
cours dans l’île. Son analyse lui avait permis de dresser le tableau de toutes les
combinaisons imaginables de poissons et de noix de coco que l’île pouvait produire
avec ses ressources. Dans toutes les combinaisons, on supposait que les ressources
étaient exploitées du mieux possible, qu’elles étaient utilisées efficacement, sans le
moindre gaspillage.
L’ingénieur avait déployé des efforts considérables. Il avait même présenté ses
conclusions sous la forme d’un graphique auquel il avait donné le nom de courbe
des possibilités de production du royaume (graphique 4-1). Pour impressionner le
monarque, il parlait fièrement de « sa » frontière de production ! « Ce graphique
vous donne une idée précise du budget du royaume, autrement dit des combi­
naisons de poissons et de noix de coco que vos sujets peuvent s’offrir, déclara l’ingénieur. Il marque aussi les combinaisons qui dépassent nos capacités et sont
irréalisables. Tout est là ! » Les courtisans notèrent avec une admiration non déguisée
la grande précision des calculs de l’ingénieur.
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
n
n n G rap h ique | 4-1
Les possibilités de production
Poissons
Poissons
Noix
de coco
E1
200
   0
E2
160
20
E3
120
40
E4
80
60
E5
40
80
E6
0
100
Point impossible
200 E1
E2
160
Droite des
possibilités
de production
Point
inefficace
20
E6
100
Noix de coco
Le tableau présente un certain nombre de combinaisons de poissons et de noix de coco que le royaume peut
produire en utilisant efficacement toutes ses ressources (de E1 à E6). Ces combinaisons sont situées sur la droite des
possibilités de production, qui renferme aussi une multitude de combinaisons intermédiaires non reproduites dans le
tableau. Les points situés au-dessus de la frontière sont irréalisables ; ceux qui se trouvent sous la droite indiquent
une mauvaise utilisation des ressources, puisqu’il est possible d’augmenter la production de poissons et de noix de
coco. La droite des possibilités de production permet de mesurer le véritable coût d’une tonne de noix de coco (ou
de poisson). Un déplacement du point E1 au point E 2 implique un sacrifice de 40 tonnes de poisson et un gain de
20 tonnes de noix de coco. Le coût de renonciation d’une tonne de noix de coco est donc de 2 tonnes de poisson.
Ce coût de renonciation correspond à la pente de la droite des possibilités de production.
3. L’INGÉNIEUR ET LE COMPTABLE
des possibilités de production vous donne même une idée précise
« M adudroite
vrai coût de production d’une noix de coco », poursuivit l’ingénieur.
Visiblement agacé, le comptable royal intervint aussitôt : « Mais, Majesté, les comptes
royaux sont très explicites : le vrai coût des noix de coco revient à 20 pièces d’or
la tonne. Ce coût unitaire inclut tous les débours occasionnés par la production
d’une tonne de noix de coco. Rien n’a été oublié ; j’ai tout vérifié. Il n’existe pas
d’autre coût. »
Au risque de froisser le comptable, qui chaque printemps lui permettait d’épargner une somme importante lors du calcul de son impôt royal, l’ingénieur expliqua
que le véritable coût de production d’une noix de coco se mesurait en unités de
poissons sacrifiées, non en pièces d’or. Il illustra son propos à l’aide du graphique,
encore fort mystérieux pour le comptable, qu’il venait de tracer : « Supposons que
le royaume affecte toutes ses ressources à la production de poissons. Selon mes
calculs, nos captures atteindraient 200 tonnes. Dans ce cas, bien sûr, nous n’aurions
pas pu cueillir la moindre noix de coco. Pour obtenir des noix de coco, il faudrait
déplacer des travailleurs de la plage vers la plantation. S’il y avait un petit nombre
de travailleurs à la plantation, nous produirions 20 tonnes de noix de coco, mais la
capture de poissons passerait à 160 tonnes. Il faut sacrifier 40 tonnes de poisson
pour obtenir 20 tonnes de noix de coco. Le véritable coût d’une tonne de noix de coco
est donc de 2 tonnes de poisson. C’est ce qu’on appelle coût de renonciation : la perte
57
58
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
d’une autre production possible (celle des poissons) quand des ressources sont
affectées à la production d’un bien (les noix de coco). Les sorties de pièces d’or ne
sont pas pertinentes. »
Ayant remarqué une certaine lassitude chez le roi, que les chiffres ennuyaient,
l’ingénieur, fin pédagogue, reprit son exposé : « Sire, laissez-moi vous donner un
exemple qui, je l’espère, vous convaincra de l’utilité de mon propos. Vos sujets
­pensent que, grâce à vos ressources personnelles, vous pouvez tout vous offrir.
Pourtant, même votre Majesté ne peut pas tout s’offrir. Quand votre Majesté
s’adonne à la chasse dans la forêt royale, elle renonce par le fait même à une foule
d’activités intéressantes : elle se prive d’un concert, reporte de spectaculaires tournois de chevaliers ou annule un voyage. En consacrant temps et ressources à la
poursuite du gibier, votre Majesté se prive d’une autre activité qui lui aurait apporté
un certain plaisir. La perte d’un autre plaisir possible représente le véritable coût de
sa partie de chasse. »
4. L’EXPÉRIENCE DES GRANDES CIVILISATIONS
D
evant les mines perplexes affichées par les courtisans, l’ingénieur entreprit
d’étoffer son argumentation en faisant appel à des sommités étrangères. Il
avait beaucoup voyagé, c’était évident, et il aimait bien le faire savoir ! « C’est cette
notion de coût de renonciation qui est utilisée dans les grandes civilisations occiden­
tales. Elle sert à analyser une grande variété de phénomènes, allant de l’éducation
au traitement des maladies infectieuses.
« Au Québec, par exemple, petite province d’Amérique longtemps soumise à une
règle monarchique, les étudiants se plaignent souvent d’avoir à payer des droits de
scolarité élevés qui, disent-ils, empêchent un grand nombre d’entre eux d’acquérir
une formation universitaire. Bien sûr, les droits de scolarité représentent un coût
pour les étudiants, mais ils ne constituent pas la composante la plus importante du
coût de l’éducation, loin de là. Quand un étudiant reporte son entrée sur le marché du
travail afin de poursuivre ses études, il renonce au salaire qu’un employeur lui aurait
versé en échange de ses services. Il se prive d’un revenu plus ou moins substantiel
pour demeurer sur les bancs de l’université. Même si elle ne figure pas sur l’état que
dresserait un comptable du coût de l’éducation, cette perte de revenu en constitue
l’essentiel. C’est une rentrée de fonds à laquelle l’étudiant renonce ; de ce point de
vue, vous admettrez que c’est l’équivalent d’un débours.
« Ce manque à gagner masque une autre réalité importante. S’il travaillait, l’étudiant
produirait des biens ou des services ; une certaine production est donc perdue pour
chaque étudiant. Cette production perdue représente le principal coût de l’éducation.
En temps normal, sa valeur est mesurée par le salaire qui serait versé à l’étudiant.
« Dans le même ordre d’idées, ces grandes civilisations sont aux prises avec un
terrible fléau, le sida. Des experts soutiennent que le traitement de chaque personne
atteinte du sida coûte 50 000 $. Ce montant mesure la valeur des ressources utilisées
pour traiter chaque malade ; il ne représente qu’une partie du véritable coût de la
maladie. Il faut aussi tenir compte des biens que chaque malade aurait normalement produits et qui sont perdus à cause de la maladie.
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
« À Montréal, grande ville du Québec, on a fait grand cas d’un stade olympique
dont le coût se serait élevé à 1,5 ou 2 milliards de dollars, en monnaie du pays. Ce
coût comptable camoufle le coût véritable de ce stade fabuleux. Son coût réel correspond aux routes, aux hôpitaux, aux centres d’accueil et à tous les biens qu’on
aurait pu produire en employant les ressources affectées à la construction du stade. »
Le roi commençait à s’impatienter. L’ingénieur avait beau lui parler en long et en
large de la droite des possibilités de production, du coût de renonciation, faire allusion à des problèmes complètement étrangers à son royaume, il n’avait pas encore
répondu à sa préoccupation centrale. « Trève de grands mots, avez-vous trouvé la
règle d’or ?, demanda-t-il à l’ingénieur.
— Majesté, ma droite des possibilités de production simplifie grandement le
problème que vous vous posez. Parmi les milliers de combinaisons possibles de
poissons et de noix de coco, ma frontière de satisfaction en élimine un très grand
nombre qui ne présentent aucun intérêt. Elle cerne toutes les combinaisons qui
respectent les conditions d’une production efficace et qui utilisent pleinement les
ressources de votre royaume. Toutes ces combinaisons efficaces se situent sur la
frontière de production. Les combinaisons qui se situent sous cette frontière gaspillent certaines ressources, les utilisent mal et sont inefficaces. Quant aux combinaisons qui se situent au-dessus de la frontière, il est impossible de les réaliser : le
royaume ne peut pas les produire, faute de ressources. En optant pour l’une des
combinaisons efficaces, votre Majesté aura l’assurance d’effectuer un choix optimal
sur le plan technique. »
La présentation de l’ingénieur fit grande impression, mais elle ne satisfaisait pas
entièrement le monarque. Le problème du roi était peut-être devenu plus simple,
mais il n’avait pas été résolu. Si la frontière de production éliminait une multitude
de solutions inefficaces, elle renfermait toujours une foule de solutions efficaces.
Laquelle d’entre elles fallait-il choisir ? De tous les points sur la droite des possibilités de production, lequel fallait-il privilégier ? Aussi brillant que fût son exposé,
l’ingénieur n’avait pas répondu à cette question, qui par conséquent restait entière.
Le roi remercia l’ingénieur, lui consentit quelques pièces d’or pour ses efforts et, son­
geur, fit une promenade à cheval dans les bois environnants. Les paroles de l’ingénieur lui revinrent à l’esprit : en optant pour la promenade, il renonçait à d’autres
plaisirs...
5. ET LE TONNERRE GRONDA…
P
lusieurs mois s’écoulèrent sans que personne ne demande audience, quand un
cataclysme frappa le royaume. Une violente tempête s’abattit sur l’île, entraînant des pertes de vies humaines et d’importants dégâts. Le monarque convoqua
l’ingénieur pour lui demander d’évaluer les dégâts. La droite des possibilités de
production s’avéra alors d’une grande utilité pour déterminer les conséquences du
cataclysme sur le budget du royaume. La perte de ressources rares avait appauvri la
société : le royaume ne pouvait plus produire autant de poissons et de noix de coco.
On devrait se serrer la ceinture. Curieusement, l’orage avait touché les deux secteurs
59
60
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
de l’île également : la production maximale possible des poissons et des noix de
coco avait été réduite de moitié. L’ingénieur n’eut aucune difficulté à expliquer au
monarque que le budget et le niveau de vie du royaume avaient été réduits de moitié (graphique 4-2).
n
n n G rap h ique | 4-2
La tempête appauvrit le royaume
Poissons
Poissons
Noix de
coco
E1
100
0
E2
80
10
E3
60
20
E4
40
30
E5
20
40
E6
0
50
200
100
Réduction
du budget
de la société
E6
50
100
Noix de coco
La tempête a touché les deux secteurs également. La production maximale de poissons est passée à 100 et celle de
noix de coco à 50. Comme la droite des possibilités de production s’est déplacée parallèlement vers l’intérieur et que
sa pente est restée inchangée, le coût de renonciation de 1 tonne de noix de coco demeure constant, à 2 tonnes
de poisson. La partie hachurée représente toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco que le royaume
n’est plus en mesure de produire en raison de la tempête ; elle illustre la réduction du budget (et du niveau de vie)
de la société.
Toutefois, le roi s’inquiétait de l’évolution des coûts par suite de ce cataclysme.
La réponse de l’ingénieur l’étonna. Le coût d’une tonne de noix de coco n’avait pas
changé : il était toujours de 2 tonnes de poisson. Le budget de la société avait été
réduit de moitié sans que le coût des noix de coco ou des poissons se modifie. Après
qu’on lui eut fourni plusieurs explications peu convaincantes, le roi finit par comprendre que si le coût des poissons et des noix de coco n’avait pas changé, c’était
parce que les ressources nécessaires à la production de chaque bien avaient été
réduites dans les mêmes proportions. Par conséquent, les rapports entre la rareté
des poissons et celle des noix de coco n’avaient pas été touchés par la tempête.
6. UNE IDÉE DE SINGES
L
e royaume redoubla ses efforts pour retrouver le niveau de vie d’avant la tempête ; l’heure était à la reconstruction. Un éleveur du royaume avait entendu
parler de la possibilité de dresser des singes pour la cueillette des noix de coco. L’île
étant habitée par de nombreuses espèces de singes, l’éleveur songeait à expérimenter cette technique révolutionnaire. Qui sait, peut-être réussirait-il à leur enseigner
les rudiments de la pêche (encadré 4-1) !
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
E N C A D R É 4 - 1  
   Une affaire de singes (monkey business)
U
ne entreprise dynamique du sud de la
Thaïlande a découvert que les singes
sont des employés utiles. Ayant bénéficié
d’une subvention de 4 0 45 $ consentie par
la famille royale, elle entraîne les singes à
cueillir les noix de coco. La Thaïlande, qui a
une production annuelle de 1,2 million de
tonnes, est le sixième plus important producteur de noix de coco au monde ; grâce
aux singes, elle est en voie de devenir rapidement l’un des plus efficaces.
L’entraînement se fait surtout la nuit,
alors qu’il est plus facile pour les singes de
se concentrer. Toutes les espèces de singes
ne sont pas aptes à effectuer ce travail.
Ceux qu’on appelle « singes à lunettes », à
cause de leurs sourcils blancs, n’ont pas un
tempérament approprié à la cueillette de
noix de coco ; ils sont souvent paresseux.
Les singes ayant les qualités requises ne
manquent pas de travail. Environ 800 d’entre
eux sont employés pour cueillir les noix de
coco (et pour vaporiser des insecticides)
dans la seule province de Surat Thani.
Un singe bourreau de travail peut cueillir
jusqu’à 1 0 00 noix de coco par jour. Au tarif
de 30 bahts (1,17 USD) le 100, cela donne
environ 300 bahts par jour. Si les singes re-
cevaient un salaire correspondant à leur
pro­ductivité, ils gagneraient plus qu’un
cadre moyen dans la fonction publique
thaïlandaise et un peu moins qu’un professeur d’université.
L’entraînement d’un singe coûte environ
40 $, soit beaucoup moins que la formation
d’un professeur ou d’un fonctionnaire et, à
titre de cueilleur de noix de coco, le singe
est à l’apogée de sa carrière vers l’âge de 4
ou 5 ans. Malheureusement, la carrière d’un
singe est brève : elle équivaut à environ le
huitième de celle d’un savant ou d’un bureaucrate.
Source : The Economist, 11 avril 1987, traduction libre.
Les résultats obtenus à la suite de plusieurs mois d’entraînement furent décevants. Les singes refusaient obstinément de se plier aux exigences des dresseurs et
l’idée fut abandonnée. Cependant, l’observation des singes permit aux travailleurs
de perfectionner leur technique de cueillette. La productivité accrue de la force de
travail eut des effets considérables sur les conditions de production. Le royaume
pouvait désormais produire beaucoup plus de noix de coco (graphique 4-3). Néanmoins, le secteur de la pêche n’avait pas bénéficié de cette avancée technologique
parce qu’il requiert des aptitudes bien différentes : la production maximale de poissons demeurait inchangée.
n
n n G rap h ique | 4-3
L’imitation des singes
Poissons
Poissons
Noix de
coco
E1
100
0
E2
80
20
E3
60
40
E4
40
60
E5
20
80
E6
0
100
100
80
E1
E2
Augmentation
du budget de
la société
E6
10 20
50
100 Noix de coco
L’imitation des singes a permis aux travailleurs d’être plus productifs lors de la cueillette des noix de coco, sans
pour cela que leur efficacité en tant que pêcheurs s’en trouve modifiée, d’où la rotation de la droite des possibilités
de production. La production maximale de poissons est constante à 100 tonnes, le secteur de la pêche n’étant pas
touché, mais la production maximale de noix de coco double. La partie hachurée désigne les productions additionnelles désormais réalisables et illustre l’augmentation du budget de la société. Le coût de renonciation d’une tonne
de noix de coco passe de 2 tonnes de poisson à 1 tonne. La baisse de 20 tonnes de poisson (passage de E1 à E 2)
permet désormais d’augmenter de 20 tonnes la production de noix de coco (par rapport à 10 tonnes antérieurement).
Cette baisse du coût des noix de coco se reflète par la réduction de la pente de la frontière de production. Si le
coût de 1 tonne de noix diminue, il s’ensuit que le coût de 1 tonne de poisson augmente.
61
62
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
L’ingénieur tint encore la vedette. Sa frontière de production permettait de se
représenter les effets de ce progrès technologique. Le royaume était désormais plus
riche : il pouvait s’offrir la même quantité de poissons, tout en consommant plus de
noix de coco. Il pouvait aussi consommer la même quantité de noix de coco et
produire davantage de poissons. L’ingénieur expliqua également que le coût des
noix de coco avait diminué. Les cueilleurs étant plus productifs, leur labeur donnait
plus de noix de coco pour chaque poisson sacrifié. Le déplacement d’un travailleur
de la plage vers la plantation engendrait la même baisse de la pêche qu’auparavant,
mais la cueillette de noix de coco augmentait de manière substantielle. Le progrès
technique avait permis de réduire le sacrifice de poissons par tonne de noix cueillie.
Par le fait même, le poisson devenait plus coûteux : pour le produire il fallait réduire
davantage la cueillette de noix. Le poisson était désormais plus rare par rapport à
la noix de coco.
7. MÊME UN INGÉNIEUR PEUT SE TROMPER !
L
’imitation des singes par les travailleurs avait grandement profité au royaume,
mais elle avait un peu compliqué les conditions de production. Les difficultés
commencèrent au moment où tous les travailleurs s’affairaient simultanément dans
l’unique plantation de noix de coco du royaume (point E6 du graphique 4.3). L’acti­
vité était fébrile, un peu trop même. Il n’était pas rare de voir plusieurs travailleurs
(et plusieurs singes) s’activer dans le même arbre. Au sol, les travailleurs se marchaient
sur les pieds, quand ils ne recevaient pas une noix de coco sur la tête. Il y avait
manifestement trop de monde dans la plantation : une réorganisation s’imposait.
D’après les chiffres de l’ingénieur, le fait d’envoyer un groupe de travailleurs à
la plage augmenterait de 20 tonnes la production de poissons, tout en réduisant, de
20 tonnes également, la production de noix de coco : la tonne de poisson coûtait
une tonne de noix de coco. Les travailleurs en cause (et même certains singes !) con­
testaient ces chiffres : « Comment la cueillette de noix de coco peut-elle être touchée
à ce point par le déplacement de travailleurs ? La plantation n’a pas été aménagée
pour autant de gens. Nous sommes trop nombreux : nous nous nuisons. Vos calculs
sont incorrects », enchaînèrent-ils en chœur.
Le jour du déplacement, leur point de vue prévalut. La pêche augmenta de
20 tonnes, mais la récolte de noix baissa de 4 tonnes. Le coût de renonciation de
1 tonne de poisson était de seulement 0,2 tonne de noix. L’explication était simple :
la perte de quelques travailleurs dans une plantation bondée n’entraînait qu’une
faible baisse de la production. Par contre, ces mêmes travailleurs étaient très productifs sur une plage déserte. L’inverse aurait été vrai si la plage avait été bondée et la
plantation déserte. Le déplacement de travailleurs additionnels vers la plage élèverait
la pêche de seulement 4 tonnes – trop nombreux, les pêcheurs risqueraient de se
nuire –, mais la cueillette de noix de coco diminuerait de 20 tonnes. Le coût de
1 tonne de poisson serait dans ces conditions de 5 tonnes de noix.
L’ingénieur dut admettre son erreur : en construisant sa frontière de production,
il avait supposé que le coût de production des noix et des poissons était constant.
À la suite de cette expérience, il dessina une nouvelle frontière de production qui
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
avait davantage l’apparence d’une courbe que d’une droite (graphique 4-4). Cette
nouvelle courbe illustrait les variations du coût de renonciation selon le niveau
d’activité dans chaque secteur. Plus précisément, le coût des poissons (et des noix
de coco) était croissant : il fallait sacrifier une quantité croissante de noix de coco
pour produire une tonne additionnelle de poisson, et inversement.
n
n n G rap h ique | 4-4
Poissons
Des coûts croissants
Noix de
coco
E1
100
0
E2
96
20
E3
84
40
E4
75
50
E5
62
62
E6
50
72
E7
40
84
E8
20
96
E9
0
100
Poissons
96
100
E1
E2
E8
20
E9
20
100 Noix de coco
96
Supposons que l’île produise exclusivement des noix de coco (E 9). Pour produire 20 tonnes de poisson, il faut
déplacer des travailleurs vers la plage, d’où une baisse de 4 tonnes dans la production de noix de coco : le coût de
1 tonne de poisson est faible (0,2 tonne de noix de coco). Le coût de production de poissons additionnels est plus
élevé. Par exemple, le passage de E 2 à E1 entraîne une perte de 20 tonnes de noix de coco pour un gain de seulement 4 tonnes de poisson, soit un coût de 5 tonnes de noix de coco par tonne de poisson. Le coût de 1 tonne de
poisson (par rapport à la noix de coco) est croissant. Le coût de 1 tonne de noix de coco est croissant, lui aussi : il
correspond à la pente de la courbe des possibilités de production. Le phénomène des coûts croissants s’explique
aisément. Les premiers travailleurs mutés sont très productifs à la pêche, disposant d’un bon équipement, et peu
productifs à la plantation, où la main-d’œuvre est trop nombreuse. Les travailleurs additionnels doivent composer
avec le même équipement de pêche et ils sont moins productifs. Par contre, ils étaient plus productifs à la plantation, l’encombrement y étant plus faible.
L’ingénieur venait de découvrir le phénomène des rendements marginaux
décroissants ; celui-ci se produit quand des facteurs de production variables sont
utilisés en même temps qu’une ressource fixe. La taille d’une plantation ne peut pas
être modifiée à court terme. Chaque nouveau travailleur élève la production, mais
d’une quantité de plus en plus faible. Les premiers travailleurs qui s’ajoutent sont
plus productifs que les derniers. Ce phénomène s’observe dans bien des situations
quotidiennes, dont l’inévitable lavage de vaisselle dans une petite cuisine. Même si
une seule personne effectue facilement cette tâche, l’aide d’une autre personne est
précieuse : l’un lave, l’autre essuie. Une troisième personne peut accélérer les choses.
Cependant, les personnes additionnelles seraient peu productives ; elles risqueraient
même de nuire en paralysant les activités des trois autres. À cinq personnes dans
une cuisine minuscule, on risque de casser la vaisselle plutôt que de la laver ! La
taille de la cuisine étant fixe, un seul évier étant disponible, la production réalisée
par chaque personne additionnelle est décroissante ; elle devient même négative à
partir d’un certain point.
63
64
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
8. ON VEUT DES POISSONS ET DES NOIX DE COCO
D
e nombreuses années s’écoulèrent sans que la règle d’or livre ses secrets,
quand un sujet réclama une audience : « Très gracieuse Majesté, je crois avoir
découvert la formule magique. À titre de psychologue, je peux sonder l’inconscient
de vos sujets et connaître leurs aspirations les plus profondes. Une étude poussée
me permettrait de découvrir les combinaisons de poissons et de noix de coco qui
leur procureraient la plus grande satisfaction. Donnez-moi quelques pièces d’or (les
études de ce genre coûtent malheureusement très cher) et, d’ici à la pleine lune, je
reviendrai vous exposer la solution. »
Quelque peu désemparé, le roi acquiesça à sa demande et lui versa cinq pièces
d’or. Le psychologue entreprit sans tarder de mener un vaste sondage sur les goûts
des habitants de l’île. Il leur distribua un questionnaire détaillé, leur demandant de
classer un certain nombre de paniers de consommation selon la satisfaction qu’ils en
retireraient. Une première analyse des réponses lui révéla que tous les sujets avaient des
goûts identiques et il en fut fort satisfait : cela lui faciliterait grandement la tâche.
L’analyse approfondie d’un seul questionnaire fournirait la réponse tant convoitée.
Le sujet type plaçait au même rang les paniers E1 (84 poissons et 40 noix de
coco) et E2 (contenant 62 poissons et 54 noix de coco) : ces deux paniers lui procuraient le même niveau de satisfaction. La baisse de satisfaction attribuable à la perte
de 22 poissons était compensée exactement par le gain associé à 14 noix de coco
additionnelles. Ces noix supplémentaires valaient à ses yeux un maximum de 22 poissons. Le panier E3 (contenant 54 poissons 62 noix de coco) figurait aussi au même
rang que les deux premiers.
Dans cette région, les courbes exotiques étaient à la mode et le psychologue voulait
donner au roi une impression tout aussi favorable que l’ingénieur l’avait fait en pro­
posant sa frontière de production. Il inventa donc la courbe d’indifférence collective.
Selon ses dires, tous les paniers de consommation qui procuraient un niveau de
satisfaction donné aux sujets du roi se trouvaient sur cette courbe. Il expliqua que
les paniers E1, E2 et E3 faisaient partie de la même courbe parce qu’ils procuraient
le même niveau de satisfaction (graphique 4-5).
En poussant plus loin son analyse, le psychologue constata que les sujets préféraient le panier E4 (contenant 84 poissons et 46 noix de coco) au panier E1 (contenant
84 poissons et 40 noix de coco). Rien de plus compréhensible : les deux paniers com­
prenaient le même nombre de poissons, mais le panier préféré comportait davantage
de noix de coco. Tout individu rationnel aurait préféré le panier le plus abondant.
Les paniers E5 et E6 étaient classés au même rang que le panier E 4. Ces trois paniers
pouvaient donc appartenir à la même courbe d’indifférence collective, semblable à
la précédente, mais plus élevée que celle-ci parce qu’elle correspondait à une satisfac­
tion plus grande. Le sondage révéla l’existence de plusieurs courbes d’indifférence
collective, chacune correspondant à un niveau donné de satisfaction.
Le psychologue fit part de ses découvertes au roi : « J’ai une bonne idée des préférences de vos sujets. Grâce à mes courbes d’indifférence collective, je peux vous
indiquer toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco qui procurent un
niveau de satisfaction donné à vos sujets. La règle d’or que vous cherchez doit faire
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
n
n n G rap h ique | 4-5
Les courbes d’indifférence collective et les préférences
des insulaires
Poissons
Poissons
Noix de
coco
E1
84
40
E2
62
54
E3
54
62
E4
84
46
E5
62
62
E6
54
68
84
E1
E4
E2
62
E5
E3
E6
B1
B0
40
54
62
Noix de coco
Une courbe d’indifférence collective indique toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco qui procurent
un niveau de satisfaction donné aux insulaires. Par exemple, les combinaisons E1 et E 2 procurent le niveau de
satisfaction B 0. Toute augmentation de la quantité de noix de coco qui ne s’accompagne pas d’une réduction de la
quantité de poissons (passage de E1 à E4) augmente à coup sûr la satisfaction des insulaires : la combinaison E4 est
donc située sur une courbe d’indifférence supérieure (B1).
en sorte que le panier choisi appartienne à la courbe d’indifférence la plus haute
possible. C’est seulement à cette condition que la satisfaction de vos dévoués sujets
atteindra son maximum. »
Le roi arborait une mine déconfite, car il avait tout de suite compris que la solution du psychologue était incomplète : « Vos données sur les préférences de mes
sujets sont sûrement très utiles, mais elles ne suffisent pas pour résoudre le problème qui me préoccupe. Tout d’abord, comme les autres êtres humains, mes sujets
sont insatiables ; il n’existe pas de limites à leurs désirs. Ils voudraient tous vivre
comme des rois ! Comment alors parler de courbe d’indifférence la plus élevée ­possible ?
Et puis chacune de vos courbes contient une multitude de paniers différents. Quel
panier dois-je choisir pour atteindre le bonheur maximal ? Non, vous n’avez pas
parfaitement répondu à ma question. »
9. LA GRANDE BOUFFE
I
ngénieur, psychologue, tous les savants du royaume avaient échoué. Le roi continuait à s’interroger : « Qui pourra résoudre le problème qui me tourmente ? V
­ errai-je
de mon vivant mes sujets atteindre le bonheur maximal ? » se demandait-il,
déprimé.
Sur ces entrefaites, un individu se présenta au palais ; il n’avait ni diplôme ni
de titre de noblesse, à la cour personne ne le connaissait, si bien que le roi hésitait
à le re­cevoir, craignant une autre déception. Il s’agissait sans doute d’un charlatan
voulant lui soutirer quelques pièces d’or. Le monarque daigna le recevoir, mais il
65
66
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
s’attendait à ce qu’on lui propose une autre règle farfelue. Un cuisinier lui avait
présenté une règle d’or fondée sur une recette de poisson à la noix de coco, qui
exigeait deux poissons pour chaque noix de coco. Cette fois, qu’allait-il entendre ?
« Votre Majesté, dit l’inconnu, j’ai trouvé la règle d’or. La frontière de production
de votre ingénieur représente en quelque sorte le budget réel de votre royaume. Elle
indique tous les paniers de poissons et de noix de coco que vos sujets peuvent produire en exploitant efficacement l’ensemble des ressources disponibles. Les courbes
d’indifférence collective de votre psychologue révèlent les désirs de vos sujets. Elles
indiquent ce que vos sujets veulent consommer. En juxtaposant ces courbes, on
peut trouver la règle d’or. Il faut trouver le panier de consommation qui se situe sur
la courbe d’indifférence la plus élevée possible et qui est en même temps compatible
avec les contraintes délimitées par la frontière de production. Ce panier se situe au
point de tangence entre la frontière de production et une courbe d’indifférence
(graphique 4-6). C’est à ce point, et à ce point seulement, que vos sujets atteindront
le bonheur maximal que vous souhaitez si vivement pour eux. »
n
n n G rap h ique | 4-6
La règle d’or
Poissons
100
84
Point
initial
E0
Point
optimal
E
*
62
B
*
B0
40
62
100
La combinaison E0 procure-t-elle le bonheur
maximal aux insulaires ? Non. En produisant plus de noix de coco, la société peut
atteindre une courbe d’indifférence supérieure. Autrement dit, aux yeux de la collectivité, les noix de coco additionnelles
sont plus utiles et ont plus de valeur que
les poissons qu’il faut sacrifier pour les
obtenir. Le panier optimal est obtenu au
point E* : il est impossible d’atteindre une
courbe d’indifférence plus élevée ; la société
ne peut faire mieux.
Noix de coco
L’inconnu indiqua ensuite que la production actuelle ne satisfaisait pas à cette con­
dition. En produisant plus de noix de coco, le royaume atteindrait une courbe d’indif­
férence plus élevée et le bien-être en serait accru. Ces noix de coco additionnelles
étaient plus désirées et avaient une valeur plus grande aux yeux des citoyens que les
poissons qu’il faudrait cesser de produire. Le roi ordonna que l’on produise le
panier optimal désigné par l’inconnu, qu’il nomma aussitôt économiste royal pour
le récompenser. Depuis ce jour, les économistes ont la lourde tâche de conseiller les
gouvernements, mais leurs suggestions ne sont pas toujours mises en pratique, les
autres conseillers du roi ne jurant que par les retombées économiques (annexe 4-1).
10. LE GRAND PARTAGE
À
l’annonce de la découverte de la règle d’or, le royaume était en liesse. Le bonheur
maximal était finalement accessible, grâce au bienveillant souverain. Les habitants se réunirent devant le palais pour connaître cette règle tant attendue. Mais un
67
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
doute planait, venant assombrir les festivités. En dérivant sa règle d’or, l’économiste
royal avait supposé, sans le dire ouvertement, que tous les sujets avaient des goûts
identiques et qu’ils recevraient une part égale du gâteau. Il ne s’était pas soucié de
déterminer de quelle manière la recherche de la production optimale modifierait la
part de chacun dans la production totale. Et s’il arrivait que les sujets du roi ne
soient pas traités de la même façon ?
Ce doute provenait de remarques désobligeantes émises à l’égard du roi par quelques
mécontents. Ils se demandaient quel sort leur serait réservé par le monarque. Leur
inquiétude n’était pas sans fondement. Le roi avait consulté l’économiste à ce sujet,
espérant recevoir d’autres précieux conseils : « Comment faut-il répartir la production optimale entre mes sujets ? »
L’économiste lui avoua que ses compétences ne lui permettaient pas de répondre
à une question de ce genre : « Tout ce que je peux faire, c’est vous indiquer, au
moyen de la frontière de satisfaction (graphique 4-7), toutes les distributions possibles associées à la production optimale. C’est à vous qu’il revient de choisir la
distribution la plus acceptable. Je ne peux choisir à votre place : il existe autant de
distributions acceptables qu’il existe de personnes dans votre royaume. »
Le roi se résigna à l’absence de règle d’or pour la distribution de la production
entre ses sujets. Il lui faudrait réfléchir aux implications morales de la question et
faire un choix qui se conforme aux valeurs qu’il avait cherché à inculquer à ses
sujets. Comme il était magnanime de nature et qu’il avait connu des privations dans
sa jeunesse, le roi opta finalement pour un partage égal (point R1 du graphique 4-7B).
n
n n G rap h ique | 4-7
Le grand partage
B.
A.
Poissons
Satisfaction
des amis
Révolte
R2
E0
E
*
Point
optimal
R1
R0
Égalité choisie
par le roi
R3
Frontière
de satisfaction
B*
Noix de coco
Satisfaction
des dissidents
La production optimale est obtenue au point E*, sur le graphique 4-7A. Cette production peut être répartie de plusieurs façons entre les insulaires et procurer différents niveaux de satisfaction à chaque groupe de sujets. Si toute
la production est réservée aux amis, le royaume se situe au point Révolte. Si la production est répartie également
entre les amis et les dissidents, le royaume se situe au point Égalité choisie par le roi. Chaque point fi­gurant sur la
frontière de satisfaction correspond à une allocation optimale des ressources. Les points se trouvant à l’intérieur de
la frontière (R0 dans le graphique 4-7B) correspondent à des allocations non optimales (E0 dans le graphique 4-7A).
Il est possible, en dé­plaçant l’allocation des ressources vers le point E*, d’augmenter la satisfaction d’un groupe sans
réduire celle de l’autre (R 2 ou R 3), ou encore d’augmenter simultanément la satisfaction des deux groupes (R1).
68
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
11. LE BONHEUR DES UNS, LE MALHEUR DES AUTRES
A
près la découverte de la règle d’or et de la production assurant le bien-être
maximal, les habitants du royaume s’étaient établis près des lieux de travail
qu’on leur avait assignés. On avait délimité la production optimale ; ils ne seraient
plus appelés à se déplacer de la plage vers la plantation ou de la plantation vers la
plage. Durant les festivités, on avait omis de leur faire part d’un détail important :
la règle d’or ne signifiait pas que la production optimale était immuable. Divers
événements pouvaient influer sur l’économie de l’île et modifier les quantités optimales de poissons et de noix de coco à produire. Ils l’ont découvert un peu tard, au
moment où un pêcheur imaginatif conçut un nouveau filet. Chaque lancer de ce
filet rapportait plus de poissons. La productivité de chaque pêcheur en était sensible­
ment accrue. L’économiste royal savait bien que les nouvelles conditions de production
découlant de cette innovation technologique modifieraient la production optimale.
Mais c’est seulement en examinant plus attentivement la question qu’il constata,
avec une certaine stupéfaction, que cette invention bouleverserait les habitudes de
vie des habitants du royaume et créerait de sérieux problèmes de transition.
L’amélioration du filet impliquait une rotation de la frontière de production (graphique 4-8A). Le royaume était plus riche : les habitants pouvaient désormais
consommer plus de poissons et plus de noix de coco. Mais l’invention du nouveau
filet réduisait de beaucoup le coût des poissons et augmentait, par le fait même, le
coût des noix de coco. Selon les prévisions de l’économiste, la consommation de
noix de coco diminuerait au profit de la consommation de poissons. En augmentant
la richesse du royaume, le progrès technologique inciterait les habitants à consommer plus de poissons et de noix. Néanmoins, en réduisant substantiellement le coût
des poissons, la population serait portée à substituer les poissons aux noix, au profit
de l’industrie de la pêche. Après mûre réflexion et ayant consulté les travaux du psychologue sur les préférences des habitants, il définit la nouvelle production optimale,
qui assurerait un bien-être collectif accru en raison du progrès technologique.
Même si la nouvelle production optimale permettait à la société d’atteindre une
courbe d’indifférence plus élevée, l’économiste se surprit à s’interroger sur les bienfaits du changement. Son inquiétude provenait du fait que la nouvelle production
optimale engendrait une baisse de l’activité à la plantation. Il faudrait déplacer des
travailleurs de la plantation vers la plage pour respecter la règle d’or. Des familles
entières devraient se reloger près de la plage, à l’autre extrémité de l’île. Le progrès
technologique ne ferait pas l’unanimité ; la population n’en profiterait pas au même
degré, puisque certains travailleurs verraient leur vie paisible bouleversée. « Les
gagnants gagnent plus que les perdants ne perdent. Il faut procéder au changement », pouvait-on entendre dans le royaume.
Par ailleurs, les travailleurs défavorisés avaient rencontré le roi à plusieurs reprises
pour le convaincre d’empêcher que le changement ait lieu : « Majesté, pourquoi
devrions-nous subir les coûts du progrès ? Nous avons toujours travaillé pour vous
de toutes nos forces. Nous sommes des victimes innocentes. Laissez-nous à la plantation ! Même si vous nous y laissez, le bien-être de vos sujets augmentera parce que
les pêcheurs prendront plus de poissons. »
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
n
Un changement technologique
n n G rap h ique | 4-8
A.
Poissons
Y1
E1
E2
E0
Y0
B1
B0
X1
Noix de coco
X0
B.
Satisfaction
des pêcheurs
R1
Compensation
R3
R2
R0
Le changement
technologique
déplace la
frontière
Satisfaction des
travailleurs agricoles
Le progrès technologique dans le secteur des pêches entraîne une rotation vers
le haut de la courbe des possibilités de
production. Avec les mêmes ressources,
on peut produire plus de poissons, tout
en préservant la cueillette des noix de
coco. Cette rotation entraîne la diminution du coût des poissons et augmente
celui des noix de coco. Le point initial E0
n’est plus optimal : il se situe au-dessous
de la nouvelle frontière de production.
Le nouveau point préféré par la société
correspond à E1 : la quantité optimale de
noix de coco est plus faible, la quantité
optimale de poissons est plus élevée.
Cette innovation technologique entraîne
une réaffectation de travailleurs de la
plantation vers la plage ; elle n’augmente
pas de façon unanime le bien-être de la
société tout entière (passage de R0 à R1).
Si les travailleurs refusent de se déplacer, la société produit le panier E 2, qui
n’est pas optimal car il est situé sous la
nouvelle frontière de production. Ce
point correspond au point R 2 qui est
situé en deçà de la frontière de satisfaction. On peut améliorer les choses. En
indemnisant les travailleurs déplacés, la
société améliore l’allocation des ressources (E1) et atteint une satisfaction
supérieure (R 3) ; un groupe gagne et
l’autre ne perd pas.
L’argument était de taille. Le maintien des travailleurs à la plantation ne pénaliserait pas tellement la société, qui pourrait se partager la production supplémentaire
de poissons (graphique 4-8B). Mais le roi tenait mordicus à la règle d’or ; le statu quo
était inacceptable. Il était possible d’améliorer les choses en déplaçant des travail­leurs
vers la plage : on n’arrête pas impunément le progrès ! Ce serait une recette menant
à l’appauvrissement collectif. Jadis, une île voisine avait refusé d’adopter le filet de
pêche afin de protéger les emplois des pêcheurs. Elle s’était dépeuplée au profit de
l’île de notre souverain bienveillant et personne n’enviait le sort de ceux qui étaient
demeurés dans cette île.
L’économiste royal proposa un compromis : « Il y a peut-être un moyen de respec­
ter la règle d’or et de procéder au changement sans toutefois pénaliser les travailleurs
touchés. La population désire ardemment profiter des effets bénéfiques du changement technologique. Une minorité de travailleurs s’y oppose. À même les impôts
royaux, susceptibles d’être augmentés si nécessaire, votre Majesté pourrait dédommager les travailleurs défavorisés par le changement. Une compensation adéquate
69
70
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
pourrait les convaincre d’accepter les nouvelles dispositions. La règle d’or serait
respectée sans provoquer d’émeute. En fait, personne n’y perdrait. Ceux qui profiteraient du changement accepteraient sûrement de payer un peu plus d’impôt. »
Aussitôt annoncée, la politique de compensation fit l’unanimité. Elle s’avéra d’une
grande utilité dans la conduite des affaires temporelles du royaume. Tous étaient
assurés que, quel que soit le changement envisagé, personne n’en sortirait perdant.
Cette façon de procéder consacra la grande sagesse du roi et rendit célèbre l’économiste royal, dont la renommée traversa l’océan. Le royaume connut une longue
période de prospérité et de paix sociale. On lui donna le nom de Royaume d’or.
12. ÉPILOGUE
I
déalement, toute société devrait exploiter de son mieux les ressources dont elle
dispose de façon à en tirer le maximum d’avantages pour la population et à lui
procurer le bien-être maximal. La fable de l’île perdue dans le Pacifique illustre,
dans un univers simple, les principales facettes de ce problème fondamental. Il est
impossible d’échapper au problème de la rareté. La contrainte des ressources disponibles détermine le budget réel d’une société ; elle limite ce qu’il est possible de
faire. La production d’un bien exige des ressources qui pourraient servir à la production d’autres biens que la société peut désirer. Toute production implique le
sacrifice d’autres biens ; ce sacrifice d’une autre production possible constitue le
véritable coût d’un bien. Toute société doit s’assurer que le choix des biens produits
correspond aux désirs de la population. La production d’un bien peu désiré réduit
le bien-être, si un autre bien, davantage désiré, peut être produit avec les mêmes
ressources. Il faut produire les biens que la société désire le plus ardemment pour
lui procurer le bien-être maximal. C’est ce que dit la règle d’or.
Cette règle d’or s’applique-t-elle aux sociétés modernes qui ne peuvent pas toutes
compter sur un souverain bienveillant ? Heureusement, son application n’exige pas
d’intervention de ce genre. Dans les sociétés occidentales, la plupart des décisions
économiques sont prises de façon décentralisée par des milliers d’agents présents
sur une foule de marchés. Chacun cherche à améliorer son sort. Les entreprises
produisent les biens et les services qui présentent les meilleures possibilités de
bénéfice. Les consommateurs achètent les biens qui leur procurent la plus grande
satisfaction et ils cherchent à réduire leurs dépenses. Si certaines conditions idéales
sont respectées, le régime de marché donne des résultats qui respectent la règle d’or
et procurent à la population le bien-être maximal qu’elle peut espérer atteindre avec
les ressources dont elle dispose, comme le montre le chapitre suivant.
N O T E
1. Ce chapitre s’inspire d’un article de E. Phelps, « The Golden Rule of Capital Accumulation : A Fable for Growthmen », American
Economic Review, septembre 1961, et d’un article inédit de D. McFadden, « Robinson Crusoe Meets Walras and Keynes ».
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
A N N E X E 4-1
Les retombées économiques
1. Introduction
2. Les retombées économiques
3. Il faut mettre l’accent sur l’utilité d’un projet, non sur ses retombées
4. Les rentrées de fonds en provenance de l’étranger
5. Les retombées fiscales
6. Conclusion
1. INTRODUCTION
N
ulle part dans ce chapitre il n’a été question des retombées économiques.
Pourtant, dans la « vraie vie », quand un projet particulier est envisagé ou
quand un événement quelconque se produit, nombreux sont ceux (promoteurs,
organisateurs, journalistes, politiciens, analystes, mais rarement économistes) qui
invoquent les retombées économiques découlant de ce projet ou de cet événement
en vue d’en établir la rentabilité économique ou sociale. Soyons clairs d’entrée de
jeu : les retombées économiques ne doivent pas intervenir dans l’évaluation des
projets, quels qu’ils soient. La présente annexe a pour objet de faire la démonstration de cette affirmation.
2. LES RETOMBÉES ÉCONOMIQUES
O
n entend habituellement par retombées économiques le volume d’activité écono­
mique rattaché de près ou de loin à un projet ou à un événement particulier.
La construction d’un pont, d’une centrale hydroélectrique, d’une ligne de métro
entraîne nécessairement des dépenses considérables auxquelles sont liés une certaine activité économique et des emplois : voilà autant de retombées économiques.
La tenue d’un événement quelconque, par exemple des Jeux olympiques ou à une
moindre échelle des Jeux du Québec, engendre aussi des retombées économiques.
D’abord, il faut organiser ces événements et construire l’infrastructure nécessaire
aux compétitions ; en outre, le public assistera aux compétitions et les dépenses
qu’il fera s’ajouteront aux retombées associées à la préparation des Jeux. Là encore,
on suppose que des emplois seront créés.
71
72
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
La présence d’une équipe sportive dans une ville donne fréquemment lieu à une
estimation des retombées économiques qui s’évanouiraient, pense-t-on, si jamais
l’équipe devait déménager. C’est ce qu’on a répété presque ad nauseam quand
­Montréal a perdu son équipe de baseball au profit d’une ville américaine et quand
Québec a perdu son équipe de hockey, également au profit d’une ville américaine.
Quand on évalue ainsi les retombées économiques associées à une équipe sportive,
on le fait habituellement dans le but de convaincre les autorités gouvernementales
de la nécessité de soutenir l’équipe en question, par exemple en contribuant à la
construction d’un stade ou d’un aréna. Certaines autorités se laissent ainsi persuader que le départ de l’équipe sportive serait désastreux pour la ville en question et
qu’il serait hautement désirable et rentable qu’elles interviennent.
Entendons-nous : l’activité économique et les emplois qu’elle engendre sont éminemment désirables ; il n’est nullement question de le nier. Le point de vue que nous
exposons ici (et que défendent la plupart des économistes) est le suivant : l’argument des retombées économiques n’est pas un argument valable pour défendre un
projet (ou un événement) particulier, car cela revient à dévaloriser systématiquement
d’autres projets tout aussi valables, sinon plus. Le graphique 4A-1 illustre ce raisonnement à l’aide des courbes des possibilités de production.
D’ailleurs, à bien y penser, les retombées économiques les plus considérables sont
souvent associées à des désastres naturels. Qu’on songe à toutes les retombées économiques d’un tremblement de terre, d’une tornade, d’un ouragan ou encore d’un
tsunami. Plus la désolation semée par le désastre est importante, plus il y a de
retombées économiques, car plus il y a de blessés et de morts dont on doit s’occuper,
plus il y a de maisons à reconstruire. La crise du verglas en 1998 a détruit un nombre
considérable de pylônes électriques et il a fallu reconstruire une bonne partie du
réseau de distribution de l’électricité. Les gens d’Hydro-Québec ont dû travailler
d’arrache-pied pour réparer les lignes endommagées et fournir du courant à la
population. Il a fallu élaguer des arbres, ramasser les branches et les troncs cassés.
Cette crise a aussi obligé la population rurale à engager des dépenses substantielles
en équipement d’urgence, par exemple à se procurer des génératrices. Faut-il en
conclure que la crise du verglas fut une « bonne chose », qu’elle fut rentable pour la
société québécoise ? Bien sûr que non. Les retombées économiques n’ont rien à voir
avec le caractère désirable d’un événement ou d’un projet, elles n’ont rien à voir
avec la rentabilité économique. Les désastres naturels ne sont pas des événements
désirables, quelles qu’en soient les retombées économiques.
Dans le même ordre d’idées, un accident de la route ou l’écrasement d’un avion
produit aussi des retombées économiques. Et plus l’accident est grave, plus les
retombées sont grandes. Un carambolage d’une centaine de voitures et de camions,
quand la visibilité est réduite à cause de la présence de brouillard ou de bourrasques
de neige, entraîne nettement plus de retombées économiques qu’une légère collision, à faible vitesse. L’écrasement d’un avion engendre beaucoup plus de retombées
s’il s’agit du nouvel appareil d’Airbus que d’un Cessna. Et les retombées seront
surmultipliées si l’avion s’écrase dans une zone urbaine densément peuplée plutôt
que dans une région non habitée. Faut-il souhaiter pour autant qu’il y ait davantage
d’accidents graves ? Bien sûr que non !
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
n
Les retombées économiques et la courbe des possibilités
de production (CPP)
n n G rap h ique | 4A-1
Y
E2
E0
B2
E1
B1
B0
X
L’argument des retombées économiques suppose l’existence de ressources inutilisées et de chômage. Cela implique
donc que l’on se situe sous la frontière de production, par exemple au point E0. Imaginons un projet d’autoroute
dont la construction et l’entretien au fil des ans exigeraient l’embauche de toute la main-d’œuvre disponible, de
sorte que l’on passerait du point E0, sous la frontière de production, au point E1, sur la frontière de production. Il
est évident que le point E1 est préférable au point E0 parce qu’il implique la pleine utilisation des ressources et qu’il
se situe nécessairement sur une courbe d’indifférence collective plus élevée que celle qui passe par le point E0.
Toutefois, il ne s’ensuit pas que le projet d’autoroute soit économiquement rentable. Ce serait le cas si ce projet
était le seul projet envisageable pour la société en cause. Il existe, néanmoins, d’autres utilisations possibles de la
main-d’œuvre disponible ; on pourrait l’affecter à la construction d’habitations visant à accroître le parc résidentiel,
d’un hôpital fournissant des services de santé améliorés, ou encore d’arénas offrant des activités sportives. L’une
ou l’autre de ces options permettrait de passer du point E0 au point E 2 sur la frontière de production. La question
qui se poserait alors serait de savoir lequel des points E1 et E 2 obtiendrait l’adhésion de la majorité des citoyens,
et non de savoir si le point E1 (ou le point E 2) est préférable au point E0.
Or, le fait de tenir compte des retombées économiques dans l’analyse d’un projet ou d’une politique quelconque
amène à comparer les points E1 et E0. Le projet d’autoroute procure des services de transport utiles (avantages) et
entraîne des coûts, notamment de main-d’œuvre. Les salaires versés à la main-d’œuvre représentent des retombées économiques directes du projet. Quant aux salaires versés pour la production de béton et d’asphalte, ils en
constituent des retombées indirectes. Si on inclut ces retombées dans les avantages du projet, elles compensent
exactement les coûts de main-d’œuvre, de sorte que le coût net du projet (après retombées) est nul. Si on inclut les
retombées économiques dans le calcul de la rentabilité, on élimine les coûts et on compare le point E1 au point E0.
Il n’y a plus de coût de renonciation, coût qui est à la base de tout calcul économique.
C’est comme si on disait que le projet d’autoroute est la seule façon de créer des emplois dans l’économie en
question. Or, cet argument n’est valable que de façon exceptionnelle. Ce peut être le cas dans des régions éloignées
et isolées – par exemple dans une ville minière dont la principale entreprise a cessé ses activités –, où les possibilités sont plus limitées. En général, toutefois, la référence à la création d’emplois et aux retombées économiques
fausse systématiquement les choix économiques des autorités, parce qu’on n’accorde aucune importance au coût
de renonciation des projets étudiés. Pour analyser correctement les choix économiques des autorités (sauf dans
les questions d’ordre macroéconomique), il faut supposer que le niveau d’emploi est constant, d’où le recours à
l’hypothèse du plein-emploi dans l’analyse des politiques économiques. La comparaison doit s’effectuer entre les
points E1 et E 2, qui supposent tous deux le plein-emploi des ressources, et non entre le point E1 (plein-emploi) et le
point E0 (sous-emploi), comme le fait implicitement l’argument des retombées économiques. Cet argument fausse
la décision en faveur du point E1 et au détriment du point E 2 qui est la véritable solution de rechange au point E1.
On pourrait nous dire qu’il n’y a pas toujours de projet susceptible d’être choisi plutôt que le projet considéré, donc
qu’on a raison de comparer le point E1 au point E0. Sauf peut-être dans le cas des régions éloignées, cet argument ne
tient pas, et cela pour la seule et bonne raison qu’un gouvernement a toujours la possibilité de réduire le fardeau
fiscal plutôt que d’entreprendre le projet étudié. Comme la réduction du fardeau fiscal est une option disponible
en tout temps, la véritable solution de rechange au point E1 n’est jamais le point E0.
73
74
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
3. Il FAUT METTRE L’ACCENT SUR L’UTILITÉ D’UN PROJET,
NON SUR SES RETOMBÉES
L
es retombées économiques sont essentiellement liées à la taille d’un projet ou
d’un événement. Plus un projet est important et plus les dépenses associées
sont élevées, plus les retombées seront considérables, quelles qu’en soient la nature
ou l’utilité. Or, c’est l’utilité d’une dépense qui détermine sa rentabilité, non sa
taille. La construction d’une nouvelle ligne de métro au centre-ville aura des retombées importantes et pourrait s’avérer d’une grande utilité selon l’achalandage prévu ;
il est possible qu’elle soit rentable sur le plan économique. La construction d’une
ligne de métro qui relierait Montréal à Gaspé produirait des retombées autrement
plus importantes, mais il tombe sous le sens qu’une telle ligne serait insensée et,
partant, non rentable sur le plan économique, vu le petit nombre d’utilisateurs
potentiels et l’importante dépense qu’elle occasionnerait. Si la rentabilité sociale ou
économique d’un projet est liée à son utilité, non à sa taille, les retombées économiques sont au contraire liées à sa taille, non à son utilité.
4. LES RENTRÉES DE FONDS EN PROVENANCE DE L’ÉTRANGER
L
’affirmation énoncée au paragraphe précédent comporte-t-elle des exceptions ?
Quand un projet attire des rentrées de fonds en provenance de l’étranger, certains avancent qu’il s’agit là de véritables retombées économiques dont on doit tenir
compte. Il est vrai que, en apparence, un projet qui attire des fonds de l’étranger
diffère d’un autre qui n’en attire pas. Par exemple, la présentation des Jeux olympiques attire sûrement un grand nombre de visiteurs de l’étranger, tandis que les Jeux
du Québec en attirent probablement très peu. Dans le premier cas, l’afflux de touristes fait gonfler les dépenses effectuées dans l’économie locale ; on ne peut certainement pas en dire autant à propos des Jeux du Québec. N’a-t-on pas raison, donc,
d’invoquer les retombées économiques des Jeux olympiques ou de tout autre projet
qui attire des fonds étrangers ?
On a toujours eu tendance à répondre oui à cette question. Un projet qui engendre
des rentrées de fonds dans l’économie diffère d’un autre qui n’en engendre pas. Mais
il reste un doute à cet égard. Le recours à cet argument conduirait à privilégier
toutes les activités susceptibles d’intéresser les étrangers et de les attirer au pays, de
préférence aux services qui seraient fournis aux résidents, aux services hospitaliers
par exemple. Vaut-il mieux attirer les touristes en organisant des Jeux plutôt que
d’améliorer les services de santé, d’éducation ou de transport offerts aux résidents ?
Rien n’est moins sûr.
D’ailleurs, on accorde trop de poids à l’argument fondé sur la rentrée de fonds
en provenance de l’étranger. En fait, que se passe-t-il quand on vend un produit ou
un service à des étrangers ? Dans ce genre de transaction, on fournit des biens ou
des services canadiens en échange d’une monnaie étrangère. Or, celle-ci ne peut
être utilisée qu’en sol étranger. La fourniture de services aux étrangers sert donc
CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF
essentiellement à donner aux résidents la possibilité d’acheter des biens et des services en sol étranger. D’après cette logique, les fonds qui arrivent de l’extérieur ne
seraient pas plus créateurs d’emplois que les fonds provenant du pays. L’argument
selon lequel les exportations sont préférables aux ventes réalisées sur le marché
intérieur est la contrepartie exacte de cet autre argument selon lequel toute importation est néfaste pour l’économie. La grande importance accordée aux retombées
économiques liées aux exportations appartient à une logique de type mercantiliste,
qu’il faudrait bannir du discours économique.
5. LES RETOMBÉES FISCALES
O
n utilise parfois le même type d’argumentation en matière de retombées fiscales. Le gouvernement, affirme-t-on, devrait subventionner certaines activités,
car ce faisant il récupérerait sous forme d’impôts accrus les sommes versées en
subventions. Fréquemment employé dans le domaine des arts ainsi que dans celui des
sports, cet argument est fautif, puisqu’en effectuant les calculs on ne tient pas compte
des impôts que le gouvernement percevrait s’il n’accordait pas de subventions.
Supposons que le gouvernement subventionne le théâtre (cela pourrait se justifier,
mais en s’appuyant sur une argumentation relative aux mérites intrinsèques du
théâtre, non pas sur les possibles retombées économiques ou fiscales de la pratique
de cet art). Les tenants de cet argument avancent qu’en l’absence de subventions
l’activité théâtrale serait en butte à des difficultés, ou même qu’elle disparaîtrait.
Donc, les salaires des artisans du théâtre ne seraient plus versés et les impôts sur
ces salaires ne seraient plus perçus. Les taxes indirectes levées sur les achats des
compagnies théâtrales et sur les achats de leurs employés cesseraient de l’être. Les
taxes sur les billets s’évanouiraient également.
En fouillant davantage, on pourrait trouver d’autres sources de revenus gouverne­
mentaux associés directement ou indirectement au théâtre. Quand on fait le compte
de ce manque à gagner, on obtient un montant de taxes perdues qui avoisine le mon­
tant des subventions versées, quand il ne le dépasse pas. Cependant, on suppose
que l’activité théâtrale cesserait totalement et, en outre, que les sommes destinées au
théâtre ne seraient plus dépensées pour quelque fin que ce soit. Il faut au contraire
supposer que, si les théâtres fermaient leurs portes, les consommateurs s’adonneraient à d’autres activités (culturelles ou non) sur lesquelles des taxes seraient perçues.
On retrouve aussi ce type d’argumentation dans le domaine des sports. C’est ainsi
qu’on a pu soutenir que, si le Club de hockey Canadien de Montréal (ou toute autre
équipe canadienne) s’installait à l’étranger, les gouvernements cesseraient de percevoir des impôts sur les salaires de joueurs, de sorte qu’il est dans l’intérêt des
gouvernements de subventionner les équipes professionnelles de hockey pour qu’elles
restent au pays. Bien qu’il soit logique en apparence, cet argument ne résiste pas à
l’analyse, et cela pour une raison toute simple : ce sont les amateurs de hockey de
Montréal qui paient les salaires des joueurs. Si l’équipe devait déménager, ses joueurs
n’emporteraient pas l’argent des amateurs montréalais avec eux. Les amateurs de
hockey cesseraient d’aller au Centre Bell et ils s’adonneraient à d’autres activités sur
lesquelles les gouvernements toucheraient des impôts de remplacement.
75
76
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
C’est là, sous une forme légèrement différente, le type d’argumentation avancée
par les étudiants : le gouvernement québécois, affirment-ils, ne devrait pas hausser
les droits de scolarité parce que ces subventions déguisées seront éventuellement
récupérées par le truchement des futurs impôts perçus auprès des étudiants.
6. CONCLUSION
L
es retombées économiques et fiscales ne sont rien d’autre qu’un mirage.
Attrayantes à première vue, elles s’effacent quand on y regarde de plus près.
Bien sûr, celles qu’on peut voir et calculer sont bien réelles, mais elles prennent la
place de retombées qu’on aurait obtenues ailleurs, des retombées qu’on ne voit pas
et qu’on oublie de calculer, ce qui est fort commode ; on peut en dire autant des
retombées fiscales. Il faut être au mieux naïf, au pire manipulateur, pour faire croire
qu’en versant une subvention à un organisme particulier le gouvernement s’enrichit,
que l’état de ses finances s’améliore.
La construction d’un nouveau toit pour le Stade s’accompagnerait inévitablement
d’une certaine activité économique et entraînerait des retombées, cela va de soi. Par
contre, celles-ci seraient compensées par les retombées négatives occasionnées par
le financement du projet. Il en va de même de la très grande majorité des activités
pour lesquelles on réclame des subventions. Quand on calcule correctement les
retombées, les résultats sont nettement moins impressionnants que ceux qui sont
habituellement servis au public.
En tout état de cause, l’idée même de « retombées » est totalement étrangère à la
notion de rentabilité. On détermine la rentabilité économique en établissant l’écart
entre les avantages, en termes de services reçus, qu’une population retire d’un projet
et les coûts qu’elle doit supporter. Il n’est pas possible de parler de rentabilité économique ou sociale si, comme le fait la méthode des retombées économiques, on
néglige de prendre en compte la nature de l’activité étudiée et les services qu’en retire
la population. Ne doit-on considérer comme sérieusement déficiente une méthode
permettant de démontrer qu’une troupe de théâtre serait socialement rentable sans
qu’on s’inquiète de savoir s’il y aura des spectateurs dans la salle, qu’un centre de
congrès serait rentable même s’il n’était occupé que cinq jours par année, que les
Jeux olympiques de Montréal auraient été rentables même si personne n’y avait
assisté ? L’économie du Québec se porterait mieux si, au lieu d’invoquer les retombées
économiques, on se fiait davantage au simple bon sens pour analyser les projets, si
on s’interrogeait davantage sur leur utilité pour la population plutôt que sur leurs
retombées économiques et fiscales.
CHAPITRE
5
Le mécanisme
des prix
1. Le mécanisme des prix informe
2. Le mécanisme des prix reflète la rareté relative
3. Le mécanisme des prix a des effets incitatifs
4. Le mécanisme des prix coordonne
5. Le mécanisme des prix rationne
6. Un comportement responsable
7. L’impôt n’est pas un prix
8. Le mécanisme des prix crée de la valeur
9. Le mécanisme des prix conduit à la production
optimale
10. Le mécanisme des prix maximise le bien-être
collectif
11. La vérité des prix I : la subvention
12. Des absurdités
13. La vérité des prix II : la taxation
14. Le mécanisme des prix est imparfait
15. Le mécanisme des prix est impersonnel
16. Conclusion
Annexe 5-1 Le calcul des surplus
78
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
1. LE MÉCANISME DES PRIX INFORME
L
’arrosage d’une pelouse pendant une heure représente trois fois la consommation quotidienne moyenne d’eau par personne au Canada1. Bien peu de gens
savent que l’arrosage des pelouses exige une telle quantité d’eau, et d’ailleurs bien
peu s’en soucient. Pourtant, ne s’agit-il pas d’une information vitale à notre époque,
alors que les sources d’eau potable s’épuisent et se raréfient ? Que le consommateur
soit si mal informé et si peu conscient de la valeur des ressources en eau ne doit pas
nous surprendre : l’eau est gratuite !
S’il devait acheter l’eau, le consommateur saurait qu’il en faut beaucoup pour
arroser une pelouse. Il ne l’apprendrait pas en effectuant des calculs comme les
spécialistes en techniques de l’eau. Il le découvrirait plutôt de façon indirecte, et
combien plus efficace, par l’intermédiaire de son budget. Sa facture d’eau l’en informerait chaque fois qu’il arroserait sa pelouse. Le célibataire apprendrait par expérience
qu’il lui en coûte aussi cher d’arroser sa pelouse pendant une heure que de satisfaire
ses besoins moyens en eau pendant dix jours.
Le mécanisme des prix transmet l’information de manière économique : il la four­
nit seulement aux personnes à qui elle est utile. Seules les personnes qui arrosent
leur pelouse sont informées de la quantité d’eau exigée à cette fin. Les autres n’ont
que faire de cette information et par conséquent on ne la leur fournit pas : ils n’ont
pas l’occasion de la découvrir. C’est bien qu’il en soit ainsi. Pourquoi le locataire
qui n’a pas de pelouse recevrait-il une information semblable, puisqu’il ne peut rien
changer à la quantité totale d’eau destinée aux pelouses ? Par contre, le mécanisme
des prix l’informe de la quantité d’eau qu’il utilise à d’autres fins. Il apprend à
l’usage combien d’eau il consomme pour sa douche quotidienne, pour la chasse
d’eau, pour la lessive, non pas en termes techniques, mais en termes budgétaires.
2. LE MÉCANISME DES PRIX REFLÈTE LA RARETÉ RELATIVE
L
’information transmise par le mécanisme des prix porte sur la rareté relative
des biens et des services. Un prix élevé est révélateur de rareté, tandis que
l’abondance se manifeste par un prix faible. Le concept de rareté fait appel tant à
l’intensité de la demande pour un bien qu’à la rareté des ressources nécessaires à
sa production. Un bien peut être rare soit parce qu’il est fortement désiré par la
population, soit parce que sa production est coûteuse et qu’elle exige des ressources
dont la rareté tient à la multiplicité de leurs utilisations possibles. Les courbes de
l’offre et de la demande d’un bien rendent compte de cette double réalité.
La courbe de la demande reflète l’intensité des préférences pour un bien. Elle
indique simultanément la quantité demandée du bien à chaque prix et le prix maximum que les consommateurs sont disposés à payer pour chaque unité (graphique 5-1).
Ce prix correspond à la valeur du bien aux yeux des consommateurs : personne
n’est prêt à payer plus pour un bien que ce qu’il vaut à ses yeux. Plus un bien est
désiré, plus les consommateurs sont prêts à payer un prix élevé pour l’acquérir ou,
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
n
La courbe de la demande
n n G rap h ique | 5-1
La courbe de la demande résume le comportement des consommateurs ; elle
s’interprète de deux façons. Selon la présentation habituelle, elle indique la
quantité demandée d’un bien à chaque prix. Ainsi, le point A0 révèle qu’à 20 $
les consommateurs achèteraient 10 unités du bien ; à 15 $, c’est plutôt 15 unités du bien qui seraient achetées (point A1). Selon l’autre interprétation possible, chaque point de la courbe de la demande révèle le prix maximum que
les consommateurs sont disposés à payer pour obtenir chacune des unités du
bien. Ce prix maximum correspond à la valeur du bien aux yeux de la population. Le point A0 indique que la dixième unité du bien vaut 20 $ pour le
consommateur, tandis que la quinzième unité vaut seulement 15 $ (point A1).
La partie hachurée correspond à la valeur accordée aux unités 10 à 15.
Prix ($)
200
A0
20
A1
15
Demande
10
n
Quantité
15
La pente de la courbe de la demande reflète le phénomène de saturation : le
prix que l’on est prêt à payer pour un bien diminue pour chaque unité additionnelle. Il est plutôt rare qu’une personne consomme trois ou quatre hot
dogs de suite. Le consommateur qui achète deux hot dogs révèle que chacun
lui procure une satisfaction assez grande pour qu’il accepte d’en payer le prix.
Le refus d’acheter un troisième ou un quatrième hot dog indique qu’ils ont
une valeur inférieure à leur prix. Ils sont moins désirés que les deux premiers
en raison du phénomène de saturation.
Des demandes différentes
n n G rap h ique | 5-2
Prix ($)
Demande
d’un bien
très valorisé
Plus un bien est désiré, plus les consommateurs sont prêts à payer un prix
élevé pour l’acquérir ou, ce qui revient au même, plus forte est la quantité
demandée à chaque prix. Par contre, les consommateurs ne sont pas disposés
à verser un prix élevé pour un bien qui leur procure une satisfaction médiocre,
et la quantité qu’ils demandent à chaque prix est faible.
20
10
Demande
d’un bien
peu valorisé
10
20
Pour un prix donné, le bien le plus valorisé est acheté en quantité plus grande
que le bien le moins désiré. À 10 $, les consommateurs achètent 10 unités du
bien peu désiré, tandis qu’ils demandent 20 unités de l’autre. Les consommateurs sont prêts aussi à payer plus cher pour chaque unité du bien très valorisé.
La dixième unité du bien peu désiré vaut seulement 10 $ aux yeux des consom­
mateurs, qui sont pourtant disposés à payer 20 $ pour la dixième unité du
bien fortement désiré.
Quantité
ce qui revient au même, plus forte est la quantité demandée à chaque prix. À l’inverse, les consommateurs ne sont pas disposés à verser un prix élevé pour un bien
qui leur procure une satisfaction médiocre, et la quantité qu’ils demandent à chaque
prix est faible (graphique 5-2).
La courbe de l’offre est une courbe du coût marginal. Elle représente à la fois la
quantité d’un bien que les entreprises sont disposées à offrir à chaque prix et le prix
minimum qu’elles exigent pour offrir chaque unité (graphique 5-3). Pour survivre,
l’entreprise doit couvrir ses coûts de production. Elle produit un bien à la condition
que le prix soit égal ou supérieur à son coût de production. Pour produire chaque
unité, elle exige au minimum un prix qui en couvre tout juste le coût.
79
80
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
n
La courbe de l’offre
n n G rap h ique | 5-3
Prix ($)
C1
20
10
Coût marginal
C0
20
10
Quantité
La courbe de l’offre résume le comportement des entreprises et reflète le
coût marginal du bien. Elle représente à la fois la quantité d’un bien que les
entreprises sont disposées à offrir à chaque prix et le prix minimum qu’elles
exigent pour offrir chaque unité du bien. On la lit habituellement à l’horizontale : si le prix est de 10 $, seulement 10 unités du bien sont offertes,
tandis que 20 unités sont produites si le prix est de 20 $. Selon l’autre interprétation, chaque point de la courbe de l’offre indique le coût marginal de
chaque unité produite et donc le prix minimum exigé par les entreprises
pour offrir chaque unité. Ainsi, une entreprise est disposée à offrir la vingtième unité du bien si le prix est de 20 $ , cette unité lui coûtant 20 $ à
produire. On n’exige que 10 $ pour la dixième unité, montant qui correspond à son coût de production. La partie hachurée correspond au coût de
production des unités 10 à 20.
La pente positive de la courbe de l’offre illustre le phénomène des rendements décroissants. Chaque unité d’un bien coûte généralement plus cher
à produire que la précédente et les offreurs exigent un prix croissant pour
chaque unité additionnelle.
Quand la production d’un bien requiert beaucoup de ressources ou des ressources rares et chères, les entreprises doivent vendre à un prix élevé pour couvrir leurs
coûts, et la quantité offerte à chaque prix est faible. Toutefois, quand la production
d’un bien requiert peu de ressources ou des ressources abondantes et peu coûteuses,
les entreprises peuvent le produire à faible coût. Elles sont prêtes à en produire une
grande quantité à chaque prix ou, ce qui revient au même, le prix minimum qu’elles
exigent pour produire chaque unité est relativement faible (graphique 5-4).
Quand un bien est fortement désiré par la population, quand il a une grande
valeur aux yeux des consommateurs, la demande pour l’acquérir est forte : ce bien
est rare par rapport aux ressources dont on dispose pour le produire. Quand pour
le produire il faut employer des ressources qui sont rares relativement aux utilisations que la société désire en faire, le coût de production est élevé et l’offre est
n
Des coûts plus ou moins élevés
n n G rap h ique | 5-4
Prix ($)
Bien coûteux
Bien peu coûteux
20
15
15
20
Quantité
Le niveau de la courbe de l’offre reflète l’ampleur des coûts de production.
Quand la production d’un bien requiert des ressources considérables ou
des ressources coûteuses, les coûts de production sont élevés et les entreprises doivent vendre ce bien à un prix élevé pour couvrir leurs frais : la
courbe de l’offre est élevée, le prix minimum demandé par les producteurs
pour offrir chaque unité du bien est élevé et la quantité offerte à chaque
prix est faible.
Quand un bien exige peu de ressources ou des ressources abondantes, les
entreprises peuvent le produire à faible coût. Elles sont prêtes à en produire
une grande quantité à chaque prix ou, ce qui revient au même, le prix mini­
mum qu’elles exigent pour produire chaque unité est faible. Les entreprises
exigent 20 $ pour produire la quinzième unité du bien le plus coûteux à
produire, mais elles se contenteraient de 15 $ pour produire la quinzième
unité de l’autre bien. Selon une lecture horizontale, à 20 $ les entreprises
offrent 20 unités du bien peu coûteux à produire, mais seulement 15 unités
de l’autre bien.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
restreinte. Forte demande et coût élevé sont synonymes de rareté relative et appellent
un prix élevé. À l’inverse, un bien est abondant quand sa demande est faible, le bien
étant peu valorisé par la population, ou quand les ressources nécessaires pour le
produire sont disponibles en quantité considérable, d’où le faible coût de ce bien.
L’abondance relative s’accompagne d’un prix modeste.
Deux biens dont la production exige exactement les mêmes ressources se vendent
à des prix différents selon qu’ils sont plus ou moins désirés : le bien le plus désiré
est le plus rare et commande le prix le plus élevé (graphique 5-5).
Par ailleurs, deux biens également désirés par la population se vendent à des prix
différents si leur production nécessite des ressources différentes. Le bien le plus coû­
teux à produire est le plus rare et il se vend plus cher que l’autre (graphique 5-6).
n
n n G rap h ique | 5-5
La demande et la rareté
Prix
Coût de production
P1
P0
Forte demande
À coûts de production identiques, un bien for­
tement désiré par la population commande un
prix plus élevé ( P1) qu’un bien peu désiré ( P 0).
Le bien le plus valorisé est le plus rare : sa production absorbe une plus grande part des ressources disponibles que la fabrication du bien
peu désiré.
Faible demande
X0
n
X1
n n G rap h ique | 5-6
Quantité
L’offre et la rareté
Prix
Bien coûteux
Bien peu coûteux
P1
P0
Demande
X0
X1
Quantité
Deux biens également désirés par la collectivité
peuvent se vendre à des prix différents. Le bien
dont la production requiert beaucoup de ressources ou des ressources coûteuses est rare et
il se vend à un prix élevé (P1) ; le bien dont la
production exige peu de ressources ou des ressources abondantes se vend à un prix relativement faible (P0 ). L’offre du bien peu coûteux à
produire est importante : le coût de production
étant relativement faible, les entreprises peuvent
en offrir une grande quantité à chaque prix.
81
82
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
Quand la rareté relative d’un bien change, le mécanisme des prix en informe
les parties intéressées de manière succincte. Si un bien devient plus rare, son prix
­augmente. Cette hausse de prix informe consommateurs et producteurs que le bien
est désormais plus rare. Les agents économiques ne connaissent pas nécessairement
les causes de cette rareté accrue. Il n’est d’ailleurs pas important qu’ils la connaissent ;
ce qui importe, c’est qu’ils sachent que le bien est plus rare et qu’ils en tiennent
compte dans les décisions qu’ils prennent.
Il n’est pas essentiel que l’information soit transmise aux gouvernements ou aux
médias ; il suffit qu’elle parvienne aux personnes intéressées. Ce sont les consommateurs et les producteurs qu’il faut informer, parce que ce sont eux qui doivent
s’adapter à la nouvelle situation pour contribuer à régler le problème qui a surgi.
Grâce au mécanisme des prix, ce sont précisément ces agents qui sont informés de
la rareté accrue, par la simple augmentation des prix.
3. LE MÉCANISME DES PRIX A DES EFFETS INCITATIFS
P
eu de gens lavent leur entrée de garage avec de l’eau embouteillée. On se scandaliserait avec raison d’un tel gaspillage. Néanmoins, personne ne se formalise
de ce qu’on arrose des pelouses pendant des soirées entières avec l’eau du robinet.
Pourtant, la différence entre ces deux comportements est bien mince ; il s’agit plus
d’une différence de degré que de nature. Si elle est fournie gratuitement aux utilisa­
teurs, l’eau du robinet n’est pas gratuite pour la société qui doit investir des ressources
considérables pour l’obtenir et la distribuer. Bien qu’elle soit moins coûteuse que
l’eau embouteillée, son utilisation abusive pour l’arrosage des pelouses constitue un
gaspillage. La gratuité de l’eau indique aux consommateurs que l’eau du robinet est
surabondante et presque sans valeur. On les incite par conséquent à consommer
l’eau en quantité.
Tout prix comporte une incitation de même qu’il transmet une information. La
tarification ne se borne pas à informer le consommateur de la relative rareté de l’eau.
Elle l’incite aussi à tenir compte de cette information dans ses prises de décisions.
C’est là le rôle fondamental du mécanisme des prix. Il transmet l’information, tout
en fournissant une incitation budgétaire à prendre en compte cette information.
Un bien rare est par le fait même un bien cher : son prix élevé incite les consommateurs à l’économiser. Un bien abondant se vend à un prix faible, qui encourage
la consommation.
Le mécanisme des prix ne constitue pas l’unique mode de transmission de l’infor­
mation. En matière de consommation d’eau, par exemple, Réseau Environnement
mène une campagne annuelle visant à économiser l’eau potable : celle-ci a pour
objectif de fournir à la population des moyens concrets pour préserver et économiser cette ressource. Toutefois, une campagne de ce genre a généralement des effets
mitigés parce qu’elle n’encourage nullement à économiser. Les campagnes de cette
nature font habituellement appel à l’esprit civique de chacun. Même si elles influent
sur les comportements, elles risquent de donner des résultats moins probants que
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
la tarification, car celle-ci fait intervenir l’intérêt personnel du consommateur. Du
fait de la tarification, le consommateur arrosera moins fréquemment sa pelouse. La
simple exhortation ne récompense pas celui qui réduit sa consommation. Si le
mécanisme des prix transmet efficacement l’information, c’est qu’il l’accompagne
d’une incitation. La campagne du gouvernement fédéral ayant pour but d’encourager
les Canadiens à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou celle du gouvernement québécois ayant pour objectif de sensibiliser les citoyens à la nécessité de bien
manger et de faire de l’exercice représentent autant d’exemples de campagnes qui
risquent peu d’influer sur les comportements, car aucune forme d’incitation n’est
prévue : elles ne récompensent pas celui qui réduit les émissions de gaz à effet de
serre ni celui qui mange mieux et qui fait davantage d’exercice.
Des municipalités recourent à la contrainte en interdisant d’arroser les pelouses
certains jours ou certaines heures, sous peine d’être passible d’une amende. Par
exemple, les Campivallensiens (les citoyens de Salaberry-de-Valleyfield) peuvent
arroser uniquement de 20 heures à minuit, les jours pairs pour ceux qui ont une
adresse paire et les jours impairs pour ceux qui ont une adresse impaire. Les personnes contrevenant au règlement doivent payer une amende allant de 100 $ à
500 $. Les personnes morales sont soumises au même règlement, mais l’amende
s’échelonne de 300 $ à 1 000 $2. Cette information est transmise à la population et
la perspective d’avoir à verser une amende constitue une incitation à économiser
l’eau. Cette méthode donne des résultats, mais son efficacité est moindre que celle
de la tarification. Elle exige tout un appareil de contrôle qui réduit les libertés individuelles ; en outre, elle est chère et inefficace parce que les gens cherchent à la
contourner. Le mécanisme des prix permet d’éviter ces difficultés : il mobilise les
consommateurs, tout en les laissant entièrement libres de choisir.
La réglementation présente un autre inconvénient majeur : elle ne peut tenir
compte de la diversité des circonstances individuelles sans devenir extrêmement
détaillée et complexe. Aussi impose-t-elle généralement une solution unique, ce qui
empêche les gens de s’adapter en fonction de leur situation particulière.
En présence d’un problème de rareté, chacun doit faire sa part. Si l’eau est rare,
tous doivent tenir compte de ce fait dans leurs actions. Pourtant, il n’est pas souhaitable que tous s’y adaptent exactement de la même façon. Chacun doit réagir selon sa
propre situation, de manière à atténuer les effets de la rareté. Il n’est pas nécessaire
que chacun cesse d’arroser sa pelouse et diminue de 20 % sa consommation d’eau
pour sa toilette. Ce qui importe, c’est que l’ensemble de la société réduise sa con­som­
mation, chacun choisissant la solution qui le pénalise le moins. L’un peut décider
de moins arroser sa pelouse, un autre de laver moins souvent sa voiture, le troisième d’utiliser la chasse d’eau moins fréquemment. Le mécanisme des prix conduit
chacun à s’adapter de la manière et dans les proportions qui lui conviennent le
mieux. La réglementation impose la même solution à tous, même si elle convient
peu dans certains cas.
La sécheresse qui a frappé la ville de New York à l’été de 1985 (encadré 5-1)
illustre l’inefficacité relative de la réglementation. À très court terme, toutefois, la
réglementation peut représenter le seul moyen dont on dispose pour rationner l’eau,
puisque la tarification exige l’installation de compteurs.
83
84
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
E N C A D R É 5 - 1  
   New York à sec
A
ffligée de multiples maux – métro peu
fiable, rues défoncées et stock de logements en pleine dégradation –, la Ville de
New York a trouvé le moyen d’être victime
d’une pénurie d’eau, ce qui représente un
exploit peu commun pour une ville ayant à
sa porte l’un des plus grands fleuves du
monde. Nous n’entonnerons pas notre complainte habituelle selon laquelle la culture
politique de la Ville a si souvent réussi à se
tromper de priorités, mais on peut tirer une
leçon d’économie de ce dernier embarras.
Si la Ville de New York croyait au marché,
même sa négligence à l’égard d’une ressource
aussi vitale n’aurait pas produit l’hystérie
politique à laquelle elle est en proie actuellement. Cependant, se fondant sur l’hypothèse selon laquelle l’eau échappe à la loi
de l’offre et de la demande, elle ne s’est pas
encombrée de compteurs d’eau. Environ 75 %
de l’eau fournie par la Ville est absorbée par
ses 630 0 00 clients résidentiels non facturés
au compteur. Les millions de résidents liés à
ces clients paient une somme fixe, quelle
que soit la quantité d’eau qu’ils utilisent.
Outre les 30 0 00 clients résidentiels, seuls
les 110 0 00 clients commerciaux de la Ville
sont facturés au compteur.
En l’absence de mécanisme des prix qui
serait d’une certaine utilité, la Municipalité a,
ces dernières semaines, inondé les résidents
de règlements leur interdisant d’arroser leur
pelouse, de laver leur voiture ou de remplir
leur piscine et exigeant que les pommes de
douche soient munies d’un économiseur
d’eau. Au lieu de hausser le tarif pour les
clients facturés au compteur, la Ville a décrété
que toutes les entreprises devaient réduire
leur consommation d’eau de 25 % par rapport à l’été précédent. Dans les édifices
disposant d’un climatiseur à eau, il n’est pas
permis d’abaisser la température au-dessous
de 78 °F [25,5 °C] et le climatiseur doit être
éteint pendant deux heures durant la journée de travail. Les restaurants ne peuvent
servir de l’eau, sauf si le client en réclame.
Quand un client de Wolf’s Delicatessen sur
Broadway a demandé un verre d’eau, la
serveuse lui a dit : « Vous devez le boire au
complet, sinon je ne peux vous en servir. »
Ah ! Toute violation de ces règles est pas­
sible d’une amende allant de 200 $ à 500 $.
Ajoutant l’insulte à l’amende, le maire Koch
s’est mis à tonitruer contre les « rats d’eau »
qui enfreignent les règles.
Harcelés par les amendes et les insultes,
les New-Yorkais ont réduit leur consommation d’eau. Pourtant, ils n’ont parcouru que
la moitié de la distance qui les sépare de
l’objectif du maire. Et cette forme de rationnement comporte des coûts. Il y a d’abord
la dépense engagée pour payer 350 inspecteurs à temps plein, de même que les policiers chargés de patrouiller la ville afin de
cerner les débordements de lavage d’autos
et de verres d’eau servis sans demande préa­
lable. La Ville a aussi utilisé des hélicoptères,
à 280 $ l’heure, pour repérer l’arrosage clan­
destin des pelouses et le remplissage des
piscines. Il faut ajouter à la facture une perte
de productivité parce que les employés som­
nolent dans des édifices dont l’atmosphère
est alourdie par l’humidité et qu’ils cessent
de travailler en même temps que le climatiseur, à 16 h. Enfin, on observe une réduction
de la liberté de choix et une perte d’intimité.
La rafale de règles a fait passer la con­
sommation d’eau par New-Yorkais de 207 à
188 gallons par jour. Néanmoins, le fait que
la consommation est encore nettement supérieure à la consommation de 172 gallons
à Detroit, ville disposant de compteurs d’eau,
illustre l’inefficacité de cette approche.
Comme cela se produit inévitablement
lorsqu’on impose un rationnement autrement que par le prix, les demandes spéciales
ont commencé à affluer. La Ville a reçu plus
de 550 requêtes d’exemption de la part d’en­
treprises et de particuliers. C’est exactement
ce type de climat réglementaire qui invite
au favoritisme et à la corruption.
La leçon commence peut-être à porter
fruit. La Ville a décrété récemment que tout
édifice nouvellement construit ou faisant
l’objet de rénovations substantielles doit être
muni de compteurs. Elle doit maintenant
apprendre à réunir les principes du compteur et de la tarification, mais cela peut
prendre du temps.
Heureusement, les New-Yorkais sont d’un
naturel bon enfant. Un café de Brooklyn
Heights a placé sur ses tables une carte invitant le client à « boire une margarita pour
économiser l’eau ». Dommage que les poli­
ticiens locaux n’aient pas la même compréhension des marchés !
Source : « Drying Out New York », The Wall Street Journal, 26 août 1985, traduction libre.
4. LE MÉCANISME DES PRIX COORDONNE
S
i, pour des raisons climatiques, la récolte mondiale de céréales se révèle désastreuse, le mécanisme des prix en informe la population et l’encourage à résorber
la pénurie qui en découle. L’augmentation du prix des céréales fait savoir aux utilisateurs qu’elles sont désormais disponibles en quantité insuffisante pour satisfaire
tous les appétits. En touchant leur budget, elle encourage les consommateurs à faire
leur part pour résoudre le problème qui se pose. Les gros consommateurs sont
particulièrement visés, comme il convient : ce sont eux qui peuvent apporter la plus
grande contribution à la résolution du problème.
Si on dresse la liste des personnes touchées par cette nouvelle, on découvre l’ampleur
de la tâche d’information accomplie par le mécanisme des prix et l’impossibilité
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
pour un organisme de planification de s’en acquitter aussi efficacement. Personne
n’échappe à la transmission de l’information par les prix, même le quidam qui
mange un bagel par jour ou qui consomme des céréales « par bœuf interposé ».
L’augmentation des prix fait savoir à tous qu’il y a pénurie ; chacun est touché selon
l’importance de sa consommation, quelle qu’en soit la forme.
Dans ces circonstances, il est inévitable qu’il faille se serrer la ceinture. Une
récolte désastreuse entraîne nécessairement une baisse temporaire du niveau de
vie ; c’est le message que transmet le mécanisme des prix. Si on bloque toute baisse
des prix, on ne change strictement rien au fait que la récolte a été mauvaise ; rien
n’est résolu, bien au contraire. L’information n’est pas communiquée et les changements requis ne peuvent être effectués. Le résultat ultime serait le gaspillage des
céréales disponibles. Certains s’en serviraient pour des utilisations marginales,
alors que d’autres, qui en auraient fait un usage important, en seraient privés. Les
céréales disponibles ne seraient pas utilisées de la manière la plus valorisée. Toutefois, en laissant le prix s’adapter aux nouvelles conditions, tous aident à pallier la
pénurie, à commencer par ceux qui valorisent peu les céréales. Le mécanisme des
prix coordonne ainsi les comportements à l’échelle mondiale, en garantissant qu’on
s’en tiendra aux utilisations les plus valorisées.
Sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la supervision d’un organisme gouvernemental, le mécanisme des prix réalise une coordination qui règle les problèmes
d’une manière conforme à l’intérêt de la collectivité. C’est un avantage qu’on oublie
trop facilement quand on décide d’intervenir dans les mécanismes du marché.
Parce qu’il n’existe aucun organisme de planification, on oublie qu’il s’y effectue une
coordination particulièrement efficace des décisions.
On peut se faire une idée de cette coordination en pensant au nombre appréciable
de personnes qui contribuent à apporter sur la table de chacun le petit-déjeuner de
son choix. Jus de fruits, café, céréales, rôties, beurre ou margarine (quelle qu’en soit
la couleur !), lait ou crème, fromage, confiture, œufs et bacon ou saucisses, sel et
poivre, beurre d’arachide pour les estomacs plus solides..., voilà un petit-déjeuner
substantiel, il va sans dire. Pourtant, même en excluant quelques aliments, ce petitdéjeuner exige la collaboration d’un grand nombre de personnes vivant aux quatre
coins du globe. Des Américains, des Français, des Colombiens, des Canadiens participent à la préparation de ce seul repas, certains travaillant dans l’agriculture et
la production alimentaire, d’autres dans la réfrigération et le transport, d’autres
encore dans l’assurance, l’élevage, le commerce de détail, l’emballage...
On pourrait sans difficulté rallonger la liste, mais celle-ci suffit pour montrer que
le mécanisme des prix est un instrument de coordination remarquable. Amener à
collaborer, dans plusieurs industries et pays différents, des gens qui ne se connaissent
pas, qui ne parlent pas la même langue, qui ont des spécialisations différentes et qui
songent à leurs seuls intérêts personnels relève d’un exploit qu’on tient trop facilement pour acquis, si on ne reconnaît pas le rôle précieux du mécanisme des prix.
Peut-être la tâche accomplie par le régime de marché apparaîtrait-elle sous une
lumière appropriée si on confiait pour un temps à un organisme gouvernemental la
mission de fournir à chaque Canadien le petit-déjeuner de son choix. Cet organisme aurait à recueillir une telle quantité d’information qu’il lui serait impossible
d’accomplir le travail effectué habituellement par le marché. La tâche consistant à
85
86
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
rassembler les renseignements requis sur les préférences de millions de consommateurs dépasse les capacités humaines, même à l’ère de l’informatique. Grâce au
mécanisme des prix, il est inutile de rassembler cette information en un lieu central,
parce que dans le régime de marché les décisions sont parfaitement décentralisées,
chacun agissant en fonction de sa propre situation, la coordination s’effectue avec
la plus grande souplesse qu’on puisse désirer.
Si on estime que la tâche de satisfaire les préférences individuelles au petit-déjeuner
est complexe, comment qualifier celle des planificateurs qui se substituent au marché
pour l’ensemble des biens et des services qu’une économie moderne est en mesure
de produire ? À l’époque de l’URSS, le président du Comité d’État sur les prix
aimait, paraît-il, exhiber les 400 ouvrages volumineux qui contenaient les directives
permettant à 45 000 bureaucrates d’établir quelque 10 millions de prix dont certains, pour la viande et le pain entre autres, n’avaient pas été modifiés pendant plus
de 25 ans ! L’économiste réformiste Dmitri Chernikov affirmait, quant à lui, qu’il y
avait plutôt 20 millions de prix à fixer3. Selon un article paru dans Business Week,
le Comité des prix aurait eu à fixer les prix de 200 000 produits chaque année4. Le
mécanisme des prix effectue cette tâche tout seul et mieux que ne le ferait un organisme d’État, et cela quotidiennement et sans l’aide de bureaucrates.
5. LE MÉCANISME DES PRIX RATIONNE
L
a coordination effectuée par les prix sert à rationner les ressources disponibles.
Le mécanisme des prix joue en quelque sorte un rôle négatif : il fait comprendre
aux agents que leurs désirs ne peuvent pas tous être satisfaits, faute de ressources.
Il fonctionne de manière à les priver de certains biens et services. Une mauvaise
récolte implique nécessairement que certains seront privés des céréales qu’ils avaient
l’habitude de consommer. La hausse des prix engendre ce résultat de manière
impersonnelle : certaines personnes réduisent leur consommation et contribuent à
atténuer la pénurie. Ceux qui maintiennent leur consommation doivent se restreindre
dans d’autres domaines, une part accrue de leur budget étant absorbée par l’achat
de céréales. Toute la population est touchée par la mauvaise récolte.
Ce mode de rationnement présente un avantage majeur : on a l’assurance que les
ressources disponibles seront réservées aux utilisations les plus valorisées. Quand
le prix d’un bien augmente, certains réduisent leur consommation : ils jugent qu’il ne
vaut plus la peine de l’acheter au nouveau prix. Par ailleurs, ceux qui tiennent for­
tement au bien sont disposés à payer davantage pour maintenir leur consommation.
Le mécanisme des prix entraîne une réduction des utilisations les moins importantes.
La tarification de l’eau entraînerait certainement une réduction de la consommation,
mais ce sont les utilisations marginales qui seraient d’abord éliminées. Les ménages
arroseraient moins leur pelouse et laveraient moins souvent leur automobile avant
d’en venir à réduire leur consommation d’eau à des fins alimentaires et hygiéniques.
L’eau disponible irait aux personnes qui la valorisent le plus, conformément à la
notion d’optimum d’échange.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
Pour que l’optimum d’échange s’accomplisse, il faut que les consommateurs qui
les désirent le plus obtiennent les biens disponibles. Si l’optimum d’échange ne peut
se réaliser, il est possible de modifier la répartition des biens de manière à accroître
la satisfaction de certains consommateurs sans nuire à quiconque, donc d’augmenter le bien-être collectif. Supposons que deux personnes désirent acquérir le même
pain. La première a des enfants à nourrir et il ne lui reste plus de pain ; elle tient
fortement au pain et est disposée à verser jusqu’à 5 $ pour l’obtenir. La seconde est
célibataire et a encore quelques tranches à la maison. Bien sûr, elle aimerait avoir
le pain, mais elle ne veut pas offrir plus de 2 $ pour l’acquérir. L’allocation optimale
des ressources exige que le pain soit consommé par la première personne, pour qui
il a la plus grande valeur d’usage.
Si c’est le célibataire qui possède le pain, un échange permettrait d’accroître le
bien-être collectif. Le pain vaut 5 $ pour le chef de famille, mais seulement 2 $ pour
le célibataire. Si le chef de famille offrait 3 $ au célibataire pour le pain, tous deux
sortiraient gagnants d’un échange à ce prix. Le premier obtiendrait un pain pour
2 $ de moins que sa valeur à ses yeux, tandis que le second recevrait 3 $ pour un
pain qui selon lui n’en vaut que 2. Les deux personnes réaliseraient un gain et s’en
porteraient mieux. En transférant le pain à celui qui le valorise le plus, l’échange
permettrait d’augmenter la satisfaction de chacun, et donc le bien-être collectif.
Le mécanisme des prix permet de réaliser l’optimum d’échange. Les biens vont
à ceux qui sont disposés à en payer le plein prix, donc à ceux qui leur attribuent
une valeur aussi grande que le prix du marché. Ceux qui ne valorisent pas assez un
bien pour en payer le prix en sont privés (graphique 5-7). D’autres mécanismes de
rationnement sont possibles, mais ils comportent des faiblesses majeures, comme
en témoigne le chapitre 8, qui porte sur le contrôle des prix. Plus précisément, ils
ne permettent pas à coup sûr de réaliser l’optimum d’échange.
n
Le rationnement par les prix
n n G rap h ique | 5-7
Prix ($)
Coût
Utilisation
valorisée
20
15
Utilisation
peu valorisée
10
Demande
10
15
20
Quantité
Le mécanisme des prix rationne. À 15 $, seules
les acquisitions ayant aux yeux des consommateurs une valeur de 15 $ ou plus se réalisent, par
exemple celle de la dixième unité. Les acquisitions
peu valorisées, comme celle de la vingtième
unité, ne s’effectuent pas.
87
88
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
6. UN COMPORTEMENT RESPONSABLE
L
e rationnement par les prix s’effectue en contraignant le consommateur à
financer lui-même le coût des biens qu’il acquiert. Toutes les conséquences
pour la société qu’entraîne la production d’un bien se répercutent sur le consommateur par l’intermédiaire du prix. C’est la seule façon de s’assurer que les consommateurs auront un comportement responsable : ceux-ci doivent être pleinement
conscients des effets de leur consommation pour la société. Quelqu’un quelque part
doit se sacrifier pour que le bien désiré soit disponible. C’est un ouvrier qui doit
sacrifier une heure de son temps, c’est le propriétaire d’un terrain qui renonce à
l’utiliser pour qu’une usine s’y établisse, c’est l’épargnant qui repousse le moment
de consommer pour aider au financement de l’usine ; c’est un autre consommateur
qui ne peut obtenir le bien qu’il désire parce que les matériaux requis pour le fabriquer sont absorbés dans la production de ce bien. La meilleure façon d’amener le
consommateur à prendre conscience de ces sacrifices est de faire en sorte qu’ils se
reflètent dans le prix des biens. C’est précisément le rôle que joue le mécanisme des
prix, car le prix de vente correspond au coût marginal du bien.
Si une personne pouvait se présenter à un restaurant, consommer le repas de son
choix et, au moment de régler l’addition, dire au caissier de se faire payer par son
voisin de table, son comportement différerait singulièrement de sa manière d’agir
habituelle. Il se préoccuperait peu du coût de son repas. Il n’hésiterait pas à demander des plats et des vins au coût élevé et serait tenté d’en essayer plusieurs pour le
simple plaisir de la chose. Il adopterait un comportement irresponsable, tout simplement parce qu’il n’aurait pas à assumer lui-même les conséquences de ses décisions. On obtient le même type de comportement chaque fois que le prix d’un bien
est inférieur à son coût, car le consommateur transmet alors une partie de la facture à son « voisin de table ». L’arrosage abusif des pelouses et le lavage des entrées
de garage au tuyau d’arrosage s’expliquent par le fait que ce sont les voisins qui en
supportent le coût. Ils constituent un gaspillage de ressources, car le coût de l’eau
excède la valeur du produit qui en résulte. On transforme une ressource relativement chère en un bien d’une valeur discutable. Mais les utilisateurs ne s’en préoccupent pas, l’eau leur étant fournie gratuitement.
7. L’IMPÔT N’EST PAS UN PRIX
Q
uand des gens protestent en affirmant que par leurs impôts ils paient amplement pour l’eau consommée, ils ne perçoivent pas la différence fondamentale
entre un impôt et un prix. Les propriétaires fonciers paient pour l’eau au moment
d’acquitter leurs taxes foncières. La société doit payer pour l’eau consommée par ses
membres et le gouvernement perçoit des taxes afin d’en couvrir le coût. Au niveau
collectif, il y a une correspondance entre le coût de l’eau et les taxes, mais la facture
de chaque contribuable n’est pas liée à sa consommation d’eau personnelle. Au
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
moment de la taxation, ce ne sont pas les plus grands consommateurs d’eau qui
reçoivent les factures les plus élevées. Et un propriétaire qui économise l’eau ne voit
pas sa facture réduite pour autant. Le financement collectif supprime le lien entre la
consommation et la facture individuelles. Parce qu’il maintient ce lien, le mécanisme
des prix comporte une incitation qui est absente du financement par la fiscalité : la
facture est d’autant plus élevée que la consommation est forte.
Supposons que quatre copains décident de prendre un repas au restaurant et
qu’ils conviennent d’en partager également le coût total. Le premier commande le
menu du jour : soupe aux légumes, hambourgeois accompagné de son inévitable
sauce brune, dessert d’office (jello, pruneaux, crème caramel !) et café. Après avoir
réfléchi un moment, le deuxième décide de commander des plats à la carte, imité
en cela par les deux autres. Il demande comme entrée une betterave farcie à la
truite fumée, choisit ensuite une bisque de homard, un filet mignon sauce madère,
un saint-honoré et, pour terminer, un expresso et un cognac.
Sans vouloir émettre de commentaire sur ses goûts, on peut penser que le premier
convive n’a pas fait un choix rationnel. Le financement étant collectif, la logique
voudrait que chacun commande un repas plantureux. En effet, chaque plat commandé par l’un des convives ne lui coûte que le quart de son prix, le reste étant
partagé entre les trois autres personnes. Logiquement, chacun aura tendance à surconsommer et, à la fin du repas, trouvera l’addition excessive. Il existe un lien entre
les plats que chacun commande et le montant qu’il doit débourser à la fin du repas.
Toutefois, il est plus ténu que si chacun devait payer pour son propre repas. C’est
pour cette raison que chaque convive a tendance à surconsommer. Chacun est
amené à se comporter de telle manière qu’il devra finalement débourser plus qu’il
ne le voudrait. Le financement collectif incite les individus à se comporter de façon
à le regretter plus tard.
Si on transpose l’exemple à l’échelle de la société, le lien entre la consommation
d’eau d’un individu et l’avis d’imposition qu’il reçoit est encore plus ténu, puisque
le coût de sa consommation est réparti entre un très grand nombre de contribuables.
Il ne peut qu’en résulter une surconsommation.
La Fédération des propriétaires d’immeubles locatifs de l’Ontario (Federation of
Rental-Housing Providers of Ontario) a constaté que le passage du compteur collec­tif
au compteur individuel dans des appartements en Ontario a eu pour effet de réduire
la consommation d’électricité de plus de 30 %, dans le cas des logements chauffés à
l’électricité, et de 16 à 20 %, dans le cas de ceux qui n’étaient pas dotés d’un système
de chauffage électrique5. Une autre étude effectuée dans l’État de New York par la
Energy Research and Development Authority indique une baisse de 10 à 26 % de
la consommation d’électricité au cours de la première année suivant l’installation d’un
compteur individuel et révèle que cette économie d’énergie persiste au fil des ans 6.
En matière de consommation d’eau dans le secteur résidentiel, une étude montre
que, lorsqu’on passe d’un taux forfaitaire à une tarification au volume, la consommation d’eau diminue de 10,2 % à 38,2 % en moyenne dans le secteur résidentiel
canadien7. C’est dire à quel point le mécanisme des prix renferme une forte incitation, surtout quand on prend en compte le fait que l’eau et l’électricité sont des
services essentiels dont la demande est supposément peu sensible au prix.
89
90
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
8. LE MÉCANISME DES PRIX CRÉE DE LA VALEUR
L
’activité économique consiste à transformer des ressources d’une certaine
valeur en biens d’une utilité et d’une valeur supérieures. Le mécanisme des
prix garantit qu’il en sera ainsi, en contraignant le consommateur à supporter tous
les coûts occasionnés par sa consommation.
Tous les acheteurs d’un bien lui attribuent une valeur égale ou supérieure à son
prix, sinon ils refuseraient de l’acheter. Pour leur part, les entreprises produisent
toutes les unités d’un bien dont le coût marginal est inférieur ou égal au prix.
Chaque unité vendue sur le marché a donc une valeur égale ou supérieure à son coût
marginal, autrement dit à la valeur des ressources absorbées par sa production. Toute
transaction libre sur le marché implique ainsi une création de valeur (encadré 5-2).
La seule condition requise est que le prix du bien soit égal à son coût marginal. En
revanche, si le prix est inférieur au coût de production, il y a une destruction de
valeur : des ressources d’une valeur donnée sont transformées en biens d’une valeur
inférieure, ce qui, on le comprend facilement, fait régresser la société.
9. LE MÉCANISME DES PRIX CONDUIT
À LA PRODUCTION OPTIMALE
S
i on examine la chose sous un angle différent, le mécanisme des prix alloue les
ressources disponibles à la production des biens les plus désirés par la population. Toute production requiert des ressources qui peuvent servir à plusieurs fins.
E N C A D R É 5 - 2  
   D’un trombone à une maison
U
ne maison en clins de vinyle située en
plein cœur d’un petit village de la
Saskatchewan : c’est l’improbable grand prix
que vient de remporter le Montréalais Kyle
Macdonald.
Il y a un an, cet homme de 26 ans s’était
donné pour défi d’échanger sur un site Internet un trombone rouge contre n’importe
quoi, avec n’importe qui. Son objectif était
d’acquérir à chaque échange un objet plus
intéressant.
C’est ainsi qu’il a été propriétaire d’un
crayon en forme de poisson, d’un bouton
de porte, d’un barbecue, d’une génératrice,
pour ensuite passer aux choses sérieuses et
se faire offrir quatre mois dans la luxueuse
maison de Hollywood qu’on lui proposait
contre l’appartement temporaire de Phoenix
qu’il avait obtenu. Une danseuse nue japonaise lui a aussi proposé une « danse con­
tact » d’une durée de 24 heures dans un bar
de Tokyo, un lot d’une valeur estimée à
17 280 $. Chacune de ces étapes est abondamment do­cu­mentée sur son site Internet,
oneredpaperclip.blogspot.com. Quatorze
échanges plus tard, Kyle Macdonald est
maintenant propriétaire d’une maison de
deux étages à Kipling, village de 1 100 âmes
situé à deux heures de Regina, en Saskatchewan. Il a obtenu la maison en échange
d’un rôle payant dans un film de Corbin
Bernsen intitulé Donna on Demand.
« C’est complètement fou, a-t-il dit en
entrevue, hier. Mon défi était d’obtenir une
Source : Nicolas Bérubé, La Presse, 11 juillet 2006, p. A6.
maison, mais je ne m’étais pas donné de limite de temps. Là, ça m’a pris un an jour
pour jour pour réaliser mon projet, et j’en
suis très fier. »
Demain, Kyle et sa copine s’envoleront
pour la Saskatchewan, où ils prendront possession de leur maison.
Le village organisera une compétition
pour déterminer lequel de ses habitants
obtiendra le rôle dans le film.
Et, à la fin de l’été, le couple emménagera
pour de bon dans sa nouvelle demeure.
« On va vivre là. On ne sait pas encore ce
qu’on y fera, mais on va travailler avec les
gens. J’ai aussi comme projet d’écrire un
livre sur mon expérience. Pour nous, c’est
une nouvelle aventure qui commence. »
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
En les allouant à la production d’un bien, on renonce à les utiliser pour produire
d’autres biens et on perd ces autres biens. Le véritable coût d’un bien est cette autre
production qu’il aurait été possible d’obtenir grâce aux mêmes ressources. Quand
une municipalité construit une piscine, elle utilise de l’équipement, du béton et de
la main-d’œuvre qualifiée. Ces ressources pourraient servir à construire une station
de métro, des maisons, des routes et bien d’autres choses encore. Le véritable coût
de la piscine, c’est celui de la meilleure de ces options à laquelle la municipalité doit
renoncer.
Or, la courbe de l’offre d’un bien représente son coût véritable, c’est-à-dire la
valeur des autres biens auxquels on doit renoncer. Supposons qu’un agriculteur
dispose d’un lopin de terre pouvant servir à trois types de cultures. Son lopin lui
permet habituellement de produire 1 000 tomates durant la saison. S’il le consacre
à la culture des carottes, il peut en récolter 4 000. Le prix du marché est de 50 ¢ la
tomate et de 5 ¢ la carotte. Le lopin de terre peut aussi produire 5 000 pommes de
terre. Quel sera le prix minimum exigé par le fermier pour produire des pommes
de terre ? Ce prix minimum est déterminé par la meilleure des autres options.
Sachant qu’il peut obtenir 500 $ pour ses tomates et 200 $ pour ses carottes, le
montant minimum qui pourrait inciter le fermier à produire 5 0 00 pommes de
terre est de 500 $. Il cultivera des pommes de terre à la condition d’obtenir au
moins 10 ¢ l’unité. Le prix minimum qu’il exige pour produire des pommes de
terre correspond donc à la valeur de la production sacrifiée la plus valorisée (les
tomates). Chaque point de la courbe de l’offre indique ainsi la valeur de cette production perdue. Pour bien décrire ce concept fort important, on parle aussi de coût
marginal de renonciation.
Le même exercice aboutit à la même conclusion dans d’autres situations. Quel
est le salaire minimum qu’exige un diplômé de HEC Montréal pour un emploi au
sein d’une entreprise ? La réponse dépend des autres offres d’emploi qu’il a reçues
ou qu’il compte recevoir. Si on lui a offert un poste intéressant à 50 000 $, il exige
au minimum 50 000 $, à conditions de travail égales. Si le poste le plus intéressant
qu’il peut décrocher lui procure une rémunération de 40 000 $, il exige au minimum
40 0 00 $. Il accepterait plus, bien sûr, mais à la rigueur il se contenterait de ce
salaire. C’est l’ option la plus intéressante à laquelle on doit renoncer qui détermine
le prix minimum exigé. À cet égard, le fermier ne diffère pas du diplômé en administration.
Le salaire qu’il faudrait verser à Céline Dion pour l’amener à accepter un poste
de vérificatrice est nettement plus élevé que celui qu’accepterait Rose Latulippe…
qui s’est pourtant classée première au concours. C’est une affaire d’options. La prestation que Céline Dion peut fournir dans le domaine de la chanson a une très
grande valeur, étant fortement désirée par ses nombreux admirateurs dans le
monde. Son cachet de chanteuse reflète cette valeur. Tout organisme qui désire
obtenir ses services doit lui verser une rémunération au moins égale à la valeur de
sa prestation comme chanteuse.
Pour obtenir des ressources, il faut, au minimum, offrir autant que les personnes
qui détiennent ces ressources peuvent obtenir ailleurs. Or, d’autres sont prêts à leur
donner un montant égal à la valeur de ce qu’elles produisent. Pour les acquérir, il
est donc nécessaire de leur verser un montant égal à la valeur de leur production.
Les sommes dépensées pour les ressources correspondent alors à la valeur de ce
91
92
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
qu’elles peuvent produire dans leur meilleure utilisation possible. Pour couvrir
leurs coûts de production, les offreurs d’un bien sont ainsi amenés à exiger un prix
minimum qui reflète exactement la valeur de la production perdue.
Le prix du marché s’établit au niveau qui assure l’égalité entre la quantité demandée et la quantité offerte d’un bien. À ce point d’équilibre, la dernière unité du bien
a une valeur égale à son coût marginal, toutes les autres unités produites ont une
valeur supérieure à leur coût marginal (graphique 5-8). Comme la courbe de l’offre
mesure le coût marginal de renonciation d’un bien, toutes les unités d’un bien qui
sont produites ont plus de valeur que les autres biens qu’il aurait été possible de
produire en se servant des mêmes ressources. Dans le cadre du mécanisme des
prix, ce sont les biens les plus valorisés qui sont produits, ce qui permet de maximiser le bien-être collectif.
n
La production la plus valorisée
n n G rap h ique | 5-8
Prix ($)
Quand la courbe de la demande est plus élevée que la courbe de l’offre,
cela indique que toutes les unités correspondantes du bien ont une valeur
plus grande que la production perdue. Ces unités sont plus désirées que les
autres biens que l’on pourrait produire avec les mêmes ressources. En pro­
duisant ces unités de préférence à une autre production moins valorisée, on
augmente le bien-être collectif. Ainsi, la dixième unité du bien a pour les
consommateurs une valeur de 20 $ (point A0 ). Pour la produire, il faut
renoncer à une autre production d’une valeur de seulement 10 $ (point C0 ).
Valeur < coût
Valeur > coût
O
20
C1
A0
A
*
15
10
Valeur = coût
A1
C0
D
10
15
20
Quantité
À l’inverse, si la courbe de la demande est inférieure à la courbe de l’offre,
cela révèle que les unités correspondantes du bien sont moins désirées que
la production perdue. Il faut renoncer à produire ces unités, si on désire obtenir une allocation optimale des ressources. En les produisant, on obtiendrait
des biens d’une certaine valeur, mais on perdrait d’autres biens plus désirés
par la population : on détruirait de la valeur. La vingtième unité du bien vaut
seulement 10 $ pour les consommateurs (point A1). Pour la produire, il est
nécessaire de renoncer à d’autres biens dont la valeur est indiquée par le
point C1 sur la courbe de l’offre, soit 20 $. En produisant cette vingtième
unité, on perdrait une autre production d’une valeur plus grande, et la perte pour
la population serait de 10 $. Au point d’équilibre du marché (point A*), la der­
nière unité produite a exactement la même valeur que la production perdue.
10. LE MÉCANISME DES PRIX MAXIMISE
LE BIEN-ÊTRE COLLECTIF
T
ous les consommateurs paient le même prix pour obtenir un bien, mais tous
ne le valorisent pas également. Un consommateur peut être disposé à payer 3 $
pour un pain, tandis que son voisin accepterait de payer tout au plus 2 $. Si le pain se
vend 1 $, le premier consommateur obtient un surplus de 2 $, puisque le pain en vaut
3 à ses yeux. Le second consommateur obtient le pain pour 1 $ de moins que ce
qu’il était prêt à payer : son surplus atteint 1 $. La différence entre le prix que le con­
som­mateur est disposé à payer et le prix qu’il paie constitue le surplus du consommateur. En faisant la somme des surplus obtenus sur toutes les unités achetées, on
obtient le surplus des consommateurs pour l’ensemble du marché (graphique 5-9).
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
n
Le surplus des consommateurs
n n G rap h ique | 5-9
Prix ($)
10
Surplus des
consommateurs
9
8
7
6
Prix de vente
5
Demande
1
2
3
4
Les consommateurs apprécient différemment les biens et sont disposés à
payer un prix différent pour un bien donné. La loi du marché impose toutefois le même prix à tous, qui est de 5 $ sur le graphique. La première unité
du bien vaut 9 $ pour un consommateur. Comme il peut acheter le bien à
5 $, ce consommateur obtient un surplus de 4 $. Il réalise en quelque sorte
une économie de 4 $ par rapport à ce qu’il était disposé à payer, montant
qu’il peut consacrer à un autre achat et qui lui permet d’accroître son bienêtre. La deuxième unité vaut 8 $ aux yeux d’un consommateur (peut-être le
même), mais elle ne lui coûte que 5 $. Ce consommateur obtient un surplus
de 3 $. En faisant la somme des économies ainsi réalisées sur toutes les
unités achetées, on obtient le surplus des consommateurs qui, en supposant qu’il y ait un grand nombre d’unités, est représenté graphiquement par
la partie hachurée comprise entre la courbe de la demande et l’horizontale
correspondant au prix du marché.
Quantité
5
Tous les producteurs sont contraints de vendre au même prix un bien dont le
coût de production n’est pas constant. La dernière unité se vend au coût marginal
et ne procure aucun profit au producteur, cependant les autres unités se vendent à
un prix supérieur à leur coût marginal. L’écart entre le prix et le coût marginal
constitue le surplus du producteur. Le producteur accepterait de vendre son produit
moins cher, mais il peut le vendre au prix du marché et réaliser un profit sur chaque unité dont le coût marginal est inférieur au prix. La somme de ces profits
constitue le surplus du producteur à l’échelle du marché. Le graphique 5-10 illustre
le concept de surplus des producteurs, aussi appelé rente (encadré 5-3).
Le gain de bien-être réalisé par la société sur la production d’un bien peut se
mesurer par la somme des surplus des consommateurs et des producteurs. Il correspond exactement à la différence entre la valeur de la production obtenue et la
n
n n G rap h ique | 5-10
Le surplus des producteurs
Prix ($)
Offre
Surplus des
producteurs
Prix de vente
5
4
3
2
1
1
2
3
4
5
Quantité
Chaque unité d’un bien se vend au même prix
(5 $) sur le marché, mais n’occasionne pas le
même coût de production. La production de la
première unité vendue s’élève seulement à 1 $.
Son producteur réalise donc un surplus (rente)
de 4 $. La deuxième unité coûte 2 $ et procure
une rente de 3 $ à son producteur. La dernière
unité vendue occasionne un coût de production
égal au prix du marché : son producteur n’obtient
aucun surplus. La partie hachurée comprise entre
l’hori­zontale correspond au prix du marché et la
courbe de l’offre représente la somme des surplus
ainsi obtenus, en supposant qu’il y ait un nombre
élevé d’unités.
93
94
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
E N C A D R É 5 - 3  
   Une rente en or
L
e Canada vient au deuxième rang des producteurs d’or du
monde non communiste après l’Afrique du Sud. Il possède des
avantages géologiques importants. Ses gisements de minerai ont
une forte teneur en or, ils se trouvent près de la surface et sont
lar­gement dispersés, donc faciles à repérer. En raison de ces avantages, le coût d’exploitation des gisements d’or au Canada est
nette­ment inférieur au prix de l’or, même au prix actuel [1985] de
447 $ l’once.
La plupart des mines canadiennes extraient le minerai et le trans­
forment à un coût variant entre 250 et 400 $. Ayant une teneur
relativement forte de 0,54 once d’or par tonne de minerai, la mine
Campbell Red Lake supportait en 1984 un coût de 140 $ l’once [et
obtenait donc une rente de 307 $ l’once*]. Les coûts d’exploitation
de la société Golden Giant, dans la région de Hemlo, sont inférieurs
à 137 $ l’once, ce qui en fait une des mines les moins coûteuses au
monde. À Joutel, au Québec, une mine de la société Agnico-Eagle
a supporté un modeste coût de 218 $ l’once durant le deuxième
trimestre de 1985 [au prix de 447 $ l’once, la rente obtenue est de
229 $]. Par contre, la mine Detour Lake, dans le nord de l’Ontario,
éprouve des difficultés à cause d’une teneur plus faible que prévue
et de problèmes de traitement du minerai. Son coût d’exploitation
est de l’ordre de 500 $ l’once [rente négative de 53 $] ; elle devra
peut-être fermer si le prix de l’or ne se raffermit pas. D’autres mines
ont des coûts d’exploitation élevés. La mine Pamour prévoit que
son coût d’exploitation passera de 457 $ l’once en 1984 à 400 $ en
1985. Une autre mine dont les coûts d’exploitation sont relativement élevés est la mine Lupin, dans le cercle arctique, mais elle est
rentable quand le prix de l’or dépasse 330 $.
Prix ($)
Coût de
production
Detour Lake
500
–53 $
447
307 $
218
140
229 $
Agnico-Eagle
Campbell Red Lake
Quantité
* On calcule la rente en supposant que les coûts d’exploitation incluent un profit « normal ».
Source : « Canada’s Second Gold Rush », The Economist, 30 novembre 1985, p. 78-79, extraits, traduction libre.
valeur de la production perdue. Il est à son maximum au point d’équilibre du
marché. Comme le montre le graphique 5-11, une production autre que la production d’équilibre entraîne la réduction du surplus et du bien-être, parce que l’économie
ne produit pas les biens les plus désirés. Le bien-être collectif pourrait être accru par
une réallocation des ressources conforme aux désirs de la population. L’annexe 5-1
explique de façon détaillée le calcul des surplus et montre, à l’aide d’exemples chiffrés, comment l’équilibre du marché maximise le bien-être de la société.
11. LA VÉRITÉ DES PRIX I : LA SUBVENTION
À
moins qu’elle ne se justifie par une carence du marché, toute forme d’interven­
tion dans le mécanisme des prix empêche celui-ci de transmettre correctement
l’information et est à l’origine de mauvaises décisions. Quand un gouvernement
subventionne un service public, il en camoufle le coût. Il informe le consommateur
que le service a un faible coût, contrairement à la réalité, et il l’invite à consommer.
La gratuité entraîne la même conséquence, mais à un degré plus marqué puisqu’il
s’agit d’une subvention intégrale. En fournissant gratuitement certains services, le
gouvernement donne le signal qu’ils ne coûtent rien et qu’ils sont disponibles en
abondance. Dès lors, qu’on ne s’étonne pas que la population les consomme en quan­
tité et qu’une pénurie s’ensuive.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
n
n n G rap h ique | 5-11
Le marché maximise le surplus
Prix ($)
Offre
8
6
5
6
Réduction du
surplus de
la société
2
4
2
Demande
1
2
3
4
5
7
Le marché engendre naturellement un prix assurant l’équilibre entre l’offre
et la demande. La production d’équilibre qui en résulte maximise le surplus
réalisé et le bien-être collectif. Toute autre production procure un surplus
inférieur. Au point d’équilibre du marché, le surplus total réalisé correspond
à la surface comprise entre la courbe de la demande et la courbe de l’offre,
jusqu’à la production du point d’équilibre (parties hachurée et pointillée).
Une production inférieure à la production d’équilibre procure un surplus
plus modeste. Ainsi, pour une production de 2 unités, le surplus total correspond à la partie hachurée. Une production de 7 unités, supérieure à la
production d’équilibre, réduit le surplus d’un montant correspondant à
la par­tie quadrillée. C’est à l’équilibre du marché que le surplus et le bienêtre collectif sont maximisés.
Quantité
On pourrait citer bien des cas où la gratuité s’accompagne de pénurie. Les services de santé débordés et la pollution constituent deux exemples de ce type de
situations. En fournissant gratuitement les services de santé, on indique à la population qu’ils sont peu coûteux et abondants. La population réagit rationnellement
et les consomme en quantité. Il en résulte inévitablement une pénurie. Dans le cas
de la pollution, c’est l’environnement qui est gratuit. Aussi observe-t-on une surconsommation de l’environnement, autrement dit un phénomène de pollution.
Si la bière était gratuite, il serait difficile de s’en procurer, non en raison d’une
capacité de production insuffisante, mais à cause d’une demande artificiellement
gonflée. La solution ne consisterait pas à accroître la capacité de production : elle
résiderait plutôt en une restriction de la demande excessive au moyen d’un prix
reflétant les coûts de production.
12. DES ABSURDITÉS
L
es prix incorrects aboutissent parfois à des absurdités. C.L. Schultze donne
l’exemple d’une vallée aride aux États-Unis où l’on a amené de l’eau à grands
frais en effectuant des travaux d’irrigation. L’eau y est toutefois fortement subventionnée et vendue à un prix ridiculement bas. Or, il s’avère qu’une des cultures les
plus répandues dans cette région aride est celle de la pastèque (melon d’eau)8 ! Voilà
un bel exemple de destruction de valeur attribuable à un mauvais signal donné par
le prix. On produit un bien dont la valeur est inférieure à celle des ressources qu’il
absorbe. On amène une région naturellement aride à se spécialiser dans une production pour laquelle elle est fortement désavantagée. Cette mauvaise allocation
des ressources ne pourrait pas se matérialiser si l’eau était vendue à son coût véritable, pour la simple raison que les agriculteurs ne feraient pas leurs frais dans le
commerce des pastèques. Le mécanisme des prix ne tolère pas de telles absurdités.
95
96
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
Des articles sur l’économie soviétique illustrent pourquoi Mikhail Gorbachev
cherchait à la restructurer en faisant appel, jusqu’à un certain point, au mécanisme
des prix. Les aliments étant fortement subventionnés, il en coûtait moins cher aux
fermiers de nourrir leurs troupeaux avec du pain et des pommes de terre qu’avec
du fourrage ! Un décret de 1963 qui prévoyait une peine d’emprisonnement de trois
ans pour ceux qui nourrissaient leurs animaux avec du pain n’avait pas mis un
terme à cette pratique. Comble d’aberration, il semble même que les chauffeurs de
taxis lavaient leurs véhicules avec des vêtements pour enfants qui, subventionnés,
se vendaient moins cher que les chiffons pour le nettoyage9 !
13. LA VÉRITÉ DES PRIX II : LA TAXATION
C
omme la subvention, la taxation fausse l’information transmise par les prix.
Toute taxe augmente les coûts supportés par les entreprises, mais elle ne représente pas un véritable coût de production. Quand une entreprise emploie de la
main-d’œuvre, elle absorbe une ressource réelle qui peut servir à d’autres productions. Quand elle utilise du capital financier, un terrain, une usine, de l’équipement,
elle absorbe aussi des ressources utilisables à d’autres fins ; dans chaque cas, on
perd une autre production dont la valeur est mesurée par le coût des facteurs de
production utilisés. La société engage alors un coût réel. Une taxe ne constitue pas
un paiement pour l’utilisation de facteurs de production. Quand une entreprise paie
une taxe sur les matériaux de construction, elle n’obtient en contrepartie aucun service du gouvernement. Une taxe est un transfert et ne représente pas un véritable coût.
L’entreprise doit tout de même assumer la taxe, c’est pourquoi elle l’incorpore
dans le prix exigé pour le bien. Le prix de vente du bien excède alors son coût
marginal et il en résulte une mauvaise allocation des ressources. La taxe informe
incorrectement le consommateur que le bien est cher à produire et elle l’incite sans
raison à réduire sa consommation. Il en découle une sous-consommation et une
perte de bien-être (graphiques 5-12 et 5-13).
La taxation est tout aussi préjudiciable au bon fonctionnement de l’économie
que la subvention, quoique ses effets ne paraissent pas aussi aberrants à première
vue. À la réflexion, elle entraîne un gaspillage semblable à celui qu’engendre la
subvention. Un prix excessif amène le consommateur à réduire sa consommation
du produit taxé et à acheter d’autres biens qu’il désire moins ardemment. On
observe une sous-consommation du bien taxé et une surconsommation des autres
produits. Tout écart entre prix et coût marginal, qu’il s’agisse d’une taxe ou d’une
subvention, entraîne la sous-consommation de certains biens et la surconsommation
d’autres biens.
Si le prix de l’eau du robinet est inférieur à son coût marginal, la population
consomme une trop grande quantité d’eau et une trop petite quantité de produits
de remplacement, dont le lait. Si le prix du lait est supérieur à son coût marginal,
le lait est consommé en quantité insuffisante et l’eau est consommée en trop grande
quantité. Dans les deux cas, le gaspillage est le même, bien qu’il semble plus sérieux
quand un bien est subventionné, comme dans le cas des pastèques ou de l’arrosage
inconsidéré des pelouses. Une taxe sur un produit est l’équivalent d’une subvention
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
n
La taxation I
n n G rap h ique | 5-12
A.
Autre
bien
Avec taxation
E0
Point
optimal
E
*
B
*
B0
X0
X
Quantité
*
Coût + taxe
B.
Prix
Coût
marginal
Taxe
P0
A0
P
*
A
*
Perte de
bien-être
En l’absence de toute taxe, l’équilibre du marché s’établit au point A*
où la production est de X* (graphique B). La dernière unité produite a
une valeur égale à son coût marginal ; elle est tout aussi valorisée que
la production perdue. Comme l’indique le graphique A, la société
atteint la courbe d’indifférence la plus élevée possible (E *), compte
tenu des contraintes : le bien-être est maximisé. Si on impose une taxe
sur le bien en question (graphique B), le coût supporté par les entreprises monte, sans toutefois que cela modifie le coût véritable du
bien, puisque pour le produire les mêmes ressources sont requises,
en même quantité. Le coût supporté par les entreprises est donné par
la courbe des coûts la plus élevée, le véritable coût du bien étant
toujours indiqué par la première courbe. Du fait de la taxe, l’équilibre
du marché se situe désormais au point A0, le prix de vente monte (P0 ),
la production baisse et passe à X0. Les unités du bien qui ne sont plus
produites (X * – X0) ont une valeur représentée par la somme des
parties hachurée et quadrillée. Leur coût est mesuré par la seule
partie hachurée. La diminution de bien-être occasionnée par la taxation du bien est représentée par le triangle quadrillé. En raison de la
taxe, la production du bien est réduite (graphique A), bien que les
unités en cause aient une valeur supérieure à toute autre production.
La société se situe désormais au point E0 sur la courbe d’indifférence
inférieure (B 0), les différents biens n’étant plus produits dans les
proportions désirées par la population.
Demande
X0
n
X
Quantité
*
La taxation II
n n G rap h ique | 5-13
Prix
Coût + taxe
a
P
*
Taxe
A0
P0
b
c
A
*
d
Coût
marginal
Perte de
bien-être
C0
Demande
X0
X
*
Quantité
La perte sociale provoquée par la taxation peut être illustrée également par la méthode des surplus. La hausse des prix observée (P0)
pénalise les consommateurs et réduit les avantages qu’ils avaient de
transiger à P * (le surplus du consommateur) d’un montant correspondant à la surface a + b ; pour leur part, les entreprises ne reçoivent plus
P , mais bien C0 (le prix de vente P0, moins la taxe) et leur surplus est
*
réduit de c + d. Le montant retiré par le gouvernement correspond à
a + c (les unités produites X0, multipliées par la taxe). Globalement,
les gains du gouvernement sont inférieurs aux pertes subies par les agents
privés et la société perd le triangle b + d [(a + c) – (a + b) – (c + d )].
97
98
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
aux produits de remplacement. Le gouvernement peut amener les gens à laver leur
auto avec des vêtements d’enfants, soit en subventionnant les vêtements d’enfants
de sorte qu’ils soient moins coûteux que les chiffons de nettoyage, soit en taxant très
lourdement les chiffons pour les rendre plus coûteux que les vêtements d’enfants.
14. LE MÉCANISME DES PRIX EST IMPARFAIT
M
ême en l’absence de subventions et de taxation, les prix du marché ne transmettent pas toujours correctement l’information pertinente. Le régime de
marché donne alors des résultats insatisfaisants. Tout échec du marché est, d’une
certaine manière, attribuable à une mauvaise transmission de l’information.
Quand une entreprise en situation de monopole exige un prix excessif, elle trans­
met une fausse information au consommateur. Elle l’informe que ses produits sont plus
chers à produire qu’ils ne le sont réellement. Il en résulte une sous-consommation
et une mauvaise allocation des ressources, comme c’est le cas de la taxation (graphique 5-14).
Le problème de la pollution peut aussi être assimilé à un échec de la transmission
de l’information. Dans ce cas, le marché n’informe pas le consommateur de tous
les coûts de production parce que le prix des biens ne reflète pas le coût de l’environ­
nement détruit, il ne reflète que les coûts supportés par l’entreprise. Le consommateur
prend ses décisions sans considérer les effets qu’elles peuvent avoir sur l’environnement, parce que le prix ne prend pas en compte le coût associé à la détérioration de
l’environnement.
Une intervention gouvernementale peut alors être nécessaire. Si l’intervention
amène le mécanisme des prix à transmettre correctement l’information pertinente, le
marché donne les résultats désirés sans qu’il soit nécessaire d’intervenir davantage.
n
Le monopole
n n G rap h ique | 5-14
Prix
Coût
Monopole
Perte
sociale
Pm
Concurrence
P
*
Demande
Xm
X
*
Quantité
Rm
En situation de libre concurrence, les entreprises produisent la quantité X* offerte aux consommateurs au prix P *. Individuellement, aucune
entreprise n’a intérêt à augmenter son prix, les concurrents étant
disposés à répondre à la demande des consommateurs. Ce n’est pas
le cas du monopole qui peut librement fixer son prix sans avoir à
s’inquiéter des réactions des consommateurs qui ne peuvent s’approvisionner à d’autres sources. Par conséquent, le prix exigé par le
monopole (Pm) sera supérieur à P et les quantités transigées (X m)
*
inférieures à X*. Le monopole se trouve à réduire artificiellement les
quantités produites de façon à profiter du prix plus élevé qui en résultera. Techniquement, le niveau de production X m, qui maximise les
profits du monopole, est déterminé par la rencontre des courbes de
la recette marginale et du coût marginal. Comme dans les situations
précédentes, la perte sociale est représentée par le triangle quadrillé,
la valeur accordée par les consommateurs à la production X mX étant
*
supérieure au coût de production.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
Cette manière de voir est particulièrement utile. Pour redresser la situation, il suffit de corriger l’information transmise par les prix et de laisser les agents prendre
les décisions qui leur conviennent. Il n’est donc ni nécessaire ni désirable que le
gouvernement se substitue au mécanisme des prix : l’intervention doit plutôt chercher à exploiter les forces du régime de marché.
Dans certaines situations, le marché est inapte à fournir des biens qui ne se
prêtent pas à l’échange volontaire : le gouvernement est alors en droit d’intervenir
pour produire des biens utiles à tous, comme la défense nationale ou la sécurité
publique, en recourant à un financement coercitif. L’intervention gouvernementale
pourrait aussi s’appuyer sur de bonnes raisons dans d’autres cas où le marché est
imparfait, en particulier quand les consommateurs n’ont pas accès à toute l’information nécessaire pour prendre des décisions éclairées.
La réglementation est une intervention qui se substitue au mécanisme des prix.
Pour réduire la pollution attribuable à l’automobile, les autorités ont eu tendance à
réglementer plutôt qu’à exploiter le mécanisme des prix. En décrétant que les producteurs devaient munir les voitures d’un convertisseur catalytique, elles ont privilégié
une solution au détriment des autres. Les résultats ont été décevants, principalement
parce que l’essence sans plomb était plus coûteuse que l’essence au plomb. Il était pré­
visible que les automobilistes chercheraient des moyens d’utiliser l’essence au plomb
et qu’ils les trouveraient : ils y sont parvenus en rendant inutilisables les convertisseurs installés par les producteurs d’automobiles, aidés en cela par le marché qui
s’adapte admirablement aux désirs individuels.
Il aurait été plus simple et plus efficace de recourir au mécanisme des prix en taxant
fortement l’essence au plomb de manière à la rendre plus coûteuse que l’essence
sans plomb. De cette façon, les automobilistes auraient été incités à économiser
l’essence au plomb et ils auraient trouvé plusieurs façons de le faire. D’aucuns
auraient acheté des automobiles munies d’un convertisseur sans y être contraints et
auraient utilisé l’essence sans plomb. Les autres auraient réduit leur consommation
d’essence au plomb, certains en roulant à une vitesse réduite, d’autres en entretenant mieux leur automobile. Certains auraient moins utilisé leur voiture. D’autres
encore auraient acheté des voitures plus économiques à l’usage et l’utilisation des
climatiseurs aurait été moins répandue. En bref, s’il y avait eu une intervention
exploitant le mécanisme des prix, chacun aurait apporté sa contribution à l’assainissement de l’environnement de la façon la plus appropriée à sa situation. Toutes
les solutions possibles auraient été exploitées.
15. LE MÉCANISME DES PRIX EST IMPERSONNEL
S
auf exceptions, le marché est un excellent instrument d’allocation des ressources. Il donne l’assurance que les ressources serviront à la production des biens
les plus désirés par la collectivité et que les biens disponibles seront acquis par les
personnes qui les désirent le plus. Il apporte au problème allocatif la meilleure
solution possible. Dans certaines circonstances, toutefois, il échoue dans sa mission
principale.
99
100
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
Par ailleurs, le marché est impersonnel : il est incapable de tenir compte de la
situation personnelle des consommateurs. Quand un consommateur demande une
pomme, le marché ne sait pas distinguer le consommateur pauvre du consommateur riche. Le même prix est imposé à chacun, riche ou pauvre, célibataire ou soutien
de famille nombreuse. En tant qu’instrument de distribution des revenus, le mécanisme des prix comporte de sérieuses lacunes, précisément parce qu’il est impersonnel. Il peut aboutir à une distribution très inégale des revenus et permettre que
certaines personnes soient totalement démunies. Le salaire versé aux travailleurs
dépend de la valeur des services rendus : il ne tient aucun compte de leur situation
personnelle. Quand un individu possède peu de ressources ou des ressources dont
la demande est faible, ses revenus sont maigres. Les revenus sont distribués en
fonction des services rendus, non en fonction des besoins. Une intervention est
requise pour remédier à cette importante faille distributive. Pourtant, reconnaître
que le marché donne de mauvais résultats distributifs, c’est aussi reconnaître qu’il
est un médiocre outil de redistribution. Une redistribution efficace ne peut pas être
accomplie au moyen d’une modification des prix, parce que le marché modifie les
prix pour tout le monde, riches ou pauvres. Il est donc préférable qu’elle s’effectue
en dehors du mécanisme des prix, par l’intermédiaire de la fiscalité, qu’on peut
moduler selon les situations personnelles.
16. CONCLUSION
L
es propriétés du mécanisme des prix en font, à quelques exceptions près, un
excellent allocateur des ressources disponibles, ne tolérant pas le gaspillage. Il
transmet correctement l’information disponible et rejoint tous ceux que l’information concerne ; simultanément, en influant sur leur budget il incite les agents à en
tenir compte. Celui qui omet de le faire est le seul à en souffrir. En véhiculant simul­
tanément information et incitation, il accomplit une tâche considérable de coordination des décisions et réserve les ressources aux utilisations les plus valorisées par
la société. Il fournit l’assurance que les ressources seront exploitées de la meilleure
façon possible. Dans certaines circonstances, toutefois, le marché transmet mal
l’information et il en résulte des distorsions de l’allocation des ressources. On peut
remédier à ces échecs par une intervention appropriée visant à corriger l’information transmise. Cependant, le marché distribue mal les revenus. Il est indispensable
de recourir à une intervention redistributive dans toute société qui désire qu’il y ait
une distribution des revenus équitable.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
N O T E S
1. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », dans Réseau environnement, Pro­
gramme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peepPresseFR.pdf
(page consultée le 5 juin 2006).
2. « Si je devais aller au puits… pour bénéficier d’eau potable », dans Ville de Salaberry-de-Valleyfield, Communiqués de
presse, [en ligne], www.ville.valleyfield.qc.ca/webconcepteur/web/SalaberrydeValleyfield/fr/service.prt ?svcid=SV_­
COMMUNIQUES_PRESSE1&page=details.jsp&iddoc=78994 (page consultée le 10 juillet 2006).
3. R.C. Longworth, « Can Gorbachev Cure the Soviet Economy ? », The Gazette, 4 octobre 1986.
4. « Gorbachev’s Das Kapitalism », Business Week, 13 juillet 1987, p. 30.
5. Federation of Rental-Housing Providers of Ontario, Reducing Energy Consumption by Mandating Sub-Metering and
Individual Billing in Multi-Residential Rental Dwellings, 1er février 2006, [en ligne], www.frpo.org/ (page consultée le
12 juillet 2006).
6. Ibid.
7. A. Reynaud, S. Renzetti et M. Villeneuve, « Pricing Structure Choices and Residential Water demand in Canada », Water
Resources Research, 2005.
8. C.L. Schultze, The Public Use of Private Interest, Washington, The Brookings Institution, 1977, p. 79.
9. P. Kennedy, « What Gorbachev Is Up Against », The Atlantic Monthly, juin 1987, p. 31 ; « The High Price of Price Reform »,
Time, 13 juillet 1987, p. 40.
101
A N N E X E 5-1
LE CALCUL DES SURPLUS*
1. Les courbes usuelles de l’offre et de la demande
2. Les courbes en escalier
3. Le calcul du surplus
4. Les équations de l’offre et de la demande
1. LES COURBES USUELLES DE L’OFFRE ET DE LA DEMANDE
L
es courbes de l’offre et de la demande illustrées au graphique 5A-1 sont bien
connues des étudiants. La courbe de la demande a une pente négative et la
courbe de l’offre une pente positive. La rencontre des deux courbes correspond au
prix et à la quantité d’équilibre. Pour en savoir davantage sur la construction de ces
deux courbes et répondre de façon simple à des questions complexes, un retour en
arrière s’impose.
n
n n G rap h ique | 5A-1
Les courbes usuelles de l’offre et de la demande
Prix d’un panier de pommes ($)
40
35
30
25
20
15
10
5
0
0
5
10
15
20
Paniers de pommes biologiques
25
30
La courbe de la demande résume le
comportement des consommateurs : elle
indique la quantité demandée d’un bien
à chaque prix. Ainsi, elle révèle qu’à
20 $ les consommateurs achèteraient
10 paniers de pommes biologiques; à
15 $, ils en achèteraient plutôt 15. La
courbe de l’offre résume le comportement des entreprises : à 10 $ , seulement 10 paniers de pommes biologiques
sont offerts, tandis qu’à 20 $ on produit
20 paniers. La rencontre entre les
courbes de l’offre et de la demande
correspond au point d’équilibre du
marché.
* Texte inspiré de l’approche originale proposée dans T.C. Bergstrom et J.H. Miller, Experiments with Economic Principles :
Microeconomics, 2e éd., Irwin – McGraw-Hill, 1999, p. 425.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
2. LES COURBES EN ESCALIER
P
our bien comprendre les courbes de l’offre et de la demande, rien de mieux que de
les représenter à partir de données concrètes. Imaginons la situation suivante:
• 20 producteurs efficaces sont prêts à produire chacun 1 panier de pommes bio­
logiques, mais ils exigent de recevoir au moins 5 $ par panier, autrement dit
leur coût marginal de production est de 5 $ par panier ;
• 10 producteurs moins efficaces sont prêts à produire chacun 1 panier de
­pommes biologiques, mais ils exigent de recevoir au moins 25 $ par panier,
autrement dit leur coût marginal de production est de 25 $ par panier.
Le tableau 5A-1 illustre le nombre de paniers de pommes offerts à chaque niveau de
prix : si le prix est inférieur à 5 $, aucun producteur ne se manifeste. Si le prix se
situe entre 5 $ et 25 $, seuls les 20 producteurs efficaces sont prêts à produire un
total de 20 paniers de pommes. Si le prix est supérieur à 25 $, les deux types de
producteurs produiront ensemble un total de 30 paniers de pommes. Le graphique
5A-2 illustre cette courbe de l’offre un peu particulière qui prend la forme d’un
escalier.
T ableau | 5A-1
nnn
Prix
Quantité offerte
Producteurs
P < 5 $
0
Aucun
5 $ < P < 25 $
20
Efficaces
P > 25 $
30
Efficaces et moins efficaces
n n G rap h ique | 5A-2
La courbe de l’offre en escalier
40
Prix d’un panier de pommes ($)
n
Le comportement des producteurs
35
30
25
20
15
10
5
0
0
5
10
15
20
Paniers de pommes biologiques
25
30
La courbe de l’offre en escalier illustre la relation, donnée au
tableau 5A-1, entre le prix d’un bien et la quantité offerte. Si le prix
est inférieur à 5 $, aucun panier de pommes n’est offert : cela correspond au segment vertical illustré par les couples (0 ; 0 $) et (0 ; 5 $).
Si le prix se trouve dans l’intervalle 5 $ < P < 25 $, 20 paniers sont
offerts : cela correspond au segment vertical (20 ; 5 $) et (20 ; 25 $).
Enfin, si le prix est supérieur à 25 $, 30 paniers sont offerts : cela
correspond au segment vertical (30 ; 25 $) et (30 ; 40 $). Notre
courbe de l’offre comprend jusqu’à présent 3 segments verticaux.
Comment tracer la courbe de l’offre si le prix est d’exactement
5 $ ? Dans ce cas, il est indifférent pour les producteurs efficaces
de produire 20 paniers ou de n’en produire aucun. On représente
cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé correspondant aux couples (0 ; 5 $) et (20 ; 5 $). De la même manière, si
le prix est exactement 25 $, les producteurs efficaces produiront
20 paniers, mais pour les autres producteurs il sera indifférent de
produire 10 paniers ou de ne pas en produire du tout. On illustre
cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé correspondant aux couples (20 ; 25 $) et (30 ; 25 $). La courbe de l’offre
est maintenant opérationnelle.
103
104
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
À présent, imaginons la situation suivante:
• 15 demandeurs soucieux de leur alimentation sont prêts à payer jusqu’à 30 $
pour obtenir chacun 1 panier de pommes biologiques ;
• 15 autres demandeurs moins attentifs à leur alimentation sont prêts à payer
jusqu’à 10 $ pour obtenir chacun 1 panier de pommes biologiques.
Le tableau 5A-2 illustre le nombre de paniers de pommes demandés à chaque
niveau de prix : si le prix est supérieur à 30 $, aucun acheteur ne se manifeste. Si le
prix se situe entre 10 $ et 30 $, seuls les 15 demandeurs très soucieux de leur alimentation sont prêts à acheter 15 paniers de pommes. Si le prix est inférieur à 10 $,
les deux types de demandeurs achèteront un total de 30 paniers de pommes. Le
graphique 5A-3 illustre cette courbe de la demande en escalier.
La rencontre entre les courbes en escalier de l’offre et de la demande correspond
à l’équilibre de marché illustré au graphique 5A-4.
nnn
n n G rap h ique | 5A-3
Quantité demandée
Demandeurs
P > 30 $
0
Aucun
10 $ < P < 30 $
15
Attentifs
P < 10 $
30
Attentifs et moins attentifs
La courbe de la demande en escalier
35
30
25
20
15
10
5
0
0
5
10
Le comportement des demandeurs
Prix
40
Prix d’un panier de pommes ($)
n
T ableau | 5A-2
15
20
Paniers de pommes biologiques
25
30
La courbe de la demande en escalier illustre la relation, figurant
au tableau 5A-2, entre le prix d’un bien et la quantité demandée.
Si le prix est supérieur à 30 $ , aucun panier de pommes n’est
demandé : cela correspond au segment vertical illustré par les
couples (0 ; 30 $) et (0 ; 40 $). Si le prix se trouve dans l’intervalle
10 $ < P < 30 $, 15 paniers sont demandés : cela correspond au
segment vertical (15 ; 30 $) et (15 ; 10 $). Enfin, si le prix est inférieur à 10 $ , 30 paniers sont demandés : cela correspond au
­s egment vertical (30 ; 10 $) et (30 ; 0 $). Notre courbe de la
demande comprend jusqu’à présent 3 segments verticaux. Comment tracer la courbe de la demande si le prix est d’exactement
30 $ ? Dans ce cas, il est indifférent pour les consommateurs
attentifs d’acheter 15 paniers ou de ne pas en acheter. On représente cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé
correspondant aux couples (0 ; 30 $) et (15 ; 30 $). De la même
manière, si le prix est d’exactement 10 $ , les consommateurs
attentifs achèteront 15 paniers, mais il sera indifférent pour les
autres consommateurs d’acheter 15 paniers ou de ne pas en acheter
du tout. On représente cette situation en ajoutant un segment hori­
zontal pointillé correspondant aux couples (15 ; 10 $) et (30 ; 10 $).
La courbe de la demande est maintenant opérationnelle.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
n
n n G rap h ique | 5A-4
L’équilibre du marché
Prix d’un panier de pommes ($)
40
35
30
25
20
Équilibre
15
10
5
L’équilibre du marché se situe à la
rencontre entre les courbes de l’offre
et de la demande. À 10 $ par panier, les
producteurs sont prêts à offrir 20 pa­
niers, et les consommateurs à les acheter. Il n’y a pas d’offre ni de demande
excédentaire. Le marché est en équi­
libre.
0
0
5
10
15
20
25
30
Paniers de pommes biologiques
3. LE CALCUL DU SURPLUS
S
i un producteur de pommes vend un panier à un prix supérieur à ses coûts de
production, il réalise un bénéfice. S’il vend le même panier à un prix inférieur
à son coût de production, il essuie une perte. On peut donc en déduire que le coût
de production correspond au prix minimum exigé par le producteur pour produire
un panier de pommes. De la même façon, un consommateur fait un « bénéfice », ou
du moins une bonne affaire, s’il achète un panier à un prix inférieur à la valeur du
bien. Il endosse une perte, ou du moins il fait une mauvaise affaire, s’il achète un
panier à un prix supérieur à la valeur du bien. Le prix maximum qu’il est prêt à
payer correspond donc à la valeur qu’a le bien à ses yeux. Le prix minimum des
producteurs et le prix maximum des consommateurs permettent de calculer leurs
surplus respectifs. Les graphiques 5A-5 à 5A-8 illustrent le calcul graphique des
surplus et du bien-être de la société.
n n G rap h ique | 5A-5
Le surplus des producteurs
40
Prix d’un panier de pommes ($)
n
35
30
25
20
15
10
5
0
0
5
10
15
20
Paniers de pommes biologiques
25
30
Le surplus du producteur pour un
panier de pommes représente la différence entre le prix du marché et le prix
minimum qu’il est prêt à accepter. En
supposant que le prix au point d’équilibre soit de 10 $, chaque producteur
efficace obtiendrait un surplus de 5 $
(10 $ – 5 $). Le surplus total des producteurs est égal à 5 $ × 20 = 100 $ ; il
correspond au rectangle quadrillé. Les
producteurs moins efficaces ne réaliseraient pas de surplus, car ils ne
seraient pas en mesure d’offrir de
paniers, leur coût de production étant
supérieur au prix du marché.
105
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
n
n n G rap h ique | 5A-6
Le surplus des consommateurs
Prix d’un panier de pommes ($)
40
35
30
25
20
15
10
5
0
0
5
10
15
20
25
30
Le surplus du consommateur pour un
panier de pommes représente la différence entre le prix qu’il est prêt à
payer et le prix du marché. En supposant que le prix au point d’équilibre
soit de 10 $, chaque consommateur en
cause obtiendrait un surplus de 20 $
(30 $ – 10 $). Les autres consommateurs
ne réaliseraient pas de surplus, car le
prix maximum qu’ils sont prêts à payer
est de 10 $. Le surplus total des consom­
mateurs est égal à 20 $ × 15 paniers =
300 $ ; il correspond au rectangle
hachuré.
Paniers de pommes biologiques
n
n n G rap h ique | 5A-7
Le surplus total du marché: courbes en escalier
Prix d’un panier de pommes ($)
40
35
30
25
20
Équilibre
15
10
5
À 10 $ , 20 paniers sont produits et
achetés. Le surplus total de la société
est égal à 400 $ ; il correspond à la
somme des surplus des consommateurs (rectangle hachuré égal à 300 $)
et des surplus des producteurs (rectangle quadrillé égal à 100 $).
0
0
5
10
15
20
25
30
Paniers de pommes biologiques
n
n n G rap h ique | 5A-8
Le surplus total du marché : courbes usuelles
40
Prix d’un panier de pommes ($)
106
35
30
25
20
15
10
5
0
0
5
10
15
20
Paniers de pommes biologiques
25
30
Dans le cas des courbes usuelles de
l’offre et de la demande, le surplus des
consommateurs se calcule de façon
analogue : il représente la différence
entre le prix maximum que les consom­
mateurs sont prêts à payer (la courbe
de la demande) et le prix du marché,
multipliée par les quantités transigées ;
il correspond à l’aire du triangle hachuré,
soit [(30 $ – 20 $) × 10 paniers]/2 = 50 $.
Le surplus des producteurs représente
la différence entre le prix du marché et
le prix minimum que les producteurs
sont prêts à accepter (la courbe de
l’offre), multipliée par les quantités
transigées ; il correspond à l’aire du
triangle quadrillé, soit [(20 $ – 0 $)
× 10 paniers]/2 = 50 $. Le surplus total
de la société est égal à 100 $.
CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix
4. LES ÉQUATIONS DE L’OFFRE ET DE LA DEMANDE
M
ême si les courbes de l’offre et de la demande illustrées par les graphiques
précédents fournissent des éléments d’information utiles à l’analyse économique, il serait peut-être éclairant d’avoir recours à une représentation algébrique.
Ainsi, la courbe de la demande (graphique 5A-1 ; tableau 5A-3) peut se rendre par
l’équation linéaire suivante :
(1)
Q = a – bP
où Q représente les quantités demandées (paniers) et P le prix d’une unité du bien en
question (prix d’un panier), et où a et b sont des coefficients. Il est possible de représenter le graphique de la demande en assignant des valeurs précises aux coefficients
de l’équation (1), par exemple en posant a = 30 et b = 1 :
(2)
nnn
T ableau | 5A-3
Q = 30 – P.
Les données de l’équation de la demande
Prix
Quantité demandée
30 $
30 – 30 = 0
25 $
30 – 25 = 5
…
…
10 $
30 – 10 = 20
0 $
30 – 0 = 30
Le graphique 5A-9 illustre cette courbe de la demande de la façon habituelle,
c’est-à-dire en assignant les prix à l’axe des Y et les quantités à l’axe des X. Pour
s’adapter à cette convention qui a été mise de l’avant par l’économiste anglais
Alfred Marshall à la fin du 19e siècle, on réécrit souvent l’équation de la demande
de façon à placer la variable P à la gauche du signe d’égalité :
(1) Q = a – bP
bP = a – Q
(3) P = a/b – 1/b Q.
Dans l’équation (3), a/b représente l’ordonnée à l’origine (sur le graphique, le
couple [0 ; a/b = 30 $]) et 1/b, la pente de l’équation de la demande. Notons que le
coefficient a représente l’abscisse à l’origine, dans notre cas le couple (30 ; 0 $).
De la même façon, la courbe de l’offre peut être décrite par l’équation linéaire
suivante :
(4)
Q = c + dP
où Q représente les quantités offertes (paniers) et P le prix (prix d’un panier), et où
c et d sont des coefficients. Il est possible de représenter la courbe de l’offre (gra­
phique 5A-1 ; tableau 5A-4) en assignant des valeurs précises aux coefficients de
l’équation (4), par exemple, en posant c = –10 et d = 1 :
(5)
Q = –10 + P.
107
DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT
nnn
T ableau | 5A-4
Les données de l’équation de l’offre
Prix
Quantité offerte
0 $
–10 (pas d’offre)
10 $
0
15 $
5
…
…
30 $
20
40 $
30
Le graphique 5A-9 illustre cette courbe de l’offre. On réécrit souvent l’équation
de l’offre de façon à mettre la variable P à la gauche du signe d’égalité :
  Q = c + dP
dP = Q – c
(4)
(5) P = –c/d + 1/dQ.
Dans l’équation (5), –c/d représente l’ordonnée à l’origine de la courbe de l’offre
(sur le graphique, le couple [0 ; –c/d = 10 $]) et 1/d = 1 la pente de l’équation de
l’offre. Notons que le coefficient c représente l’abscisse à l’origine, dans notre cas le
couple (–10 ; 0 $), qui n’est pas représenté graphiquement.
n
n n G rap h ique | 5A-9
La représentation graphique des équations de l’offre
et de la demande
40
Prix d’un panier de pommes ($)
108
35
Ordonnée = a/b = 30
30
25
Pente = 1/d = 1
20
Pente = –1/b = –1
15
10
Ordonnée = –c/d = 10
5
Abcisse = a
0
0
5
10
15
20
Paniers de pommes biologiques
25
30
TROISIÈME PARTIE
LA REDISTRIBUTION
DES REVENUS
Chapitre 6
LE PROBLÈME DISTRIBUTIF
Chapitre 7
LA TARIFICATION DES SERVICES
PUBLICS
Chapitre 8
LE CONTRÔLE DES PRIX
Chapitre 9
LE SOUTIEN DES PRIX
Chapitre 10
L’ÉQUITÉ FISCALE
Chapitre 11
LA NEUTRALITÉ FISCALE
Chapitre 12
L’INCIDENCE DES IMPÔTS
Chapitre 13
L’IMPÔT NÉGATIF
CHAPITRE
Le problème
distributif
1. Un monde inégal
2. Un monde injuste ?
3. Le rôle de l’économiste
4. Les instruments de redistribution
5. La distribution des revenus au Canada
6. Le faible revenu au Canada
7. Conclusion
6
112
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. UN MONDE INÉGAL
L
e mécanisme des prix a pour rôle essentiel d’allouer les ressources disponibles
à la production des biens les plus désirés par la collectivité. En règle générale,
il s’acquitte fort bien de cette tâche, puisque son action conduit à une allocation
optimale des ressources et à la maximisation du revenu total que la société peut se
partager. En déterminant l’allocation des ressources, le marché détermine simultanément la distribution des revenus entre les individus. L’allocation optimale des
ressources exige qu’il y ait un prix précis pour chaque bien, chaque service, chaque
ressource. Or, la distribution des revenus dépend de la quantité de ressources dont
chacun dispose et de leur prix. Le revenu d’une personne dépend de la valeur que
le marché accorde aux ressources qu’elle possède, à ses capacités physiques et intellectuelles, à ses connaissances, à ses efforts, bref à son aptitude à créer de la richesse.
Certaines personnes disposent de ressources très recherchées, dont le prix est élevé ;
ces personnes touchent un revenu considérable. D’autres possèdent peu de ressources
ou des ressources peu recherchées, qui servent à la production de biens peu valorisés
par la société. Ces personnes parviennent difficilement à vivre décemment, quand
elles y parviennent.
La distribution des revenus n’est pas liée aux besoins des individus, mais à la
rareté relative des ressources qu’ils possèdent. Elle dépend de la valeur que le marché
accorde aux ressources dont dispose chaque individu. Chacun étant pourvu de
ressources en quantité et en qualité différentes, le mécanisme des prix engendre
inévitablement une distribution inégale. Certains reçoivent des revenus mirobolants,
alors que d’autres n’ont aucun revenu. De nombreux athlètes gagnent des millions
de dollars par année pour s’adonner à des jeux d’enfants. Des vedettes du cinéma
peuvent recevoir plusieurs millions pour jouer dans un seul film. Ces personnes
ont des talents particuliers qui sont très prisés par la population. D’autres personnes
sont beaucoup moins favorisées par la nature et vivent dans la rue. Entre ces deux
extrêmes, on trouve une multitude de gens dont les revenus leur permettent de vivre
dans l’aisance et d’autres qui gagnent tout juste de quoi vivre correctement. De toute
évidence, le régime de marché ne mène pas à une distribution égale des revenus.
2. UN MONDE INJUSTE ?
C
ependant, inégalité n’équivaut pas à pas injustice. Une répartition inégale des
revenus n’est pas nécessairement inéquitable. On peut constater que la distribution est inégale sans la juger injuste. Le degré d’inégalité relève du domaine des
faits, le degré d’iniquité relève du domaine des valeurs. Tous sont disposés à admettre que la distribution des revenus est inégale et s’entendront probablement sur la
nécessité d’avoir une société équitable. Néanmoins, si l’équité fait l’unanimité en
tant qu’objectif général, la façon d’atteindre cet objectif est source de conflits insolubles. Même dans une société ayant des valeurs communes, on peut trouver presque
autant de conceptions différentes de la justice distributive qu’il y a d’individus.
Pour certaines personnes, seule une distribution relativement égale des revenus est
CHAPITRE 6 Le problème distributif
acceptable. Pour d’autres, on ne saurait évaluer à la distribution sans prendre en
considération l’effort fourni. D’autres encore pensent que la distribution des revenus résultant du jeu du marché est fondamentalement juste, parce que le marché
rémunère en fonction des services rendus.
Certains sont disposés à accepter une inégalité prononcée, à la condition que
chacun dispose d’un revenu suffisant pour acheter les biens jugés essentiels en
quantité minimale. Pour ceux-là, une société juste est une société qui ne tolère pas
la pauvreté. Toutefois, même cet objectif en apparence simple se révèle relativement
complexe lorsqu’on souhaite l’appliquer. Qui est pauvre ? Celui qui ne peut s’offrir
les biens et les services essentiels (et quels sont-ils ?) ou celui qui dispose de seulement 25 ou 50 % du revenu moyen ?
En raison de la diversité des valeurs individuelles, il serait vain de rechercher
une conception de la justice distributive qui fasse l’unanimité. Il n’existe pas de
critères permettant de définir la distribution des revenus qui soit la plus équitable
de toutes. Mais, quelle que soit la conception que l’on se fait d’une distribution juste
des revenus, il est presque assuré que le marché ne s’y conformera pas. Les prix
exigés par une allocation optimale des ressources ne sont pas ceux qui mènent à
une distribution juste. Le conflit entre la maximisation du revenu total (correspondant à l’allocation optimale) et une distribution équitable du revenu total est par
conséquent inévitable. Nul doute qu’une forte majorité de Canadiens voudra remédier aux conséquences distributives du mécanisme des prix.
3. LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
P
uisque l’évaluation de la distribution des revenus repose inévitablement sur des
jugements de valeur, elle échappe à l’analyse scientifique et ne peut donc pas
incomber à l’économiste. Celui-ci s’abstient de trancher en matière de valeurs ; il ne
lui appartient pas de dire quelle est la distribution la plus équitable, si tant est
qu’elle existe. C’est aux responsables politiques qu’il revient d’arbitrer entre les différentes valeurs qui ont cours au sein de la société.
Le rôle de l’économiste consiste à faire ressortir les effets allocatifs de la redistribution choisie par la société. Il lui faut tout d’abord établir les conséquences que
l’objectif distributif visé pourrait avoir sur l’allocation des ressources. Une fois
qu’ils ont pris conscience des conséquences allocatives des choix qu’ils ont faits, les
responsables politiques peuvent être amenés à modifier leur objectif initial. Les
citoyens doivent être conscients qu’une redistribution majeure peut provoquer une
diminution substantielle du revenu total à partager. En matière économique, la taille
du gâteau dépend de la manière dont il est partagé.
Par ailleurs, les autorités disposent de plusieurs instruments de redistribution,
chacun ayant des effets distincts sur le fonctionnement de l’économie. Le rôle de
l’économiste consiste à évaluer l’efficacité de ces instruments, ce qui permet aux
responsables d’atteindre leur objectif au moindre coût possible, autrement dit en
réduisant les distorsions dans l’allocation des ressources. Cependant, l’économiste
n’a pas à choisir l’objectif distributif visé.
113
114
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Supposons que le gouvernement désire augmenter les revenus des personnes peu
fortunées. Différents modes de financement s’offrent à lui : il peut accroître les
montants prévus à l’aide sociale ; augmenter l’impôt sur les tranches de revenu les
plus élevées ; hausser l’impôt sur les bénéfices des sociétés ; ou imposer une taxe sur
certains produits de luxe. Il peut procéder d’une manière totalement différente en
augmentant le salaire minimum ou en réglementant le prix de certains biens essentiels.
Toutes ces méthodes de redistribution peuvent être conçues de manière à fournir
aux démunis une aide d’un montant bien précis, de façon à atteindre l’objectif
distributif visé. Elles ne sont toutefois pas équivalentes quant aux effets possibles
sur l’allocation des ressources. Parce que ces effets allocatifs diffèrent les uns des
autres, certaines mesures sont préférables à d’autres. Le rôle de l’économiste consiste
à indiquer les mesures qui gênent le moins possible la réalisation de l’allocation
optimale des ressources, tout en permettant d’atteindre l’objectif distributif visé
(graphique 6-1). Même en matière de redistribution, l’économiste attache une
grande importance à l’efficacité allocative.
n
La redistribution des revenus
n n G rap h ique | 6-1
Satisfaction
des riches
R0
R1
R2
Satisfaction des pauvres
À une allocation optimale des ressources peut correspondre une
multitude de distributions des revenus, comme l’illustre la frontière
de satisfaction. Plus on s’éloigne du milieu de la frontière, plus la
distribution des satisfactions (ou des revenus) est inégale. Supposons que la société puisse être départagée en deux groupes distincts,
les pauvres et les riches, et que la distribution initiale des revenus
corresponde au point R0 sur la frontière. À ce point, l’allocation des
ressources est optimale, mais la distribution des revenus est inégale. Le gouvernement peut juger inéquitable la répartition R 0 et
décider de redistribuer les revenus de manière à tendre vers le
point R1, qui correspond à une distribution égale des revenus. Une
telle redistribution serait idéale, puisqu’elle s’effectue sans nuire à
l’allocation des ressources, l’économie se maintenant sur la frontière de satisfaction. Les mesures redistributives ont toutefois généralement pour conséquence d’influencer l’allocation des ressources,
et donc de ramener la société en deçà de la frontière de satisfaction, de la faire passer de R0 à R 2 par exemple. La redistribution se
fait au prix d’une allocation sous-optimale des ressources, les
­sommes reçues par les pauvres étant inférieures aux coûts supportés
par les riches. Le rôle de l’économiste consiste à trouver le programme de redistribution qui éloigne le moins possible l’économie
de la frontière de satisfaction.
4. LES INSTRUMENTS DE REDISTRIBUTION
L
es gouvernements disposent principalement de deux types d’instruments pour
corriger la distribution des revenus : la fiscalité et la réglementation. Le régime
fiscal comprend les impôts et les paiements de transfert. L’impôt sur le revenu des
CHAPITRE 6 Le problème distributif
particuliers est un impôt progressif : la proportion du revenu versée en impôt (le
taux effectif moyen d’imposition) s’élève au fur et à mesure que le revenu augmente.
Comme, en principe, le revenu nécessaire à la satisfaction des besoins essentiels n’est
pas compris dans le revenu imposable, seuls sont appelés à cotiser les contribuables
dont la capacité de payer est suffisante. Tous les types d’impôt ne respectent cependant
pas le principe de la progressivité. Les taxes indirectes et les cotisations à divers pro­
grammes sociaux représentent un fardeau plus lourd pour les démunis que pour les
nantis. Dans l’ensemble, le régime fiscal n’est pas aussi progressif qu’on le pense
généralement ; il permet tout de même d’égaliser modestement la distribution des
revenus.
Habituellement, l’impôt sur le revenu n’assure pas de revenu minimum aux pauvres.
Tout au plus, la part de revenus prélevée chez eux sera-t-elle plus faible que celle qu’on
prélève chez les riches. Pour aider les pauvres, il est nécessaire de hausser leurs
revenus au moyen de paiements de transfert, qui peuvent s’effectuer en espèces ou
en nature. Le transfert en espèces représente un revenu monétaire additionnel
octroyé aux individus, comme le supplément de revenu garanti pour les personnes
âgées, l’aide sociale et le supplément au revenu de travail. Les transferts en nature
sont des biens et des services précis fournis aux démunis. On y recourt quand on
désire qu’ils consomment une quantité minimale de biens jugés essentiels, tels que
les médicaments, les soins dentaires et les services juridiques fournis gratuitement
à des groupes déterminés.
La réglementation permet aussi au gouvernement de changer la répartition des
revenus, quoique de manière moins claire. Elle peut prendre diverses formes, mais
elle a toujours pour conséquence de modifier les prix, soit directement, soit indirec­te­
ment en influençant le comportement des agents. Le gouvernement peut contrôler
un prix pour protéger le revenu réel des consommateurs pauvres et éviter que la satisfaction de leurs besoins essentiels n’absorbe une part trop importante de leur revenu.
On s’appuie souvent sur ce principe pour justifier la réglementation des loyers. Le gouvernement peut aussi soutenir un prix afin d’augmenter le revenu de certaines caté­go­
ries de producteurs. On trouve fréquemment ce type d’intervention dans le domaine
agricole. Le salaire minimum est aussi un exemple de cette forme d’intervention.
Le gouvernement peut également influer sur les prix et sur la distribution des
revenus en orientant les comportements au moyen de divers règlements. Bien qu’elle
ne soit pas aussi évidente, la réglementation peut avoir des effets marqués sur les
prix et sur la répartition des revenus. Même si, officiellement, elle s’appuie souvent
sur des considérations allocatives, la réglementation peut avoir comme objectif
véritable de protéger certains groupes. Quand le gouvernement fédéral impose des
quotas d’importations, il modifie les conditions de la concurrence dans un secteur
afin d’accroître les revenus des producteurs du pays. Ce sont les consommateurs du
produit réglementé qui subissent les conséquences de cette mesure, car il doivent
débourser davantage pour se procurer le produit. La réglementation en matière de
langue de travail et de contenu canadien dans le secteur de la radiodiffusion et de la
télédiffusion peut aussi avoir des effets majeurs sur la distribution des revenus.
Même si on fait appel officiellement à des raisons d’ordre politique, social ou culturel,
il se peut fort bien que l’objectif visé soit de redistribuer les revenus.
115
116
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
5. LA DISTRIBUTION DES REVENUS AU CANADA
L
e graphique 6-2 présente la répartition du revenu après impôt1 au Canada par
quintile de revenu. Chaque quintile représente un cinquième de la population
en ordre croissant de revenu. Dans un groupe de 100 personnes, le premier quintile
comprend les 20 personnes qui touchent les revenus les plus faibles, tandis que le
dernier quintile comprend les 20 personnes les mieux rémunérées. Si l’on suppose
qu’il y a une répartition égale des revenus, chaque quintile aurait une valeur de
20 %. En corollaire, plus la valeur des quintiles s’éloigne de 20 %, plus la répartition
des revenus est inégale. Si le premier quintile avait une valeur de 7 %, cela signifierait que les 20 % d’individus composant le groupe le plus pauvre ne reçoivent que
7 % des revenus. Une valeur de 50 % pour le dernier quintile indiquerait que les
20 % d’individus qui sont les mieux rémunérés accaparent 50 % des revenus.
Le graphique 6-2 révèle clairement l’inégalité de la distribution des revenus au
Canada. En 2005, la tranche de 20 % de la population qui était la plus pauvre recevait seulement 5 % du revenu après impôt, alors que la tranche la mieux pourvue
en accaparait 44 %2. Les paiements de transfert constituent la part la plus importante du revenu total des ménages les plus pauvres (54,3 %), comme l’indique le
tableau 6-1. Leur part dans le revenu total diminue au fur et à mesure que l’on
s’élève dans l’échelle des revenus. La distribution des revenus serait donc encore
plus inégale s’il n’y avait pas de transferts (tableau 6-2 ; graphique 6-3).
n
n n G rap h ique | 6-2
La répartition du revenu après impôt, par quintile, ensemble
des unités familiales3, Canada, 2005 (en pourcentage)
Inférieur; 4,7
Deuxième ; 10,6
Supérieur ; 44,0
Troisième; 16,5
Quatrième ; 24,2
Source : C ANSIM, tableau no 202-0703.
CHAPITRE 6 Le problème distributif
nnn
T A B L E A U | 6-1
Transferts
gouvernementaux
moyens ($)
Revenu total
moyen ($)
Part des transferts
gouvernementaux (%)
Inférieur
7 000
12 900
54,3
Deuxième
9 300
30 200
30,8
Troisième
8 200
48 200
17,0
Quatrième
7 000
74 900
9,3
Supérieur
4 500
146 500
3,1
Quintile
Source : C ANSIM, tableaux
nnn
nos 202-0703
T A B L E A U | 6-2
Quintile
et 202-0704.
La répartition du revenu du marché, du revenu total et du revenu
après impôt par quintile, ensemble des unités familiales, Canada,
2005 (en pourcentage)
Revenu du marché
Revenu total
Inférieur
2,1
4,1
4,7
Deuxième
7,5
9,6
10,6
Troisième
14,8
15,7
16,5
Quatrième
24,4
23,9
24,2
Supérieur
51,1
46,7
44,0
Source : C ANSIM, tableau
n
Les transferts gouvernementaux moyens et le revenu total moyen
par quintile, ensemble des unités familiales, Canada, 2005
no
Revenu après impôt
202-0703.
La répartition du revenu du marché, du revenu total
et du revenu après impôt par quintile, ensemble
des unités familiales, Canada, 2005 (en pourcentage)
n n G rap h ique | 6-3
55
Part du revenu (%)
50
Revenu du marché
45
Revenu total
40
Revenu après impôt
35
30
25
20
15
10
5
0
1
2
3
Quintile
Source : C ANSIM, tableau no 202-0703.
4
5
117
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Le tableau 6-2 et le graphique 6-3 montrent que les transferts améliorent la distri­
bution des revenus en faveur des trois premiers quintiles, mais plus particulièrement
en faveur des deux cinquièmes de la population disposant des revenus les plus
modestes. Malgré cela, la distribution des revenus demeure fort inégale. L’impôt
sur le revenu atténue la disparité des revenus, mais dans une plus faible mesure que
les transferts. Enfin, le graphique 6-4 révèle que la distribution des revenus après
impôt n’a à peu près pas changé au Canada depuis 1980. Cette observation vaut
également pour les États-Unis. Le graphique 6-5 illustre la similitude entre ces deux
pays quant à la répartition du revenu total par quintile en 2005.
n
La répartition du revenu après impôt par quintile, ensemble
des familles, Canada, 1980-2005 (en pourcentage)
n n G rap h ique | 6-4
50
Supérieur
45
Part du revenu (%)
40
35
30
Quatrième
25
20
Troisième
15
Deuxième
10
Inférieur
5
8
20
00
20
02
20
04
6
19
9
4
19
9
2
19
9
0
19
9
8
19
9
6
19
8
4
19
8
2
19
8
19
8
19
8
0
0
Année
Source : C ANSIM, tableau no 202-0703.
n
La répartition du revenu total par quintile, ensemble des unités
familiales, Canada et États-Unis, 2005 (en pourcentage)
n n G rap h ique | 6-5
55
50
Canada
45
États-Unis
40
Part du revenu (%)
118
35
30
25
20
15
10
5
0
1
2
3
4
5
Quintile
Sources : C ANSIM, tableau no 202-0703, et U.S. Census Bureau : http ://www.census.gov/hhes/www/income/histinc/f02ar.html.
CHAPITRE 6 Le problème distributif
6. LE FAIBLE REVENU AU CANADA4
L
e taux de faible revenu mesure la proportion de personnes ou de familles qui
disposent d’un revenu inférieur à un seuil clairement défini. Deux indicateurs
de faible revenu sont utilisés au Canada (tableau 6-3). Le seuil de faible revenu (SFR)
indique le niveau de revenu en deçà duquel une famille d’une taille donnée est
susceptible de consacrer une part plus importante de son revenu à la satisfaction de
ses besoins essentiels (alimentation, logement, habillement, etc.) qu’une famille
moyenne. Selon le SFR, une personne seule devait disposer de 16 853 $ après impôt
en 2004 pour satisfaire ses besoins essentiels et ne pas être considérée comme une
personne à faible revenu, alors qu’une famille de quatre personnes devait disposer
de 31 865 $ après impôt. Le second indicateur, la mesure de faible revenu (MFR),
correspond à la moitié du revenu familial médian et elle est ajustée de manière à
tenir compte de la taille des familles. Cette mesure est la plus couramment utilisée
quand on effectue des comparaisons internationales. Selon la MFR, une personne
seule devait disposer de 14 101$ après impôt en 2004 pour ne pas être considérée
comme une personne à faible revenu, alors qu’une famille de quatre personnes
devait disposer de 36 663$ après impôt.
nnn
T A B L E A U | 6-3
Le seuil de faible revenu (SFR)
et la mesure de faible revenu (MFR)
après impôt, Canada, 2004 (en dollars)
Taille de la famille
SFR*
MFR
Une personne
16 853
14 101
Quatre personnes
31 865
36 663
* Régions urbaines de 500 0 00 habitants et plus.
Source : Statistique Canada, Les seuils de faible revenu de 2005 et les mesures de faible
revenu de 2004, avril 2006.
Selon le graphique 6-6, le taux de personnes ayant un faible revenu aurait sensiblement diminué au Canada de 1996 à 2005. En 2005, 15,2 % de la population
canadienne vivait sous le seuil de faible revenu, comparativement à 20,2 % en 1996.
La situation de faible revenu touche tout particulièrement les personnes seules : 30,4 %
des personnes seules vivaient sous le seuil de faible revenu en 2005, comparativement
à 7,4 % des familles.
Le tableau 6-4 précise le profil des familles à faible revenu au Canada. Les familles
dont le principal soutien économique a moins de 24 ans sont les plus touchées par
le faible revenu (50 %) ; elles sont suivies des familles monoparentales dont le chef
est une femme (29,1 %). Le taux de faible revenu chez les familles dont le principal
soutien économique est une femme est également assez important (22 %). Enfin, les
familles les moins touchées par le faible revenu sont les couples mariés sans enfants
(6,4 %) et avec enfants (6,7 %).
119
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
Le taux de faible revenu, Canada, 1980-2005 (en pourcentage)
n n G rap h ique | 6-6
45
40
Taux de faible revenu (%)
Personnes seules
35
30
25
Familles économiques
(2 personnes ou plus)
20
15
10
Ensemble des unités
familiales
5
2
20
04
0
20
0
8
20
0
6
19
9
4
19
9
2
19
9
0
19
9
8
19
9
6
19
8
4
19
8
2
19
8
19
8
0
0
19
8
120
Année
Source : C ANSIM, tableau no 202-0804.
nnn
T A B L E A U | 6-4
Les familles à faible revenu après impôt, Canada,
2005 (en pourcentage), selon l’âge et le sexe du
principal soutien économique et le type de famille
Catégorie
%
Âge du principal soutien économique
24 ans et moins
50,0
De 25 à 34 ans
13,8
De 35 à 44 ans
13,4
De 45 à 54 ans
12,6
De 55 à 64 ans
16,4
65 ans et plus
9,4
Sexe du principal soutien économique
Hommes
10,7
Femmes
22,0
Type de famille
Couples mariés
6,4
Familles biparentales avec enfants
6,7
Familles monoparentales, homme à leur tête
11,6
Familles monoparentales, femme à leur tête
29,1
Source : C ANSIM, tableaux
nos
202-0803 et 202-0804.
Malgré la baisse tendancielle du taux de faible revenu, celui-ci est encore important,
selon les données disponibles. Cependant, les enquêtes sur les revenus des individus ne tiennent pas compte des revenus touchés au marché noir. Les paiements de
transfert représentant une part importante des revenus des personnes les moins
CHAPITRE 6 Le problème distributif
fortunées, le régime de transferts peut constituer une forte incitation à la dissimulation des revenus. Les statistiques pourraient donc surestimer le taux de faible
revenu. En outre, ce taux est calculé à un moment précis dans le temps, ce qui ne
permet pas de distinguer les situations de faible revenu persistantes des situations
transitoires. Selon les données portant sur la persistance du faible revenu durant la
période allant de 1993 à 1999, 20 % des Canadiens ont été sous le seuil de faible
revenu à un certain moment pendant ces six années. Plus précisément, 7,7 % de la
population a connu une situation de faible revenu pendant un an, 4,3 % pendant
deux ans (pas nécessairement consécutivement) et 2,2 % pendant les six ans5.
7. CONCLUSION
L
e marché détermine simultanément l’allocation des ressources et la distribution
des revenus. S’il produit des résultats allocatifs généralement satisfaisants, la
distribution des revenus qu’il entraîne n’est pas de nature à satisfaire les attentes de
la collectivité, quelles qu’elles soient. Une intervention gouvernementale est alors
indispensable. Elle peut passer par la fiscalité ou par diverses formes de réglementation. Ces méthodes de redistribution donnent lieu à des distorsions allocatives
plus ou moins sérieuses. C’est à l’économiste qu’il revient de cerner celles qui nuisent
le moins à l’allocation des ressources, tout en permettant bien sûr au gouvernement
d’atteindre la distribution désirée. La fiscalité semble un instrument de redistribution
supérieur à la manipulation des prix. Bien conçue, elle entraîne moins de distorsions
dans l’allocation des ressources que la réglementation ou le soutien des prix. Cela
tient entre autres au fait que le régime fiscal peut tenir compte des situations individuelles, ce que la réglementation des prix ne permet pas de faire. Et le régime fiscal
peut être conçu de manière à hausser le revenu des démunis au moyen de l’impôt
négatif. Comme son nom l’indique, l’impôt négatif est une intervention par laquelle
le gouvernement verse un impôt aux personnes touchant un revenu jugé insuffisant
par la société.
N O T E S
1. Le revenu après impôt correspond au revenu total (le revenu du marché et les transferts gouvernementaux), moins
l’impôt sur le revenu. Le revenu après impôt varie donc en fonction des deux mécanismes de redistribution des revenus
inscrits dans le régime fiscal, autrement dit des transferts gouvernementaux et de l’impôt sur le revenu.
2. Statistique Canada utilise un coefficient mesurant le degré d’inégalité dans une distribution des revenus. Il s’agit du
coefficient de Gini, variant entre 0 et 1. Le coefficient de 0 indique une répartition égale des revenus entre les membres
de la population, alors que le coefficient de 1 indique une distribution parfaitement inégale, c’est-à-dire qu’un seul
membre possède l’ensemble du revenu de l’économie. En 2004, le coefficient de Gini pour le revenu après impôt était
estimé à 0,393. Ce coefficient est relativement stable au fil du temps.
3. L’ensemble des unités familiales correspond à l’ensemble des personnes seules et des familles économiques ; le terme
« famille économique » fait référence aux familles de deux personnes ou plus.
4. Les décisions sur la façon de définir la pauvreté sont subjectives et arbitraires. C’est pour cette raison que Statistique Canada
tient compte uniquement des indicateurs reposant sur le revenu. Il s’agit donc d’indicateurs de faible revenu, et non de pauvreté.
5. CANSIM, tableau no 202-0807.
121
CHAPITRE
LA TARIFICATION DES
SERVICES PUBLICS
1. Comme une courtisane
2. On arrose trop !
3. On ne peut s’en passer
4. Une mesure régressive ?
5. Une compensation généreuse
6. Le spectre du chômage
7. Des services invendables
8. Des services tutélaires
9. La tarification en période de pointe
10. Conclusion
Annexe 7-1
Exemple de calcul de la perte sociale
7
124
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. COMME UNE COURTISANE
action de l’État est comme la courtisane de Balzac : même lorsqu’elle se
« L’ donne
gratuitement, elle ne vaut pas ce qu’elle coûte . » Affirmation colorée
1
et lapidaire s’il en fut ! Pourtant, elle renferme une bonne dose de vérité. Les gouvernements fournissent de nombreux services gratuits à la population : santé, éducation, police, justice, protection contre l’incendie, aqueduc, réseau routier, etc. La
société a choisi de financer ces services collectivement au moyen de la fiscalité.
Mais s’il y a gratuité pour l’utilisateur, il n’y a pas gratuité pour l’ensemble de la
société. En réalité, rien n’est véritablement gratuit pour la société : ce que l’utilisateur ne prend pas en charge, quelqu’un d’autre, quelque part, doit forcément le faire
à sa place. Même les biens autrefois qualifiés de libres, comme l’air et l’eau, qui
étaient abondants et véritablement gratuits, sont devenus rares. Quand elle ne se
justifie pas par la surabondance, la gratuité a des conséquences néfastes sur le fonctionnement de l’économie. Il convient donc de la remettre en question à une époque
où les gouvernements ont peine à satisfaire à toutes les demandes des citoyens.
2. ON ARROSE TROP !
L
e principal argument en faveur de la tarification des services publics est d’ordre
allocatif : « Même gratuite, l’action de l’État ne vaut pas ce qu’elle coûte. » La gratuité occasionne le gaspillage des ressources parce que rien ne restreint la consommation des individus. Le service public ne leur coûtant rien, ils le consomment
même s’ils en retirent peu de chose. La gratuité engendre ainsi une consommation
excessive, le service procurant à la marge une utilité inférieure à son coût de production. Il en résulte une destruction de valeur mesurée par l’écart entre le coût
marginal du service public et sa valeur aux yeux de l’utilisateur (graphique 7-1).
Il est certain que la gratuité de l’eau incite au gaspillage, puisqu’on n’utilise pas
cette ressource uniquement à des fins qui en justifient le coût. Pendant la saison
estivale, la consommation d’eau des Québécois double et l’arrosage des pelouses
constitue l’une des principales sources de consommation d’eau 2. Ce fait ne surprend pas lorsqu’on sait qu’un tuyau d’arrosage déverse 1 000 litres d’eau à l’heure,
soit la quantité d’eau qu’une personne boit en trois ans3 ! Les plomberies défectueuses
contribuent également à accroître le gaspillage. En fait, au lieu de réparer la fuite,
ce qui entraînerait un certain coût, on préfère laisser couler l’eau. Dans le cas d’un
robinet qui coule, le gaspillage d’eau va de 140 à 680 litres par jour, selon la vitesse
d’écoulement4. Dans les régions agricoles, on implante des systèmes d’irrigation
ouverts qui donnent lieu à l’évaporation d’une forte proportion de l’eau acheminée.
Au lieu de recourir aux méthodes de production les plus économiques, on emploie
des techniques à forte consommation d’eau. L’eau n’est pas réservée aux utilisations
les plus valorisées par la collectivité. On peut observer le même type de résultats en
ce qui concerne les autres services gratuits.
La gratuité mène à la pénurie, surtout lorsqu’on ne peut pas accroître la capacité de
production à court terme (graphique 7-2). Les urgences surchargées, la congestion
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
n
La gratuité et le gaspillage
n n G rap h ique | 7-1
Prix
Offre
Perte
P
*
Demande
Gratuité
X
*
n
Capacité de production
P
*
Gratuité
Quantité
La gratuité et la pénurie
n n G rap h ique | 7-2
Prix
X1
Du fait de la gratuité, les ménages consomment X1 de service public, même si l’utilité
retirée en est très faible, parce que le service ne leur coûte rien. Chaque unité con­
sommée au-delà de la quantité X* entraîne
pour la société une perte égale à l’écart
entre la courbe de l’offre, mesurant le coût
marginal du service public, et la courbe de
la demande, mesurant la valeur du service
pour le consommateur. Le coût de production des unités X*X1 correspond aux triangles
hachuré et quadrillé, tandis que le consommateur accorde une valeur bien inférieure à
ces mêmes unités (partie hachurée). La
société subit une perte représentée par la
partie quadrillée (voir l’annexe 7-1 pour une
explication détaillée du calcul de la perte
sociale).
Congestion
X0
X1
Quantité
La production de certains services publics
est parfois limitée parce que la capacité de
production est invariable à court terme.
Dans ces conditions, la production ne peut
pas dépasser la capacité de production,
représentée par la verticale. Si, le prix étant
de zéro, la demande excède la capacité de
production, on observe un phénomène de
congestion; celle-ci se mesure par l’écart
entre la quantité demandée quand le service est gratuit et la capacité de production.
Il peut s’agir de routes encombrées, de salles
des urgences bondées. Pour éviter la pénurie, il est nécessaire d’imposer un tarif (P *)
qui ramène la demande à la quantité que la
capacité permet de produire.
des routes et des ponts aux heures de pointe, la pollution de l’environnement en
représentent autant d’exemples. Dans ce genre de situations, on a souvent tendance
à invoquer l’insuffisance de la production, alors qu’en réalité c’est la demande qui
est excessive. Cela devrait être évident dans le cas de la pollution, car à proprement
parler l’environnement ne constitue pas un produit.
3. ON NE PEUT S’EN PASSER
S
elon une opinion largement répandue, les services publics constituent pour la
plupart des services essentiels auxquels l’ensemble de la population doit avoir
accès ; c’est pourquoi la société a choisi de les fournir à tous ! S’ils étaient tarifés,
125
126
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
bien des ménages à faible revenu en seraient privés. D’après cette façon de voir, tout
le monde aurait en quelque sorte droit aux services essentiels et toute mesure qui
en restreindrait l’accès aurait un caractère inacceptable.
L’argument est boiteux. Ne laisse-t-on pas au marché le soin de gérer les besoins
fondamentaux, comme la nourriture, le logement et le vêtement ? Pourquoi l’eau
serait-elle gratuite quand les programmes agricoles ont pour effet systématique et
délibéré de faire monter le prix des aliments ? Quand les politiques commerciales
provoquent une hausse du prix des vêtements et des chaussures ? S’il faut que les
biens essentiels soient gratuits, ne serait-il pas logique que ce principe s’applique
d’abord aux biens de première nécessité ?
La notion de bien essentiel est élastique : on ne sait pas très bien jusqu’où elle va.
Il faut se garder de confondre bien essentiel et utilisation essentielle. Toutes les
utilisations de l’eau ne sont pas essentielles. On s’en sert aussi bien pour laver les
voitures et les entrées de garage, pour remplir les piscines, pour arroser les terrains
de golf et pour produire des boissons gazeuses qu’à des fins hygiéniques et alimentaires. On peut réduire les utilisations non essentielles de l’eau sans que cela entraîne
des conséquences sérieuses. Or, la tarification de l’eau aurait surtout des effets sur
ces utilisations marginales. La population restreindrait sans doute l’arrosage des
pelouses et des terrains de golf avant de se rationner en matière de bains et de
douches. Du moins, il faut l’espérer !
« La proposition n’est pas dénuée d’intérêt mais, diront certains, les riches continueront d’arroser leurs terrains de golf, alors que les pauvres n’auront pas assez
d’eau pour se laver. » La tarification pourrait être instituée sans donner prise à cette
objection. Au lieu de « vendre » les services publics, le gouvernement pourrait inciter
les ménages à réduire leur consommation en leur offrant une compensation financière. L’idée n’est pas si farfelue ; on a vu des gouvernements verser de l’argent aux
producteurs laitiers pour qu’ils réduisent leur cheptel. Cette forme de tarification
produirait les effets allocatifs désirés et éviterait le gaspillage, sans pour autant
pénaliser les démunis, qui pourraient continuer de consommer les services publics.
Si une municipalité offrait à ses résidents 50 ¢ par 1 000 litres d’eau économisés5,
l’arrosage des pelouses ne serait pas aussi généreux, les douches seraient écourtées
et les entrées de garage seraient moins souvent lavées à grande eau. Si les autorités
québécoises versaient aux étudiants qui quittent l’université une somme de 13 062 $
par année d’études6, un bon nombre d’entre eux réfléchiraient longuement avant de
rejeter la proposition. Les étudiants seraient amenés à dévoiler leurs véritables préférences. Seuls demeureraient inscrits les étudiants qui valorisent assez les études
supérieures pour en payer le coût. Si le gouvernement du Québec offrait 31,72 $7
pour chaque examen médical en cabinet auquel quelqu’un renoncerait, le nombre
d’examens diminuerait probablement. Le moindre malaise ne serait plus un ­prétexte
pour consulter son médecin. Dans l’hypothèse où la somme offerte correspondrait
au coût marginal du service, les personnes qui accepteraient le marché ­indiqueraient
que leur consommation actuelle constitue un gaspillage de ressources et que les
services publics sont fournis en quantité excessive. Elles révéleraient que l’utilité
qu’elles retirent des services à la marge ne justifie pas leur coût.
En adoptant cette forme de tarification, les pauvres ne seraient pas privés des
ser­vices essentiels parce qu’ils n’auraient pas à débourser pour les obtenir. Toutefois,
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
ils pourraient décider qu’il est dans leur intérêt de réduire leur consommation
d’eau, alors même que les riches continueraient d’arroser leurs terrains de golf.
Nombreux sont ceux qui n’acceptent guère ce résultat qu’ils considèrent comme
injuste. Pourtant, les pauvres eux-mêmes le préfèrent à la solution de rechange : il
est avantageux pour eux de restreindre leur consommation d’eau pour permettre
d’arroser les terrains de golf, si les riches valorisent davantage l’eau qu’eux.
Supposons que les autorités donnent aux pauvres des coupons leur permettant
d’obtenir l’eau gratuitement. Supposons également que les riches soient prêts à
payer 10 ¢ le litre pour arroser leurs terrains de golf, alors que les pauvres n’ont pas
les moyens d’offrir plus de 2 ¢ le litre. Les riches seraient prêts à acheter les coupons
des pauvres, qui les leur céderaient volontiers si le prix leur convenait. L’échange
des coupons à 7 ¢ le litre bénéficierait aux deux groupes. Les pauvres obtiendraient
7 ¢ pour un bien qui en vaut 2 à leurs yeux : ils réaliseraient un surplus de 5 ¢. Les
riches gagneraient aussi à l’échange : ils obtiendraient pour 7 ¢ un bien qui en vaut
10 à leurs yeux. Riches et pauvres amélioreraient leur sort grâce à l’échange. L’eau
allouée aux pauvres servirait en partie à arroser les terrains de golf et les pauvres
approuveraient cette décision. Ceux-ci préféreraient cette situation à celle qui
consisterait à consommer eux-mêmes toute l’eau qui leur est allouée.
Que des gens soient pauvres ne justifie pas qu’on leur fournisse l’eau gratuitement.
Ce serait plutôt une raison d’augmenter leurs revenus. En leur offrant la gratuité, on
les aide moins qu’en haussant leurs revenus d’un montant équivalent. Les pauvres
utiliseraient ce revenu à leur guise. En particulier, ils n’achèteraient pas toute l’eau
que l’on souhaiterait qu’ils achètent. Cela n’en fait pas des individus irrationnels,
mais des personnes qui ont des priorités différentes. Il y aura toujours des gens qui
consommeront des services essentiels en quantité jugée insuffisante par les âmes
bien-pensantes.
Toutefois, les gouvernements sont à court de fonds : ont-ils les moyens de procéder
à une tarification négative ? Pour soulever pareille objection, il faut bien mal connaître
les rouages économiques. Les gouvernements auraient les moyens de verser de l’argent
pour réduire la consommation de services publics, et cela pour une raison toute
simple : quand il renonce à un service, le consommateur évite au gouvernement de
payer le coût marginal du service. En offrant à chacun un montant égal au coût
marginal du service, le gouvernement pourrait puiser le montant de la compensation à même les économies réalisées.
Les gouvernements ne procéderaient probablement pas de la façon indiquée :
ils ne paieraient pas les consommateurs pour qu’ils réduisent leur consommation.
Ils ven­draient tout simplement les services publics, et les pauvres seraient contraints
d’ache­ter les services essentiels. Selon cette hypothèse, la tarification devrait nécessairement s’accompagner de mesures redistributives donnant aux démunis les
moyens financiers de consommer les services essentiels en quantité jugée adéquate
par la collectivité.
Somme toute, l’argument s’appuyant sur le caractère essentiel des services est
un peu mince. On pourrait même adopter le raisonnement inverse. Plus un bien
est essentiel, plus il importe d’éviter de le gaspiller, surtout s’il s’agit d’une ressource
naturelle non renouvelable. Au rythme où l’on consomme l’eau aux États-Unis
(en moyenne 425 litres d’eau par personne et par jour8), il n’est pas exclu que, dans
127
128
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
un avenir proche, on soit contraint d’en restreindre l’utilisation, même pour des
utilisations importantes. À gaspiller l’eau aujourd’hui pour les piscines et les
pe­louses, on risque de priver les générations futures d’eau pour boire et se laver.
À cet égard, l’argument des biens essentiels pourrait servir à défendre la cause de
la tarifi­cation.
4. UNE MESURE RÉGRESSIVE ?
L
a tarification des services publics serait une mesure régressive : elle frapperait
plus lourdement les démunis que les nantis. Qu’en est-il vraiment ? Cet argument suppose que les démunis feraient un usage relativement plus important des
services publics gratuits que les riches. Il suppose aussi que les impôts servant à
financer les services gratuits sont progressifs : la proportion du revenu absorbée par
les impôts serait d’autant plus élevée que le revenu est plus substantiel. C’est là une
question empirique bien difficile à trancher. On ne doit pas sauter trop rapidement
aux conclusions.
Tout d’abord, il ne faut pas commettre l’erreur d’évaluer la progressivité du
régime fiscal en se référant au seul impôt sur le revenu des particuliers. Le régime
fiscal est dans l’ensemble moins progressif que l’impôt sur le revenu9. Par exemple,
en 1998, les taxes sur les biens et services et les impôts fonciers constituaient un
fardeau d’autant plus lourd que le revenu était faible. Les cotisations sociales, pour
leur part, étaient progressives jusqu’à un revenu d’environ 50 000 $ et régressives
par la suite. Quant à l’impôt sur le revenu, il est moins progressif que la structure
de son taux le donne à penser, en raison des multiples échappatoires dont profitent
surtout les contribuables à revenu élevé.
Le deuxième volet de la question porte sur la répartition des avantages que procurent les dépenses publiques. Les transferts gouvernementaux bénéficient largement aux personnes à faible revenu (chapitre 6, tableau 6-1). Mais en est-il de même
des services publics gratuits ?
La gratuité de l’eau profite aux nantis. L’arrosage des pelouses, le remplissage des
piscines, le lavage des voitures, l’arrosage des terrains de golf ne sont pas les activités
habituelles des personnes à faible revenu. La gratuité de l’éducation supérieure,
qu’on réclame souvent au nom de l’accès universel à l’éducation, bénéficierait principalement aux enfants des familles aisées10. En effet, selon une étude réalisée par
Statistique Canada, 83 % des jeunes Canadiens dont les parents gagnent au moins
80 000 $ fréquentent un établissement d’enseignement postsecondaire, contre 50 %
de ceux dont le revenu familial est de 55 000 $ ou moins. Les subventions au transport par rail et par autobus seraient aussi très favorables aux personnes nanties. On
peut difficilement prétendre que les subventions versées pour les services routiers
et aéroportuaires bénéficient surtout aux démunis. Par contre, certains services
gratuits ou fortement subventionnés, comme l’aide juridique et le transport en
commun, avantagent surtout les personnes pauvres (graphique 7-3).
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
n
La tarification et la distribution
n n G rap h ique | 7-3
Satisfaction
des riches
R0
R1
R2
Satisfaction
des démunis
La combinaison initiale R0, à l’intérieur
de la frontière de satisfaction, représente
le gaspillage associé à la gratuité. La
tarification permettrait d’éliminer cette
perte et ramènerait l’économie sur la
frontière. Plusieurs scénarios sont envisageables selon que le gouvernement
indemnise ou non les citoyens touchés
par la réforme. Le gouvernement peut
dédommager les riches pour leur permettre de conserver leur niveau de satis­
faction initial et utiliser les montants
épargnés grâce à la tarification (qui incite
à utiliser plus rationnellement les ressources) pour hausser la satisfaction des
démunis (passage de R 0 à R1). Il peut
aussi décider de ne pas entièrement in­
demniser les riches de façon à favoriser da­
vantage les pauvres (passage de R0 à R 2).
5. UNE COMPENSATION GÉNÉREUSE
L
a tarification ne saurait être implantée en l’absence d’autres mesures. Pour
l’évaluer correctement, on doit tenir compte des mesures compensatoires qui
l’accompagneraient, autrement dit des réductions d’impôts et des paiements de
transfert que le gouvernement serait en mesure de consentir à même les recettes de
la tarification. Pour être valable, l’analyse doit supposer que la tarification serait
neutre sur le plan budgétaire, qu’elle ne servirait pas à accroître les recettes gouvernementales.
Une chose est sûre : la gratuité est un médiocre outil d’aide sociale, et cela pour
une raison toute simple. Pour aider le cinquième ou le quart de la population qui
est pauvre, on subventionne la population tout entière et la subvention versée est
d’autant plus considérable que le revenu est plus élevé. Il serait sûrement plus logique de remettre aux pauvres les fonds disponibles que de les répartir dans toute la
population. Pourquoi aider le ménage qui gagne 100 000 $ par année en lui fournissant des services gratuits ? En concentrant les fonds pour les verser à ceux qui
en ont vraiment besoin, on pourrait leur fournir une aide plus substantielle. C’est
précisément ce que la tarification des services publics permettrait de faire.
Supposons qu’un service public coûte 100 millions de dollars et que le gouvernement perçoive 100 millions en impôts pour le financer. La tarification aura pour
effet de réduire la demande et le coût total du service. Supposons que la baisse de
la consommation ramène le coût total du service à 80 millions. En prélevant cette
somme au moyen de la tarification, le gouvernement n’aurait plus à percevoir les
129
130
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
100 millions d’impôts qui servaient initialement à financer le service gratuit. Il
pourrait les employer à d’autres fins, notamment pour dédommager les personnes
qui achètent des services publics.
Diverses options s’offriraient alors. Imaginons le scénario suivant : le gouvernement
donnerait à chacun une somme suffisante pour lui permettre d’acheter la quantité de
services publics qu’il consommait avant la tarification. Le coût de cette compensation
serait de 100 millions, soit le coût initial du service public gratuit. Selon ce scénario,
la satisfaction de chaque citoyen augmenterait. Pourquoi ? Parce que les sommes reçues
du gouvernement ne serviraient plus à acheter uniquement des services publics, mais
seraient dépensées en partie pour des biens davantage prisés. Les services publics
seraient consommés en quantité réduite et coûteraient moins cher au gouvernement.
Bien sûr, il n’est pas nécessaire que le gouvernement indemnise tous les individus.
Pourquoi dédommager la personne qui gagne 100 000 $ chaque fois qu’elle utilise les
services aéroportuaires ? Si le gouvernement impose la tarification sans dédommager
les personnes à revenu élevé, il y aura encore plus de fonds pour aider les démunis.
Dans cette perspective, la tarification des services publics serait une mesure nettement progressive. Cela tombe sous le sens. En n’éparpillant pas ses fonds, comme
il le fait en offrant gratuitement les services, le gouvernement pourrait aider davantage les familles qui en ont vraiment besoin.
Une étude sur les services de garde subventionnés (tableau 7-1) révèle que ce sont
les familles les plus riches qui profitent des places à 5 $ (aujourd’hui à 7 $). En
1998-1999, 36,5 % des heures subventionnées ont été utilisées par les familles ayant
un revenu d’au moins 75 000 $. Les familles ayant un revenu d’au moins 60 000 $,
soit 35,6 % d’entre elles, occupaient plus de la moitié (54,5 %) des heures disponibles.
À l’opposé, les familles qui avaient un revenu de moins de 25 000 $ utilisaient seulement 8,9 % des heures subventionnées. Les familles dont le revenu était inférieur
à 40 0 00 $, soit 39,1 % des familles, occupaient 21,3 % de ces heures. Ainsi, les
subventions gouvernementales pour les services de garde bénéficient davantage aux
ménages les plus fortunés.
nnn
T ableau | 7-1
L’utilisation des services de garde subventionnés
et la répartition des familles par classe de revenu, 1998-1999
Classe
de revenu
($)
Pourcentage des heures
totales de services de garde
(subventionnés) utilisées
Répartition des familles
(en %)
Moins de 25 000
8,9
18,1
25 000-39 999
12,4
21,0
40 000-49 999
12,6
13,0
50 000-59 999
11,6
12,3
60 000-74 999
18,0
14,8
75 000 et plus
36,5
20,8
Source : Philip Merrigan, « Les garderies à cinq dollars par jour : un programme dont profitent les plus riches », L’Annuaire du
Québec 2003, Montréal, Fides, septembre 2002, p. 451-458.
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
6. LE SPECTRE DU CHÔMAGE
L
es opposants à la tarification invoquent parfois un argument de nature macroéconomique, dénué de fondement valable : en réduisant la demande de services
publics, la tarification créerait du chômage.
Il n’y a aucune raison de croire que la tarification produirait un tel effet, si on
tient compte de tous les aspects de la question. Pour qu’elle ait des effets dépressifs
sur l’activité économique et sur l’emploi, il faudrait qu’elle occasionne un drainage
de fonds vers le secteur public. Or, la tarification peut être instituée sans entraîner un
tel drainage. Il suffit pour cela que le gouvernement réduise les impôts ou augmente
les transferts d’un montant égal au produit de la tarification. Selon cette hypothèse,
la tarification engendrerait essentiellement une réallocation des ressources vers les
biens et les services privés, sans que la demande globale de biens soit réduite. Toute
mesure économique visant à améliorer l’allocation des ressources peut être conçue
de manière à assurer la constance du niveau d’emploi et doit être analysée en supposant qu’elle n’affecterait pas le taux de chômage.
La consommation de tabac a fortement diminué depuis quelques années. Pour
con­vaincre les gouvernements de ne pas décourager davantage l’usage du tabac,
l’industrie invoque les emplois qui seraient perdus si la consommation de tabac
continuait de baisser. Or, le niveau d’emploi ne serait pas réduit dans l’ensemble de
l’économie. Les personnes qui cesseraient de fumer pourraient dépenser des sommes
plus considérables pour se procurer d’autres produits. En cessant de fumer, elles
décideraient de répartir différemment leur budget ; elles ne décideraient pas d’épargner davantage. Dans la mesure où les sommes qui étaient dépensées pour se procurer du tabac seraient dépensées pour d’autres produits, la demande globale de biens
et de services demeurerait constante et le chômage n’augmenterait pas. Le même
argument vaut en matière de tarification des services publics. La population achèterait moins de services publics et plus de biens privés : les emplois perdus dans le
secteur public se retrouveraient dans le secteur privé et serviraient à produire des
biens davantage prisés par la population.
7. DES SERVICES INVENDABLES
L
e principal argument en faveur de la tarification des services publics est d’ordre
allocatif. Les principales réserves qu’on puisse formuler sont aussi de cet ordre.
Quand elles ne justifient pas la gratuité, elles peuvent justifier l’attribution d’une
subvention.
Certains services publics ne peuvent tout simplement pas être vendus ; c’est précisément pourquoi ils sont confiés aux gouvernements. De par sa nature même, il
est impossible de vendre le service de la défense nationale. Un gouvernement aurait
beaucoup de difficultés à rentabiliser les trottoirs : il serait très coûteux d’y installer
des postes de péage ! L’éclairage des rues, le déneigement, la sécurité publique et le
service routier en région sont autant de services publics qui se prêtent mal à la
131
132
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
tarification, soit parce qu’il est tout simplement impossible de les vendre, soit parce
que les mécanismes de contrôle requis seraient très coûteux. Comment « vendre »
la sécurité résultant de la visibilité des forces de l’ordre ? Comment vendre la sécurité résultant de la possession d’un armement complexe qui dissuade les étrangers
d’attaquer le pays ? Comment vendre l’éclairage des rues dont chaque résident
bénéficie ? La tâche est impossible à réaliser sur le plan technique. Ces services
doivent obligatoirement être fournis gratuitement.
Toutefois, la plupart des services fournis par les gouvernements se prêtent à la
tarification. Passons-les en revue rapidement. Les services d’éducation et de santé
ont été vendus dans le passé. Théoriquement, même les services de justice peuvent se
vendre ; ils ont été offerts à titre privé et commercial, quoique à une époque fort
reculée11. Au Canada, la télévision et la radio sont fournis simultanément en tant que
services privés et services publics ; il est possible de les tarifer, comme en attestent
les réseaux de câblodistribution. Les services aéroportuaires peuvent aussi être vendus
et ils le sont d’ailleurs partiellement, au moyen d’une taxe d’aéroport acquittée par
les utilisateurs. Les services routiers peuvent aussi faire l’objet d’un commerce ; le
péage sur les autoroutes en témoigne. Dans certaines municipalités, l’eau est vendue.
Un inventaire complet de tous les services gouvernementaux montrerait que peu
nombreux sont ceux qui ne peuvent être vendus.
8. DES SERVICES TUTÉLAIRES
C
ertains services qui peuvent être vendus méritent d’être subventionnés, dans
une mesure variable. Si les élèves et les étudiants en étaient les seuls bénéficiaires, les services éducatifs devraient être entièrement financés au moyen des droits
de scolarité. Mais l’éducation primaire et secondaire procure des avantages importants à l’ensemble de la population, ce qui pourrait justifier qu’on l’offre gratuitement. Une société dont la population tout entière a reçu un niveau d’éducation
minimal fonctionne plus harmonieusement, à la fois politiquement et socialement.
Elle est plus efficace et productive qu’une société analphabète. La démocratie s’y
exerce plus aisément. La délinquance et la criminalité peuvent y être plus faibles.
Parce que l’ensemble de la société bénéficie des effets de l’éducation, on a raison de
la subventionner. Dans le jargon économique, tous les services qui bénéficient à
d’autres que l’acheteur lui-même s’accompagnent de bénéfices externes qui rendent
légitimes les subventions, comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur.
Un autre argument permet de justifier qu’on accorde des subventions à certains
services gouvernementaux : c’est l’argument des biens tutélaires. Il s’agit de biens
dont le consommateur ne sait, pour une raison quelconque, apprécier tous les bienfaits. Cette incapacité dont fait preuve le consommateur, qui pourrait souffrir de
myopie, l’amènerait à consommer ces biens en quantité inférieure à ce dont il a
véritablement besoin. Les services de santé feraient partie de cette catégorie de
biens. Les gens les consommeraient en quantité insuffisante, du point de vue de
leur propre bien-être, parce qu’ils arrivent mal à en percevoir tous les bienfaits ;
comme ceux-ci appartiennent à un avenir éloigné, on les néglige facilement. Cette
myopie peut expliquer que des gens continuent de fumer en dépit des risques que
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
cette pratique entraîne pour la santé. Elle justifierait que le gouvernement subventionne la consommation des biens tutélaires et qu’il décourage celle des biens ayant
des effets opposés, comme le tabac. Dans cette optique, les subventions à la santé
auraient pour objet d’amener les individus à consommer les services de santé selon
la quantité qu’ils choisiraient eux-mêmes, s’ils savaient en apprécier tous les avantages. Même si on admet que cet argument puisse être acceptable, il faut reconnaître
les dangers qu’il présente parce qu’il ne respecte pas le postulat de la souveraineté
du consommateur et qu’il substitue les préférences des gouvernants à celles des
consommateurs.
9. LA TARIFICATION EN PÉRIODE DE POINTE
L
’utilisation d’une route rurale par un automobiliste ne coûte presque rien à la
société. Si sa construction absorbe des ressources importantes, son utilisation,
une fois la route construite, occasionne un coût négligeable. Un péage sur une route
de ce genre découragerait sans raison valable certaines utilisations ; il serait
d’ailleurs absurde parce que le coût de perception dépasserait probablement les
rentrées de fonds. La gratuité peut se justifier dans le cas des voies qui ne sont pas
achalandées. Si on l’appliquait dans le cas des routes achalandées, cela mènerait à
une mauvaise utilisation du réseau routier et à son expansion injustifiée.
Avant qu’on l’abolisse, le péage sur les autoroutes du Québec était faible durant les
périodes de pointe et élevé durant les périodes creuses. Cette pratique était contraire
aux préceptes économiques. La logique voudrait que le prix d’un service quelconque
soit élevé durant les périodes où il est rare et faible durant les périodes de pléthore.
Dans le cas des autoroutes du Québec, il aurait été approprié d’éliminer le péage
durant les périodes peu achalandées et de le hausser durant les heures de pointe12.
Pourquoi adopter une tarification modulée dans le temps ? Le problème survient
dans le cas de services dont la production est simultanée à la consommation. Si la
demande varie au cours de la journée, la production doit s’adapter immédiatement,
le service n’étant pas entreposable. Comme on détermine généralement la capacité
de production de manière à ce qu’elle satisfasse à la demande de pointe, elle est
largement sous-utilisée durant les périodes de faible demande. Durant les périodes
de pointe, il est nécessaire de répartir la capacité de production existante entre les
diverses utilisations que la population veut en faire. En dehors des périodes de
pointe, la capacité de production est beaucoup plus considérable que la demande et
le coût du service est relativement faible.
L’utilisation des transports en commun donne lieu à une pointe au début et à la
fin de la journée de travail ; on peut en dire autant des routes et des ponts. La
consommation d’électricité est très élevée à certaines heures de la journée, mais elle
est très faible durant la nuit. Les services aéroportuaires sont fortement demandés
à certaines heures, mais non à d’autres. L’utilisation optimale de ces services
requiert une tarification modulée dans le temps. Un tarif uniforme entraîne une
utilisation excessive du service durant les périodes de pointe et en décourage inutilement la consommation durant les périodes creuses (graphique 7-4).
133
134
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h ique | 7-4
Prix
La tarification de pointe
Capacité de production
P en période
* de pointe
P0
P
période
* en
creuse
Utilisation excessive
A2
A1
Demande
en période
de pointe
Sous-utilisation
Demande
en période
creuse
X2
X0
X1
Pour plusieurs services publics, la demande n’est pas
constante et elle dépend de la période de la journée. Un
tarif uniforme P 0 entraîne une utilisation excessive du ser­
vice durant les périodes de pointe (A1) et décourage inuti­
le­ment la consommation durant les périodes creuses (A 2).
L’utilisation optimale de ces services requiert une tarification modulée dans le temps. Ainsi, en imposant un tarif
plus élevé (P * en période de pointe) en période de pointe
et plus faible (P * en période creuse) en période creuse, on
assure une utilisation optimale de la capacité disponible X0.
Quantité
L’automobiliste qui emprunte l’autoroute à trois heures du matin n’engendre à
peu près aucun coût pour la société. Il occasionne un dommage négligeable à l’envi­
ronnement, une usure insignifiante de la chaussée et ne gêne aucun autre automobiliste, du fait de l’heure hâtive (ou tardive !). Un péage le découragerait inutilement
d’utiliser l’autoroute durant ces heures creuses. Il l’amènerait à renoncer à un service
routier d’une valeur supérieure à son coût et réduirait ainsi le bien-être collectif en
plus de nécessiter un mécanisme de contrôle relativement coûteux.
À l’heure d’affluence, toutefois, chaque automobiliste impose un coût aux autres
utilisateurs de la route. Quand une route est achalandée, l’arrivée d’un automobiliste additionnel retarde tous les autres et leur impose un coût sous la forme de
temps perdu. Chaque automobiliste tient compte du temps additionnel qu’il lui faut
pour effectuer un trajet à l’heure de pointe, mais il ne tient aucun compte du retard
ainsi occasionné aux autres automobilistes. La tarification de la route doit l’amener
à prendre conscience des coûts que sa présence impose aux autres. C’est la principale raison qui permet de justifier un péage élevé durant les périodes de pointe. La
route est une ressource rare durant les heures de pointe et il importe d’en limiter
l’utilisation aux personnes qui la valorisent le plus de manière à atteindre l’optimum
d’échange. Elle est une ressource abondante durant les périodes creuses et son prix
doit refléter ce fait. Un prix excessif décourage inutilement la demande et prive
sans raison les automobilistes d’un service qu’on peut leur fournir à un coût presque
nul. Ce raisonnement s’applique aussi à l’électricité, aux aéroports, au service téléphonique et à tout autre service dont la demande fluctue dans le temps. En 1987, la
présidente de la STCUM proposait de moduler le prix du billet d’autobus selon la
période de la journée. Elle mentionnait à cette occasion qu’une augmentation de la
vitesse de circulation des autobus d’un seul kilomètre à l’heure durant la période
de pointe permettrait à la STCUM d’épargner jusqu’à 16 millions de dollars par
année. En déplaçant la demande vers les périodes de faible achalandage, la modulation du tarif permettrait d’accélérer le service durant l’heure de pointe et de réaliser
des économies substantielles. Il en résulterait de surcroît un service de pointe amélioré. Ce n’est pas à négliger13 !
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
10. CONCLUSION
L
es raisons invoquées en faveur de la gratuité des services publics sont souvent
louables, mais elles conduisent à des conclusions fausses. Qu’une société se préoc­
cupe de ses démunis, qu’elle veuille leur assurer l’accès aux services jugés essentiels,
cela lui fait honneur. Cependant, comme instrument de redistribution des revenus,
la gratuité des services publics laisse grandement à désirer. Elle aboutit à un gaspil­
lage des fonds publics, puisqu’elle subventionne toute la population pour aider une
minorité défavorisée. Elle entraîne des distorsions de l’allocation des ressources
associées à une consommation excessive des services publics et à une pénurie. Une
tarification appropriée, informant l’usager du coût marginal du service, permettrait
au gouvernement de réserver aux démunis une part plus importante du budget et
de leur procurer une aide plus substantielle. Bien conçue, elle permettrait d’améliorer le sort des démunis, contrairement à une opinion très répandue.
N O T E S
1. J.-P. Berdot, « Les joies et les peines du capitalisme selon Stigler, prix Nobel d’économie 1982 », Problèmes économiques,
11 mai 1983, p. 32.
2. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », Pro­­gramme d’économie d’eau
potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peep05PresseFR.pdf (page consultée le
5 juin 2006).
3. Réseau environnement, « Une heure d’arrosage : de quoi boire pendant trois ans ! », Communiqués de presse, [en ligne],
www.reseau-environnement.com/RENV/ui/user/news/newsDetails.jsp ?newsId=112 (page consultée le 11 juillet 2006).
4. Réseau environnement, « Économisez l’eau potable encore plus », Programme d’économie d’eau potable, [en ligne]
www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peep05economisez.pdf (page consultée le 11 juillet 2006).
5. L.-G. Francœur, « Des milliards de litres d’eau gaspillés », Le Devoir, 9 octobre 2003.
6. Dépenses de fonctionnement par étudiant dans les universités du Québec pour l’année 2003-2004, excluant la recherche
subventionnée, Gouvernement du Québec, « Indicateurs de l’éducation – Édition 2006 », dans Ministère de l’Éducation,
du Loisir et du Sport, Statistiques sur l’éducation, [en ligne], www.mels.gouv.qc.ca/stat/index.htm (page consultée le
11 juillet 2006).
7. Au Québec, en 2004, 19 570 439 examens ont été effectués en cabinet, pour un coût total de 620 871 728 $. Régie de
l’assurance maladie du Québec, Statistiques annuelles 2004 de la Régie de l’assurance maladie du Québec, [en ligne],
www.ramq.gouv.qc.ca/fr/publications/statistiques_annuelles_2004.shtml (page consultée le 11 juillet 2006).
8. Les Québécois suivent les Américains de près, puisqu’ils utilisent en moyenne 395 litres d’eau par personne et par jour.
La moyenne quotidienne au Canada est de 335 litres par personne. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau
potable – Dossier de presse 2005 », Programme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/
RENV/ui/documents/peep/peep05PresseFR.pdf (page consultée le 5 juin 2006).
9. H.S. Rosen, B. Dahlby, R.S. Smith et P. Boothe, Public Finance in Canada, 2e éd. canadienne, McGraw-Hill Ryerson, 2003.
10. M. Allard, « Les riches ont davantage accès aux études supérieures que les pauvres », La Presse, 11 septembre 2003, p. A7.
11. G. de Molinari, « De la production de la sécurité », Journal des Économistes, février 1849.
12. G. Bélanger, M. Boucher et J.L. Migué, Le prix du transport au Québec, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978.
13. F. Bernard, « Les tarifs du métro varieraient selon les heures de la journée », La Presse, 12 mars 1986.
135
A n n e x e 7-1
EXEMPLE DE CALCUL DE LA PERTE SOCIALE
1. Introduction
2. Les conséquences de la gratuité
3. La courbe du coût marginal
4. Le gaspillage et la perte sociale
5. Et les familles à faible revenu ?
1. INTRODUCTION
E N C A D R É 7 A - 1  
   Des milliards de litres d’eau gaspillés
D
es centaines, voire des milliers d’entreprises, de
commerces, de bureaux et même de résidences de
Montréal piratent chaque année des milliards de litres
d’eau traitée et épurée à grands frais par les contribuables pour se climatiser, faire fonctionner réfrigérateurs et congélateurs et, fait récent quoique marginal, se
chauffer en hiver grâce aux nouvelles pompes à chaleur.
Seulement 8 0 00 des 22 0 00 industries, commerces
et institutions de la métropole sont équipés de compteurs d’eau potable, qui pourraient civiliser ces pratiques
abusives. Les autres entreprises paient leur eau potable
par l’entremise d’une taxe fixe s’élevant à 8,89 % de leur
valeur locative. Les consommateurs paient une taxe for­
faitaire d’environ 75 $ par appartement ou résidence.
La métropole dépense chaque année 394 millions de
dollars pour produire 725 millions de mètres cubes
(725 milliards de litres) d’eau potable.
Le Devoir a voulu connaître la quantité d’eau potable
que consomme un appareil de réfrigération ou de clima­
tisation branché sur un petit tuyau de cuivre standard
d’un demi-pouce (environ un centimètre de diamètre),
qui alimente la plupart des petits appareils pirates.
Hubert Demard, un spécialiste de Réseau Environnement – l’organisme qui représente les industriels de
l’eau au Québec –, a calculé qu’un petit tuyau d’un
demi-pouce, qui coule en permanence à 60 livres de
pression, laisse échapper jusqu’à 50 litres à la minute
ou… 26 millions de litres (26 0 00 mètres cubes) d’eau
Source : L.-G. Francœur, Le Devoir, 9 octobre 2003, p. A1.
par année. L’équivalent, pour un seul appareil, de la
consommation annuelle de 85 résidences !
Par exemple, à un autre endroit sur la rue SainteCatherine, un restaurant modeste, visité par Le Devoir,
utilise deux gros climatiseurs qui fonctionnent six mois
par année avec de telles spirales et deux appareils per­
manents qui desservent deux réfrigérateurs. Une évaluation sommaire situe à plus de 50 0 00 mètres cubes
par année la consommation totale de ces trois appareils,
qui ajoutent leur consommation aux besoins de la cui­
sine, des lave-vaisselle, des toilettes, etc. Ce seul restaurant consomme autant d’eau qu’environ 200 résidences, soit l’équivalent de plusieurs rues voisines.
Si ce restaurateur et ses semblables payaient chaque
mètre cube environ 50 ¢, soit le prix de fabrication et
d’épuration de l’eau à Montréal tel qu’évalué en novembre 2000 par Price Waterhouse Coopers, il ferait
face à une facture de plus de 25 0 00 $ par année ou de
2 000 $ par mois. Il songerait certainement à refroidir son
restaurant et ses frigos autrement ! Et ce cas n’est qu’un
parmi d’autres sur la même rue, dans la même ville.
À Sainte-Foy, où les mêmes pratiques ont sévi jusqu’à
l’installation généralisée de compteurs d’eau, un restau­
rant a changé ses équipements refroidis à l’eau pour
un système à air. Sa consommation est ainsi passée de
79 m3 à 7 m3 par jour, une économie annuelle de 26,2 millions de litres d’eau !
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
2. LES CONSÉQUENCES DE LA GRATUITÉ
M
anifestement, tout ne va pas sur des roulettes dans le secteur de l’eau de con­
sommation à Montréal. Le journaliste du Devoir a découvert que de nombreuses entreprises abusent de la situation : un petit restaurateur utilise l’eau de la
ville pour refroidir ses deux climatiseurs et ses deux réfrigérateurs ; il consomme
autant que 200 familles ! Pourquoi ? C’est que l’eau est gratuite ; en effet, selon le
journaliste, « seulement 8 000 des 22 000 industries, commerces et institutions de
la métropole sont équipés de compteurs d’eau ». Tout ce que notre petit restaurateur
doit acquitter, c’est un montant fixe, équivalent à 8,89 % de la valeur locative de son
établissement… autrement dit, les coûts ne dépendent pas de l’ampleur de la
consommation d’eau. Les particuliers versent eux aussi un montant forfaitaire, soit
75 $ par résidence ou par appartement. À Montréal, l’eau est gratuite ; surprenant
qu’il y ait des abus ! Les petits consommateurs paient le même montant que les gros
consommateurs.
3. LA COURBE DU COÛT MARGINAL
S
i l’eau consommée est gratuite, ou presque, il faut pour la traiter engager des
frais considérables, lesquels sont assumés par la Ville de Montréal… et indirectement par les contribuables. Une étude de Price Waterhouse Coopers évalue à 50 ¢
le mètre cube le coût de l’épuration de l’eau à Montréal. Autrement dit, le coût
marginal de la production de l’eau est constant et égal à 50 ¢ le mètre cube ; il
correspond à une droite horizontale, illustrée au graphique 7A-1.
4. LE GASPILLAGE ET PERTE LA SOCIALE
L
’article du Devoir cite plusieurs exemples de gaspillage… qui doivent forcément
être épongés par les contribuables. L’élimination de la gratuité et son remplacement par une politique de tarification au coût marginal inciteraient à coup sûr
les consommateurs à adopter un comportement responsable et permettraient sans
doute d’améliorer la situation.
Pour estimer la perte sociale liée à la surconsommation, nous devons savoir quelle
est la demande d’eau potable à Montréal. En raison de la gratuité, la production est
actuellement de 725 milliards de litres d’eau. Par contre, la consommation d’eau à
Toronto est beaucoup plus faible, car des compteurs d’eau ont été installés dans
l’ensemble des établissements industriels, des commerces et des résidences. Toutes
proportions gardées, on estime que, si la consommation d’eau montréalaise était
équivalente à celle de Toronto – où l’eau coûte environ 50 ¢ le mètre cube –, elle
serait de 525 milliards de litres. Le graphique 7A-2 illustre la courbe de la demande
qu’on obtient en faisant cette hypothèse.
137
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h ique | 7A-1
Le coût marginal de la production d’eau
100
Prix du mètre cube d’eau (¢)
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
0
100
200
300
400
500
600
800
700
Millions de mètres cubes d’eau
Le coût marginal de la production d’eau est constant et égal à 50 ¢. Le premier mètre cube d’eau coûte 50 ¢ à
produire, le deuxième 50 ¢, etc. La courbe du coût marginal correspond à une droite horizontale. Pour produire
725 millions de mètres cubes d’eau, la Ville doit débourser 362,5 millions de dollars.
Remarque: La courbe de coût à pente positive qu’on observe habituellement ne convient pas à l’analyse de la
consommation d’eau. Selon l’informations disponible, rien n’indique que le coût marginal est croissant.
n
n n G rap h ique | 7A-2
La courbe de la demande
100
90
Prix du mètre cube d’eau (¢)
138
80
70
60
ii
50
40
30
20
10
i
0
0
100
200
300
400
500
600
700
800
Millions de mètres cubes d’eau
La courbe de la demande passe obligatoirement par les deux points suivants: i (0 ¢ ; 725 millions de mètres cubes),
soit la situation actuelle correspondant à la gratuité ; ii (50 ¢ ; 525 millions de mètres cubes), soit la situation qui
serait celle de Montréal si on s’y comportait comme à Toronto. En reliant ces deux points par une droite, on obtient
une estimation de l’équation de la demande.
CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS
n
n n G rap h ique | 7A-3
La perte sociale
100
Prix du mètre cube d’eau (¢)
90
80
70
Situation optimale
de référence
60
50
40
Perte sociale :
le coût de production
est supérieur à la valeur
30
20
10
0
0
100
200
300
400
500
600
700
800
Millions de mètres cubes d’eau
La situation optimale de référence correspond au point de rencontre entre la courbe de la demande et la courbe
du coût marginal (50 ¢ ; 525 millions de mètres cubes). La situation actuelle est illustrée par le point de rencontre
entre la courbe de la demande et l’axe horizontal (0 ¢ ; 725 millions de mètres cubes). La gratuité entraîne une
surconsommation de 200 millions de litres d’eau. Le coût total de production de ces 200 millions de litres d’eau est
égal à 100 millions de dollars ; il correspond aux parties hachurée et quadrillée. La valeur accordée par les consommateurs à ces 200 millions de mètres cubes d’eau est représentée par la surface située sous la courbe de la
demande ; elle correspond au triangle hachuré [50 millions = (200 millions x 50 ¢)/2]. La perte sociale est illustrée
par le triangle quadrillé ; elle est égale à 50 millions de dollars [(200 millions x 50 ¢)/2].
Pour calculer la perte sociale résultant de la gratuité de l’eau, il suffit de comparer
les deux situations suivantes :
• La situation optimale de référence : la situation qui aurait cours si la Ville de
Montréal pratiquait une tarification au coût marginal, autrement dit si les con­
sommateurs devaient payer 50 ¢ le mètre cube d’eau. Dans ce cas, la consommation d’eau serait de 525 millions de mètres cubes.
• La situation actuelle : la gratuité de l’eau entraîne une consommation de 725 mil­
lions de mètres cubes.
Le graphique 7A-3 illustre ces calculs et montre que la gratuité engendre une sur­
consommation de 200 millions de mètres cubes, ce qui correspond à une perte sociale
(un gaspillage) de 50 millions de dollars, montant non négligeable.
5. ET LES FAMILLES À FAIBLE REVENU ?
L
a mise en place de tarifs de consommation de l’eau aura certainement un effet
dissuasif sur les pratiques abusives. Dans l’article du Devoir, on mentionne qu’à
la suite de l’installation d’un compteur, la consommation d’un petit restaurant de
139
140
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
la Ville de Sainte-Foy (selon le nom qu’elle portait à l’époque) est passée de 79 m3 à
7 m3 par jour, ce qui représente une économie annuelle de 26,2 millions de litres
d’eau !
Cependant, l’imposition de tarifs aura aussi des répercussions sur le budget des
familles, particulièrement des familles à faible revenu. Ainsi, la taxe d’eau forfaitaire
de 75 $ par résidence, ou par logement, pourrait passer à près de 150 $ pour une
famille qui consomme environ 250 mètres cubes d’eau par année (la consommation
moyenne au Québec) si le tarif était fixé à 50 ¢ (tableau 7A-1). On peut toutefois instaurer un programme de crédit d’impôt (comme le remboursement de la TPS) qui
permettrait aux familles à faible revenu de recevoir un dédommagement. Les
municipalités qui mettraient en place un programme de tarification verraient leurs
coûts diminuer et leurs recettes augmenter. Ainsi, la Ville de Montréal pourrait voir
ses coûts passer de 394 millions de dollars à 212,5 millions de dollars (525 millions
de mètres cubes × 50 ¢), ce qui permettrait de dégager la marge de manœuvre
requise pour financer le dédommagement accordé aux familles à faible revenu.
nnn
T ableau | 7A-1
Les débours occasionnés par la consommation d’eau,
pour une famille comprenant quatre personnes
Consommation annuelle
(en mètres cubes)
Débours annuel
150
75 $
200
100 $
250
150 $
CHAPITRE
8
LE CONTRÔLE
DES PRIX
1. Introduction
2. Pourquoi contrôler les prix ?
3. La pénurie
4. L’émergence d’une rente
5. Les préférences individuelles
6. La file d’attente
7. Le marché noir
8. L’émission de coupons
9. Les baisses de la qualité
10. Les ajustements sur le marché du logement
11. La dissipation de la rente
12. Les aspects distributifs du contrôle
13. Conclusion
142
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. INTRODUCTION
L
a file d’attente est un phénomène courant dans les économies planifiées ; elle
fait partie de la vie quotidienne. On raconte qu’à l’époque de l’Union soviétique les ménagères pouvaient perdre en moyenne deux heures par jour dans les files
d’attente1. Le problème était tellement sérieux que les consommateurs s’absentaient
de leur travail pour faire la queue. Les Soviétiques avaient même acquis le réflexe
de la file d’attente : quand ils en voyaient une, ils s’y joignaient, sans toujours savoir
quel produit ils obtiendraient en fin de compte !
Ce phénomène ne s’observe pas seulement dans les économies planifiées ; on le
rencontre aussi dans les économies mixtes, mais à un degré moindre. Au Québec, les
salles des urgences débordées et les listes de personnes qui attendent de subir une
intervention chirurgicale en constituent des manifestations. La congestion de certaines routes aux heures de pointe en est une autre, tout comme les listes d’attente
des garderies à 7 $. Un jeune producteur de télévision a même campé pendant plus
de six mois devant les bureaux d’un organisme fédéral situé avenue McGill College
pour obtenir des fonds qui étaient distribués en fonction du principe « premier
arrivé, premier servi » (encadré 8-1) !
Quand un gouvernement maintient les prix artificiellement bas, comme dans les
exemples mentionnés plus haut, il empêche le mécanisme des prix de jouer son rôle
allocatif, ce qui entraîne une pénurie. La file d’attente se révèle alors une autre
forme de mécanisme de rationnement.
E N C A D R É 8 - 1  
  Un producteur de télé doit camper six mois
sur le trottoir pour toucher sa subvention
Produit culturel
ou soupe populaire ?
H
ier à midi tapant, Éric Lambert, 27 ans, a pour
ainsi dire gagné la course au nom de la maison
de production Téléfiction. Éric était en effet le premier
au fil d’arrivée au 2100, avenue McGill College, adresse
montréalaise du Fonds de télévision et de câblodistribution pour la production d’émissions canadiennes.
Ce fonds, appelé fonds de Sheila (Copps), dispose de
200 millions provenant de trois sources : 100 millions
du ministère du Patrimoine canadien, 50 millions de
Téléfilm Canada et 50 millions des câblodistributeurs.
Chaque abonné du câble paie un montant inclus dans
sa facture mensuelle : 0,56 $ par abonné de Vidéotron.
Le Fonds des câblos est donc ouvert à tous les producteurs privés de télévision au Canada qui s’en servent
pour compléter le financement de leurs émissions. On sait
Source : Nathalie Petrowski, La Presse, 28 avril 1998, p. A1.
aussi qu’il fonctionne sur le principe du premier arrivé,
premier servi, moyennant une entente avec un diffuseur
ou avec Téléfilm Canada. Une première tranche du fonds
a été octroyée la semaine dernière, dans la confusion
la plus totale. Des producteurs, ou leurs commis, ont
passé quelques nuits à la porte des bureaux du Fonds
des câblos et certains sont revenus bredouilles.
Hier, Éric Lambert s’est mis en file pour la deuxième
tranche, de trois millions celle-là, à la disposition des
producteurs du Québec.
Il n’y a qu’un hic dans l’affaire : la prochaine date de
dépôt pour cette tranche de trois millions n’est pas
demain ni la semaine prochaine. Essayez plutôt fin
septembre, début octobre, dans six mois. Vous avez
bien lu. Éric Lambert en a pour six mois à camper
avenue McGill College ! Tout cela avec la complicité, la
bénédiction de Sheila Copps, l’instigatrice du fonds et
de sa devise, premier arrivé, premier servi.
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
2. POURQUOI CONTRÔLER LES PRIX ?
L
es gouvernements établissent habituellement un contrôle des prix lorsqu’ils
jugent que les consommateurs, surtout ceux qui ont des revenus modestes, seraient
lourdement défavorisés si les prix atteignaient leur valeur d’équilibre. L’objectif
consiste généralement à protéger le consommateur contre de fortes hausses des prix
ou à faire en sorte qu’il puisse consommer certains biens jugés essentiels en quantité
suffisante, quel que soit son revenu.
On instaure parfois un contrôle généralisé des prix et des salaires en période
d’inflation forte et soutenue, quand le gouvernement désespère de venir à bout de l’in­
flation et quand, faute de mieux, il veut donner l’impression qu’il agit. Le Canada
a connu une période de contrôle des prix et des salaires durant les années 19702.
Il est facile de comprendre pourquoi les gouvernements décident de se livrer à des
interventions de ce genre. Pareilles mesures permettent de répondre aux attentes de
certains groupes, alors qu’elles engendrent des coûts qui sont difficiles à cerner et
qui se manifestent souvent à long terme : voilà la combinaison rêvée pour attirer des
votes. Évitons de nous y laisser prendre ; ces interventions entraînent des coûts réels
prenant la forme de distorsions de l’allocation des ressources. On pourrait même
affirmer que la société doit en subir les coûts, sans véritablement en retirer des
avantages. Le contrôle des prix ne donne pas toujours les résultats escomptés et il
se révèle généralement un piètre instrument de redistribution, précisément parce
qu’il fausse le mécanisme des prix.
3. LA PÉNURIE
L
e contrôle des prix consiste essentiellement à maintenir le prix d’un bien audessous de sa valeur d’équilibre. Les conséquences immédiates sont faciles à
décrire : sur un marché concurrentiel, le faible prix encourage la demande, décourage l’offre car il rend peu profitable la production du bien, et engendre inévitablement une pénurie. Toutefois, s’il existe un monopole, le contrôle des prix peut
stimuler la production3.
Comme le prix d’un bien ne peut atteindre sa valeur d’équilibre, la production
ne peut pas s’adapter à la demande. La production de ce bien est alors insuffisante, les
ressources étant détournées vers des productions moins valorisées, mais offrant des
occasions de profit plus alléchantes. Le bien-être collectif en souffre : des échanges
mutuellement profitables ne se concrétisent pas. Certains consommateurs seraient
disposés à payer davantage pour le bien et des producteurs seraient prêts à le leur
fournir, à condition de pouvoir le vendre à un prix supérieur au prix réglementé.
Mais ces transactions qui bénéficieraient aux deux groupes ne peuvent pas se matérialiser parce que le prix réglementé est trop bas pour couvrir le coût marginal de
production. Parce qu’il empêche ces échanges d’avoir lieu, le contrôle des prix
réduit inutilement le bien-être collectif (graphique 8-1). La société se prive d’une
143
144
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h iques | 8-1A et 8-1B
Le contrôle des prix réduit le bien-être
A.
Autres
biens
E1
E
*
B
*
B1
X1
X
Quantité
de pain
*
B.
Prix du pain
O
P2
E
P
*
*
P1
Demande
excédentaire
X1
X
*
L’équilibre concurrentiel, désigné par le point E*,
entraîne un prix P * et une production X*. À ce
point, la valeur de la dernière unité produite
est égale à son coût marginal, et la production
est optimale. La production disponible échoit
à ceux qui la valorisent le plus et qui sont
disposés à payer le prix du marché pour l’obtenir: l’échange est efficace. Si le prix est
maintenu à P1, la quantité demandée est de X 2
et la quantité offerte de X1. Il y a donc une
demande excédentaire, ou une pénurie, égale
à (X 2 – X1). La valeur de la dernière unité échan­
gée au prix P1 est supérieure à son coût. Des
occasions d’échange sont perdues pour les
unités (X*-X1). La valeur de ces unités pour le
consommateur (surface se trouvant sous la
courbe de la demande, dans les parties quadril­
lée et hachurée) dépasse leur coût (surface se
trouvant sous la courbe de l’offre, dans la
partie hachurée) ; la société gagnerait à les
produire. La société subit une perte égale au
triangle hachuré ; elle se situe au point E1, sur
la courbe d’indifférence collective inférieure (B1).
D
X2
Quantité
de pain
production fortement valorisée et elle obtient en retour une autre production moins
prisée, à preuve le fait que la valeur marchande du bien réglementé dépasse son
coût marginal.
Le graphique 8-2 illustre les conséquences d’une réglementation qui bloquerait
toute hausse des loyers à la suite d’une augmentation de la demande. Cette démonstration est assez réaliste, puisqu’on instaure fréquemment des réglementations
lorsqu’on appréhende une pénurie passagère.
En l’absence de réglementation, l’accroissement de la demande exercerait une
pression à la hausse sur les loyers. Celle-ci inciterait éventuellement les producteurs
à augmenter la quantité de logements qui serait offerte. En empêchant les loyers
d’augmenter, la réglementation empêche les propriétaires de réaliser des profits
accrues, profits qui augmenteraient les investissements dans le secteur du logement
et, donc, le stock de logements disponibles. D’autre part, le consommateur n’est pas
informé que le logement est désormais plus rare et il n’agit pas de manière à écono­
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
n
Le marché du logement
n n G rap h ique | 8-2
Prix
Offre à court terme
Offre à long terme
A1
P1
P2
P0
A2
A0
Demande
excédentaire
à court terme
D1
D0
X0
X2
Quantité
À court terme, l’augmentation de la demande
provoque une hausse des loyers relativement
forte (passage de P 0 à P1), parce que l’offre de
logements est constante, le stock de logements
disponibles ne pouvant pas être rapidement modi­
fié. Les profits intéressants obtenus au prix P1 par
les propriétaires d’immeubles attirent les investisseurs dans le secteur du logement locatif. À
moyen et à long termes, la quantité de logements offerts sur le marché augmente à cause
de la hausse des loyers (mouvement le long de
l’offre à long terme vers le point A 2). L’équilibre
du marché s’établit au point A 2. La hausse du
loyer est freinée à long terme par l’ajustement
de la quantité offerte: le loyer se stabilise à P2
et la pénurie initiale de logements se résorbe.
miser le stock disponible. Comme le prix du logement n’a pas pour effet de rationner
le stock de logements, la réglementation provoque une pénurie.
La réglementation des loyers est source d’inefficacité : trop peu de ressources sont
allouées à la production de logements. La population souhaiterait que l’on augmente
le stock de logements, mais les ressources sont affectées à d’autres productions moins
prisées, parce que la réglementation des loyers empêche les investisseurs d’obtenir
des rendements intéressants dans le domaine locatif. Les fonds disponibles sont
détournés vers des secteurs plus attrayants, où les prix ne sont pas réglementés.
Même les simples obligations d’épargne, pourtant sans risque, peuvent procurer un
taux de rendement supérieur à celui des immeubles locatifs4 ! On ne permet plus
aux prix de jouer leur rôle et de rationner les logements disponibles, de sorte qu’une
situation de pénurie permanente s’instaure.
4. L’ÉMERGENCE D’UNE RENTE
E
n créant une pénurie artificielle, le contrôle des prix favorise l’émergence d’une
rente que d’aucuns essaieront de s’approprier. Cette rente correspond à l’écart
entre la valeur marchande du bien et le prix décrété par les autorités (graphique 8-3).
Il y a là une occasion de profit : en achetant le bien au prix réglementé, on pourrait
le revendre à un prix supérieur, si seulement on parvenait à repérer les personnes
qui le désirent le plus.
Supposons que le gouvernement impose un plafond de 50 ¢ au prix du pain. Les
boulangers produiront du pain en quantité telle que le dernier pain coûtera exactement 50 ¢ à produire. Si un consommateur est prêt à payer 90 ¢ pour le dernier
pain disponible, il obtient grâce au contrôle un surplus de 40 ¢. L’écart entre la
valeur du dernier pain produit et le prix réglementé correspond à la rente. C’est le
profit qu’une personne avisée peut réaliser en achetant au prix réglementé et en
revendant à la valeur marchande.
145
146
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
Les mécanismes de rationnement
n n G rap h ique | 8-3
Quelques définitions
Rente : Différence entre la valeur marchande du produit (90 ¢) et
le prix réglementé (50 ¢). La rente totale correspond à la partie
hachurée.
Rente des détenteurs de coupons : Chaque coupon donne le droit
d’acheter au prix réglementé un bien d’une valeur supérieure à ce
prix. Chaque coupon a alors une valeur égale à l’écart entre la
valeur marchande du produit et le prix réglementé. En principe, le
gouvernement émet autant de coupons qu’il y a d’unités dispo­
nibles du bien au prix réglementé: la rente totale que se sont appropriée les détenteurs de coupons correspond à la partie hachurée.
Prix du pain ($)
O
Rente
p2 = 0,90
Rente des intermédiaires sur le marché noir : Si toute la production
transite par le marché noir, les intermédiaires sur ce marché s’approprient une rente équivalente à la partie hachurée. Le prix de
vente sur le marché noir est de 90 ¢.
P
*
p1 = 0,50
D
X1
X
*
Quantité
de pain
Rente du producteur : Si le producteur modifie la qualité de son
produit et le vend au prix réglementé, en fait il vend plus cher un
produit de qualité constante. S’il réduit suffisamment la qualité, il
peut, en vendant au prix réglementé, obtenir un prix effectif correspondant à p2. Dans ce cas, c’est lui qui accapare la rente.
File d’attente : Dans le cas de la file d’attente, la rente se trouve lar­
gement dissipée. D’une part, ce ne sont pas les consommateurs qui
désirent le plus obtenir le bien qui l’acquièrent, mais ceux dont
le temps a une faible valeur. Ceux qui acquièrent le pain ne lui
ac­cordent pas nécessairement une valeur de 90 ¢. D’autre part, la
file d’attente occasionne une perte de temps d’une valeur ne
dépassant pas la rente obtenue par celui qui acquiert le pain.
Cependant, s’il y a une pénurie, rien ne garantit que ceux qui valorisent le plus
le pain pourront se le procurer. Il n’est même pas certain que ce soient les consommateurs qui bénéficient de la rente. Tout dépend du mécanisme de rationnement
qui se substituera au mécanisme des prix devenu inopérant.
La production ne suffisant pas à satisfaire tous les appétits, il faut trouver une façon
de rationner le pain, de le répartir entre des consommateurs trop nombreux. Qui
obtiendra le pain disponible ? Les gens qui connaissent le boulanger, ses parents,
ses amis ? Ses meilleurs clients, ceux qui ont toujours fréquenté son commerce ?
Ceux qui sont disposés à payer un montant plus élevé sous la table ? Ou ceux qui
ont le temps et la patience de faire la queue ? Puisqu’on ne permet pas au mécanisme des prix de jouer son rôle, un autre mécanisme de rationnement apparaîtra,
qui déterminera les conséquences ultimes du contrôle.
L’existence d’une rente fait en sorte que certains modes de rationnement émergent naturellement, parce que certains entreverront la possibilité d’accaparer la
rente en intervenant dans la répartition du bien rare. On doit s’attendre à ce que
l’imagination humaine trouve les moyens de s’approprier cette rente (encadré 8-2).
Le gouvernement peut aussi mettre en place un mécanisme particulier de rationnement dans le but d’attribuer la rente à des groupes cibles.
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
E N C A D R É 8 - 2  
   Comment mettre la main sur une place [en garderie]
M
algré les années d’attente, les listes
interminables, les histoires d’horreur
des amis, voisins et compagnie, certains
parents arrivent à dénicher une place inespérée, que ce soit en tombant par chance
sur la bonne personne au moment le plus
inattendu ou en déposant un petit 150 $
discrètement sur la table...
Précisons-le d’emblée. Les témoignages
n’ont pas toujours été faciles à trouver.
Après des mois de recherches, quand un
parent trouve enfin sa précieuse place, il y
tient. Hors de question, donc, de la voir filer
entre ses doigts. Inutile de préciser que les
questions d’un journaliste ne sont pas forcément les bienvenues. Et si la gardienne venait
à apprendre qu’on avait parlé dans son dos ?
Rares sont les parents qui peuvent se
permettre d’attendre patiemment qu’une
place se libère dans la garderie de leur
choix. Souvent, fin de congé parental oblige,
les choses pressent et ils se retrouvent au
pied du mur. À quelques semaines de leur
retour au travail, le téléphone reste malheureusement silencieux. Pas un centre de la
petite enfance (CPE) n’appelle. Que faire ?
Prendre les grands moyens.
Place, pas place, au bout de six mois, Isabelle Landry-Larue, de Saint-Laurent, mère
de la petite Camille, deux ans, a dû retourner
travailler. Son conjoint a alors pris trois mois
de congé parental, passés à chercher une
garderie. « Il partait avec Camille dans un
sac à dos, comme s’il cherchait un emploi,
pour aller sonner aux portes des garderies »,
raconte la jeune mère. Pourquoi se déplacer ? « Ça aide, pense-t-elle. S’ils voient que
tu as l’air bien, peut-être qu’ils mettent une
petite étoile à côté de ton nom. » Qui sait ?
Et puis miraculeusement, un jour, les
choses se sont débloquées. « Une garderie
nous a proposé de déposer 150 $ pour être sur
une liste prioritaire de cinq noms, poursuitelle. On a eu une place deux semaines plus
tard. »
Sans surprise, la garderie en question a
tout nié. Mais l’histoire n’est pas unique.
Sylvain Turcotte, de Longueuil, père d’un pou­
pon de 15 mois, en a entendu de toutes les
couleurs. « Mon beau-frère a mis 150 $ dans
une enveloppe et, bizarrement, ça s’est débloqué ! » Quant à lui, il a abandonné ses
recherches, faute de débouchés.
Sans aller jusqu’à mettre la main à son
portefeuille, Anne-Sophie Beau, mère d’Anouk,
21 mois, a presque tout essayé pour s’infiltrer
dans un CPE. « J’ai essayé d’entrer au conseil
d’administration d’une garderie qui ouvrait
dans mon coin », raconte-t-elle. On lui avait
dit que les garderies donnaient la priorité
aux enfants de leurs employés. Manque de
pot, la feinte n’a pas fonctionné.
Les garderies où elle a inscrit sa fille, tant
sur le Plateau Mont-Royal qu’à Rosemont,
elle les a appelées et rappelées encore. « Ça
n’était pas du harcèlement, mais presque. »
Et pour mettre toutes les chances de son
côté, dès qu’elle voyait une autre maman au
parc, elle allait lui demander où ses enfants
étaient gardés. Au cas où.
Mathieu Arcand, père de deux jeunes
enfants, a fait le tour des petites annonces
dans toutes les épiceries, caisses pop et phar­
macies de son coin à Laval. « Il faut le faire
pour que tes enfants aient un milieu de vie
intéressant, dit-il. Ce qui est surtout tannant,
c’est qu’on nous dit qu’on a un beau système, mais il n’est pas au point. »
Le coup de chance
C’est que les places apparaissent souvent
comme par magie, au moment où les parents
s’y attendent le moins. Comme si, d’un coup,
la liste d’attente s’était volatilisée. Tous ceux
qui mettent la main sur une place ont d’ail­
leurs souvent des histoires à dormir debout
à raconter.
Annie Bernard, mère d’Alexis, 10 mois, a
déniché une place pour son petit par pur
« coup de chance ». Des amis, qui avaient
une place en milieu familial dans le Mile
End, ont choisi de retirer leur enfant pour le
placer en « installation » – dans un établis­
sement plutôt qu’un logis – où une place
venait de se libérer. « Ils ont offert de parler
de nous à leur gardienne et ils nous ont
carrément cédé leur place. »
Les exemples ne manquent pas. Hélène
Duchaine, mère de deux jeunes garçons,
après avoir cherché une garderie pendant
Source : Silvia Galipeau, La Presse, 14 septembre 2003, p. A4.
des mois, après être passée par l’amie de la
gardienne du bout de la rue, une autre, puis
une troisième encore, est finalement tombée sur une petite annonce, par hasard
dans un dépanneur de Longueuil. Quant à
Chantal Dubois, de Québec, elle a trouvé
l’éducatrice de son enfant grâce à son con­
joint, entraîneur de natation, dont la mère
d’une des élèves tient précisément une garderie en milieu familial. Mais il y a plus fou :
Françoise Brien, mère de Jorane, 21 mois, a
rencontré une éducatrice en milieu familial
complètement malgré elle, en visitant sa
maison qui était à vendre à Vaudreuil !
Le problème avec les éducatrices en milieu familial, c’est qu’elles sont difficiles à
trouver, expliquent les parents interrogés.
Les CPE refusent de donner des noms et, de
leur côté, les éducatrices, des travailleuses
autonomes, gèrent leurs propres listes, choi­
sissant les enfants qu’elles prennent ou refusent.
Quand un parent finit par dénicher une
gar­dienne en milieu familial, rien ne dit évi­
demment qu’il y aura une place pour son
enfant. Et même si place il y a, rien ne dit non
plus que l’enfant sera choisi. Tous les moyens
sont alors bons pour plaire à la gardienne.
En allant rencontrer une gardienne sur le
Plateau Mont-Royal, Marika (nom fictif) a
invité son fils à aller jouer avec les autres
enfants. « On m’avait dit que ça allait plaire
à la gardienne. » Elle n’a par ailleurs pas osé
poser trop de questions, histoire de ne pas
avoir l’air « téteuse », et faire ainsi peur à la
gardienne. Pas un mot non plus sur la nourri­
ture, alors que son fils mange bio à la maison.
Annie Bernard a fait de même. « Je lui ai
amené mon fils pour qu’elle tombe en amour
avec lui ! », dit-elle en racontant sa première
rencontre avec la gardienne, une vraie « entrevue ». « Je ne voulais pas rater mon coup. »
Et si elle conçoit qu’elle est peut-être passée devant d’autres parents en prenant une
place trouvée de bouche à oreille, faisant fi
de toute liste d’attente, elle n’en ressent aucun
remords, loin de là. « Rendu là, c’est quasiment chacun pour soi, tranche-t-elle. Si vous
étiez dans mes souliers, est-ce que vous feriez
autrement ? »
147
148
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
5. LES PRÉFÉRENCES INDIVIDUELLES
L
e boulanger qui a trop de clients peut être tenté de faire jouer ses propres préférences. Il peut garder ses pains sous le comptoir pour ses meilleurs clients.
Cette façon de faire peut être tolérée en période de pénurie temporaire, mais les
préjugés du vendeur risquent alors de mener à une discrimination fondée sur l’origine ethnique, le sexe, etc. La discrimination peut exister en l’absence de réglementation, mais sa gravité s’accentue en raison de la pénurie ainsi engendrée.
Le boulanger qui gère la pénurie de cette manière s’approprie la rente sous diverses
formes. Il éprouvera peut-être une satisfaction particulière à priver de pain certaines
personnes. Il pourra, en favorisant certains clients, parents et amis, s’attirer des
avantages en retour. Peut-être lui offrira-t-on des consommations au bar du coin…
S’il réussit à découvrir des clients disposés à payer plus cher « au noir », il accapare
la rente sous forme monétaire en vendant son pain au plus offrant.
6. LA FILE D’ATTENTE
L
e boulanger peut choisir de vendre son pain aux premiers clients qui se pré­
sentent : premier arrivé, premier servi. Il faut s’attendre alors à ce qu’il se forme
chaque matin une file d’attente à la porte de la boulangerie. Ce mécanisme de
rationnement est très répandu dans les économies centralisées, les prix fixés par les
autorités étant souvent inférieurs aux coûts.
Les économies de marché n’en sont pas complètement exemptes, même s’il n’y a
pas d’intervention gouvernementale. Dans certaines situations, une des compo­
santes du marché est aléatoire. Le nombre d’appels téléphoniques provenant d’outremer peut fluctuer de façon difficilement prévisible au cours de la journée, créant des
situations de pointe et de file d’attente. Les foules qui se massent à la porte des
grands magasins les matins de soldes particulièrement intéressants, les personnes
qui passent la nuit à côté d’un guichet afin d’être certains d’obtenir des billets pour
un concert rock très couru sont des exemples de files d’attente. Dans le premier cas,
les prix sont délibérément fixés très bas pour écouler des surplus saisonniers ; c’est
l’objet même des soldes. Dans le second cas, il s’agit d’événements ponctuels pour
lesquels il est presque impossible de déterminer exactement le prix d’équi­libre.
Dans toutes ces situations, le consommateur obtient la marchandise à un prix inférieur à sa valeur marchande et accapare la rente disponible.
Dans le cas de la file d’attente, la répartition des pains disponibles ne se fait plus
uniquement en fonction de la valeur que chaque consommateur accorde au pain,
mais aussi selon la valeur attribuée au temps. Les consommateurs dont le temps n’a
qu’une faible valeur peuvent se procurer du pain, au détriment des consommateurs
qui valorisent beaucoup le pain. L’optimum d’échange n’est plus assuré, les pains
disponibles n’étant plus acquis par ceux qui les désirent le plus. À la perte imputable
à l’insuffisance de la production s’ajoute la perte attribuable au fait que l’échange
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
optimal ne se réalise pas. Il serait possible d’effectuer des échanges comportant des
avantages pour toutes les parties, mais ils ne seront pas réalisés. Le bien-être collectif s’accroîtrait si ceux qui obtiennent le pain en faisant la queue le revendaient
à bénéfice à ceux qui le prisent davantage. Cette pratique serait fréquente dans les
économies centralisées : on y fait la queue en prévision de la revente. C’est l’équivalent du marché noir des billets (scalping).
La possibilité de revente peut contraindre le boulanger à procéder lui-même
aurationnement. Il doit en effet imposer un nombre limite de pains par client, sans
quoi le premier client pourrait acheter la totalité de sa production pour la revendre
à profit. Qu’il y ait revente ou non, la rente engendrée par la réglementation revient
à celui qui fait la queue. Néanmoins, cette rente ne se réalise que dans la mesure
où les biens disponibles sont vendus à ceux qui les valorisent le plus. Elle est aussi
en partie gaspillée en raison des pertes de temps occasionnées par l’attente.
7. LE MARCHÉ NOIR
L
’ existence d’une rente fournit une occasion de profit à celui qui peut acheter au
prix réglementé et revendre à la valeur marchande. On doit prévoir que des
intermédiaires essaieront de s’approprier ce profit : c’est la naissance du marché
noir. Ces intermédiaires rendent service à la collectivité : leurs activités contribuent
à ce que le pain disponible soit acquis par ceux qui le valorisent le plus. Ils permettent
ainsi d’atteindre l’efficacité dans l’échange, mais ce sont eux qui empochent la rente.
Seule persiste dans ce cas l’inefficacité associée à la sous-production.
Cette inefficacité reste présente parce que la rente n’échoit pas au boulanger.
Celui-ci hausserait sa production s’il parvenait à s’approprier la rente. C’est d’ailleurs
ainsi que fonctionne le mécanisme des prix : un prix supérieur au coût marginal
fournit un bénéfice intéressant aux producteurs et les incite à augmenter la production. Mais si le profit est accaparé par des intermédiaires sur le marché noir, les
producteurs n’en bénéficient pas et ils ne sont pas incités à produire davantage.
Si toute la production transite par le marché noir, la politique de contrôle est
inopérante. Elle provoque même une hausse de prix pour le consommateur, qui
doit en effet payer plus cher pour son pain qu’en l’absence de réglementation, parce
que le pain est plus rare. La réglementation a alors l’effet inverse de celui qui était
visé : elle ne sert qu’à favoriser l’illégalité et à procurer une rente aux personnes
agissant de manière illégale (graphique 8-3).
Les revendeurs de billets de spectacles (scalpers) rendent un service de même
nature : en vendant au plus offrant, ils font en sorte que les sièges disponibles soient
occupés par les consommateurs qui désirent le plus assister au spectacle. Bien sûr,
ils sont rémunérés pour ce service en accaparant une bonne partie de la rente, mais
ils peuvent se tromper à l’occasion. Certains d’entre eux détiennent parfois des
billets invendables, qu’ils doivent écouler à prix réduit. Des revendeurs ont dû vendre
à bas prix des billets pour un spectacle des Rolling Stones présenté à Moncton parce
que, à la toute dernière minute, les organisateurs ont décidé d’augmenter la capacité
149
150
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
d’accueil de l’amphithéâtre extérieur. Une situation similaire a été observée lors
d’un match de hockey amical entre les vétérans des équipes canadienne et sovié­
tique ; ayant acheté un grand nombre de billets en prévision d’une forte demande,
les revendeurs ont encaissé une perte parce que la demande prévue ne s’est pas
matérialisée.
8. L’ÉMISSION DE COUPONS
L
e gouvernement peut décider d’imposer ses propres préférences dans le mécanisme de rationnement. En temps de guerre, les gels des prix étaient généralement assortis d’une émission de coupons de rationnement correspondant à l’offre
disponible. En distribuant ces coupons selon des critères bien définis, tels que l’âge,
le revenu ou le nombre d’enfants, le gouvernement a la certitude que les groupes
cibles bénéficieront du contrôle. Selon ce mode de rationnement, la production
disponible n’est pas attribuée à ceux qui la prisent le plus. L’échange comporte une
part d’inefficacité : certains détenteurs de coupons valorisent moins le bien que
certains consommateurs qui en sont privés, faute de coupons. Il existe donc des
possibilités de faire des gains grâce aux échanges, et ces gains se matérialiseront
éventuellement à l’apparition d’un marché pour les coupons.
Si la revente des coupons est tolérée, on doit s’attendre à ce qu’ils aient une
valeur égale à la rente créée par le contrôle. Les coupons de pain se vendront alors
40 ¢, soit la différence entre la valeur marchande du dernier pain disponible (90 ¢)
et le prix réglementé (50 ¢). Les détenteurs de coupons pour qui le pain vaut moins
de 90 ¢ vendront leurs coupons aux personnes qui accordent une grande valeur au
pain. La production disponible sera alors allouée au plus offrant. L’échange est
devenu efficace et les détenteurs initiaux de coupons accaparent la rente, mais la
production demeure insuffisante et la pénurie persiste, trop peu de ressources étant
allouées à la production de pain. La rente disponible détermine la valeur marchande des coupons (graphique 8-4). Si le gouvernement interdit le commerce des
coupons, il est probable que ce commerce se fera malgré tout, dans l’illégalité. Un
marché noir de coupons se met alors en place.
L’émission de coupons comporte un risque additionnel si les coupons acquièrent
une valeur substantielle : des faux peuvent faire leur apparition. Ce phénomène s’est
produit aux États-Unis quand le gouvernement fédéral a distribué aux familles
démunies des coupons leur permettant d’acheter de la nourriture à prix réduit. Ces
coupons ayant une certaine valeur marchande, des faussaires ont profité de l’occasion pour émettre de faux coupons5.
L’émission de coupons n’est pas l’unique mode de rationnement dont disposent
les autorités. Le gouvernement américain a songé à rationner l’essence au moyen de
timbres lors de la crise de l’énergie en 1973, les automobilistes faisant la queue
pendant deux, trois ou même quatre heures 6. Toutefois, on a plutôt eu recours à
une règle simple : les automobilistes pouvaient faire le plein soit les jours pairs, soit
les jours impairs, selon le numéro de leur plaque d’immatriculation. Ce mode de
rationnement, très simple, a aussi été utilisé à Mexico quand on a décidé de limiter
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
n
n n G rap h ique | 8-4
Le marché du pain et le marché des coupons
A.
Prix ($)
1,00
O
0,90
0,50
D
X0
Quantité
de pain
B.
Prix ($)
0,50
Nombre de
coupons
0,40
Le coupon donne le droit d’acheter, au prix
réglementé, un produit d’une certaine valeur.
Seuls les détenteurs de coupons peuvent acheter le produit. Il y a donc une demande pour les
coupons ; elle dépend de la valeur du produit
aux yeux des consommateurs et du prix réglementé. Le consommateur est prêt à payer pour
un coupon un montant maximal égal à la différence entre la valeur du bien et le prix réglementé. À la rigueur, le consommateur est disposé à payer 50 ¢ pour un coupon, si ce coupon
lui donne le droit d’acheter pour 50 ¢ un bien
qui à ses yeux vaut 1 $. Le consommateur marginal est prêt à verser 40 ¢ pour un coupon, le
bien valant pour lui 90 ¢. On peut donc dériver
la demande pour les coupons en calculant la dif­
férence entre la valeur du bien pour le con­som­
mateur et son prix réglementé.
Demande de
coupons
X0
Quantité
de coupons
le nombre d’automobiles autorisées à entrer quotidiennement dans la capitale mexicaine, afin de réduire la pollution automobile. Plus près de nous, les municipalités
rationnent la consommation de l’eau à l’aide d’une technique similaire ; par exemple,
les Campivallensiens (les citoyens de Salaberry-de-Valleyfield) peuvent arroser uniquement de 20 heures à minuit, les jours pairs pour ceux qui ont une adresse paire,
et les jours impairs pour ceux qui ont une adresse impaire.
9. LES BAISSES DE LA QUALITÉ
L
e boulanger peut accaparer l’essentiel de la rente sans avoir à sélectionner ses
clients. Il peut modifier la composition des ingrédients et réduire la qualité de
son pain, ou encore en diminuer la taille. C’est plus simple, mais plus risqué ; c’est
151
152
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
plus facilement détectable et les risques de dénonciation sont plus élevés. En raison
de ces changements, le consommateur obtient moins de pain pour le montant
dépensé ; ou encore, pour obtenir la même quantité et la même qualité de pain, il
doit payer plus cher que le prix réglementé. Si le boulanger réduit de moitié la taille
de son pain, en fait il en double le prix. La hausse du prix résulte de la baisse de la
qualité ou de la quantité, à prix constant7. Le boulanger accapare alors la rente. Le
consommateur qui est prêt à payer 90 ¢ pour un pain achètera à présent deux petits
pains au prix réglementé de 45 ¢. Si le coût de production est toujours de 50 ¢ pour
les deux petits pains, la différence revient au boulanger sous forme de rente. Le gel
des prix est ici inopérant.
Si le boulanger parvient à échapper ainsi à la réglementation, les distorsions que
celle-ci entraîne s’en trouvent atténuées. Comme c’est le boulanger qui s’approprie
la rente, il sait qu’il peut écouler une production additionnelle à un prix intéressant
en modifiant son pain. Il est fort probable qu’il augmentera sa production et que la
pénurie de pain sera moindre que dans les autres modes de rationnement. La production de pain se rapprocherait alors de la quantité optimale.
10. LES AJUSTEMENTS SUR LE MARCHÉ DU LOGEMENT
O
n observera des comportements semblables sur le marché du logement locatif.
Toute pénurie persistante, non résorbée par le mécanisme des prix, s’accompagne d’une rente potentielle : la valeur marchande du logement (le loyer que le
locataire marginal est prêt à payer) est supérieure au loyer réglementé. La valeur des
logements disponibles excède le loyer imposé par les autorités. Toute rente est invitante ! On doit s’attendre à ce que les divers intervenants essaient de se l’approprier.
Les plus touchés et les plus intéressés à obtenir cette rente sont, bien entendu, les
propriétaires. Ils emploient divers moyens, ayant généralement pour conséquence
de hausser le loyer véritable jusqu’au niveau dicté par les conditions du marché. Au
départ, le gel des loyers consiste souvent en une simple fixation des loyers. Le locataire qui conteste le loyer demandé risque l’éviction ou le non-renouvellement de
son bail. Le propriétaire qui parvient à évincer son locataire peut alors louer son
appartement au plus offrant, obtenir un loyer conforme aux conditions du marché
et accaparer la rente. Il parvient ainsi à contourner la réglementation. C’est la raison
pour laquelle la réglementation des loyers ne se limite jamais à la simple fixation
des loyers. Comme les comportements s’adaptent aux circonstances, les autorités
sont tôt ou tard amenées à édicter de nouveaux règlements interdisant de se livrer
à ces agissements qui rendent la réglementation inopérante. À la simple fixation des
loyers s’ajoutent également le maintien dans les lieux et l’interdiction d’éviction.
Les propriétaires peuvent être tentés d’accaparer la rente en exigeant des nouveaux locataires le versement d’un pas de porte. Ces pratiques sont alors sanctionnées par le gouvernement. Les propriétaires emploient des méthodes indirectes
pour obtenir le pas de porte. Par exemple, on demande au nouveau locataire d’acheter à prix excessif une quantité symbolique de meubles installés au préalable dans
l’appartement, cet achat constituant une condition pour devenir locataire.
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
Si le gouvernement réussit à empêcher les propriétaires de s’adonner à de telles
pratiques, les locataires en place essaient à leur tour de profiter de la situation. À la
sous-location, ils peuvent exiger du prochain locataire un paiement correspondant
à la rente. Parce qu’elle accroît les difficultés à trouver un logement, la pénurie
favorise la mise en œuvre de ce genre de pratiques. La rente peut également être
accaparée par des intermédiaires, les agences de location, qui mettent en rapport les
personnes intéressées.
Le propriétaire qui ne parvient pas à s’approprier la rente voit la rentabilité de
son immeuble baisser en regard des autres investissements. On peut prévoir qu’il
cherchera à se libérer du carcan des règlements en transformant son immeuble, par
exemple en le convertissant en copropriété. Ici encore, les autorités ont tendance à
réglementer davantage pour interdire ces conversions.
Le propriétaire dispose d’une autre possibilité de contourner le contrôle : il peut
diminuer l’entretien et réduire les services auxiliaires compris dans le loyer réglementé. On peut hausser le prix effectif d’un bien sans en modifier le prix nominal.
Si un boulanger peut augmenter le prix effectif de son pain en en réduisant la taille,
si un confiseur peut accroître le prix de ses tablettes de chocolat en en réduisant le
poids, le propriétaire de logements peut augmenter le loyer effectif en réduisant les
services fournis à un logement d’une superficie donnée. Le loyer effectif augmente et
ceux qu’on voulait protéger devront peut-être payer un loyer plus élevé qu’ils n’auraient
dû le faire en l’absence de réglementation. Dans tous les cas où les propriétaires
réussissent à contourner les règlements et à s’approprier la rente, la réglementation
a pour effet d’augmenter le loyer effectif et de nuire au locataire.
La réglementation a également pour conséquence de réduire l’offre de nouveaux
logements. C’est pour cette raison que la plupart des gels des loyers prévoient une
exemption d’une certaine durée pour les immeubles neufs. L’existence de cette
échappatoire influe sur les loyers tant dans les secteurs réglementés que dans les
secteurs non réglementés. Au plus fort de la période de réglementation des loyers à
Toronto (en 1982), le loyer mensuel moyen dans le secteur non touché était de
530 $, comparativement à 358 $ dans le secteur réglementé. Cet écart était attribué
pour moitié à des différences dans les caractéristiques des immeubles d’un marché
à l’autre. L’autre moitié aurait été le résultat de la réglementation de l’ancien stock
de logements et de l’exemption accordée pour les logements neufs8.
11. LA DISSIPATION DE LA RENTE
L
’existence d’une rente influence les comportements individuels. Ces réactions
peuvent donner lieu à un phénomène de dissipation ou de gaspillage de la
rente. On dissipe la rente lorsque les comportements adoptés pour se soustraire à
la réglementation ou pour la contourner engendrent des coûts additionnels.
Le rationnement par la file d’attente donne lieu à une dissipation de la rente sous
la forme de temps perdu. Si le consommateur réussit à s’approprier la rente en faisant la queue, il doit sacrifier une partie de son temps et dissipe ainsi une partie de
153
154
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
sa rente. Il se produit un gaspillage de ressources que le mécanisme des prix permet
de prévenir. Si les Soviétiques passaient en moyenne deux heures par jour dans les
files d’attente, on imagine facilement le gaspillage énorme de temps qui en résultait.
À la limite, la rente risque d’être entièrement dissipée en temps d’attente. Ceux
dont le temps a la valeur la plus faible et qui accordent le plus de valeur au pain sont
les premiers à se joindre à la file. Chaque consommateur est disposé à consacrer à
l’attente un temps dont la valeur maximale ne peut pas dépasser la rente. Si le pain
se vend 50 ¢, le consommateur pour qui le pain vaut 70 ¢ est prêt à perdre un temps
d’une valeur maximale de 20 ¢. Le dernier pain vendu au prix réglementé devrait
procurer à son acheteur une rente tout juste égale à la valeur du temps perdu.
Le phénomène de dissipation de la rente est associé aussi aux autres mécanismes
de rationnement. Le marché noir comporte des risques. Une partie de la rente est
dissipée sous la forme des coûts additionnels engagés pour camoufler les transactions et éviter la détection. Le gouvernement peut aussi avoir à payer des frais afin
de réprimer le marché noir qui fait échec à ses visées. Ces coûts supplémentaires
n’existeraient pas dans un marché libre et ils représentent un gaspillage de la rente.
Le rationnement par coupons implique également du gaspillage (impression des
coupons, distribution, contrôle, etc.), puisque le rationnement effectué par le prix
du marché ne requiert pas de coupons.
Le boulanger qui contourne le contrôle en modifiant son produit s’expose à payer
des coûts de production accrus parce qu’il doit modifier ses méthodes de production.
Ces coûts sont superflus : ils servent uniquement à se soustraire à la réglementation
et à accaparer la rente. Ils représentent un gaspillage de ressources : le boulanger
n’aurait pas à les assumer s’il n’y avait pas de réglementation.
12. LES ASPECTS DISTRIBUTIFS DU CONTRÔLE
L
e contrôle des prix repose souvent sur de nobles intentions : on veut protéger
des groupes particuliers, généralement démunis, contre des hausses ou des
niveaux de prix jugés excessifs. Les bonnes intentions ne sont toutefois pas garantes
des résultats. En réalité, les groupes visés ne bénéficient pas toujours de ce type de
réglementation. Il se pourrait même que celle-ci n’atteigne aucun des objectifs visés
et qu’elle ne procure aucun avantage en contrepartie des distorsions qu’elle provoque.
Ses effets distributifs sont largement déterminés par les comportements particuliers
que provoque l’émergence d’une rente.
Chaque mode de rationnement qui se substitue à un mécanisme des prix inopérant
engendre des effets distributifs propres qui peuvent différer des effets désirés. La
rente peut être obtenue aussi bien par les producteurs, par les intermédiaires du
marché noir que par les consommateurs. Elle peut également être dissipée, auquel
cas personne n’en bénéficie véritablement. Les avantages du contrôle se trouvent
ainsi détournés au bénéfice d’autres groupes que les groupes cibles.
Si le producteur obtient en cachette des montants additionnels, s’il parvient à
hausser ses prix sous la forme déguisée d’une baisse de la qualité, c’est lui qui
accapare la rente et le consommateur paie le plein prix malgré le contrôle. Le prix
CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX
effectif peut même être plus élevé qu’en l’absence de contrôle, en raison des coûts
supplémentaires occasionnés. La pénurie risque toutefois d’être faible, puisque le
producteur obtient la rente et est incité à produire davantage. Si un marché noir se
met en place, le contrôle peut entraîner une hausse du prix effectif en occasionnant
une pénurie, et le consommateur est désavantagé. Ce ne serait pas la première fois
qu’en voulant aider un certain nombre de gens le gouvernement adopterait une
mesure qui les défavoriserait.
Le gouvernement ne peut avoir la certitude que son action bénéficie à ceux qu’il
veut aider que s’il émet des coupons. Toutefois, même dans ce cas, il n’atteint pas
véritablement ses objectifs. S’il distribue des coupons au lieu d’effectuer un transfert en espèces, on présume qu’il veut inciter les groupes cibles à consommer le
produit réglementé. Or, certains consommateurs à qui on a remis des coupons préféreront les vendre pour acheter d’autres biens qu’ils désirent plus ardemment. Ce
sont toutefois ces groupes cibles qui s’approprient la rente.
13. CONCLUSION
E
n empêchant le marché d’atteindre son équilibre, le contrôle des prix entraîne
une pénurie. Les ressources sont détournées vers d’autres productions moins
valorisées et il s’ensuit une réduction du bien-être collectif. Au lieu d’obtenir du
pain, le consommateur acquiert d’autres produits dont il se priverait volontiers en
échange de pain.
Selon le mécanisme de rationnement qui se substitue au mécanisme des prix, la
perte de bien-être peut être accentuée ou atténuée. Quand le rationnement s’effectue au moyen de la file d’attente, la production du bien réglementé est insuffisante et
la répartition de la production disponible est sous-optimale. Les biens disponibles
ne se retrouvent pas entre les mains des personnes qui les valorisent le plus ; ils sont
plutôt acquis par les personnes qui peuvent se permettre de faire la queue, leur
temps ayant une faible valeur. Le contrôle des prix entraîne dans ce cas un deuxième
gaspillage, associé à l’inefficacité de l’échange.
Les autres modes de rationnement favorisent toutefois la réalisation de l’optimum d’échange, car les biens disponibles parviennent aux personnes qui les valorisent le plus ; c’est le cas du marché noir et de l’émission de coupons négociables.
L’échange est efficace également quand le rationnement s’opère au moyen d’une
baisse de la qualité du produit réglementé. Il se réalise en fait dans toutes les situations
où le contrôle est inopérant, car alors la hausse des prix se manifeste d’une façon
ou d’une autre en dépit de la réglementation. Si le producteur réussit à accaparer la
rente, la production peut même se rapprocher de son niveau optimal. Paradoxalement, quand les divers intervenants parviennent à se soustraire à la réglementation,
le consommateur doit payer plus cher pour le produit qu’en l’absence de contrôle,
parce que le bien est plus rare (tableau 8-1). La réglementation, qui se fonde sur la
volonté d’aider le consommateur démuni en empêchant les prix de monter, aboutit
dans bien des cas à des prix plus élevés ! Ce tour de force n’est pas gratuit, car il
s’accompagne inévitablement d’une distorsion de l’allocation des ressources. C’est
à se demander si le contrôle des prix procure quelque avantage que ce soit !
155
156
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
nnn
T ableau | 8-1
Les mécanismes de rationnement
Production
Échange
Rente
Prix effectif
File d’attente
Pénurie
Sous-optimal
Acheteur
Prix réglementé + temps perdu
Préférence individuelle
Pénurie
Sous-optimal
Producteur
Prix réglementé
Marché noir
Pénurie
Optimal
Intermédiaire
Valeur marchande
Pénurie
Optimal
Détenteur de coupons
Valeur marchande
Quasi optimale
Optimal
Producteur
Valeur marchande
Coupons (avec revente)
Baisse de la qualité
N O T E S
1. Radio-Canada, Le Point, 23 septembre 1987, reportage sur Moscou.
2. Chambre des communes du Canada, projet de loi C-73 (Loi ayant pour objet de limiter les marges bénéficiaires, les prix,
les salaires et les rémunérations au Canada), adopté le 3 décembre 1975.
3. G. Gauthier et F. Leroux. Microéconomie – Théorie et applications, Chicoutimi, Gaëtan Morin éditeur, 1981, p. 328-331.
4. W. Marsden, « Savings Bonds Better Bet Than This « Bargain Building », The Gazette, 11 avril 1981.
5. K. Johnson, « The Stakes Get Higher in Food-Stamp Frauds », U.S. News & World Report, 7 février 1983, p. 51-52.
6. W. Simon, A Time for Truth, New York, McGraw-Hill, 1978, p. 53.
7. J.L. Carr, « Wage and Price controls : Panacea for Inflation or Prescription for Disaster », The Illusion of Wage and Price
Control, Vancouver, The Fraser Institute, 1976. L’auteur raconte (p. 41) qu’à l’entrée en vigueur du contrôle des prix aux
États-Unis, au début des années 1970, les fabricants de soupe aux boulettes de matzo ont réduit de quatre à trois le
­nombre de boulettes par portion !
8. S. Fallis et L.B. Smith, « Rent Controls with Exemptions », Ottawa, Société canadienne d’hypothèque et de logement,
­polycopié, 1984.
CHAPITRE
9
LE SOUTIEN
DES PRIX
1. Introduction
2. Pourquoi soutenir les prix ?
3. La création d’un surplus
4. La formation d’un club privé
5. Le prix d’une carte de membre
6. La création d’une rente
7. La capitalisation de la rente
8. Faible rente, gros prix
9. Certaines cartes sont chères, d’autres pas
10. La dissipation de la rente
11. Une invitation à l’illégalité
12. Une pression constante sur les prix
13. L’impasse des gains transitoires
14. Conclusion
158
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. INTRODUCTION
L
’ agriculteur canadien doit payer jusqu’à dix fois le prix d’une vache pour avoir le
droit de vendre son lait au prix de soutien1. Ce douteux privilège, l’agriculteur le
doit à une politique gouvernementale qui vise à l’aider en soutenant le prix du lait.
Le même type d’intervention gouvernementale produit le même résultat dans le
domaine du taxi. Pour faire du taxi à New York, on doit détenir un permis qui peut
coûter près de 350 000 $ aux propriétaires individuels. À Toronto, il faut débourser
250 000 $ pour obtenir le même privilège. Le permis de taxi atteint un prix plus
modeste à Montréal, soit 200 000 $. Pourtant, la réglementation a pour but d’aider
les propriétaires de taxis, tout en protégeant le consommateur2.
Au Québec, l’illégalité est très répandue dans l’industrie de la construction. La
rénovation domiciliaire est effectuée en bonne partie par des travailleurs au noir. Ce
phénomène, sans lien apparent avec le prix élevé des permis d’exploitation dans les
domaines du taxi et de l’agriculture, est pourtant la conséquence du même type d’inter­
vention gouvernementale. Il est le fruit du décret de la construction, qui définit les
tâches réservées aux différents métiers de la construction et fixe la rémunération.
Ces phénomènes résultent de politiques de soutien des prix qu’on retrouve dans
un nombre surprenant de secteurs d’activité. La Loi sur le salaire minimum constitue
un autre exemple de ce type de politique.
2. POURQUOI SOUTENIR LES PRIX ?
C
ertaines catégories de travailleurs ont des revenus modestes et parviennent
péniblement à joindre les deux bouts. Si seulement leur salaire était plus élevé,
ils pourraient vivre dans l’aisance, tout en ne travaillant pas davantage ! La solution
est apparemment très simple : il suffit d’augmenter leur salaire en décrétant un
salaire minimum.
Les agriculteurs travaillent sans relâche. Leur métier leur procure certains avantages, mais il est éreintant et les jours de congé sont rares ; les vaches ne prennent
pas de vacances ! De tout temps, la société a considéré qu’ils retiraient des revenus
insuffisants de leur dur labeur. Là encore, la solution est toute trouvée : les agriculteurs vivraient beaucoup mieux s’ils pouvaient vendre leur production à un prix
correct et juste. Si le gouvernement fixait le prix des produits agricoles à un niveau
plus élevé, les problèmes des agriculteurs seraient réglés.
Les petits dépanneurs ont peine à concurrencer les grandes chaînes qui peuvent
vendre la caisse de 24 bières à des prix imbattables. La même argumentation est
utilisée par les détaillants d’essence indépendants qui affrontent les réseaux de
pétrolières. Il n’est donc pas surprenant de constater que la Régie des alcools et la
Régie de l’énergie sont intervenues en fixant des prix minimaux 3.
Les gouvernements invoquent différentes raisons pour justifier leur politique de
soutien des prix. Quelle que soit la raison officielle, ces mesures s’expliquent le plus
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
souvent par la volonté de hausser le revenu de certaines catégories de personnes en
augmentant le prix auquel elles peuvent vendre leurs services. Elles se fondent
généralement sur l’opinion selon laquelle ces personnes disposeraient d’un revenu
inadéquat si elles obtenaient pour leurs services le prix dicté par le marché. La
solution préconisée est alors de maintenir le prix au-dessus du prix du marché.
Hélas, ce n’est malheureusement pas si simple !
3. LA CRÉATION D’UN SURPLUS
L
es politiques de soutien des prix provoquent sur le marché des ajustements qui
entravent la réalisation des objectifs distributifs visés et entraînent des distorsions dans l’allocation des ressources. Comme le contrôle des prix débouche sur
une pénurie, il n’est pas étonnant que le soutien des prix engendre un surplus. Les
deux politiques sont tout aussi coûteuses l’une que l’autre, en raison des distorsions
qu’elles entraînent dans l’allocation des ressources. De surcroît, on n’a pas fait la
preuve qu’elles ont les effets distributifs désirés ; en fait, elles peuvent même nuire
à ceux qu’elles prétendent aider.
Le marché a pour fonction d’équilibrer les quantités offertes et demandées de
chaque bien et de chaque service. Si une intervention gouvernementale dicte un
prix supérieur au prix d’équilibre, il est facile de prévoir les conséquences immédiates de cette décision : d’une part, la quantité demandée diminue, le bien étant
plus cher ; d’autre part, la quantité offerte augmente, la rentabilité de l’activité étant
accrue. Il en résulte inévitablement une offre excédentaire (graphique 9-1).
Les surplus agricoles
La forme précise de cette offre excédentaire dépend du secteur. Dans le domaine
agricole, les fermiers, attirés par le prix de soutien, produisent davantage. Chacun
cultive plus intensivement ses terres en utilisant plus d’engrais et en ensemençant
n
n n G rap h ique | 9-1
La création d’un surplus
Prix
Offre
Surplus
Au prix de soutien P, la quantité demandée du
produit est X, alors que les producteurs offrent
la quantité X1 : il y a donc un surplus égal à
(X1 – X). Si les producteurs décident d’écouler
toute leur production, ils devront se contenter
du prix P1, qui est le prix auquel les consommateurs sont disposés à acheter la quantité X1.
P
P1
Demande
X
X1
Quantité
159
160
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
les terres peu productives. Certains abandonnent les cultures dont le prix n’est pas
soutenu pour produire la denrée soutenue, mais ils ne peuvent pas écouler toute leur
récolte au prix de soutien, la demande étant réduite en raison du prix plus élevé.
Comment réagiront-ils s’il y a un surplus de denrées périssables ? Quel comportement peut-on prévoir de leur part ? Mieux vaut écouler ses surplus, même à prix
réduit, que de les laisser se détériorer dans des entrepôts. Toutefois, ce comportement
risque fort de faire baisser le prix et de l’amener au-dessous du prix d’équilibre, en
raison de l’abondance de la production (graphique 9-1). Les agriculteurs ne s’en
porteraient guère mieux ! C’est pourquoi le soutien des prix ne suffit pas ; il doit
nécessairement être associé à d’autres mesures.
Il s’accompagne souvent d’un engagement gouvernemental à acheter les surplus
agricoles au prix de soutien. On observe alors une accumulation de produits agricoles dans les entrepôts du gouvernement, ce qui donne lieu à divers problèmes.
C’est le cas du sirop d’érable : à la fin de 2005, plus de 60 millions de livres de sirop
d’érable, ou près de 100 000 barils, étaient conservés à grands frais dans les entrepôts de la Fédération des producteurs acéricoles, certains depuis le printemps 2000.
Pas surprenant que cet entreposage prolongé ait provoqué un processus de fermentation extrême qui a rendu le sirop de bon nombre de barils impropre à la consommation (encadré 9-1)4.
Le gouvernement peut essayer de vendre ses surplus. Mais il ne peut certainement pas les écouler sur le marché intérieur, qui ne parvient pas à absorber la
récolte annuelle, sans casser le marché pour les agriculteurs. S’il se tourne vers les
marchés extérieurs, il doit trouver des clients qui, normalement, n’auraient pas
acheté les produits canadiens. Il ne faut toutefois pas trop compter sur ces débouchés, le Canada n’étant pas le seul pays aux prises avec des surplus agricoles.
Le gouvernement peut offrir une partie de la production excédentaire en cas de
cataclysmes internationaux. Un tremblement de terre en Amérique latine a permis
dans le passé au gouvernement canadien d’écouler une partie de son surplus accumulé de poudre de lait, expédiée à titre d’aide aux sinistrés. La solution peut être
aussi de détruire les stocks, purement et simplement, au risque de susciter l’indignation populaire.
Comme on le constate, il n’est pas facile de se départir des surplus gouverne­
mentaux ; les solutions ne sont pas nombreuses. L’achat des surplus agricoles par le
gouvernement ne constitue donc pas une politique viable. On doit envisager
une autre solution, consistant à prévenir la constitution de surplus, par exemple par
les restrictions à l’entrée et à la production.
Les autres surplus
Dans le domaine du taxi, le surplus prend une forme différente, l’accumulation de
stocks y étant manifestement impossible. Le surplus se présente plutôt sous la forme
d’un nombre excessif de voitures-taxis par rapport à la demande. Faute de réglementation à l’entrée, les voitures sont sous-utilisées. Pour trouver une solution à ce problème, la coopérative des propriétaires de taxis de Laval, qui détient le monopole
du taxi dans l’île Jésus, vient d’interdire la pratique du « doublage » qui permet aux
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
E N C A D R É 9 - 1  
   Pendant que des millions de litres dorment dans des entrepôts…
les stratégies de mise en marché du sirop d’érable laissent un goût amer
N
’attendez pas la fin de la saison pour
acheter votre sirop d’érable en solde.
Malgré les millions de litres de sirop qui
dorment dans trois entrepôts québécois, la
Fédération des acériculteurs du Québec
maintient le cap et ne compte toujours pas
baisser les prix.
Depuis deux ans, elle a plutôt choisi
d’imposer des quotas à ses membres afin
qu’ils ne produisent qu’à 75 % de leur capacité. Et elle mise sur l’exportation pour
écouler les stocks excédentaires.
Elle a dans sa ligne de mire quatre marchés : l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis,
mais surtout le Japon, qui a augmenté de
40 % ses importations l’année dernière. Et ce
n’est pas un hasard : une délégation de Québécois a débarqué à Tokyo au printemps 2005.
Les acériculteurs ont installé une cabane à
sucre et fait de la tire d’érable.
Au Japon, une conserve de sirop se vend
plus de 20 $. Ici, le consommateur québécois
continue de payer moins de 5 $ pour sa boîte
d’une livre et demie, mais beaucoup plus s’il
décide d’acheter une jolie bouteille dans un
supermarché.
Dans un cas comme dans l’autre, le producteur reçoit autour de 2 $ pour chaque
livre vendue, selon la clarté du produit – le
sirop pâle se vendant plus cher.
Mauvaise stratégie ?
L’économiste Pierre Fortin croit que le maintien des prix à leur niveau actuel est une
mauvaise décision. « En ce moment, au
Québec, dit-il, un très grand nombre de
producteurs est au bord de la faillite. » Selon
lui, si on diminuait temporairement le prix
des produits de l’érable plutôt que de couper
le quart de la production, on pourrait stimu-
ler la vente et enfin vider ces entrepôts où
l’on trouve du sirop qui date parfois de la
récolte de l’an 2000.
« Ça a l’air logique de dire que si on baisse
le prix, les gens vont en acheter plus, plaide
Marc-André Côté, secrétaire adjoint de la
Fédération. Mais ce n’est pas tout à fait exact :
il y a une certaine limite à la consommation
du sirop d’érable. Ce n’est pas du sucre
blanc. Les gens ne l’utilisent pas partout. »
Les résultats statistiques préliminaires
obtenus par Pierre Fortin indiquent toutefois
qu’une baisse de 10 % des prix entraînerait
une hausse de 20 % de la consommation de
sirop d’érable. L’économiste a fait une étude à
la demande des érablières de transformation.
Pourquoi des acériculteurs demandent-ils
à un spécialiste d’étudier les pratiques de
leur propre Fédération ? Parce que, dans le
groupe, ce n’est pas l’harmonie. « C’est l’enfer », confie plutôt un propriétaire de cabane
à sucre, qui se plaint d’être très mal représenté par son syndicat.
La Fédération des acériculteurs fait partie
de l’Union des producteurs agricoles (UPA).
Tout producteur doit en faire partie, celui qui
entaille 200 arbres presque par hobby et vend
son sirop sur la ferme comme celui qui dirige
une véritable PME. Seulement 1 0 00 produc­
teurs sur 7 300 vivent de l’érable. La grande
majorité a d’autres revenus plus importants.
Mais tous doivent se conformer aux mêmes
règles.
Comment expliquer les surplus ?
Le Québec est de loin le plus important pro­
ducteur de sirop d’érable de la planète : 80 %
de tout le sirop que l’on retrouve dans le
monde est fait ici. Et ça ne semble pas vouloir changer.
« La capacité de production a triplé au cours
des 15 dernières années, notamment à cause
des progrès technologiques pour la cueillette
du sirop », explique Marc-André Côté. Les
ventes ont augmenté, mais pas aussi rapidement que la production de sirop. Et comme
dans toute agriculture, la nature a le dernier
mot sur la production.
Dans les cabanes à sucre, l’an 2000 a été
la meilleure année de tous les temps. La pro­
­duction a dépassé de beaucoup la demande,
et les prix étaient en chute libre. La Fédération a ramassé les surplus, en gros barils de
sirop en vrac provenant directement des
cabanes. En 2002, la Fédération a créé une
agence de vente pour gérer les stocks invendus qui s’empilaient à la vitesse grand V.
Elle tente de les écouler depuis.
Les barils contiennent du sirop récolté
depuis six ans dans des conditions pas toujours optimales. Dans un reportage-choc,
les journalistes de l’émission La Semaine
verte de Radio-Canada nous montraient la
semaine dernière des barils de sirop qui
avaient fermenté. La situation est inquiétante : la fermentation ne rend pas le sirop
impropre à la consommation, mais elle altère son goût. Un peu, dans le cas d’une
légère fermentation, mais si le baril de sirop
a fendu sous la pression, on peut s’attendre
à un goût de moisi.
Cette année, 170 cabanes seront fermées,
leurs propriétaires ayant choisi d’utiliser un
congé de production parrainé par la Fédération. « C’est un problème économique, mais
c’est aussi un problème social, indique Pierre
Fortin. Ces gens-là vieillissent et leurs entreprises, qu’ils pensaient passer à leurs enfants,
ne valent plus rien. Sur le plan humain, c’est
tragique. »
Source : Stéphanie Bérubé, La Presse, 17 mars 2006, p. A1.
propriétaires de louer leur véhicule à un chauffeur indépendant pendant les heures
où ils ne s’en servent pas5. Dans le domaine de la construction, les prix de soutien
s’accompagnent de chômage dans les différents métiers de ce secteur d’activité. En
imposant un salaire supérieur au salaire du marché, la loi du salaire minimum
aboutit au même résultat6.
161
162
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
4. LA FORMATION D’UN CLUB PRIVÉ
C
omme ils engendrent des surplus, les prix de soutien appellent tôt ou tard une
intervention additionnelle qui consiste habituellement à restreindre l’entrée et
à limiter la production. La solution est de former un club privé dont ne fait pas
partie qui veut.
Dans le domaine agricole, les gouvernements aux prises avec des surplus importants mettent parfois sur pied un programme de réduction des emblavures, qui
prévoit de payer les agriculteurs pour qu’ils laissent en friche des surfaces cultivables.
En incitant les fermiers à réduire les surfaces cultivées et à limiter leur récolte, les
gouvernements espèrent écouler leurs surplus.
Le gouvernement américain a instauré une politique de ce type en 1983. Pour
chaque acre de terrain qu’il laissait en friche, l’agriculteur recevait une certaine
quantité de céréales puisée à même les stocks gouvernementaux. Les solutions de
cette nature ne donnent pas toujours les résultats escomptés, parce que les fermiers
laissent en friche les terres les moins fertiles et cultivent plus intensivement les
surfaces réduites. Dans le même ordre d’idées, Washington a versé de l’argent aux
fermiers, en 1986, pour qu’ils abattent des vaches laitières afin de réduire la production de lait. Les fermiers ont tué leurs vieilles vaches improductives, ont empoché
l’argent du gouvernement et ont reconstitué leur cheptel grâce à des génisses productives. Non seulement le marché a été inondé de viande de bœuf coriace et
­insipide, mais la production de lait a augmenté7 ! Une mesure similaire a été mise
de l’avant par l’Union européenne dans le cas des problèmes récurrents de surplus
de vin : l’objectif poursuivi est l’arrachage de 400 000 hectares de vignes sur une
période de cinq ans, le budget des aides étant plafonné à 2,4 milliards de dollars8.
De la même façon, pour atténuer le problème des surplus de sirop d’érable, le gouvernement du Québec a alloué des sommes aux acériculteurs pour financer des
congés de production9. L’expérience des autres pays permet de douter de l’efficacité
de cette mesure.
La solution canadienne habituelle au problème des surplus agricoles consiste à
émettre des droits de production, appelés quotas de production. S’il veut pouvoir
produire la denrée réglementée et la vendre au prix de soutien, l’agriculteur doit
détenir un quota de production. En restreignant le nombre de quotas émis, le gouvernement est en mesure de ramener la production annuelle à la quantité que le
marché peut absorber au prix de soutien, prévenant ainsi la formation de surplus
(graphique 9-2).
En pratique, on détermine la quantité de la denrée que le marché intérieur peut
absorber au prix de soutien ; on la répartit ensuite entre les provinces productrices
et on confie aux offices de commercialisation de chaque province la tâche de distribuer les quotas entre les agriculteurs. Chacun d’entre eux est ensuite tenu de
respecter la limite de production qu’on lui a imposée, celui qui produit trop étant
sanctionné.
Le système de quotas sert à réglementer l’entrée dans le club et la production. Ne
peuvent entrer sur le marché réglementé que les détenteurs de quotas, et leur production individuelle se limite aux quotas qu’ils détiennent. Pour faire partie du
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
n
Les quotas de production
n n G rap h ique | 9-2
Prix
Quotas
O
P
P
*
a
b
c
d
Perte
P0
D
X
X
*
Quantité
Pour prévenir la formation d’une offre excédentaire au prix de soutien P, le gouvernement
restreint l’entrée dans le club et limite la production. Il émet des quotas de production en
quantité X, soit la quantité que les consommateurs sont disposés à acheter au prix de soutien.
Pour une quantité X, le prix du produit (P)
dépasse son coût marginal de production (Po).
La valeur du produit aux yeux du consommateur
est donc supérieure à son coût marginal. Les
consommateurs souhaiteraient qu’il y ait une
hausse de la production jusqu’à la quantité
optimale X*. Ils perdent donc un surplus égal à
a + b ; les producteurs gagnent a, mais perdent d.
La perte sociale nette en raison d’une restriction
de la production est mesurée par le triangle b + d.
club des producteurs de lait, il faut détenir des quotas de lait. On retrouve ce système,
sous des formes légèrement différentes, dans plusieurs secteurs. Dans le domaine
du taxi, par exemple, on recourt à l’émission de permis. Ce permis équivaut à un
quota agricole en ce qu’il restreint l’entrée dans le club, mais il en diffère en ce qu’il
ne limite pas la production individuelle de son détenteur. Dans le domaine de la
construction, la réglementation définit les tâches que chaque corps de métier est
autorisé à effectuer et les tarifs pour chaque tâche sont fixés par décret. Compte
tenu des tarifs ainsi déterminés, le nombre de personnes désireuses d’exercer ces
métiers est relativement élevé, et l’entrée dans le club est réglementée par la carte de
compétence. Ce permis donne le droit d’exercer et d’exiger le tarif fixé par décret.
La réglementation des professions impose aussi des barrières à l’entrée. Pour être
autorisé à pratiquer le droit ou le notariat, on doit réussir les examens du Barreau
ou de la Chambre des notaires. Certains diront que ces examens sont requis pour
assurer la compétence des membres de ces ordres professionnels et pour protéger
le public ; ils n’en constituent pas moins des barrières à l’entrée qui permettent
d’éviter la formation de surplus comme les quotas de production agricole. Cependant, contrairement au quota agricole et au permis de taxi, la carte de compétence
est rattachée à une personne et ne peut pas être échangée sur le marché.
5. LE PRIX D’UNE CARTE DE MEMBRE
P
our être admis dans le club des agriculteurs, il faut détenir la carte de membre
que représente le quota agricole. Chaque club exige une carte de membre qui lui
est propre : c’est le quota de lait, de poules pondeuses ou de poulets à rôtir ; c’est aussi
le permis de taxi, la carte de compétence dans la construction. Ces cartes de membre
peuvent coûter cher, même très cher. Pour faire partie du club des propriétaires de
163
164
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
taxis de New York, il faut acheter une carte de membre valant 350 000 $. À Mont­
réal, le club est beaucoup moins sélect : on peut en devenir membre en déboursant
200 000 $. Pour être accepté dans la confrérie des producteurs de lait du Québec,
il faut payer plus de 1 000 000 $ si on a l’intention d’élever un troupeau de dimension moyenne10.
Pour quelle raison des personnes rationnelles acceptent-elles de payer des sommes
aussi considérables pour faire partie d’un club ? C’est que la carte de membre permet
de bénéficier des avantages particuliers fournis par le club ; par exemple, un club
sportif procure à ses membres le droit d’utiliser des équipements divers, notamment la piscine, les appareils de musculation et de conditionnement physique, les
courts de tennis, etc. Alors, quels avantages le club des producteurs de lait, le club
des propriétaires de taxis, le club des producteurs d’œufs procurent-ils ?
Dans l’industrie laitière, la détention d’un quota autorise à produire un kilogramme de matière grasse par jour et à le vendre au prix de soutien. C’est là son
seul avantage. Or, au Québec, ce quota se vendait 32 500 $ en juin 200611. Pour une
ferme laitière moyenne, produisant 35,2 kg de matière grasse par jour, cela représente un débours de 1 144 000 $. Dans l’industrie avicole, le quota, d’une valeur de
200 $, permet de vendre la production annuelle d’une poule pondeuse, soit environ
25,2 douzaines d’œufs. Pourquoi payer si cher ? Une seule explication valable : cela
rapporte ! Le quota de lait ou d’œufs permet à son détenteur de faire un profit sur
la vente de lait ou d’œufs, compte tenu du prix de soutien décrété par les offices de
commercialisation.
Supposons qu’une douzaine d’œufs se vende 1,50 $. Pour accepter d’acheter un
quota, l’agriculteur doit être convaincu de pouvoir produire ses œufs pour moins
de 1,50 $. Le prix maximal qu’il acceptera de payer pour avoir le droit de produire
une douzaine d’œufs est égal au profit qu’il pense pouvoir réaliser sur chaque douzaine. Si le producteur accepte de payer 200 $ pour un quota correspondant à la
production annuelle d’une poule pondeuse, c’est qu’il pense pouvoir produire les
œufs à un coût inférieur au prix de soutien et réaliser un profit minimal de 200 $
sur la durée du quota.
Le fait qu’un quota d’œufs ait une valeur marchande, si faible soit-elle, montre
que le prix d’une douzaine d’œufs est supérieur à son coût marginal. C’est la preuve
que le prix des œufs est excessif et que, par conséquent, la production de cette
denrée est inférieure à la production optimale. Le graphique 9-2 illustre cette situation. La valeur du quota atteste du fait que les agriculteurs obtiennent un profit de
monopole. Dans un marché respectant les règles de la concurrence, le prix d’un
bien est tout juste égal à son coût marginal. Le producteur marginal couvre alors à
peine ses coûts, y compris une rémunération normale pour le temps qu’il consacre
à son entreprise et le capital qu’il y a investi. Il ne peut pas se permettre de payer
pour avoir le droit de produire. Observons les choses sous un angle différent : si le
prix de soutien décrété par l’Office de commercialisation était égal au prix de
l’équilibre concurrentiel, les quotas de production n’auraient aucune valeur marchande. Leur valeur provient du fait que les producteurs ont constitué un cartel
ayant le pouvoir de fixer les prix. À cet égard, il est révélateur que l’on ait dû explicitement soustraire les cartels de producteurs agricoles aux dispositions de la législation antitrust.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
6. LA CRÉATION D’UNE RENTE
E
n empêchant l’équilibre concurrentiel de se matérialiser, le prix de soutien et
la réglementation de l’entrée engendrent une rente, autrement dit un écart
entre le prix du bien et son coût marginal de production (graphique 9-3). Les producteurs obtiennent ainsi un prix supérieur au prix minimum requis pour couvrir
leur coût marginal de production. Ils seraient en mesure de fournir le bien à un
prix inférieur. C’est donc dire que le consommateur paie trop cher pour le produit :
il paierait sûrement moins cher si on ne restreignait pas l’entrée dans le club. Dans
un marché concurrentiel, les producteurs ne peuvent pas vendre à un prix supérieur au coût marginal parce que leurs profits supranormaux entraîneraient l’entrée
de nouveaux producteurs.
L’agriculteur serait en mesure de fournir la denrée à un prix inférieur au prix de
soutien. Comme il serait disposé à vendre son produit moins cher, il obtient une rente,
un profit pur qu’il n’est pas nécessaire de lui verser pour acquérir le produit. Il en est
de même dans l’industrie du taxi. Comme l’entrée est réglementée, le tarif d’une
course en taxi dépasse son coût marginal et le détenteur du permis empoche cette
rente. Dans le domaine de la construction, la rente, réservée au détenteur d’une carte
de compétence, est égale à l’écart entre le tarif du décret de la construction et la rému­
nération minimale exigée par les travailleurs pour effectuer une tâche. Le travail au
noir atteste du fait que des ouvriers sont disposés à effectuer des tâches à un prix
inférieur au tarif officiel ; il indique par le fait même que le tarif officiel est excessif.
n
n n G rap h ique | 9-3
Prix
La rente associée aux quotas
O
Quotas
La dernière unité vendue par les agriculteurs
rapporte le prix de soutien P, mais elle ne coûte
que P 0 à produire. Cet écart entre le prix de
soutien et le coût marginal de production est
une rente accordée aux agriculteurs en raison de
la réglementation. La partie hachurée mesure
la rente totale obtenue par les détenteurs de
quotas.
P
Rente
P0
D
X
Quantité
7. LA CAPITALISATION DE LA RENTE
I
l existe évidemment un lien étroit entre la valeur des quotas et la rente émergeant de la réglementation de l’entrée. Cela va de soi, puisque le quota ne procure
qu’un avantage, soit le droit à la rente. En achetant un quota, l’agriculteur achète le
165
166
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
droit à la rente pour toute la durée du quota. Le lien entre la valeur du quota et la
rente est de même nature que le lien entre le prix d’un immeuble et le loyer qu’il
rapporte, ou le lien entre le prix d’une action et les futurs bénéfices auxquels elle
donne droit.
Un quota de poule pondeuse donne le droit de vendre la production d’une poule
pondeuse, soit environ 25 douzaines d’œufs par année. Si la douzaine d’œufs se
vend 1,50 $ et si son coût marginal de production est de 1 $, l’agriculteur peut
réaliser un profit de 50 ¢ par douzaine produite. Le quota lui donne alors le droit à
un profit annuel de 12,50 $. C’est le montant maximum qu’il acceptera de verser
pour louer un quota pendant une année. Le graphique 9-4 illustre le lien entre la
rente créée par la réglementation et la demande pour les quotas de production.
Combien l’agriculteur acceptera-t-il de payer au maximum pour acheter le quota et
obtenir le droit de produire 25 douzaines d’œufs par année, à perpétuité ? Un prix
égal à la valeur actuelle des rentes futures auxquelles le quota lui donne droit. À un
n
Le marché des quotas
n n G rap h ique | 9-4
A.
Prix
Quotas
O
P
P0
Cm0
D
X0
X
Produits
agricoles
B.
Loyer annuel
d’un quota
Quotas
disponibles
Prix offert par un
producteur efficace
P – Cm0
Demande de quotas:
P – Cm
P – P0
X
X0
Quotas
agricoles
Le quota procure à son détenteur un
profit égal à l’écart entre le prix de soutien et le coût marginal de production. Ce
profit pur correspond au montant maximum qu’un producteur est disposé à
payer pour obtenir le quota pendant une
année. Ainsi, le producteur le plus efficace est disposé à payer un prix égal à
(P – Cm0) pour son quota (graphique A).
Cette somme permet de repérer le premier point sur la courbe de la demande
pour les quotas de production agricole
(graphique B).
Si le coût marginal est croissant, la valeur
des quotas diminue au fur et à mesure
que leur nombre augmente. Les agriculteurs seraient disposés à acheter des
quotas jusqu’à la quantité X0, en supposant que le prix de soutien est de P. C’est
effectivement pour une production agricole X0 que le prix de soutien est égal au
coût marginal. La valeur du X0e quota est
donc nulle, ce que reflète la courbe de la
demande. Si le nombre de quotas est
limité à X, alors le loyer annuel des quotas atteint (P – P 0).
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
taux d’intérêt de 6 %, une rente annuelle perpétuelle de 12,50 $ a une valeur capitalisée de près de 208 $. C’est le prix maximal qu’un agriculteur sera disposé à
payer pour acquérir le quota d’une poule pondeuse.
Ce calcul hypothétique donne un résultat voisin de la valeur du quota pour une
poule pondeuse au Québec. À 200 $, ce quota procurerait au producteur marginal
une rente d’environ 50 ¢ par douzaine d’œufs. Ce calcul rapide incorpore toutefois
un certain nombre d’hypothèses susceptibles d’influer sur le résultat. Il suppose,
entre autres, que le quota a une durée indéfinie et que le taux d’intérêt reste
constant. Si la durée du quota était écourtée, le prix de 200 $ correspondrait à une
rente plus substantielle, car alors l’agriculteur devrait récupérer plus rapidement le
prix du quota. Si le taux d’intérêt était plus élevé, la rente annuelle serait plus substantielle. Le tableau 9-1 illustre la relation entre la rente et la valeur des quotas.
nnn
T ableau | 9-1
La capitalisation de la rente
Prix d’une douzaine d’œufs
1,50 $
1,50 $
1,55 $
Coût marginal
1,00 $
1,05 $
1,00 $
Rente par douzaine
0,50 $
0,45 $
0,55 $
12,50 $
11,25 $
13,75 $
6 %
208,33 $
187,50 $
229,16 $
8 %
156,25 $
140,62 $
171,87 $
13 %
96,15 $
86,53 $
105,76 $
Loyer annuel (rente pour 25 douzaines)
Rente capitalisée et valeur du quota
(rente annuelle/taux d’intérêt) à un taux d’intérêt de :
8. FAIBLE RENTE, GROS PRIX
U
ne rente de 50 ¢ par douzaine d’œufs peut paraître modeste. Pourtant, les
quotas nécessaires à l’exploitation d’une ferme de 5 0 00 poules pondeuses
atteignent de ce fait une valeur considérable, à tel point que la Fédération des producteurs d’œufs de consommation du Québec a mis en place un Programme d’aide
au démarrage des nouveaux producteurs. Parce que le prix du quota d’une poule
pondeuse correspond à la capitalisation des rentes futures, même une faible augmentation du prix de soutien peut avoir d’énormes répercussions sur la valeur des quotas.
Supposons que l’Office de commercialisation propose une augmentation de 5 ¢ la
douzaine d’œufs. Ce montant représente une hausse de 10 % de la rente (0,05 $/0,50 $)
et il devrait se refléter dans une hausse équivalente de la valeur des quotas. Le
quota de 208 $ s’apprécierait alors de 20 $ et le producteur exploitant une ferme
moyenne de 5 0 00 poules pondeuses réaliserait sur l’ensemble de ses quotas un
gain de capital de 100 000 $. Cela n’est pas à dédaigner ! Il n’est pas étonnant que les
agriculteurs s’intéressent si vivement aux décisions des offices de commercialisation !
167
168
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Le tableau 9-1 illustre l’effet substantiel qu’une variation de 5 ¢ du prix de soutien ou
du coût de production peut avoir sur la valeur des quotas.
On ne se surprendra pas d’apprendre que le consommateur attache peu d’importance à cette hausse de prix : 5 ¢ la douzaine d’œufs, ce n’est pas la fin du monde,
cela s’assume assez bien. Pour une famille qui consomme en moyenne 62 douzaines
par année, le coût additionnel se chiffre à seulement 3,10 $. Et le consommateur ne
se donne pas la peine de capitaliser ses pertes annuelles, qui lui paraîtraient plus
lourdes (51,66 $). On comprend alors que les décisions politiques et réglementaires
puissent pencher plus souvent du côté des producteurs que de celui des consommateurs. Voilà un bel exemple de mesure dont les avantages touchent un nombre
restreint de producteurs et dont les coûts se répartissent entre un nombre considérable de consommateurs. Le producteur avicole moyen voit la valeur marchande de
ses quotas augmenter de 100 000 $ à la suite d’une faible augmentation du prix d’une
douzaine d’œufs, tandis que la facture alimentaire annuelle du consommateur
moyen s’accroît de 3,10 $ environ. Nul besoin d’être malin pour deviner qui du
consommateur ou du producteur déploiera le plus d’énergie pour influencer les
décisions politiques en matière agricole !
9. CERTAINES CARTES SONT CHÈRES, D’AUTRES PAS
L
e prix d’une carte de membre peut varier d’un club à l’autre. Si le permis de
taxi se transige à 350 0 00 $ à New York, il faut en déduire que le prix d’une
course en taxi y est nettement supérieur à son coût marginal et que les permis sont
peu nombreux. Le nombre de permis à New York a très peu augmenté au fil des
ans, passant de 11 787 en 1937 à 12 779 en 200512 ! Compte tenu de l’expansion de
la ville durant les cinquante dernières années, il n’est pas étonnant que le permis
de taxi ait pris une telle valeur. S’il coûte moins cher à Toronto, il en découle que
le tarif d’une course excède son coût par une marge plus faible et que le nombre de
permis en circulation est plus élevé par rapport à la clientèle.
Avant 1999, la réglementation québécoise donnait au détenteur d’un permis de
camionnage le monopole d’une route donnée et lui permettait de demander un prix
supérieur au tarif concurrentiel. Il lui accordait par le fait même le droit à une rente
de monopole égale à l’écart entre le tarif et le coût marginal du transport. Néanmoins,
les permis de camionnage ont souvent eu une faible valeur. Cela tenait à diverses
raisons, notamment à la difficulté de faire respecter la réglementation et au laxisme
dont faisaient preuve les personnes chargées d’effectuer les vérifications nécessaires
auprès des camionneurs. Il existait également des substituts aux transporteurs
réglementés. Ainsi, les expéditeurs pouvaient recourir aux services des agences de
location de camions pour effectuer leurs livraisons ; ils pouvaient aussi constituer
leurs propres flottes. Le pouvoir de monopole des transporteurs réglementés s’en
trouvait restreint d’autant. Le permis de camionnage ne pouvait pas dans ces conditions acquérir une valeur substantielle, puisqu’il ne fournissait pas à son détenteur
des avantages considérables.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
10. LA DISSIPATION DE LA RENTE
T
ous les permis ne donnent pas lieu à une capitalisation de la rente ; en effet, il
est indispensable pour cela que les permis soient négociables. Dans certains
secteurs, les permis sont rattachés à des personnes et ne sont pas transférables ; la
capitalisation de la rente est alors impossible. Le médecin, l’avocat et le notaire ne
peuvent pas vendre leur droit d’exercer la profession, pas plus que les travailleurs de
la construction. Dans le domaine du transport aérien, les lignes ne sont pas négociables. La valeur des lignes ne peut se refléter dans le prix des permis ; elle se reflète
plutôt dans la valeur de l’entreprise de transport aérien qui détient les lignes.
Dans bien des cas, il peut se produire un phénomène de dissipation de la rente,
consistant à gaspiller la rente créée par la réglementation au moyen de diverses
pratiques entraînant d’inutiles hausses de coûts. Ainsi, dans le secteur du camionnage, la réglementation imposait parfois des trajets particuliers aux transporteurs
ou leur interdisait de transporter des marchandises au retour. Les détenteurs de
permis devaient parfois engager des dépenses pour influencer les décisions de l’organisme réglementaire13. Ces dépenses sont un exemple de dissipation de la rente :
les coûts d’exploitation augmentent et la valeur des permis baisse. Le graphique 9-5
illustre un phénomène de dissipation partielle de la rente.
n
n n G rap h ique | 9-5
Prix
Permis
d’exploitation
La dissipation de la rente
Coût avec dissipation
Coût marginal
La rente créée par la réglementation peut
être dissipée ou gaspillée à cause de
diverses pratiques inefficaces qui haussent les coûts pour les producteurs. Ces
pratiques font perdre aux producteurs la
partie lignée de la rente initiale, la partie
carrelée mesurant la rente qui leur reste.
P
P1
P0
D
X
Quantité
11. UNE INVITATION À L’ILLÉGALITÉ
L
’ existence d’une rente implique des occasions d’échanges bénéficiant à toutes les
parties. Des consommateurs seraient disposés à acheter une plus grande quantité du bien, à condition que le prix soit inférieur au prix de soutien ; des producteurs
169
170
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
Le gain associé à la clandestinité
n n G rap h ique | 9-6
Prix
Quotas
O
P
Gains à l’échange
P
*
P0
D
X
X
*
Quantité
Quand la production se limite à la quantité X, il
subsiste des occasions d’échanges avantageuses
pour les deux parties. Des consommateurs
accordent aux unités (X* – X) une valeur totale
qui est égale aux parties quadrillée et hachurée.
Par ailleurs, des producteurs seraient disposés
à fournir ces unités additionnelles à un coût
correspondant à la partie hachurée. La partie
quadrillée représente les gains réalisés par les
consommateurs et les producteurs si des unités
additionnelles étaient produites et échangées
au prix P *. Il faut prévoir qu’ils tenteront d’effectuer ces échanges additionnels; ils devront tou­te­
fois les réaliser dans la clandestinité, puisque la
réglementation interdit d’effectuer des échanges
à un prix inférieur au prix de soutien.
seraient tout aussi disposés à le leur fournir à un prix infé­rieur au prix réglementé,
leur coût marginal de production étant relativement faible. Les deux groupes profiteraient de ces échanges additionnels. Les consommateurs obtiendraient le bien à
bon prix, tandis que les producteurs réaliseraient un profit sur les unités additionnelles vendues. Il existe donc un terrain d’entente possible entre consommateurs et
producteurs ; il faut prévoir qu’ils chercheront à concrétiser ces échanges. Le
­graphique 9-6 permet de cerner les gains réalisables grâce à ces échanges addi­
tionnels.
Pourtant, ces transactions sont illégales, puisqu’elles ne peuvent s’effectuer qu’à
un prix inférieur au prix décrété par le gouvernement ou par l’organisme mandaté
à cette fin. Si on n’applique pas la réglementation de manière stricte, les infractions
seront fréquentes : par exemple, le travail au noir est courant dans le secteur de la
rénovation, car on le détecte plus difficilement que sur les chantiers de construction. Même si on le dénonce souvent et qu’on estime qu’il est à l’origine de bien des
maux, notamment du chômage, le travail au noir sert de soupape quand une réglementation trop forte empêche le marché de jouer son rôle ; à vrai dire, il ne constitue pas la cause des problèmes, mais la conséquence des distorsions d’origine
réglementaire ou fiscale. C’est un phénomène normal, qui a des effets bénéfiques
pour la société dans son ensemble, puisque des échanges avantageux pour les deux
parties peuvent ainsi se réaliser, échanges que la réglementation a rendus impos­
sibles. Les distorsions attribuables à la réglementation s’en trouvent réduites.
Le travail au noir dans la rénovation et les exportations clandestines de sirop
d’érable sont à cet égard deux phénomènes semblables : des agents essaient de
conclure des transactions avantageuses pour les deux parties, néanmoins interdites
par la réglementation.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
12. UNE PRESSION CONSTANTE SUR LES PRIX
L
a capitalisation de la rente implique que, tôt ou tard, on devra adopter des prix
de soutien, non pas pour augmenter le revenu des fournisseurs, mais pour couvrir leurs coûts et leur assurer une rémunération normale. Le soutien des prix n’a
aucunement aidé les agriculteurs et les propriétaires de taxis qui ont dû acheter
leurs quotas ou leurs permis. En raison du phénomène de la capitalisation, il aide
uniquement les personnes à qui on a initialement distribué les quotas ou les permis ; il ne procure que des gains transitoires.
L’agriculteur qui se voit attribuer des quotas de production au moment de la
création d’un office de commercialisation reçoit un transfert substantiel. Il obtient
gratuitement des droits de production d’une valeur considérable, qu’il peut vendre
à son gré à leur pleine valeur. Ce faisant, il s’approprie toutes les rentes futures
associées à ces quotas, et cela à leur valeur actuelle. Le jeune agriculteur qui prend
la relève ne bénéficie pas de cet avantage : il doit acheter ces rentes futures en
­acquérant les quotas de production. La politique de soutien des prix ne l’avantage
pas, puisqu’il doit payer pleinement le droit de vendre sa production au prix de
soutien. Pour lui, le quota de production représente un coût. Ne nous étonnons
donc pas du fait que la Fédération des producteurs d’œufs de consommation du
Québec a mis en place un Programme d’aide au démarrage des nouveaux producteurs (encadré 9-2). En 2002, le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs
du Québec a créé une société en commandite dotée d’un fonds de 50 millions de
E N C A D R É 9 - 2  
  Œufs de consommation : lancement du Programme d’aide
au démarrage de nouveaux producteurs
L
a Fédération des producteurs d’œufs de
consommation du Québec a procédé
aujourd’hui au lancement officiel de son Pro­
gramme d’aide au démarrage de nouveaux
producteurs.
tir sa propre entreprise, notamment en raison
de la disponibilité du quota, des règlements
restrictifs en place et de l’achat des équipements », a souligné le président de la Fédéra­
tion, M. Serge Lefebvre.
consommation, c’est possible ! ». Par la suite,
ils doivent se procurer le Guide des procédures d’inscription dans lequel on retrouve
notamment le formulaire d’inscription ainsi
que de précieux conseils.
Très attendu, ce programme octroie chaque
année à un nouveau producteur, à même
une réserve de quotas prévue à cet effet, le
droit d’utiliser, à certaines conditions, un
quota de 5 0 00 pondeuses.
Par ce programme d’aide, la Fédération veut
ainsi favoriser l’augmentation du nombre de
producteurs en privilégiant les jeunes et en
considérant les régions à plus faible densité
avicole.
Exceptionnellement, pour l’année de
lancement du programme, soit 2006, la date
limite d’inscription du 30 juin a été repoussée au 31 août. Rappelons que le choix de la
personne qui recevra l’aide offerte par le pro­
gramme se fera par tirage au sort parmi les
candidatures qui auront été retenues. Ce choix
final sera connu au plus tard le 30 octobre.
« Nous sommes d’autant plus fiers de ce
programme qu’il a été initié par des producteurs, et ce afin de donner chaque année la
possibilité à un nouveau producteur non
apparenté de démarrer dans cette production.
Sans une telle aide, il est très difficile de par-
[…]
Pour s’inscrire, les candidats doivent
d’abord répondre à tous les critères d’admis­
sibilité énumérés dans le dépliant d’information « Démarrer en production d’œufs de
La Fédération souhaite la meilleure des
chances à tous les candidats et à toutes les
candidates !
Source : Philippe Olivier, « Œufs de consommation : lancement du Programme d’aide aux nouveaux producteurs », Longueuil, Fédération des producteurs
d’œufs de consommation du Québec, le 12 mai 2006, [en ligne], www.oeufs.ca/fr/quoidenoeuf/nouvelles/details/index.asp ?Page=1&NouvelleID=15
(site consulté le 5 janvier 2008).
171
172
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h ique | 9-7
Prix
Quotas
Les effets de la capitalisation sur les coûts de production
Coût marginal, incluant
le coût annuel du quota
Coût marginal
P
P0
D
X
Quantité
La valeur marchande des quotas de production reflète la rente associée au prix
de soutien. Tout producteur qui désire
obtenir un quota de production doit se le
procurer à la valeur marchande. Comme
cette valeur reflète exactement la rente
(P – P 0), l’acquisition d’un quota de production entraîne un coût annuel égal à
(P – P 0). C’est donc dire que le prix de
soutien permet tout juste à ce producteur
de couvrir son coût marginal de production,
auquel s’ajoute le coût annuel du quota.
Au fil des ans, tous les producteurs auront
dû acheter leurs quotas de production, de
sorte que la courbe du coût marginal est la
courbe supérieure. Il faudra, bien entendu,
modifier cette conclusion en fonction des
gains possibles de productivité.
dollars pour aider au financement des permis de taxis14. Le graphique 9-7 reproduit
la nouvelle courbe du coût marginal des agriculteurs ; on suppose qu’ils ont dû
acheter leurs quotas de production. On constate que le prix de soutien permet tout
juste de couvrir le coût marginal, sans accroître le revenu net des agriculteurs.
Ces agriculteurs doivent s’appuyer sur le prix de soutien simplement pour couvrir
leurs coûts de production, dont le coût des quotas. La redistribution effectuée par le
gouvernement a été entièrement accaparée par les agriculteurs en place au moment
de l’adoption de la politique. Pour les agriculteurs des générations suivantes, la
politique gouvernementale a essentiellement pour effet d’accroître artificiellement
les coûts de production. Elle ne leur fournit aucun appui, sauf si elle donne lieu à
une hausse du prix de soutien. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que de nouvelles
pressions s’exercent pour faire monter le prix de soutien.
Les représentants agricoles affirment que la forte valeur des quotas n’est pas à
l’origine des prix agricoles élevés, parce que le coût des quotas n’entre pas dans la
formule utilisée pour fixer les prix. Dans le cas des œufs, par exemple, cette formule
se fonde sur les coûts d’exploitation d’une hypothétique ferme modèle. Toutefois, si
des agriculteurs peuvent produire à moindre coût que dans cette ferme modèle,
cela signifie que le prix (de soutien) des œufs est plus élevé que le coût auquel on
peut les produire. Un tel écart entre prix et coût ne se rencontrerait pas en l’absence
de quotas.
13. L’IMPASSE DES GAINS TRANSITOIRES
C
’est pour cette raison que toute modification de la politique agricole est particulièrement délicate. En instaurant des prix de soutien, le gouvernement s’est
pris au piège des gains transitoires. Il a consenti un transfert substantiel, entièrement
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
capitalisé, aux agriculteurs de la première génération, de sorte que l’abandon de sa
politique pénaliserait les agriculteurs qui ont acheté leurs quotas à leur pleine valeur
marchande. Comment pourrait-on éliminer les quotas de production alors que les
agriculteurs ont dû payer une somme astronomique pour les obtenir ? On ruinerait
ces agriculteurs. Même si l’abolition des quotas est souhaitable du point de vue
­a llocatif, elle se heurte à cette difficulté majeure. Comme solution acceptable à ce
problème, on pourrait penser à racheter aux agriculteurs les quotas qu’ils ont dû
acquérir, mais cette opération représenterait un coût énorme pour l’État. En 2002,
le gouvernement américain a racheté – pour une somme de 1,3 milliard de dollars
américains – les quotas de production détenus par les producteurs d’arachides15. La
valeur marchande des quotas pour le lait, les œufs, les poulets et les dindons pourrait atteindre plusieurs milliards de dollars. Le même problème se pose dans tous les
cas où l’intervention gouvernementale donne lieu à une capitalisation de la rente.
14. CONCLUSION
C
omme on peut le constater, il est difficile d’établir un bilan positif de la politique de soutien des prix, principalement dans les domaines où la rente est
capitalisée. On impose un prix excessif au consommateur, qui réduit sa consommation en deçà de l’optimum, et on permet aux personnes qui ont eu la chance de
se trouver là au moment où la politique fut lancée de faire un substantiel gain en
capital. Mais le revenu des producteurs qui ont dû acheter leurs quotas, n’augmente
pas pour autant. On a effectué une redistribution irréversible au détriment des
consommateurs actuels et futurs, en faveur d’exploitants qui ont probablement,
pour la plupart, cessé leurs activités et qui ont empoché un gain en capital appréciable. L’agriculteur contemporain se débat par contre avec des coûts plus élevés et
son revenu net ne s’est pas accru pour autant. En outre, si la politique de soutien
des prix n’a pas atteint son objectif redistributif, les distorsions allocatives qu’elle
entraîne subsistent.
Les perspectives d’un changement de cap ne sont guère encourageantes, malgré
la vogue récente de la déréglementation dans les secteurs du camionnage, du transport aérien et de certaines professions libérales. Les agriculteurs ont grandement
intérêt à faire pression pour obtenir des augmentations des prix de soutien : la
valeur marchande de leurs quotas est très sensible à ces augmentations. Quant au
consommateur, il s’intéresse peu à ces modifications : le coût que représente pour
lui une hausse du prix des produits agricoles est sans commune mesure avec les
bénéfices des producteurs. La façon dont fonctionne le marché politique n’est certainement pas de nature à inspirer l’optimisme à cet égard, puisque les bénéfices
substanciels retirés par les producteurs ont beaucoup plus de poids que les faibles
coûts individuels supportés par les consommateurs.
Le gouvernement du Québec a réduit le nombre de permis de taxi à Montréal et
il dicte des prix de soutien pour l’essence et la bière. En 2002, il a confié à la Fédération des producteurs acéricoles du Québec le monopole de la vente du sirop d’érable.
En outre, de nombreuses personnes qui interviennent dans le débat sur la libéralisation des échanges tiennent à ce que l’agriculture soit exclue des négociations, ou
173
174
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
à tout le moins qu’on lui accorde un statut particulier. Offices de commercialisation
et prix de soutien s’accommodent assez mal, en effet, de l’ouverture des frontières.
Comment maintenir les prix si les producteurs étrangers peuvent écouler leur production au Canada ? De tout temps, l’agriculture a bénéficié des largesses gouvernementales. Si les intentions des décideurs pouvaient être nobles, il serait difficile
d’affirmer que les résultats obtenus ont été satisfaisants, tant du point de vue allocatif
que du point de vue de la distribution des revenus. Les mêmes conclusions peuvent
s’appliquer mutatis mutandis aux autres secteurs faisant l’objet d’une politique de
soutien des prix.
N O T E S
1. Pour avoir le droit de vendre le lait produit par une cinquantaine de vaches, l’agriculteur doit payer plus de 1 0 00 0 00 $.
Voir « Le quota de lait hors de prix », L’heure des comptes, Radio-Canada, 22 mai 2006, [en ligne], www.radio-canada.ca/
actualite/v2/heuredescomptes/niveau2_8899.shtml (site consulté le 18 juillet 2006). Le prix d’une vache laitière va de
2 0 00 $ à 2 500 $ : voir « Tout sur les vaches laitières », La semaine verte, 2 juillet 2006, [en ligne] www.radio-canada.ca/
actualite/v2/semaineverte/archive63_200607.shtml (site consulté le 18 juillet 2006).
2. 2005 Annual Report to the New York City Council, New York City Taxi & Limousine Commission, [en ligne], www.nyc.gov/
html/tlc/downloads/pdf/2005_annual_report.pdf (site consulté le 18 juillet 2006).
3. A. Nicoud, « Le prix plancher trop bas », La Presse, 4 juillet 2006 ; « Statu quo sur le prix de l’essence », La Presse, 29 juin 2006.
Le prix minimal d’une caisse de 24 bouteilles (ou canettes) de 341 mL dont la teneur en alcool par volume va de 5 % à 6,2 %
est actuellement de 21,90 $. Source : Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec, « Prix minimums de la bière »,
Alcool : publications, [en ligne], www.racj.gouv.qc.ca/section.asp ?noSection=8&noGrappe=1 (page consultée le 14 juillet
2006). Le prix minimal (estimé) de l’essence ordinaire dans la région de Montréal, pour la semaine du 10 juillet 2006,
était de 110,1 ¢ le litre. Source : Régie de l’énergie du Québec, « Bulletin d’information sur les prix des produits pétroliers
au Québec », vol. 9, no 28, 10 juillet 2006, [en ligne],
www.regie-energie.qc.ca/energie/bulletins/v09n28-b10juillet2006.pdf (page consultée le 14 juillet 2006).
4. « La chaudière déborde », La semaine verte, Radio-Canada, 12 mars 2006 ; Presse canadienne, « Du sirop fermenté »,
La Presse, 15 avril 2006.
5. T. Péloquin, « Les taxis à Laval, une denrée rare », La Presse, 18 juin 2004.
6. De nombreuses études débouchent, en effet, sur ce constat : consulter A. Neumark et O. Nizalova, « Minimum Wage Effects
in the Long Run », NBER Working Paper No. 10656, juillet 2004 ; J.M. Abowd, F. Kramarz et D.N. Margolis, « Minimum
Wages and Employment in France and in the United States », NBER Working Paper No. 6996, mars 1999 ; D. Neumark et
W. Wascher, « The Effect of New Jersey’s Minimum Wage Increase on Fast-Food Employment : A Re-Evaluation Using
­Payroll Records », NBER Working Paper No. 5224, août 1995. L’étude de D. Card et A.B. Krueger (« Minimum Wages and
Employment : A Case Study of the Fast Food industry », American Economic Review, septembre 1994, p. 772-793) apporte
un éclairage plus nuancé sur le cas des jeunes travailleurs de l’industrie de la restauration rapide : une hausse du salaire
minimum n’aurait pas les effets négatifs appréhendés. Ces auteurs expliquent leurs résultats en faisant appel à des
­modèles de recherche d’emploi et de monopsones. Voir aussi D. Card et A.B. Kruger, Myth and Measurement :
The New Economics of the Minimum Wage, Princeton, Princeton University Press, 1995. Pour le Québec, voir P. Fortin,
Une évaluation de l’effet de la politique québécoise du salaire minimum sur la production, l’emploi, les prix et la répar­
tition des revenus, Gouvernement du Québec, Direction des communications, 1978.
7. O. Bertin, « Subsidies for Farmers May Be Intractable Dilemma », The Globe and Mail, 12 janvier 1987.
8. Union européenne, « Vin : une réforme en profondeur pour équilibrer le marché, renforcer la compétitivité, préserver les
zones rurales et simplifier la réglementation pour les producteurs et les consommateurs », communiqué de presse, Bruxelles,
22 juin 2006, [en ligne], europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do ?reference=IP/06/824&format=HTML&aged=0&language=
FR&guiLanguage=en (site consulté le 18 juillet 2006).
9. « La chaudière déborde », La semaine verte, Radio-Canada, 12 mars 2006.
10. « Le quota de lait hors de prix », L’heure des comptes, Radio-Canada, 22 mai 2006.
11. Le prix d’un quota d’un kilogramme de matière grasse est mis à jour de façon mensuelle à l’adresse suivante :
www.lait.org/zone4/index3.asp.
CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX
12. 2005 Annual Report to the New York City Council, New York City Taxi & Limousine Commission, [en ligne],
www.nyc.gov/html/tlc/downloads/pdf/2005_annual_report.pdf (site consulté le 18 juilllet 2006).
13. « Les entreprises de camionnage au Canada consacrent environ 40 millions de dollars par année à l’obtention de nouveaux
permis ou pour s’opposer aux demandes de permis de concurrents éventuels », Pour une réforme de la réglementation,
Ottawa, Conseil économique du Canada, 1981, p. 20.
14. M. Guay, « Le monde syndical monte à bord du taxi », La Presse, 14 août 2002.
15. E. Becker, « Peanut Proposals Put a New Wrinkle on Farm Subsidies », The New York Times, 4 mars 2002.
175
CHAPITRE
10
L’ÉQUITÉ
FISCALE
1. Une proposition facétieuse ?
2. Les critères fiscaux
3. La structure fiscale
4. La taxation directe et la taxation indirecte
5. La taxation directe et l’équité
6. Conclusion
178
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. UNE PROPOSITION FACÉTIEUSE ?
R
écemment, des économistes américains ont proposé une réforme radicale de la
fiscalité1 ; ils ont suggéré que l’on remplace l’impôt sur le revenu par un impôt
fondé sur la taille des personnes… Il est peu probable que le gouvernement américain mette en application une telle proposition. Pourtant, celle-ci n’est pas aussi
facétieuse qu’elle le paraît à première vue, car elle s’appuie sur des principes théoriques solides. Des chercheurs dans le domaine de la santé ont compilé des statistiques montrant qu’il existe une relation très étroite entre le revenu et la taille des
individus. Selon ces données, les personnes de grande taille gagnent plus que les
personnes plus petites. On pourrait donc établir l’échelle des impôts à payer en
fonction de la taille des personnes.
Un régime fiscal de ce genre comporterait de nombreux avantages. Tout d’abord,
il serait d’une grande simplicité, contrairement au régime actuel. Le rituel annuel
des déclarations de revenus serait remplacé par une déclaration de la taille, qui ne
serait pas requise chaque année. Il serait équitable, puisque les contribuables grands
et nantis paieraient plus d’impôts que les moins grands et donc moins nantis. Et
surtout pareil régime n’aurait pas d’effets néfastes parce qu’il ne comporterait
aucune échappatoire : personne ne pourrait modifier son comportement dans le but
d’abaisser ses impôts. La seule façon de réduire ses impôts serait de réduire sa
taille, ce qui pose un certain nombre de problèmes pratiques… Peu de gens s’y résoudraient, du moins faut-il l’espérer ! Si cette proposition n’a que de faibles chances
d’être appliquée, elle a le mérite de respecter les principaux critères fiscaux, ce que
peu de régimes parviennent à faire. Elle respecterait le critère d’équité fiscale (chapitre 10). Elle ne modifierait pas l’allocation des ressources et serait donc neutre
(chapitre 11). Comme personne ne modifierait son comportement de manière à
réduire l’impôt à payer, cet impôt ne serait pas répercuté sur les autres membres de
la société. En termes techniques, son incidence légale serait la même que son incidence économique (chapitre 12). Toutefois, un tel impôt n’aiderait nullement ceux
dont le revenu est trop faible pour leur assurer un niveau de vie considéré comme
correct par la collectivité. On devrait donc y ajouter ce queon appelle un impôt
négatif (chapitre 13).
2. LES CRITÈRES FISCAUX
L
es principes de base de la taxation sont connus depuis longtemps. Il y a plus de
deux siècles, Adam Smith énonçait les quatre maximes suivantes2 :
1. Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun,
le plus possible, en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du
revenu dont il jouit sous la protection de l’État.
2. La taxe ou la portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être
certaine, et non arbitraire.
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
3. Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer
les plus commodes pour le contribuable.
4. Tout impôt doit être conçu de manière qu’il fasse sortir des mains du peuple
le moins d’argent possible au delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État.
Ces règles sont toujours valables. On peut d’ailleurs associer les première et quatrième règles aux deux principaux critères qui doivent servir à l’élaboration d’un
bon régime fiscal : l’équité et la neutralité. Ce sont ces deux critères qui retiendront
surtout notre attention. Un bon régime fiscal est équitable : il répartit le fardeau fiscal
total entre les contribuables d’une manière qui est considérée comme juste. En
outre, un bon régime fiscal est neutre quant à l’allocation des ressources : il n’entraîne pas de distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Il existe d’autres
critères fiscaux, que l’on pourrait qualifier de mineurs, mais qui ont néanmoins de
l’importance. Ces critères vont de soi et ne posent pas de problème conceptuel,
comme dans le cas des deux premiers. On pense par exemple à la simplicité et à la
transparence : un bon régime fiscal est un régime que le contribuable comprend
aisément et qui réduit le plus possible les coûts d’administration pour le ministère
du Revenu et les coûts de conformité au régime pour le contribuable.
Cependant, le régime fiscal ne peut pas respecter à la fois tous les critères fiscaux,
car ils sont parfois contradictoires. Un impôt sur le revenu qui serait parfaitement
équitable (si tant est que cela soit concevable) serait extrêmement complexe à administrer et sans doute particulièrement difficile à comprendre pour le contribuable
moyen. Un régime perçu comme équitable pourrait aussi entraîner de sérieuses
distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Par ailleurs, l’impôt idéal du point
de vue de la neutralité fiscale risque d’être considéré à l’unanimité comme le plus
injuste de tous. Il s’agit de la capitation, qui consiste à prélever le même montant
sur chaque contribuable. Cet impôt n’étant aucunement lié aux caractéristiques
personnelles de chacun, il n’entraîne aucun changement dans les comportements
individuels et il est donc parfaitement neutre à cet égard. On pourrait multiplier les
exemples de contradictions entre les critères fiscaux. Nous évoquerons d’ailleurs
certaines d’entre elles dans les pages qui suivent.
3. LA STRUCTURE FISCALE
L
a plupart des pays perçoivent un bon nombre de taxes et d’impôts pour se procurer des fonds, comme le montre le tableau 10-1 qui indique d’où proviennent
les recettes fiscales des principaux pays de l’OCDE. On y remarque des variations
appréciables dans l’importance relative des différentes catégories de taxes et d’impôts
en tant que sources de financement. L’impôt sur le revenu ne représente que 17 %
des recettes fiscales en France, comparativement à 34,7 % aux États-Unis et à 35,1 %
au Canada. L’importance de l’impôt sur les bénéfices des sociétés comme source de
financement va de 4,5 % en Allemagne à 14,2 % au Japon. Les taxes sur les biens et
services procurent 32 % des recettes gouvernementales au Royaume-Uni, contre
seulement 18,3 % aux États-Unis. Compte tenu de ces variations, il serait difficile à
partir de ce tableau de définir la structure fiscale idéale, pour autant qu’elle existe.
179
180
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
nnn
T ableau | 10-1
Les principales sources de recettes fiscales des pays membres
de l’OCDE, en pourcentage des recettes totales, 2004
Impôt
sur le revenu
des particuliers
Impôt
sur les bénéfices
des sociétés
Impôt sur
les salaires
Taxes
sur les biens
et services
Autres
13,1
Canada
35,1
10,3
14,7
28,5
Allemagne
22,8
4,5
37,4
29,2
6,1
États-Unis
34,7
8,7
24,9
18,3
13,4
France
17,0
6,3
34,6
25,6
16,5
Italie
25,4
6,9
26,6
26,4
14,7
Japon
17,8
14,2
33,3
20,0
14,6
Royaume-Uni
28,7
8,1
18,1
32,0
13,1
Suède
31,4
6,3
28,1
25,8
8,5
Moyenne OCDE
24,6
9,6
23,4
32,3
10,1
Source : OCDE, OECD in Figures, Paris, 2007, p. 58-59.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que la structure fiscale varie autant d’un pays à l’autre,
car elle est le résultat d’une multitude de décisions prises par les gouvernements
d’orientations diverses qui se sont succédé dans chacun des pays. La structure fiscale
observée dépend autant des facteurs pratiques restreignant les choix gouvernementaux que des réflexions théoriques portant sur le régime fiscal idéal. D’ailleurs,
l’analyse normative de la fiscalité idéale n’engendre pas nécessairement une structure fiscale simple et uniforme d’un pays à l’autre, car l’existence de contradictions
entre les critères fiscaux rend indispensables les compromis.
Même si l’analyse des principes fiscaux fondamentaux tend à privilégier une ou
deux formes de taxation, on ne doit donc pas s’étonner du fait que les gouvernements recourent à toute une panoplie de prélèvements fiscaux ; il peut y avoir à cela
des raisons politiques ou, plus précisément, électorales. S’il fallait que nos gouvernements perçoivent toutes leurs recettes au moyen de l’impôt sur le revenu, il en
résulterait un impôt particulièrement lourd et les contribuables sentiraient pleinement le poids du fardeau fiscal. Au moment de remplir leur déclaration de revenus,
ils verraient que les gouvernements prélèvent en impôt presque la moitié de leurs
revenus, sinon plus dans certains pays. Cela pourrait mener à une révolte des
contribuables. Mieux vaut multiplier les sources de revenu et dissimuler les ponctions
ainsi réalisées, autant que faire se peut.
L’existence de plusieurs paliers de gouvernement peut aussi expliquer le recours
à de multiples sources de financement, puisqu’on souhaitera attribuer des champs
de taxation distincts à chacun de ces paliers. La Constitution canadienne réserve
la taxation indirecte (taxation qui porte sur les transactions, comme la TPS) au
gouvernement fédéral et la taxation directe (taxation qui porte sur les personnes,
comme l’impôt sur le revenu) aux provinces. Néanmoins, la distinction légale qu’on
établit entre ces deux formes de taxation diffère des définitions économiques habituelles. Il en résulte une « confusion des genres » et divers empiètements par des
paliers de gouvernement sur des champs de taxation attribués à d’autres paliers, de
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
sorte que le gouvernement fédéral et les provinces occupent l’un et l’autre les deux
champs de taxation. Quant aux taxes foncières, elles sont habituellement perçues
par les municipalités.
Aucune taxe ne répond pleinement à tous les critères fiscaux. Un impôt sur le
revenu parfaitement équitable serait très difficile à administrer. On peut dans ce cas
choisir d’exempter certaines catégories de revenu, tout en cherchant à les imposer
de manière détournée. À titre d’exemple, pour être vraiment équitable, l’impôt sur
le revenu devrait inclure dans le revenu imposable la valeur annuelle du logement
que le propriétaire occupe dans sa propre maison. Toutefois, une mesure de ce
genre paraîtrait injuste aux propriétaires de maison et provoquerait de vives réactions de leur part ; elle serait en outre difficile à gérer, car on devrait attribuer de
manière plus ou moins arbitraire une valeur locative à chaque résidence. Le politicien qui prônerait cette mesure commettrait un véritable suicide politique tellement
cela serait contraire à nos mœurs fiscales. C’est pourquoi la taxe foncière semble le
complément imparfait, mais logique, de l’impôt sur le revenu.
Souvent considéré comme l’impôt le plus équitable, l’impôt sur le revenu pourrait
entraîner une réduction de l’épargne, bien davantage qu’un impôt sur la consommation3. Un gouvernement qui désire stimuler la croissance économique voudra
encourager l’épargne et choisira d’imposer la consommation plutôt que le revenu.
Peu de gouvernements ayant l’expérience de l’impôt sur la consommation, on a ten­
dance à recourir à une taxe de vente générale.
D’autres facteurs contribuent aussi à la relative complexité des structures fiscales
existantes. Par exemple, les gouvernements financent divers programmes d’aide
sociale qui s’adressent essentiellement aux travailleurs ; qu’on pense à l’assuranceemploi et aux régimes de pension. On a donc choisi de financer ces programmes
au moyen de taxes sur la masse salariale. Ces taxes sont devenues avec le temps une
source importante de recettes fiscales, surtout dans certains pays européens. Leur
particularité tient à ce qu’elles sont souvent perçues à parts égales sur les employeurs
(cotisations patronales) et sur les travailleurs (cotisations salariales) dans le but
avoué d’en partager le fardeau entre les deux parties. Cet objectif est illusoire,
­puisque (comme nous le verrons plus loin) le poids du fardeau supporté par les
travailleurs et par les employeurs dépend de l’état du marché du travail (élasticité
de l’offre et de la demande), et non de l’identité des personnes qui doivent acquitter
l’impôt. L’impôt sur les bénéfices des sociétés peut aussi s’expliquer par le futile
désir de faire payer à celles-ci leur juste part.
Dans un autre ordre d’idées, on admet aisément qu’un gouvernement veuille
encourager les comportements « vertueux » en imposant des taxes sur l’alcool et le
tabac, ou encore des taxes sur l’essence dont la consommation est une cause importante de pollution atmosphérique. Ces taxes ont de plus l’avantage de fournir aux
gouvernements des recettes substantielles et fiables.
On comprend donc pourquoi les gouvernements choisissent de multiplier les
impôts et les taxes. Il en résulte des structures fiscales complexes, variant selon les
pays, et répondant aux différentes priorités et préoccupations des gouvernements
en place au moment où les choix fiscaux ont été faits. Le tableau 10-1 permet de
faire certaines distinctions utiles entre les diverses catégories de taxes et d’impôts.
181
182
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
4. LA TAXATION DIRECTE ET LA TAXATION INDIRECTE
L
a première distinction a trait aux taxes directes et indirectes. Les taxes directes
portent sur les personnes (physiques ou morales), tandis que les taxes indirectes
portent sur les transactions. L’impôt sur le revenu des particuliers est un impôt
direct ; il est établi en fonction du revenu de chaque contribuable. La taxe de vente
est une taxe indirecte, imposée sur chaque transaction impliquant un bien ou un
service. L’impôt sur les bénéfices des sociétés est un impôt direct, de même que la
taxe foncière. Les droits de mutation qu’on perçoit dans certaines municipalités
représentent une taxe indirecte, puisqu’ils doivent être acquittés au moment de
l’achat d’une propriété.
Parmi les taxes indirectes, on trouve toutes les taxes et droits d’accise prélevés sur
des biens particuliers (tabac, alcool, essence), ainsi que les taxes de vente générales
comme la TPS canadienne (taxe sur les produits et services), la TVA européenne
(taxe sur la valeur ajoutée), l’ancienne taxe de vente canadienne prélevée au niveau
du fabricant et la taxe de vente au détail (comme la TVQ) que l’on retrouve dans la
plupart des provinces, sauf en Alberta. La TPS et la TVA sont deux taxes essentiel­
lement équivalentes, différant surtout par leur nom. Elles portent toutes deux sur
la valeur ajoutée à chaque stade de production. Comme le prix de vente (hors taxe)
d’un produit est égal à la somme des valeurs ajoutées à chaque stade de production,
une TVA ou une TPS de 10 % correspond à une taxe de 10 % sur le prix de vente du
produit. C’est l’équivalent d’une taxe de vente au détail comme celle qui est imposée
dans les provinces canadiennes, si l’on fait abstraction des modalités de perception
de ces taxes.
Les taxes directes peuvent être adaptées à la situation particulière de chaque
contribuable, puisqu’elles s’adressent aux personnes. C’est ainsi que l’impôt sur le
revenu s’applique à un taux différent selon le revenu du contribuable et selon sa
situation familiale. Il en va de même de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, dont
le taux peut varier selon le montant des bénéfices, le domaine d’activité, les investissements réalisés, etc. De la même manière, la taxe foncière varie selon la valeur
de l’immeuble détenu par le propriétaire. Il s’ensuit que les taxes directes sont des
instruments privilégiés pour atteindre l’objectif d’équité fiscale, puisque les gouvernements peuvent les adapter en fonction du revenu de chacun.
Une taxe indirecte porte sur une transaction et elle reste inchangée quelle que
soit la personne effectuant la transaction. Que l’on soit riche ou pauvre, la TPS
canadienne est la même pour tous. On peut imaginer une taxe indirecte dont le
taux varierait selon le bien transigé, mais non selon la situation particulière du
contribuable. C’est pour cette raison que les taxes de vente sont considérées comme
inéquitables. Puisque les personnes à faible revenu consacrent à la consommation
une part relativement importante de ce qu’elles touchent, elles paient en taxe de
vente un pourcentage relativement élevé de leur revenu. Les personnes à revenu
élevé consomment une proportion plus faible de leur revenu et la taxe de vente
représente un pourcentage relativement faible de leur revenu. Moins le revenu est
élevé, plus la taxe de vente est lourde. Peu de gens estiment que ce résultat est équi-
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
table. Pourtant, bien des pays fortement développés sur le plan économique imposent une forme quelconque de taxe de vente, souvent importante, comme en fait foi
le tableau 10-1.
5. LA TAXATION DIRECTE ET L’ÉQUITÉ
I
l est absolument essentiel que le régime fiscal traite équitablement les contribuables ;
le critère d’équité est donc fondamental dans tout débat sur la fiscalité. Cependant, il n’est pas aussi simple à appliquer qu’on pourrait le penser. D’abord, notons
l’existence de deux principes d’imposition concurrents : l’imposition selon les avantages reçus et l’imposition selon la faculté contributive.
L’imposition selon les avantages reçus
ou selon la faculté contributive
Selon le principe de l’avantage reçu, un régime fiscal équitable est un régime dans
lequel chacun contribue au financement des activités gouvernementales selon les
avantages qu’il en retire. Cette conception de l’équité voit dans le gouvernement
une entreprise qui fournit des services publics demandés par la population. Chacun
devrait payer des impôts selon la quantité de services que le gouvernement lui fournit. La taxation s’apparente alors à la tarification. Mais ce principe correspond à
une conception marchande, étroite, de l’équité et il ne peut s’appliquer qu’au financement des dépenses publiques en biens et en services, autrement dit aux dépenses
engagées pour fournir des services à la population, et non au financement des paiements de transfert. Puisque ces transferts visent à redistribuer les revenus, on ne
peut manifestement pas les financer en se fondant sur les avantages reçus, d’où la
nécessité d’adopter le principe d’imposition selon la faculté contributive, principe
mentionné par Adam Smith il y a deux siècles.
Selon le principe d’imposition en fonction de la faculté contributive, un régime
fiscal équitable est un régime dans lequel chacun contribue aux dépenses gouvernementales selon sa capacité de payer, indépendamment des avantages reçus.
D’après ce principe, les rapports d’échange volontaires entre le gouvernement et le
contribuable disparaissent. Ils sont remplacés par des rapports de contrainte : le
gouvernement confisque une partie du revenu, sans qu’il y ait de contrepartie perçue ou réelle en services rendus.
Le principe de la faculté contributive implique que deux personnes ayant la
même capacité de payer acquittent le même montant en impôt. C’est ce qu’on
appelle équité horizontale, ou égalité de traitement des égaux. Les individus à capacité égale de payer devraient verser le même impôt. Tout le monde est en faveur de
cette règle qui relève de la justice élémentaire et qui paraît si simple.
Ce principe implique aussi que des personnes ayant des capacités de payer différentes versent des impôts différents. Cela se nomme équité verticale, ou inégalité de
traitement des inégaux. Peu de gens considéreraient comme juste un régime fiscal
qui ferait payer le même montant à tous, quelle que soit la capacité de payer de
183
184
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
chacun. Toutefois, si le principe de l’équité verticale suscite l’adhésion générale, sa
mise en application reste très controversée, parce qu’il relève de purs jugements de
valeur.
Quel devrait être le degré d’inégalité dans le traitement des inégaux ? La règle de
l’équité verticale n’est guère précise, puisqu’elle est compatible tant avec l’impôt
régressif qu’avec l’impôt proportionnel et avec l’impôt progressif. Prenons deux revenus, le premier de 20 0 00 $ et le second de 100 0 00 $. Supposons que le premier
contribuable paie un impôt de 1 000 $ (5 %). Pour le deuxième contribuable, imagi­
nons trois scénarios, trois impôts différents : 2 000 $ (2 %), 5 000 $ (5 %) et 10 000 $
(10 %). Dans les trois cas, le deuxième contribuable paie plus d’impôt que le premier : l’équité verticale est donc satisfaite. Pourtant, dans le premier cas, l’impôt est
régressif : le taux d’imposition diminue quand le revenu augmente. Dans le
deuxième cas, l’impôt est proportionnel : le taux d’imposition est constant, quel
que soit le revenu. Dans le troisième cas, l’impôt est progressif, le taux augmentant
en fonction du revenu.
De nos jours, bien peu de gens considéreraient comme juste un impôt régressif,
ou même un impôt proportionnel, car l’impôt progressif est désormais devenu la
norme. Il existe malgré tout des désaccords fondamentaux sur la progression des
taux, sur les taux minimaux et maximaux, ainsi que sur le seuil de revenu non
imposable. On trouve dans le monde une grande variété de régimes fiscaux qui
diffèrent sur ces trois points. Le nombre de taux varie sensiblement selon les pays.
La Suède a mis en place un impôt à taux unique, alors qu’en Espagne l’impôt sur
le revenu comptait encore en 1995 une échelle de 16 taux4. Le Canada se situe vers
le bas de l’échelle à cet égard, avec ses cinq taux. Y a-t-il un nombre idéal de taux ?
Personne ne saurait le dire. Chose certaine, on observe depuis quelques années une
tendance générale à la réduction du nombre de taux de taxation ; cette tendance
devrait se maintenir, vu l’intérêt grandissant suscité par l’impôt à taux unique dans
de nombreux pays.
L’impôt à taux unique
La proposition d’un impôt à taux unique (flat rate tax) a refait surface à plusieurs
reprises ces dernières années, surtout chez nos voisins du Sud. Mais c’est l’Estonie
qui, en 1994, a été le premier pays européen à mettre en place ce système en adoptant un taux unique de 26 %. Cet exemple a été suivi rapidement par la Lituanie et
la Lettonie, puis par la Russie et plusieurs autres pays de l’Est5. Au Canada, l’Alberta a adopté une approche semblable. Un comité sur la réforme de la fiscalité
fédérale américaine, mis sur pied par le président Bush, a examiné cette possibilité,
mais a finalement opté pour des modifications au système actuel6.
Le graphique 10-1 illustre le taux moyen d’imposition qui résulte de l’établissement d’un taux d’imposition unique pour différents niveaux de revenu. Il montre
qu’un impôt à taux unique s’accompagnant d’une exemption de base constitue en
fait un impôt progressif, en dépit de son nom. S’il a l’avantage de la simplicité, de
la transparence et d’une relative neutralité, l’impôt à taux unique engendre une
structure des taux moyens défavorable, avantageant les riches au détriment des
classes moyennes, puisque le taux moyen croît rapidement quand on atteint le seuil
de revenu exempté, mais très lentement pour les revenus élevés.
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
n
n n G rap h ique | 10-1
Les taux moyens d’imposition en Suède
Taux moyen d’imposition (%)
0,60
Depuis 1993, la Suède applique un taux
unique de 56 % à tout revenu dépassant
23 800 USD. En réalité, il s’agit d’un impôt à
double taux, puisque, en deçà de 23 800 USD,
le revenu est imposé à un taux nul. Le taux
moyen de taxation augmente au même
rythme que le niveau de revenu. Mais il
progresse très rapidement pour les revenus
moyens, tandis qu’il est augmente lentement pour les revenus élevés. Ainsi, à
25 0 00 USD, le taux moyen est de 2,7 % ; à
35 0 00 USD, il est de 17,9 % ; toutefois,
il passe de 42,6 à 43,8 % seulement quand
le revenu grimpe de 100 000 USD à
110 0 00 USD7.
0,50
0,40
0,30
0,20
0,10
0
0
50 000
100 000
150 000
200 000
Revenu (USD)
Qu’est-ce que la capacité de payer ?
Chacun devrait donc participer aux dépenses de l’État selon sa capacité de payer ;
encore faut-il savoir comment mesurer la capacité de payer. Quel est l’indice le plus
représentatif de la faculté contributive ? Sur quelle variable doit-on s’appuyer pour
déterminer que deux contribuables sont « égaux » ou à quel point ils sont « inégaux » ?
Dans l’exposé précédent, on supposait implicitement que le revenu est le meilleur
indice de la capacité de payer. L’impôt sur le revenu nous est tellement familier que
nous avons de la difficulté à imaginer que d’autres variables puissent servir d’indicateurs de la capacité de payer. Pourtant, la richesse et la consommation pourraient
aussi servir de base à un régime fiscal équitable. D’ailleurs, on observe actuellement
une certaine tendance à considérer la consommation comme un meilleur indice de
la capacité de payer que le revenu.
Imposer le revenu ou imposer la richesse ?
Un impôt général sur la richesse porterait sur la valeur de l’actif de toute nature
détenu par le contribuable : actif physique, actif financier et actif humain (valeur du
capital humain détenu par les individus). Chaque actif procure un revenu à son
propriétaire. L’actif financier procure un rendement sous forme d’intérêt (obligations, dépôts bancaires, etc.), de profit (dividendes et profit réinvesti dans le cas d’une
action) ou de gain en capital. L’actif physique est surtout constitué d’immeubles.
Or, les immeubles fournissent un service à leurs occupants. Si l’occupant est un
locataire (individu ou entreprise), il paie un loyer qui procure un certain rendement
au propriétaire. Si l’occupant est le propriétaire, il consomme lui-même un service
185
186
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
locatif d’une valeur équivalente au loyer auquel ce logement se louerait sur le
­marché.
Le capital humain correspond à l’ensemble des attributs productifs de chaque
individu. Chacun d’entre nous possède des aptitudes et des talents particuliers qu’il
a fait fructifier au cours des années passées sur les bancs d’école, en acquérant une
spécialisation à l’université ou dans des centres de formation professionnelle, ou
encore en s’exerçant à faire certains gestes dans le cadre d’un emploi donné. Cet
ensemble de qualités permet à chacun d’offrir ses services sur le marché du travail
en échange d’un salaire reflétant la valeur des services rendus.
Or, il existe un lien direct entre la valeur d’un actif et les revenus qu’il engendre.
En fait, la valeur marchande d’un actif correspond à la valeur actuelle de tous les
revenus que cet actif procure à son détenteur.
Le prix d’une obligation comprend la valeur actuelle des intérêts produits par
cette obligation jusqu’à l’échéance et la valeur nominale remboursée à l’échéance.
Le prix d’un immeuble locatif correspond à la valeur actuelle de tous les loyers
(nets des frais) à payer sur la durée utile de cet immeuble. Le prix d’une maison
correspond à la valeur actuelle des services que cette maison fournit à son propriétaire, ce qui en principe est égal à la valeur actuelle des loyers qu’il serait possible
d’obtenir en louant cette maison. De la même manière, le prix d’un quota ou d’un
permis de taxi correspond à sa valeur actuelle nette, mesurée par la différence entre
le prix réglementé et le coût de production véritable. Et s’il existait un marché pour
le capital humain, s’il était possible pour un travailleur de se vendre plutôt que de
louer ses services à la semaine, au mois ou à l’année, le prix de ce capital humain
correspondrait à la valeur actuelle de tous les salaires que le détenteur de ce capital
toucherait sur le marché du travail au cours de sa vie active.
Il est donc possible de concevoir un impôt sur le revenu qui soit parfaitement
équivalent à un impôt sur le capital. Imaginons une obligation d’une valeur nominale de 1 000 $ à laquelle est rattaché un coupon de 100 $. Un impôt sur le revenu
de 10 % rapporterait 10 $. On pourrait obtenir le même résultat en imposant la
valeur nominale de l’obligation à raison de 1 %. Le résultat serait le même pour le
contribuable et pour le gouvernement. Un impôt de 10 % sur les revenus de location
nets est l’équivalent d’une taxe foncière de 1 % sur le prix de l’immeuble. Et on
obtiendrait la même équivalence entre un impôt sur les salaires et un impôt sur le
capital humain des travailleurs s’il existait un marché pour le capital humain. Mais
ce genre de marché n’existe pas, de sorte qu’il est extrêmement difficile de déterminer
la valeur du capital humain détenu par chaque individu. En pratique, donc, seuls
le capital physique et le capital financier se prêtent à la taxation. C’est surtout pour
cette raison qu’on ne peut pas fonder un régime fiscal sur la taxation de la richesse.
Pareil régime serait inéquitable, puisque les détenteurs de capital humain ne paieraient pas d’impôt, contrairement aux détenteurs d’actif financier et physique.
Toutes les formes de capital ne seraient pas soumises au même impôt.
L’équivalence entre l’impôt sur le revenu et l’impôt sur la richesse peut expliquer
pourquoi on retrouve parfois un impôt sur la richesse quand certaines formes de
revenu échappent à l’impôt, ou encore quand il est plus facile de taxer le capital que
le revenu correspondant. Par exemple, on taxe la propriété foncière plutôt que le
revenu implicite que le propriétaire occupant retire de son logement.
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
Imposer le revenu ou imposer la consommation ?
L’impôt sur la consommation est devenu depuis quelque temps une solution de
rechange très sérieuse à l’impôt sur le revenu. Il importe de distinguer dès le départ
cet impôt de la taxe de vente, qui constitue une taxe indirecte portant sur les transactions. L’impôt sur la consommation représente un impôt direct portant sur la
consommation annuelle totale de chaque contribuable. Alors que la taxe de vente
est identique pour tous les contribuables, l’impôt sur la consommation varie selon
la consommation totale de chacun. On applique la taxe de vente au même taux pour
tous ; l’impôt sur la consommation pourrait prévoir des taux différents pour différentes tranches de consommation, exactement comme le fait l’impôt sur le revenu.
Un impôt sur la consommation pourrait donc prévoir un taux d’imposition plus
élevé pour les tranches de consommation élevées et une exemption de quelques
milliers de dollars pour la consommation des biens essentiels. Faute de bien con­
naître cet impôt, on a tendance à penser qu’il serait difficile et coûteux à administrer.
Pour mettre les choses en perspective, il suffit toutefois de considérer que l’impôt
sur la consommation est simplement un impôt sur le revenu qui exempte l’épargne
REER. L’impôt sur le revenu actuel, comportant des dispositions portant par exemple
sur les REER, ne différe peut-être guère d’un impôt sur la consommation.
L’impôt sur la consommation présente toutefois des inconvénients par rapport à
l’impôt sur le revenu, notamment une structure temporelle défavorable. Il frappe
durement les jeunes ménages pour qui la consommation représente souvent une
forte proportion du revenu… quand elle ne le dépasse pas. Pour la même raison, il
frappe durement les personnes retraitées. D’ailleurs, le passage à l’impôt sur la
consommation serait particulièrement injuste pour les personnes âgées. Durant
toute leur vie active, elles auraient payé un impôt sur le revenu quand leur revenu était
élevé par rapport à leur consommation. Maintenant que leur revenu est relativement
faible, on taxerait leur consommation (relativement élevée) au lieu de leur revenu.
L’impôt sur le revenu touche tous les types de revenus, qu’ils soient consommés ou
épargnés. L’impôt sur la consommation ne vise que les revenus qui sont consommés.
Du point de vue de l’équité, on a longtemps considéré que l’impôt sur le revenu
était préférable à l’impôt sur la consommation. Entre deux contribuables qui achètent
des biens et des services de consommation pour une valeur de 50 000 $, celui qui
épargne 20 0 00 $ semble jouir d’une situation plus avantageuse que celui qui
n’épargne rien et devrait supporter un fardeau fiscal plus lourd. Sa capacité de
payer paraît plus importante que celle du contribuable qui ne dispose d’aucune
épargne. Selon cette façon de voir, la capacité de payer se mesure davantage par la
capacité de consommer que par la consommation. Or, la capacité de consommer se
mesure par le revenu.
Néanmoins, cette façon de voir perd beaucoup de sa force quand on tient compte
de la durée de vie des contribuables. L’impôt sur la consommation semble alors
plus équitable dans sa manière de traiter deux contribuables ayant le même revenu
durant leur vie, mais affichant des profils temporels de consommation différents. Il
traite de manière égale deux personnes ayant la même capacité de consommer sur
la durée de leur vie, contrairement à l’impôt sur le revenu.
Imaginons deux personnes qui, au cours de deux périodes de leur vie, disposent
du même revenu total. La première période correspondrait à la vie active et la
deuxième période à la retraite. Les deux personnes touchent le même salaire durant
187
188
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
leur vie active, mais répartissent leur consommation différemment. Pour simplifier,
on supposera que la première consomme tout son revenu durant sa vie active et que
la seconde épargne la totalité de son revenu durant la première période pour le
consommer à la retraite. Le tableau 10-2 détermine le fardeau fiscal des deux personnes selon l’impôt sur le revenu et selon l’impôt sur la consommation ; on suppose
que la valeur actuelle des recettes fiscales est la même dans les deux cas. Afin d’établir une comparaison et d’éclairer nos conclusions, le tableau inclut aussi les effets
de l’impôt sur les salaires.
nnn
T ableau | 10-2
Comparaison de l’impôt sur le revenu et de l’impôt
sur la consommation durant deux périodes (en dollars)
Impôt sur le
revenu
Impôt sur la
consommation
Impôt sur les
salaires
A
B
A
B
A
B
Période I
Salaire
Impôt
Consommation
Épargne
100
10
90
—
100
10
—
90
100
10
90
—
100
—
—
100
100
10
90
—
100
10
—
90
Période II
Intérêt
Impôt
Consommation
Épargne
—
—
—
—
9,00
0,90
98,10
—
—
—
—
—
10
11
99
—
—
—
—
—
   9
—
99
—
Total des impôts
10
10,90
10
11
10
10
Valeur actuelle des impôts (R = 10 %)
10
10,82
10
10
10
10
La valeur actuelle nette des impôts pour l’individu B dans le cas de l’impôt sur le revenu est calculée de la façon suivante :
10,82 = 10 + 0,90/(1+R) = 10 + 0,82.
Source : R .A. Musgrave, P.B. Musgrave et R.M. Bird, Public Finance in Theory and Practice, McGraw-Hill Ryerson, 1987, p. 217.
Ce tableau montre que l’impôt sur le revenu impose à l’individu B (qui épargne
une partie de son revenu) un fardeau fiscal plus lourd qu’à l’individu A : la valeur
actuelle des impôts payés sur deux périodes est plus élevée pour B que pour A. Il
s’ensuit que la valeur actuelle du panier de consommation est plus faible pour B que
pour A. Cela est attribuable au fait que les intérêts que rapporte l’épargne de B sont
taxés si on prélève un impôt sur le revenu. Par ailleurs, les deux contribuables
supportent le même fardeau fiscal durant leur vie si on adopte l’impôt sur la con­
sommation ; notons que dans ce cas l’épargne et les intérêts qu’elle rapporte sont
imposés, mais seulement au moment où on les consomme.
Ce tableau suppose que les deux individus consomment la totalité de leur revenu
durant leur vie active. Qu’advient-il si le contribuable ne consomme pas la totalité
de son revenu avant de mourir, ou encore avant de quitter le pays ? La personne
pourrait éviter de payer l’impôt sur la consommation en renouvelant constamment
son épargne jusqu’à sa mort. Cette possibilité est éliminée dans un régime fiscal basé
sur la consommation, car on considère qu’il y a consommation des épargnes accumulées au moment de la mort ou au moment du départ pour un autre pays. Tout don
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
est aussi considéré comme une consommation. De cette façon, tous les revenus des
contribuables sont soumis à un moment ou à un autre à l’impôt sur la consommation.
La dernière partie du tableau est particulièrement révélatrice. Elle montre ce
qu’il adviendrait si nos deux contribuables se voyaient imposer un impôt sur les
salaires. On constate qu’un tel impôt donne exactement le même résultat qu’un
impôt sur la consommation. Alors qu’on peut assez facilement reconnaître qu’un
impôt sur la consommation est équitable, cela paraît plus difficile dans le cas d’un
impôt sur les salaires. Pourtant, dans l’exemple figurant au tableau, les deux impôts
sont équivalents. Toutefois, il existe une différence entre ces deux impôts : l’impôt
sur la consommation prévoit que le contribuable qui reçoit un héritage serait
imposé sur cet héritage au moment où il le consommerait, tandis que l’impôt sur
les salaires ne s’appliquait pas.
L’impôt sur la consommation n’est presque pas utilisé actuellement. On le connaît
mal, de sorte qu’on exagère probablement les difficultés entraînées par sa mise en
place et son administration. Rappelons toutefois qu’à l’origine l’impôt sur le revenu
était lui aussi considéré comme impossible à appliquer par de nombreux experts. Il
est probable, cependant, qu’au yeux de la population l’impôt sur la consommation
paraisse moins juste que l’impôt sur le revenu, les personnes nanties pouvant éviter
l’impôt jusqu’à leur mort, par l’intermédiaire de l’épargne. Peut-être ne réussira-t-on
jamais à surmonter les difficultés liées à cette perception populaire. Néanmoins,
comme les gouvernements exemptent de l’impôt sur le revenu des catégories d’épargne
de plus en plus nombreuses, on se rapproche graduellement de l’impôt sur la consom­
mation. L’impôt sur le revenu actuel ne diffère pas autant de l’impôt sur la consommation qu’on pourrait le penser.
Par ailleurs, l’analyse du fonctionnement de l’impôt sur la consommation a
montré que cet impôt est équivalent à l’impôt sur les salaires, parce qu’il exempte
les revenus de placement. L’impôt sur la masse salariale constitue un impôt sur les
salaires et il s’apparente donc à l’impôt sur la consommation. Comme il représente
une part relativement importante des recettes fiscales dans de nombreux pays occidentaux, c’est dire que les régimes fiscaux de ces pays reposent en bonne partie sur
l’impôt à la consommation ou sur ses équivalents.
Qu’est-ce que le revenu ?
La plupart des régimes fiscaux existants retiennent le revenu comme base de l’imposition. Il existe cependant plus d’une façon de mesurer le revenu. Quel est la
définition du revenu la plus appropriée à titre d’indicateur de la capacité de payer ?
Pendant bien des années, on a retenu comme définition du revenu imposable le revenu
au sens de la comptabilité nationale. Seuls étaient soumis à l’impôt les revenus perçus par les facteurs de production en échange de services productifs : salaires, intérêts
et autres revenus de placement, revenus d’entreprise, etc., essentiellement, donc, les
revenus retenus dans le calcul du revenu national net dans le système de la comptabilité nationale. Par conséquent, on excluait du revenu imposable les transferts
publics et privés (dons, legs, gains à la loterie, transferts gouvernementaux) et les
gains en capital. Cette définition traditionnelle du revenu fut en usage au Canada
jusqu’en 1971 et elle l’est encore dans certains pays. Elle tend cependant à être
remplacée par le concept de revenu intégral.
189
190
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Un régime fondé sur le revenu intégral inclut dans le revenu imposable tout
accroissement du pouvoir d’achat, tout ce qui peut être dépensé sans réduire la
richesse, quelle qu’en soit la source, la forme (réalisée ou non), la nature, etc. Outre
les revenus des facteurs de production, le revenu intégral inclut les dons et les legs
reçus, les transferts publics, les gains en capital (réalisés ou non), les gains à la
loterie, les revenus en nature, la valeur de l’autoconsommation, qu’il s’agisse du
loyer implicite que le propriétaire occupant retire de son logement ou de la valeur
marchande des tomates de son jardin. La notion de revenu intégral pose donc
divers problèmes de mise en œuvre et peut donner lieu à un régime fort complexe ;
elle n’a jamais été appliquée systématiquement pour éviter que l’impôt sur le revenu
devienne trop complexe.
L’impôt sur les bénéfices des sociétés et l’équité
L’impôt sur les bénéfices des sociétés est un impôt direct d’application relativement
restreinte. Il s’agit d’un impôt portant sur les bénéfices du capital investi dans les
sociétés par actions. Il s’agit donc d’un impôt sur le revenu provenant d’un seul
type de capital. Cet impôt soulève un certain nombre de questions et donne lieu à
plusieurs illusions dans la perception populaire. Combien de fois n’entend-on pas
des commentateurs s’indigner du fait que les sociétés par actions ne supportent
qu’une part relativement faible des impôts ? Combien de fois n’entend-on pas des
intervenants sociaux réclamer que les gouvernements fassent payer aux grandes
entreprises leur juste part de l’impôt ? Ces demandes, nourries de bonnes intentions, indiquent toutefois une grande ignorance des mécanismes fiscaux, une ignorance aussi forte que le désir d’améliorer le sort des défavorisés.
Rappelons d’entrée de jeu que les sociétés ne paient jamais l’impôt sur leurs bénéfices, peu importe à combien ils s’élèvent. Ce sont toujours et uniquement des personnes qui assument le fardeau des taxes et des impôts. Et la question qui se pose
est de savoir qui sont les agents économiques supportant le fardeau réel de chaque
impôt. Dans le cas de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, la réponse est au mieux
ambiguë : on ne sait pas vraiment qui paie cet impôt, sauf que ce ne sont certainement pas les sociétés elles-mêmes. Ce pourrait être les actionnaires, ce pourrait être
l’ensemble des détenteurs de capital, qu’il soit investi dans les grandes entreprises
ou ailleurs, ce pourrait être les travailleurs, ce pourrait aussi être les consommateurs des produits vendus par ces grandes sociétés. Selon un des principes fondamentaux de la fiscalité, la part des taxes ou des impôts payée par les divers
intervenants sur les marchés dépend de leur mobilité respective. La probabilité est
donc assez grande que les actionnaires puissent éviter de payer une bonne part de
l’impôt sur les bénéfices, la mobilité du capital étant assez forte.
Une autre question importante se pose au sujet de cet impôt. Selon une opinion
largement répandue, l’impôt sur les bénéfices est un impôt à la source payé par les
sociétés au nom de leurs actionnaires. Les bénéfices des sociétés appartiennent à
leurs actionnaires et, par conséquent, ce sont ces derniers qu’il faut assujettir à
l’impôt. Or, les bénéfices des sociétés sont imposés à des taux qui n’ont rien à voir
avec la situation financière des actionnaires. Un actionnaire modeste devrait normalement acquitter l’impôt à un taux relativement faible sur sa part des bénéfices
d’une société, tandis qu’un actionnaire à revenu élevé devrait être imposé à un taux
plus élevé. Mais le taux applicable aux bénéfices de la société est uniforme, quel que
CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE
soit l’actionnaire concerné. Logiquement, on devrait imposer chaque actionnaire
selon le taux correspondant à sa tranche de revenu et lui créditer l’impôt sur les
bénéfices payés en son nom par la société. Cette façon de procéder s’appelle intégration de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les bénéfices ; elle a pour but d’éviter que les bénéfices soient imposés deux fois, d’abord au sein de la société par
actions, ensuite aux mains de l’actionnaire.
Une solution possible consisterait à supprimer l’impôt sur les bénéfices et à
imputer les bénéfices aux actionnaires afin de les imposer au taux applicable à la
tranche de revenu de chacun. La solution actuelle, plus ou moins boiteuse, accorde
un crédit d’impôt aux dividendes que touchent les contribuables. La solution en appa­
rence la plus logique (abolition de l’impôt sur les bénéfices) présente une difficulté :
quelle serait la réaction populaire face à une telle mesure ? Certains intervenants
sociaux ne manqueraient pas d’exploiter les aspects symboliques de la situation, en
dépit du fait que la pleine imposition des bénéfices des sociétés aux mains des
actionnaires serait plus équitable que le maintien de l’impôt actuel ; d’autant plus
que nous ne savons pas, dans l’état actuel des connaissances, qui supporte vraiment
l’impôt sur les bénéfices. Nous savons toutefois avec certitude que ce ne sont pas
les sociétés elles-mêmes qui le paient.
6. CONCLUSION
L
e critère d’équité fait l’unanimité : nous souhaitons tous vivre dans une société
équitable et avoir une fiscalité équitable. Si le critère en soi ne pose pas problème, son application n’est pas aussi simple qu’il y paraît à première vue, loin de
là. Quel dommage que l’impôt sur la taille des gens ne convienne pas ! S’il existe
en moyenne une relation étroite entre la taille et le revenu, la relation n’est pas
parfaite et ne vaut pas pour tous les individus. Bien des joueurs de hockey de petite
taille gagnent nettement plus que la majorité des économistes de grande taille (lesquels ne sont pas tous de grands économistes !).
À défaut d’un impôt sur la taille des gens, chaque société doit apporter ses propres
réponses aux interrogations qui surgissent inévitablement au moment de l’élaboration d’une fiscalité équitable. On comprend dès lors que la structure fiscale puisse
différer sensiblement d’une collectivité à l’autre, surtout qu’elle doit aussi respecter
l’exigence de neutralité, la deuxième grande caractéristique d’une bonne fiscalité,
tout aussi importante que l’équité.
191
192
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
N O T E S
1. N.G. Mankiw et M. Weinzierl, « The Optimal Taxation of Height : A Case Study of Utilitarian Income Redistribution »,
[en ligne], www.economics.harvard.edu/faculty/mankiw/papers/Optimal_Taxation.pdf (page consultée le 10 juillet 2007).
2. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre V, chapitre 2, « Des sources du revenu
général de la société ou du revenu de l’État », p. 401-403, Paris, Gallimard, 1976. Le texte original a paru en 1776.
3. Ne pas confondre impôt sur la consommation et taxe de vente. L’impôt sur la consommation est un impôt direct portant
sur la consommation annuelle totale de chaque individu. Autrement dit, l’impôt sur la consommation est un impôt sur le
revenu qui ne s’applique pas à l’épargne.
4. « The Low-Tax Guide – Assessing the Inevitable », The Economist, 21 décembre 1996.
5. « The Case for Flat Taxes – Simplifying the Tax System », The Economist, 16 avril 2005 ; « Flat Is Beautiful », The Economist,
5 mars 2005.
6. « Simple, Fair, and Pro-Growth : Proposals to Fix America’s Tax System », Report of the President’s Advisory Panel on
­Federal Tax Reform, novembre 2005, [en ligne], www.taxreformpanel.gov/final-report (page consultée le 21 juillet 2006).
7. Le taux moyen est donné par TM = T*(revenu – exemption)/revenu = T*(1 – exemption/revenu). Ce dernier quotient tend
vers zéro quand le revenu augmente et le taux moyen tend asymptotiquement vers le taux marginal T.
CHAPITRE
11
LA NEUTRALITÉ
FISCALE
1. Une invitation à l’illégalité
2. Le critère de neutralité
3. L’élasticité, le rendement et la perte sèche
4. Les impôts et les choix individuels
5. Conclusion
194
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. UNE INVITATION À L’ILLÉGALITÉ
e système fiscal rend l’illégalité très invitante1. » C’est un ministre des Finances
« L du
Québec qui s’exprimait ainsi il y a quelques années, et non quelque contri-
buable désabusé et malmené par le fisc ! La situation n’a pas beaucoup changé
depuis, si l’on en juge par les travaux sur le régime d’imposition québécois effectués
récemment par des fiscalistes. On pourrait penser que ces études portent sur les
hauts salariés, qui font l’objet d’un traitement fiscal souvent dénoncé par les milieux
patronaux. Mais non, ces données ont trait aux contribuables les plus démunis. À
titre d’exemple, une famille monoparentale comprenant deux enfants est soumise
à un traitement fiscal plus rigoureux que le haut salarié ! Ne serait-on pas tenté de
disparaître dans l’économie souterraine quand on est soumis à un taux marginal
d’impôt de 87,6 % à un niveau de revenu de 30 000 $, alors que le taux applicable à
la tranche de revenu la plus élevée (115 800 $) est de 48,2 %2 ? Paradoxalement, cette
incitation à l’illégalité découle d’une série de programmes conçus pour aider les
familles à faible revenu. Elle illustre les difficultés qu’on éprouve à concilier les dif­
férents critères que doit respecter un bon régime fiscal. Dans ce cas-ci, la recherche
d’un régime fiscal équitable à l’égard des démunis viole le critère de neutralité fiscale en créant une distorsion dans le fonctionnement de l’économie.
2. LE CRITÈRE DE NEUTRALITÉ
U
ne taxe influe de deux façons sur les choix individuels. D’une part, elle réduit
le revenu disponible réel du contribuable et la quantité totale de biens et de
services qu’il peut s’offrir. L’objet de la taxation est précisément de transférer un
certain pouvoir d’achat au gouvernement. Toute taxe implique donc une réduction
du revenu disponible des contribuables et les oblige à réduire leur consommation
totale. Cette réduction du revenu disponible correspond à l’effet de revenu de la
taxe. Il s’agit du coût d’option d’une taxe, c’est-à-dire du montant effectivement
payé par le contribuable et perçu par le gouvernement. Supposons qu’un gouvernement veuille distribuer 100 millions de dollars aux démunis. Pour ce faire, il doit
nécessairement encaisser 100 millions et réduire d’autant le revenu disponible des
contribuables. Ce montant correspond à ce qui est requis pour financer les activités
gouvernementales souhaitées par la population.
D’autre part, une taxe augmente le prix relatif du bien taxé. Elle incite à consommer
le bien taxé en plus faible quantité et à lui substituer d’autres biens. C’est l’effet de
substitution de la taxe, qui correspond aux modifications de comportement occa­
sionnées par les variations du prix relatif des biens taxés. Alors que l’effet de revenu
entraîne une réduction de la taille du panier de consommation, l’effet de substitution correspond à un changement dans la composition du panier de consommation.
C’est par cette modification du prix relatif des biens que la fiscalité crée des distorsions dans les choix individuels et occasionne une perte de bien-être collectif.
Celle-ci représente le coût économique d’une taxe. Si l’effet de revenu est inévitable,
l’effet de substitution est évitable ; une bonne fiscalité est une fiscalité qui réduit au
maximum l’effet de substitution et les distorsions correspondantes.
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE
L’effet de revenu entraîne une perte de bien-être pour le contribuable, puisqu’une
partie de son pouvoir d’achat lui est confisquée et qu’il doit réduire sa consommation totale. Néanmoins, les recettes fiscales correspondantes servent à financer des
activités gouvernementales qui augmentent le bien-être des individus. La consommation privée diminue, mais la consommation publique augmente. La perte de
revenu disponible est compensée par l’obtention de services publics, ou encore par
la redistribution des revenus (qui accroît le revenu disponible des autres). Si le gouvernement perçoit 100 millions en taxes et distribue ce montant aux démunis, le
revenu disponible des personnes taxées diminue d’autant, mais le revenu disponible
des démunis augmente du même montant. Il n’y a donc aucune perte pour la collec­
tivité dans son ensemble. De même, si le gouvernement lève 100 millions en taxes
pour financer la construction d’une route, les contribuables perdent un revenu
équivalent, mais ils obtiennent en retour un service public, de sorte que cet effet de
revenu n’engendre pas de réduction du bien-être collectif.
L’effet de substitution entraîne toutefois une perte sèche, autrement dit une perte
qui n’est pas compensée par un gain dans un autre secteur de l’économie, d’où la
nécessité d’en diminuer l’importance. Un bon régime fiscal doit réduire au maximum cette perte de bien-être collectif attribuable à un coût d’option donné ; il
procure au gouvernement les fonds nécessaires à ses interventions, tout en atténuant
les distorsions fiscales. L’encadré 11-1 donne un aperçu des pertes sèches causées
par une taxe sur les branchements à Internet aux États-Unis.
La capitation est le seul impôt qui ne modifie pas les prix relatifs ; elle consiste à
percevoir un montant fixe sur chaque individu, quelles que soient ses caractéris­
tiques. C’est en quelque sorte un impôt sur l’existence. Si le gouvernement pouvait
entièrement se financer au moyen de cet impôt, il n’aurait pas à se préoccuper des
effets qu’il peut avoir sur le fonctionnement de l’économie. Comme elle ne modifie
aucunement les prix relatifs, la capitation n’entraîne pas d’effet de substitution. Elle
a seulement un effet de revenu et ne crée aucune distorsion dans l’allocation des
ressources. De toute évidence, la capitation ne peut pas servir à la redistribution des
revenus et on la considère comme injuste, le riche et le pauvre devant payer le même
impôt. Le gouvernement doit donc inévitablement recourir à d’autres impôts pour
financer ses activités. Les exemples concrets de capitation dans les régimes fiscaux
modernes sont très rares, mais on se souviendra qu’en 1990 Margaret Thatcher a
introduit une forme de capitation en Grande-Bretagne. Cette mesure fort impopulaire a contribué à la chute de la « Dame de fer ».
E N C A D R É 1 1 - 1  
S
   Taxe sur les branchements à Internet
elon une étude menée par un professeur de l’Université de Chicago, l’imposition d’une taxe sur un
bien faisant appel aux nouvelles technologies et s’accompagnant de coûts fixes peut être beaucoup plus
préjudiciable que les approches classiques le donnent
à penser. Ainsi, l’auteur a calculé qu’une taxe de 2 $
par mois sur un abonnement Internet à haute vitesse
diminue non seulement le surplus des producteurs et
des consommateurs, mais réduit aussi le taux de pénétration des nouvelles technologies. En fin de compte,
la perte sèche est multipliée par 2 à 3, ce qui illustre
l’influence considérable du gouvernement dans le domaine des nouvelles technologies.
Source : A . Goolsbee, « The Value of Broadband and the Deadweight Loss of Taxing New Technologies », Contributions to Economic Analysis and Policy, vol. 5, no 1, 2006.
195
196
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Tous les autres impôts modifient artificiellement les prix et créent des distorsions.
La taxe sur les repas dans les restaurants en augmente le prix par rapport aux repas
à domicile. Elle incite le consommateur à manger moins souvent au restaurant, à
prendre plus de repas à la maison et à apporter plus souvent son lunch au travail.
La taxe d’accise sur l’essence hausse le coût d’utilisation de l’automobile et incite le
consommateur à économiser l’essence. Elle peut l’amener à acheter une automobile
d’utilisation plus économique, alors que normalement il aurait acheté une voiture
plus confortable. Il peut y avoir de bonnes raisons pour taxer l’essence ; s’il n’en
existait pas, une taxe de ce genre créerait des distorsions dans les choix individuels.
La taxe foncière fait monter les loyers ; elle incite les ménages à réduire leur consommation de logement et à consacrer une plus grande part de leur revenu à d’autres
biens. Elle fausse les choix individuels en matière de logement.
Supposons que le gouvernement décide de taxer la margarine de façon que son
prix soit désormais plus élevé que celui du beurre. Supposons aussi qu’en réaction à
l’imposition de cette taxe tous les consommateurs choisissent de remplacer la mar­
garine par le beurre dans leur alimentation. Puisque, par hypothèse, les consommateurs n’achèteront plus de margarine, le gouvernement ne percevra aucune
recette fiscale sur la margarine et les consommateurs n’auront à subir aucun effet
de revenu. Pourtant, même si elle ne rapporte rien au gouvernement, la nouvelle
taxe a influencé les comportements des consommateurs. Elle les a incités à cesser de
consommer la margarine ; elle a donc entraîné une distorsion à laquelle est associé
un coût économique, une perte sèche de bien-être pour les consommateurs.
Il va de soi qu’il y ait une perte de bien-être. Avant l’imposition de la taxe, les
consommateurs achetaient une certaine quantité de margarine, même s’ils avaient
la possibilité de ne consommer que du beurre. Leur comportement révélait qu’un
panier comprenant de la margarine leur procurait plus de satisfaction qu’un panier
ne comprenant que du beurre. Comme la taxe sur la margarine les incite à choisir
un panier sans margarine, il en résulte nécessairement une perte de satisfaction,
même si la taxe ne rapporte rien au gouvernement et ne réduit pas le revenu dont
disposent les contribuables. La taxe occasionne une perte sèche, puisque aucun
gain ne vient compenser la perte de bien-être des consommateurs. Un bon régime
fiscal doit limiter ces pertes sèches de bien-être.
Imaginons qu’un gouvernement impose une taxe sur les téléviseurs dans une
économie exempte de fiscalité. La taxe réduit le revenu disponible réel des ménages
et les amène à réduire leur consommation de tous les biens : c’est là son effet de
revenu. Cependant, en haussant le prix relatif des téléviseurs, elle a aussi pour effet
de réduire les achats de téléviseurs et d’augmenter les achats des autres biens. Elle
modifie donc le contenu du panier de consommation des ménages : c’est là son effet
de substitution.
Un grand amateur de télévision envisage d’acheter un récepteur à haute définition, mais la nouvelle taxe rend cet appareil haut de gamme trop cher à son goût,
compte tenu des avantages qu’il procure. Il opte pour un appareil plus modeste, doté
d’un écran plus petit. La taxe l’a incité à modifier son choix et à se contenter d’un
récepteur de moindre qualité. C’est une distorsion fiscale qui a pour conséquence de
réduire son bien-être. Si la taxe n’avait pas existé, il aurait acheté le produit haut de
gamme et en aurait retiré une certaine satisfaction. Du fait de la taxe, il se prive du
bien que normalement il aurait acheté et se contente de son deuxième choix. Il
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE
s’agit d’une distorsion parce que le coût réel des récepteurs n’a pas changé. Le prix
des récepteurs ne reflète plus leur coût réel de fabrication, il est artificiellement
gonflé par la taxe. Voilà l’origine de la distorsion : il n’y a plus de vérité des prix.
D’autres personnes modifient aussi leurs choix et renoncent à l’achat envisagé.
Certains conservent plus longtemps leur vieil appareil ; d’autres renoncent au
deuxième appareil qu’ils convoitaient et jettent leur dévolu sur d’autres biens. Ce
n’est pas ce qu’ils souhaitaient faire, ce n’est pas ce qu’ils auraient fait normalement,
mais la taxe les amène à renoncer à ce qu’ils auraient préféré acheter, et leur bienêtre s’en trouve réduit. Si un consommateur se contente d’un téléviseur plus modeste
qu’il se serait offert si la taxe n’avait pas existé, son bien-être en est inutilement
réduit. Toute taxe engendre des conséquences semblables. En modifiant les prix
relatifs, elle amène les consommateurs à renoncer à leur bien préféré et les incite à
choisir des biens dont ils retirent moins de satisfaction.
L’histoire offre de nombreux exemples de distorsions fiscales incontestables. En
France, sous le Directoire, dans un souci de justice, on a choisi d’imposer les fenêtres, qui constituaient des indicateurs de la richesse à cette époque. Pour éviter de
se soumettre à l’impôt, les propriétaires ont parfois bouché des fenêtres. Bien que
le coût réel des fenêtres n’ait pas augmenté, les gens se sont privés de ce bien et se
sont contentés d’une qualité de vie réduite. On peut encore aujourd’hui visiter dans
le midi de la France un « modeste » château dont certaines fenêtres ont été bouchées
au moment de l’adoption de cet impôt. Voilà une distorsion fiscale parfaitement
visible ! Les fenêtres bouchées ne rapportaient rien au gouvernement. Même si,
pour chacune des fenêtres bouchées, il n’y avait aucun effet de revenu, il y avait
pourtant une baisse de bien-être à cause de l’effet de substitution. En Hollande, un
impôt sur les devantures de maison a conduit les propriétaires à construire des
maisons étroites, de sorte que sur le plan architectural Amsterdam se distingue par
ses maisons relativement hautes et… particulièrement étroites. En Russie, Pierre le
Grand n’a-t-il pas imposé une taxe sur le port de la barbe ? On imagine que cela a
pu faire monter artificiellement la demande de rasoirs ! Quand on taxe le nombre
de pages des journaux, on doit s’attendre à ce que les journaux comptent peu de
pages, mais des pages extrêmement grandes. Voilà autant de distorsions d’origine
fiscale. Ces modifications de comportement attribuables à des modifications de
prix relatifs d’origine fiscale entraînent des pertes sèches de bien-être collectif.
Le graphique 11-1 montre les conséquences de l’imposition d’une taxe d’accise :
hausse du prix d’équilibre, réduction de la production et de la consommation du
bien en question et création d’une perte, ce qui abaisse le bien-être de la société. Il
permet d’illustrer la perte sèche de bien-être associée à une taxe existante ; le rapport entre la surface B + D et la surface A + C correspond au bien-être perdu en
moyenne par dollar de taxe perçu.
Toutefois, l’économiste s’intéresse surtout à la perte marginale de bien-être,
autrement dit à la perte de bien-être associée à chaque dollar de taxe additionnel.
C’est de cette perte qu’il est question quand le gouvernement choisit de modifier le
fardeau fiscal. Les études qui se consacrent à l’évaluation de cette perte sont rares
(et souvent assez anciennes). Selon une étude canadienne, la perte de bien-être
attribuable à chaque dollar additionnel d’impôt sur le revenu irait de 40 ¢ en Alberta
à 99 ¢ au Québec3 ; d’après une autre étude, cette perte se situerait entre 39 et 53 ¢
pour le Québec4.
197
198
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
Les conséquences de l’imposition d’une taxe d’accise
n n G rap h ique | 11-1
Prix
Coût + taxe
P0
P
*
C0
Taxe
A0
a
b
c
d
Coût
marginal
Perte de
bien-être
A
*
A1
Demande
X
X0
Quantité
*
En l’absence de toute taxe, l’équilibre du marché s’établirait au point A*
(production de X * et prix de P *). Supposons que le gouverne­ment
soumette ce bien à une taxe d’accise. La courbe de l’offre du bien se
déplace alors verticalement du montant de la taxe. Le prix minimum
exigé par les producteurs pour offrir chaque unité du bien correspond
désormais à leur coût marginal de production, plus la taxe qu’ils doivent
remettre au gouvernement. Le prix d’équilibre du marché s’élève à P 0,
ce qui incite les familles à réduire leur consommation du bien taxé (X0)
et à augmenter leur consommation des autres biens dont le prix relatif a baissé. Cela correspond à l’effet de substitution.
On peut associer l’effet de revenu aux parties a + c, qui correspondent
au montant de la taxe perçue par le gouvernement. Cette somme
servira à financer des activités gouvernementales qui procureront du
bien-être à leurs bénéficiaires. L’effet de substitution correspond à la
réduction de la consommation du bien taxé (X* – X0) et à l’augmentation de la consommation des autres biens non taxés (augmentation
qu’on ne peut évidemment pas montrer sur ce graphique). Il s’accompagne d’une perte de bien-être collectif égale à la partie quadrillée.
Comme l’indique la courbe de la demande, toutes les unités du bien
com­prises entre X0 et X ont une valeur supérieure à leur coût margi*
nal ; mais les consommateurs renoncent à ces unités en raison de la taxe.
Il s’agit là d’une perte sèche, car elle n’est compensée par aucun service gouvernemental, contrairement à la baisse du revenu disponible.
Il importe de retenir que cette perte marginale de bien-être augmente très rapidement. Le graphique 11-2 illustre les effets du doublement de la taxe. Quand on
double le taux de taxation, les recettes fiscales, elles, ne doublent pas, car la quantité
consommée diminue. Par ailleurs, le graphique montre que la perte de bien-être
collectif est quatre fois plus grande. Voilà une bonne raison de tenir à ce que les
taux de taxation restent bas et de s’inquiéter de la forte croissance de la ponction
fiscale depuis le début du 20e siècle.
n
Les effets du doublement du taux de taxation
n n G rap h ique | 11-2
Prix
Coût + 2 × taxe
Coût + taxe
Taxe
P1
P0
Coût
Taxe
P*
C0
C1
A
*
Demande
X1
X0
X
*
Quantité
La taxe initiale déplace la courbe de l’offre vers le haut, fait passer les
quantités négociées de X* à X0, le prix de P à P 0 et réduit le bien-être
*
(partie ombrée). Une taxe deux fois plus élevée déplacerait l’offre
encore davantage vers le haut, le prix du bien serait de P1, les quantités vendues de X1 et la perte de bien-être collectif serait représentée
par le triangle formé par les parties quadrillée et ombrée. Si les courbes
de la demande et de l’offre sont linéaires, la perte de bien-être totale
(les parties quadrillée et ombrée) est quatre fois supérieure à la perte
initiale (le triangle ombré). Pour obtenir ce résultat, il suffit de constater que la partie quadrillée est constituée de trois triangles égaux au
triangle ombré initial. Toutefois, les recettes fiscales ne sont même pas
deux fois supérieures aux recettes initiales. Les recettes fiscales de
2 × taxe × X1 sont plus faibles que 2 × taxe × X0, puisque X1 est plus
petit que X0.
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE
3. L’ÉLASTICITÉ, LE RENDEMENT ET LA PERTE SÈCHE
I
l existe un lien étroit entre, d’une part, l’élasticité des courbes de l’offre et de la
demande et, d’autre part, la perte de bien-être collectif attribuable à la fiscalité.
La perte de bien-être est associée aux changements de comportement causés par les
variations de prix relatifs d’origine fiscale. Or, plus l’offre et la demande sont élastiques, plus les hausses de prix ont des répercussions considérables. On peut donc
prévoir qu’une taxe aura d’autant plus d’effet sur le bien-être que la demande ou
l’offre sera élastique.
Imaginons deux biens dont le coût de production est identique, mais dont la
demande diffère, la demande étant élastique dans un cas et inélastique dans l’autre.
Le graphique 11-3 illustre l’effet d’une taxe selon l’élasticité de la demande. Cette
analyse nous permet de conclure que, sur le strict plan de l’efficacité, il vaut mieux
taxer les biens dont la demande est relativement inélastique (on obtient le même
résultat pour les biens dont l’offre est inélastique). En outre, on obtient des recettes
fiscales plus considérables parce que la taxe réduit peu la quantité d’équilibre du
marché.
Les gouvernants comprennent généralement bien ce résultat. C’est pourquoi ils
ont eu si souvent recours dans le passé à la taxation des boissons alcoolisées et des
produits du tabac, dont la demande était généralement peu élastique. De plus, la
perte de bien-être collectif est faible, et cela pour la même raison, les agents modifiant
peu leur comportement. Ce raisonnement mène à la conclusion qu’il faudrait taxer
plus lourdement les biens dont l’offre ou la demande est relativement peu élas­tique
n
L’élasticité et la perte sèche
n n G rap h ique | 11-3
Prix
Coût + taxe
Coût marginal
P0
P1
P
C*
A1
A0
Taxe
A
*
0
C1
Demande élastique
Demande inélastique
X1 X0 X
*
Quantité
La courbe de l’offre est la même pour les deux biens. On suppose
que la demande du premier bien est élastique quant au prix, tandis
que la demande de l’autre bien est relativement inélastique. Pour
simplifier l’analyse, on suppose au point de départ que le prix et
la quantité négociée de chaque bien sont identiques. Pour les deux
marchés, l’équilibre se situe au point A*, le prix étant de P * et la
quantité de X*. Si le gouvernement impose une taxe d’accise sur
chacun de ces deux biens, la courbe de l’offre commune se déplace
vers le haut d’un montant égal à la taxe. L’équilibre se situe au
point A0, dans le cas du bien dont la demande est inélastique, et à
A1 dans l’autre cas. La quantité consommée passe à X0 pour le bien
à demande inélastique, et à X1, pour le bien à demande élastique.
La perte de bien-être se mesure par le triangle composé des parties ombrée et hachurée, là où il y a inélasticité, et par le triangle
composé des parties ombrée et quadrillée, dans le deuxième cas.
Ce résultat s’observe à l’œil nu, puisque les deux triangles ont en
commun la même partie ombrée ; mais, la partie quadrillée du cas
élastique est plus importante que la partie hachurée du cas inélastique. Par ailleurs, la taxe sur le bien inélastique rapporte plus que
la taxe sur le bien dont la demande est élastique ; en effet, le mon­
tant de la taxe est le même, mais la quantité consommée du pre­mier
bien (X0) est plus élevée que la quantité consommée de l’autre
bien (X1).
199
200
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
afin de réduire au minimum la perte de bien-être collectif. On en a d’ailleurs déduit
une règle célèbre, selon laquelle le taux de taxation de chaque bien devrait être
inversement proportionnel à l’élasticité de la demande du bien (en supposant que
l’offre soit parfaitement élastique). Il n’est pas dit toutefois que cette règle soit compa­
tible avec le critère d’équité fiscale, puisque les personnes à faible revenu consomment
une quantité relativement importante de certains biens à demande peu élastique,
comme le tabac, les boissons alcoolisées et les aliments.
Il existe toutefois une autre règle, qui est plus facile à appliquer et qui s’accorde
mieux avec le critère d’équité, en ce qu’elle est plus favorable aux moins nantis.
Comme les distorsions fiscales sont attribuables aux variations des prix relatifs
causées par la fiscalité, il faut concevoir un régime fiscal qui atténue les variations
des prix relatifs ; on l’obtient en soumettant tous les biens au même taux de taxation.
Selon ce point de vue, une taxe qui frappe également deux biens n’en modifie pas
le prix relatif et, donc, n’influe pas sur l’allocation des ressources entre ces biens.
Une taxe de 10 % sur les appareils électroménagers et sur les appareils électroniques
ne change pas le prix relatif de ces deux catégories de biens, mais elle en change le
prix relativement aux biens non taxés. Quand on taxe au même taux tous les biens
et services, les prix relatifs ne changent pas, la taxation n’a aucun effet de substitution et ne provoque pas de distorsion dans les choix individuels.
C’est la logique sous-jacente à la TPS fédérale. On souhaitait à l’époque mettre
en place une taxe qui soumette tous les biens et services au même taux de taxation
dans le but de remplacer la taxe de vente imposée au niveau du fabricant, taxe qui
à toutes fins utiles soumettait à peu près tous les biens à des taux effectifs différents.
La diversité des taux impliquait autant de distorsions fiscales. Elle faussait les choix
des consommateurs en favorisant les biens les moins taxés au détriment des autres.
La TPS proposée au départ aurait taxé au même taux tous les biens et services, sans
la moindre exception. Cette idée se défendait d’autant mieux que, si la taxation a une
assise large, le taux de taxation peut être faible. Plus les biens soumis à la taxe sont
nombreux, plus les recettes que procure chaque point d’impôt sont importantes et
plus le taux de taxation requis pour financer les activités gouvernementales est
faible. On a vu précédemment qu’une hausse du taux de la taxe engendre une augmentation plus que proportionnelle de la perte de bien-être collectif. Il importe
donc de s’assurer que les taux restent le plus bas possible. Un taux de taxation faible
n’incite pas à éluder la fiscalité : il ne vaut pas la peine de changer de comportement
pour éviter de payer une taxe peu élevée. Par ailleurs, quand la taxe s’applique à
tous les biens, il est impossible d’y échapper en modifiant son comportement. Une
bonne taxe est en quelque sorte une taxe inéluctable, une taxe à faible taux et qui
s’applique uniformément. Malheureusement, la TPS initiale a été modifiée de façon à
exempter certains biens. Pour avoir les mêmes recettes fiscales, il a fallu augmenter
le taux de taxation prévu au départ ; il en est résulté une modification de certains
prix relatifs et des distorsions dans les choix des consommateurs (encadré 11-2).
La taxation uniforme de tous les biens et services se heurte cependant à une
difficulté de taille. Bien qu’il soit possible d’imposer une TPS générale, qui taxerait
au même taux tous les biens et les services, on n’a jamais trouvé le moyen de taxer
un bien particulier : le loisir. Sur le plan technique, il est impossible de taxer directement le loisir. Il en résulte inévitablement une distorsion des choix entre le loisir
et l’ensemble des autres biens. S’il était possible de taxer le loisir à 10 %, comme on
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE
E N C A D R É 1 1 - 2  
U
   Si la taxe de vente était la seule taxe…
n sénateur américain s’est fait le champion d’une
taxe de vente qui remplacerait à la fois l’impôt
sur le revenu et la taxe sur la masse salariale. Selon les
données disponibles en 2004, les recettes du gouvernement américain pour ces deux postes étaient égales
à 1,7 billion de dollars [1 billion est égal à un million
de millions]. Une taxe de vente de 12 % sur toutes les
transactions (environ 12,2 billions de dollars) aurait
permis de percevoir un montant équivalent. Il faut
toutefois ajuster ce taux à la hausse (15 %) afin de
tenir compte des achats du gouvernement, qui doivent
être exemptés (taxer les dépenses du gouvernement ne
produit aucun revenu net !). Dans la plupart des États
américains, les aliments et les vêtements sont exemptés :
si ces dépenses (1,4 billion de dollars) étaient soustraites
de l’assiette fiscale, le taux de la taxe de vente atteindrait près de 18 % . Aucun parti politique américain
n’envisagerait de modifier le régime fiscal américain
sans avoir l’assurance que la déduction des paiements
d’intérêt sur les hypothèques serait maintenue et que
le paiement des primes d’assurance maladie resterait à
l’abri de l’impôt. Le maintien de ces deux programmes
très populaires priverait le gouvernement de revenus
importants et serait à l’origine d’une hausse de la taxe de
vente à 25 %, taux passablement plus élevé que le taux
initial de 15 % qui touchait tous les biens et services.
Source : D. Altman, « What if Sales Tax Where the Only Tax ? », The New York Times, 17 octobre 2004.
peut le faire pour les biens et les services, alors on pourrait élaborer un régime
fiscal parfaitement neutre, un régime qui ne donnerait lieu à aucune distorsion
dans les choix individuels. Mais cette option n’est pas disponible, même en recourant à l’impôt sur le revenu.
L’impôt sur le revenu des particuliers, principal instrument de redistribution à
la disposition des autorités, est un impôt général qui taxe à la fois la consommation
et l’épargne et qui, comme la TPS l’avait prévu au départ, taxe au même taux tous
les biens et les services. Il a tout de même des effets sur l’allocation des ressources,
car il influence les décisions individuelles en matière de loisir et de travail, parce
que le loisir n’est pas taxé. Cette distorsion est inévitable, mais on peut chercher à
la réduire, ce dont il sera question dans un chapitre ultérieur.
4. LES IMPÔTS ET LES CHOIX INDIVIDUELS
Q
uelles sont les décisions individuelles influencées par la fiscalité et comment
chacun des impôts influence-t-il ces choix ?
• Il y a d’abord le choix entre le travail et le loisir. En prenant cette décision, les
individus déterminent simultanément le nombre d’heures travaillées, leur
revenu de travail et leur part de temps libre (loisir). Comme le revenu représente le pouvoir d’achat de chacun, cette décision représente en fin de compte
un choix entre l’ensemble des biens et des services que la personne pourra
s’offrir (grâce à son travail) et le loisir.
• La personne doit ensuite choisir quelle proportion de son revenu elle consommera et quelle proportion elle épargnera. Elle doit déterminer à chaque
période sa consommation présente et sa consommation future (épargne).
• La personne doit en dernier lieu choisir son panier de consommation, autrement dit déterminer quels biens et services elle consommera.
201
202
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
Prenons d’abord le choix du panier de consommation. La taxe d’accise (ou encore
les droits de douane) frappe un bien donné et en augmente le prix par rapport à
l’ensemble des autres biens. Par contre, si elle ne prévoit aucune exemption, la taxe
de vente générale ne modifie pas le prix relatif des biens et des services. Toute
exemption réduit le prix du bien exempté par rapport aux biens et des services non
exemptés. L’impôt sur le revenu des particuliers et l’impôt sur la consommation ne
modifient pas le prix relatif des biens et services. Donc, par rapport au choix du
panier de consommation, seule la taxe d’accise (ou les droits de douane) crée une
distorsion et entraîne une perte de bien-être collectif.
Examinons à présent le choix entre la consommation et l’épargne ou, ce qui
revient au même, le choix entre la consommation actuelle et la consommation
future. La taxe d’accise n’influe pas sur cette décision, pas plus que la taxe de vente
générale ni l’impôt sur la consommation. Seul l’impôt sur le revenu modifie cette
décision : en réduisant le rendement net de l’épargne, cet impôt réduit la consommation future par rapport à la consommation actuelle à laquelle on renonce en
épargnant. Comme l’impôt sur la consommation paraît plus équitable quand on
prend en compte toute la vie des contribuables et qu’il est plus favorable à la croissance économique, puisqu’il favorise l’épargne (et donc l’investissement), on comprend
que plus d’un expert le préfère à l’impôt sur le revenu.
Quant à la décision portant sur les heures de travail, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur la consommation et la taxe de vente générale modifient le comportement
de la même façon (graphique 11-4). Rappelons que cette décision détermine la
quantité de biens et de services que procure chaque heure de travail, donc chaque
heure de loisir sacrifiée. L’impôt sur le revenu diminue pour chaque heure de travail le revenu disponible pour la consommation, et rend donc le travail moins
intéressant par rapport au temps de loisir. Il en est de même de l’impôt sur la
consommation qui réduit la quantité de biens que procure un revenu donné. Une
heure de loisir sacrifiée rapporte donc moins de biens de consommation. Il en va
n
n n G rap h ique | 11-4
Salaire
horaire
Impôts et offre de travail
Offre de travail avec impôt
ou taxe de vente
Offre de travail sans impôt
S1
S
*
S0
Demande de travail
par les employeurs
X0
X
*
Heures de travail
Le point de rencontre entre les courbes de
la demande de travail (les employeurs) et de
l’offre de travail (les employés) correspond
au salaire (S*) et aux heures travaillées (X*).
De façon à simplifier la présentation, les
effets de l’impôt sur le revenu, de l’impôt
sur la consommation et de la taxe de vente
générale peuvent être illustrés par le dépla­
cement vers le haut de la courbe de l’offre
de travail. Tout comme dans le cas de la taxe
d’accise figurant au graphique 11-1, alors
que les producteurs ajoutaient le montant
de la taxe à leur coût marginal, les travail­
leurs demanderont, eux aussi, des salaires
plus élevés, ce qui déplace la courbe de
l’offre de travail vers le haut. Le nombre
d’heures travaillées diminue et passe à X0 ;
par contre, les heures de loisir augmentent.
La perte de bien-être correspond au triangle
quadrillé.
CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE
de même de la taxe de vente générale : le revenu pécuniaire disponible ne diminue
pas, mais le prix des biens et des services augmente par rapport au revenu disponible, de sorte que le consommateur peut s’offrir moins de biens et de services pour
chaque heure de loisir sacrifiée.
La taxe d’accise présente toutefois des possibilités intéressantes quant à ce choix
particulier. La raison en est que certains biens et services sont complémentaires au
loisir. En taxant ces biens, on hausse par le fait même le prix du loisir par rapport
aux autres biens de consommation. Une taxe de ce genre offre donc la possibilité
d’imposer indirectement le loisir. On pourrait s’en servir pour compenser partiellement l’incitation au loisir attribuable à l’impôt sur le revenu, à l’impôt sur la
consommation ou à la taxe de vente générale.
L’effet négatif sur l’épargne de l’impôt sur le revenu explique la tendance récente
à remplacer en partie cet impôt par la taxe de vente, qui apparaît comme un substitut de l’impôt sur la consommation, substitut très imparfait toutefois puisque la
taxe de vente pèse assez lourdement sur les revenus peu élevés. Le crédit remboursable d’impôt relatif à la TPS vient pallier, en partie, cette lacune.
5. CONCLUSION
À
défaut de pouvoir instaurer un régime fiscal parfaitement neutre comme la
capitation ou l’impôt sur l’existence, les gouvernements disposent d’outils de
financement imparfaits qui engendrent des problèmes allocatifs. L’impôt sur le
revenu, l’impôt sur la consommation, les taxes de vente et les taxes sur la masse
salariale modifient tous les prix relatifs et influencent le choix des personnes. Dans
ce contexte, quelques principes généraux émergent. Le régime fiscal idéal ne devrait
pas décourager inutilement l’épargne. La base fiscale retenue devrait être la plus
large possible ; les taux de taxation seraient plus faibles, ainsi que les variation de
prix relatifs et les distorsions fiscales.
N O T E S
1. Ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, Direction générale des publications
gouvernementales, 1984, p. 160-161.
2. Cl. Laferrière, Les taux implicites d’imposition : Les courbes, Québec, 2005, [en ligne], www.er.uqam.ca/nobel/r14154/
Doc_PDF/Quebec2005/05SimQc_tx.pdf (page consultée le 11 juillet 2006).
3. B. Dahlby, « The Distortionary Effect of Rising Taxes », dans Deficit Reduction : What Pain, What Gain ?, W. Robson and
W. Scarth (sous la dir. de), Toronto, C.D. Howe Institute, 1994, p. 43-72.
4. B. Fortin et G. Lacroix, « Labour Supply, Tax Evasion, and the Marginal Cost of Public Funds : An Empirical Investigation »,
Journal of Public Economics, vol. 55, novembre 1994, p. 407-431.
203
CHAPITRE
12
L’INCIDENCE
DES IMPÔTS
1. Méfions-nous des apparences !
2. Les concepts et l’analyse
3. La répartition du fardeau fiscal,
aux États-Unis et au Canada
4. Conclusion
206
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. MÉFIONS-NOUS DES APPARENCES !
ini le travail au noir chez les semi-professionnels ! », titrait un article de La
« F Presse
(encadré 12-1). Les joueurs de la Ligue de hockey senior majeur du
Québec devront désormais déclarer leurs revenus au fisc. Un bon joueur, qui pouvait recevoir jusqu’à 1 500 $ par semaine à titre de remboursement de dépenses,
devra maintenant déclarer au fisc tous ses revenus. « L’impôt grugera considérablement les revenus des gars qui ont un bon boulot », déclarait le directeur général
d’une des équipes de la Ligue. Qui paiera les impôts des joueurs de hockey ? À
première vue, la réponse est simple : ce sont les joueurs de hockey, au moment de
remplir leur déclaration de revenus. En supposant qu’ils soient soumis à un taux
marginal d’impôt de 50 %, les bons joueurs devront payer 750 $ d’impôts et ils
recevront un salaire net de 750 $ ! Une baisse de rémunération aussi importante en
incitera plus d’un à laisser tomber le hockey pour se consacrer à plein temps à leur
travail, laissant ainsi la place aux jeunes joueurs étudiants, peu expérimentés.
Pour convaincre un joueur vedette de rester dans la Ligue, un directeur général
pourrait être tenté de faire passer sa rémunération à 2 000 $, puis d’équilibrer son
budget en relevant légèrement le prix des billets et en demandant à certains fournisseurs d’abaisser leurs propres prix. Tout compte fait il se pourrait que les impôts
des joueurs soient payés en partie par les propriétaires (sous la forme d’une baisse
de rentabilité), par les fournisseurs et par les spectateurs de la Ligue de hockey
senior majeur du Québec, lesquels ne sont pas nécessairement très fortunés ! Une
mesure qui visait au départ à faire payer aux joueurs de hockey leur juste part
pourrait en fin de compte toucher des contribuables moins nantis !
2. LES CONCEPTS ET L’ANALYSE
P
our juger correctement de l’équité d’un régime fiscal, il faut d’abord faire la
différence entre le point d’impact d’une taxe et son point d’incidence. Le point
d’impact d’une taxe correspond à la personne qui, selon les dispositions de la loi,
doit remettre le montant de la taxe au gouvernement ; c’est elle qui écrit le chèque.
On désigne parfois le point d’impact par le terme incidence légale. Le point d’incidence d’une taxe correspond à la personne qui supporte véritablement le fardeau de
la taxe, celle dont le bien-être se trouve réduit en raison de l’imposition de la taxe ;
dans ce cas, on utilise aussi le terme incidence économique. Dans l’exemple de la
Ligue de hockey, le fait de soumettre tous les revenus à l’impôt frappe d’abord les
joueurs (point d’impact), mais touche finalement les propriétaires, les fournisseurs
et les spectateurs (point d’incidence). L’impôt sur les bénéfices des sociétés a comme
point d’impact les sociétés par actions : ce sont elles qui doivent remettre l’impôt
au gouvernement. Mais tout impôt est en dernier ressort supporté par des per­
sonnes. Ce sont des personnes qui voient diminuer leur bien-être à cause de l’impôt
sur les bénéfices. La difficulté est de savoir qui sont ces personnes : s’agit-il des
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS
E N C A D R É 1 2 - 1  
   Fini le travail au noir chez les semi-professionnels !
Les joueurs de la Ligue
de hockey senior majeur
du Québec devront désormais
déclarer leurs revenus au fisc.
C
’était un secret de Polichinelle : les
équipes de la Ligue de hockey senior
majeur du Québec (LHSMQ) versaient jusqu’à
tout récemment des salaires sous la table à
leurs joueurs, qui pouvaient gagner ainsi
jusqu’à 1 500 $ par semaine.
Ayant ces athlètes au statut « amateur » à
l’œil, Revenu Québec a incité la LHSMQ à
opter pour un statut professionnel, ce qui a
été fait officiellement, le week-end dernier,
avec les modifications qui s’imposent. Fini,
donc, le travail au noir, que les clubs qualifiaient plutôt de per diem. Les joueurs du
circuit continueront à percevoir des revenus,
mais ils devront désormais les déclarer au fisc.
« Avec l’augmentation des foules et les
sommes d’argent en jeu, c’était devenu intenable », soutient Michel Gaudette, président
de la défunte LHSMQ, rebaptisée Ligue
nord-américaine de hockey. « Nous sommes
devenus une success story, mais ça dépassait
nos objectifs et nos compétences. Il fallait
chan­ger notre façon de procéder. Ça s’est sim­
plement passé plus rapidement que prévu. »
Plus populaires que jamais, les vedettes
québécoises du hockey senior – les marqueurs et gros bagarreurs en tête – attirent
en moyenne entre 1 500 et 2 0 00 spectateurs par match, et jusqu’à 2 500 en séries
éliminatoires. Suivant le courant, les équipes
ont rapidement haussé les per diem alloués
aux hockeyeurs.
En avril 2003, soit sept ans après sa création, la Ligue a donc pris les devants, indique
M. Gaudette. Les dirigeants du circuit ont
sondé le ministère du Sport et du Loisir ainsi
que Revenu Québec. Le résultat ? Depuis
janvier 2004, les joueurs sont considérés
comme des salariés et ils ont tous reçu des
avis de cotisation pour l’année 2003. Le
mois dernier, la Ligue s’est aussi dotée d’un
statut professionnel. Elle ne relève plus de
Hockey Québec, et ses équipes ne pourront
plus participer au tournoi de la coupe Allan.
Le gouvernement en avait tout simplement assez, croit Jean Doyon, éditeur du
Semipro Magazine, une publication quotidienne en ligne sur la défunte LHSMQ.
« Vous changez de statut ou on fouille, a-t-on
délicatement proposé, affirme M. Doyon.
C’était rendu vraiment trop gros. »
« Avec l’ampleur qu’a prise la Ligue, la
publicité qui l’entoure, le calibre de jeu et le
nombre de spectateurs aux matchs, l’attention des gouvernements a inévitablement
été attirée, indique Sylvain Lalonde, directeur général de Hockey Québec. C’est devenu
une attraction importante. Il était connu que
plusieurs équipes accordaient de bonnes
sommes à leurs joueurs, alors qu’elles
n’étaient pas censées le faire. Il fallait bien
qu’un jour ou l’autre les pendules soient
remises à l’heure. »
Ce n’est pas l’avis de tous les dirigeants
d’équipe, dont certains n’embrassent pas ce
changement de gaieté de cœur. « On n’a pas
le choix de se plier à cette nouvelle façon de
faire, soutient Pierre Pelletier, directeur général du club Mission de Saint-Jean. Les
joueurs, qui sont maintenant obligés de déclarer leurs revenus, ne sont pas avantagés.
L’impôt grugera considérablement les revenus des gars qui ont un bon boulot. Il faut
donc s’attendre à un changement du profil des
joueurs : on comptera davantage de jeunes
de 23 ou 24 ans et d’étudiants. La saison
prochaine sera une saison de transition. »
Selon Michel Gaudette, il ne faut pas croire
que ce changement de cap n’est que négatif.
« D’organismes à but non lucratif, les équipes
deviennent de petites entreprises. Elles seront mieux gérées et donneront une image
plus professionnelle de la Ligue, dit-il. Nous
espérons du même coup intégrer très bientôt de nouvelles équipes en Ontario et dans
les Maritimes. »
Le but ? Rivaliser avec les circuits professionnels américains et européens.
Avec sa nouvelle configuration, la Ligue
nord-américaine de hockey regroupera, dès
l’automne 2004, 12 équipes et présentera
un calendrier de 60 matchs, soit 10 de plus
que cette saison. Le prix des billets sera légèrement plus élevé (entre 10 $ et 14 $) et
chaque équipe devra respecter un plafond
salarial de 15 0 00 $ par semaine. Au total,
on prévoit des revenus de 10 à 12 millions
pour la prochaine saison (1 million par
équipe) et quatre fois plus en retombées
économiques.
« Ça fait quatre ans que je me bats pour
l’obtention d’un statut professionnel, lance
Richard Savaria, président des Chiefs de
Laval. Le public est prêt pour ça, les arénas
sont pleins. Pourquoi n’y aurait-il pas d’avenir pour les hockeyeurs d’ici après la Ligue
de hockey junior majeur du Québec ? Pourquoi devraient-ils s’exiler ? D’ici de trois à
cinq ans, je vous assure que la nouvelle
ligue aura atteint sa maturité, au même titre
que celles des États-Unis. C’est une plusvalue pour les franchises. Il y a beaucoup de
bagarres dans le senior majeur, mais on
oublie trop souvent qu’on y trouve aussi de
fichus bons joueurs. »
Source : Sophie Allard, La Presse, 3 juin 2004, p. A1.
actionnaires, des consommateurs, des salariés, des fournisseurs ? Et dans quelle
proportion chacun de ces groupes est-il touché ?
Si on veut déterminer dans quelle mesure un régime fiscal est progressif, pro­
portionnel ou régressif, il faut d’abord déterminer le point d’incidence de chaque
composante de ce régime. Prenons par exemple le cas de la taxe d’accise sur le
tabac. Ce sont les fabricants de tabac qui représentent le point d’impact de cette
taxe : ce sont eux qui doivent remettre la taxe au gouvernement. Toutefois, l’analyse
économique de cette taxe montre que ce sont très probablement les consommateurs
207
208
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
de tabac qui en supportent véritablement le fardeau, qui voient diminuer leur bienêtre à cause de cette taxe. La présente section a pour but de cerner les principaux
déterminants de l’incidence économique des taxes. Comment se fait-il qu’une taxe
soit payée en partie par le consommateur et en partie par le producteur ?
La réponse à cette question ne dépend pas de l’identité de la personne qui doit
remettre la taxe au gouvernement. Elle dépend plutôt des conditions du marché,
plus précisément de l’élasticité de l’offre et de la demande. Ce sont ces facteurs qui
déterminent dans quelle mesure une taxe se répercute sur le prix du produit taxé.
La taxe est assumée par l’acheteur si elle se traduit par une hausse de prix ; elle est
payée par le vendeur si le prix reste inchangé.
En règle générale, plus les gens sont en mesure de modifier leur comportement,
autrement dit plus leur demande ou leur offre est élastique, plus ils réussissent à
éviter de payer la taxe, qui se répercute alors sur les partenaires de l’échange. De
l’ache­teur et du vendeur, celui qui est le plus souple est le mieux armé pour échapper
à la taxe et la faire acquitter par l’autre personne. Si l’acheteur accepte de consommer une moindre quantité du produit taxé quand le prix augmente, ce comportement
force le vendeur à absorber lui-même la taxe plutôt que d’élever son prix et de
perdre ses clients. Le vendeur choisit dans ce cas de réduire sa marge bénéficiaire
plutôt que de perdre des clients. En revanche, si l’acheteur est peu sensible au prix,
le vendeur peut lui faire payer la taxe sous forme de hausse de prix sans avoir à
craindre de le perdre comme client.
Le graphique 12-1 illustre diverses situations. La perte de bien-être est toujours
représentée par le triangle quadrillé et la taxe est la même dans les quatre cas.
L’analyse présenté dans ces graphiques permet tout au plus de cerner l’incidence
initiale de la taxe. Elle ne tient pas compte des réactions ultérieures de l’ensemble
des marchés, qui peuvent modifier l’incidence ultime. Par exemple, si l’offre est
inélastique (graphique 12-1C), ce sont les vendeurs qui assument la taxe. Toutefois,
pour être plus précis, il faudrait déterminer quels sont les éléments à l’origine de
l’inélasticité de l’offre. Si le producteur emploie une main-d’œuvre peu qualifiée et
peu mobile, celle-ci supportera une bonne part de la taxe. S’il utilise un terrain
loué peu susceptible d’être employé autrement, le propriétaire du terrain supportera l’essentiel de la taxe. C’est toujours l’élément le moins mobile (le moins élas­
tique) qui assume la plus grande part de la taxe.
Il faudrait aussi élargir l’analyse et examiner les réactions qui se produiront ultérieurement sur le marché des biens et des services. Par exemple, quand des consommateurs réduisent leur consommation du bien taxé, ils se procurent des biens de
remplacement, dont le prix s’accroît. C’est donc dire que les consommateurs de ces
biens de remplacement sont touchés par la taxe. Il serait fort complexe de se livrer
à une analyse de l’équilibre général qui tiendrait compte de toutes ces réactions ;
c’est pourquoi les études portant sur l’incidence fiscale s’en tiennent habituellement
à une analyse partielle.
Une conclusion fondamentale se dégage de l’analyse précédente : peu importe
qui doit, selon la loi, payer une taxe au gouvernement, peu importe le point d’impact d’une taxe, son incidence dépend de l’élasticité relative de l’offre et de la
demande du bien taxé. Cette idée, nombre d’intervenants en matière de taxation la
comprennent mal. C’est probablement pour cette raison que la plupart des régimes
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS
n
Quatre cas d’incidence fiscale
n n G rap h ique | 12-1
A.
Offre + taxe
Offre
Prix
P0
A0
a
P
*
A
*
c
C0
A1
Demande
X0 X
Quantité
*
B.
Prix
Offre + taxe
A0
P0
Offre
a
P
*
C0
A
*
c
Demande
*
Offre + taxe
Offre
A0
a
A
*
c
C0
A1
X0
D.
Demande
Comme la courbe de la demande est plus élastique que la courbe
de l’offre, les recettes fiscales proviennent en grande partie des
producteurs (rectangle c). La baisse du prix perçu par les producteurs est beaucoup plus forte que la hausse du prix payé par les
consommateurs. La perte de bien-être est illustrée par le triangle
quadrillé.
Quantité
X
*
Offre + taxe
Prix
A0
P0
Offre
a
P
*
C0
Quantité
X
Prix
P0
P
*
Comme les courbes de l’offre et de la demande sont également
élastiques, les recettes fiscales (a + c) se répartissent également
entre les deux groupes. La perte de bien-être illustrée par le triangle
quadrillé est importante, car les quantités négociées ont fortement
diminué.
A1
X0
C.
Dans tous les cas, la courbe de l’offre effectue un déplacement
vers le haut correspondant au montant de la taxe. Le consommateur supporte l’effet de la taxe, car le prix payé augmente et passe
de P * à P 0. Le producteur subit aussi l’effet de la taxe, puisque le
prix perçu diminue et passe de P * à C0. Comme les courbes de
l’offre et de la demande sont ègalement inélastiques, la hausse du
prix payé par les consommateurs est égale à la baisse du prix
perçu par les producteurs ; les recettes fiscales (rectangles a et c)
se répartissent également entre les deux groupes (rectangle a
pour les consommateurs et rectangle c pour les producteurs). La
perte de bien-être illustrée par le triangle quadrillé est faible, car
les quantités négociées ont peu diminué.
A
*
c
A1
Demande
X0
X
*
Quantité
Comme la courbe de l’offre est plus élastique que la courbe de la
demande, les recettes fiscales proviennent en grande partie des
consommateurs (rectangle a). La hausse du prix payé par les
consommateurs est beaucoup plus marquée que la baisse du prix
perçu par les producteurs. La perte de bien-être est illustrée par
le triangle quadrillé.
209
210
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
fiscaux prélèvent des cotisations tant patronales que salariales pour financer les
programmes de sécurité sociale. Or, ce n’est pas parce qu’une cotisation est versée
par le patron qu’elle est supportée par lui ; elle peut fort bien être supportée par le
salarié. Et ce n’est pas parce qu’une cotisation est versée par le salarié qu’elle est
supportée par lui. Dans les deux cas, les parts respectives du salarié et du patron
dépendent essentiellement de l’élasticité relative de l’offre et de la demande de
main-d’œuvre.
Le graphique 12-2 illustre la situation où la cotisation est imposée au vendeur
(cotisation salariale) et la situation où elle est imposée à l’acheteur (cotisation
patronale). On suppose que dans deux les cas les courbes de l’offre et de la demande
sont similaires, et qu’elles présentent donc la même élasticité. Or, l’incidence de la
taxe est similaire dans les deux cas, même si elle ne porte pas sur la même ­personne :
les salariés et les patrons supportent le même fardeau, que la cotisation soit ­patronale
ou qu’elle soit salariale. De plus, le montant des taxes perçu par le gouvernement et
n
L’incidence
ne touche pas nécessairement
la personne désignée par la loi
n n G rap h ique | 12-2
A.
Prix
Offre + taxe
A0
P0
Offre
a
P
*
C0
Taxe
A
*
c
A1
Demande
X
X0
Quantité
*
B.
Prix
A0
P0
Taxe
P
*
C0
Offre
a
A
*
c
A1
Demande
Demande – taxe
X0
X
*
Quantité
Quand la taxe est imposée au vendeur, la
courbe du coût marginal se déplace vers le
haut : le coût financier assumé par le ven­
deur augmente et le montant de la taxe
s’ajoute au prix qu’il exige pour fournir le
bien. Quand la taxe est imposée à l’acheteur,
la courbe de la demande se déplace vers le
bas : le montant de la taxe est déduit de la
somme que les acheteurs sont prêts à payer
au vendeur pour chaque unité du bien.
Dans les deux cas, le prix passe de P * à P0
(augmentation) et la quantité négociée
passe de X* à X0 (diminution). L’augmentation de prix (P 0 – P ) représente la part de
*
la taxe payée par l’acheteur. Dans les deux
cas, le vendeur reçoit un montant net qui est
égal à (P0 – taxe) = C0 ; il perd (P – C0), soit
*
sa part de la taxe. Dans le graphique A,
l’acheteur paie P 0 au vendeur et celui-ci
remet la taxe au gouvernement, ce qui lui
laisse un montant net de C0. Dans le graphique B, l’acheteur paie un prix C0 au
vendeur et il verse la taxe directement au
gouvernement, de sorte que le prix effectif
est égal à P0. En outre, le montant des taxes
perçu par le gouvernement (rectangles a
et c) et la perte de bien-être collectif
(triangle hachuré) sont identiques.
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS
la perte de bien-être collectif sont identiques dans les deux cas. L’incidence ne
dépend donc pas de l’identité de la personne qui remet la taxe au gouvernement,
mais bien de l’élasticité relative.
Pour préciser les idées, il serait utile d’analyser quelques cas polaires, illustrés
par les graphiques 12-3 et 12-4. Il existe deux situations dans lesquelles la taxe est
intégralement supportée par l’acheteur du bien taxé. Quand la demande est parfaitement inélastique (demande verticale), le montant de la taxe s’ajoute au prix du
bien et c’est l’acheteur qui écope. Cela peut se produire dans le cas des biens dits
essentiels ou des biens auxquels on renonce difficilement (alcool, cigarette, par
exemple). Les acheteurs de ces biens n’ont guère de souplesse et ils sont prêts à
assumer toute la taxe plutôt que de se priver de ces biens. Comme la quantité
consommée ne change pas, la taxe ne crée aucune distorsion dans les choix individuels et elle n’entraîne aucune perte de bien-être collectif : la perte des consommateurs est compensée exactement par le gain du gouvernement, elle est égale aux
n
Toute la taxe se répercute sur l’acheteur
n n G rap h ique | 12-3
A.
Prix
Demande
Offre + taxe
A1
P0
Taxe
Offre
a
P
*
A
*
X0 = X
Quantité
*
B.
Prix
A0
P0
Taxe
Offre + taxe
a
A
P
*
*
A1
Offre
Demande
X0
X
*
Quantité
Quand la courbe de la demande est complètement inélastique (graphique A) ou
quand la courbe de l’offre est complètement élastique (graphique B), la taxe est
tout entière supportée par les acheteurs
(rectangle A). Dans les deux cas, le montant exact de la taxe s’ajoute au prix payé
par les consommateurs (P 0).
211
212
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h ique | 12-4    Toute
la taxe est absorbée par le vendeur
A.
Prix
Demande
Offre
Demande – taxe
A
*
P1 = P0
c
A0
C0
X0 = X
*
Quantité
B.
Prix
Offre + taxe
Offre
A0
P1 = P0
A
*
C
C0
Quand la courbe de l’offre est complètement inélastique (graphique A) ou
quand la courbe de la demande est com­
plètement élastique (graphique B), la
taxe est tout entière supportée par les
vendeurs (rectangle c). Dans les deux
cas, le montant exact de la taxe est
retranché des prix perçus par les producteurs (C0).
Remarque : lorsque la courbe de l’offre
est complètement inélastique, l’adoption d’une taxe est illustrée graphiquement par une baisse de la demande,
car il est impossible de déplacer vers le
haut une courbe de l’offre verticale.
Demande
A1
X0
X
*
Quantité
recettes fiscales. Enfin, la taxe sur un produit à demande inélastique est une taxe
productive : elle génère beaucoup de recettes, car la consommation ne diminue pas.
Cela explique pourquoi nos gouvernants aiment tellement taxer le tabac et l’alcool :
cela rapporte !
La taxe se répercute entièrement sur le prix quand l’offre est parfaitement élastique (offre horizontale), par exemple dans le cas d’un produit importé. L’offre de ce
produit sur le marché intérieur est parfaitement élastique : les producteurs étrangers
peuvent vendre leur produit sur le marché mondial au prix mondial et ils ne sont
pas intéressés à le vendre à un prix inférieur. La taxe se répercute donc sur le prix
et c’est le consommateur du pays qui l’assume. Le producteur étranger refuse de
payer la taxe, parce qu’il peut facilement l’esquiver en vendant ailleurs dans le
monde (on analyse ce cas au chapitre 14, portant sur le commerce international).
Quand un produit est soumis à un prix de soutien, l’offre est parfaitement élastique à ce prix. Toute taxe sur ce produit s’ajoute au prix et est acquittée par le consom­
mateur. On observe également une distorsion dans l’allocation des ressources : la
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS
quantité négocié diminue, la perte des consommateurs est supérieure à la recette
fiscale et le bien-être collectif est moindre (la surface quadrillée représente la perte).
Et parce que la quantité négociée diminue, la taxe génère une recette fiscale relativement faible, contrairement au cas précédent. Une comparaison des deux gra­
phiques le montre clairement.
Il peut arriver également qu’une taxe soit entièrement supportée par le vendeur.
Cela se produit quand l’offre est parfaitement inélastique (offre verticale) et quand la
demande est parfaitement élastique (demande horizontale). Dans ces deux cas, l’ins­
tauration d’une taxe ne modifie pas le prix d’équilibre du marché et le producteur
absorbe toute la taxe : le prix qu’il reçoit, net de taxe, est inférieur au prix initial, et
cela du montant même de la taxe. L’acheteur échappe complètement à la taxe.
On retrouve une situation d’offre parfaitement inélastique dans le cas des terrains,
par exemple. À court terme, l’offre d’immeubles est elle aussi très inélastique, mais
il n’en est pas ainsi à long terme. L’élasticité de l’offre est essentiellement liée à la
mobilité des facteurs. Les facteurs immobiles ne peuvent pas se dérober à la taxe en
se déplaçant vers des lieux où les autorités sont moins gourmandes ou vers des
activités moins taxées.
On peut observer une demande parfaitement élastique dans les régions frontalières, là où les consommateurs peuvent facilement aller s’approvi­sionner de l’autre
côté de la frontière, comme à Gatineau. Si le gouvernement du Québec imposait
une taxe sur l’essence plus élevée qu’en Ontario, les résidents de Gatineau iraient
s’approvisionner à Ottawa. La demande d’essence est très élastique dans cette
municipalité : tout écart entre la taxe québécoise et la taxe ontarienne y est entièrement absorbée par les détaillants. Pour éviter l’effet dévastateur qui en résulterait,
l’essence est habituellement moins taxée à Gatineau qu’à Montréal1.
Quand l’offre est inélastique, la taxe ne crée aucune distorsion dans l’allocation
des ressources, la quantité négociée étant constante, et n’entraîne aucune perte de
bien-être collectif. Elle rapporte des recettes fiscales appréciables, puisque la quantité négociée ne diminue pas. Toutes ces raisons ont conduit naguère l’économiste
américain Henry George à proposer une taxe sur les terrains. Cela explique aussi
pourquoi les économistes suggèrent aujourd’hui de taxer plus lourdement les terrains
que les immeubles, dont l’offre est plus élastique à long terme. Une taxe sur les bâti­
ments engendre une perte de bien-être collectif, car en raison de la taxe on
construira moins d’immeubles ou on en construira de plus modestes.
Si les travailleurs sont moins mobiles que le capital en raison des coûts liés à
l’émigration et au changement d’emploi, aux difficultés culturelles ou linguistiques,
ils risquent de supporter une bonne part des taxes que l’on cherche à imposer aux
entreprises et aux actionnaires. Tout facteur de production immobile risque de
subir la totalité des taxes imposées sur les produits qu’il fabrique. Certains vignobles
occupent des terrains rocailleux qui ne peuvent pas servir à d’autres fins, alors que
d’autres occupent des terrains propices à d’autres cultures. Une taxe sur le vin sera
supportée par les propriétaires de terrains rocail­leux qui ne peuvent rien faire
pousser d’autre sur leurs cailloux. Pour leur part, les propriétaires des bonnes terres
ont toujours la possibilité d’arracher leurs vignes et d’y planter d’autres végétaux
moins taxés. Il leur est plus facile d’esquiver la taxe.
Quand la demande est parfaitement élastique, la taxe entraîne une perte de bienêtre importante, représentée par le triangle quadrillé. Et elle génère une recette
213
214
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
­ scale moindre, parce qu’elle provoque une baisse de la quantité demandée. Généfi
ralement, plus la gamme des produits de remplacement est grande, plus la demande
est élastique et plus la taxe est supportée par le producteur. Plus la base fiscale
d’une taxe est étroite, plus la demande est élastique, parce qu’il existe une multitude de produits non taxés, et plus le rendement fiscal est faible. On échappe plus
facilement à une taxe sur les cigarettes qu’à une taxe sur tous les produits du tabac.
Une taxe sur tous les alcools est plus difficile à esquiver qu’une taxe sur la bière ou
le vin, ou sur les spiritueux.
3. LA RÉPARTITION DU FARDEAU FISCAL, AUX ÉTATS-UNIS
ET AU CANADA
L
e calcul de l’incidence d’un régime fiscal est un exercice long et complexe, et
on trouve peu d’études de cette nature. Il s’agit aussi d’un calcul très approximatif, fondé sur de nombreuses hypothèses ayant trait à l’incidence des différents
impôts, notamment de l’impôt sur les bénéfices des sociétés et de la parafiscalité.
Qui donc, en fin de compte, supporte l’impôt sur les bénéfices des sociétés ? Quelles
sont les personnes qui voient leur situation se détériorer à cause de cet impôt ? L’éco­
nomiste ne peut répondre à cette questions, le ministre des Finances non plus, et le
député de l’opposition qui réclame à si hauts cris que l’on taxe les entreprises pour
aider les pauvres en est tout aussi incapable ! L’impôt sur les bénéfices des sociétés
est supporté par les actionnaires, par les travailleurs et par les consommateurs dans des
proportions inconnues et qui varient sans cesse. Comme le capital est mobile, il n’est
pas exclu que les actionnaires ­puissent échapper en bonne partie à cet impôt. Chose
certaine, ce ne sont pas les entreprises qui le paient. Ce sont toujours des personnes
qui en dernier ressort assument les impôts, mais les politiciens aiment nous faire croire
que seuls les actionnaires paient l’impôt sur les bénéfices. Certes, en apparence et
du point de vue comptable, c’est l’actionnaire qui paie. Pourtant, les mécanismes du
marché fonctionnent de telle manière que cet impôt peut se répercuter sur les
consommateurs, au moyen d’une hausse des prix, sur les travailleurs, au moyen d’une
baisse relative des salaires, ou encore sur les détenteurs d’autres titres financiers.
Le tableau 12-1 est tiré d’une étude récente du Congressional Budget Office américain ; il donne les taux moyens de taxation par quintile pour l’année 20052 . La
tranche de 20 % de la population qui était la plus pauvre ne versait que 4,5 % de
son revenu en impôt au gouvernement fédéral, tandis que la tranche la plus riche
versait près de 25,1 %. Quant à elle, la classe moyenne (quintile du milieu) versait
l’équivalent de 13,9 % de son revenu en impôt. Dans l’ensemble, ces statistiques
dressent le portrait d’un régime d’imposition relativement progressif au niveau
fédéral, ce qui tranche avec l’opinion véhiculée habituellement dans les médias et dans
la population. Une étude rapporte les résultats d’un sondage qui indique que plus
de 48 % des 1 339 Américains interrogés sont d’avis que le système fiscal américain
« n’est pas très juste (not too fair) ou n’est pas juste du tout (not fair at all)3 ».
Il existe peu de travaux canadiens récents sur le sujet. Le tableau 12-2 est tiré d’une
étude de Vermaeten, Gillespie et Vermaeten portant sur le régime fiscal canadien en
1988. Il révèle une progressivité étonnamment faible des taux moyens d’imposition,
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS
nnn
T ableau | 12-1
L’incidence du régime fiscal américain :
le taux d’imposition effectif moyen par quintile, 2005
Nombre
de ménages
(millions)
Revenu moyen
avant impôt
($)
Inférieur
23,6
15 400
4,5
Deuxième
21,9
36 300
10,0
Troisième
22,0
56 200
13,9
Quatrième
22,2
81 700
17,2
Supérieur
23,0
207 200
25,1
Quintile
Taux effectif
(%)
Source : Congressional Budget Office, Historical Effective Federal Tax Rates, décembre 2006, 7 pages, [en ligne], www.cbo.gov/
ftpdocs/77xx/doc7718/EffectiveTaxRates.pdf (page consultée le 18 juillet 2007).
nnn
T ableau | 12-2
Classe
des revenus ($)
L’incidence du régime fiscal canadien : le taux d’imposition
effectif moyen par classe de revenu, 1988
Hypothèses
moyennes
Hypothèses
progressives
Hypothèses
régressives
      0 – 10 000
30,1
19,6
42,2
10 000 – 20 000
29,2
22,1
37,4
20 000 – 30 000
31,4
25,3
36,9
30 000 – 40 000
33,5
27,4
37,7
40 000 – 50 000
34,2
28,6
37,4
50 000 – 60 000
34,9
29,3
37,0
60 000 – 70 000
34,5
29,5
36,3
70 000 – 80 000
33,8
29,1
35,2
80 000 – 90 000
33,2
28,6
35,0
90 000 – 100 000
33,3
29,2
33,9
100 000 – 150 000
32,6
29,4
33,8
150 000 – 300 000
32,7
32,7
33,4
300 000 et plus
35,3
42,3
Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42,
33,0
no
2, 1994.
surtout si on suppose que 50 % de l’impôt sur les bénéfices des sociétés est supporté
par les consommateurs (3e colonne). Le régime fiscal est nettement plus progressif
quand on suppose que l’impôt sur les bénéfices est assumé par les actionnaires
(2e colonne).
Les graphiques 12-5 et 12-6 sont tirés du même article. Le premier illustre l’incidence des fiscalités fédérale, provinciales et municipales ; le second montre l’incidence
des différentes catégories de taxes et d’impôts.
215
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
Le taux effectif moyen par classe de revenus selon les niveaux
de gouvernement (fédéral, provincial, municipal)
n n G rap h ique | 12-5
Impôt fédéral
20
18
16
Impôt provincial
En pourcentage
14
12
10
8
6
4
Impôt municipal
2
0
us
pl
et
0
0
00
0
30
–
30
0
00
0
00
0
15
–
1
15
0
00
0
00
1
00
0
10
90
00
1
–
10
0
00
0
–
90
0
80
00
1
–
80
00
0
00
70
–
1
1
70
00
60
00
0
00
–
60
0
00
50
–
1
1
50
00
40
00
0
–
40
00
0
00
1
00
30
00
1
–
30
00
20
–
1
00
20
M
10
oi
ns
de
10
00
0
0
Revenus ($)
Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994.
n
Le taux effectif moyen par classe de revenus selon le type de taxe
n n G rap h ique | 12-6
18
16
Impôt sur le revenu
En pourcentage
14
Impôt sur les bénéfices
12
10
8
6
Taxes à la consommation
4
Impôts fonciers
Autres taxes
Taxes sur la masse salariale
2
00 60
00
1
0
–
70
00 70
0
1
00
–
80
00 80
00
90 1 –
0
90
00
00
10 1 –
0
0
00 100
00
15 1 –
0
0
00 150
1
0
0
–
30 0
30
0
0
0
00
00
0
et
pl
us
00
0
–
1
00
60
50
00
1
–
50
00
0
00
0
40
40
00
1
–
30
00
0
30
20
00
1
–
20
–
1
00
10
oi
n
s
de
10
00
0
0
M
216
Revenus ($)
Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994.
CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS
4. CONCLUSION
Q
ui supporte ultimement le fardeau d’une taxe ? Simple en apparence, cette
question exige une analyse approfondie qui fasse appel aux courbes de l’offre
et de la demande. Acheteurs et vendeurs se répartiront le fardeau de la taxe selon
leur capacité à modifier leur comportement, un peu comme dans le jeu bien connu
de la « patate chaude » : plus la personne est souple, plus elle est susceptible de passer
la taxe à son voisin ! Un régime fiscal en apparence équitable peut pénaliser les gens
qu’il cherchait au départ à avantager ! Une étude récente a montré que les taxes sur
la location de véhicules avaient des effets totalement inattendus4. Mises en place par
les villes américaines pour financer la construction d’installations sportives professionnelles, ces taxes visaient principalement ceux qui font des voyages d’affaires.
Une analyse plus poussée a montré que ce sont surtout les consommateurs locaux
ne possédant pas de véhicule automobile qui ont fait les frais de cette mesure et qui
ont payé les stades sportifs pour leurs concitoyens plus fortunés !
N O T E S
1. Au Québec, la réduction sur la taxe provinciale en vigueur dans les régions frontalières peut atteindre jusqu’à 8 ¢ par litre
d’essence. Voir « Les taxes à la consommation au Québec », dans Fiscalité et financement des services publics – Oser
choisir ensemble, Les Publications du Québec, 1996, vol. 13, p. 29-30.
2. Congressional Budget Office, Historical Effective Federal Tax Rates, décembre 2006, 7 pages, [en ligne], www.cbo.gov/
ftpdocs/77xx/doc7718/EffectiveTaxRates.pdf (page consultée le 18 juillet 2007).
3. Joel Slemrod, « The Role of Misconceptions in Support for Regressive Tax Reform », National Tax Journal, vol. 59, no 1,
mars 2006, p. 57-76.
4. William G. Gale et K. Rueben : « Taken for a Ride : Economic Effects of Car Rental Excise Taxes », juillet 2006, [en ligne],
www.nbta.org/NR/rdonlyres/50F55B2B-16BB-4458-9D94-7AB4F976959D/0/GaleRueben_Fulltext.pdf (page consultée le
19 octobre 2007).
217
CHAPITRE
13
L’IMPÔT
NÉGATIF
1. Comment redistribuer les revenus
2. Travailler ou se reposer ?
3. L’impôt et l’incitation au travail
4. L’impôt et le bien-être collectif
5. Comment travailler moins
6. Consommer ou épargner ?
7. Le revenu minimum garanti
8. L’impôt négatif
9. Conclusion
Annexe 13-1 L’impôt et l’incitation
au travail
Annexe 13-2 La fiscalité et l’aide
gouvernementale
220
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
1. COMMENT REDISTRIBUER LES REVENUS
T
ous les gouvernements interviennent dans l’économie afin de modifier la distribution des revenus. Ils le font souvent en modifiant les prix : ils fournissent des
services publics gratuits, ils réglementent certains prix pour protéger les consommateurs et ils en soutiennent d’autres pour hausser les revenus des producteurs. Ce
type d’intervention crée des distorsions dans l’allocation des ressources et occasionne des coûts inutilement élevés pour la société. Et, du fait des modifications de
comportement qu’il provoque, on n’a même pas la certitude qu’il entraîne les effets
distributifs désirés.
La solution de rechange à la manipulation des prix comme instrument de redistribution est le recours à la fiscalité ; c’est l’outil que les économistes recommandent
d’utiliser. Le marché est impersonnel. Le prix est habituellement le même pour
tous ; il ne peut pas être ajusté de manière à tenir compte des caractéristiques personnelles de chacun (situation de famille, nombre de personnes à charge, etc.).
Par contre, la fiscalité peut s’adapter à la situation des gens. C’est l’outil de redistribution idéal. Si la distribution des revenus résultant du jeu des forces du marché
est inéquitable aux yeux de la société, les gouvernements doivent la modifier au
moyen de la fiscalité. L’impôt sur le revenu est habituellement l’outil que les gouvernements utilisent de préférence pour atteindre leurs objectifs d’équité. Cet impôt
est la pièce maîtresse du régime fiscal canadien : il procure à nos gouvernements
environ 35 % de leurs recettes fiscales1. Et il représente une part importante des
régimes fiscaux dans la plupart des pays occidentaux. Cependant, dans sa forme
habituelle, l’impôt sur le revenu permet tout au plus de taxer plus lourdement les
revenus élevés que les revenus faibles. Il ne permet pas d’augmenter les revenus
des démunis. Or, du point de vue de l’analyse économique, si certaines personnes
­touchent des revenus inadéquats, on ne doit pas les protéger en abaissant le prix des
biens qu’ils consomment ou en élevant le prix de leurs services. On doit plutôt leur
verser des prestations suffisantes pour leur permettre d’acheter, au prix du marché,
les biens et les services jugés essentiels. Idéalement, cela se ferait au moyen d’un
régime fiscal prévoyant un impôt négatif, c’est-à-dire un impôt qui allège le fardeau
fiscal des démunis, mais qui leur procure également un supplément de revenu.
Néanmoins, gardons-nous bien de conclure qu’un régime fiscal de ce genre n’a
aucun effet néfaste sur l’allocation des ressources, même s’il est préférable à la mani­
pulation des prix. Les impôts modifient les prix relatifs, influent sur les comportements
et ont des effets sur l’allocation des ressources. Lorsqu’on privilégie la fiscalité en
tant qu’instrument de redistribution, il importe de bien la concevoir afin d’atténuer
les distorsions qu’elle est susceptible de provoquer.
L’impôt sur le revenu porte tant sur le revenu du travail que sur le revenu du
capital (intérêts, dividendes, gains en capital). Il peut donc influer sur les choix
individuels en matière de travail et d’épargne.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
2. TRAVAILLER OU SE REPOSER ?
L
es gens choisissent de consacrer un certain nombre d’heures au travail ou au
loisir en fonction de la rémunération du travail. Le salaire horaire représente à la
fois la rémunération d’une heure de travail et le coût d’une heure de loisir. La personne qui décide de prendre une heure de loisir additionnelle renonce au salaire horaire
qu’elle aurait gagné en travaillant. À un salaire horaire de 20 $, c’est 20 $ qu’elle
perd ; à un salaire horaire de 50 $, le coût d’une heure de temps libre passe à 50 $.
Lorsqu’il détermine le nombre d’heures qu’il désire travailler, l’individu compare
le salaire horaire qu’il obtiendrait à la valeur qu’une heure de temps libre peut avoir
à ses yeux. Il renonce à une heure de loisir si son salaire horaire est supérieur à la
valeur du temps libre perdu ; dans le cas contraire, il choisit l’heure de loisir. L’individu moyen travaille-t-il un plus grand nombre d’heures à 50 $ l’heure qu’à 20 $
l’heure ? S’accorde-t-il un nombre plus ou moins élevé d’heures de loisir ? On serait
tenté de croire qu’un salaire élevé incite à travailler. Mais deux facteurs contradictoires influencent le choix de l’individu et en fin de compte le résultat est ambigu.
Le lecteur peut comprendre comment s’opère cette double influence en se mettant
à la place du travailleur : comment réagirait-il si son salaire passait de 20 $ à 50 $
l’heure ? D’une part, il se dirait qu’il vaut vraiment la peine de travailler plus longtemps parce que cela rapporte plus. Il penserait que chaque heure de loisir lui fait
perdre 50 $, au lieu de 20 $, et il hésiterait davantage à s’accorder du temps libre.
C’est l’effet de substitution. Toute hausse du salaire horaire augmente le coût d’une
heure de loisir et incite à la réduction du temps libre. D’autre part, il constaterait
aussi qu’à 50 $ l’heure on peut s’offrir le niveau de vie désiré en travaillant moins.
Il est plus facile de bien vivre si on obtient 50 $ l’heure que si on en touche 20. On
n’est pas obligé de travailler autant pour s’offrir le style de vie qu’on désire. C’est
l’effet de revenu qui incite le travailleur à accroître son temps libre, parce qu’il a
davantage les moyens de se donner du bon temps, qu’il peut davantage « se la couler douce ». L’importance de l’effet de revenu et de l’effet de substitution varie selon
les individus, mais on croit généralement qu’une hausse du salaire horaire incite les
individus à travailler plus, si les conditions de travail le permettent (les courbes
d’indifférence travail-loisir présentées à l’annexe 13-1 fournissent des explications
plus précises).
3. L’IMPÔT ET L’INCITATION AU TRAVAIL
S
elon une opinion largement répandue, l’impôt sur le revenu aurait des effets néga­
tifs considérables sur l’incitation au travail. Bien qu’elle ne soit pas parfaitement
juste, cette façon de voir comporte des éléments théoriques corrects. L’impôt sur le
revenu entraîne des effets ambigus : il incite certains individus à s’accorder plus de
temps libre, mais il en conduit d’autres à travailler davantage. Cette indétermination
théorique tient encore au fait que l’effet de revenu et l’effet de substitution jouent
en sens inverse.
221
222
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
En réduisant le salaire horaire net, l’impôt sur le revenu abaisse le coût d’une
heure de temps libre. Plus l’impôt est élevé, plus le salaire horaire net est faible et
plus le coût du loisir est faible, ce coût correspondant aux biens auxquels on renonce
en ne travaillant pas. Les individus sont alors portés à s’accorder davantage de
temps libre, comme ils le feraient pour n’importe quel autre bien dont le prix diminue. C’est l’effet de substitution.
Si le taux marginal d’imposition est de l’ordre de 60 %, cela peut avoir un effet
incitatif important, car toute heure de travail additionnelle ne rapporte plus que
40 % du salaire versé par l’entreprise. Si le travailleur est disposé à travailler
­quelques heures additionnelles à un salaire de 50 $, mais qu’à un salaire net de 20 $
il préfère consacrer ces heures au loisir, l’impôt sur le revenu l’incite au loisir.
S’il n’y avait pas eu d’impôt, il aurait travaillé davantage. L’impôt introduit une
distorsion dans son choix et entraîne, de ce fait, une mauvaise allocation des ressources.
Cependant, l’impôt a aussi pour conséquence de réduire le revenu disponible et
le niveau de vie auquel le contribuable peut aspirer. Quand le revenu disponible
diminue, les gens ont tendance à réduire leur consommation de l’ensemble des
biens et des services, y compris du loisir. Il s’agit de l’effet de revenu de l’impôt. S’il
est moins avantageux de travailler à 20 $ l’heure qu’à 50 $, certains peuvent néanmoins décider de travailler plus afin de maintenir leur niveau de vie. D’autres
­peuvent être contraints de travailler davantage en raison de leurs responsabilités
familiales et de leurs engagements financiers.
L’impôt sur le revenu a donc tout compte fait des répercussions ambiguës sur
le travail, amis on estime généralement qu’il favorise le loisir. L’analyse théorique
n’étant pas concluante, la seule façon de trancher la question consiste à entreprendre
une étude empirique, à étudier le comportement des gens pour déterminer si, en
fait, ils réagissent à l’impôt en s’accordant plus ou moins de temps libre. Les nombreuses études empiriques effectuées jusqu’ici n’ont toutefois pas permis de trancher.
Certaines études aboutissent à la conclusion selon laquelle le travail a un effet défavorable, d’autres avancent qu’il a un effet favorable. La plupart fournissent des
résultats peu probants : certains individus déclarent être incités à s’accorder du temps
libre, d’autres affirment travailler davantage. Les données empiriques ne sont donc
pas particulièrement limpides. Une enquête réalisée auprès de 65 économistes américains spécialisés en économie du travail indique qu’ils sont plutôt d’avis que
l’élasticité de l’offre de travail chez les hommes âgés de 25 à 54 ans est très faible,
souvent proche de zéro, confirmant l’effet très ténu de l’impôt sur le revenu2. Cependant, des études récentes donnent à penser que, conformément à l’opinion courante,
l’effet démotivant de l’impôt est trop marqué pour qu’on le néglige : selon Edward C.
Prescott, récipiendaire du prix Nobel d’économie, la propension des travailleurs
européens à travailler moins que les Américains est imputable en grande partie à
une fiscalité plus lourde3.
On peut néanmoins, en certaines circonstances, formuler des conclusions claires
sur l’effet de l’impôt. Deux régimes fiscaux qui procurent les mêmes recettes au
gouvernement ont le même effet de revenu. Pourtant, ils peuvent engendrer des
distorsions différentes s’ils modifient les prix relatifs de manière différente. Le rôle
de l’économiste consiste à atténuer le plus possible les distorsions fiscales pour une
recette fiscale donnée.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
Supposons qu’un contribuable soit rémunéré à un salaire horaire de 20 $, qu’il
travaille 2 000 heures par année pour un salaire annuel de 40 000 $ avant impôt.
Imaginons trois régimes fiscaux de progressivité différente, mais conçus de manière
à rapporter le même montant au gouvernement, disons 4 000 $. Comme le montant
d’impôt est constant, l’effet de revenu est identique dans les trois cas. Toutefois,
l’effet de substitution diffère d’un régime à l’autre :
1. Si le taux d’imposition est de 10 %, applicable uniformément à l’ensemble du
revenu, le travailleur verse 4 000 $ d’impôt et le coût marginal d’une heure de
temps libre est de 18 $, soit le salaire horaire net d’impôt.
2. S’il bénéficie d’une exemption de 20 000 $, mais que le taux d’imposition est
de 20 % sur tout revenu excédentaire, le travailleur paie également un impôt
de 4 000 $ [0,2(40 000 – 20 000)] ; cependant, chaque heure de temps libre ne
lui coûte que 16 $.
3. S’il jouit d’une exemption de 20 0 00 $, que le taux d’imposition est de 5 %
pour la tranche de 20 000 à 30 000 $, et de 35 % pour tout revenu additionnel,
il paie 4 000 $ d’impôt [0,05(30 000 – 20 000) + 0,35(40 000 – 30 000)], ­chaque
heure de loisir lui coûte désormais 13 $ (65 % de 20 %).
L’effet de revenu est identique dans les trois cas, puisque le revenu disponible
diminue de 4 000 $, mais l’effet de substitution diffère d’un cas à l’autre. Le dernier
régime est celui qui réduit le plus le coût marginal d’une heure de loisir. C’est le
régime qui incite le plus le contribuable à s’accorder du temps libre et à réduire ses
heures de travail.
4. L’IMPÔT ET LE BIEN-ÊTRE COLLECTIF
S
i l’entreprise est disposée à verser un salaire de 50 $ à un travailleur, on peut en
conclure à coup sûr que celui-ci produit des biens d’une valeur minimale de
50 $. Aucune entreprise n’engagerait un travailleur dont la production vaudrait
moins que son salaire. Par ailleurs, si l’individu est prêt à travailler à ce salaire, la
valeur à ses yeux d’une heure de loisir additionnelle est certainement inférieure à
50 $. Supposons que l’impôt, en abaissant son salaire net à 20 $, l’amène à prendre
une heure de temps libre additionnelle. Cette décision révèle qu’aux yeux du travailleur l’heure de temps libre marginale vaut plus que 20 $. À cause de l’impôt,
l’économie perd une production d’une valeur égale ou supérieure à 50 $ et obtient
en retour une heure de loisir dont la valeur se situe entre 20 $ et 50 $. L’impôt
occasionne donc une perte pour la collectivité. Le consommateur serait disposé à
payer 50 $ ou plus pour la production effectuée par le travailleur durant son heure
de travail et celui-ci serait disposé à sacrifier une heure de temps libre pour une
somme inférieure à 50 $, mais supérieure à 20 $. Comme l’échange ne se réalise
pas, l’existence de l’impôt engendre une allocation sous-optimale des ressources.
Toute réduction des heures de travail occasionnée par le régime fiscal s’accompagne
d’une mauvaise allocation des ressources et d’une perte de bien-être collectif
­(graphique 13-1).
223
224
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h ique | 13-1
Salaire
horaire
L’impôt et le bien-être collectif
Offre de travail avec impôt
Offre de travail sans impôt
S1
S
*
S0
Demande de travail
par les employeurs
X0
X
La perte de bien-être est représentée par le triangle quadrillé.
Toutes les heures de travail comprises entre X0 et X ont une plus
*
grande valeur quand elles sont utilisées pour le travail plutôt que
pour le temps libre. Pour les employeurs, la première de ces heures
a une valeur égale à S1. Quand elle sert à des fins de loisir, la
même heure a une valeur égale à S 0, soit la valeur du loisir aux
yeux des travailleurs. On observe une allocation non optimale
des heures disponibles : toutes les heures comprises entre X0 et X
*
ne sont pas employées de la façon la plus valorisée, d’où le gaspillage.
Heures de travail
*
5. COMMENT TRAVAILLER MOINS
P
eu de gens ont la possibilité de modifier la durée de leur semaine de travail, qui
est généralement imposée par l’employeur. Il serait toutefois prématuré d’en
conclure que l’impôt sur le revenu n’a qu’un effet négligeable sur le temps de travail.
D’une part, de nombreuses personnes peuvent modifier le nombre d’heures qu’elles
consacrent au travail. On peut penser aux professionnels, aux dirigeants d’entreprise, à ceux qui travaillent à leur propre compte. D’autre part, même les personnes
soumises à un horaire fixe peuvent modifier leur comportement. Elles peuvent
choisir le nombre d’heures supplémentaires qui leur convient. Elles peuvent s’accorder plus de temps libre durant les heures de travail, en freinant leurs efforts ou en
réduisant la qualité de leur travail. Elles peuvent prendre davantage de congés de
maladie. L’absentéisme peut prendre une ampleur plus considérable. Toutes ces
réactions correspondent à un accroissement du temps libre et à une diminution du
temps de travail effectif.
La liste des distorsions fiscales associées à l’impôt sur le revenu ne s’arrête pas là.
Qui n’a pas entendu parler du travail au noir ? Qui n’a jamais eu recours aux services
d’un électricien, d’un menuisier, d’un plombier, d’un réparateur d’appareils ménagers,
disposé à accepter une rémunération plus faible pourvu qu’elle soit versée « au noir » ?
D’après l’Association des gens à pourboire, au moins 20 % des activités s’effectueraient au noir dans le domaine de la restauration. « Cela fait l’affaire des employés, […]
qui agissent de la sorte pour cacher des revenus supplémentaires. Cela fait l’affaire
des employeurs qui camouflent de 20 % à 25 % de leurs recettes au fisc4. »
Certains peuvent même décider d’émigrer vers des pays ou des provinces à régime
fiscal plus favorable afin de ne pas être soumis aux taux marginaux élevés que leur
impose leur propre gouvernement. Le domaine du sport abonde en exemples ­d ’athlètes
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
qui préfèrent jouer pour certaines équipes parce qu’elles sont installées aux ÉtatsUnis plutôt qu’au Canada. Qui n’a pas entendu parler de la fuite des cerveaux canadiens vers l’étranger, qui pourrait être alimentée par la lourdeur de la fiscalité ?
L’existence de paradis fiscaux où s’exilent tant les particuliers que les sièges sociaux
atteste l’importance des effets incitatifs de la fiscalité. Dans le Livre blanc sur la
fiscalité des particuliers, ne s’inquiétait-on pas justement de la difficulté qu’il y avait
à attirer les hauts salariés au Québec, en raison du fardeau fiscal plus élevé qu’en
Ontario5 ?
6. CONSOMMER OU ÉPARGNER ?
L
’impôt sur le revenu influe aussi sur les choix individuels en matière d’épargne
et de consommation. Parce qu’il réduit le rendement net du capital, il stimule
la consommation somptuaire, réduit l’épargne et l’investissement. Prenons le cas
d’une personne disposant d’un capital de 200 000 $, qu’elle pourrait par hypothèse
placer à un taux de 10 % par année pour un rendement de 20 0 00 $ ; si elle est
soumise à un taux marginal d’impôt maximum de 50 %, le rendement net de son
placement est de 10 000 $. Elle peut aussi s’acheter une Rolls Royce pour 200 000 $.
Le coût de renonciation annuel de la Rolls est alors de 10 000 $, soit le revenu net
qu’elle sacrifie en achetant la Rolls. À un taux marginal de 30 %, le coût de renonciation annuel de la Rolls serait de 14 000 $ (70 % de 20 000 $). Dans lequel de ces
deux cas les ménages achèteront-ils le plus de Rolls et feront-ils le moins d’épargne
et d’investissement ? Il est facile de répondre à cette question. Les Anglais n’ont
jamais acheté autant de Rolls et de yachts que lorsque le taux marginal maximum
touchant les revenus de placement était de 98 %. Pourquoi placer 200 000 $ à 10 %
quand il ne vous reste que 400 $ après impôt ? Aussi bien se procurer une Rolls !
Voilà un exemple passablement éclairant de distorsion fiscale.
7. LE REVENU MINIMUM GARANTI
À
lui seul, l’impôt sur le revenu ne permet pas d’obtenir une distribution équitable des revenus. Il prévoit d’accorder des exemptions aux personnes à faible
revenu pour les soustraire à l’impôt et il taxe habituellement plus lourdement les
contribuables à revenu élevé. Mais il ne procure aucune aide financière aux pauvres.
Il doit donc s’accompagner d’un programme de transferts à l’intention des personnes
dont le revenu est trop faible pour couvrir leurs besoins essentiels.
Un régime de revenu minimum garanti constitue une solution possible au problème de la pauvreté. En vertu d’un tel régime, le gouvernement verse aux démunis
une somme suffisante pour leur fournir un revenu minimum qui soit d’un niveau
assez élevé pour leur permettre de se procurer les biens et les services essentiels. Le
gouvernement n’aurait plus à agir sur les prix, puisque le revenu minimum serait
établi en tenant compte du prix des biens et des services essentiels.
225
226
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
À supposer que le revenu minimum garanti annuel soit de 5 0 00 $ pour une
personne seule, toute personne adulte touchant un revenu inférieur à 5 000 $ recevrait du gouvernement un transfert amenant son revenu de toutes sources à 5 000 $.
Un individu ayant un revenu de 4 000 $ recevrait un transfert de 1 000 $ ; celui qui
touche 2 0 00 $ recevrait 3 0 00 $. Dans les deux cas, le transfert gouvernemental
porterait les revenus totaux à 5 000 $.
Grâce à ce programme, tous les citoyens échapperaient à la pauvreté, pourvu que
le revenu minimum soit fixé à un niveau suffisamment élevé. On pourrait remplacer
la panoplie de programmes sociaux existants, ce qui simplifierait singulièrement le
régime d’aide sociale actuel. Néanmoins, en dépit de ses bonnes intentions, ce programme aurait pour conséquence d’enfermer les démunis dans le « piège de la
pauvreté ».
Supposons qu’en travaillant à temps perdu un individu arrive à gagner 3 000 $
par année. Dans le cadre du régime de revenu minimum garanti de 5 0 00 $, il
recevrait un transfert annuel de 2 0 00 $. S’il cessait de travailler, il perdrait son
salaire de 3 0 00 $, mais recevrait un transfert gouvernemental de 5 0 00 $. Pour
quelle raison continuerait-il à travailler s’il n’en retire aucun revenu additionnel ?
Qu’il travaille ou non, son revenu de toutes sources serait constant à 5 000 $. Le
régime de revenu minimum risquerait donc de fortement inciter au loisir les personnes à faible revenu. Même les personnes touchant plus de 5 0 00 $ pourraient
envisager de quitter leur emploi. Elles pourraient préférer recevoir 5 000 $ à ne rien
faire plutôt que de travailler pour 6 000 $ ou 7 000 $.
Un tel régime de revenu minimum garanti comporte un taux marginal implicite
d’imposition de 100 %. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les démunis sont
plus lourdement imposés à la marge que les hauts salariés. L’individu qui gagne
3 0 00 $ et qui examine la possibilité de prendre un emploi à temps partiel pour
avoir un salaire additionnel de 2 000 $ s’apercevra rapidement que son revenu total
ne changerait pas s’il travaillait davantage. Pour chaque dollar additionnel qu’il
toucherait en salaire, jusqu’à concurrence de 5 0 00 $, le gouvernement réduirait
son transfert d’autant. C’est comme si le gouvernement imposait son revenu additionnel à 100 %, puisque son revenu disponible n’augmente pas.
Le tableau 13-1 illustre les particularités d’un programme de revenu minimum
garanti ; il montre que le taux marginal d’imposition s’appliquant aux personnes qui
obtiennent moins que le revenu minimum de 5 000 $ atteint 100 %. Les personnes
qui touchent davantage sont imposées selon le taux prévu par la loi de l’impôt sur
le revenu. Dans le tableau, on suppose que tout revenu supérieur au revenu minimum
est imposé à 50 %. Le graphique 13-2 présente l’information sous forme de courbes.
Contrairement à l’impôt sur le revenu des particuliers, un régime de revenu
minimum garanti incite au loisir parce que l’effet de revenu et l’effet de substitution
opèrent dans le même sens. En haussant le revenu disponible, il incite le bénéficiaire à s’accorder davantage de temps libre ; c’est l’effet de revenu. Par ailleurs, il
comporte un taux marginal implicite d’imposition s’élevant à 100 %, puisque tout
revenu additionnel entraîne une réduction équivalente de l’aide sociale. Le coût
d’une heure de loisir est donc nul, l’individu obtenant le même revenu disponible
en travaillant une heure de moins ; c’est l’effet de substitution. Le régime de revenu
minimum garanti incite donc sûrement au loisir. L’ampleur de cet effet incitatif est
toutefois incertaine et ne peut être déterminée que par des études empiriques.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
nnn
Le revenu minimum garanti
T ableau | 13-1
Revenu
d’emploi
($)
Aide sociale
($)
Impôt
($)*
Revenu
disponible
($)
Taux
d’imposition
(%)
      0
5 000
     0
5 000
2 000
3 000
     0
5 000
100,0
5 000
     0
     0
5 000
100,0
8 000
     0
1 500
6 500
81,2
10 000
     0
2 500
7 500
75,0
12 000
     0
3 500
8 500
70,8
* Le taux d’imposition est de 50 % sur le revenu dépassant 5 0 00 $.
n
n n G rap h ique | 13-2
Le revenu minimum garanti
12 000
Revenu disponible ($)
10 000
La ligne pleine à 45o illustre la relation entre le revenu
d’emploi et le revenu disponible (après impôt), s’il n’y a
pas d’impôt sur le revenu. La ligne pointillée illustre l’effet
d’un programme de revenu minimum garanti. Si le revenu
d’emploi est égal à 0 $, le revenu après impôt correspond
à 5 0 00 $. Le segment horizontal de la partie gauche de la
droite pointillée correspond à un revenu imposé à 100 % :
toute hausse du revenu d’emploi est sans effet sur le revenu
disponible. Le segment de droite de la droite pointillée
représente un taux d’imposition de 50 %. La différence entre
la ligne pleine et la ligne pointillée correspond à l’impôt
versé.
8 000
6 000
4 000
2 000
0
0
2 000
4 000
6 000
8 000
10 000 12 000 14 000
Revenu d’emploi ($)
La chose peut sembler surprenante, mais les exemples abondent de personnes à
faible revenu soumises à un taux marginal implicite d’imposition très élevé, ce qui
a été dénoncé par un professeur de fiscalité. Par exemple, le chef d’une famille monoparentale de deux enfants fréquentant une garderie à 7 $ doit composer avec un taux
marginal d’imposition de 87,6 % quand son revenu passe de 29 000 $ à 30 000 $6 !
Cela s’explique en grande partie par l’existence de programmes d’aide caté­gorielle
comme la prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE), le supplément de la
prestation nationale pour enfants (SPNE), qui sont des programmes fédéraux, ou le
soutien aux enfants (SAE), qui est un programme du gouvernement du Québec. Tous
ces programmes comportent des seuils de réduction, c’est-à-dire un niveau de
revenu à partir duquel l’aide versée diminue. En haussant son revenu d’emploi, le
227
228
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
chef de famille monoparentale peut dépasser les seuils de réduction, perdre des
prestations importantes et avoir un revenu après impôt à peine supérieur à celui
qu’il aurait obtenu autrement.
8. L’IMPÔT NÉGATIF
L
’impôt négatif se fonde sur une idée simple : toute personne recevant moins
qu’un certain revenu aurait à payer un impôt négatif, autrement dit c’est le
gouvernement qui devrait lui verser un certain montant, alors que les personnes
touchant plus que ce revenu paieraient un impôt positif. Par exemple, le gouvernement
verserait un certain montant à toute personne recevant moins de 10 000 $, tandis
que les personnes recevant plus de 10 000 $ paieraient de l’impôt. Le tableau 13-2
illustre les particularités de cet impôt si le taux d’imposition est de 50 %. Par exemple, la première ligne nous indique qu’une personne n’ayant aucun revenu autonome
devrait verser 50 % de (0 $ – 10 000 $), soit (–5 000 $) ; le gouvernement lui verserait
donc 5 0 00 $. À la ligne suivante, la personne qui touche 2 0 00 $ devrait verser
50 % de (2 000 $ – 10 000 $), soit (–4000 $) ; le gouvernement lui verserait 4 000 $.
La dernière ligne montre qu’une personne recevant 12 000 $ devrait payer un impôt
de 1 000 $ au gouvernement. Ces calculs sont illustrés au graphique 13-3.
nnn
T ableau | 13-2
L’impôt négatif
Revenu d’emploi*
($)
Impôt**
($)
Revenu disponible
($)
      0
–5 000
5 000
2 000
–4 000
6 000
5 000
–2 500
7 500
8 000
–1 000
9 000
10 000
      0
10 000
12 000
1 000
11 000
* Revenu d’emploi : R.
** Impôt = 0,5(R – 10 0 00 $).
L’impôt négatif permet à l’individu de conserver une partie de ses gains ; il comporte donc, pour cette raison, une certaine incitation au travail. Quand la personne
obtient un revenu d’emploi accru, son revenu disponible augmente, contrairement à
ce qui se produit dans le cas du revenu minimum garanti étudié plus haut (gra­
phique 13-2).
Dans le cadre de ce régime, toute personne touchant moins de 10 000 $ reçoit un
transfert net du gouvernement. Toute personne touchant plus de 10 000 $ paie un
impôt net. Et chacun a l’assurance de recevoir un revenu minimum de 5 0 00 $,
même s’il ne travaille pas. Un régime de ce genre risque de coûter cher parce que
le gouvernement doit verser un certain montant à tous les contribuables touchant
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
n
n n G rap h ique | 13-3
L’impôt négatif
25 000
La ligne pleine à 45° illustre la relation entre le revenu
d’emploi et le revenu disponible (après impôt) s’il n’y
a pas d’impôt sur le revenu. La ligne pointillée illustre
l’effet de l’impôt négatif. Si le revenu d’emploi est égal
à 0 $, le revenu après impôt correspond à 5 0 00 $.
Au point de croisement des deux droites, à un niveau
de revenu de 10 0 00 $, le contribuable ne paie pas
d’impôt et ne reçoit pas de transferts. La pente de la
droite pointillée est positive et constante ; elle correspond à un taux d’imposition constant de 50 %. L’impôt
négatif évite les écueils que présente le programme
de revenu minimum garanti (taux d’imposition de
100 %) et il offre une certaine incitation au travail.
Revenu disponible ($)
20 000
15 000
10 000
5 000
0
0
5 000
10 000
15 000
20 000
25 000
30 000
35 000
Revenu d’emploi ($)
moins de 10 000 $. Le programme de revenu minimum garanti est moins coûteux,
le gouvernement versant de l’argent seulement aux personnes gagnant moins de
5 000 $. Pour éliminer le taux d’imposition implicite de 100 %, le gouvernement est
contraint de verser des prestations aux personnes qui touchent plus que le revenu
minimum de 5 000 $ ; on ne commence à imposer le revenu qu’à un niveau relative­
ment élevé. L’incitation au travail entraîne des coûts élevés sur le plan financier !
Le gouvernement est placé devant un dilemme difficile à résoudre s’il veut établir un impôt négatif qui ne soit pas hors de portée financièrement. Il peut réduire
le revenu minimum garanti, qui dans ce cas serait insuffisant pour subvenir aux
besoins et aux services essentiels. L’autre solution consisterait à préserver le revenu
minimum garanti et à porter à 70 % ou 80 % le taux d’imposition du revenu. Mais
le régime comporterait alors une forte incitation au loisir, puisqu’il imposerait trop
lourdement les revenus touchés par les bénéficiaires de l’aide sociale. Il n’est donc
pas exclu que le gouvernement soit contraint de verser un revenu minimum qui soit
inférieur à ce que la société souhaiterait offrir à ses démunis afin de maintenir une
incitation minimale au travail.
Le problème est de taille. Si le gouvernement assure à tous un revenu minimum
égal au niveau de subsistance, le coût du programme est fort élevé car on doit
subventionner les personnes touchant plus que le revenu minimum. S’il conçoit son
programme de façon à ne pas subventionner les personnes touchant plus que le
minimum de 5 0 00 $, pour préserver l’incitation au travail, le gouvernement est
contraint de garantir un revenu minimum inférieur au niveau de subsistance. Le
graphique 13-4 illustre ce dilemme de façon éloquente en montrant la situation que
connaît en 2005 une famille monoparentale comprenant deux enfants qui fré­
quentent une garderie à 7 $.
229
230
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
n
n n G rap h ique | 13-4
Le revenu disponible d’une famille monoparentale (comprenant 2 enfants)
50 000
45 000
Revenu disponible ($)
40 000
La ligne pleine à 45° illustre la relation entre le revenu d’emploi
et le revenu disponible (après impôt), s’il n’y a pas d’impôt sur le
revenu. La ligne pointillée illustre le revenu disponible d’une
famille monoparentale comprenant deux enfants qui fréquentent
une garderie à 7 $. Même si elle ne touche aucun revenu, cette
famille a un revenu disponible d’environ 15 0 00 $. Contrairement
à ce qui se produit dans le cas du revenu minimum garanti, le
segment de gauche de la courbe pointillée a une pente légèrement positive, ce qui montre que le taux d’imposition est inférieur
à 100 % : la structure fiscale incite donc faiblement au travail, tout
comme l’impôt négatif. Dans la partie de droite, il n’y a plus
d’incitation au travail. Si le revenu est d’environ 20 0 00 $, toute
hausse de revenu a très peu d’effet sur le revenu disponible.
35 000
30 000
25 000
20 000
15 000
10 000
5 000
0
0
10 000
20 000
30 000
40 000
50 000
Revenu d’emploi ($)
Source : annexe 13-2.
On peut élaborer une multitude de régimes d’impôt négatif à taux d’imposition
et à revenus minimaux différents, mais il est très difficile de déterminer le régime
optimal. D’ailleurs, il est impossible de déterminer les paramètres du régime optimal si on ne se livre pas à de nouvelles recherches sur l’importance de ses effets
incitatifs et sur son coût.
De nombreuses recherches empiriques ont été effectuées précisément dans ce but.
Certaines ont ceci de particulier qu’elles constituent pratiquement des expériences
de laboratoire et de véritables expériences sociales, puisqu’elles portent sur des
populations cibles. Des Manitobains ont eu l’occasion de faire l’expérience de l’impôt négatif. Des expériences semblables ont également été menées aux États-Unis.
Bien qu’elles ne soient pas concluantes, elles révèlent que l’effet incitatif de l’impôt
négatif peut être appréciable, surtout s’il s’agit du deuxième travailleur dans une
famille7. Par conséquent, si on veut s’engager résolument dans cette voie, il faut
faire preuve de prudence au moment de l’élaboration du programme.
9. CONCLUSION
L
a règle générale proposée par les économistes, selon laquelle le gouvernement
devrait aider les pauvres en instaurant un impôt négatif plutôt qu’en influant sur
les prix, doit être appliquée avec une certaine prudence. L’impôt négatif provoque
des distorsions dans les choix individuels, car il modifie le prix relatif du loisir et
engendre une allocation des ressources sous-optimale. Pour s’assurer que ce mode
de redistribution fiscale donne des résultats satisfaisants, il importe de concevoir un
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
impôt négatif qui réduise l’incitation au loisir. Pareil objectif exige de nombreuses
études et beaucoup de temps. En attendant, rien n’empêche le gouvernement d’aménager graduellement l’impôt sur le revenu en recourant à des mesures qui le rapprochent de l’impôt négatif, comme cela a été fait dans le passé dans le cas des
crédits d’impôt remboursables (crédits d’impôt pour la TPS et pour les enfants à
charge). Par ces mesures, le gouvernement verse en fait un certain montant à des
personnes qui ont un revenu trop faible pour payer de l’impôt. Par ailleurs, même
s’il était imparfait et n’atténuait pas les distorsions, l’impôt négatif engendrerait
probablement moins de distorsions que l’ensemble des mesures d’aide sociale
actuelles (notamment les prix faisant l’objet d’une réglementation), sans qu’il en
coûte plus cher au gouvernement.
N O T E S
1. Statistiques des recettes publiques 1965-2003, OCDE, 2003.
2. V.R. Fuchs, A.B. Krueger et J.M. Poterba, « Economists’ Views about Parameters, Values and Policies : Survey Results in
Labor and Public Economics », Journal of Economic Literature, septembre 1998, p. 1391-1392.
3. E.C. Prescott, « Why Do Americans Work So Much More than Europeans », Federal Reserve Board of Minneapolis
Quarterly Review, juillet 2004, p. 2-13.
4. La Presse, 11 janvier 1986.
5. Ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, Direction générale des publications
gouvernementales, 1984.
6. Cl. Laferrière, Résidents du Québec – 2005, taux d’imposition marginaux (implicites). À quel taux sont imposés vos
revenus supplémentaires ? Et quel est le coût réel d’une réduction de revenu ?, [en ligne], www.er.uqam.ca/nobel/r14154/
Pages/Quebec2005.htm#Documents (page consultée le 12 juillet 2007).
7. J.A. Hausman, « Taxes and Labor Supply », dans A.J. Auerbach et M. Feldstein (sous la dir. de), Handbook of Public
Economics, vol. 1, Elesevier, 1985, p. 253.
231
A n n e x e 13-1
L’IMPÔT ET L’INCITATION AU TRAVAIL
1. Introduction
2. L’impôt et le loisir
3. L’effet de revenu et l’effet de substitution
4. Le revenu minimum et l’incitation au travail
5. L’impôt négatif et l’incitation au travail
1. INTRODUCTION
L
e graphique 13A-1 illustre les effets de l’impôt sur le revenu à l’aide des courbes
usuelles de l’offre et de la demande. Dans cette annexe, les effets de substitution
et de revenu sont présentés de façon plus rigoureuse à l’aide du modèle travailloisir qui fait appel à la droite de budget et aux courbes d’indifférence. On utilise
ensuite les mêmes outils pour analyser les effets du revenu minimum et de l’impôt
négatif.
2. L’IMPÔT ET LE LOISIR
n
n n G rap h ique | 13A-1
L’impôt et le loisir
Revenu
R0
Pente = salaire brut W
Pente = salaire net (1 – T)W
A0
R1
B0
A1
B1
L0
L1
L24
Loisir
La droite L 24Ro réunit les combinaisons de revenu et d’heures de
loisir dont chacun dispose ; elle indique que le revenu est d’autant
plus élevé que le nombre d’heures de loisir est faible. L’individu
qui consacre tout son temps au travail obtient un revenu indiqué
au point Ro ; à l’autre extrême, son revenu est nul s’il consacre
tout son temps au loisir (L 24, autrement dit 24 heures de loisir).
Le taux auquel une heure de loisir peut être convertie en revenu
est donné par le taux de salaire horaire (W) qui correspond à la
pente de la droite L 24Ro. L’impôt sur le revenu réduit le salaire
horaire net de l’individu : si T est le taux d’imposition, le salaire
après impôt est donné par (1 – T)W. L’impôt fait pivoter la droite
de revenu disponible vers L 24R1, en supposant que tout revenu
soit imposé. L’impôt sur le revenu déplace l’équilibre de l’individu
du point Ao, sur la contrainte initiale, au point A1, sur la nouvelle
contrainte. Ce déplacement révèle une augmentation des heures de
loisir et une réduction des heures de travail. D’après ce graphique,
l’impôt inciterait au loisir, mais l’effet contraire est possible. Dans
tous les cas, le bien-être de l’individu diminue, passant de B0 à B1.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
3. L’EFFET DE REVENU ET L’EFFET DE SUBSTITUTION
n
L’effet de revenu et l’effet de substitution
n n G rap h ique | 13A-2
Revenu
Pente = W
R0
Pente = (1 – T)W
A0
R1
A2
B0
A1
L2 L0
B1
L1
L24
Loisir
L’effet de l’impôt sur le revenu, représenté par le déplacement du point Ao
au point A1, peut se décomposer en deux éléments distincts : l’effet de
revenu (déplacement du point Ao au point A 2) et l’effet de substitution
(mouvement du point A 2 au point A1). L’impôt ampute d’un certain montant le revenu disponible. Si le gouvernement prélevait cette somme de
manière forfaitaire, sans la relier au revenu obtenu, la contrainte budgétaire du contribuable se déplacerait parallèlement vers le bas du montant
de l’impôt. Le nouvel équilibre se situerait au point A 2, ce qui entraînerait
une réduction des heures de loisir. C’est l’effet de revenu : la baisse du
revenu disponible incite le contribuable à travailler davantage. Le passage du point A 2 au point A1 reflète l’effet de substitution : il mesure la
variation des heures de loisir qui résulterait d’une baisse du salaire
horaire si le niveau d’utilité (de revenu) de l’individu restait constant. Cet
effet est toujours négatif : si on dédommage l’individu de manière que
son niveau de satisfaction soit constant, la baisse du salaire horaire
l’incite au loisir parce qu’il en diminue le prix. L’effet net de l’impôt est
donc indéterminé, puisqu’il incite d’une part à augmenter les heures de
travail en réduisant le revenu disponible, et d’autre part à diminuer les
heures de travail en réduisant le coût d’une heure de loisir.
4. LE REVENU MINIMUM ET L’INCITATION AU TRAVAIL
n
Le revenu minimum et l’incitation au travail
n n G rap h ique | 13A-3
Revenu
R0
Droite de revenu avant impôt
pente = W
Pente = (1 – T)W
B0
R1
5 000
Situation
initiale
B1
A0
A3
Point
choisi
avec le
revenu
minimum
A1
T = 100 %
L0
L24
Loisir
Le gouvernement qui adopte un régime de revenu minimum garanti
verse aux pauvres une somme suffisante pour amener l’ensemble de
leurs revenus au niveau de revenu jugé nécessaire pour se procurer les
biens et les services essentiels. Ce régime assure à chacun un revenu
minimum, fixé à 5 0 00 $ sur le graphique, quel que soit le revenu gagné.
Tout revenu obtenu en sus du 5 0 00 $ est soumis à l’impôt sur le revenu.
La droite de revenu disponible correspond alors à A1A 3R1. Ce régime
présente un inconvénient majeur : jusqu’à 5 0 00 $, tout dollar de revenu
donne lieu à une réduction équivalente des prestations d’aide sociale. Pour
tout revenu inférieur à 5 0 00 $, le revenu disponible demeure constant
à 5 0 00 $ (portion horizontale de la droite de revenu disponible). Le
revenu est donc soumis à un taux d’imposition implicite de 100 % , sous
la forme d’une réduction équivalente de l’aide sociale. Les per­sonnes
gagnant moins de 5 000 $ sont donc fortement incitées à cesser de travailler et à se contenter du revenu minimum (solution au point A1).
D’autres pourraient choisir la même solution, au lieu de travailler pour
gagner un revenu à peine supérieur au revenu minimum. Faute de revenu
minimum garanti, ils choisiraient la solution donnée par le point A0 et
réduiraient le nombre d’heures de loisir en le ramenant à L0.
233
234
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
5. L’IMPÔT NÉGATIF ET L’INCITATION AU TRAVAIL
n
n n G rap h ique | 13A-4
Revenu ($)
R0
Région avec
impôt positif
L’impôt négatif et l’incitation au travail
Région avec
impôt négatif
Pente = W
R2
10 000
Pente = (1 – T)W
5 000
B2
A2
Point choisi
avec l’impôt
négatif
A1
A3
L2
L24
Impôt
négatif
reçu
Loisir
L’impôt négatif permet au bénéficiaire de l’aide sociale de conserver
une partie de ses prestations même si son revenu augmente. Dans ce
type de régime, chaque dollar de revenu gagné donnerait lieu, par
exemple, à une diminution de l’aide sociale de 50 ¢. L’assisté social
serait ainsi soumis à un taux marginal d’imposition implicite de 50 % .
Lorsque l’impôt sur le revenu prévoit un taux d’imposition de 50 %, la
droite de revenu disponible devient A1R 2, si le revenu minimum est de
5 0 00 $. Dans un régime d’impôt négatif prévoyant un taux d’imposition de 50 % , le gouvernement verse des prestations à tout individu
gagnant moins de 10 0 00 $, alors que ce seuil se situe à 5 0 00 $ dans
le cas du revenu minimum garanti. L’individu paie de l’impôt seulement
si son revenu dépasse 10 0 00 $.
Avec un impôt négatif, l’individu à faible revenu pourrait choisir la
solution A 2. L’incitation au travail est plus forte dans ce cas que dans
celui du revenu minimum garanti comportant un taux d’imposition de
100 % (L 2 < L 24). Cependant, l’individu travaillera moins qu’en l’absence
de tout programme d’aide sociale. En élevant son revenu disponible,
l’impôt négatif l’incite au loisir (effet de revenu) ; en réduisant son
salaire horaire net, le taux d’imposition implicite de 50 % réduit le coût
du temps libre et incite au loisir. Ces deux effets opèrent dans la même
direction, de sorte que, par rapport à une situation où il n’existe pas de
programme d’aide (point L0 sur le graphique 13A-3), l’individu s’accordera davantage de temps libre.
A n n e x e 13-2
LA FISCALITÉ ET L’AIDE GOUVERNEMENTALE
1. Introduction
2. L’aide financière destinée aux individus : assistance-emploi (aide sociale)
3. L’aide financière destinée aux familles : PFCE, SPNE et SAE
4. Les crédits pour la TPS et la TVQ
5. Autres avantages
1. INTRODUCTION
L
e graphique 13-4 illustre l’évolution, pour l’année 2005, du revenu disponible –
ou solde disponible réel – d’un chef de famille monoparentale ayant deux enfants
d’âge préscolaire en fonction du revenu obtenu. Ce chef de famille a la garde complète de ses deux enfants et ne reçoit pas de pension alimentaire de la part de son
ex-conjoint. Cette famille a accès à bon nombre de programmes d’aide gouvernementaux, autant au niveau provincial qu’au niveau fédéral. Le tableau 13B-3 fournit
les détails du calcul du solde disponible réel selon différents niveaux de revenus.
Les sections suivantes expliquent les différents programmes d’aide disponibles.
2. L’AIDE FINANCIÈRE DESTINÉE AUX INDIVIDUS :
ASSISTANCE-EMPLOI (AIDE SOCIALE)
L
e gouvernement québécois verse une aide financière aux démunis. La prestation
annuelle de base (hypothèse 1) est de 6 438,12 $. Si le revenu annuel d’emploi ne
dépasse pas 2 400 $, la prestation annuelle de base ne diminue pas. Si le revenu
annuel d’emploi dépasse 2 400 $, on soustrait le montant en sus de la prestation
annuelle de base (hypothèse 2 et 3). Par exemple, si une personne gagne 3 000 $, sa
prestation annuelle de base est réduite de 600 $.
3. L’aide financière destinée aux familles :
PFCE, SPNE et SAE
L
es gouvernements fédéral et provincial versent une aide financière aux familles
ayant au moins un enfant à charge de moins de 18 ans. La prestation fiscale
canadienne pour enfants (PFCE) et le supplément de la prestation nationale pour
236
TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS
enfants (SPNE) sont des programmes fédéraux, alors que le soutien aux enfants
(SAE) est un programme du gouvernement du Québec. Le tableau 13B-1 présente
les données relatives à ces programmes pour le cas étudié.
Le maximum correspond à l’aide financière maximale. Le seuil de réduction est le
niveau de revenu à partir duquel l’aide versée commence à diminuer. Le taux de réduc­
tion est le taux s’appliquant à la portion du revenu dépassant le seuil de réduction.
Enfin, le seuil de sortie correspond au niveau de revenu à partir duquel le gouvernement cesse de verser l’aide financière. Par exemple, si une famille gagne 30 435,00 $, la
prestation de SPNE reçue sera égale à 3 665,00 $ – 22,90 % (30 435,00 $ – 20 435,00 $),
soit 1 375,00 $.
nnn
T ableau | 13B-1
Le calcul de l’aide financière destinée aux familles
PFCE
Maximum
SPNE
SAE
2 510,00 $
3 665,00 $
   3 790,00 $
Seuil de réduction
36 378,00 $
20 435,00 $
31 680,00 $
Taux de réduction
4,00 %
22,90 %
4,00 %
99 128,00 $
36 439,37 $
126 430,00 $
Seuil de sortie
4. Les crédits pour la TPS et la TVQ
L
es crédits pour la TPS et la TVQ (tableau 13B-2) se calculent de la même façon
que dans le cas précédent.
nnn
T ableau | 13B-2
Le calcul des crédits pour la TPS et la TVQ
TPS
TVQ
Maximum
   708,00 $
   277,00 $
Seuil de réduction
30 270,00 $
28 030,00 $
Taux de réduction
Seuil de sortie
5,00 %
3,00 %
44 430,00 $
37 263,33 $
5. Autres avantages
L
es familles monoparentales bénéficient d’avantages supplémentaires fournis par
le gouvernement (tableau 13B-3). Elles ont accès à des garderies à 7 $, elles
peuvent être logées dans des habitations à loyer modique (HLM), elles jouissent
aussi d’avantages quant aux frais de médicaments, de soins dentaires et de lunettes.
CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF
Nous avons fait un certain nombre d’hypothèses qui se matérialisent sous forme de
dépenses inscrites au bas du tableau 13B-3. Ces dépenses sont ajustées en fonction
du revenu et du nombre de jours de travail.
nnn
T ableau | 13B-3
Le calcul du solde disponible réel
Hypothèse 1
($)
Hypothèse 2
($)
Hypothèse 3
($)
8 736,00
20 384,00
Revenu annuel
Revenu d’emploi
0,00
Prestations d’assistance-emploi
6 438,12
102,12
0,00
Total
6 438,12
8 838,12
20 384,00
Régime des rentes du Québec
0,00
259,18
835,76
Assurance-emploi
0,00
170,35
397,49
Total
0,00
429,53
1 233,25
Cotisations salariales
Transferts fédéraux
Impôt sur le revenu
Crédit pour la TPS
PFCE
0,00
0,00
37,01
708,00
708,00
708,00
2 510,00
2 510,00
2 510,00
SPNE
3 665,00
3 665,00
3 665,00
Total
6 883,00
6 883,00
6 845,99
Cotisations et transferts provinciaux
Impôt sur le revenu
0,00
0,00
1 395,44
Assurance médicaments
0,00
0,00
0,00
0,00
1 900,80
1 121,60
277,00
277,00
277,00
Prime au travail
Crédit pour la TVQ
SAE
3 790,00
3 790,00
3 790,00
Total
4 067,00
5 967,80
3 793,16
Total cotisations et transferts
10 950,00
12 421,27
9 405,90
Solde disponible
17 388,12
21 259,39
29 789,90
0,00
0,00
2 912,00
1 609,53
2 209,53
5 096,00
284,00
284,00
1 004,69
15 494,59
18 765,86
20 777,21
Frais de garde
Frais de logement
Frais de médicaments
Solde disponible réel
237
QUATRIÈME PARTIE
LES ÉCHECS
DU MARCHÉ
Chapitre 14
LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS
EXTERNES
Chapitre 15
LES BIENS PUBLICS
Chapitre 16
PROBLÈMES D’INFORMATION
IMPARFAITE
CHAPITRE
14
LA POLLUTION
ET LES AUTRES EFFETS
EXTERNES
1. Adieu, tranquillité !
2. À qui la faute ?
3. Le véritable coût de production
4. La papeterie l’emporte en cour
5. Les citoyens gagnent leur cause en cour
6. Les effets externes existent-ils ?
7. Une pureté indésirable
8. Tous sur le même pied ?
9. Taxer les pollueurs
10. Des droits de polluer
11. Subventionner les pollueurs
12. Les autres effets externes
13. Conclusion
242
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
1. ADIEU, TRANQUILLITÉ !
P
ar un beau samedi soir d’été, vous décidez de déguster quelques mets grecs à la
terrasse arrière du Jardin de Panos, restaurant bien connu de la rue Duluth, à
Montréal. Comme d’habitude, la terrasse est bondée. Tout se déroule agréablement
jusqu’au moment où un résident dont la cour est attenante à la terrasse décide de
tondre sa pelouse. Adieu, tranquillité ! Si le régime de marché est aussi efficace qu’on
le prétend, comment se fait-il qu’un voisin empoisonne ainsi l’existence de toutes ces
personnes ? Il y a quelque chose qui cloche ! Qui voudrait déguster un repas agrémenté d’un pareil bruit de fond ? Il y a sûrement moyen de faire mieux, de s’organiser
différemment, à la satisfaction de tous.
Ce n’est pas un cas isolé. Les entreprises qui déversent des résidus dans les cours
d’eau et rejettent des fumées toxiques dans l’atmosphère dégradent l’environnement
et réduisent la qualité de vie. Les fumeurs sont la source de désagréments pour les
non-fumeurs. Les personnes porteuses d’une maladie contagieuse qui tardent à se
faire traiter propagent la maladie et nuisent à la santé publique. Comment de telles
situations s’expliquent-elles ? Le régime de marché serait-il imparfait ?
2. À QUI LA FAUTE ?
le responsable et prenons les mesures qui s’imposent. Rien de mieux
«T rouvons
qu’une bonne poursuite pour régler le problème à la source ! » Cette réaction
spontanée ne donne pas nécessairement les résultats escomptés. Qui est responsable
du bruit au Jardin de Panos ? À première vue, c’est l’utilisateur de la tondeuse. Pourtant, la réponse n’est pas si simple. Tondre sa pelouse ne pose habituellement pas de
difficultés en banlieue, à la campagne et dans la plupart des quartiers résidentiels.
À la réflexion, l’existence de la terrasse est aussi à la source du problème : pas de
terrasse, pas de clients ; pas de clients, pas de problème de bruit. Se pourrait-il que
les torts soient partagés ? Au lieu de chercher le coupable, mieux vaut remonter à la
source du problème et tenter de découvrir une solution appropriée.
Le voisin qui inonde la terrasse de bruit pourrait-il en faire autant de ses ordures ?
Pourrait-il jeter des poches de gazon par-dessus la clôture qui le sépare du restaurant ?
Certainement pas : le restaurateur ferait respecter ses droits. La loi protège la propriété privée : personne ne peut utiliser la propriété d’autrui sans son consentement.
Mais alors pourquoi le résident peut-il inonder la terrasse de bruit sans le consentement du restaurateur ?
Le problème vient de ce que le restaurateur et son voisin utilisent une ressource
commune, les ondes, sur laquelle personne ne possède de droits de propriété. Le
restaurateur possède sans aucun doute des titres sur son terrain, son immeuble, sa
terrasse, mais sur les ondes il n’en détient aucun. Personne ne détient ce genre de
droits et personne ne peut empêcher un honnête homme de tondre sa pelouse le
samedi soir. Comme les ondes appartiennent à tout le monde, elles n’appartiennent
à personne en particulier. La mésentente entre fumeurs et non-fumeurs vient de ce
qu’ils respirent le même air. Le baigneur et l’entreprise qui jette des déchets dans une
rivière utilisent une ressource commune, qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
La tranquillité a une grande valeur, aussi bien pour le restaurateur que pour ses
clients ; par ailleurs, le voisin trouve sûrement pratique de tondre sa pelouse à ce
moment-là. Comment concilier ces intérêts divergents ? D’ordinaire, le régime de
marché excelle dans ce genre d’exercice : il alloue la ressource disponible à celui qui
la valorise le plus et qui est prêt à payer le plus pour l’acquérir. Toutefois, que faire
quand plusieurs personnes, comme le restaurateur et son voisin, utilisent conjointement la même ressource ? En l’absence de droits de propriété bien marqués, le
marché est incapable d’accomplir sa tâche et les résultats sont peu satisfaisants.
Quand les droits de propriété concernant une ressource donnée sont mal définis et
qu’il est difficile de les faire respecter, il en résulte habituellement un problème d’effet
externe. On nomme effet externe la situation qui se présente lorsque l’activité d’une
personne touche une autre personne qui n’y est pas partie prenante. Le bruit de la
tondeuse du voisin représente un inconvénient pour d’autres personnes, les clients
attablés à la terrasse, qui n’ont rien à voir avec cette activité. L’entreprise polluante est
source de désagréments pour le baigneur, qui n’est ni un client ni un fournisseur. Les
effets externes sont nombreux et il importe de savoir les déceler, parce qu’en raison
de leur existence le marché ne peut allouer les ressources de manière optimale.
Monsieur Pigou1 accomplit des actions qui peuvent modifier la situation dans
laquelle vivent d’autres personnes. Résident de la Rive-Sud, il travaille au centreville et s’y rend tous les jours dans un véhicule utilitaire sport (VUS). En soirée, il
se délasse en jardinant. Grâce à ses rocailles, il remporte régulièrement le prix
d’embellissement de sa municipalité. Au début de l’été, il a acheté la dernière tondeuse en vente à la quincaillerie du quartier, tondeuse dont fut ainsi privé un autre
client qui en cherchait une désespérément.
Parce qu’il utilise son automobile pour se rendre au travail, M. Pigou engendre
un coût externe. Les résidus de dioxyde de carbone (CO2) émis par son automobile
accroissent la pollution atmosphérique et nuisent à des personnes non concernées
par l’activité de M. Pigou. De plus, en circulant aux heures de pointe, il provoque
une augmentation du temps de transport des autres usagers de la route. Ses rocailles
embellissent le voisinage et procurent de l’agrément à ses voisins : elles leur offrent un
avantage externe. Par contre, l’achat de la dernière tondeuse à la quincaillerie n’impose pas un coût externe au client qui en est privé. La transaction s’est effectuée
dans le cadre du régime de marché. Il est normal que des acheteurs potentiels
soient privés de certains biens. Le marché a précisément pour rôle de rationner les
biens disponibles et de les répartir entre les acheteurs.
3. LE VÉRITABLE COÛT DE PRODUCTION
R
eprésentons-nous une papeterie située le long d’une rivière, en amont de la municipalité de Saint-Esprit. Ses déchets polluent la rivière et rendent moins agréable
la baignade à la plage municipale. Deux agents, l’entreprise et les baigneurs, utilisent
conjointement une ressource commune pour laquelle ils ne détiennent aucun droit
de propriété. Qui devrait avoir préséance ? La papeterie ? Les baigneurs ?
En règle générale, toute entreprise doit acheter les ressources qu’elle utilise. Il lui
faut acheter les matières premières, rémunérer les employés, payer les fournisseurs ;
ces coûts dits privés sont assumés et pris en considération par l’entreprise dans ses
243
244
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
décisions de production. Elle utilise aussi d’autres ressources. Elle se sert de la
rivière comme dépotoir pour ses eaux usées, au lieu de faire appel à une firme
spécialisée en recyclage ou de traiter ses eaux usées pour leur rendre leurs propriétés originales. Ses cheminées rejettent dans l’atmosphère fumée et autres particules.
La papeterie ne paie pas pour utiliser la rivière et l’atmosphère, mais il en résulte
des coûts réels pour la société sous forme de détérioration de l’environnement. Ce
sont des coûts externes subis par d’autres personnes, comme les baigneurs, qui
assistent impuissants à la dégradation de la qualité de l’eau. Le vrai coût du papier
comprend non seulement les coûts privés, mais aussi les coûts externes. Ce coût
véritable est appelé coût social parce qu’il tient compte des coûts supportés par tous
les membres de la société (graphique 14-1).
L’entreprise ne tient compte que de ses coûts privés et néglige les coûts externes
parce que ce n’est pas elle qui les assume. Comme la papeterie ne paie pas pour l’air
et l’eau qu’elle utilise, le coût qu’elle transmet aux acheteurs est inférieur au véri­
table coût du papier. Les acheteurs n’ayant pas à supporter tous les coûts, la consommation de papier est excessive (graphique 14-2). Si elle est profitable pour l’entreprise,
la production de papier n’est pas rentable socialement, en raison des coûts externes
subis par les autres membres de la collectivité.
Comme toutes les papeteries occasionnent de la pollution, ce raisonnement s’applique à l’ensemble du marché du papier. L’équilibre concurrentiel n’est pas optimal
parce que l’industrie n’a pas à payer pour toutes les ressources qu’elle utilise, ce qui
donne l’illusion que le papier est bon marché. La société consomme et produit trop de
n
n n G rap h ique | 14-1
Le véritable coût de production
A.
Coûts ($)
Coût social =
coût privé + coût externe
Coût externe total
Coût privé
110
100
Coût total privé
100
Tonnes de papier
B.
Coût externe ($)
Coût externe total = 1 000 $
Coût externe
10
100
Tonnes de papier
La courbe du coût privé représente le coût que l’entreprise
engage pour acquérir les ressources nécessaires à la production de chaque tonne de papier (travail, matières pre­
mières, etc.). En produisant du papier, l’entreprise déverse
des polluants dans la rivière. Il en résulte une dégradation
de la qualité de l’eau et un coût externe pour les autres utilisateurs de la rivière (graphique B). Pour simplifier, on
suppose que ce coût marginal externe est constant. La
courbe du coût social (graphique A) représente le véritable
coût de production de chaque tonne de papier. On l’obtient
en additionnant verticalement la courbe du coût externe et
la courbe du coût privé. Pour produire la première tonne de
papier, l’entreprise débourse 100 $ en ressources et impose
un coût externe de 10 $ aux autres membres de la société
en polluant la rivière. Le coût social de cette première tonne
de papier est donc de 110 $. La production de 100 tonnes
de papier engendre un coût privé total représenté par la
partie ombrée. Elle entraîne un coût externe total illustré par
la partie hachurée figurant sur chaque graphique. Le coût
social total est donné par la somme de ces deux surfaces.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
papier. Les dernières tonnes produites ont moins de valeur que les ressources absorbées au cours du processus de production, si on tient compte de la dégradation de l’envi­
ronnement. L’allocation optimale ne se réalise pas parce que le marché ne tient pas
compte des coûts externes (graphique 14-3). Comment faire pour améliorer la situation ?
n
La papeterie produit trop de papier
n n G rap h ique | 14-2
Coût social
Prix
Coût privé
Perte sociale
Prix du
marché
Point
optimal A
*
A0 Situation
initiale
X
X0
*
n
La règle de maximisation des profits (P = Cm privé) suivie par
l’entreprise ne donne pas un résultat optimal parce qu’elle
néglige les effets externes. Au niveau de production X0, le coût
marginal social est supérieur au prix du marché : pour que
l’optimum soit atteint, l’entreprise doit réduire ses activités au
niveau X * donné par la règle P = Cm social. La valeur de la
production X0 – X correspond aux recettes de l’entreprise,
*
représentées par les parties hachurée et ombrée. Le coût de
cette production se décompose en coût privé (partie hachurée)
et en coût externe (surfaces ombrée et quadrillée). Comme le
coût social de chacune de ces unités dépasse sa valeur, il en
résulte une perte sociale nette, illustrée par le triangle quadrillé.
Tonnes de papier
L’équilibre du marché n’est pas optimal
n n G rap h ique | 14-3
A.
Autres
biens
Point optimal
E
Situation initiale :
trop de pollution
*
E0
X
*
X0
B
*
B0
Tonnes de papier
B.
Coût social
Prix
Perte
sociale
P
*
Coût privé = offre
A
*
P0
A0
Demande
X
*
X0
Tonnes de papier
Au point d’équilibre du marché (production X0), le coût social
de la dernière tonne de papier produite est supérieur à sa
valeur. Le prix du marché ne reflète pas tous les coûts de production du papier. La production optimale X * se trouve à la
rencontre des courbes du coût social et de la demande. Si l’industrie devait supporter le coût attribuable à la pollution, le
prix du papier serait de P * ; la production serait réduite et passerait à X*. La valeur de la production X0 – X est donnée par
*
les parties hachurée et ombrée. Le coût de cette production se
décompose en coût privé (partie hachurée) et en coût externe
(parties ombrée et quadrillée). La production X0 a donc pour
résultat une perte sociale nette, représentée par le triangle
quadrillé. La perte sociale entraîne une réduction du bien-être,
la société atteignant une courbe d’indifférence sociale inférieure. La production de papier est excessive, et celle des autres
biens est insuffisante.
245
246
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
4. LA PAPETERIE L’EMPORTE EN COUR
I
nquiets de la pollution de leur rivière, des citoyens entreprennent une poursuite
pour mettre un terme au déversement des eaux usées. Le sort de la rivière repose
désormais entre les mains d’un juge. Comble de malchance, la papeterie convainc
la cour que son utilisation de la rivière ne contrevient pas aux dispositions de la Loi
sur la qualité de l’environnement. En statuant, le juge confère à l’entreprise le droit
d’utiliser la rivière ; il lui donne en fait le droit de propriété sur la rivière, et cela au
détriment des baigneurs. Pour les prophètes de malheur, ce jugement constitue
l’arrêt de mort de la plage municipale. Ont-ils raison ?
S’ils ont vraiment à cœur la qualité de leur environnement, si les plaisirs de la baignade ont une grande valeur à leurs yeux, les citoyens peuvent essayer de convaincre
la papeterie de réduire sa pollution. Comment ? En la payant pour qu’elle diminue sa
production et sa pollution. L’entreprise aurait intérêt à accepter leur proposition si
le montant offert est égal ou supérieur aux profits qu’elle perd en réduisant sa production (graphique 14-4). La papeterie est gagnante. Les citoyens le sont aussi : ils
retirent de l’amélioration de la baignade des avantages d’une valeur supérieure au
montant versé à la papeterie. Le bien-être de la société augmente : en raison de la
n
n n G rap h ique | 14-4
Le retour à la situation optimale
La papeterie produit X0 tonnes de papier, alors que la production
optimale est de X*.
Prix
Coût social
Coût privé
Prix du
marché
Point
optimal
A
*
X
*
Situation
A0
initiale
X0
Tonnes de papier
A. Si la cour lui accorde le droit de polluer, la papeterie ne produira pas
nécessairement la quantité X0. En produisant les unités X0 – X ,
*
elle inflige aux citoyens un coût externe total correspondant aux
parties ombrée et quadrillée. Ce coût dépasse largement le gain
privé réalisé par le producteur sur cette production additionnelle,
représenté par le triangle ombrée (l’écart entre le prix du papier
et le Cm privé). En lui offrant un montant égal ou supérieur à la
surface ombrée, les citoyens pourraient convaincre la papeterie
de ramener sa production à X*. Ils s’en porteraient mieux, à la
condition de verser à la papeterie un montant inférieur au coût
externe associé à la production X0 – X .
*
B. Par suite de leur victoire en Cour d’appel, les citoyens n’ont pas
intérêt à exiger la fermeture de la papeterie. Ils pourraient exiger
de l’entreprise une compensation égale au coût externe qu’elle
leur occasionne. La papeterie ramènerait alors sa production à X*.
Au-delà de ce niveau, elle est incapable de verser la compensation
exigée (triangles ombrée et quadrillé) à même les gains réalisables
(triangle ombrée). Si elle produit la quantité X *, la papeterie verse
aux citoyens, en guise de dédommagement pour la pollution engendrée, une somme égale à la partie hachurée.
C. En imposant une taxe égale à la valeur des dommages causés par
la pollution, le gouvernement internalise le coût externe ; il le fait
supporter par l’entreprise. L’entreprise diminue sa production et
réduit la pollution. Les recettes de la taxe correspondent à la partie
hachurée ; elles sont égales à la valeur des dommages causés à
l’environnement. Le gouvernement peut distribuer cette somme
aux citoyens incommodés par la pollution résiduelle. Ce montant
est égal à la compensation versée par la papeterie en B.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
compensation versée, personne ne perd. Bien sûr, les citoyens doivent payer pour
préserver les plaisirs de la baignade, mais ils échappent ainsi à une pollution dont
les dommages sont supérieurs en valeur au montant versé (graphique 14-4). Autrement dit, ils obtiennent une eau de baignade propre, à un coût inférieur à sa valeur.
Ils auraient évidemment préféré l’emporter en cour, car ils n’auraient pas eu à payer
pour préserver la pureté de la rivière. Pourtant, en fin de compte, le résultat aurait
été le même du point de vue allocatif. L’utilisation de la rivière aurait été la même :
elle aurait servi à la baignade.
À cause des activités de son voisin, le propriétaire du Jardin de Panos a vu sa
clientèle chuter de façon inquiétante. S’il intentait une action en justice, cela prendrait beaucoup de temps. Dans l’immédiat, que peut-il faire ? Les pertes financières
occasionnées par le bruit de la tondeuse sont lourdes. Il peut « acheter le silence » en
invitant le bruyant voisin tous les samedis à son restaurant ou en lui proposant un
jardinier qui s’acquitterait de sa tâche à des moments plus propices. Il y gagne si les
pertes imputables à la chute de la clientèle sont supérieures au coût engagé pour
acheter le silence de son voisin. Grâce à cette entente, l’allocation des ressources
s’est améliorée. Le restaurateur retrouve sa clientèle et le voisin obtient les services
d’un jardinier, ou encore des repas gratuits. Si les pertes causées par le bruit de la
machine dépassent les avantages qu’en retire le voisin, il faut que la pelouse soit
tondue à un autre moment pour obtenir une allocation des ressources optimale. Le
restaurateur trouvera les moyens de convaincre son voisin de tondre sa pelouse à un
autre moment en puisant dans le montant qu’il gagnera en récupérant sa clientèle.
5. LES CITOYENS GAGNENT LEUR CAUSE EN COUR
I
nsatisfaits du jugement de première instance, les citoyens portent leur cause en
appel et obtiennent ce qu’ils voulaient : la Cour d’appel émet une injonction interdisant à la papeterie de jeter des déchets dans la rivière. Par cette décision, la cour donne
aux citoyens un droit de propriété exclusif sur la rivière. La papeterie devra-t-elle
fermer ses portes ? Pas nécessairement. Elle pourrait procéder à une opération
d’épuration pour se conformer à l’injonction, à condition bien sûr que ses activités
demeurent rentables. Elle pourrait aussi acheter aux citoyens le droit de déverser
une certaine quantité de déchets dans la rivière. Des deux solutions, elle choisira la
moins coûteuse. Si elle dédommageait les citoyens pour chaque utilisation qu’elle
ferait de la rivière, la papeterie assumerait les vrais coûts de production. Elle serait
obligée de ramener ses activités au niveau optimal. S’ils acceptaient l’offre de la papeterie, les citoyens indiqueraient qu’ils sont prêts à tolérer une certaine pollution en
échange d’une compensation adéquate. Le niveau de pollution négocié par les deux
parties sera le même que celui auquel elles étaient parvenues quand la cour a statué
en faveur de l’entreprise ; il correspondra à l’optimum. En effet, la papeterie pourra
convaincre les citoyens de tolérer une pollution additionnelle tant et aussi longtemps que les dommages causés à l’environnement auront une valeur inférieure aux
gains obtenus par la papeterie. Le graphique 14-4 illustre les deux situations exposées.
Le verdict des juges n’influe pas sur l’allocation des ressources : quelle que soit la
décision rendue, la pollution est ramenée à son niveau optimal. Cette observation
247
248
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
fondamentale a été formulée pour la première fois par Ronald Coase, économiste
de l’Université de Chicago2. Le seul fait de déterminer à qui appartient une ressource commune, c’est-à-dire d’établir les droits de propriété, ouvre des possibilités
de négociation qui permettent aux deux groupes d’améliorer leur situation jusqu’à
ce que l’optimum soit atteint. Que ce soit la papeterie ou le groupe de citoyens qui
gagne sa cause importe peu du point de vue allocatif, le niveau de pollution optimal
est atteint au cours de la négociation subséquente entre les parties prenantes3. C’est
la distribution des revenus qui est modifiée par le verdict des juges. Dans le premier
jugement, les citoyens doivent payer l’entreprise pour l’inciter à réduire sa production ; dans le second jugement, c’est l’entreprise qui doit payer les citoyens pour
avoir l’autorisation de jeter des déchets dans la rivière (graphique 14-5).
n
n n G rap h ique | 14-5
La décision judiciaire et la distribution des revenus
Supposons que la situation initiale corresponde à D 0. Si les
citoyens doivent payer la papeterie pour qu’elle réduise sa
pollution, on se retrouve au point D1 : la papeterie reçoit une
compensation égale aux gains qu’elle perd en réduisant sa
pollution, tandis que les citoyens gagnent du fait qu’ils versent
une compensation inférieure aux avantages qu’ils retirent de la
réduction de la pollution.
Satisfaction des
consommateurs
de papier
D1
D0
La papeterie
l’emporte en cour
D2
Les citoyens
gagnent leur cause
Satisfaction des citoyens
Si la papeterie perd en cour, on se déplace au point D2 : les
citoyens améliorent leur situation, mais la papeterie doit les
dédommager pour la pollution résiduelle et les consommateurs
doivent payer plus cher pour le papier.
La décision de la cour a donc des répercussions importantes
sur la distribution des revenus. Une taxe sur les polluants donne
le même résultat distributif qu’un verdict judiciaire défavorable
à la papeterie, par exemple l’émission de droits de polluer.
6. LES EFFETS EXTERNES EXISTENT-ILS ?
Q
uand les parties touchées par un problème d’effet externe sont peu nombreuses,
une négociation peut s’amorcer, ce qui permet d’améliorer le sort de toutes les
parties. On a observé un cas semblable à Laval ; en effet, la Municipalité a acquis au
prix de 975 000 $ une piste de course qui était une source de bruit et de désagréments
pour les résidents du quartier4. Dans l’État de l’Ohio, l’American Electric Power,
propriétaire d’une centrale de production d’électricité particulièrement polluante,
a offert d’acheter toutes les maisons avoisinantes pour une somme de 20 millions
de dollars (encadré 1-3). Le régime de marché est donc en mesure d’apporter une
solution à ce type de différend quand les parties prenantes sont peu nombreuses.
Dans ce type de situation, les problèmes d’effet externe s’évanouiraient.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
E N C A D R É 1 4 - 1  
   Tout feu, tout smog
E
st-ce la mode ? La peur d’une autre
crise du verglas ? Toujours est-il que le
feu de bois continue d’être populaire dans
les maisons à Montréal, par parure ou pour
le chauffage.
Mais quand la météo se met de la partie
et qu’un phénomène d’inversion atmosphérique s’installe, comme ce fut le cas la semaine dernière, la fumée de tous ces poêles
et foyers est retenue au niveau du sol. Et les
gens sensibles – asthmatiques, cardiaques,
personnes âgées – écopent.
« On a fait un sondage il y a cinq ans, dit
le Dr Louis Drouin, du Département de santé
publique de Montréal. Sur 700 0 00 ménages
à Montréal, il y en a 12 0 00 qui chauffent
leur maison au bois, et il y en a à peu près
100 0 00 qui ont un poêle ou un foyer qu’ils
utilisent à l’occasion. Et ce n’est probablement pas une bonne idée. »
Les feux de bois viennent au premier rang
des sources de pollution de l’air l’hiver à
Montréal, devant les transports et l’industrie.
Certains quartiers sont plus touchés que
d’autres : Rivière-des-Prairies, Pointe-auxTrembles, Roxboro.
Dans les périodes de smog comme la
semaine dernière, les résidents de ces quartiers en souffrent particulièrement, qu’ils aient
ou non le plaisir de se réchauffer au coin du
feu. « Le soir, la qualité de l’air est pire dans
les quartiers résidentiels que près des échan­
geurs routiers », affirme Claude Gagnon, du
Service de la qualité de l’air de la Ville de
Montréal.
allions publier prochainement un projet de
règlement sur la qualité de l’air, dit-elle. Le
chauffage au bois est une des pistes qui est
examinée. »
Les normes EPA exigent que les gaz et les
particules de fumée soient éliminés à l’intérieur du poêle. Les fabricants y sont arrivés en
installant des catalyseurs ou des systèmes
d’injection d’air.
Pendant l’épisode de smog de la semaine
dernière, qui a duré quatre jours, le taux de
particules fines a atteint 111 microgrammes
par mètre cube, alors que la qualité de l’air
est qualifiée de mauvaise à partir de 50 mi­cro­
grammes par mètre cube.
Les feux de bois produisent des particules
très fines – moins de 1 microgramme – qui
pénètrent très profondément dans les poumons. Selon le Dr Drouin, chaque augmentation de 10 microgrammes de particules fines
par mètre cube d’air au-delà de la norme de
25 provoque une augmentation de 1 % des
hospitalisations.
En outre, dépendant de la qualité de la
combustion et du bois, plusieurs autres
polluants sont émis par les feux de bois.
• Le monoxyde de carbone : cause des maux
de tête, nausées, étourdissements, aggrave
l’angine chez les personnes ayant des problèmes cardiaques.
• Les oxydes d’azote (NOx) : irritent le système respiratoire, causent la toux et, à
con­centration élevée, les œdèmes pulmonaires.
• Les composés organiques volatils (COV) :
irritent le système respiratoire. Certains
COV, nommément le benzène, sont cancé­
rogènes. Le chauffage résidentiel au bois
représente 25 % des émissions totales de
COV au Québec, soit plus de 118 000 tonnes
par année.
C’est un problème de santé publique auquel
on pourrait commencer à remédier en adop­
tant les normes de l’Agence américaine de
protection de l’environnement (EPA), obligatoires aux États-Unis et adoptées telles
quelles en Colombie-Britannique. C’est d’ail­
leurs ce que demande depuis cinq ans le
Service de la qualité de l’air de la Ville de
Montréal.
• Le formaldéhyde : cause des maux de tête,
irrite les voies respiratoires.
Selon Pascale Saint-Pierre, porte-parole du
ministre de l’Environnement Thomas Mulcair
[en 2004], cette avenue est à l’étude actuellement. « Le ministre a annoncé que nous
• Les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) : une douzaine de HAP sont
considérés comme des cancérogènes probables.
Source : Charles Côté, La Presse, 23 février 2004, p. actuel 11.
• Les dioxines et les furannes : cancérogènes
probables.
Le chauffage au bois a bien sûr d’autres
impacts sur la nature. Selon Environnement
Canada, chauffer au bois une maison unifamiliale moyenne requiert au moins 10 cordes
de bois, soit cinq tonnes, ce qui correspond
à plus de 60 arbres matures. Et brûler du
bois émet du CO2, principal gaz à effet de
serre (GES). Sur une base annuelle, les émis­
sions de CO2 produites par une telle combustion équivalent à celles d’une automobile
parcourant 30 0 00 km.
Dans les poêles répondant aux normes
EPA, et en utilisant du bois sec, on peut réduire la pollution de 90 %. Et comme ils sont
plus efficaces pour le chauffage, selon la
Santé publique, ils peuvent permettre de
réduire d’un quart la consommation de bois.
Aux États-Unis, la norme EPA est obligatoire pour tous les poêles neufs en vente
depuis 1988. En outre, dans certains États, il
y a des programmes publics pour mettre les
vieux poêles au rancart et les remplacer par
des neufs. Un tel programme a aussi eu cours
au Nouveau-Brunswick il y a quelques années.
Cependant, au Canada, seule la ColombieBritannique a rendu obligatoire la norme EPA.
Une situation que déplore M. Gagnon. « On
n’imaginerait pas vendre des automobiles
sans catalyseur, dit-il. C’est la même chose
pour les poêles à bois. On demande depuis
au moins cinq ans que la norme EPA s’ap­
plique au Québec. »
Ces appareils sont déjà largement distribués ici. Normand Hamel, propriétaire du
magasin Poêles et Foyers Rosemont, assure
que « 99 % de nos appareils sont EPA ». « Les
gens qui vendent des appareils non EPA sont
surtout les grandes surfaces », dit-il. Selon lui,
un poêle non efficace peut coûter aussi peu
que 400 $, alors que les poêles aux normes
EPA se vendent à partir de 1 100 $.
« C’est sûr que les foyers qu’on a installés
il y a 20 ans posent problème, dit-il. Mais
les gens attendent des mesures incitatives
de la part du gouvernement pour les remplacer. »
249
250
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
Mais tous les cas d’effets externes ne se prêtent pas facilement à une solution
négociée. Il serait difficile pour les résidents des municipalités de l’île de Montréal de
s’entendre avec toutes les entreprises qui polluent les cours d’eau et l’atmosphère
dans le but de ramener la pollution à son niveau optimal. Les parties prenantes sont
trop nombreuses, difficilement repérables et les coûts de la négociation élevés. Dans
ce cas, le régime de marché ne peut régler le problème et une intervention gouvernementale est requise (voir l’encadré 14-1 pour une analyse des problèmes causés
par les feux de bois).
7. UNE PURETÉ INDÉSIRABLE
L
es gouvernements abordent habituellement le problème de la pollution en réglementant les activités des entreprises. La réglementation peut prendre la forme
d’interdictions, d’imposition de normes de rendement ou de normes techniques
nécessitant l’installation d’un équipement d’épuration particulier. Elle est souvent
arbitraire : elle ne tient pas compte des avantages et des coûts réels de l’épuration.
Le mouvement écologiste souhaite que le gouvernement interdise ou limite au
strict minimum toute forme d’émissions. L’épuration totale serait le seul objectif
acceptable. Il existe des techniques de production propres et les entreprises devraient
les utiliser. Le gouvernement devrait par conséquent exiger une épuration complète,
affirment les écologistes, et pénaliser sévèrement tout contrevenant. Cet objectif
résiste mal à l’analyse économique. La société n’a pas intérêt à éliminer la pollution.
L’épuration intégrale du Saint-Laurent entraînerait des coûts astronomiques : bien
qu’elle soit réalisable sur le plan technique, elle ne se justifie pas sur le plan économique. Les avantages obtenus à la marge sont trop faibles et ne justifient pas que l’on
absorbe des ressources considérables afin d’obtenir une pureté très élevée. L’épuration n’est désirable que jusqu’à un certain point, qui est déterminé par les avantages
et les coûts d’une épuration additionnelle. Il ne faut pas abuser des bonnes choses !
La situation actuelle n’est pas acceptable pour autant. Une épuration à 75 %, qui
rendrait l’eau du fleuve propre à la baignade et aux sports nautiques, pourrait cons­ti­
tuer un objectif plus réaliste et véritablement souhaitable. La question de l’épuration
optimale s’analyse comme tout problème économique : il faut comparer les avantages
et les coûts de l’épuration. Si les eaux du fleuve sont dangereuses et nauséabondes, les
avantages d’un traitement minimal sont substantiels et en justifient le coût. Un trai­
tement supplémentaire procurerait des avantages moins importants et occasionnerait un coût plus élevé. Il pourrait se révéler trop coûteux en regard des avantages
qu’il procurerait : « C’est bien beau de pouvoir boire l’eau du fleuve, mais s’il faut se
départir de son voilier pour payer la note, le jeu n’en vaut pas la chandelle ! »
Toutefois, la toxicité de certains contaminants est telle qu’une interdiction complète constitue souvent la seule solution possible. Le gouvernement doit réglementer
étroitement l’émission de polluants hautement toxiques. Cette conclusion est
conforme à l’analyse des coûts et des avantages de l’épuration. Ces contaminants
ont des effets tellement dommageables que leur élimination justifie pratiquement
tous les coûts occasionnés.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
8. TOUS SUR LE MÊME PIED ?
I
maginons que la pollution à Saint-Esprit soit causée à peu près également par
deux entreprises : la papeterie et un fabricant de peinture et de diluants. À la suite
des pressions exercées par les citoyens, le gouvernement adopte un règlement
­équitable, stipulant que chacune des deux entreprises doit réduire de 50 % ses
émissions. Ce règlement contribuera sûrement à réduire la pollution, mais est-il
optimal ? ­Permet-il d’obtenir l’épuration désirée au moindre coût possible ?
Il est optimal seulement si le coût de l’épuration est le même pour les deux
entreprises. Il peut être très coûteux pour la papeterie de réduire de 50 % ses émissions de polluants, alors que le fabricant de peinture et de diluants peut le faire à
moindres frais. Dans ce cas, l’essentiel de l’effort d’épuration doit porter sur le
fabricant de peinture et de diluants. On atteindrait l’épuration souhaitée à un coût
inférieur pour la société ; l’épuration uniforme n’est pas optimale (graphique 14-6).
Ces importantes faiblesses théoriques de la réglementation ne disparaissent pas
dans la pratique, bien au contraire. La réglementation américaine s’est butée à de
nombreuses difficultés. Il est souvent plus rentable pour les entreprises de contester
la réglementation auprès des politiciens et des bureaucrates que de s’y conformer.
Ce type d’approche permet aussi à certains groupes de promouvoir leurs intérêts
sous le couvert d’idéaux environnementaux. Les entreprises jouissent d’un avantage
important sur les autorités : elles disposent d’une information plus complète sur
leur situation et elles parviennent à contester sur le plan juridique les normes
imposées pour en retarder l’application.
n
n n G rap h ique | 14-6
La réglementation est inefficace
Coût
Coût d’épuration
de la papeterie
P0
P1
Taxe
Coût d’épuration
du fabricant
D1
D0
T
0
25
T
50
75
Réduction de la
pollution (en %)
Supposons que la papeterie et le fabricant de peinture et de
diluants contribuent également à la pollution de la rivière. Le
coût marginal d’épuration est toutefois plus élevé pour la papeterie que pour le fabricant. Une réglementation exigeant que
chaque entreprise réduise sa pollution de 50 % ne permettrait
pas d’abaisser le coût de l’épuration parce que celle-ci coûte
plus cher à la papeterie qu’au fabricant. En transférant 1 % de
l’effort d’épuration de la papeterie au fabricant de peinture et
de diluants, on réduit le coût d’épuration de la papeterie de P 0
et on augmente celui du fabricant de D0.
Pour réduire au minimum le coût de l’épuration, ce transfert
doit continuer jusqu’à ce que le coût marginal d’épuration soit
le même pour les deux entreprises (D1, ou 75 % , pour le fabricant, et P1, ou 25 % , pour la papeterie).
On obtiendrait ce résultat grâce à l’adoption d’une taxe sur les
polluants. Si la taxe T est adoptée, le fabricant épure ses opérations de 75 % : l’épuration lui coûte moins cher que la taxe. La
papeterie épure seulement jusqu’à 25 % : à partir de ce point, il
lui en coûte moins cher d’acquitter la taxe que d’épurer.
251
252
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
9. TAXER LES POLLUEURS
M
algré les lacunes de la réglementation, le gouvernement n’est pas dépourvu
de moyens : d’autres solutions sont disponibles, notamment la taxation. En
imposant les polluants, le gouvernement amènerait les entreprises à modifier leur
comportement. La pollution s’explique par le fait qu’il n’y a pas de prix à payer pour
la détérioration de l’environnement : l’air et l’eau étant gratuits, les entreprises en usent
comme elles l’entendent. En imposant une taxe égale à la valeur des dommages causés à l’environnement, le gouvernement fait payer par les entreprises le coût externe
que représente la dégradation de l’environnement. Une taxe sur les contaminants a
pour effet d’internaliser le coût externe : elle fait supporter ce coût par le pollueur.
L’entreprise qui veut continuer de maximiser ses profits doit alors adapter ses
méthodes d’exploitation. Quand le prix d’un facteur de production augmente, les
entreprises cherchent à en restreindre l’emploi : elles l’utilisent plus efficacement ou
lui substituent des facteurs moins coûteux. Une taxe sur les déchets incite les entreprises à économiser l’environnement dont l’utilisation devient plus coûteuse. Cette
taxe suscitera des réactions différentes de la part des PME de Saint-Esprit. Comme ses
coûts d’épuration sont faibles, le fabricant de peinture et de diluants a intérêt à réduire
ses émissions polluantes. S’il installe un système d’épuration, il traite ses eaux à un
faible coût et il n’a pas à acquitter la taxe. L’épuration est pour lui moins coûteuse que
la taxe : il réduit ses coûts en épurant. La papeterie continue de verser ses déchets dans
la rivière : il lui en coûterait plus cher d’épurer que de payer la taxe. Elle est tout de même
amenée à réduire sa production et sa pollution parce que ses coûts augmentent en
raison de la taxe. Tout comme la réglementation, la taxe permet d’atteindre l’objectif :
éliminer 50 % des émissions polluantes. Néanmoins, le coût de l’effort d’épuration est
plus faible que celui de la réglementation ; sous l’effet de la taxe, l’épuration se réalise là
où elle coûte le moins cher (graphique 14-6). Le montant de la taxe peut être modulé selon
les divers types de contaminants et leur charge polluante. Les polluants particulièrement nocifs doivent être soumis à une taxe plus élevée que les émissions inoffensives.
La taxe doit porter sur les polluants émis par les entreprises, non sur les biens
produits. Le gouvernement canadien a imposé dans le passé une taxe sur les grosses
cylindrées. Une mesure de ce genre ne constitue pas un moyen efficace pour combattre la pollution attribuable à l’automobile. La taxe doit porter sur l’effet indésirable. En imposant les grosses voitures, le gouvernement ne respecte pas ce principe :
c’est l’utilisation de la voiture, non son achat, qui pollue. L’utilisateur intensif d’une
petite voiture pollue davantage que l’utilisateur occasionnel d’une grosse voiture. Le
gouvernement devrait taxer l’essence plutôt que les grosses cylindrées. L’encadré 14-2
illustre un cas de taxation inusité où il est difficile de faire la différence entre l’émet­
teur et les émissions !
10. DES DROITS DE POLLUER
L
’émission de droits de polluer est une méthode qui se fonde sur le mécanisme
des prix. Dans certains cas, cette approche équivaut à la taxation, en ce qu’elle
permet de réduire au minimum le coût d’épuration.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
E N C A D R É 1 4 - 2  
   Ça pète en Nouvelle-Zélande
C
’est une bonne chose de taxer les
­mauvaises choses, disait l’économiste
anglais Arthur C. Pigou au début du siècle
dernier. D’où la sagesse des taxes sur le
tabac, entre autres substances nocives. La
Nouvelle-Zélande vient d’innover en ce sens.
Son gouvernement a décidé de taxer un
dangereux produit animal : le pet.
Là-bas, on ne lésine pas avec l’application
du protocole de Kyoto. Selon certains chercheurs, les émissions de méthane relâchées
par les 45 millions d’ovins et 10 millions de
bovins néo-zélandais pourraient compter
pour moitié dans les émissions de gaz à
effet de serre du pays. Qui broute fait proutprout, c’est bien connu.
En plus d’être malodorantes, les flatuosités de ces bêtes bêlantes et beuglantes réchauffent l’air de notre pauvre planète. Les
moutonneux nuages qui passent dans le ciel
sont en vérité contaminés par leurs vents. Ils
devraient nous rappeler que les moutons ne
sont pas aussi innocents qu’ils en ont l’air.
Le gouvernement néo-zélandais prend
donc le taureau par les cornes. Mais comment convaincre les troupeaux de cesser de
péter ? Il serait vain de distribuer dans les
verts pâturages des tracts sur le principe du
pollueur payeur : les bouts de papier seraient
mangés, digérés et pétés plutôt que lus, ce
qui risquerait d’augmenter la température de
l’atmosphère d’un dixième de degré supplémentaire.
Les taxes seront donc imposées aux humains assez irresponsables pour faire paître
tant de péteurs. Elles varieront selon le
nombre de têtes, ou plutôt d’anus. La nouvelle mesure provoque des luttes intestines
dans ce pays pourtant paisible. Saisis aux
tripes, les éleveurs ruminent leur rancœur.
Cette semaine, ils sont passés à l’action. Ils
ont envoyé par le courrier des crottes et des
bouses séchées et réduites en poudre aux
députés assez pétés pour imposer les vesses
de leurs animaux chéris et, surtout, rentables.
Mais les députés, eux, ont du cœur au
ventre. Ils tiennent bon. Les taxes, font-il
valoir, devraient rapporter 8 millions de dollars néo-zélandais (environ 6 millions de
dollars canadiens) dès l’année prochaine.
Comme chacun sait, l’argent n’a pas d’odeur.
Ces revenus inespérés financeront un organisme dont la tâche sera d’évaluer l’ampleur
du problème.
Qui sait, les recherches aboutiront peutêtre au développement d’un « petomètre » ?
Ou de sacs high tech que les éleveurs devront
visser au derrière de leurs bêtes pour récupérer des tonnes de méthane ? La NouvelleZélande inonde nos boucheries de viande
d’agneau. Peut-être pourrons-nous un jour
recharger les bonbonnes des barbecues
avec du gaz d’ovin…
Source : A ndré Noël, La Presse, 26 juillet 2003, p. B2.
La Municipalité de Saint-Esprit pourrait y recourir : pour déverser des déchets
dans la rivière, une entreprise devrait au préalable acquérir des droits de polluer.
Le nombre de droits délivrés correspondrait à la quantité optimale de polluants.
Les deux entreprises utiliseront-elles tous les droits de pollution qui leur sont attribués ? Tout dépend du coût d’épuration de chacune d’entre elles. Une entreprise
pourrait vendre (ou louer) les droits qu’elle n’envisage pas d’utiliser. Son coût d’épu­
ration étant relativement élevé, la papeterie pourrait acheter les droits du fabricant
de peinture et de diluants. Elle y gagne si le prix des droits est inférieur à son coût
d’épuration : il lui en coûte moins d’acheter le droit de polluer que d’épurer ses
opérations. Le fabricant y gagne, lui aussi : en vendant ses droits, il obtient un montant supérieur à celui qu’il doit désormais dépenser pour épurer ses activités. Cela
va de soi parce que le coût d’épuration de la papeterie est plus élevé : l’entreprise est
prête à payer plus cher pour les droits que le fabricant de peinture et de diluants.
Comme dans le cas de la taxation, l’épuration de la rivière s’effectue au moindre
coût : la papeterie, dont le coût d’épuration est élevé, achète le droit de polluer, tandis que le fabricant de peinture et de diluants, dont le coût d’épuration est faible,
doit épurer ses activités.
Les Bourses du carbone, où on peut échanger des droits d’émissions de gaz à
effet de serre, sont en plein essor dans de nombreux pays ; elles représentent une
des retombées directes du protocole de Kyoto. Les pays signataires de cette entente
s’engagent à ramener leurs émissions de gaz à effet de serre, durant la période comprise entre 2008 et 2012, à des niveaux inférieurs de 5,2 % à ceux de 19905. Des
quotas d’émissions de CO2 sont alors imposés aux entreprises. Celles qui ne parviennent pas à se conformer aux quotas imposés achètent des droits d’émissions et,
à l’inverse, les entreprises qui parviennent à ramener leurs émissions en deçà du
253
254
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
niveau prescrit obtiennent des crédits qu’elles peuvent ensuite vendre sur le marché.
Cette façon de procéder récompense les entreprises qui investissent dans les technologies propres, puisqu’elles peuvent vendre leurs crédits, et elle pénalise celles qui
dépassent les quotas, car elles doivent acheter des droits d’émissions 6.
Si la méthode des droits de polluer semble avoir la cote auprès des politiciens,
elle ne fait pas l’unanimité chez les économistes, qui préfèrent de loin le recours
aux taxes vertes. Celles-ci se prêtent tout particulièrement à un environnement où
les coûts et les avantages de la réduction des émissions ne sont pas connus avec
précision : si la taxe verte est trop faible (la pollution reste élevée), on peut par la
suite la hausser de façon à fournir des indications plus justes sur les véritables coûts
d’une activité. Comme elle privilégie les quantités, la méthode des droits de polluer
est à l’origine d’une incertitude accrue : l’émission d’un nombre trop élevé de droits
de polluer peut donner lieu à des prix des droits de polluer très faibles, ou au
contraire à des prix exorbitants. Une telle variabilité du prix des droits de polluer
pourrait se révéler peu favorable à l’innovation technologique et à la découverte de
nouveaux procédés moins polluants. Contrairement aux droits de polluer, qui sont
le plus souvent distribués gratuitement aux entreprises, le recours aux taxes vertes
permet aux gouvernements d’engranger des recettes intéressantes. Cet argent permettra soit de réduire d’autres taxes soit de financer des programmes visant à
compenser les contribuables à faibles revenus touchés par des hausses de prix résultant des programmes verts7.
11. SUBVENTIONNER LES POLLUEURS
L
e gouvernement peut adopter une approche originale pour s’attaquer au problème des déchets toxiques. L’accumulation de ces contaminants pose de sérieux
problèmes de santé publique. Comment s’attaquer à cette difficulté ? La taxation et
l’émission de droits de polluer sont peu appropriées à la situation, car ces produits
sont trop dangereux pour qu’on les déverse dans l’environnement, même en quantité minime. En resserrant la réglementation, le gouvernement peut prévenir les
déversements illégaux. Mais comment sévir contre les utilisateurs peu scrupuleux
qui n’hésitent pas à se débarrasser des déchets toxiques en les déversant dans les
égouts municipaux, sur des terrains vagues, le long des routes ?
Des économistes ont proposé de subventionner les pollueurs qui respectent la
réglementation. Cette solution s’apparente à la consignation, laquelle correspond en
fait à une combinaison de taxe et de subvention8. Lorsqu’il achète un liquide (eau,
bière) renfermé dans un contenant de verre ou d’aluminium, le consommateur verse
en consigne (taxe) une petite somme qui lui sera remboursée (subvention) quand il
rendra le contenant. Ce programme simple favorise le recyclage et prévient l’accumulation de contenants le long des routes et dans les dépotoirs municipaux. Des
organismes parviennent à recueillir des sommes appréciables en récupérant les
contenants abandonnés par les consommateurs insouciants. En achetant les produits toxiques pour les traiter ou les entreposer, le gouvernement subventionne les
entreprises qui respectent les règlements et les incite à se conformer à une réglementation stricte. Il se sert du marché pour atteindre son objectif. Les entreprises
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
ont intérêt à recourir aux services du gouvernement : on les rémunère et on les
débarrasse de déchets encombrants. Mieux vaut vendre ses déchets au gouvernement que les déverser sur un terrain vague. De son côté, le gouvernement s’assure
qu’il y aura une meilleure gestion des produits toxiques. Cette façon de procéder
nécessite des débours importants ; il faut verser des subventions aux entreprises et
traiter les produits dangereux. Son financement pourrait se faire au moyen d’une
taxe sur les produits toxiques, dont l’utilisation serait restreinte.
Les gouvernements ont souvent recours à des subventions en matière de pollution.
Ils satisfont ainsi aux revendications des citoyens qui veulent bénéficier d’un environnement plus propre, sans pour autant pénaliser les entreprises qui n’ont pas à
supporter tout le fardeau de l’épuration ; ils évitent aussi des mises à pied ou des
fermetures d’usines. Dans le cadre du programme québécois d’assainissement des
eaux, les papeteries ont reçu d’importantes subventions pour installer un équipement moins polluant.
Bien qu’elles contribuent à l’épuration de l’environnement, les subventions ne
représentent pas une solution miracle, ni même la meilleure solution. D’une part,
le gouvernement doit trouver des fonds pour financer les subventions ; les impôts
perçus à cette fin créent des distorsions dans les autres secteurs de l’économie.
D’autre part, les subventions ne résolvent pas le problème à la racine, puisque les
entreprises n’assument pas tous les coûts de production. Les consommateurs de
produits polluants bénéficient de subventions accordés aux frais du contribuable :
ils n’ont pas à supporter tous les coûts des produits qu’ils achètent. Par conséquent,
la production de l’industrie subventionnée est excessive.
Dans certains cas, toutefois, les subventions constituent la seule avenue possible.
Les experts s’accordent à dire qu’une forte proportion des gaz à effet de serre sont
produits par les grandes industries et par les centrales thermiques du Midwest
américain. Les autorités américaines ont reconnu l’existence du problème, mais
elles tardent à proposer des solutions. Comme ces entreprises sont soumises aux
autorités américaines, les gouvernements québécois et canadien sont-ils impuissants ? Pas nécessairement. Ils pourraient subventionner directement les entreprises
américaines en leur proposant d’installer un équipement d’épuration aux frais du
contribuable canadien. Bien sûr, pareille sortie de fonds pourrait être évitée si les
autorités américaines coopéraient davantage. Néanmoins, ce projet améliorerait le
bien-être des Canadiens en préservant les lacs, les rivières et les forêts auxquels ils
sont fortement attachés.
12. LES AUTRES EFFETS EXTERNES
L
a pollution ne constitue pas le seul exemple d’effets externes. Le conducteur
ivre qui prend le volant met en danger la vie des autres. Le porteur d’une maladie
contagieuse expose à la maladie les personnes avec lesquelles il entre en contact. La
personne qui se fait vacciner procure un avantage à ceux qu’elle rencontre en réduisant le risque de contamination : le vaccin engendre un bénéfice externe. Le dépistage des maladies transmises sexuellement engendre une économie externe en
réduisant le risque de propagation ; cela explique que des gouvernements aient mis
255
256
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
en place des cliniques spécialisées qui offrent des services gratuits. On justifie souvent la gratuité de l’éducation primaire et secondaire en invoquant ses effets externes
positifs : la société ne fonctionnerait pas aussi efficacement si une partie importante
de la population n’avait pas une maîtrise suffisante de la langue et une connaissance
minimale des institutions. Les concours de maisons fleuries organisés par les
municipalités encouragent les résidents à embellir les rues et contribuent à l’amélioration de la vie urbaine. Pour assurer la tranquillité des quartiers résidentiels, les
autorités municipales établissent des règlements de zonage qui restreignent les activités industrielles ou la circulation automobile perturbante. Les étudiants qui posent
des questions judicieuses au professeur aident leurs condisciples à mieux comprendre
la matière, les étudiants bruyants produisant l’effet inverse ! Le débat public sur la
consommation de matériel pornographique indique que cette activité entraîne des
coûts externes en conduisant à des actes de violence. L’étalage de ce matériel dans
les lieux publics serait pour certains offensant et répugnant. Le gouvernement est
appelé à intervenir et il pourrait, comme le proposent des économistes, taxer le
matériel pornographique au lieu de l’interdire ou d’en réglementer l’utilisation9.
Dans toutes ces situations, le marché donne des résultats insatisfaisants. Une intervention gouvernementale judicieuse est nécessaire pour atteindre une allocation
optimale des ressources.
13. CONCLUSION
E
n règle générale, le régime de marché alloue les ressources disponibles à leurs
utilisations les plus valorisées et maximise ainsi le bien-être collectif. Cette
conclusion ne tient plus en l’absence de droits de propriété sur une ressource donnée,
parce que cette ressource ne peut pas se vendre sur le marché et qu’aucun prix ne
lui est rattaché. Certains abusent alors de la ressource gratuite. Ils polluent l’air et
les cours d’eau ; ils causent des désagréments sonores ou visuels à leurs voisins.
Quand les parties prenantes sont nombreuses et difficiles à repérer, une intervention gouvernementale est nécessaire. Les mesures adoptées devraient idéalement
suppléer aux faiblesses du marché. Une taxe sur les polluants force les entreprises
à tenir compte des véritables coûts de production. Le mécanisme des prix transmet
alors une information correcte sur la rareté des ressources. Les droits de polluer
donnent le même résultat et permettent de réduire le coût de l’épuration. En général, la réglementation manque de souplesse ; elle impose des règles uniformes, non
optimales.
Pourtant, les gouvernements tardent à agir en matière de protection de l’environnement. Ils abordent encore le problème avec une certaine timidité. Les avantages
de l’épuration sont souvent diffus, mais ses coûts sont concentrés, de sorte qu’elle
n’est pas toujours rentable sur le plan électoral.
CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES
N O T E S
1. Du nom de l’économiste britannique bien connu (1877-1959) qui a étudié la question des effets externes.
2. R. Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, octobre 1960.
3. Cette conclusion ne vaut, entre autres, que si les coûts de la négociation sont faibles.
4. V. Lamoureux, « Fini le vacarme au Riverside Speedway », Contact est Laval, 30 novembre 1985.
5. Environnement Canada, Qu’est-ce que le protocole de Kyoto ?, [en ligne], www.ec.gc.ca/climate/kyoto-f.html (page consultée
le 14 juillet 2006).
6. Radio-Canada, « Les bourses du carbone », [en ligne], 8 décembre 2005, www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/
2005/12/05/002-bourses-du-carbone.shtml (page consultée le 14 juillet 2006).
7. Pour des articles récents sur le sujet, voir « Doffing the Cap », The Economist, 14 juin 2007 ; G. Mankiw, « One Answer to
Global Warming : A New Tax », New York Times, 16 septembre 2007.
8. W.J. Baumol et E.S. Mills, « Paying Companies to Obey the Law », The New York Times, 27 octobre 1985.
9. R. Lipsey et D. Purvis, « Pornography : A Taxing Problem », The Financial Post, 27 octobre 1984.
257
CHAPITRE
15
LES BIENS
PUBLICS
1. Tant d’indifférence !
2. Tout ou rien
3. Les biens privés
4. Un comportement de resquilleur
5. L’échec du marché
6. La consommation de groupe et l’exclusion
7. Le journal étudiant
8. La non-rivalité
9. Des services gratuits
10. Les brevets, les droits d’auteur, etc.
11. Conclusion
260
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
1. TANT D’INDIFFÉRENCE !
étudiante est une utopie. » Cette constatation pessimiste, c’est
« L aunparticipation
étudiant qui la faisait, en 1983, dans un éditorial du journal étudiant de
HEC Montréal et rien n’indique que la situation ait changé (encadré 15-1)1. L’auteur,
s’appuyant sur la théorie des biens publics, ou biens collectifs, tentait d’expliquer le
peu d’intérêt que l’Association des étudiants de HEC Montréal (AEHEC) semblait
susciter auprès de ses membres.
La faible participation aux assemblées n’est pas l’apanage des étudiants. Les
sociétés de développement commercial (SDC), qui regroupent des gens d’affaires
(commerçants, professionnels et gestionnaires d’entreprises de services) établis à
E N C A D R É 1 5 - 1  
   La participation étudiante est une utopie
L
es récents événements (assemblée générale, assemblées de niveau de l’AEHEC)
où la participation étudiante a été sollicitée
ont encore procuré d’amères déceptions aux
organisateurs. Ce n’est pourtant pas un fait
nouveau. D’autres se sont élevés avant moi
contre cet état de fait déplorable. Sans grandes
conséquences toutefois.
Je propose en cet éditorial une réflexion.
Les propos que je vais tenir sont pessimistes,
j’en conviens, mais traduisent une réalité
que nous aurions tort de cacher.
Pourquoi l’AEHEC suscite-t-elle si peu d’intérêt auprès de ses membres ? L’association
est dynamique, les services qu’elle offre sont
adéquats, ses réalisations passées témoignent
de son sérieux. L’hypothèse explicative souvent avancée veut que la masse étudiante
québécoise se soit progressivement dépo­
litisée, surtout depuis novembre 1976 et
­encore plus depuis le référendum sur la
question nationale. Cette explication, bien
que plausible, nous apparaît incomplète.
Il existe selon nous des raisons plus fondamentales – et du reste inhérentes à toute
association – pouvant expliquer cette situation.
L’AEHEC génère une gamme de biens
collectifs (l’information des différents médias, la promotion et la défense des droits
et intérêts des étudiants) qui profitent à
l’ensemble de ses membres, et ce de façon
indivisible. Ce rôle collectif des associations
est à la fois leur raison d’être, mais aussi leur
talon d’Achille. Les objectifs de l’association,
aussi louables soient-ils, ne parviennent pas
à susciter la participation active et enthousiaste de tous. La raison en est bien simple
et nous empruntons ici un séduisant raisonnement à l’économiste J.-L. Migué.
L’homme est fondamentalement un individualiste rationnel. Il ne va agir que dans la
mesure où les bénéfices découlant de ses
agis­sements sont supérieurs aux coûts enga­
gés (l’effort fourni, la cotisation, le temps, etc.).
La participation a donc un coût privé, assumé
par chacun, mais ne procure en retour que
des bénéfices collectifs qu’il est impossible
de diviser.
De plus, explique Migué, « en raison du
grand nombre de membres, personne n’a le
sentiment de pouvoir apporter une contribution significative à la prise de décisions
judicieuses, à la réalisation des objectifs du
groupe ». La plupart des individus calculent
donc, en toute rationalité, que les bénéfices
reçus collectivement ne compensent pas les
coûts supportés individuellement. De toute
façon, le bénéfice engendré par l’AEHEC est
acquis à chacun, quelle que soit sa contribution propre. En fait, la très forte majorité des
membres de l’AEHEC (90 % environ) se comportent comme des « free riders ». Personne
n’ira empêcher un étudiant peu impliqué
d’écouter CHEC ou de lire Lit-Pot-Hec.
La faiblesse de la participation étudiante
ne réside pas dans l’étroitesse d’esprit des
membres de l’AEHEC, ni même dans le mépris ou le dégoût qu’ils pourraient porter à
leur association. Il s’agit tout simplement d’une
Source : Michel Berne, LIT-POT-HEC, 19 octobre 1983.
« indifférence rationnelle », d’une conscience
que l’association peut fonctionner sans eux
et que leur inactivité ne leur coupera pas
l’accès au bénéfice collectif. Car ne l’oublions
pas : l’AEHEC offre un bien collectif ; il est
impossible d’en empêcher la consommation.
La théorie économique explique donc bien
les difficultés de participation inhérentes à
toute association. Ceux qui s’impliquent sont
en fait des marginaux qui bénéficient de
compensations directes (avoir « son » local,
comme on dit !).
« La participation est une utopie », affirme
Migué. Comment expliquer alors – et après
toute l’argumentation que nous venons de
tenir – que l’AEHEC existe encore ?
D’abord, à cause d’une certaine coercition à payer la cotisation (30 $), qui du reste
est perçue à la source en même temps que
les frais de scolarité. Ensuite, parce que
l’AEHEC (pour son plus grand bonheur) ne
fournit pas que des biens collectifs. Les parties qu’elle organise, les activités du Carnaval,
qui sont les activités de l’association méritant le plus de participation, sont des biens
de consommation individuelle. On y paie
souvent un prix d’entrée (coût) en retour
duquel chacun reçoit individuellement un
bénéfice tangible.
C’est peut-être ce qui pourrait expliquer
l’orientation « party » de l’association. C’est
probablement aussi ce qui pourrait laisser
présager la persistance inévitable de cette tendance au détriment de la « revendication ».
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS
l’intérieur d’un périmètre clairement défini et qui ont pour objectif le développement économique d’un secteur donné, n’obtiennent également qu’un faible taux de
participation à leurs assemblées générales. Sur l’ensemble du territoire de Montréal,
on atteint un taux de 30 % aux assemblées les plus courues, comme celles des SDC
Plaza Saint-Hubert et Quartier Latin, alors que d’autres obtiennent des taux de
participation d’environ 5 %, comme c’est le cas pour le SDC Destination Centreville et le SDC du boulevard Saint-Laurent 2.
Dans la plupart des immeubles en copropriété divise, le taux de participation des
copropriétaires aux assemblées générales est souvent faible, une fois que la nouveauté de la chose s’est estompée. Heureusement, les copropriétaires peuvent voter
par procuration, sans quoi il y a fort à parier qu’on atteindrait rarement le quorum
et qu’on ne pourrait pas prendre de décisions.
Les associations d’étudiants, de marchands et de copropriétaires ont aussi en commun leur mode de financement. Elles ont recours à des prélèvements obligatoires,
non seulement auprès de leurs membres, mais auprès de toutes les personnes
admissibles. Tous les étudiants sont contraints de verser une cotisation à leur association. Tous les marchands d’une rue doivent contribuer au financement de la
SDC, même s’ils sont opposés à son existence. Dans le domaine syndical, la formule Rand stipule que tous les employés pouvant adhérer à un syndicat doivent lui
verser une cotisation, qu’ils soient syndiqués ou non. Comme la faible participation
aux assemblées, le financement coercitif des associations de personnes s’explique
par la théorie des biens publics.
Cette théorie a une grande portée ; elle permet de comprendre des phénomènes
qui n’ont en apparence rien de commun avec les associations. Elle explique pourquoi
certains services, comme la défense nationale, la police et la justice, sont fournis
par le secteur public. Elle éclaire sur les raisons pour lesquelles les gouvernements
légifèrent en matière de brevets, de droits d’auteur et de logiciels.
2. TOUT OU RIEN
P
aradoxalement, la raison d’être d’une association d’étudiants, à savoir la promotion des intérêts de ses membres, constitue aussi sa principale faiblesse. Le peu
d’intérêt dont font preuve les étudiants pour l’association de même que son mode
de financement fondé sur la coercition découlent du fait que la promotion des intérêts des étudiants est un bien public. Quand on fournit un bien public à une personne, tous les autres membres du groupe peuvent s’en prévaloir, sans qu’il soit
possible d’en priver quiconque.
Si l’AEHEC obtient de l’administration de l’École le prolongement de la période
d’examens, elle rend exactement le même service à tous les étudiants, sans exception.
Le prolongement s’applique à tous, sans qu’on puisse empêcher un seul étudiant
d’en bénéficier. En raison de la nature du service rendu, il est impossible à l’AEHEC
de n’en faire profiter que les étudiants de son choix. On prolonge la période d’examens pour tous les étudiants, ou pour aucun d’entre eux : c’est tout ou rien.
261
262
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
Quand une SDC fait la promotion d’une artère commerciale et y attire des clients,
elle procure un service à tous les commerçants, sans exception. Il lui est impossible
d’empêcher un commerçant de tirer avantage de ses efforts de promotion.
Une association de copropriétaires procure des services de même nature. Elle se
charge de l’entretien des parties communes de l’immeuble et veille au respect des
règlements. Tous les résidents bénéficient d’une pelouse bien entretenue, de tapis
bien nettoyés, d’entrées de garage promptement déneigées et du respect général des
règlements. Comment pourrait-on réserver l’entrée de garage déneigée à certaines
personnes ou en empêcher d’autres de humer le parfum des fleurs décorant l’entrée
de l’immeuble ! Ces services sont des biens collectifs : quand on les fournit à un
résident, on les fournit automatiquement à tous les autres.
Quand un syndicat négocie de meilleures conditions de travail et obtient des
augmentations de salaire, tous les employés bénéficient de ces avantages, même s’ils
ne sont pas syndiqués. Il est impossible de priver certains employés de l’amélioration
des conditions de travail.
Il existe de nombreux services de cette nature à l’échelle d’une municipalité,
d’une province ou d’un pays. Quand la qualité de l’air s’améliore en raison de
l’adoption d’une réglementation municipale en matière de pollution de l’air, tous
ceux qui respirent le même air en bénéficient. La municipalité n’a pas le choix : l’air
est épuré pour tous, ou bien il n’est épuré pour personne. La nature du service le
veut ainsi.
Comme ils ont pour effet d’améliorer la sécurité publique, les services policiers
profitent à tous les résidents. Il est impossible de faire autrement : comment empêcher
quelqu’un de se sentir plus en sécurité ? Le contrôle de la crue des eaux bénéficie
forcément à tous les résidents de la région à risque. Il est impossible d’assurer une
surveillance qui protégerait un domicile et ne protégerait pas les maisons du voisinage immédiat. Il faudrait construire un bien curieux barrage ! Qu’on le veuille ou
non, la défense nationale protège tous les citoyens. Puisque l’arsenal nucléaire dissuade les pays ennemis d’attaquer, sa seule existence accroît la sécurité de tous les
résidents du pays, sans que le gouvernement puisse en priver quiconque.
À l’origine, les émissions de télévision avaient les caractéristiques d’un bien
public. Une fois les émissions diffusées, tous les propriétaires d’un récepteur pouvaient les capter sans que l’émetteur puisse les en empêcher. Cependant, les choses
ont évolué. La télévision représente un cas fort intéressant, parce qu’elle illustre le rôle
déterminant des technologies en matière de biens publics. L’apparition de la câblodistribution a modifié la nature du service de télévision, car elle permet de pratiquer
l’exclusion : la télévision a donc cessé de constituer un bien public. La transmission
par satellite a toutefois rendu l’exclusion plus difficile, les propriétaires d’antennes
paraboliques pouvant capter les émissions sans être reliés au système de câblodistribution. La télévision est par conséquent redevenue un bien public ! En mettant
au point de nouvelles techniques de brouillage, les diffuseurs se sont donné de
nouveaux moyens d’empêcher les auditeurs de pirater les émissions transmises par
satellite. On peut donc dire qu’à certaines périodes la télévision fut un bien collectif, mais qu’à d’autres elle s’apparentait davantage à un bien privé.
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS
3. LES BIENS PRIVÉS
U
n bien privé est habituellement consommé par une seule personne. Une automobile est utilisée uniquement par son propriétaire ou par une personne à
qui il a donné l’autorisation de le faire. Elle ne peut pas servir à transporter simultanément deux personnes qui se rendent à deux endroits différents. La sécurité
routière est un service totalement différent : tous les automobilistes en bénéficient
conjointement. Tous les résidents respirent le même air épuré par la réglementation,
mais ils ne peuvent pas tous étancher leur soif à la même bouteille de bière.
Les biens privés peuvent donner lieu à l’exclusion. Une entreprise peut empêcher
des individus d’utiliser les automobiles qu’elle produit. Il est impossible pour un
gouvernement d’empêcher un quelconque automobiliste de bénéficier de la sécurité
routière. On peut empêcher quelqu’un de boire une bouteille de bière, mais non de
respirer l’air épuré. La bière se prête à l’exclusion, l’air non. On peut empêcher
quelqu’un d’obtenir un bien privé, mais on ne peut priver personne d’un bien
public.
Par ailleurs, tous les individus ne sont pas obligés de consommer la même quantité de biens privés. Tous les Montréalais obtiennent exactement le même service
d’épuration de l’air, mais ils ne consomment pas tous la même quantité de viande
ou de légumes. Tous les étudiants reçoivent exactement les mêmes services publics
de leur association, mais ils ne possèdent pas tous la même quantité de vêtements.
Le principe de non-exclusion implique que tous consomment exactement la même
quantité d’un service public, alors que chacun peut consommer la quantité qu’il
désire des biens privés.
4. UN COMPORTEMENT DE RESQUILLEUR
L
a promotion des intérêts des étudiants entraîne deux types de coûts. Elle
requiert des fonds, mais aussi une certaine participation de la part des étudiants. Or, la participation n’est pas gratuite : elle engendre des coûts sous forme de
temps et d’énergie consacrés à l’association. Quelle attitude un étudiant rationnel
adoptera-t-il face à son association ? Il souhaitera comparer les coûts et les bénéfices
marginaux de sa participation et de sa contribution financière. Étant donné la
nature des services fournis par son association, il est logiquement amené à se comporter en resquilleur (free rider). Il essaie d’obtenir ces services sans payer sa part
des coûts. Il sait que son association ne peut pas le priver des services qu’elle fournit,
qu’il assume ou non sa part des coûts. Pourquoi dans ce cas payer volontairement
sa cotisation, quand cela ne modifie en rien les avantages obtenus ? Pourquoi se
donner la peine de participer aux assemblées, si cela ne modifie pas substantiellement les avantages que lui procure son association ? Le principe de non-exclusion
le conduit à réduire sa contribution, sans qu’on puisse par ailleurs lui refuser les
263
264
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
services de son association. Dès lors, on comprend mieux l’apathie apparente des
membres d’une association et la nécessité de recourir à une forme d’impôt pour
financer celle-ci.
Le resquillage ne constitue pas nécessairement le reflet d’une indifférence à l’endroit de la cause étudiante et des objectifs poursuivis par l’association. Il est la
conséquence normale d’un calcul économique simple qui consiste à comparer le
coût et les avantages de la participation ; il existe même si les services rendus par
l’association sont hautement appréciés. Voilà en quoi consiste le problème fondamental des biens collectifs : les personnes qui en retirent des avantages ne manifestent
pas leur intérêt, bien qu’elles les désirent fortement. Individuellement, elles ont
intérêt à se comporter ainsi, mais en fin de compte les biens collectifs sont fournis
en quantité insuffisante, les fonds recueillis ne ­permettant pas de soutenir les efforts
de l’association. Bien que rationnels, les comportements individuels débouchent sur
un résultat collectif indésirable. On doit en quelque sorte contraindre les individus
à agir dans leur propre intérêt, en leur imposant une cotisation obligatoire.
Le faible taux de participation aux assemblées générales des SDC est compré­
hensible et rationnel, de même que le mode de financement coercitif. S’il en était
autrement, chaque marchand éviterait de payer sa part des coûts, sachant qu’il profiterait, de toute manière, des efforts de promotion de la SDC. Cela ne signifie pas
que les activités promotionnelles de la SDC ne présentent aucun intérêt pour les
marchands. Même s’il les considère comme efficaces et et éminemment souhaitables,
chaque marchand est tenté de ne pas verser sa contribution, ce qui lui permettrait
d’obtenir les avantages de la promotion sans avoir à en subir les coûts. Évidemment,
si la plupart des membres de l’association se dérobent à leurs obligations, la SDC
ne disposera pas de fonds suffisants pour effectuer la promotion désirée par les
marchands, d’où le recours à un mode de financement coercitif.
Les avantages négociés par un syndicat ne se prêtent généralement pas à l’exclusion. Tous les employés en profitent. Si chacun décidait de sa contribution financière,
ceux qui s’abstiendraient de payer seraient nombreux. Sachant qu’il obtiendrait de
toute façon les augmentations de salaire négociées collectivement et qu’il bénéficierait de l’amélioration des conditions de travail, chaque employé essaierait de réduire
sa contribution. Il en résulterait un sous-financement du syndicat, qui n’aurait plus les
moyens de négocier avec l’entreprise, ce qui est la raison d’être de la formule Rand.
C’est également pour cela qu’une association de copropriétaires doit imposer des
frais de copropriété. Sinon, bien des copropriétaires essaieraient de réduire leur
participation aux coûts, en prétendant que le déneigement ou l’entretien de la
pelouse ne les intéresse pas, bien qu’ils en retirent des avantages. Ils chercheraient
à dissimuler leurs préférences afin de ne pas avoir à payer leur part des frais. Ce
comportement explique peut-être pourquoi le Code civil oblige deux voisins à
­partager les frais de l’installation d’une clôture le long d’une limite commune
(encadré 15-2).
La défense nationale et la sécurité publique donnent lieu au même comportement et aux mêmes conséquences, mais d’une manière encore plus prononcée en
raison du grand nombre de personnes en cause. Imaginons que le gouvernement
canadien entreprenne de financer son programme de défense nationale en demandant
à chacun de bien vouloir faire sa part. Le citoyen rationnel affirmera que la défense
nationale ne l’intéresse aucunement et qu’il préfère s’en passer. Il déclinera l’invi-
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS
E N C A D R É 1 5 - 2  
   Chicane de clôture
Lettre au chroniqueur Robert Dubois
S
uite à vos commentaires concernant l’obligation
d’un voisin de partager les frais d’installation d’une
clôture selon les articles 505 et 520 du Code civil, je
vous fais part de mon expérience personnelle au sujet
d’une chicane de clôture.
Au cours de l’hiver 1984-1985, à la suite d’un changement de zonage, la compagnie « Edmaro » érigea un
immeuble de 32 logements en bordure de ma propriété. En mai 1986, j’avise cette compagnie, par pli
recommandé, de mon intention d’installer une clôture
en bois de 6 pieds de haut le long de notre limite
commune. J’invoque alors l’article 505 du Code civil.
La compagnie faisant la sourde oreille, je complète
les travaux et dépose par la suite une requête à la Cour
des petites créances au mois de septembre 1986. La
somme réclamée de 1 260 $ est ramenée à la limite
maximale de 1 000 $ pouvant être déposée à cette cour.
La compagnie est condamnée par la Cour des petites
créances à me verser la somme de 1 0 00 $, plus 20 $
pour mes frais.
Malheureusement, c’est là que les choses se gâtent.
« Edmaro » conteste le jugement en Cour supérieure et
obtient gain de cause. […]
Raymond Beullac (Charlesbourg),
La Presse, 18 juillet 1987.
Réponse du chroniqueur
J
’ai fait examiner copie du jugement par deux avocats… Il semble en effet que ce jugement rende
caduque toute demande devant la Cour des petites
créances afin d’obliger son voisin à payer sa part d’une
clôture.
Le jugement ne dit pas pour autant que vous aviez
tort de réclamer la moitié des frais d’achat et de pose.
Il indique tout simplement que la Cour des petites
créances n’a pas la compétence pour statuer sur ce
type de litige. […]
Source : Robert Dubois, « Touchez Dubois », La Presse, 18 juillet 1987.
tation gouvernementale, car il sait fort bien que, même s’il ne paie rien, il sera
protégé tout autant que les autres. Chacun a intérêt à se comporter ainsi, de sorte
que le gouvernement recueillera peu de fonds. Si la défense nationale devait se
financer en faisant appel à la bonne volonté de chacun, la population obtiendrait
une protection inférieure à ce qu’elle souhaite.
5. L’ÉCHEC DU MARCHÉ
S
i un organisme privé essayait de vendre directement à la population un service
de défense nationale, il se buterait au même problème et ne parviendrait pas à
récupérer ses coûts de production. Personne n’accepterait de payer, sachant que le
service serait à la disposition de tous une fois qu’il aurait été fourni à certains. Pour
vendre un service, on doit avoir les moyens techniques d’en priver ceux qui refusent de payer. Or, cela est impossible dans le cas de la défense nationale ; c’est pourquoi le service n’est en fin de compte pas fourni, bien qu’il soit souhaité par la
collectivité.
S’il n’est pas possible d’exclure ceux qui ne participent pas aux coûts, il est
impossible de vendre le service et utopique de compter sur la bonne volonté des gens
pour le financer. Pour vendre un bien ou un service, il faut être en mesure d’empêcher
le client potentiel d’en bénéficier s’il refuse de se soumettre aux conditions imposées
par le fournisseur, notamment à celle consistant à en payer le prix. Autrement, tous
265
266
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
pourraient obtenir le service, même ceux qui refuseraient d’en payer le prix. La
vente est impossible de même que le profit. Il y a donc échec du marché. Le marché
fonctionne sur le principe de l’échange volontaire et, dans ce cas-ci, il en résulte un
niveau de service inférieur à celui que la collectivité souhaite obtenir. Aucune forme
de financement volontaire n’est possible quand les consommateurs se comportent
en resquilleurs. La solution de rechange consiste à fournir à tous les biens publics
et à les financer au moyen des impôts.
Compte tenu du mode de transmission de ses émissions, Radio-Canada ne pourrait
pas se financer en vendant ses émissions directement au public. Dans ce cas particulier, toutefois, le recours aux impôts n’est pas obligatoire parce qu’il est possible
de financer les émissions grâce à la publicité. C’est là un des rares services, sinon le
seul, pour lequel il existe un mode de financement autre que la fiscalité et la vente
directe. Par ailleurs, il existe plusieurs modes de diffusion des émissions de télévision,
dont certains se prêtent à l’exclusion. Le financement de Radio-Canada pourrait
donc se faire d’une manière autre que fiscale. Certains peuvent cependant estimer
que Radio-Canada fournit un service collectif qui mérite d’être partiellement subventionné, puisqu’il rejoint l’ensemble des Canadiens et représente un facteur
d’unité pour le pays.
Les abribus constituent un autre exemple de service sans possibilité d’exclusion ;
ils ne requièrent pourtant pas de financement public, parce que « leur fonction
publicitaire permet de rentabiliser leur installation3 ». Il serait impensable de rentabiliser ces abris en exigeant un prix d’entrée de la part des utilisateurs ! Il faudrait
établir un système de surveillance beaucoup trop coûteux. Le financement public
représente la solution de rechange traditionnelle. Cependant, voilà qu’une entreprise privée est disposée à fournir gratuitement ces abris à la population parce
qu’elle peut s’en servir comme espaces publicitaires. Comme la télévision, les abribus
ont une double fonction dont l’une, la fonction publicitaire, se prête à l’exclusion.
Même si les biens collectifs ne peuvent pas se vendre du fait qu’il est impossible
d’exclure une partie des gens qui en bénéficient, il ne faudrait pas en conclure
qu’aucun organisme privé ne peut les fournir sans recourir à un financement coercitif. Une association de personnes réunies volontairement peut fournir certains
services publics sans recourir à une forme d’impôt, si elle parvient à attirer des
membres en leur offrant simultanément des biens privés. L’AEHEC pourrait, par
exemple, offrir une gamme de services privés fortement prisés par les étudiants. On
pourrait penser à des activités spéciales et à des escomptes chez certains détaillants,
dont seuls les membres pourraient bénéficier. Si elle réussit à offrir des avantages
exclusifs à ses membres et à réaliser un profit sur ces services privés, elle peut
financer ses activités de promotion des intérêts des étudiants, sans devoir procéder
à un prélèvement obligatoire4.
6. LA CONSOMMATION DE GROUPE ET L’EXCLUSION
C
ertains biens et services sont consommés en groupe. Un spectacle est consommé
conjointement par de nombreux auditeurs : une foule de gens peuvent assister
simultanément à un concert de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) à la
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS
Place des arts, à un match de hockey au Centre Bell, ou encore à une représentation
théâtrale. Une armada d’automobiles circulent sur une route et le métro transporte
parfois des passagers coincés dans une rame comme des sardines dans une boîte.
De nombreux campeurs peuvent s’installer dans le même parc. Néanmoins, ces
services ne constituent pas pour autant des biens publics.
Tous les habitants d’un pays sont contraints de consommer la même quantité de
défense nationale, de sécurité et d’épuration de l’air. Et personne ne peut en être
privé, une fois que ces services ont été fournis à un membre de la collectivité. Dans
le cas des biens consommés en groupe, tous ne sont pas obligés de les consommer
en même quantité, et on peut empêcher quelqu’un de les consommer. Nombreux sont
ceux qui n’ont pas vu les deux spectacles de Madonna au Centre Bell, en juin 2006.
Ceux qui ont refusé de payer le gros prix ont été exclus de cette enceinte. La con­
sommation en groupe ne transforme pas le service en bien public, lequel se caractérise essentiellement par la consommation uniforme et l’impossibilité d’exclusion.
Une association étudiante fournit d’autres services que la promotion des intérêts
des étudiants, et certains de ces services ne requièrent pas de prélèvement bancaire
ni ne se butent à l’indifférence générale. Par exemple, un carnaval se consomme en
groupe, mais il n’est pas obligatoirement consommé par tous en même quantité,
puisque chacun peut choisir de ne pas y participer. On ne peut en dire autant du
prolongement de la période d’examens. En outre, la plupart des activités d’un carnaval se prêtent à l’exclusion : on peut empêcher un étudiant d’assister à un spec­
tacle. Cela permet d’imposer des conditions à l’entrée, notamment la possession d’un
billet, et de fournir le spectacle sous une forme commerciale. Ceux qui désirent assister au spectacle savent qu’ils en seront privés s’ils ne se plient pas à ces conditions.
La possibilité d’être exclus les oblige à dévoiler leurs préférences en achetant un
billet, sinon ils risquent d’être privés du spectacle ; on prévient ainsi le resquillage.
Un spectacle ne requiert donc pas de financement coercitif, contrairement à la promotion des intérêts des étudiants.
Le salon des étudiants est aussi un service consommé en groupe qui se prête à
l’exclusion. Sur le plan technique, il serait possible d’exiger une carte d’entrée (une
clef) mise à la disposition de ceux qui versent une cotisation à l’association. Bien
sûr, cela n’en vaut peut-être pas la peine, le coût de la surveillance étant excessif.
Même si elle est possible sur le plan technique, l’exclusion ne se justifierait pas sur le
plan économique : le salon serait alors un bien collectif. Par contre, si la surveillance
est peu coûteuse, le financement d’un salon étudiant peut se faire sur une base
volontaire, puisqu’il est possible de recourir à l’exclusion.
Une association de copropriétaires fournit aussi des services consommés en groupe
qui se prêtent à l’exclusion et qui pourraient être vendus, contrairement au déneigement et à l’entretien de la pelouse. Les copropriétés divises comprennent habituellement une piscine, un sauna, un spa, des salles d’exercice. Il s’agit là de biens
consommés en groupe, comme le déneigement et l’entretien de la pelouse. Pourtant,
les copropriétaires ne sont pas contraints de les utiliser en même quantité et on peut
les empêcher d’en bénéficier. Leur utilisation peut donc être assortie de conditions
et on peut les financer au moyen d’un prix d’entrée qui oblige les gens à révéler
leurs préférences. Le resquilleur ne serait pas privé du service de déneigement, mais
il pourrait se voir interdire l’accès à la piscine.
267
268
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
Si la défense nationale, la sécurité, l’épuration de l’air et la gestion des crues ne
permettent pas l’exclusion, d’autres services gouvernementaux consommés en
groupe s’y prêtent et, pour cette raison, ils ne sont pas véritablement des biens publics.
Les services routiers permettent l’exclusion, comme en font foi les postes de péage
naguère présents sur les autoroutes au Québec. On peut en principe exclure des
services de transport en commun les personnes sans billet, bien qu’en pratique cela
se révèle parfois risqué pour les chauffeurs, victimes occasionnelles d’actes de violence ! Ces services peuvent donc se vendre et le marché peut les fournir.
Le caractère public d’un bien ou d’un service est donc déterminé par ses propriétés
techniques, et non par le mode d’approvisionnement que la société a choisi pour se
le procurer. Qu’un bien soit fourni par le gouvernement n’en fait pas pour autant
un bien public. De nombreux services gouvernementaux s’apparentent d’ailleurs
davantage à des biens privés qu’à des biens publics. L’électricité ne possède aucune
des caractéristiques d’un bien public, même si elle est produite et vendue par une
société d’État. Les services postaux sont essentiellement des services privés. La collecte des ordures ménagères peut aussi se faire commercialement.
7. LE JOURNAL ÉTUDIANT
U
n journal est un bien de consommation individuelle, même si chaque exemplaire est lu en moyenne par plus d’une personne. Tous ne peuvent pas lire
simultanément le même exemplaire du Devoir. Il est possible d’exclure de sa
consommation les individus qui refusent de l’acheter, en tenant compte du fait que
chaque exemplaire circule de façon limitée. Pour avoir la certitude de lire le quotidien, il est nécessaire de l’acheter. Il est donc possible de produire un journal selon
des normes commerciales. L’Intérêt ne fait pas exception : on pourrait le vendre
parce qu’on peut en priver tout étudiant qui refuserait de l’acheter.
Certains protesteront et affirmeront que, dans ce cas, il serait utopique de songer
à dégager un bénéfice. Cela n’en fait pas un bien public. La possibilité de vendre et
de réaliser un bénéfice existe toujours, c’est la rentabilité du journal qui est mise en
cause. Tout bien privé se prête à l’exclusion et présente de ce seul fait une possibilité
de profit, mais il n’est pas rentable pour autant. Seuls les biens prisés par la population sont rentables et produits à l’intérieur du régime de marché. Possibilité technique de vente et de profit n’implique pas rentabilité, loin de là. À l’inverse,
l’impossibilité d’exclure et de réaliser un bénéfice ne signifie pas qu’un bien ne
puisse être socialement rentable et désirable.
La non-rentabilité ne suffit pas à justifier le financement coercitif. Dans le cas
d’un journal étudiant, elle peut être attribuable à divers facteurs. Si la demande est
insuffisante parce que le produit n’est pas véritablement apprécié par la clientèle
visée, la non-rentabilité indique que la production du journal ne se justifie pas aux
yeux de la collectivité. La population étudiante révèle ainsi qu’elle n’attribue pas au
journal une valeur suffisante pour en supporter le coût. L’absence de bénéfice
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS
n’autorise pas à prélever une cotisation obligatoire pour assurer la survie du journal. Bien au contraire, elle indique que le journal ne mérite pas d’être publié.
On pourrait imaginer que les pertes sont liées à l’orientation du journal, qui
serait essentiellement un instrument de promotion de la cause étudiante. Le service
fourni par le journal aurait alors les caractéristiques d’un bien collectif. Si le journal est en soi un bien de consommation individuelle, l’information qu’il contient
possède les propriétés d’un bien collectif. En favorisant la cohésion du corps étudiant et un climat plus stimulant, le journal procure des avantages à l’ensemble des
étudiants. Dans ce cas, c’est le caractère collectif du service rendu qui explique les
pertes. La cotisation pourrait alors se justifier, à la condition que le bénéfice collectif offert par le journal soit plus important que son coût.
8. LA NON-RIVALITÉ
O
utre le fait que tous le consomment obligatoirement en même quantité, le bien
public est un bien non rival, un bien dont la quantité disponible ne diminue
pas quand une personne le consomme. La défense nationale dont disposent les
citoyens canadiens ne diminue pas du fait de l’entrée au pays de nombreux immigrants. Le prolongement de la période d’examens vaut pour tous les étudiants et
l’avantage qu’il procure n’est aucunement atténué par le nombre d’étudiants.
Notons que la non-rivalité comporte souvent des degrés. Elle est intégrale dans
le cas des biens publics purs, comme la défense nationale et la sécurité, la promotion des intérêts des étudiants et l’épuration de l’air, les services de radiodiffusion
et de télédiffusion. Quand un amateur de sport décide de regarder à la télévision la
troisième période d’une partie de hockey, cela ne modifie en rien l’émission
qu’écoutent mordus du sport.
Elle varie cependant dans le cas des biens consommés en groupe. Le spectacle
présenté aux auditeurs de l’OSM ne diminue pas de manière perceptible si un
mélomane additionnel pénètre dans la salle Wilfrid-Pelletier. La non-rivalité perd
toutefois peu à peu son caractère au fur et à mesure que les mélomanes occupent les
fauteuils et que la salle se remplit, puisque la qualité du spectacle varie selon l’endroit
où chacun est installé. Quand la salle est pleine, le concert devient un bien rival.
À l’heure de pointe, l’autoroute Décarie est un bien de consommation rivale :
tout utilisateur empêche les autres d’emprunter la même route au même moment.
Elle ne l’est plus au milieu de la nuit : qu’un automobiliste emprunte l’autoroute
durant la nuit ne change à peu près rien à la quantité et à la qualité du service dont
les autres disposent. Le service de transport en commun est un service de consommation non rivale tard dans la soirée. L’arrivée d’un passager additionnel dans le
métro à minuit ne modifie en rien la situation des autres passagers. Il en va tout
autrement à 18 heures. La non-rivalité s’estompe graduellement quand d’autres
passagers se présentent. Presque imperceptible au début, le phénomène est de
plus en plus marqué au fur et à mesure que le nombre d’utilisateurs se rapproche
de la capacité de production. Quand la rame est pleinement occupée, le service
devient rival.
269
270
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
9. DES SERVICES GRATUITS
L
a non-rivalité a de curieux effets sur la tarification parce qu’elle implique que
le coût marginal d’un consommateur additionnel est nul. Il n’en coûte rien de
plus pour fournir le service de défense nationale à un résident additionnel, pas plus
en ce qui concerne les ressources absorbées à cette fin qu’en ce qui regarde la qualité du service assuré aux autres résidents. Comme ce consommateur additionnel
n’entraîne aucun coût et ne prive personne du service, le principe de la tarification
au coût marginal voudrait que le service soit gratuit. On retrouve ainsi, par un
chemin différent, le principe du financement des biens publics au moyen de la
­fiscalité.
Le problème devient tout particulièrement intéressant dans le cas des services
dont le caractère rival se modifie au fil du temps, comme les services routiers. Une
route peu utilisée est un bien de consommation non rivale avec possibilité d’exclusion. Le fait d’admettre un automobiliste additionnel ne coûte presque rien à la
société ; cet automobiliste n’occasionne qu’une usure minime de la route et ne prive
personne d’autre du service routier. Même s’il est possible de l’exclure, on peut
considérer comme logique dans ces circonstances de laisser l’utilisateur prendre la
route sans lui imposer le moindre péage. L’imposition d’une forme de péage réduirait inutilement l’utilisation de la route. Elle inciterait des usagers à renoncer à un
service qui leur procure une certaine utilité, sans que les coûts pour la société s’en
trouvent réduits. Au contraire, la nécessité d’assurer la surveillance du poste de péage
engendrerait des coûts inutiles ; ce n’est pas parce qu’un bien se prête à l’exclusion
qu’il faut nécessairement y recourir.
Pourtant, la même route peut être congestionnée à certains moments : elle cesse
alors d’être non rivale. Tout automobiliste qui s’y engage retarde les autres. Sa présence
occasionne un coût correspondant au retard que subissent les autres automobilistes.
En retardant les autres, il engendre un coût social substantiel, sous la forme de
temps perdu. On doit l’amener à prendre conscience de ce coût si on veut que ses
décisions se conforment à l’intérêt public. Le péage devient admissible sur une telle
route. De plus, il est même souhaitable de le mettre en place si on veut avoir la
certitude que les automobilistes qui empruntent la route congestionnée soient ceux
qui la valorisent le plus. C’est en vertu de ce principe qu’on peut conclure que
l’abolition du péage sur les autoroutes aux heures de pointe n’est pas de nature à
améliorer l’allocation des ressources.
10. LES BREVETS, LES DROITS D’AUTEUR, ETC.
L
a théorie des biens publics est sous-jacente à l’intervention gouvernementale en
matière de brevets et de droits d’auteur, bien qu’en apparence ces questions
semblent différer substantiellement de la défense nationale et de la sécurité publique.
Une fois connue, une invention appartient au domaine public et elle peut être
reproduite par n’importe qui. Elle fait partie des connaissances disponibles pour
l’ensemble des individus et il est impossible d’empêcher quiconque de l’utiliser. Il
CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS
suffit d’acheter un exemplaire du nouveau produit, de l’analyser à fond pour en
découvrir les secrets et ensuite de fabriquer un produit équivalent. Un biochimiste
qui met au point un nouveau médicament fournit un nouveau savoir qui devient
accessible à toute la collectivité. L’inventeur et le chercheur sont dans la même
situation : ils fournissent un service collectif sans possibilité d’exclusion. Ils auraient
beaucoup de difficultés à rentabiliser leurs découvertes s’il n’y avait pas d’inter­
vention gouvernementale, parce qu’une fois lancées dans le public les idées appartiennent à tous.
Qui investirait dans la recherche et l’innovation s’il était tout à fait impossible
de les rentabiliser ? Pourquoi investir dans cette activité très risquée, si on n’en retire
rien à cause de l’impossibilité de priver les resquilleurs éventuels des connaissances
ainsi engendrées ? Une fois disponible, l’information n’est plus commercialisable, à
moins que le gouvernement n’en restreigne l’utilisation. C’est ce qui explique l’existence des brevets. Sans eux, l’activité de recherche serait relativement faible parce
que les chercheurs ne pourraient pas commercialiser le fruit de leur labeur. Le
brevet attribue en quelque sorte un droit de propriété sur le savoir incorporé dans
une invention. Toute personne qui voudrait imiter l’inventeur en produisant un
bien similaire doit préalablement acheter le brevet, ce qui permet à l’inventeur de
rentabiliser ses activités.
Comme l’ensemble de la collectivité bénéficie de l’avancement des connaissances,
il est important de stimuler l’activité de recherche grâce au droit de propriété sur
les inventions. Si ce droit n’existait pas, l’activité intellectuelle n’atteindrait pas le
niveau véritablement souhaité par la société, parce que l’exclusion serait impossible et
qu’il en résulterait une appropriation abusive du savoir des autres. Chacun pourrait
tirer profit des idées nouvelles sans avoir à dédommager les créateurs. On consacrerait moins d’efforts à la recherche d’idées nouvelles.
En 1987, le gouvernement fédéral adoptait le projet de loi C-22 sur les brevets
pharmaceutiques dans le but de mieux protéger les inventeurs et de leur assurer un
revenu suffisant pour les inciter à continuer leurs efforts en matière de création de
médicaments. En l’absence de brevets, tout concurrent pourrait imiter un nouveau
médicament rapidement après sa sortie et vendre le sien moins cher parce qu’il
n’aurait pas eu à engager de frais de recherche. Les sociétés qui investissent des
sommes considérables dans la recherche et le développement seraient donc placées
dans une situation concurrentielle défavorable. Si la propriété intellectuelle n’était
pas protégée adéquatement, il y aurait une forte incitation à réduire les budgets de
recherche et de développement. Bien des médicaments utiles n’auraient peut-être
jamais vu le jour si on n’avait pas pris les moyens d’en faire bénéficier leurs inventeurs, en leur accordant des brevets qui leur attribuent le monopole de la vente de
leurs idées, pendant une certaine période.
Les droits d’auteur s’expliquent de la même façon. En leur absence, chacun pourrait utiliser à sa guise les compositions des autres sans avoir à les dédommager, ce
qui découragerait la création et se traduirait par un univers culturel moins riche.
Une fois qu’elle aurait donné lieu à une audition publique, l’œuvre musicale appartiendrait à tous et son créateur n’en tirerait guère de revenus. Le droit d’auteur contraint
toute personne désireuse d’utiliser la composition à verser une certaine somme à
son créateur. C’est un droit de propriété sur une idée, sur une œuvre de l’esprit, sans
lequel aucun compositeur ne parviendrait à rentabiliser son activité créatrice.
271
272
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
Les problèmes de propriété intellectuelle sont présents dans plusieurs domaines,
entre autres en informatique, en musique et dans le domaine cinématographique.
Les technologies qui permettent de télécharger et de copier assez facilement les
logiciels, les chansons et les films rendent plus aléatoires la rentabilité des activités
de création. Cette rentabilité le serait davantage si la loi n’accordait aucune protection aux créateurs. Si les gouvernements interviennent dans ces questions, cela tient
au fait que l’information est un bien public : une fois rendue publique, elle appartient
à tous, sans possibilité d’exclusion. En créant des droits de propriété intellectuelle
tels que les brevets et les droits d’auteur, les gouvernements donnent les moyens aux
créateurs de faire de l’exclusion et de rentabiliser leurs activités.
11. CONCLUSION
L
a théorie des biens publics permet donc d’expliquer des phénomènes assez disparates en apparence. Au fond, elle constitue une justification importante de
l’intervention gouvernementale dans l’économie parce qu’elle conduit à la conclusion que le marché est inapte à fournir les biens qui ne se prêtent pas à l’exclusion.
L’échange volontaire échoue dans ce cas, d’où la nécessité d’un financement coercitif dans l’intérêt collectif. Mais il est évident aussi qu’un nombre important de
services gouvernementaux sont présentés comme étant des biens publics, alors qu’ils
n’en possèdent pas les caractéristiques essentielles. La plupart des services fournis par
les administrations donnent lieu à l’exclusion et peuvent en théorie être financés
volontairement. Que ces services soient financés en bonne partie par les fonds
publics ne peut pas alors se justifier en s’appuyant sur la théorie des biens publics.
Il faut trouver une autre justification.
N O T E S
1. M. Berne, « La participation étudiante est une utopie », LIT-POT-HEC, 19 octobre 1983.
2. Selon l’information obtenue lors d’appels téléphoniques dans les SDC du territoire de la Ville de Montréal, 13 juillet 2006.
3. M. Favreau, « Montréal donne finalement la permission à Mediacom d’installer ses abribus », La Presse, 29 mai 1987.
4. J.-L. Migué, L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1979, p. 149-152.
CHAPITRE
16
L’INFORMATION
IMPARFAITE
1. Des comportements suspects
2. Un paradoxe ?
3. L’information est un bien public
4. Un comportement peu moral
5. Que faire ?
6. Ce n’était qu’un début
7. Le marché des citrons
8. C’est moi le meilleur !
9. À la recherche de l’information
10. Quand tout va de travers !
11. Conclusion
274
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
1. DES COMPORTEMENTS SUSPECTS
D
ans la vie quotidienne, de nombreuses transactions commerciales ont lieu
sans que toute l’information concernant les modalités de ces transactions soit
disponible. Êtes-vous bien sûr que le mécanicien vous dit la vérité sur l’état de votre
voiture et qu’il n’effectue que les réparations nécessaires ? Quand vous arrivez dans
une ville inconnue, le chauffeur de taxi qui vous conduit de l’aéroport à votre hôtel
prend-il le chemin le plus court ? Comment savoir si le médecin que vous consultez
effectue consciencieusement son travail ? Dans la même veine, l’achat d’une voiture
d’occasion peut laisser songeur : pourra-t-on rouler sans se faire rouler ? Dans bien des
cas, les caractéristiques du bien qu’on achète, par exemple sa qualité ou ses dangers
potentiels, ne sont pas connus au moment de l’achat, mais seulement après usage.
Le consommateur n’est pas toujours perdant à ce jeu. Les banques ne connaissent
pas parfaitement la solvabilité des clients qui empruntent chez elles. Il n’est pas
toujours facile pour une compagnie d’assurances de savoir à quel type de clients
elle a affaire. Ce propriétaire de voiture est-il un casse-cou invétéré ou un « bon
père de famille » ? Une fois assurée, cette vieille dame continuera-t-elle à prendre
un soin jaloux de ses bijoux ?
Toutes ces situations, on le devine, peuvent donner lieu à des comportements suspects. Supputant votre incompétence en la matière, votre garagiste peut être tenté
de faire des réparations inutiles à votre voiture. Surtout si son garage est peu achalandé et s’il a beaucoup de temps libre entre chaque client, ou s’il sait que vous êtes
de passage dans sa localité et que vous avez peu de chances d’y revenir. C’est ainsi
qu’à Dallas (Texas), dans le but de contrer la fraude quasi généralisée dont sont
victimes les femmes ayant des réparations à faire effectuer sur leur voiture, une
entreprise (Rent-A-Husband) offrait pour quelques dollars les services d’un accompagnateur mâle (un « mari » fictif) lors de la visite chez le garagiste. Celui-ci n’avait
pas à intervenir dans la transaction entre le garagiste et sa cliente, sa seule présence
suffisait à dissuader le garagiste d’effectuer des réparations inutiles !
Dans le domaine de la santé, comme les médecins sont payés à l’acte médical,
n’ont-ils pas intérêt à créer leur propre demande en prescrivant des soins médicaux
qui ne sont pas vraiment nécessaires ? Au début des années 1990, le ministre de la
Santé et des Services sociaux du Québec de l’époque affirmait que 30 % des examens
prescrits par les médecins étaient injustifiés1. Une étude réalisée aux États-Unis il y
a quelques années en venait à la conclusion qu’un tiers des pontages coronariens
effectués dans ce pays étaient inutiles2.
Tout aussi suspect est le comportement de ces travailleurs qui inhalaient volontairement du plomb afin d’avoir droit aux généreuses indemnisations de la Commission
de la santé et de la sécurité du travail, ou CSST (encadré 16-1). Que dire de ces éleveurs de chevaux de course qui, pour toucher le montant des assurances, attachent
autour du cou de leurs chevaux les moins performants un collier en cuivre afin que
ceux-ci soient atteints par la foudre3 ? Ou de certains dirigeants de la compagnie
aérienne américaine Eastern Airlines qui ont été accusés d’avoir falsifié des rapports sur l’entretien des appareils et d’avoir ainsi permis de voler à des avions en
mauvais état afin de réduire les coûts4 ?
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE
E N C A D R É 1 6 - 1  
   Chez Nova Pb, une mafia de la maladie régnait en maître
A
u début des années 80, la compagnie
Nova Pb a été forcée à deux reprises
par le ministère de l’Environnement et la
CSST de fermer ses portes en raison du
nombre alarmant de cas d’intoxication (au
plomb) dans son usine de Ville de SainteCatherine, près de Delson.
« Les dirigeants (de l’époque) avaient
­affaire à une mafia depuis l’ouverture de
l’usine, rappelle Roger Laporte, vice-président
administration de Nova Pb. Une mafia dont
faisait partie le quart de nos 160 employés
de l’époque et qui avait mis au point un
stratagème pour abuser des lois en matière
de santé et sécurité au travail. »
Ces employés contractaient d’abord des
prêts personnels de 1 an à leur banque.
Puisqu’ils avaient un emploi stable et un
bon salaire, on le leur accordait sans problème. Ils achetaient ensuite une assuranceprêt pour garantir le remboursement de
l’emprunt en cas d’invalidité ou d’incapacité
à obtenir un revenu d’appoint.
« Cela fait, raconte monsieur Laporte, ces
gens rentraient au travail et s’organisaient pour
respirer suffisamment de plomb pour dépasser la limite acceptable à l’époque des 800 mi­
cro­grammes dans le sang. Les moyens qu’ils
utilisaient pour y arriver variaient d’un individu
à l’autre. Certains allaient fumer dans l’entrepôt de plomb ou « oubliaient » de porter
leur masque dans l’usine, alors que d’autres
retiraient les cartouches de protection de
leur masque. J’en ai même vu un mettre du
plomb sur sa tartine de beurre d’arachides ! »
« Tout ce beau monde se précipitait ensuite chez le médecin, qui les retirait aussitôt
du travail pour cause de plombémie. Ils se
retrouvaient alors à la CSST, qui leur versait
automatiquement 90 p. cent de leur salaire
net. Comme la législation en matière de santé
et sécurité au travail interdit aux institutions
financières d’exiger un remboursement de
dette d’un prestataire de la CSST, c’est
­l’assurance-prêt qui prenait en charge le paiement des mensualités prévues.
« Si le gars s’absentait durant un an, et
c’est arrivé souvent, son prêt était payé entièrement par l’assurance. Résultat : l’individu
recevait 90 p. cent de son salaire de la CSST,
encaissait un prêt sans avoir à le rembourser de sa poche, et garnissait son compte de
banque en se trouvant du travail payé au noir ! »
Source : Sylvain Blanchard, Le Devoir économique, juin 1989, p. 10.
Ces situations et ces comportements sont tous attribuables à des problèmes d’information imparfaite.
2. UN PARADOXE
S
i l’information imparfaite est source de problèmes, il ne faut pas pour autant se
donner pour objectif de détenir en tout temps une information parfaite. On
peut considérer l’information comme un bien désirable dont la production entraîne
des coûts. Il existe par conséquent un niveau optimal d’information qui ne correspond généralement pas à l’information parfaite. Ce niveau optimal varie selon
l’importance des coûts qu’il faut engager pour obtenir l’information et selon l’utilité de cette information. Les conséquences d’un achat dépendent de la nature du bien
que l’on veut se procurer. L’achat d’une maison a des répercussions considérables et
durables pour une famille. Il est donc particulièrement important de recueillir une
information abondante sur tous les aspects de cet achat. L’information sur les
­maisons en vente, leurs qualités, leurs défauts, a donc une grande valeur et les consom­
mateurs sont prêts à assumer un coût relativement élevé pour l’obtenir.
L’achat d’une automobile a aussi des conséquences importantes, mais elles sont
moins durables et moins considérables sur le plan financier. On peut donc supposer
que le consommateur moyen sera disposé à supporter un coût plus faible pour
obtenir de l’information pertinente que dans le cas de l’achat d’une maison. L’achat
d’un téléviseur à écran plat et l’achat d’un radioréveil n’ont pas la même portée.
D’habitude, le consommateur veut obtenir plus d’information dans le premier cas
que dans le second. Plus l’achat est important, plus on souhaite avoir de l’information
et plus on est disposé à payer un montant élevé pour acquérir cette information. Le
275
276
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
niveau optimal d’information pour l’achat d’un bien variera donc selon l’importance de l’achat et selon le coût de l’information pertinente. Néanmoins, quel que
soit le bien considéré, ce niveau optimal ne correspond pas à l’information parfaite,
parce que l’information a un coût. Chacun souhaite se procurer de l’information
additionnelle tant et aussi longtemps que l’utilité de cette information en justifie le
coût. Une information parfaite ne serait désirable que si son coût était nul, ce qui
est rarement le cas.
3. L’INFORMATION EST UN BIEN PUBLIC
M
ettons-nous un moment à la place de parents qui désirent s’informer sur les
dangers potentiels d’un jouet qui vient de faire son apparition sur le marché.
Le fabricant n’a peut-être pas intérêt à faire connaître tous les risques inhérents à
l’utilisation de ce jouet. Il aura davantage tendance à se comporter de cette manière
si personne, compétiteur ou association de protection des consommateurs, ne
dévoile l’information, ou encore si, comme c’est le cas au Canada, il ne risque guère
d’être poursuivi en cas d’accident. On peut donc penser que la plupart des parents
seraient disposés à verser une certaine somme pour pouvoir consulter un rapport
dans lequel on étudierait de façon systématique les risques liés à ce nouveau jouet.
Supposons que 500 000 familles soient prêtes à verser chacune 2 $ pour un rapport de ce genre, ce qui représente en tout une somme de 1 000 000 $, et que l’étude
coûte 500 000 $. Dans ces conditions, la production de ce rapport est socialement
désirable. Toutefois, rien n’indique qu’une entreprise privée souhaite le produire,
étant donné la quasi-impossibilité de le rentabiliser. En effet, il est peu probable que
les acheteurs du rapport soient les seuls à obtenir l’information. Chaque acheteur
pourra informer d’autres familles du contenu du rapport. Les bibliothèques pourront se procurer le document et le mettre à la disposition du public. Des journa­
listes bien intentionnés pourront diffuser les grandes conclusions de l’étude, tout
en respectant les consignes sur les droits d’auteur. Bref, l’entreprise privée devra
bénir le ciel si elle réussit à vendre 100 000 exemplaires de son rapport !
Par conséquent, il y a fort à parier que ce rapport ne verra jamais le jour, bien qu’il
soit désirable sur le plan social. Cela tient au fait que l’information a les attributs
d’un bien public. Une fois que le rapport a paru, l’information qu’il contient relève
du domaine public et il est possible de l’obtenir sans acheter le document. L’entreprise
qui a produit ce rapport ne peut pas empêcher l’information de circuler et de parvenir à des gens qui n’ont pas déboursé un sou. La production d’information risque
donc d’être insuffisante dans le cadre du marché. L’intervention gouvernementale
se justifie dans ce cas : soit que le gouvernement prenne en charge la production de
l’information, soit encore qu’il la subventionne pour prévenir la sous-production5.
Il n’est pas dit que le marché ne puisse pas satisfaire adéquatement la demande
d’information formulée par le grand public. C’est ainsi qu’on trouve de nombreuses
publications ayant pour objectif d’analyser les caractéristiques et la qualité des voitures neuves et des chaînes stéréophoniques. Une revue comme Protégez-Vous fournit au consommateur une foule de renseignements sur un grand nombre de produits.
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE
Si le marché est d’une taille suffisante, ces publications sont rentables, malgré les
problèmes occasionnés par le fait que l’information est un bien public. Il reste
pourtant qu’une subvention puisse se justifier.
Dans certains cas, la réglementation peut constituer une possibilité attrayante.
En effet, lorsque l’information sur la qualité ou la sécurité des produits est très
technique (touchant, par exemple, les effets secondaires possibles d’un nouveau
médicament), il n’est pas certain que le grand public puisse aisément la mettre à
profit. On ne peut tout de même pas s’attendre à ce que monsieur ou madame Toutle-monde entreprenne un doctorat en chimie pour faire ses courses de façon sécuritaire ! L’existence d’un organisme gouvernemental ayant pour mission d’analyser
l’information pertinente et d’édicter des normes de sécurité ou de qualité à l’intention des entreprises peut alors se justifier. Pour être crédibles, ces normes doivent
cependant s’accompagner de sanctions rigoureuses à l’endroit des contrevenants.
Cette forme d’intervention est particulièrement indiquée quand les conséquences
de l’imperfection de l’information peuvent être dramatiques. On pense, par exemple,
à tout ce qui concerne la sécurité, dans le domaine aérien ou maritime ; il en va de
même en matière de pharmacologie et dans le domaine de la santé en général. Le
gouvernement doit intervenir pour protéger la population des charlatans en tous
genres. Pourtant, la meilleure façon de procéder ne consiste pas nécessairement à
faire appel aux ordres professionnels qui, sous couvert de protéger le public, ont
parfois tendance à protéger avant tout les professionnels eux-mêmes, sauf dans les
cas les plus évidents d’incompétence majeure ou de fraude, et à restreindre indûment la concurrence pour augmenter les revenus de leurs membres.
L’intervention gouvernementale est donc particulièrement indiquée quand il
s’agit d’assurer la sécurité des gens, quand il est impossible pour le consommateur
d’effectuer lui-même les vérifications nécessaires (normes de propreté dans les restaurants et les abattoirs, par exemple), ou encore quand le consommateur n’a tout
simplement pas la compétence minimale pour porter un jugement (médicaments).
Dans tous ces cas, le consommateur ne détient qu’une information imparfaite et le
marché ne lui fournit pas les moyens de combler cette lacune. Cependant, il arrive
fréquemment que ce soient les producteurs qui n’aient qu’une information imparfaite ; le marché parvient alors souvent à remédier partiellement à la situation, dans
le domaine de l’assurance par exemple.
4. UN COMPORTEMENT PEU MORAL
L
es problèmes d’information imparfaite ne sont pas liés uniquement à la sousproduction d’information. Il y a également des difficultés associées à la façon
dont l’information se répartit entre l’acheteur et le vendeur. Lorsque cette répartition
est déséquilibrée, on parle d’asymétrie de l’information.
Il s’agit d’un problème important dans tout contrat d’assurance contre le vol de
voiture. Une fois que la police est entrée en vigueur, la compagnie d’assurances
peut difficilement surveiller l’automobiliste et avoir la certitude qu’il fait tous les
efforts nécessaires pour éviter que sa voiture soit la proie des cambrioleurs. Étant
277
278
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
assuré, l’automobiliste fera parfois preuve de négligence en omettant de verrouiller
sa voiture ou en la garant dans des endroits peu sûrs. Il le fera le cœur d’autant plus
léger que sa police lui procure une couverture complète contre le vol. À la limite,
l’automobiliste pourrait même avoir intérêt à ce que sa voiture soit volée, par
­exemple juste avant que la clause de valeur à neuf expire ! De fait, selon le Bureau
d’assurance du Canada, la fraude à l’assurance s’élèverait à plus de deux milliards
de dollars par année au pays6.
Ce problème d’asymétrie de l’information est connu sous le nom de risque
moral ; on désigne ainsi la tendance qui encourage les assurés à ne pas se prémunir
contre les risques pour lesquels ils sont couverts. Autrement dit, le fait de s’assurer
accroîtrait les risques que l’assurance est censée couvrir.
En quoi cela représente-t-il un problème d’information imparfaite ? Tout simplement parce que, compte tenu des contraintes techniques, la compagnie d’assurances
ne connaît pas le comportement du détenteur de la police en matière de prévention.
Si la compagnie d’assurances était en mesure d’observer une réduction des efforts préventifs, elle n’aurait plus qu’à modifier les termes du contrat et à exiger une prime
d’assurance plus élevée. Pour empêcher cette hausse, l’assuré pourrait s’engager à
être plus prudent. On peut également expliquer l’imperfection du marché de la
façon suivante : du fait de l’existence de l’assurance, le prix associé au comportement
consistant à « ne plus faire attention » diminue. Et, comme pour tout bien dont le
prix est réduit, les gens sont incités à en « acheter » davantage.
Les exemples de risque moral dans le domaine de l’assurance sont légion, qu’il
s’agisse des éleveurs de chevaux qui exposaient leurs bêtes à la foudre ou des travail­
leurs qui absorbaient du plomb. Le monde des accidents du travail et des maladies
professionnelles est d’ailleurs le domaine de prédilection des chercheurs qui s’intéressent au risque moral. Ils ont montré, entre autres, que plus la couverture de
l’assurance-accident est élevée, plus les déclarations d’accidents sont nombreuses
et plus la période de réhabilitation est longue7. Aux États-Unis, la générosité de
­l ’assurance-accident incite les travailleurs à faire passer pour des accidents du travail les blessures qu’ils ont subies à la maison (en faisant du sport, par exemple)8.
C’est pourquoi on constate qu’il y a un nombre anormalement élevé de déclarations
d’accidents les lundis ! De plus, des contrôleurs aériens, pour bénéficier d’une
indemnité généreuse en cas de trop grand stress, s’arrangeaient pour provoquer les
incidents engendrant ce stress (encadré 16-2)9. Dans le domaine de l’assurancechômage, il semble que plus les prestations sont généreuses, plus les périodes sur
laquelle portent les réclamations sont longues10.
5. QUE FAIRE ?
M
ême si l’existence du risque moral constitue une imperfection du marché, il
ne s’ensuit pas que le gouvernement doive nécessairement intervenir. En fait,
le marché peut trouver des solutions au moins partielles à ce problème. Les compagnies d’assurances ont tout intérêt à essayer de circonscrire elles-mêmes les pro­
blèmes de risque moral et elles ont trouvé des solutions qui semblent appropriées.
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE
E N C A D R É 1 6 - 2  
   Contrôleurs incontrôlables !
C
ertains sont prêts à tout, semble-t-il,
pour éviter de travailler et continuer de
s’enrichir. Une étude (très scientifique) réalisée par Michael Staten et John Umbeck
auprès des contrôleurs aériens américains
durant les années soixante-dix en arrive à
des conclusions pour le moins troublantes.
Au cours des années soixante-dix, plusieurs changements dans un programme de
santé et sécurité au travail destiné aux employés du gouvernement fédéral américain
(dont les contrôleurs aériens) ont fait en
sorte qu’il devenait plus facile de se pré­
tendre victime d’un accident ou d’une maladie liés au travail et, par conséquent, de jouir
d’avantages très intéressants. Entre autres,
ce programme prévoyait des prestations non
imposables équivalant à 75 % du revenu en
cas d’accident ou de maladie due au travail.
Étant donné les taux d’imposition en vigueur
à l’époque, il était possible pour un employé
de toucher un revenu plus élevé en étant
prestataire du programme qu’en travaillant.
En plus des blessures causées par un accident de travail, le programme admettait les
réclamations pour les cas où le stress lié à
la tâche rendait l’employé inapte à accomplir son travail.
consiste principalement à garder les avions
à une distance raisonnable les uns des
autres. Les contrôleurs subissent un stress
particulièrement important lorsque deux
avions sont trop près l’un de l’autre ; c’est ce
qu’on appelle une « rupture de séparation ».
Il existe deux types de rupture de séparation :
l’erreur de système et la quasi-collision. Une
erreur de système survient lorsque l’écart
requis en tout temps entre deux appareils
n’est pas respecté. Ce type de rupture est
généralement sans conséquence. La quasicollision est beaucoup plus grave parce
qu’elle menace directement la vie des passagers et de l’équipage.
Staten et Umbeck montrent que le nombre
d’erreurs de système a grimpé de manière
significative à la suite des changements apportés au programme d’indemnisation, alors
que les quasi-collisions n’ont pas augmenté
de manière significative. De plus, l’accroissement du nombre d’erreurs de système
était nettement plus marqué lorsque la circulation aérienne était calme. Normalement,
on aurait dû s’attendre au contraire ; sans
doute les contrôleurs aériens se donnaient-ils
bonne conscience de cette manière…
Évidemment, pour être admissible au
programme, l’employé devait prouver, certificat médical à l’appui, que son état était dû
à son travail. En outre, les témoignages des
supérieurs et des collègues venaient compléter la preuve d’admissibilité.
Autrement dit, afin de pouvoir profiter
d’un système généreux, certains contrôleurs
aériens auraient volontairement causé des
erreurs de système dans le but de « créer »
des preuves supplémentaires de conditions
de travail très stressantes. Il s’agit là d’un
cas évident de risque moral.
Le travail des contrôleurs aériens est
considéré comme très stressant. Ce travail
Par ailleurs, les dispositions des contrats
d’assurance-vie à l’égard du suicide semblent
aussi donner lieu à des comportements teintés de risque moral. Généralement, le bénéficiaire d’une police d’assurance-vie ne peut
toucher d’indemnité en cas de suicide que si
l’assuré s’est enlevé la vie plus de vingt-­
quatre mois après l’achat de la police. Or,
les statistiques américaines montrent que le
taux de suicide chez les détenteurs de police
est le plus faible au vingt-quatrième mois
suivant l’achat et le plus élevé au vingt-­
cinquième mois11 ! De toute évidence, les
assurés retardent leur suicide pour que les
bénéficiaires des polices puissent empocher
l’indemnité.
De même, les inondations majeures de
l’été 1993 dans le Midwest américain ont
permis de constater que les habitants de
ces régions n’ont peut-être pas fait suffisamment d’effort pour se protéger, sachant que
l’État leur viendrait en aide (les couvrirait)
en cas de catastrophe. On peut faire ici un
parallèle intéressant avec la crise d’endettement des pays en développement qui a fait
rage au début des années quatre-vingt. En
effet, au cours des années soixante-dix, de
nombreuses banques américaines avaient à
prêter une abondance de capitaux en provenance des pays exportateurs de pétrole, qui
venaient d’augmenter le prix de l’or noir de
façon draconienne. De l’avis de plusieurs
analystes12, ces banques ont été négligentes
lors de l’évaluation des risques liés aux projets dans lesquels elles ont investi ces capitaux. Ces efforts préventifs insuffisants
étaient attribuables à la conviction que l’État
les couvrirait en cas de coup dur et ne laisserait pas les banques faire faillite.
Source : texte rédigé par R. Gagné, inspiré de M. Staten et J. Umbeck, « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic
Controller », American Economic Review, 1982, p. 1023 et 1037.
Par exemple, pour inciter les assurés à faire des efforts de prévention, l’assureur
peut rationner l’assurance de façon que les détenteurs de police ne jouissent pas
d’une couverture complète. Le rationnement peut prendre différentes formes. Les
polices d’assurance prévoient habituellement une franchise afin que les assurés
assument une partie des dommages. La majorité des contrats d’assurance contiennent aussi une clause qui invalide le contrat si l’on découvre que l’assuré détient des
polices d’assurance chez plus d’un assureur, sauf s’il s’agit de contrats d’assurancevie et d’assurance personnelle en cas d’accident d’avion. Dans ce dernier cas, le
problème de risque moral est probablement fort limité : l’assuré ne peut pas faire
grand-chose pour empêcher un avion de tomber (sauf peut-être prier !). Dans le but
de vérifier si un assuré a plusieurs polices, les compagnies d’assurances ont avantage à collaborer en inscrivant dans un fichier central le nom de leurs assurés ; au
279
280
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
­ uébec, il existe depuis 1990 un fichier dans lequel les assureurs automobiles
Q
­inscrivent les réclamations des détenteurs de police. Les renseignements contenus
dans le fichier, dont la responsabilité incombe au Regroupement des assureurs
automobiles, sont accessibles à toutes les compagnies d’assurances.
Ce fichier peut s’avérer très utile si on souhaite appliquer une autre solution très
courante pour contrer le risque moral : la tarification selon l’expérience (experience
rating). Grâce à ce mécanisme, les assureurs repèrent de façon approximative les
personnes qui font peu d’efforts de prévention en se référant à leur expérience. Ils
peuvent savoir qui sont les conducteurs peu enclins à la prudence en vérifiant leurs
anciennes réclamations au moyen d’un fichier central. Dans le même esprit, la
Société d’assurance-automobile du Québec fixe depuis 1992 ses tarifs en fonction
du nombre et de la nature des contraventions reçues au cours des dernières années
pour infractions au code de la route.
Dans le domaine public, un membre du Congrès américain a suggéré que le
gouvernement ne dédommage qu’une seule fois les victimes d’inondation habitant
dans des régions à risque13. En limitant ainsi l’aide publique, on inciterait les gens
à ne plus s’installer dans les zones inondables.
Fumez-vous ? Faites-vous de la plongée sous-marine ? Voilà des questions que
l’on trouve fréquemment dans les contrats d’assurance-vie et qui servent à repérer
les personnes présentant un risque élevé. Dans le même ordre d’idées, un économiste proposait de tarifer en partie les services de santé au Québec (qui sont assurés
par l’État) en fonction des comportements à risque adoptés par les individus14. C’est
ainsi qu’une personne s’adonnant au parachutisme pourrait être invitée à verser
une prime spéciale.
Enfin, si par ces mesures approximatives les assureurs n’arrivent pas à juguler
complètement le problème du risque moral, le gouvernement pourrait taxer les
comportements à risque et subventionner les biens servant à l’effort de prévention15.
Pareille politique pourrait justifier qu’on taxe lourdement l’alcool et les cigarettes,
par exemple, et qu’on subventionne les condoms ou les détecteurs de fumée. À cet
égard, mentionnons que certaines compagnies d’assurances se sont engagées dans
cette voie en subventionnant l’installation de systèmes antivol dans les voitures.
6. CE N’ÉTAIT QU’UN DÉBUT
L
’effort de prévention contre les accidents, qui est au cœur du problème de
­risque moral, n’est pas le seul type d’effort qui soit difficile à observer ou à
surveiller. Un employé travaille-t-il vraiment à la sueur de son front ou est-ce qu’il
se la coule douce ? Le garagiste fait-il tout son possible pour réduire la facture ?
L’actionnaire d’une entreprise peut-il avoir la certitude que les gestionnaires servent
au mieux ses intérêts ? Ces situations sont analogues au problème de risque moral
dans le monde de l’assurance. Dans ces « relations entre principal (aussi appelé
mandant) et agent (aussi appelé mandataire) », un individu (l’agent) intervient au
nom d’un autre (le principal) et est « censé » agir dans l’intérêt de ce dernier.
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE
Pour les fins de l’exposé, il est utile d’insérer ce genre de situations dans une
définition plus large du risque moral. De façon générale, il y a risque moral si une
personne (l’agent) est incitée à entreprendre une action inefficace ou à fournir une
information inexacte parce que ses intérêts diffèrent de ceux de l’organisation (le
principal) et parce que cette action ou cette information sont difficiles à contrôler.
On en conviendra, les possibilités de risque moral sont multiples dans les organisations. À cet égard, rappelons les propos de Frederick Taylor, père du management
moderne : « Il y a très peu de travailleurs qui ne consacrent pas une bonne partie
de leur temps à étudier les façons de travailler plus lentement, tout en convainquant
leur employeur qu’ils vont à la bonne vitesse16. »
Pour régler ce genre de problème, les agents économiques, sans attendre l’aide
des gouvernements, ont trouvé des solutions intéressantes. On vise essentiellement
à créer une communauté d’intérêts entre le principal et l’agent. Pour ce faire, il est
souvent utile de mettre au point des contrats incitatifs, stipulant que l’agent est
payé en fonction de son rendement ou de ses résultats, résultats qui sont habituellement plus faciles à évaluer que l’effort. Par exemple, il n’est pas rare que les
actionnaires ajoutent à la rétribution de base des gestionnaires une prime sous la
forme d’actions17. Les gestionnaires peuvent ainsi veiller à leurs propres intérêts et
à ceux des actionnaires en améliorant le rendement de l’entreprise, ce qui, vraisemblablement, se traduira par une bonne tenue sur le marché boursier. Il est également
pratique courante dans les entreprises japonaises de donner à tous les employés une
prime liée à la profitabilité de l’entreprise.
Dans le même ordre d’idées, les contrats de nombreux joueurs étoiles de la Ligue
nationale de hockey prévoient l’attribution de primes de fin de saison en fonction
de la performance du joueur et de son équipe. Enfin, dans la Chine ancienne, le
médecin n’était payé que si ses patients se portaient bien. Lorsqu’ils étaient malades,
il devait les soigner, mais ne touchait pas d’honoraires18 ! De là à vouloir repenser
le mode actuel de rémunération des médecins au Canada (à l’acte), il y a une marge.
D’aucuns suggèrent que les médecins deviennent des salariés, ce qui pourrait les
inciter à ne pas multiplier inutilement les actes médicaux.
Les contrats incitatifs ne constituent pas le seul moyen de créer une communauté d’intérêts entre le principal et l’agent ; dans certains cas, la fusion des entreprises peut se révéler utile. Pensons au service de police d’une grande ville qui doit
entretenir son parc d’autos-patrouille. Le service pourrait trouver avantageux de
mettre sur pied (ou d’acheter) son propre atelier d’entretien de façon que l’intérêt des
mécaniciens et celui de l’organisation coïncident.
7. LE MARCHÉ DES CITRONS
L
’achat des véhicules d’occasion présente des particularités dignes de mention en
matière d’information imparfaite19.
Imaginons un marché dans lequel 100 personnes veulent se départir de leur
véhicule d’occasion et 100 personnes désirent s’en procurer un. Tous les participants savent que 50 de ces véhicules sont en bon état, alors que les 50 autres sont
des « citrons ». Bien entendu, les vendeurs connaissent l’état des véhicules ; par
281
282
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
contre, il n’est pas facile pour les acheteurs potentiels de repérer les « citrons ». Supposons également que les propriétaires de « citrons » demandent 1 000 $ pour s’en
défaire, alors que les propriétaires de voitures de qualité exigent 2 000 $. Pour leur
part, les acheteurs sont disposés à payer 1 200 $ pour un « citron » et 2 400 $ pour
un véhicule en bon état.
Si la qualité des véhicules se détecte aisément, les citrons se négocieront à un
prix compris entre 1 000 $ et 1 200 $ et les bonnes voitures entre 2 000 $ et 2 400 $.
Toutefois, que se passe-t-il lorsque la qualité n’est pas facile à évaluer ? Dans le cas
qui nous occupe, l’acheteur mal informé doit faire une estimation de la valeur de
chaque véhicule. S’il croit que chaque voiture a la même probabilité d’être un
­mauvais ou un bon véhicule, il sera disposé à payer un montant reflétant cette
probabilité. Il sera ainsi prêt à verser ½(1 200) + ½(2 400) = 1 800 $, soit le prix
d’un véhicule de qualité « moyenne ».
Mais qui serait disposé à vendre sa voiture à ce prix ? De toute évidence, les
propriétaires de « citrons » verront là l’occasion d’une bonne affaire, mais les propriétaires de bons véhicules refuseront une telle offre, puisqu’ils exigent 2 0 00 $.
À 1 800 $, il n’y a donc que les citrons qui soient disponibles. Mais si le client est
certain qu’il s’agit d’un citron, il refusera de payer 1 800 $. Le prix d’équilibre sur ce
marché s’établira éventuellement entre 1 0 00 $ et 1 200 $. Paradoxalement, les
véhicules de bonne qualité resteront à l’écart du marché, même s’il y a place pour
des échanges mutuellement avantageux, puisque les vendeurs exigent 2 000 $ et que
les acheteurs éventuels sont disposés à payer 2 400 $.
Le marché des assurances connaît le même genre de difficultés. Supposons qu’un
assureur veuille offrir une assurance contre le vol de voitures, mais qu’il ne soit pas
en mesure de repérer les personnes à risque. S’il exige une prime basée sur le taux
de vol moyen dans la région, que se passera-t-il ? Il y a de fortes chances que cet
assureur déclare faillite ! Qui achètera une assurance au taux moyen ? De toute
évidence, ce seront surtout les individus à risque élevé, parce que les automobilistes
prudents trouveront que la prime est trop élevée. La grande majorité des demandes
d’indemnisation auprès de l’assureur proviendront des consommateurs à haut ­risque.
En fait, la prime basée sur le taux de vol « moyen » constitue une indication trompeuse du nombre d’indemnisations que devra accorder l’assureur. Celui-ci n’aura
pas attiré un échantillon représentatif de consommateurs, mais un échantillon
obtenu par antisélection. Pour équilibrer ses comptes, la compagnie d’assurances
doit, par conséquent, baser le calcul de ses primes sur des prévisions « pessimistes »,
et les consommateurs à faible risque seront encore moins désireux de se procurer
une assurance. Ici encore, on constate que certains consommateurs sont exclus du
marché, même s’ils désirent obtenir une assurance.
Ces résultats théoriques ont été validés grâce à une étude systématique entreprise
auprès des automobilistes canadiens qui détiennent une police d’assurance anticollision (dans les provinces où cette assurance n’est pas obligatoire). En effet, il semble
que ce soient les individus à faible risque (ceux qui ont présenté le moins de réclamations) qui sont le plus enclins à ne pas renouveler leur police d’assurance20.
On nomme antisélection cet échec du marché. Il s’agit d’un problème d’« information » cachée avant la signature du contrat, alors que le risque moral est plutôt
attribuable à une « action » cachée après la transaction. Nous sommes donc en présence d’une asymétrie de l’information qui est, somme toute, relativement répandue.
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE
Les exemples que nous venons d’évoquer ne sont pas des cas d’espèce. Les banques
qui doivent décider à qui elles prêteront de l’argent font face au même genre de
problème. L’emprunteur à qui elles ont affaire est-il un administrateur avisé ou
dissipateur ? S’ils ne peuvent repérer les mauvais payeurs, les prêteurs exigeront un
taux d’intérêt moyen trop élevé pour les bons emprunteurs, mais alléchant pour les
autres. Ils attireront surtout les mauvais payeurs. De la même façon, l’employeur
qui doit embaucher un nouvel employé se demande s’il a en face de lui une cigale
ou une fourmi. S’il ne peut distinguer les cigales des fourmis parmi les candidats,
il offrira un salaire moyen insuffisant pour les fourmis, mais intéressant pour les
cigales. Et il risque fort d’embaucher surtout des cigales.
Dans tous ces cas, il est intéressant de constater que le problème d’antisélection
représente en quelque sorte un effet externe négatif imposé aux bons payeurs par
les mauvais payeurs. Ainsi, lorsqu’une personne met en vente un véhicule de mauvaise qualité, elle influence l’opinion que les consommateurs se font de la qualité
moyenne des véhicules disponibles sur le marché. Cela entraîne une réduction du
prix que les acheteurs sont prêts à consentir pour cette voiture et cela nuit, par le
fait même, aux vendeurs de bons véhicules.
8. C’EST MOI LE MEILLEUR !
L
es problèmes d’antisélection nécessitent-ils l’intervention du gouvernement ?
Ne l’oublions pas, les agents économiques savent se montrer débrouillards.
Premièrement, puisque les bons payeurs subissent les contrecoups de la présence
des mauvais payeurs sur le marché, ils ont tout à gagner à faire savoir qu’ils appartiennent à la « bonne » catégorie. Ils tenteront donc d’envoyer au marché des signaux
appropriés.
Ainsi, le propriétaire d’un véhicule de qualité pourra mettre en évidence cette
information en offrant une garantie. Les vendeurs de citrons seront probablement
réticents à s’engager dans cette voie. Par ailleurs, les travailleurs très productifs
pourront tenter de sortir des rangs en se dotant d’une formation ou d’un diplôme
difficile à acquérir (un M.B.A., par exemple !) et qui pourrait être hors d’atteinte
pour les travailleurs peu productifs. Ce genre de comportement permet, en partie
du moins, de fournir l’information manquante.
9. À LA RECHERCHE DE L’INFORMATION
L
’acquisition d’information par la partie qui souhaite l’obtenir constitue manifestement une autre solution possible aux problèmes d’antisélection. Une compagnie d’assurances peut essayer de repérer les risques élevés en faisant des
recherches sur les réclamations présentées dans le passé. Il est également possible
de recourir à des tests pour se procurer l’information ; citons notamment les tests
d’aptitude souvent utilisés par les employeurs pour sélectionner leur personnel ou
les tests médicaux dont se servent les compagnies d’assurance-vie. Enfin, on peut
283
284
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
chercher à cerner les caractéristiques individuelles qui sont de bons indicateurs
prévisionnels du risque. Par exemple, Dionne et Vanasse21 montrent que les femmes
au volant sont moins dangereuses que certains le croient. En fait, ce sont les jeunes
hommes qui sont le plus souvent impliqués dans les accidents de voiture. On peut
donc se servir du sexe et de l’âge comme caractéristiques permettant d’estimer le
risque potentiel que présentent les individus.
Les consommateurs peuvent aussi mettre en place des stratégies de recherche
d’information peu coûteuses. Ainsi, les prix eux-mêmes sont une source d’information intéressante : une petite annonce proposant une Ferrari à 5 0 00 $ laisse
planer des doutes sérieux sur la provenance du véhicule ! De la même façon, les
quantités négociées donnent des indices certains sur la popularité d’un produit :
qui voudrait aller voir un film qui n’a pas fait recette à son lancement ? Enfin, les
consommateurs peuvent se renseigner sur un produit, soit par le bouche à oreille,
soit par des essais divers.
10. QUAND TOUT VA DE TRAVERS !
U
n individu présente un bilan héréditaire chargé. Comme ses aïeux, il a de
fortes chances de contracter une maladie cardiaque. En outre, il fume et se gave
de chocolat ! Que se passera-t-il lorsque notre homme ira voir un assureur pour se
procurer une assurance en cas de maladie et d’accident ou une assurance-vie ? Ou
lorsqu’une secrétaire peu vaillante et dyslexique se présentera chez un employeur
pour un emploi éventuel ? Ces deux cas constituent des exemples d’antisélection et
de risque moral. Bien que nous ayons abordé chacun de ces thèmes séparément, il
arrive fréquemment que les deux types de problèmes surviennent simultanément
ou encore qu’ils soient difficiles à dissocier. L’encadré 16-3 a trait à des propriétaires de
véhicules très sécuritaires qui ont une attitude peu prudente au volant.
11. CONCLUSION
D
e nombreuses transactions commerciales ont lieu même si toute l’information
pertinente n’est pas disponible. Ce fait remet en cause une des hypothèses de
base de la microéconomie, à savoir que l’information est parfaite. Cette imperfection du marché peut donner lieu à des comportements suspects dans lesquels
des individus essaient de profiter du fait qu’ils possèdent plus d’information que
d’autres.
Pour tenter d’empêcher ces comportements, il nous faut mieux savoir comment
fonctionne le marché de l’information. D’abord, dans certaines circonstances, il y
a une sous-production de l’information, celle-ci étant un bien public. Cela justifie
qu’il y ait une intervention gouvernementale pour stimuler la production et la diffusion de l’information. Par ailleurs, dans plusieurs situations de marché, on se
heurte à des problèmes d’asymétrie de l’information ; ces problèmes se répartissent
en deux catégories – le risque moral et l’antisélection – pouvant parfois survenir de
CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE
E N C A D R É 1 6 - 3  
Méfiez-vous des propriétaires de Volvo !
M
ême s’il est vrai que le risque moral
et l’antisélection semblent deux notions bien distinctes sur le plan théorique,
en pratique il est parfois difficile de les différencier. L’anecdote suivante illustre cette
difficulté.
Au cours de l’été 1990, une étude (pas très
scientifique) a été réalisée à Washington (D.C.)
sur les voitures franchissant différentes intersections de la ville. Selon cette étude, il semble
que les conducteurs de Volvo ont une tendance plus marquée que les autres à ne pas
effectuer l’arrêt obligatoire. En effet, on a
observé que la proportion de Volvo fautives
aux intersections était beaucoup plus grande
que la proportion de Volvo dans l’ensemble
du parc d’automobiles de la grande région
de Washington.
Ce résultat est surprenant quand on sait
que les Volvo, en raison de leur réputation
de véhicules sécuritaires, sont susceptibles de
plaire davantage à une clientèle consciente
des dangers de la route. En outre, de nombreux propriétaires de Volvo ont des enfants.
Alors, comment expliquer qu’ils affichent ce
comportement discutable ?
Comme les Volvo sont des véhicules quasiment blindés, donc conçus pour résister aux
pires collisions, il est possible qu’une fois à
bord les conducteurs se sentent en parfaite
sécurité et soient donc disposés à prendre
plus de risques. C’est comme si la Volvo leur
procurait une assurance contre les blessures
et que cette assurance les incitait à se montrer moins prudents. Si tel était le cas, on
serait en présence d’un risque moral.
ment), mais qu’ils ont à cœur leur sécurité et
celle de leurs enfants. Pour cette raison, ils
s’achètent une Volvo parce qu’ils savent que
les caractéristiques de ce véhicule peuvent
compenser, en partie, leurs faiblesses au
volant, tout en les protégeant s’il survient
un accident. Il s’agirait là d’un problème
d’autosélection : les acheteurs de Volvo possèdent sur leurs capacités de conducteur de
l’information qui les incite à s’acheter un
véhicule sécuritaire. Le problème d’autosélection devient un problème d’antisélection
si ce comportement entraîne des coûts supplémentaires pour la société Volvo.
Les deux explications sont possibles. Laquelle est la plus plausible ? Risque moral,
antisélection, ou les deux ?
On peut aussi penser que les propriétaires
de Volvo se considèrent comme de mauvais
conducteurs (ou bien qu’ils le sont effective-
Source : P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1992, p. 169.
façon simultanée. Dans le premier cas, il s’agit d’un problème lié à des actions
difficiles à observer et qui ont lieu après la signature du contrat, alors que dans le
second cas il s’agit d’information cachée avant la transaction. Contrairement aux
problèmes liés aux effets externes ou aux biens publics, le marché est souvent en
mesure d’apporter des solutions adéquates à l’asymétrie de l’information, surtout
quand ce sont les vendeurs qui sont mal informés. Si, au contraire, ce sont les
consommateurs qui sont désavantagés, une intervention gouvernementale est plus
fréquemment requise, car les consommateurs arrivent plus difficilement à s’orga­
niser pour pallier leur manque d’information.
N O T E S
1. M Gagnon, « Durement critiqués, les médecins se sentent dévalorisés », La Presse, 5 octobre 1990, p. A1.
2. « In Need of Surgery », The Economist, 9 mars 1991.
3. A. Noël, « On achève bien les chevaux et aussi... les courses », La Presse, 28 août 1993, p. B-1.
4. J.T. McKenna, « Eastern, Maintenance Heads Indicted by U.S. Grand Jury », Aviation Week and Space Technology, 30 juillet 1990.
285
286
QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ
5. On connaît des exceptions à cette règle. Les revues Protégez-Vous (environ 129 500 exemplaires vendus tous les mois)
et Consumer Report (environ 4 millions d’abonnés) sont publiées par des sociétés à but non lucratif qui ne reçoivent pas
ou qui reçoivent peu de subventions gouvernementales.
6. Bureau d’assurance du Canada, Enjeux de l’industrie, [en ligne], www.fraudcoalition.org/francais/industrie.asp (page consultée
le 18 juillet 2006).
7. Pour plus de détails, voir P. Lanoie, « L’intervention de l’État et les accidents du travail : l’expérience nord-américaine »,
Gestion, novembre 1991, p. 70-77.
8. R. Smith, « Mostly on Mondays : Is Workers’ Compensation Covering Off-The-Job Injuries », dans D. Appel (sous la dir. de),
Benefits, Costs and Cycles in Workers’ Compensation Insurance, Norwood, Kluwer Academic Press, 1989.
9. M. Staten et J. Umbeck, « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic Controllers »,
American Economic Review, vol. 72, décembre 1982, p. 1023-1037.
10. Voir, par exemple, M. Fortin, « L’impact de l’assurance-chômage sur le taux de chômage », polycopié, Université de Sherbrooke,
1993.
11. P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1992,
p. 178-179.
12. Voir, par exemple, A.K. Swoboda : « Debt and the Efficiency and Stability of the International Financial System », dans
G.W. Smith et J.T. Cuddington (sous la dir. de) International Debt and the Developing Countries – A World Bank Symposium,
Washington, Banque mondiale, 1985.
13. The Economist, « And the Waters Prevailed », 17 juillet 1993, p. 23-24.
14. F. Vaillancourt, « Recettes et dépenses de l’État québécois : quelques changements possibles », La Presse, 24 février 1993.
15. R. Arnott et J. Stiglitz, « Moral Hazard and Optimal Commodity Taxation », Journal of Public Economics, 1986, p. 1-24.
16. F. Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, Harper, 1929, traduction libre.
17. Voir S. Kaplan et A.A. Atkinson, Advanced Management Accounting, 2e éd., Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1989,
chap. 16 et 17.
18. « A Spreading Sickness », The Economist, 6 juillet 1991.
19. Cette section s’inspire largement de l’ouvrage de H.R. Varian intitulé Microéconomie intermédiaire, Bruxelles, De Boeck,
1992, chap. 32.
20. B. Dahlby, « Testing for Asymmetric Information in Canadian Automobile Insurance », dans G. Dionne (sous la dir. de),
Contributions to Insurance Economics, Boston, Kluwer Academic Publishers, 1991, p. 423-443.
21. G. Dionne et C. Vanasse, « Automobile Insurance Ratemaking in the Presence of Asymmetrical Information », Journal of
Applied Econometrics, vol. 7, 1992, p. 149-165.
CINQUIÈME PARTIE
LE COMMERCE
INTERNATIONAL
Chapitre 17
LE COMMERCE INTERNATIONAL
CHAPITRE
17
LE COMMERCE
INTERNATIONAL
1. Il était une fois...
2. Un bonheur bien éphémère
3. Nous serons ruinés !
4. À deux, c’est mieux…
5. Les coûts sociaux
6. Protégeons nos pêcheurs !
7. Les mesures de protection
8. Les limites de la protection
9. Conclusion
290
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
1. IL ÉTAIT UNE FOIS…
I
l était une fois une île perdue dans le Pacifique. Sous l’œil bienveillant de son
souverain vieillissant, guidée par la fameuse règle d’or, l’île connaissait une ère
de prospérité qui étonnait même l’économiste royal. Sa Majesté pouvait dormir en
paix. Elle avait assuré le bonheur maximal à ses sujets, elle était à l’abri de toute
agitation sociale et pourrait bientôt, l’esprit tranquille, céder la place au dauphin. Il
fallait bien intervenir, à l’occasion, pour faciliter l’adaptation au changement, quand
par exemple les goûts de ses sujets évoluaient et qu’on devait déplacer des travailleurs
de la mer vers la plantation de noix de coco. Néanmoins, cela faisait partie de la vie
courante et n’engendrait plus d’anxiété.
La règle d’or avait à ce point frappé l’imagination populaire que les insulaires
réclamaient des leçons d’économie. Ils étaient conscients des contraintes s’exerçant
sur les ressources du royaume et savaient apprécier les bienfaits de l’échange. Les
gens acceptaient facilement les changements apportés par l’évolution normale d’une
société. Cependant, un événement majeur allait perturber leur existence, troubler
la tranquillité du souverain et faire douter de la sagesse de l’économiste royal.
2. UN BONHEUR BIEN ÉPHÉMÈRE
U
n beau jour, des marchands des Îles-Unies, situées plus au sud, débarquèrent
sans s’annoncer. Leur arrivée causa tout un émoi, les visiteurs étant plutôt
rares dans ce coin de pays. Certes, on connaissait l’existence des Îles-Unies, mais
les contacts étaient si peu fréquents qu’on avait tendance à les oublier. Les marchands demandèrent audience auprès du roi. « La renommée de votre royaume a
dépassé ses frontières et elle a atteint les oreilles du Très Honorable John Smith,
notre premier ministre. »
Une démocratie et un premier ministre anglophone en plus ! Que peuvent bien
nous vouloir ces gens ? Faut-il se méfier ? « Avec l’approbation de Votre Majesté,
nous aimerions nous installer dans un coin du grand marché de l’île. Notre cargaison de poissons intéressera sûrement vos sujets. »
Peu méfiant de nature et fier de la qualité du poisson pêché dans son royaume, le
souverain leur accorda la permission d’aménager leur étal. « Mes sujets sont comblés,
notre île respecte la règle d’or, ces marchands étrangers vont sûrement rentrer chez
eux bredouilles. Pourquoi mes sujets changeraient-ils leurs habitudes ? », pensait-il.
Le soir venu, il s’endormit aisément. Il ne pouvait imaginer les bouleversements qui
troubleraient le royaume à son réveil. Le lendemain, dès l’ouverture du marché, une
rumeur traversa l’île comme une traînée de poudre : les étrangers vendent du bon
poisson et ils le vendent moins cher que nos pêcheurs ! Les insulaires se précipitèrent
au comptoir des étrangers, au grand désarroi des marchands locaux. La rumeur
atteignit rapidement le palais. Le roi convoqua aussitôt l’économiste royal et l’invita
à partager son petit-déjeuner ; c’était bien vu en certains milieux de parler affaires
très tôt le matin et le roi ne détestait pas se conformer à la dernière mode. « Que se
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
passe-t-il ? Comment se fait-il que les étrangers puissent vendre leur poisson à si
bon prix ? La règle d’or serait-elle inopérante dès que des étrangers foulent notre
sol ? La venue de ces marchands menace la paix sociale de mon royaume. Je devrais
peut-être leur interdire l’accès à notre marché. »
L’économiste royal était désemparé. Il avait toujours pensé que, s’ils respectaient
la règle d’or, les producteurs du pays pourraient concurrencer les marchands étrangers. À dire vrai, il s’était un peu reposé sur ses lauriers après avoir énoncé la fameuse
règle. Il ne savait que répondre et il n’avait guère envie de faire des recherches pour
expliquer ce phénomène. « Votre Majesté, j’avoue ne pas avoir d’explication à vous
fournir et, à mon âge, je manque d’énergie pour mener une enquête qui vous donnerait satisfaction. J’étais beaucoup plus jeune et plus vigoureux quand j’ai énoncé
la règle d’or. Cependant, ma fille Guillemette a fait, elle aussi, des études en économie. Les techniques de recherche les plus avancées, les plus modernes, lui sont
familières. Elle connaît les chiffres et sait en tirer beaucoup d’information. Peutêtre Votre Majesté pourrait-elle lui confier le soin d’étudier la question… »
Guillemette était d’autant plus qualifiée qu’elle avait visité les Îles-Unies. À son
retour, elle en avait d’ailleurs vanté les ressources inépuisables, tant dans le domaine
des pêcheries que dans celui de la noix de coco.
3. NOUS SERONS RUINÉS !
L
es rumeurs les plus folles circulaient et la panique s’emparait de la population,
dépassée par les événements. Selon la rumeur la plus persistante, les Îles-Unies
étaient très productives.
« Impossible de concurrencer les Îles-Unies !, se lamentaient les insulaires. Nous
sommes trop petits. À lui seul, avec tous les moyens dont il dispose, le plus modeste
pêcheur des Îles-Unies capture plus de poissons que tous nos pêcheurs réunis. Dans
une seule journée, il prend assez de poissons pour nourrir toute notre population
pendant un mois ! On dit même que le nombre de noix de coco qui sont cassées dans
le transport des plantations vers les marchés équivaut à la production mensuelle de
notre royaume. Si on leur laisse le champ libre, les producteurs des Îles-Unies vont
inonder notre marché central ; aujourd’hui ce sont des poissons, demain ce seront
des noix de coco. Notre petite économie, qui fonctionnait si bien depuis la découverte de la règle d’or, sera détruite. Les consommateurs se réjouissent aujourd’hui de
pouvoir acheter du poisson bon marché. Mais quand nous serons tous condamnés
au chômage à cause de l’arrivée d’étrangers plus efficaces, nous ne serons pas plus
avancés. Nous regretterons la belle époque ! »
Ces bruits circulèrent tant et si bien que la population était convaincue que le
libre commerce provoquerait un désastre. L’arrivée massive de poissons et de noix de
coco anéantirait la production locale : à plus ou moins brève échéance, c’était l’asservissement économique, et même culturel, à ce voisin trop grand. À la suite des
pêcheurs locaux, toute la population en vint à réclamer à grands cris l’expulsion des
poissonniers étrangers, source du malheur national.
291
292
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
Pendant ce temps, Guillette avait invité les marchands étrangers à un banquet
fastueux où figurait en bonne place le plat national, le poisson à la noix de coco
(recette locale popularisée au moment de la recherche de la règle d’or). À la fin du
repas, la jeune économiste avait une bonne idée de la situation : les Îles-Unies
étaient en effet dotées de ressources très abondantes. Guillemette avait d’ailleurs
tracé sur un napperon une approximation linéaire de sa frontière de production
(graphique 17-1), et elle était impressionnée. Comment pouvait-on tirer son épingle
du jeu face à un géant aussi productif, aussi bien pourvu en ressources ? Comment
espérer concurrencer avec succès des étrangers aussi efficaces ?
La notion de coût de renonciation allait encore une fois s’avérer fort utile. Elle
avait bien servi l’économiste royal ; il en serait de même pour sa fille. Pleine d’enthousiasme, Guillemette alla aussitôt exposer sa trouvaille au roi. Sa façon originale
de voir les choses lui vaudrait sûrement de succéder à son père ; le souverain n’aurait
pas à créer une coûteuse commission royale d’enquête sur la question. Elle n’en
était pas peu fière.
n
Les gains attribuables à l’échange
n n G rap h ique | 17-1
A.
Poissons
Exportations
10 noix de coco
Île-Royale
Importations
25 poissons
100
E2
65
60
40
Combinaison finale
E1
20
E0
Combinaison initiale
10
30
20
50
Noix de coco
B.
Poissons
Exportations
25 poissons
Îles-Unies
180
Importations
10 noix de coco
E0
120
95
90
Combinaison initiale
E2 Combinaison finale
E1
30
S’il n’y avait pas eu de commerce, les deux travailleurs se
seraient déplacés de E0 à E1 sur leur CPP respective. L’existence
du commerce leur permet d’atteindre le point E 2, ce qu’ils
n’auraient pu faire dans une économie fermée.
10
20
30
60
La droite des possibilités de production indique les combinaisons
de poissons et de noix de coco qu’un travailleur peut réaliser. Le
travailleur des Îles-Unies peut pêcher au maximum 180 poissons,
s’il y consacre tout son temps, ou bien cueillir 60 noix de coco.
Toute combinaison intermédiaire est aussi réalisable. Le travail­
leur de l’Île-Royale est moins productif dans les deux secteurs :
il est en mesure de pêcher 100 poissons ou de cueillir 50 noix
de coco. Supposons que le travailleur des Îles-Unies produise la
combinaison E0. Pour cueillir 10 noix de coco supplémentaires,
il doit sacrifier 30 poissons (passage de E0 à E1). Son camarade
de l’Île-Royale est capable de cueillir les 10 noix de coco en ne
sacrifiant que 20 poissons : quand il cesse de pêcher des poissons pour cueillir des noix de coco, la production de poissons
diminue peu en raison de sa faible productivité. On peut envisager le scénario suivant, dont les deux parties bénéficient : le
travailleur de l’Île-Royale produit les 10 noix de coco, les exporte
aux Îles-Unies en échange de 25 poissons. Le travailleur des
Îles-Unies obtient les noix de coco à un coût plus faible (25 poissons) que s’il les avait cueillies lui-même (30 poissons). Le travailleur de l’Île-Royale obtient plus de poissons en produisant
les 10 noix de coco pour l’exportation (25 poissons) qu’en les
produisant lui-même (20 poissons).
Noix de coco
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
4. À DEUX, C’EST MIEUX…
L
a conversation entre le roi et Guillemette, la jeune économiste, fut trop longue
pour que nous puissions la reproduire en entier. Il suffira d’en citer quelques
extraits pour que le lecteur en saisisse la teneur.
Guillemette. – Votre Majesté, cette question du libre commerce suscite beaucoup de confusion, entretenue par des images qui faussent le débat ; par exemple,
on associe notre île à une souris et les Îles-Unies à un éléphant. En ouvrant nos
frontières, en laissant libre cours aux produits étrangers, nous exposerions nos
producteurs à une concurrence insoutenable et ils seraient littéralement écrasés par
cet éléphant. Pourtant, Votre Majesté, je vous l’assure, une petite île comme la nôtre
peut concurrencer un géant, même si elle est peu productive.
Le roi. – Expliquez-moi cela, je ne demande qu’à être convaincu.
Guillemette. – Permettez-moi de vous donner un exemple. Chaque été, j’engage une étudiante pour m’assister dans mes travaux de recherche. Elle s’occupe de
la documentation à la bibliothèque royale, résume les articles des grands auteurs,
rassemble des données sur l’activité dans votre royaume. Je pourrais accomplir ces
tâches plus efficacement qu’elle. Je connais la bibliothèque royale sur le bout de mes
doigts. J’ai une longue expérience de la collecte de données, j’ai l’habitude de
fouiller dans les archives royales. Pourquoi engager une étudiante si je suis plus
efficace qu’elle dans tous les aspects de la tâche de l’économiste ?
« La réponse est simple : à deux, nous accomplissons davantage. J’ai intérêt à
engager une assistante, même si elle est moins efficace que moi en tout, car elle me
libère de certaines tâches et me permet d’accomplir des travaux pour lesquels j’ai
un avantage marqué. Au lieu de fouiller dans les archives, tâche que mon assistante
effectue assez bien, je rédige des conférences, prépare des cours, conseille Votre
Majesté, toutes choses que mon assistante pourrait difficilement accomplir. En
effectuant un travail dans lequel elle est à peine moins productive que moi, elle me
permet de consacrer plus de temps à des tâches pour lesquelles je suis beaucoup
mieux préparée qu’elle. Même si je suis plus productive qu’elle dans toutes les facettes
de mon métier, j’ai intérêt à l’engager pour accomplir les tâches pour lesquelles mon
avantage de productivité est le moins marqué.
« Quand je passe l’avant-midi à fouiller dans les archives royales, le coût est élevé,
parce que je ne peux pas pendant ce temps prodiguer mes précieux conseils à Votre
Majesté ou encore instruire vos sujets. Quand mon assistante passe son avant-midi
à consulter vos archives, le coût est plus faible, non pas parce qu’elle est plus efficace
que moi dans ce travail, mais parce qu’elle peut difficilement me remplacer pour
conseiller Votre Majesté. Son temps a moins de valeur que le mien si on tient compte
des autres utilisations qu’elle peut en faire. Je gaspillerais mon temps à fouiller dans
les archives, ce que mon assistante peut très bien faire à ma place quand j’ai mieux
à faire.
« Le même principe vaut pour les États. Il est avantageux d’acheter ailleurs les
biens que l’on produit plutôt mal et de concentrer ses efforts sur les biens que l’on
produit mieux ou moins mal ! Tout le monde respecte ce principe dans ses affaires
personnelles. Aucun de vos sujets ne travaille à la fois à la pêche et à la cueillette
de noix de coco, ils se sont tous spécialisés.
293
294
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
Le roi. – Jeune dame, je vous comprends quand vous parlez de votre assistante,
mais le principe s’applique-t-il vraiment au commerce entre les îles ? Votre père
partage-t-il votre avis ? J’aimerais bien connaître son opinion sur la question.
Guillemette. – Votre Majesté, vous savez, les économistes sont pour la plupart
du même avis sur cette question. Mon père n’a pas soulevé d’objection quand je lui
ai exposé mon point de vue avant de venir vous rencontrer.
« Aussi riche et productif soit-il, un grand pays a intérêt à commercer avec un
pays plus petit et moins productif que lui. Même si un pays est moins productif qu’un
autre dans tous les domaines, il demeure concurrentiel dans certains domaines.
« Imaginons le pire scénario possible et supposons que, dans tous les domaines,
vos sujets soient moins productifs que les étrangers. Ce n’est pas le cas, notons-le,
parce que vos sujets excellent dans certaines tâches ; je pèche donc par pessimisme
en imaginant ce scénario. Pourtant, même dans ce scénario extrême, votre royaume
est en mesure de concurrencer les Îles-Unies dans certains secteurs.
« Le travailleur des Îles-Unies est capable de produire en moyenne 180 poissons
ou 60 noix de coco par semaine, selon qu’il se consacre entièrement à l’une ou
l’autre activité. Quant à vos loyaux sujets, ils peuvent au mieux produire chacun
100 poissons ou 50 noix de coco par semaine. Le travailleur étranger est donc plus
productif dans les deux secteurs (graphique 17-1) ; dans le jargon économique, nous
disons qu’il jouit d’un avantage absolu dans la production des deux biens.
« Spontanément, on en conclura que vos sujets sont incapables de concurrencer
l’étranger, puisqu’ils sont moins productifs dans les deux secteurs, et que la production des deux biens se fera entièrement aux Îles-Unies. Correcte en apparence, cette con­
clusion n’est pourtant pas logique. Bien qu’ils soient plus productifs dans les deux
secteurs, les étrangers n’ont pas intérêt à produire les deux biens. Ils ont intérêt à « nous
engager comme assistants » dans le secteur où notre productivité se rapproche le
plus de la leur. S’ils se spécialisent dans la pêche, où ils sont très productifs, et nous
laissent le soin de produire des noix de coco, les deux pays en bénéficieront.
Le roi. – Mais pourquoi achèteraient-ils nos produits, s’ils sont capables de produire tous les biens plus efficacement et plus économiquement ?
Guillemette. – Parce que les étrangers sont plus productifs dans tous les secteurs, il est naturel de penser qu’ils peuvent produire les deux biens à moindre coût.
C’est à ce stade du raisonnement que les non-spécialistes s’égarent. Le fait d’être
plus productif en tout ne signifie pas qu’on puisse produire tous les biens à meilleur
coût. La raison en est que le concept de coût est relatif.
« Comme mon père vous l’a expliqué il y a quelques lunes, le coût véritable d’un
bien correspond aux autres biens qu’il faut sacrifier pour l’obtenir. Chaque fois
qu’un travailleur des Îles-Unies cueille des noix de coco, sa pêche diminue de beaucoup, précisément parce qu’il est très productif à la pêche. S’il lui faut une semaine
pour cueillir 60 noix de coco, cela signifie que 180 poissons ne seront pas capturés.
C’est donc dire qu’aux Îles-Unies chaque noix de coco coûte trois poissons. D’ailleurs,
allez vérifier les prix chez nos voisins du Sud : la noix de coco y est trois fois plus
chère que le poisson. Quand le pêcheur étranger veut acheter une noix de coco à
son marché local, il doit céder trois poissons en échange.
« Quand un de vos sujets s’affaire à cueillir des noix de coco, le nombre de poissons
capturés diminue peu, parce qu’en tant que pêcheur il est peu productif. S’il travaille
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
une semaine à la plantation, il cueille 50 noix de coco et votre royaume perd les
100 poissons que normalement il aurait pris durant cette période. Chaque noix de
coco ne coûte donc que deux poissons. Voyez à quel prix s’échangent les poissons
et les noix au grand marché. Le prix de la noix de coco y est exactement deux fois
le prix du poisson. Même si vos sujets sont moins productifs que les étrangers dans
la cueillette des noix de coco, le coût réel d’une noix est plus faible ici qu’à l’étranger. Si le pêcheur étranger souhaite nous vendre son poisson, c’est parce qu’en
échange de ses poissons il obtiendra plus de noix de coco chez nous que chez lui.
« Dans notre jargon économique, nous disons que vos sujets jouissent d’un avantage comparé dans la production de la noix de coco, même si dans ce domaine ils
sont moins productifs que les étrangers ; c’est le secteur où ils sont le moins désavantagés, le secteur où leur productivité se rapproche le plus de celle des travailleurs
des Îles-Unies. La noix de coco coûte moins cher ici qu’aux Îles-Unies (en regard des
poissons sacrifiés), même si nos cueilleurs sont moins productifs que les cueilleurs
étrangers. S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que vos sujets sont très productifs dans la
cueillette des noix de coco, c’est tout simplement qu’ils manquent d’adresse à la pêche.
« En revanche, le coût du poisson est plus élevé ici qu’à l’étranger. Pour obtenir
100 poissons, il nous faut renoncer à 50 noix de coco. Aux Îles-Unies, en renonçant
à 60 noix de coco, on obtient 180 poissons. Chaque poisson coûte la moitié d’une
noix de coco dans votre royaume, mais seulement le tiers d’une noix de coco aux
Îles-Unies. Il n’est donc pas étonnant que les marchands étrangers puissent vendre
leur poisson moins cher que nos pêcheurs locaux.
« Toutefois, vous verrez, ils achèteront éventuellement nos noix de coco. Ici, ils
peuvent obtenir une noix de coco en échange de deux poissons, alors que chez eux
chaque noix de coco leur coûte trois poissons. Ils ont tout intérêt à acheter nos noix
de coco pour les vendre chez eux. Nous perdrons des ventes de poissons, mais nous
vendrons plus de noix de coco. Il y aura des pertes d’emplois dans la pêche, mais
nous devrons produire plus de noix de coco pour satisfaire la demande des marchands étrangers et il y aura de nouveaux emplois dans les plantations. À l’inverse,
aux Îles-Unies, il y aura de nouveaux emplois dans les pêcheries, mais des emplois
seront sacrifiés dans les plantations.
« Le fait d’être très productif dans un secteur implique que le coût des autres
biens est élevé. Si le coût d’une noix de coco est très élevé aux Îles-Unies, ce n’est
pas parce que là-bas le travailleur n’est pas productif dans la cueillette des noix de
coco, c’est parce qu’il est très efficace à la pêche. Étant très productif à la pêche, il
gaspille son temps quand il cueille des noix de coco. Si vous ouvrez les frontières
aux marchands étrangers, ils nous apporteront du poisson et partiront avec nos
noix de coco. Votre royaume sera naturellement conduit, par les lois du marché, à
se spécialiser dans le secteur où il est le moins mauvais, en l’occurrence dans la
cueillette des noix de coco, là où en fait les salaires sont plus intéressants.
Le roi. – N’êtes-vous pas en train de me dire que la productivité n’est pas importante, après tout ? Pourtant, votre père insistait tellement sur la productivité !
Guillemette. – Oui, la productivité est très importante, mais ce n’est pas pour
des raisons de compétitivité. Un pays peu productif est toujours concurrentiel dans
un certain secteur, mais ses résidents n’ont qu’un faible niveau de vie. La produc­
tivité est importante parce que le niveau de vie en dépend. Pour revenir à mon
295
296
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
assistante, j’ai intérêt à lui confier des tâches : elle est en mesure de fouiller dans les
archives royales à un coût plus faible que moi. Cependant, elle gagne un salaire
inférieur au mien et son niveau de vie est inférieur au mien, parce que sa productivité est plus faible. Si votre royaume devait être plus pauvre que les Îles-Unies, ce
ne serait pas à cause de l’ouverture des frontières et de la spécialisation, mais plutôt
parce que nos ressources sont moins abondantes et notre productivité plus faible.
« Certains blâmeront les étrangers en voyant les comptoirs de nos pêcheurs
abandonnés au profit des pêcheurs étrangers. La conséquence la plus visible de
l’afflux des poissons étrangers est l’abandon des comptoirs de nos pêcheurs. Malgré
cela, l’ouverture de nos frontières accroîtra le bien-être de l’ensemble de vos sujets,
une fois que tous les ajustements auront été effectués. Malheureusement, les avantages de l’ouverture ne sont guère visibles et ils prennent du temps à se manifester.
Et même si nos plantations sont concurrentielles, il est important d’augmenter
notre productivité afin d’élever notre niveau de vie.
« Je vous ai apporté quelques dessins (graphiques 17-1, 17-2 et 17-3) que vous
pourrez consulter à loisir dans vos appartements royaux. Ils montrent qu’un pays
n
Les gains liés à la spécialisation et à l’échange
n n G rap h ique | 17-2
A.
Poissons
Île-Royale
100 000
S’il n’y a pas de commerce, l’Île-Royale produit et consomme
80 0 00 poissons et 10 0 00 noix de coco (NO), tandis que les
Îles-Unies produisent et consomment 270 0 00 poissons et
30 0 00 noix de coco (SO). L’Île-Royale bénéficie d’un avantage
comparé dans la production de noix de coco ; les Îles-Unies ont
un avantage comparé dans le secteur des pêches. Si chacune
des deux îles choisit une spécialisation dictée par ses coûts les
plus faibles (avantage comparé), l’Île-Royale produira 50 0 00
noix de coco (NP) et aux Îles-Unies les pêcheurs attraperont
360 0 00 poissons (SP).
NC
85 000
80 000
N0
Échange
Spécialisation
Np
10 000 16 000
50 000
Noix de coco
B.
Poissons
360 000
Îles-Unies
SP
Échange
270 000
Comme l’échange a permis aux deux îles de consommer une
plus grande quantité des deux biens, chacune a vu son bienêtre augmenter de façon non ambiguë, même si les Îles-Unies
sont deux fois plus populeuses que l’Île-Royale et même si elles
ont un avantage absolu dans la production des deux biens.
SC
275 000
SO
Spécialisation
30 000 34 000
Si ces deux îles échangent 34 0 00 noix de coco contre 85 0 00
poissons, l’Île-Royale pourra consommer un panier constitué de
85 0 00 poissons et de 16 0 00 noix de coco, combinaison située
bien au-delà de sa courbe des possibilités de production. De la
même façon, les Îles-Unies auront accès à un panier de
consommation bonifié, constitué de 275 0 00 poissons et de
34 0 00 noix de coco.
120 000 Noix de coco
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
n
Le marché des noix de coco et des poissons
n n G rap h ique | 17-3
A.
Offre
intérieure
Prix
relatif
PI
Autarcie
a
b
Gain
PM
Demande
intérieure
Importations
Y1
Y0
Y2
Poissons
B.
Offre
intérieure
Prix
relatif
Exportations
PO
a
Gain
b
PC
Comme l’Île-Royale a un désavantage comparé dans le secteur de la pêche,
le graphique A montre qu’en situation d’autarcie le prix du poisson (PI) y
est supérieur au prix mondial (PM). La libéralisation des échanges entraîne
une baisse de la production intérieure, qui passe de Y0 à Y1 ; les pêcheurs
du pays perdent un surplus du producteur correspondant à la partie a. À la
suite de la baisse des prix, la consommation intérieure passe de Y0 à Y2. Les
consommateurs voient leur surplus augmenter (parties a + b). On importe
Y2 – Y1 unités de poissons, Y1 unités sont produites localement et le bienêtre de la société augmente (partie b).
Comme l’Île-Royale a un avantage comparé dans le secteur de la cueillette,
le graphique B montre qu’en situation d’autarcie le prix de la noix de
coco (PC) y est inférieur au prix mondial (PO). La libéralisation des échanges
entraîne une hausse de la production intérieure, qui passe de X0 à X 2 ; les
cueilleurs du pays obtiennent un surplus du producteur correspondant aux
parties a et b. À la suite de la hausse des prix, la consommation intérieure
passe de X0 à X1. Les consommateurs voient leur surplus diminuer (partie
a). On exporte X 2 – X1 unités de noix de coco, X1 unités sont consommées
localement et le bien-être de la société s’accroît (partie b).
Que le pays soit en situation d’avantage ou de désavantage comparé dans
la production d’un bien, la libéralisation des échanges augmente le bienêtre de la société (en supposant que les perdants ont eu une compensation).
Autarcie
Demande
intérieure
X1
X0
X2
Noix de coco
est toujours en mesure de fabriquer un bien à un coût plus faible que ses concurrents, même s’il est moins productif dans tous les secteurs. Dès qu’on a saisi ce
principe, on comprend que la libre circulation des marchandises est une bonne
initiative et que, dans l’ensemble, elle accroît le bonheur de vos sujets. »
5. LES COÛTS SOCIAUX
L
a jeune économiste pensait avoir convaincu le roi, mais la population était toujours sceptique. Les pêcheurs assaillaient le souverain de leurs demandes incessantes, ils lui donnaient mille bonnes raisons d’intervenir, de faire quelque chose.
Après tout, un souverain est là pour faire quelque chose, c’est son seul devoir.
« Votre Majesté, les marchands des Îles-Unies nous font une concurrence déloyale.
Ils pratiquent le dumping : ils écoulent leurs surplus sur notre marché à un prix
297
298
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
injuste et déloyal. Ils nous vendent leur poisson à un prix moins élevé que chez
eux ! Ils vont détruire nos pêcheries pour mieux nous dominer ensuite. Cette pratique a été maintes fois observée ailleurs.
« Des milliers d’emplois seront perdus. Votre savant économiste ne nous dit pas
où nous trouverons de nouveaux emplois, quels emplois seront créés. Les plantations
de noix de coco existantes ne pourront pas nous employer tous. Et d’ailleurs nous
n’avons pas les compétences requises. On nous demande de sacrifier nos emplois
actuels, qui nous permettent de gagner convenablement notre vie, en échange
d’emplois futurs qui nous paraissent bien hypothétiques. Certains d’entre nous
devront vendre leur maison à perte, déménager à l’autre bout de l’île pour se rapprocher de la plantation. Tout cela est très coûteux et il faut en tenir compte. Et notre
région, défavorisée par rapport au centre de l’île, périclitera. Comprenez-nous bien,
Votre Majesté. Nous n’avons rien contre le commerce avec les étrangers, mais pas
dans le secteur de la pêche. Faisons du commerce dans les domaines où nous sommes
productifs et concurrentiels. Le commerce, c’est bon pour ceux qui sont en mesure
d’affronter la tempête. »
6. PROTÉGEONS NOS PÊCHEURS !
T
ouché par le plaidoyer des pêcheurs, sensible à leurs arguments, le roi restait
très sceptique sur leur dernier point. Si chaque pays n’autorisait le commerce
que dans les domaines où il est concurrentiel, il n’y aurait aucun commerce. Si le
roi suivait cette règle, il devrait empêcher l’entrée de poisson étranger tout en
ouvrant le marché de la noix de coco. Par ailleurs, la même règle conduirait le
premier ministre des Îles-Unies à faire exactement l’inverse, autrement dit à autoriser l’entrée de poisson étranger non concurrentiel et à interdire l’importation de
noix de coco. Il voyait bien que cette règle débouchait sur une impasse.
Il demanda tout de même à l’économiste royal – il ne faisait pas encore pleinement confiance à son ambitieuse fille – de lui fournir des motifs valables pour
limiter les échanges avec les autres îles, pour protéger les travailleurs du pays des
dures réalités du commerce extérieur. L’économiste se mit résolument à la tâche,
aidé en cela par Guillemette et par l’assistante de celle-ci. Ils en profitèrent pour se
rendre à l’étranger afin notamment de rassembler des informations sur les pratiques
en usage dans les pays plus avancés. Voici des extraits de leur rapport au souverain.
L’économiste. – Sire, des mesures de protection peuvent se justifier dans des
circonstances bien précises. Par exemple, certaines rumeurs veulent que nous ayons
affaire à une situation de dumping en ce qui concerne le poisson des Îles-Unies.
Selon ces rumeurs, si le poisson des Îles-Unies est tellement bon marché, ce n’est
pas en raison d’un avantage naturel des Îles-Unies dans la pêche, c’est plutôt qu’à
la demande des pêcheurs le premier ministre des Îles-Unies a décidé de soutenir le
prix du poisson. Naturellement, les pêcheurs ont été amenés à prendre plus de
poisson, alors même que les familles réduisaient leur consommation. Aux prises
avec un surplus de poissons, le premier ministre aurait décidé de l’écouler à vil prix
sur notre île, aux frais de ses contribuables. Si cette rumeur se révélait fondée, on
se trouverait face à un cas évident de dumping. Votre Majesté ferait bien de se
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
montrer prudente et de veiller à ce que les intérêts de ses pêcheurs ne soient pas
lésés. La communauté internationale autorise l’adoption de mesures de protection
dans des situations semblables. D’ailleurs, on nous dit que les dirigeants des ÎlesUnies imposent souvent des droits de douane compensatoires sur les importations
dès qu’ils soupçonnent les gouvernements étrangers de subventionner leurs produits d’exportation.
Le roi. – Voilà ce qui me semble un bon conseil, mais comment déceler ce genre
de situations ? En connaissez-vous d’autres ?
L’économiste. – Sire, nombre de nos pêcheurs sont encore tout jeunes. Leur
expérience est limitée, ils sont encore malhabiles avec leurs filets, mais dans peu de
temps ils seront aussi adroits que leurs aïeux. Si on laisse entrer le poisson étranger,
cela pourrait les décourager, ils pourraient abandonner la pêche et gagner la plantation, alors que dans peu de temps ils pourraient nous fournir du poisson d’aussi
bonne qualité et à meilleur prix que les étrangers. Toutefois, il faut leur laisser du
temps et les protéger provisoirement des marchands étrangers. Dans notre jargon,
nous disons que ces jeunes pêcheurs forment une industrie naissante. Certains
experts étrangers pensent qu’une protection provisoire se justifierait ; elle permettrait à cette industrie de croître jusqu’à ce qu’elle atteigne les conditions normales
d’efficacité. Ce point de vue serait particulièrement pertinent dans le cas de plusieurs îles éloignées qui sont encore en voie de développement. Une île peut avoir
un avantage comparatif potentiel, mais, en raison des coûts élevés associés au
démarrage d’une industrie, on doit lui accorder une protection provisoire en restreignant la concurrence étrangère. En revanche, il paraît normal que ceux qui
débutent dans le métier acceptent une rémunération plus faible pendant leur
apprentissage. Nos jeunes pêcheurs ne peuvent pas espérer gagner leur vie aussi
bien que nos pêcheurs expérimentés. L’apprentissage d’un métier est un investissement et ceux qui poursuivent leurs études renoncent à un salaire pour mieux
gagner leur vie plus tard. Peut-être faudrait-il que nos jeunes pêcheurs se serrent
davantage la ceinture en attendant de devenir concurrentiels avec les étrangers au
lieu de réclamer que Votre Majesté les protège.
Le roi. – Je vous entends fort bien et je perçois des difficultés additionnelles :
comment déterminer à l’avance les activités pour lesquelles une île dispose d’avantages comparés ? Et pendant combien de temps faut-il protéger une industrie naissante ?
L’économiste. – Vous avez parfaitement raison, Votre Majesté. Les deux situations que nous venons d’évoquer se présentent rarement de manière limpide dans la
vie quotidienne. C’est pourquoi bon nombre d’économistes préfèrent s’abstenir
d’adopter des mesures protectionnistes, même dans ces cas. Il est tellement facile
d’abuser de ce genre d’arguments. La moindre subvention étrangère est invoquée
pour réclamer une protection contre du dumping parfois plus apparent que réel. Et
toute industrie naissante exige qu’on la protège. Pourtant, il arrive souvent que de
nouveaux venus dans un secteur parviennent à concurrencer des entreprises bien
établies et de taille bien supérieure. Il nous paraît que de tels arguments doivent
être utilisés avec circonspection (encadré 17-1).
« Mais il y a d’autres situations qui peuvent exiger une intervention. Votre
Majesté conviendra sans doute que des considérations d’indépendance et de défense
nationale pourraient justifier qu’elle protège des secteurs considérés comme vitaux
299
300
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
E N C A D R É 1 7 - 1  
  Pétition des fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers,
réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile,
résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’éclairage
À MM. les membres
de la Chambre des députés
Messieurs,
Vous êtes dans la bonne voie. Vous repoussez les théories abstraites ; l’abondance,
le bon marché vous touchent peu. Vous vous
préoccupez surtout du sort du producteur.
Vous le voulez affranchir de la concurrence
extérieure, en un mot, vous voulez réserver
le marché national au travail national. […]
Nous subissons l’intolérable concurrence
d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît,
dans des conditions tellement supérieures
aux nôtres, pour la production de la lumière,
qu’il en inonde notre marché national à un
prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu’il
se montre, notre vente cesse, tous les consom­
mateurs s’adressent à lui, et une branche
d’industrie française, dont les ramifications
sont innombrables, est tout à coup frappée
de la stagnation la plus complète. Ce rival,
qui n’est autre que le soleil, nous fait une
guerre si acharnée, que nous soupçonnons
qu’il nous est suscité par la perfide Albion*
(bonne diplomatie par le temps qui court !),
d’autant qu’il a pour cette île orgueilleuse des
ménagements dont il se dispense envers nous.
Nous demandons qu’il vous plaise de
faire une loi qui ordonne la fermeture de
toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contrevents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf,
stores, en un mot, de toutes ouvertures,
trous, fentes et fissures par lesquels la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans
les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le
pays, qui ne saurait sans ingratitude nous aban­
donner aujourd’hui à une lutte si inégale. […]
Et d’abord, si vous fermez, autant que
possible, tout accès à la lumière naturelle, si
vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l’industrie, qui de
proche en proche, ne sera pas encouragée ?
S’il se consomme plus de suif, il faudra
plus de bœufs et de moutons, et par la
suite, on verra se multiplier les prairies artificielles, la viande, la laine, le cuir, et surtout
les engrais, cette base de toute richesse
agricole.
S’il se consomme plus d’huile, on verra
s’étendre la culture du pavot, de l’olivier, du
colza. Ces plantes riches et épuisantes viendront à propos mettre à profit cette fertilité
que l’élève des bestiaux aura communiquée
à notre territoire.
Nos landes se couvriront d’arbres résineux.
De nombreux essaims d’abeilles recueilleront
sur nos montagnes des trésors parfumés qui
s’évaporent aujourd’hui sans utilité, comme
les fleurs d’où ils émanent. Il n’est donc pas
une branche d’agriculture qui ne prenne un
grand développement.
Il en est de même de la navigation : des
milliers de vaisseaux iront à la pêche à la
baleine, et dans peu de temps nous aurons
une marine capable de soutenir l’honneur
de la France et de répondre à la patriotique
susceptibilité des pétitionnaires soussignés,
marchands de chandelles, etc. […]
Il n’est pas jusqu’au pauvre résinier, au
sommet de sa dune, ou au triste minier, au
fond de sa noire galerie, qui ne voie augmenter son salaire et son bien-être.
Veuillez y réfléchir, messieurs ; et vous
resterez convaincus qu’il n’est peut-être pas
un Français, depuis l’opulent actionnaire
d’Anzin jusqu’au plus humble débitant d’allumettes, dont le succès de notre demande
n’améliore la condition.
* Surnom donné à l’Angleterre, où le soleil luit peu.
Source : Frédéric Bastiat, « Sophismes économiques », dans Œuvres complètes, tome 4, Paris, Guillaumin et Cie, 1907, p. 57-59.
pour notre île. Pensons par exemple à notre protection militaire. Certes, les marchands étrangers ont des intentions pacifiques, mais en est-il ainsi et en sera-t-il
toujours ainsi de leurs dirigeants ? Peut-être vaut-il mieux prévenir. Conservons
notre fabrique d’armes comme mesure de précaution. Si nous abandonnons ce secteur à des étrangers, comment pourrons-nous nous défendre en cas de mésentente
avec notre fournisseur d’armes ? Une prudence élémentaire est de mise. Et puis il
ne serait pas sage de laisser péricliter nos pêcheries si le royaume devenait dépendant d’un pays voisin le moindrement belliqueux. »
7. LES MESURES DE PROTECTION
Le roi. – Vous me donnez des raisons de protéger l’économie nationale, mais
vous ne m’avez pas dit comment cela peut se faire.
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
L’économiste. – J’y venais, Votre Majesté. Notre visite des pays étrangers nous
a montré qu’il existe une infinité de moyens disponibles pour freiner les importations.
L’imagination des fonctionnaires est presque sans bornes quand il s’agit d’inventer
et de justifier des façons plus ou moins détournées de ralentir les importations.
Les droits de douane
« L’imposition de droits de douane est probablement l’une des plus vieilles recettes
connues. C’est une taxe frappant les produits importés. Notre île est trop petite
pour influencer le prix mondial des biens. Quand bien même nous consommerions
du poisson ou des noix de coco à satiété, quand bien même nous produirions tout
le poisson ou toutes les noix que nous sommes capables de produire, notre île est
tellement petite que cela ne changerait rien au prix du poisson ou des noix de coco
dans le monde. Il est donc tout à fait raisonnable de supposer que le prix mondial
de la plupart des produits est indépendant de nos actions. Alors, si Votre Majesté
imposait des droits de douane sur le poisson importé, le prix du poisson sur le
marché local augmenterait du montant de ces droits. Comme le poisson importé se
vendrait désormais plus cher sur le marché intérieur, les producteurs locaux pourraient vendre leur poisson à un prix plus élevé, ce qui assurerait la survie des producteurs marginaux. L’importation diminuerait au profit du poisson local et des
emplois seraient créés dans le secteur de la pêche.
Le roi. – Cela me paraît très avantageux, d’autant plus que le trésor royal récolterait sûrement des recettes fiscales intéressantes.
L’économiste. – Vous avez raison, Votre Majesté, mais quand on examine les
choses de plus près et qu’on étudie toutes les conséquences de l’imposition de droits
de douane, on arrive à la conclusion qu’ils réduisent le bien-être du royaume (sauf
dans des cas particuliers comme la défense nationale, où les mesures de protection
se justifient).
« Bien sûr, les pêcheurs locaux vendent leur poisson plus cher et font davantage
de bénéfices. Toutefois, ces montants additionnels proviennent de la poche des consom­
mateurs. Et les recettes fiscales engrangées par le trésor royal proviennent de la poche
des consommateurs de poisson importé. Les gains des pêcheurs et de Votre Majesté
correspondent à une perte équivalente chez les acheteurs de poisson. Je vous montrerai tantôt que la perte des consommateurs de poisson est en fait plus grande que
les gains réalisés par les pêcheurs et par Votre Majesté. Pour parler franchement,
les droits de douane entraînent une perte sèche pour le royaume, autrement dit une
perte pour les uns (les consommateurs) qui n’est pas compensée par un gain pour
les autres (les pêcheurs et Votre Majesté).
« Voyons cela de plus près. Les droits imposés font monter le prix du poisson et
provoquent une baisse de la consommation. Les ménages du royaume sont amenés
à modifier leur panier de consommation : ils achètent moins de poisson, devenu trop
cher à leur goût, et ils se procurent d’autres biens qu’ils désirent moins ardemment.
Leur bien-être s’en trouve réduit. Or, cette baisse de la consommation de poisson
ne profite ni aux pêcheurs ni à Votre Majesté. Voilà une perte sèche, une perte qui
n’est compensée par aucun gain pour les autres membres de la collectivité. Par
ailleurs, la consommation provient davantage du poisson local, plus cher que le
poisson importé. Pour produire ce poisson local, il faut sacrifier plus de noix de
301
302
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
n
Les droits de douane
n n G rap h ique | 17-4
Prix
Offre
intérieure
Importations après
les droits de douane
P +T
*
P
b
a
c
*
Importations
initiales
e
X1
d
X3
Demande
intérieure
f
X4
X2
Quantité
En situation de libre-échange, le pays doit composer avec le prix mondial P * : il produit X1, consomme X 2 et importe la différence entre X 2 et X1.
L’imposition de droits de douane augmente le prix des biens importés et
permet aux producteurs du pays de vendre plus cher. La production
intérieure augmente et passe à x 3 ; les producteurs obtiennent la surface a,
puisqu’ils vendent une quantité accrue à un prix accru. Les consommateurs ramènent leurs achats à x4 et perdent un surplus égal à a + b + c + d,
puisqu’ils doivent payer plus cher pour le produit. Les importations sont
réduites à x 3x4 et le gouvernement obtient des recettes fiscales égales à c
(les droits de douane multipliés par la quantité importée).
Au total, la société perd les deux triangles b et d. Le triangle b s’explique
par une production inefficace : l’imposition de droits de douane encourage à produire une quantité X1X 3 dont le coût total (surfaces e et b) est
supérieur au prix mondial (partie e). Le triangle d correspond à la perte
de bien-être des consommateurs, qui ont réduit inutilement leur consommation d’une quantité X4X 2 : cette consommation avait à leurs yeux une
valeur (surfaces d et f ) supérieure au prix mondial qu’ils devaient payer
pour l’obtenir (surface f ).
coco que les étrangers en demandent en échange d’une même quantité de leur
poisson. Voilà une autre perte sèche pour le royaume. Ces deux pertes sèches font
en sorte que le bien-être collectif du royaume baisse. En fin de compte, les pertes
collectives des consommateurs sont supérieures aux gains collectifs des producteurs et de Votre Majesté (graphique 17-4).
Le roi. – Supposons que j’accepte vos arguments et que l’imposition de droits
de douane soit néfaste pour mon royaume considéré dans son ensemble. Peut-être
existe-t-il d’autres moyens qui auraient des effets plus favorables…
L’économiste. – Je suis certain que les fonctionnaires royaux, très imaginatifs,
pourraient inventer une foule de moyens pour protéger nos industries. Mais toutes
ces mesures auraient le même résultat : elles nuiraient en fin de compte au bien-être
du royaume dans son ensemble.
Les quotas d’importation
« Au lieu de taxer le poisson importé, Votre Majesté pourrait imposer une limite à
la quantité de poisson qui peut être importée. Une restriction quantitative de la
sorte s’appelle quota, ou contingent d’importation. Une fois cette limite atteinte, les
pêcheurs locaux ne sont plus obligés de vendre leur poisson au prix mondial, la
concurrence étrangère n’ayant plus la moindre influence. Ils peuvent donc vendre
leur poisson à un prix supérieur au prix mondial et vendre une plus grande quantité de poisson. Quand le quota d’importation est atteint, le consommateur est
contraint de s’approvisionner auprès des pêcheurs du pays, dont les coûts sont relativement élevés. Il paie plus cher pour le poisson et réduit sa consommation, comme
dans le cas des droits de douane. La production intérieure remplace une partie des
importations, des emplois sont créés dans les pêcheries et les pêcheurs locaux font
davantage de bénéfices. Mais le trésor royal ne perçoit pas de droits de douane. Dans
le cas du quota, le montant qu’aurait normalement perçu le trésor royal est empoché
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
n
Le quota d’importation
n n G rap h ique | 17-5
Prix
Offre
Quotas
P1
P*
a
b
c
d
Importations
initiales
X1
X3
X4
Demande
X2
En situation de libre-échange, le pays doit composer avec le prix mondial P* :
il produit X1, consomme X 2 et importe X 2 X1. Le quota ramène les importations
à la quantité X 3X4 et crée une rareté relative du bien. Il en résulte une hausse
du prix jusqu’à P1 ; celle-ci incite les producteurs locaux inefficaces à augmenter leur production (les producteurs obtiennent la surface a) et elle restreint
inutilement la consommation et les importations (les consommateurs perdent a + b + c + d). La surface c est accaparée par les détenteurs des quotas
d’importation ; les quotas leur donnent le droit de vendre la quantité X 3X4 à
un prix P1, alors qu’ils achètent ces unités au prix mondial P*. Comme dans
le cas des droits de douane, la société perd les triangles b et d.
Quantité
par les importateurs à qui Votre Majesté attribue le quota d’importation (graphique 17-5).
La redistribution s’effectue du consommateur au producteur et à l’importateur : le
consommateur paie en quelque sorte des droits de douane à l’importateur plutôt
qu’à Votre Majesté.
« En définitive, les effets du quota sont les mêmes que ceux des droits de douane.
Si les pêcheurs locaux font plus de bénéfices et si les détenteurs de quotas réalisent
un profit additionnel en raison de l’écart entre le prix mondial et le prix intérieur,
n’oublions pas que ces profits sont acquittés par les consommateurs. Les gains des
pêcheurs et des importateurs sont compensés par les pertes des consommateurs.
Par ailleurs, la hausse des prix incite les consommateurs à réduire leurs achats de
poisson. Ils sont amenés à remplacer le poisson par d’autres aliments ou par d’autres
produits moins prisés et leur bien-être diminue. Cette baisse de la consommation
ne profite ni aux pêcheurs ni aux importateurs. C’est une perte sèche.
« En outre, le poisson local remplace une partie du poisson importé. Or, pour
pêcher ce poisson local il faut sacrifier une plus grande quantité de noix de coco
que la quantité demandée par les marchands étrangers en échange de la même
quantité de poisson. Voilà une deuxième perte sèche. Et la perte totale est encore
plus marquée pour la collectivité locale quand les quotas d’importation sont attribués à des étrangers, car ce sont alors des étrangers qui accaparent la rente associée aux
quotas.
Le roi. – Je trouve quand même bizarre qu’une restriction des importations
puisse profiter aux importateurs…
L’économiste. – À première vue, cela peut sembler bizarre, en effet, mais à la
réflexion c’est tout à fait logique. Le quota représente le droit d’importer attribué à un
nombre limité d’importateurs. En restreignant la concurrence, il permet à celui qui
le détient d’acheter des produits étrangers au prix mondial et de les vendre à prix plus
élevé sur le marché intérieur. Le quota protège son détenteur des concurrents potentiels. Il attribue en quelque sorte un monopole à un nombre limité d’importateurs.
303
304
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
« Et puis, Votre Majesté, s’il m’était permis de vous donner un conseil plus précis :
méfiez-vous des quotas partiels, soit des quotas qui ne s’appliquent qu’aux importations en provenance d’un pays en particulier. Ces quotas ne profitent pas toujours
aux entreprises et aux travailleurs du pays. Si Votre Majesté limitait la quantité de
poisson importé des Îles-Unies, il ne s’ensuivrait pas nécessairement que les
pêcheurs locaux vendraient plus de poissons, car les consommateurs pourraient
acheter du poisson importé d’un autre pays. L’imposition d’un quota de ce genre
pourrait en fait créer des emplois dans un pays tiers et avoir peu d’effets chez nous ;
cela risquerait d’entraîner une importante perte nette pour le royaume.
« Les quotas d’importation ont aussi un effet pernicieux que les droits de douane
n’ont pas. En limitant le nombre de poissons importés, ils encouragent les producteurs étrangers à exporter les poissons sur lesquels ils réalisent la plus forte marge
de profit ; par exemple, on importera les poissons les plus coûteux, les poissons
exotiques et raffinés, les poissons « haut de gamme ». Le contingent a ainsi pour
effet de réduire l’importation des poissons les moins chers et il pénalise les consommateurs à revenu modeste qui consomment peu de poissons exotiques. Même si de
telles mesures peuvent donner une bouffée d’oxygène aux producteurs nationaux qui
rencontrent des difficultés momentanées, on voit bien qu’en revanche elles engendrent
des effets non négligeables.
Le roi. – Vous disiez qu’il existe une multitude de mesures protectionnistes
possibles.
L’économiste. – J’en mentionne quelques-unes très rapidement parce qu’il serait
trop long de les mentionner toutes. Et je souhaite prévenir Votre Majesté : ces
mesures sont peut-être moins apparentes pour le profane, mais elles ne sont pas
moins coûteuses pour la société qui les adopte.
Les règles techniques
« Votre Majesté pourrait définir des normes nationales précises et contraignantes
de façon à augmenter les coûts des producteurs étrangers et par conséquent à limiter
leur offre. Par exemple, elle pourrait décréter que seul le poisson mesurant au
moins 30 centimètres serait admis sur le marché local, puisque nous savons fort
bien que seuls les poissons de notre royaume atteignent une telle longueur. Elle
pourrait camoufler le caractère protectionniste de cette restriction en déclarant
qu’elle vise à protéger l’espèce. Sous prétexte de protéger la santé de vos sujets, Votre
Majesté pourrait énoncer une règle selon laquelle seul le poisson pêché le jour
même serait admis, ce qui nuirait fort aux importations, puisqu’il faut au moins
une journée aux bateaux étrangers pour atteindre nos rives. Les exemples abondent
de mesures de cette nature. Certaines îles ensemencent leurs eaux nationales d’une
substance artificielle qui favorise la croissance (et, semble-t-il, aide le poisson à
nager plus vite). Votre Majesté pourrait interdire le poisson dont la croissance n’est
pas parfaitement naturelle, en invoquant les risques pour la santé de ses sujets.
Les formalités bureaucratiques
« Votre Majesté pourrait aussi compliquer la vie des importateurs et réduire les
importations en imposant des règles à caractère bureaucratique. Elle pourrait par
exemple décréter que tout le poisson importé devrait transiter par le tout petit quai
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
à l’autre bout de l’île et être vendu sur place. Or, il se trouve que, faute d’espace, un
seul inspecteur royal peut travailler à ce quai, de sorte que la quantité de poissons
qui pourrait entrer serait sérieusement restreinte, sans qu’on puisse accuser Votre
Majesté de limiter indûment les importations. Nous ne serions pas les premiers à
procéder de cette manière. En Franca, les autorités ont naguère décrété que les
importations de magnétoscopes, des appareils hautement perfectionnés que notre
île ne connaît pas encore, devaient être dédouanés à un minuscule poste situé à
­Poitiers, retardant ainsi leur entrée au pays1.
La préférence nationale
« On peut encore freiner les importations en recourant à d’autres artifices. Par
exemple, Votre Majesté pourrait émettre une directive enjoignant les cuisiniers
royaux à acheter du poisson local de préférence au poisson étranger, pourvu que
son prix ne dépasse pas de plus de 15 % le prix du poisson importé. On a longtemps
observé des pratiques analogues dans certains pays éloignés, peu connus de nos gens.
Pour protéger la culture locale, on pourrait imaginer que Votre Majesté impose une
règle de contenu local, autrement dit que tous les plats préparés dans le royaume
devraient avoir au moins 20 % de contenu local. Notre fameux poisson à la noix de
coco serait sûrement dénaturé s’il était préparé avec du poisson importé.
Détaxation et subventions
« Votre Majesté pourrait encore recourir à la détaxation et aux subventions pour
protéger l’industrie du pays. Je vous ai apporté un autre dessin (graphique 17-6) qui
illustre les effets de ces deux mesures qui sont peut-être parmi les moins nuisibles,
puisqu’elles n’amènent pas le prix pratiqué à l’Île-Royale à s’écarter du prix mondial.
Les producteurs locaux sont avantagés, mais les consommateurs peuvent continuer
à consommer librement leur produit préféré au prix mondial, qu’il soit originaire du
pays ou importé. En revanche, les contribuables nationaux sont appelés à financer
les subventions.
8. LES LIMITES DE LA PROTECTION
Votre Majesté peut le constater, elle peut si elle le désire utiliser plu« C omme
sieurs moyens plus ou moins directs ou plus ou moins détournés pour res-
treindre les importations. Elle ne doit pourtant pas se leurrer : si ces mesures
avantagent certains de ses sujets, elles entraînent toutes des coûts pour d’autres
loyaux sujets. Quand un souverain restreint les importations, ce ne sont pas les
étrangers qui en souffrent le plus, ce sont ses propres sujets, qui doivent payer plus
pour satisfaire leurs besoins, leurs désirs.
« Si Votre Majesté protégeait les pêcheries locales de la concurrence étrangère,
chaque emploi sauvegardé dans ce secteur coûterait davantage que le revenu gagné
par le pêcheur en cause. C’est la conclusion à laquelle on arrive si on se fie aux
nombreuses études qui ont été faites dans plusieurs pays. Selon ces études, chaque
305
306
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
n
n n G rap h ique | 17-6
A.
Les taxes et les subventions : un pot-pourri
P
Dans le contexte international, les gouvernements
recourent à une multitude de taxes et de subventions.
En voici un pot-pourri, la perte de bien-être étant illustrée dans chaque cas par un ou plusieurs triangles
quadrillés. Les quatre premières interventions concernent
les pays exportateurs, les autres les pays importateurs.
O
P
*
P –T
*
La taxe à l’exportation ramène le prix intérieur à P * – T,
stimule la consommation, décourage la production
intérieure et réduit les exportations en incitant les producteurs à vendre sur le marché intérieur.
D
X1
B.
X3
X4
X
X2
P
O+T
O
P
*
La taxe à la production déplace la courbe de l’offre
vers le haut en haussant les coûts des producteurs. La
production et les exportations diminuent, mais cela
n’influe ni sur le prix intérieur (qui correspond au prix
mondial) ni sur la consommation.
D
X1
C.
X
X3 X2
P
O
P +S
*
P
*
Les subventions à l’exportation rendent les exportations plus alléchantes, car les producteurs reçoivent
P * + S. La production intérieure est stimulée et elle est
détournée vers l’étranger. Les consommateurs du pays
réduisent leurs achats, puisqu’ils doivent payer davantage.
D
X3
D.
X1
X2 X4
X
P
O
O+S
P
*
Les subventions à la production encouragent la production et les exportations, mais elles ne modifient ni
le prix sur le marché intérieur ni la consommation
intérieure.
D
X1
X2 X3
X
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
n
n n G rap h ique | 17-6
E.
Les taxes et les subventions : un pot-pourri (suite)
P
O
Les droits de douane représentent une taxe à l’importation dont les effets ont été décrits précédemment
(graphique 17-4).
P +T
*
P
*
D
X1
F.
X3
X2
X4
X
O+T
P
O
La taxe à la production décourage la production intérieure et stimule les importations, mais elle n’agit ni sur
le prix intérieur ni sur la consommation.
P
*
D
X3
G.
X1
X
X2
P
O
Les subventions à l’importation ramènent le prix intérieur à P * – S et encouragent la consommation et les
importations. La production intérieure diminue et une
taxe à l’exportation est requise pour empêcher les
producteurs d’écouler leur production à l’étranger, à
un prix P * plus intéressant.
P
*
P –S
*
D
X3
H.
X1
X2
X
X4
P
O
O+S
Les subventions à la production encouragent la production intérieure, mais ne modifient ni le prix sur le
marché intérieur ni la consommation.
P
*
D
X1
X3
X2
X
307
308
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
emploi protégé par une mesure quelconque coûte beaucoup plus cher qu’il ne rapporte en salaire. Pour vous donner une idée, d’après une étude effectuée il y a
plusieurs années dans le pays dont l’économie était la plus forte à cette époque, le
coût pour les consommateurs de chaque emploi sauvegardé était de 25 000 $ dans
le textile, de 105 000 $ dans l’automobile, de 420 000 $ dans la production de téléviseurs et de 750 000 $ dans l’acier, montants beaucoup plus élevés que les salaires
versés aux travailleurs de ces mêmes industries2. À ce compte, il serait préférable
de verser leur salaire aux travailleurs touchés… afin qu’ils ne travaillent pas ! Ils
pourraient alors se recycler, ce qui faciliterait la transition vers d’autres emplois.
Qu’on pense à protéger les personnes à faible revenu des conséquences du libre
commerce, soit, c’est même essentiel ; cependant, la meilleure façon de le faire n’est
pas de protéger l’industrie dans laquelle elles travaillent. J’ai préparé un dessin
(graphique 17-7) qui peut-être vous convaincra : les gains du libre commerce sont
supérieurs aux coûts engendrés, de sorte qu’il est possible de dédommager pleinement les perdants.
« Enfin, s’il est vrai, Votre Majesté, que les mesures protectionnistes protègent les
emplois dans les secteurs désignés, il faut tenir compte, par ailleurs, de leurs conséquences dans les autres secteurs de l’économie. Nous n’avons pas la certitude qu’il
y a création nette d’emplois dans l’ensemble de l’économie. Par exemple, si le poisson coûte plus cher à cause de l’imposition de droits de douane, le coût de tous les
repas préparés que le royaume vend à l’étranger augmentera. Nos fameux plats
préparés de poisson à la noix de coco se vendront moins bien à l’étranger. Nous
perdrons des emplois dans ce secteur. Ensuite, si nos réduisons nos importations,
notre monnaie nationale prendra de la valeur et les étrangers devront payer davantage pour nos produits. Nos exportations en souffriront. Là encore, des emplois seront
perdus. Et songez que, si vous fermez notre marché au poisson des Îles-Unies, le
gouvernement de ces îles prendra peut-être des mesures de représailles et empêchera vos sujets d’y vendre des noix de coco. Quand on tient compte de toutes les
conséquences possibles, sinon probables, de l’imposition de droits de douane, la
protection des emplois n’est pas un résultat assuré. »
n
La levée des quotas et ses effets redistributifs
n n G rap h ique | 17-7
Bien-être des
consommateurs
R1
Levée
des
quotas
S’il existe des quotas d’importation dans le secteur de la
pêche, la situation initiale correspond à une mauvaise allocation des ressources, soit le point R 0, sous la frontière de
satisfaction. La levée des quotas défavorise les pêcheurs,
mais elle avantage les consommateurs du pays (point R1).
L’allocation des ressources s’est améliorée : les gagnants
gagnent plus que les perdants ne perdent et il est possible
d’offrir une compensation. En dédommageant les perdants
(point R 2), la société s’assure que la levée des quotas accroît
le bien-être collectif.
Compensation
R2
R0
Bien-être des
pêcheurs
CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL
9. CONCLUSION
L
e roi en avait entendu suffisamment. Il devait encore convaincre ses sujets,
tâche fort malaisée parce que l’économiste tenait des propos qui étaient souvent mal perçus et mal compris. Les gens avaient en tête l’idée suivante : pour qu’un
pays gagne à l’échange, l’autre pays doit y perdre. Il faudrait du temps au roi pour
changer ce réflexe, pour arriver à convaincre les gens que le commerce n’est pas un
jeu à somme nulle. C’est au contraire un jeu à somme positive : dans un échange,
les deux parties prenantes sont gagnantes. Quand une personne riche achète une
chemise à un fabricant, les deux y gagnent. Ce principe, qui vaut pour l’économie
nationale, vaut également pour deux personnes appartenant à des pays différents.
C’est cela que le roi voulait faire comprendre à ses sujets.
Il voulait combattre cette idée reçue qui consiste à associer, d’une part, exportation, création d’emploi et richesse et, d’autre part, importation, destruction d’emploi
et appauvrissement. Il répétait dans sa tête ce qu’il dirait à ses sujets.
« Quand nous achetons le poisson des Îles-Unies, nous leur donnons une certaine
quantité de notre monnaie locale. Cela représente une dette pour notre royaume,
dette qu’il faudra rembourser en donnant de nos produits en échange. Cette monnaie
n’est donc pas perdue pour nous, car elle ne peut servir qu’ici. Nos importations fournissent aux Îles-Unies les moyens d’acheter nos produits et seulement nos produits,
car notre monnaie ne peut servir nulle part ailleurs dans le monde. La monnaie qui
sort du royaume est condamnée à y revenir un jour. À moins que les étrangers la
trouvent à ce point attrayante qu’ils veuillent la conserver en réserve. Et si c’était le
cas, nous aurions obtenu un produit étranger gratuitement. Il n’y aurait pas de quoi
se plaindre !
« Quand nous vendons nos noix de coco à l’étranger, nous obtenons en échange
de la monnaie étrangère qu’aucun commerçant local n’accepte en échange de ses
produits (sauf s’il veut acheter à l’étranger). Cette monnaie étrangère ne peut finalement être utilisée qu’à l’étranger. La monnaie étrangère reçue en échange de nos
produits servira donc éventuellement à acheter des produits étrangers. Nos exportations nous donnent les moyens d’acheter à l’étranger. La monnaie étrangère
­obtenue grâce aux exportations créera donc des emplois à l’étranger. »
Le roi voulait choisir correctement ses mots, pour avoir la certitude que ses sujets
ne commettraient pas l’erreur – commune à trop de gens – d’exagérer la création
d’emplois associée aux exportations et de s’imaginer que les importations détruisent
des emplois. Par ailleurs, il comprenait leur inquiétude. « Certains d’entre eux subiront
des pertes si j’autorise le libre commerce avec nos voisins, se disait-il. Ils devront
changer d’emploi et peut-être de résidence. Ils verront leur revenu diminuer. Mais
les gains réalisés par mes autres sujets seront plus importants encore. Malheureusement, les gains et les pertes ne sont pas répartis de manière uniforme. Il faut donc
que je trouve le moyen de protéger les plus faibles de mes sujets, les moins souples.
Toutefois, ce n’est pas en protégeant l’industrie que j’y arriverai. Il faut plutôt que
je pense à des mesures susceptibles de protéger les personnes plutôt que les industries et qui les aideront à s’adapter au changement. »
Si l’économiste royal avait pu à ce moment lire dans l’esprit de son souverain, il
aurait été encouragé. Il y avait de l’espoir : son message commençait à faire son chemin.
309
310
CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL
N O T E S
1. « France’s Actions Belie Free-Trade Talk As It Attempts to Curtail Imports Flood », The Wall Street Journal, 29 octobre 1982.
2. A. Blinder, Hard Heads, Soft Hearts : Tough Minded Economics for A Just Society, Reading, Addison-Wesley, 1987, p. 116.
SIXIÈME PARTIE
CONCLUSION
Chapitre 18
LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
CHAPITRE
18
LE RÔLE DE
L’ÉCONOMISTE
1. Ce n’est pas à l’économiste de décider
2. Que le consommateur décide !
3. Une solution valable ?
4. La compétence professionnelle
de l’économiste
5. Des outils modestes, mais essentiels
6. Une distribution inégale
7. Les effets redistributifs
8. Des objectifs conflictuels
9. Une réserve importante
10. Conclusion
314
SIXIÈME PARTIE CONCLUSION
1. CE N’EST PAS À L’ÉCONOMISTE DE DÉCIDER
L
a réalité est contraignante tant pour les sociétés que pour les individus. Le rôle
de l’économiste consiste à rappeler constamment cette vérité toute simple, mais
si facilement oubliée. Tout comme les individus, la société doit composer avec une
contrainte budgétaire : elle ne peut, sans s’endetter, consommer plus qu’elle ne produit et sa capacité de produire est limitée par les ressources dont elle dispose. Le
message de l’économiste est clair : les ressources sont rares et il faut en faire le
meilleur usage possible. L’allocation optimale des ressources n’est rien d’autre.
La société doit faire des choix. Cependant, qui doit décider ? Qui doit être juge ?
Selon quelles normes, selon quels critères faut-il évaluer les multiples allocations
possibles afin de choisir la meilleure d’entre elles ? À entendre un certain nombre
de gens, la décision ne revient certainement pas aux économistes. Ceux-ci ne
seraient guère que des comptables présomptueux, qui ramènent toute chose à sa
valeur pécuniaire et préconisent de sombres coupures dans le domaine de l’éducation et de la santé, et cela à seule fin d’atteindre l’équilibre budgétaire. On ne peut
leur permettre d’imposer leurs valeurs personnelles à l’ensemble de la société.
Les économistes sont d’accord avec cette prise de position. La morale ou l’éthique
ne sont pas de leur ressort. Ils n’exercent pas d’autorité morale, bien au contraire,
la science économique se voulant amorale. Il ne leur appartient pas d’imposer leurs
valeurs à la société. D’ailleurs, la plupart évitent de le faire, bien que cela soit parfois difficile, car des idées en apparence neutres véhiculent souvent des valeurs. Les
économistes sont essentiellement des messagers : leurs recommandations doivent
refléter les valeurs et les désirs exprimés par la collectivité.
2. QUE LE CONSOMMATEUR DÉCIDE !
C
’est au consommateur qu’il revient de prendre les décisions, d’évaluer les allocations possibles. Le consommateur est souverain ; lui seul est en mesure
d’évaluer sa propre situation, son propre bien-être. Personne ne peut le faire à sa
place. L’allocation des ressources doit se faire selon ses vœux. Il fait connaître ses
désirs par les décisions qu’il prend sur les marchés, chaque consommateur pouvant
voter dans la mesure de ses revenus.
Qu’un individu préfère la revue Playboy à The Economist, qu’il lise Le Journal de
Montréal au lieu du Devoir, c’est son affaire. Que les consommateurs dépensent des
sommes énormes pour se procurer de la nourriture pour animaux ou qu’ils se ras­
semblent pour admirer des hommes forts qui simulent des combats de lutte dans
le cadre d’un spectacle bien orchestré, qu’ils parent leurs pelouses de flamants roses
en plastique ou qu’ils y placent un Rodin, cela ne regarde qu’eux, pourvu que leurs
actions ne nuisent pas aux autres membres de la société.
Tout n’est pas que blanc ou noir, toutefois. Que le consommateur soit libre de
choisir ses chaussures et son alimentation va de soi. La question est plus délicate
dans le cas de certains consommateurs, comme les enfants et les handicapés men-
CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
E N C A D R É 1 8 - 1  
   Peut-on librement choisir de se faire lancer ?
L’Ontario veut interdire le lancer du nain
Ce n’est pas une blague. Un projet intitulé « Loi interdisant le lancer de nains » a
bel et bien été déposé le 12 juin dernier
[2003] devant l’Assemblée législative de
l’Ontario !
Interrogé sur le caractère plutôt inusité
de la compétition, M. Chanko explique :
« C’est Windsor, ici, pas Montréal. Faute de
Festival de jazz et de Musée des beaux-arts,
il faut bien que les gens se divertissent ! »
L’initiative du projet de loi revient à Sandra
Pupatello, députée de Windsor-Ouest où un
bar de danseuses nues, le Leopards Lounge
& Broil, propose chaque jeudi à ses clients
un spectacle de lancer du nain. Les clients
sont invités à propulser le plus loin possible
Bradley Brunelle, 1,40 m.
« J’appuie ce projet de loi. Le lancer du
nain est dangereux et dégradant », estime
pour sa part Kevin Kistler, président de
Little People of Ontario, qui défend les droits
des personnes de petite taille.
Paul Chanko, un des gérants du Leopards,
estime que le seul mérite de ce projet de loi
« paternaliste » est « d’avoir fait une excellente promotion de l’événement », qui fait
toujours salle comble.
« Bradley adore son travail !, ajoute
M. Chan­ko, qui défend le libre arbitre pour
tous. Une personne devrait pouvoir profiter
de tous les dons dont Dieu l’a dotée. Un
nain peut faire ce qui lui plaît, devenir danseur burlesque si ça lui chante. C’est un
adulte consentant. »
Qu’en est-il de ceux qui désirent quand
même accepter ce type d’emploi ? M. Kistler
ne voudrait pas priver une petite personne
de son gagne-pain. « C’est une question
­délicate, concède-t-il. Je connais quelqu’un
qui récoltait des pourboires mirobolants en
se baladant entre les tables d’un bar, une
­assiette de nachos sur la tête. »
Directrice générale de l’Association québécoise des personnes de petite taille (AQPPT),
Louiselle St-Pierre abonde dans le sens de
son homologue ontarien. Même si le lancer
du nain heurte les valeurs de dignité et
d’intégration défendues par l’Association,
« on ne peut pas intervenir si les gens le font
sur une base individuelle ».
Le lancer du nain ne semble pas être une
activité très répandue au Québec. Les personnes de petite taille sont néanmoins souvent recherchées pour servir de lutins du
père Noël, d’artistes promotionnels et même
d’acteurs pornos. Les appels se faisaient si
nombreux à l’AQPPT qu’en janvier 2001 elle a
dû dire à ses membres de se doter d’agents
artistiques.
Si le projet de loi se concrétise, l’Ontario
deviendra membre du club encore restreint
des endroits qui interdisent ce divertissement particulier.
En France et en Floride, le lancer du nain
est interdit, et ce même si des personnes de
petite taille ont tenté d’attaquer la validité
des lois le prohibant.
Le Haut-Commissariat aux droits de
l’homme a maintenu la validité de la loi
française, en 2002, la jugeant « nécessaire à
la sauvegarde de la dignité humaine ».
Source : Maryse Chouinard, La Presse, 20 juin 2003, p. B2.
taux, et de certains biens. Doit-on laisser les personnes libres de consommer des
drogues, même si personne d’autre n’est touché ? Qu’en est-il de la pornographie et
de l’avortement ? Doit-on en toutes circonstances reconnaître la souveraineté du
consommateur ? Chaque économiste apportera probablement une réponse légèrement différente à cette question. En règle générale, cependant, l’économiste tend à
respecter, sans les juger, les désirs du consommateur (encadré 18.1).
3. UNE SOLUTION VALABLE ?
Y
a-t-il véritablement une solution de rechange ? On pourrait peut-être confier
les décisions à quelqu’un d’autre qu’au consommateur, à quelqu’un qui saurait
ce qui est bon pour les autres. On trouvera toujours des volontaires disposés à dire
aux autres ce qu’ils doivent faire de leur vie, des « gérants d’estrade ». Cette solution
n’est guère rassurante, comme le montre l’encadré 18-2. Il est plutôt délicat pour
une société de confier des décisions à des personnes qui n’ont pas à en subir les
conséquences. On leur demande de décider du sort des autres sans qu’ils aient à
315
316
SIXIÈME PARTIE CONCLUSION
E N C A D R É 1 8 - 2  
   La fontaine confisquée
I
l était une fois sur une planète que vous
ne connaissez pas, dans un pays que je
ne saurais dire, un grand savant dont la légende n’a pas retenu le nom. Cet homme
avait trouvé la formule d’une drogue phénoménale dont l’absorption ajoutait non seulement des années à la vie, mais également
de la vie aux dernières années d’une population vieillissante.
Tel qui boirait la quantité prescrite de cet
élixir vivrait très longtemps (combien d’années ? Nul ne peut encore le savoir de science
sûre) et qui plus est jouirait pendant tout ce
temps d’une santé exceptionnelle.
Mais il y avait une difficulté. Ce médicament
coûtait cher, très cher même, préparé qu’il
était à partir de substances extrêmement rares,
selon des procédés excessivement coûteux.
On le commercialisa sous l’étiquette Fontaine de Jouvence.
Son prix était à l’avenant. Seules les personnes très riches, celles qui ont les moyens
de tout s’offrir, pouvaient s’en procurer et
quelques marginaux qui étaient disposés à
sacrifier tout le reste pour l’obtenir.
Il s’instaura une situation sociale que
d’aucuns qualifièrent de profondément injuste. La colère grondait. On convoqua les
états généraux.
Les délégués, une fois rassemblés, s’entendirent facilement sur le premier article à
l’ordre du jour : étatiser la production d’un bien
que, de toute évidence, on ne pouvait abandonner aux aléas de l’initiative individuelle.
Certains s’objectèrent. « Certes, dirent-ils,
la situation présente n’est pas idéale. Mais
soyons patients : laissons passer, laissons faire.
Le prix élevé du médicament attirera l’attention des entrepreneurs. Ils investiront dans la
prospection des substances qui le composent.
On trouvera où s’approvisionner à des sources
jusqu’ici ignorées. D’autres inventeront des
succédanés aussi efficaces, tandis qu’on dé­
pensera des fortunes personnelles entières
à mettre au point de nouveaux procédés de
fabrication. Il s’ensuivra une hausse de la
production qui fera baisser le prix et le médicament, peu à peu, deviendra disponible
Source : Jean Francœur, Le Devoir, 31 juillet 1985.
en abondance. À long terme, peut-être même
y en aura-t-il pour tout le monde. »
Mais ceux-là furent copieusement hués.
Un jeune MBA leur donna la réplique : « La
vérité, dit-il, c’est qu’à long terme nous serons tous morts (il citait Lord Keynes, je crois).
Il faut réclamer, et tout de suite, un partage
équitable de cette ressource. On ne se laissera pas refaire le coup de la « main invisible »
(allusion transparente à la thèse d’Adam
Smith). Personne ici ne voudra de cette liberté qu’on nous propose, celle “du renard
dans le poulailler” (Karl Marx ?). »
Ayant ainsi disposé du premier point, les
consultants abordèrent le second, non sans
qu’on observât un certain flottement. À qui
allait-on réserver ce tonique, toujours aussi
coûteux que rare, puisqu’une simple distribution au compte-gouttes serait tout à fait
inefficace.
Ce fut l’impasse. Jusqu’au moment où un
délégué proposa l’élection d’un groupe de
sages qui recevrait le mandat de résoudre le
dilemme. On n’eut aucune peine à pourvoir
les 120 sièges de cette assemblée élue au
suffrage universel.
Mais il se passa, dans les jours qui suivirent,
la chose la plus paradoxale qu’on puisse
imaginer. Contre toute logique, l’assemblée
des sages décida de limiter la production du
médicament et de sévir contre tout éventuel
marché noir.
Elle justifiait ainsi sa décision : la fabrication de cette drogue nécessite des frais d’im­
mo­bilisation et d’exploitation incommensurables. Cet argent ne peut venir que des
impôts. Ces derniers sont déjà trop lourds.
Jamais le peuple ne comprendra qu’on le
pressure davantage pour obtenir une potion
qui, pour prodigieuse qu’elle soit, ne servira
tout de même qu’à une infime minorité. Ce
serait provoquer la juste révolte des contribuables – dans la tête desquels pourrait
germer l’idée de procéder à un nouveau
tour de scrutin… On se contenta d’instaurer,
discrètement, un régime public de rentes
partiellement capitalisé.
Le plus difficile restait à faire. Comment
redistribuer cette médication doublement
rationnée (pour des raisons techniques et po­
litiques) ? D’après quels critères choisirait-on
celui qui aurait droit d’y porter les lèvres ?
On songea à une loterie, mais l’idée en parut
indigne. Après mûres délibérations, l’assemblée trancha : l’élixir sera réservé aux plus
méritants.
C’était ne rien décider du tout. Car comment juge-t-on des mérites de chacun ?
Les élus se laissèrent finalement convaincre
que, tout bien considéré, les plus méritants
ne pouvaient être que ceux-là que le peuple
avait choisis et mandatés eux-mêmes. Les
premières potions leur revenaient. D’ailleurs,
ainsi ragaillardi et conforté à la pensée d’une
longue vie promise, chacun ne se sentirait-il
pas plus motivé par la poursuite d’un mandat reçu démocratiquement ?
Sur ces entrefaites, une délégation frappait à la porte. C’étaient les porte-parole des
employés de la Fontaine de Jouvence. Ces
derniers réclamaient leur part en avançant
plusieurs arguments dont l’un parut tout à
fait convaincant : ils allaient se concerter
pour stopper la production. On fit droit à
leur juste revendication.
Mais à qui ira le tout petit peu qui restait ? Prenant la parole à tour de rôle, chacun
fit valoir que, parmi les personnes qu’il
connaissait, les plus méritantes étaient sans
contredit celles-là qui les avaient aidés à
remporter l’élection. Quelle cause plus noble
que celle d’éclairer le peuple sur le choix de
ses chefs ? On en tomba d’accord.
Comme on tomba d’accord aussi, étant
donné la quasi-impossibilité de juger des
mérites de quiconque, sur le fait qu’il n’y
avait aucune raison de croire que les amis et
les proches de chacun des membres de l’as­
sem­blée étaient moins méritants que tous
les autres. On leur servit les fonds de barils.
Il ne restait qu’à adopter, à la vapeur, le
principe de la transmission héréditaire des
droits acquis.
Et c’est ainsi, veut la légende, qu’en moins
d’une génération la planète fut dominée par
une race supérieure, guillerette et éternelle.
Ils s’appellent les Morlocks. Les autres, la
grande majorité des simples mortels, leur
servent de bêtes de somme.
CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
partager ce sort. Malheureusement, ce qui est bon pour les autres n’est pas nécessairement ce que nous ferions personnellement si nous étions à leur place. Laissons
aux gens le soin de décider eux-mêmes : ils en supporteront eux-mêmes les con­
séquences.
Le postulat de la souveraineté du consommateur n’exclut pas cependant une
certaine forme de paternalisme. Selon des recherches récentes en matière de comportement des consommateurs, il est possible d’encadrer les choix individuels sans
véritablement restreindre la souveraineté du consommateur. Par exemple, en
matière de régimes de retraite, les consommateurs ne seraient pas parfaitement
rationnels et feraient des choix différents selon qu’on leur offre l’option d’adhérer à
un régime ou l’option de se retirer du même régime. Si on inscrit les individus à un
régime donné et qu’ils ont la possibilité de se retirer, ils sont plus nombreux à faire
partie du régime que s’ils doivent eux-mêmes s’inscrire au régime. Cette différence
dans les comportements laissent donc une certaine marge de manœuvre aux autorités pour influencer les choix individuels sans porter atteinte à la souveraineté du
consommateur1.
Pourtant, diront certains, les économistes dépensent une grande énergie à dicter
une ligne de conduite à la société. Ne sont-ils pas en train de décider à la place des
autres ? Ne se comportent-ils pas en « gérants d’estrade » quand ils font leurs recommandations ? Il en serait ainsi si ces recommandations découlaient de leurs préférences personnelles, mais elles reflètent plutôt les préférences des consommateurs
telles qu’elles s’expriment sur les marchés. C’est en cela que consiste leur compétence
professionnelle : ils connaissent les mécanismes du marché et ils sont en mesure de
déceler les préférences des individus.
Le postulat de la souveraineté du consommateur a son utilité : il oblige les économistes à faire abstraction de leurs préférences personnelles. S’il fallait que chaque
économiste inscrive ses préférences et ses valeurs personnelles dans l’analyse des
politiques, il en résulterait un fouillis inextricable. On obtiendrait autant d’analyses
divergentes que d’économistes. Les conclusions différeraient non seulement à cause
des lectures différentes qu’ils feraient des phénomènes, mais aussi en raison de leurs
valeurs personnelles différentes. Il ne serait plus possible de faire la part des valeurs
et des faits dans ces conclusions. Si l’économiste s’abstient d’évaluer la distribution
des revenus, ce n’est pas parce qu’il considère la question comme peu importante.
C’est plutôt dans le but de réduire la part des valeurs dans son analyse afin de la
rendre aussi générale que possible. C’est pourquoi l’économiste formule le problème
de l’allocation optimale des ressources de façon à éviter de comparer la satisfaction
de chacun, en recourant au critère de compensation.
4. LA COMPÉTENCE PROFESSIONNELLE DE L’ÉCONOMISTE
L
’avantage comparé de l’économiste tient à sa connaissance des mécanismes du
marché, qui lui permet de cerner les désirs de la collectivité. Le consommateur
s’exprime sur le marché, il y révèle ses préférences en acceptant ou en refusant
d’acheter un bien au prix exigé. Il y divulgue l’intensité de ses préférences pour les
différents biens que l’économie peut produire, cette intensité se reflétant dans le
prix relatif des biens.
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318
SIXIÈME PARTIE CONCLUSION
Le mécanisme du marché représente le moyen le plus efficace que l’on connaisse
pour amener les consommateurs à révéler leurs désirs et pour assurer la satisfaction
de ces désirs, dans la mesure où les ressources le permettent. Il force les membres
de la société à réserver les ressources dont ils disposent aux utilisations les plus
valorisées. On ne joue pas impunément avec ce mécanisme, même quand on a des
intentions louables. Les conséquences de ces interventions sont néfastes parce qu’on
fausse l’information véhiculée par les prix et qu’on empêche le mécanisme des prix
d’allouer les ressources selon les souhaits de la collectivité.
5. DES OUTILS MODESTES, MAIS ESSENTIELS
P
ourtant, l’économiste n’affiche-t-il pas des prétentions exagérées ? Comment
prendre au sérieux des recommandations fondées sur une analyse théorique
qui se contente de graphiques simplistes ? La réalité est beaucoup trop complexe
pour être réduite à un graphique représentant les courbes de l’offre et de la demande
ou la frontière de production.
Les analyses simples présentées dans ce manuel ne prétendent pas apporter de
solution définitive aux problèmes multiples et complexes de la société. Les outils
sur lesquels elles reposent sont effectivement modestes. Ils ne servent finalement
qu’à incorporer dans l’analyse la réalité des contraintes existant dans toute société.
Les deux courbes hypothétiques de l’offre et de la demande ne suffisent évidemment pas pour régler les problèmes de la société parce qu’elles ne renferment pas
toute l’information nécessaire à la prise de décision. Néanmoins, elles permettent
de définir le problème fondamental et d’en dégager les principales conséquences.
Les conclusions extraites de cette première analyse effectuée avec des outils « primitifs » ne s’évanouissent pas dans une analyse plus élaborée, elles découlent d’une
réalité inéluctable qui s’impose même dans une étude plus proche de la réalité. La
vraie vie est plus complexe qu’un simple graphique, mais elle n’échappe pas aux lois
fondamentales qu’il représente. C’est là l’objet d’une analyse simple : dégager les
éléments fondamentaux, quitte à élaborer par la suite.
À la réflexion, il est curieux que les économistes soient taxés d’irréalisme en
raison de la simplicité de leurs modèles. S’ils escamotent bien des aspects de la
réalité, ces modèles en retiennent pourtant les aspects essentiels, ceux qui sont présents dans toute situation, mais que les critiques eux-mêmes oublient facilement de
mentionner. La contrainte des ressources disponibles est un élément de la réalité
qui est fondamental dans toute analyse économique. Or, on a souvent l’impression
que les critiques retiennent une foule d’éléments accessoires, mais omettent cet
élément essentiel. Rien ne sert de construire un modèle complexe, incorporant une
foule de détails plus ou moins importants, si l’on omet l’essentiel.
En matière d’intervention gouvernementale, les contraintes ne proviennent pas
seulement de l’insuffisance des ressources disponibles. Elles découlent aussi des
comportements individuels, du fait qu’on ne peut forcer quelqu’un à agir contre son
intérêt personnel. Toute intervention doit tenir compte des réactions individuelles ;
CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
celles-ci limitent les possibilités d’action tout autant que les ressources disponibles.
Les autorités gouvernementales doivent elles aussi se soumettre à ces contraintes,
même si elles sont en position d’autorité. Si elles négligent ces règles, leurs politiques
sont vouées à l’échec.
6. UNE DISTRIBUTION INÉGALE
L
e postulat de la souveraineté du consommateur implique que l’analyse économique n’accorde pas la même importance à chacun des consommateurs. Dans
un régime de marché, le vote sur l’allocation des ressources s’effectue en fonction
des revenus de chacun. Certains peuvent juger inacceptable cette façon de procéder.
Si la distribution actuelle des revenus n’est pas acceptable sur le plan social, il s’ensuit que les votes exprimés sur le marché n’ont aucune valeur particulière et que les
prix qui en découlent ne transmettent pas l’information voulue, car ils ne reflètent
pas suffisamment les désirs des personnes à faible revenu. L’analyse de l’économiste
ne conduirait donc pas à des recommandations acceptables parce qu’elle refléterait
une distribution inéquitable des revenus.
Cette difficulté n’est pas insurmontable. Sur le plan conceptuel, on peut la con­
tourner en posant d’abord le problème de la distribution des revenus et ensuite
celui de l’allocation des ressources. Si la distribution des revenus est jugée inacceptable par la collectivité, on doit y remédier. Une fois ces modifications apportées,
l’économiste peut essayer de dégager l’allocation des ressources souhaitée par la
collectivité. En réalité, la question n’est toutefois pas si simple parce que l’allocation
des ressources et la distribution des revenus sont déterminées simultanément. Pour
savoir quelle est la redistribution désirable des revenus, il faudrait avoir une idée
des prix qui auraient cours en son absence et tenir compte de l’effet que la redistribution elle-même pourrait avoir sur les prix. La tâche n’est pas des plus simples.
7. LES EFFETS REDISTRIBUTIFS
L
’ efficacité en tant qu’objectif peut être incompatible avec une distribution équitable
des revenus. Les économistes évaluent les situations en termes allocatifs. Or, la
société peut attacher suffisamment d’importance à une distribution équitable des
revenus pour être disposée à sacrifier l’objectif d’efficacité dans une certaine mesure.
Par conséquent, il est contre-indiqué de viser l’efficacité sans tenir compte des effets
distributifs. Cela, les économistes l’oublient peut-être trop facilement. Il ne faut pas
pour autant négliger leurs recommandations quant au choix des instruments de
redistribution à utiliser. Toute redistribution des revenus implique une perte d’efficacité, mais cette perte varie en importance selon les moyens employés. À cet égard,
l’analyse économique fournit des enseignements souvent ignorés par les gouver­
nements, qui affectionnent une méthode de redistribution inutilement coûteuse :
la modification des prix.
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320
SIXIÈME PARTIE CONCLUSION
Les recommandations économiques comportent un autre aspect discutable : le
principe de la compensation. Il est tout de même délicat de conclure que le bienêtre collectif s’accroît quand les gagnants peuvent dédommager les perdants, si par
ailleurs on n’exige pas de véritable compensation. Cela pose problème surtout dans
les cas où les perdants sont des personnes à faible revenu. En fait, bien des recommandations des économistes auraient pour effet d’aider les moins nantis, si elles
s’accompagnaient de mesures compensatoires. Et bien des interventions gouvernementales qui furent néfastes en matière d’allocation des ressources ont pu nuire
aux personnes défavorisées, même si dans certains cas l’intention première était
­d ’améliorer leur sort. Dans de tels cas, on voit mal ce qui empêcheraient les préceptes
économiques de s’appliquer.
8. DES OBJECTIFS CONFLICTUELS
A
bstraction faite de la souveraineté du consommateur et des implications distributives de ce postulat, il est difficile de comprendre pourquoi l’objectif
d’efficacité n’est pas partagé par tous. Cette réticence découle probablement d’une
incompréhension de l’approche économique. Elle repose souvent sur l’idée que la
logique économique n’est pas la seule valable et que, selon d’autres logiques (politique,
sociale, écologique), les conclusions économiques ne tiennent plus. Il est vrai que les
objectifs d’efficacité et d’équité peuvent entrer en conflit. Toute mesure redistributive crée une distorsion dans l’allocation des ressources. En outre, la poursuite de
l’efficacité peut avoir pour effet de réduire le revenu des pauvres. Pourtant, ce résultat n’est pas inéluctable, puisque toute amélioration dans l’allocation des ressources
engendre un enrichissement collectif qui peut permettre d’améliorer le sort des pauvres.
Ce conflit tient au fait que la distribution des revenus et l’allocation des ressources sont déterminées simultanément par les prix établis sur les marchés. Les prix
correspondant à l’objectif d’efficacité peuvent différer des prix qui s’harmonisent
avec une distribution équitable des revenus. Le conflit entre les deux objectifs est
inévitable dans cette situation parce qu’il ne peut y avoir simultanément deux
ensembles de prix.
Par ailleurs, les prétendus conflits entre l’efficacité et les autres objectifs de la
société sont plus difficiles à concevoir, parce que ces autres objectifs sont englobés
dans l’objectif d’efficacité. Par exemple, certains affirment que les impératifs économiques sont inconciliables avec l’objectif de la souveraineté canadienne. Les Canadiens peuvent attacher une grande importance à leur identité et à leur culture, mais
il n’y a là aucun conflit avec l’efficacité allocative, puisque l’efficacité consiste à
allouer les ressources à ce qui est le plus valorisé par la collectivité. Si l’identité et
la culture canadiennes sont précieuses, l’efficacité commande que l’on y consacre
des ressources importantes.
Évidemment, l’identité culturelle se définit et se quantifie difficilement, mais cela
n’interdit pas qu’elle fasse l’objet d’une analyse économique. Si la défense et la sécurité nationales doivent être soumises à une analyse économique parce qu’il faut
déterminer quelle quantité de ressources il convient de leur consacrer, on voit mal
pourquoi il en serait autrement de la souveraineté politique et culturelle. Ces objectifs
CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE
exigent des ressources et ils doivent logiquement être incorporés dans l’analyse de
l’allocation des ressources. Plus la sécurité nationale, l’identité culturelle et le maintien de la démocratie ont de l’importance aux yeux de la population, plus la société
doit leur consacrer des ressources considérables. Le conflit présumé n’existe pas.
9. UNE RÉSERVE IMPORTANTE
E
n dernière analyse, le postulat de la souveraineté du consommateur interdit
d’étudier toutes les questions selon la seule approche économique. Si les économistes ont une compétence particulière à faire valoir dans toute question d’ordre
social où des ressources sont utilisées, il ne faut pas prétendre par ailleurs que toute
question doive être analysée en se fondant uniquement sur les préférences des
consommateurs. L’application universelle du postulat de la souveraineté du consommateur impliquerait qu’on rejette tout mécanisme visant à influencer les individus
et à faire évoluer leurs valeurs. Le gouvernement n’aurait plus la possibilité d’agir,
si gouverner signifie diriger et influencer les valeurs.
Ainsi, on imagine mal que la question de l’avortement ou de l’euthanasie soit
analysée uniquement en se plaçant du point de vue économique. On pourrait en
dire autant de la peine capitale, à laquelle, selon certains, l’approche économique
serait toujours favorable. S’il calculait les coûts et les avantages de la peine capitale,
comme on le lui reproche souvent, l’économiste ne pourrait pas aboutir à une autre
conclusion. Pareille façon de présenter les choses constitue une caricature de la
méthode économique. Il est évident qu’il est moins coûteux, sur le plan strictement
financier, d’exécuter un criminel que de le loger à perpétuité aux frais de l’État, mais
l’économiste est en mesure de se référer à des valeurs autres que pécuniaires. Relativement à cette question, il agit comme tout individu rationnel : il prend position
après avoir examiné toutes les conséquences de la peine de mort. Son analyse
englobe donc des valeurs autres que financières, valeurs qu’il ne cherche pas nécessairement à convertir en dollars, car l’économiste reconnaît volontiers que cette
conversion est souvent fort discutable, pour ne pas dire impossible. En examinant
les conséquences de la décision d’appliquer la peine capitale, il tient compte de la
valeur de la vie humaine et de l’attitude de la population à cet égard. Il peut aboutir à la conclusion selon laquelle les membres de la société valorisent trop fortement
la vie humaine pour accepter la peine de mort, même si en l’appliquant on réaliserait des économies substantielles et même s’il était personnellement favorable à cette
mesure.
Cependant, il y a plus. On peut se demander si la question de la peine capitale
doit se décider en se fondant sur la souveraineté du consommateur. La décision à
prendre doit-elle refléter uniquement les préférences actuelles des membres de la
société ? Ou bien doit-on réserver un rôle aux hommes politiques et aux éducateurs
dans la formation des valeurs chez les individus ? En postulant la souveraineté du
consommateur, l’approche économique nie en fin de compte toute action visant à
influencer les valeurs des citoyens.
La faiblesse principale de l’approche économique n’est donc pas l’incapacité de
prendre en considération des valeurs non pécuniaires, elle tient davantage au postulat de la suprématie du consommateur, puisque les choix de société ne doivent
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SIXIÈME PARTIE CONCLUSION
peut-être pas nécessairement être effectués uniquement en fonction des valeurs
qu’entretiennent aujourd’hui les individus. Pourtant, on voit mal pourquoi cette
faiblesse interviendrait dans les questions pour lesquelles on demande habituellement l’avis des économistes.
10. CONCLUSION
D
e toute évidence, l’analyse présentée dans ce manuel n’est pas neutre, puisqu’elle
repose sur le postulat de la souveraineté du consommateur. Elle paraîtra tendancieuse à ceux qui n’acceptent pas ce postulat. Il aurait été possible d’adopter une
approche positiviste, parfaitement neutre, qui se serait contentée d’exposer les effets
des politiques économiques, mais celle-ci aurait grandement restreint l’analyse et
aurait été d’une utilité réduite. Par exemple, elle aurait interdit de poser cette affirmation toute simple, fréquemment avancée par les économistes, à savoir que
« l’échange engendre des gains ». Plutôt que de restreindre à ce point l’analyse, il
nous a paru préférable d’accepter le postulat de la souveraineté du consommateur
et ses conséquences.
Mis à part ce postulat, l’analyse économique se veut aussi neutre que possible.
Puisqu’elle n’incorpore aucun objectif distributif précis, laissant à d’autres le soin
de déterminer la distribution équitable des revenus, elle peut servir à n’importe
quel parti politique qui accepte la souveraineté du consommateur. La tarification
des services publics est compatible avec la volonté d’aider les démunis, ses conséquences distributives sont fonction des mesures compensatoires qui l’accompagnent.
Il en est de même du libre-échange. Le fait de montrer l’efficacité allocative du
régime de marché ne présume en rien des objectifs distributifs que l’on peut viser.
On peut croire à l’efficacité du marché tout en étant compatissant à l’endroit des
défavorisés, tout en préconisant une approche humaine des politiques économiques.
On peut être économiste et humain : l’un n’interdit pas l’autre, en dépit, parfois, des
apparences.
N O T E
1. Pour un article récent sur le sujet, voir « The Avuncular State », The Economist, 8 avril 2006.
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