PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION Chapitre 1 Le point de vue économique Chapitre 2 L’intervention gouvernementale au Canada CHAPITRE LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE 1. Qui dit vrai ? 2. Un bel exemple de problème économique 3. La querelle des anciens et des nouveaux 4. Tout le monde gagne 5. Personne ne perd 6. L’unanimité perdue... 7. L’unanimité retrouvée 8. L’unanimité potentielle 9. Mission accomplie ? 10. L’inégalité des bonheurs ­individuels 11. L’efficacité et la justice 12. Les faits et les valeurs 13. Expliquer et évaluer 14. La rhétorique économique 15. Plan du livre 1 4 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION 1. QUI DIT VRAI ? L es journaux, la télévision, les émissions d’affaires publiques radiophoniques traitent régulièrement de questions économiques. On y parle de libre-échange, de privatisation, de déréglementation. Les fermetures d’usines et les difficultés financières des agriculteurs retiennent l’attention. Les décisions gouvernementales font l’objet de longs débats : on est pour ou contre le déficit budgétaire, le relèvement d’une taxe ou la modification du régime de pensions de vieillesse. Des experts commentent l’évolution des taux d’intérêt ou des taux de change. Le néophyte a souvent du mal à s’y retrouver dans ces batailles de chiffres et d’experts : les discussions de ce genre lui fournissent rarement le moyen de comprendre à fond la question dont on traite. L’organisation même de ces débats est déroutante, puisqu’on donne habituellement la parole à des gens qui soutiennent des vues opposées. Un éminent invité avance de nombreux arguments en faveur de la libéralisation des échanges, tandis qu’un autre trouve autant de raisons de s’y opposer. Tel spécialiste se déclare favorable à la privatisation d’une société d’État et tel autre conteste la pertinence de cette mesure. Qui dit vrai ? Comment distinguer les analyses impartiales et objectives des prises de position visant à défendre les intérêts d’un groupe de pression ? Une connaissance minimale des concepts économiques peut aider la personne attentive à s’élever au-dessus de la mêlée, à départager les intérêts en présence et à se former une opinion éclairée. Depuis plus de deux siècles, les économistes sont aux prises avec des questions de ce type et ils ont mis au point une approche originale pour y voir plus clair. Comment abordent-ils les problèmes ? Quelles sont les forces et les faiblesses de leur grille d’analyse ? Quels en sont les concepts de base ? Un exemple simple fournit une amorce de réponse à ces questions et permet d’entrer en contact avec le point de vue économique. 2. UN BEL EXEMPLE DE PROBLÈME ÉCONOMIQUE À HEC Montréal, comme dans bien d’autres établissements universitaires, la con­ fection de l’horaire des cours est une source permanente de mécontentement. Peu d’étudiants obtiennent l’horaire souhaité, certains d’entre eux ayant des cours tôt le lundi matin ou tard le vendredi après-midi. Les responsables ne ménagent pourtant pas leurs efforts. Comment expliquer qu’ils n’arrivent pas à satisfaire tous les étudiants ? La raison en est fort simple : le nombre de salles de cours est limité. Dans le langage des économistes, on dit que les ressources sont rares. Il est par conséquent impossible de satisfaire tout le monde. Faute d’espace, la population étudiante ne peut pas suivre tous ses cours durant les périodes les plus recherchées et on doit prévoir des cours à des heures qui conviennent peu. La rareté des locaux contraint les autorités à faire des choix qui influent à des degrés divers sur le bien-être des étudiants. C’est l’existence de cette contrainte qui fait de la préparation de l’horaire CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE un problème à caractère économique. Ce problème se volatiliserait si l’École disposait d’un nombre illimité de salles ; la population étudiante pourrait alors suivre tous ses cours durant les périodes les plus convoitées. Le problème économique est de même nature : les ressources disponibles ne suffisent pas pour produire tous les biens que la société désire. Il faut choisir les biens qui seront produits et renoncer aux autres. Sans la contrainte que représente la rareté des ressources, le problème économique disparaît. La tâche des responsables de la confection des horaires consiste à tirer le meilleur parti possible des locaux disponibles, à en faire une utilisation intelligente afin de maximiser le bien-être de la population étudiante. La tâche de l’économiste est similaire : il veille à ce que la société tire parti des ressources disponibles de manière à en retirer le maximum de satisfaction. Cette tâche comporte toutefois une difficulté majeure : il faut préciser ce qu’on entend par satisfaction de la collectivité, qu’il s’agisse de la population étudiante ou de la société en général. L’analyse des poli­ tiques économiques repose sur l’évaluation des effets qu’elles entraînent sur le bienêtre de la collectivité. Mais comment évaluer le bien-être collectif ? Qu’est-ce que l’intérêt public ? Comment déterminer si un changement de grille horaire améliore le bien-être de la population étudiante ? Comment déterminer si un programme d’épuration des eaux est dans l’intérêt de la collectivité ? L’intérêt public serait-il mieux servi par la construction d’hôpitaux ? Comment la libéralisation des échanges touche-t-elle le bien-être collectif ? 3. LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES NOUVEAUX A ux fins de l’analyse, supposons que l’École comprenne deux populations étudiantes : les anciens et les nouveaux. Dans leur recherche de l’horaire idéal, les responsables prennent comme point de départ la grille horaire de l’année précédente, qui comporte une affectation donnée des locaux disponibles. Cette grille réserve les meilleures périodes et les meilleures salles aux nouveaux, qui bénéficient ainsi d’un horaire presque parfait : aucun cours le lundi matin ni le vendredi aprèsmidi, très peu de périodes creuses durant la journée. C’est l’horaire idéal ! Le nombre de salles disponibles étant limité, il est facile de comprendre que les anciens ne sont pas aussi choyés : ils sont contraints de suivre des cours le lundi matin et le vendredi après-midi. On aimerait faire mieux, mais c’est matériellement impossible : il n’y a pas assez de locaux disponibles. Ayant déjà bénéficié de l’horaire idéal en qualité de nouveaux, les anciens désirent le conserver cette année et ils font pression sur les autorités afin de se voir réserver l’horaire parfait. Le premier horaire porte à son comble la satisfaction des nouveaux, tandis que celle des anciens est très faible. Le deuxième horaire satisfait pleinement les anciens, au détriment des nouveaux. Le graphique 1-1 rend compte de cette situation. Les autorités sont aux prises avec un dilemme. Qu’elles choisissent l’un ou l’autre de ces deux horaires, elles feront des mécontents. Mais est-ce bien le cas ? Ne serait-il pas possible de prévenir le conflit, ou du moins de l’atténuer ? Peut-être, si on constate que l’horaire de départ n’utilise pas efficacement les salles disponibles. 5 6 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION n L’unanimité et la quasi-unanimité n n G rap h ique | 1-1 Satisfaction des nouveaux Grande R3 R2 Moyenne R0 Faible R1 Faible Moyenne Satisfaction des anciens L’horaire initial procure une satisfaction moyenne aux nouveaux et une satisfaction faible aux anciens (R0). Le point R1 représente le même horaire, les rôles étant inversés : les anciens ont le meilleur horaire et les nouveaux l’horaire moins intéressant. En utilisant pleinement toutes les salles de cours, les autorités améliorent l’horaire de chaque groupe, comme l’indique le pas­sage de R0 à R 2. Ce changement est approuvé à l’unanimité et accroît le bien-être collectif. La modification de la grille horaire qui entraîne le passage de R 2 à R 3 constitue aussi une amélioration de l’allocation des ressources. Elle améliore le sort des nouveaux sans nuire aux anciens : on obtient une adhésion quasi unanime. 4. TOUT LE MONDE GAGNE L es autorités décident d’analyser l’horaire de l’année antérieure, à la lumière de l’évolution de la population étudiante. Elles entreprennent de vérifier si cet horaire est efficace, ou optimal, autrement dit s’il utilise pleinement et intelligemment toutes les salles disponibles. Les autorités découvrent que certaines salles ne sont pas pleinement utilisées durant les périodes les plus convoitées. Elles pourraient réaménager l’horaire de façon à réduire, pour chaque étudiant, le nombre de périodes creuses et le nombre de cours offerts pendant les heures peu convoitées. En améliorant l’horaire de tous les étudiants, cet aménagement ferait l’unanimité. Puisque la satisfaction de chacun serait accrue, on peut affirmer sans ambiguïté que le bien-être collectif augmenterait. Dans le jargon économique, on en conclurait à une amélioration de l’allocation des ressources. S’il est possible de réaménager l’horaire de manière à augmenter la satisfaction de tous les étudiants, cet horaire n’est pas optimal. Le graphique 1-1 montre bien qu’il est possible de le modifier au bénéfice de tous. Quand les ressources ne sont pas pleinement utilisées, il est certainement possible de faire mieux (encadré 1-1). 5. PERSONNE NE PERD C ependant, il ne suffit pas d’utiliser pleinement les ressources disponibles, il importe aussi de bien les utiliser. Une analyse plus attentive de l’horaire révèle qu’une salle de 100 places est réservée à un groupe de 40 étudiants, alors qu’une CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE E ncadré 1 - 1 Covoiturage… libre-échangiste À Washington, les banlieusards ont inventé une forme très souple de covoiturage pour se rendre à leurs bureaux au centre-ville. Flexible, efficace, gratuit, il permet aux conducteurs seuls de se faire des « amis » spontanément pour pouvoir emprun­ ter, en toute légalité, les voies réservées aux voitures transportant plus de deux passagers. Vers la fin des années 1970, la ville de Washington voit apparaître les premières voies réservées aux véhicules à plusieurs passagers pour remédier au problème grandissant de la congestion des routes entre les banlieues et la ville. C’est alors qu’un nouveau marché informel voit le jour, le « slugging ». Cette activité consiste en des automobilistes qui prennent à leur bord des passagers (« slugs ») à des points de rendez-vous pour emprunter les voies réservées. Le matin, les « slugs » laissent leurs voitures dans des parcs aménagés et se placent dans les files d’attente pour monter à bord des voitures désirant prendre des passagers. Le soir, ces derniers attendent à différents endroits selon leur destination pour retourner chez eux. Ainsi, la ville de Washington est parsemée de points de rendez-vous dont 10 autour du Secrétariat à la défense et une douzaine sur la 14e Avenue. Le phénomène a pris une telle ampleur à certains endroits qu’il a fallu construire 8 0 00 places de stationnement dans le nord de la Virginie pour satisfaire à la demande. voi­ture est inférieur à la valeur des économies d’argent, de temps et de stress de monter dans l’automobile d’un pur inconnu. Certains conducteurs parlent d’économies de temps allant jusqu’à une heure et demie et un « slug » peut même sauver jusqu’à 200 $ par mois en essence et coût de stationnement. Chacun y voit son compte. Les automobilistes pour qui le coût de perdre la solitude est inférieur au bénéfice de sauver du temps, de même que les gens pour qui le coût de perdre la flexibilité et l’indépendance de la Cette solution aux problèmes de circulation est bien ancrée dans la culture à Washington et s’est développée d’elle-même en accord avec les principes du marché. Comme quoi tout le monde peut gagner ! Le « slugging », bien que non officiel et non réglementé par le gouvernement, comporte des règles informelles qui se sont implantées. Par exemple, on ne parle pas, à moins que le conducteur n’entame la conversation, on ne consomme ni nourriture, ni breuvage, ni cigarette dans la voiture, et bien d’autres. Source : Isabelle Duriez, « Covoiturage », La Presse, 5 mai 2003, p. B1. autre de 50 places est affectée à un groupe qui en comprend 60. Tous les étudiants touchés par cette anomalie sont des nouveaux. Comme les deux groupes en cause approuvent la réaffectation des salles, ils en retirent sûrement un bien-être accru. Personne d’autre dans l’École n’est touché. Certains étudiants sont avantagés par le changement, sans qu’aucun soit désavantagé ; on peut donc en déduire que le nouvel horaire représente une amélioration. L’économiste parle alors de quasi-unanimité. En améliorant le sort de certains sans nuire à quiconque, la modification de l’horaire permet d’accroître le bien-être collectif. L’horaire initial n’est donc pas optimal. Il peut être amélioré parce qu’il apparie mal les salles et les groupes, et qu’il utilise mal les locaux disponibles. Le graphique 1-1 illustre l’amélioration de bien-être résultant de ce deuxième aménagement : la satisfaction des nouveaux s’est accrue et celle des anciens ne diminue pas pour autant. 6. L’UNANIMITÉ PERDUE... R ares sont les changements qui font seulement des heureux, qu’il s’agisse d’un réaménagement d’horaire ou d’une politique économique. La plupart des mesures gouvernementales font des gagnants et des perdants. En autorisant l’accès des produits étrangers au Canada, le gouvernement favorise les consommateurs, au détriment des travailleurs. En renforçant les règles portant sur la pollution, il avantage les amants de la nature, mais c’est la population dans son ensemble qui devra financer le coût de l’effort d’épuration. La disparition d’un terrain de golf permet la construction de nouvelles maisons, mais elle peut influer sur la qualité de vie des 7 8 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION personnes habitant à proximité (encadré 1-2). Comment évaluer une politique qui engendre des gagnants et des perdants ? Comment déterminer son effet sur le bienêtre collectif ? Supposons qu’une salle de cours de 100 places soit réservée à un groupe de 80 étu­ diants, alors qu’une autre de 75 places soit allouée à un groupe de 90 étudiants. La permutation des salles semble tout indiquée : le bien-être devrait augmenter si on plaçait le groupe plus nombreux dans la grande salle. Mais les 80 étudiants du premier groupe désirent conserver leur salle de 100 places ; ils ne voient pas d’un bon œil qu’on leur octroie une salle plus exiguë. Ils seraient défavorisés au profit de l’autre groupe. Qu’advient-il du bien-être collectif si on procède au changement ? S’accroît-il ? Diminue-t-il ? Reste-t-il constant ? Est-il même possible de se prononcer ? Les autorités pourraient trancher en recourant à une règle arbitraire ou en évaluant la situation en se basant uniquement sur le nombre de personnes touchées. Seuls 80 étudiants sont désavantagés par la modification, alors que 90 autres sont favorisés. Mais il se peut que le groupe plus restreint attache une grande importance au cours en question, tandis que l’autre verrait son horaire modifié pour un cours que d’aucuns jugent accessoire (il s’agit peut-être d’un cours à saveur économique !). Le nombre de personnes touchées ne constitue donc pas un critère adéquat parce qu’il ne reflète pas l’intensité des préférences. S’il était possible de quantifier les gains et les pertes de bien-être enregistrées par chaque étudiant et d’en faire la somme, ne pourrait-on pas prendre une décision en se fondant sur le total obtenu ? Une somme positive indiquerait que le bien-être collectif se serait accru, dans le cas contraire on conclurait à une réduction du bien-être. Toutefois, il est impossible de mesurer la satisfaction de chaque étudiant ou encore celle de chaque résident touché par un changement de zonage. Alors, comment prendre une décision ? Il faudrait quasiment être en mesure de comparer les satisfactions individuelles pour se prononcer. Cependant, comment comparer le bonheur de deux personnes différentes ? Quand un individu est plus heureux qu’il ne l’était et que son voisin l’est moins, dira-t-on que le bonheur collectif augmente ou qu’il diminue ? Il est impossible de se prononcer parce qu’on ne peut pas comparer les bonheurs individuels. Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’issue ? Pas tout à fait. Il existe une solution. On peut reformuler le problème de manière à s’abstenir de comparer les bonheurs individuels et à respecter la règle de la quasi-unanimité. 7. L’UNANIMITÉ RETROUVÉE L es 90 étudiants avantagés, des anciens, tiennent mordicus à la permutation des salles. En suivant le cours dans une salle plus grande, ils comprendraient plus facilement la matière et économiseraient du temps lorsqu’ils préparent leurs examens. Pour obtenir le changement de salle de cours, ils sont disposés à consacrer une partie du temps économisé à aider les 80 nouveaux qui seraient défavorisés. Ils suggèrent donc à ces derniers d’accepter le changement, moyennant quoi ils leur donneraient un coup de main pour préparer leurs examens. Après mûre réflexion, les nouveaux acceptent cette proposition. Que peut-on en conclure ? CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE E N C A D R É 1 - 2 Saint-Laurent : on voit rouge sur les verts Un terrain de discorde Des résidents en bordure d’un terrain de golf s’insurgent contre son éventuelle disparition au profit de nouvelles maisons D es propriétaires ayant payé jusqu’à 990 0 00 $ une maison en bordure du terrain de golf Le Challenger, dans le sec­ teur Bois-Franc de l’arrondissement de SaintLaurent, sont en colère. Le golf va bientôt disparaître et sera remplacé par de nouvelles maisons par le promoteur Bombardier Services Immobiliers. Estimant avoir été trompés par la publicité qui vantait la présence du golf, ils demandent à l’arrondissement de rejeter ce projet. Mariano Rodriguez est outré. Il a acheté sa maison plus de 600 0 00 $ il y a deux ans et il dit n’avoir appris qu’en février que le golf allait disparaître. Il montre une publicité de Bombardier parue dans Les Nouvelles Saint-Laurent, le 21 mars 2004, sur laquelle on lit : « Maisons unifamiliales directement sur le golf, de 519 0 00 $ à 990 0 00 $ ». Aucune mention n’y est faite que le golf pourrait être remplacé par des résidences dans l’avenir. « On a tous payé une prime, car on était en face du golf », dit M. Rodriguez. Son voisin, Ngoc Bao Hoang, est tout aussi mécontent. « J’ai acheté à la fin 2005 et on ne m’a jamais dit qu’il n’y aurait plus de golf », dit-il. Même chose pour Yves Noël, qui a acheté sa maison en 2002 et qui affronte même Bombardier devant les tribunaux : le promoteur lui reproche de garer son auto devant son garage, ce qui serait toutefois permis par la Ville. En tout, plus d’une cinquantaine de propriétaires n’auront plus d’accès direct au golf avec la phase 3, qui doit faire disparaître les 18 trous du golf d’ici 2009. « C’est sans compter tous les propriétaires qui ont une belle vue sur le golf depuis leur maison, notamment l’immeuble Les Verrières du Golf, qui va devoir changer de nom et devant lequel on est en train de construire trois immeubles », dit M. Rodriguez. Conseil d’arrondissement Le dossier devait être abordé au dernier conseil d’arrondissement mardi, il a été reporté en juin à la dernière minute afin de laisser le temps aux fonctionnaires et au pro­ moteur d’essayer de trouver un arrangement avec ces résidents. « On veut tenir compte de leurs remarques, comme on le fait depuis le début des con­ sultations sur le sujet », a déclaré le maire de Saint-Laurent, Alan DeSousa, à La Presse. M. DeSousa dit par ailleurs que la vocation de ces terrains, occupés anciennement par l’aéroport de Cartierville, a toujours été résidentielle et que le tout était connu des citoyens. « C’est Bombardier qui a demandé à la Ville en 1999 qu’on ajoute l’usage d’un golf malgré le zonage, ce que la Ville a fait, dit-il. C’était un golf provisoire créé par Bombardier. Ce n’était pas un milieu naturel. » Le maire DeSousa affirme qu’il est indiqué dans les actes notariés des propriétaires que le golf est provisoire. « Moi, il n’y a rien d’écrit dans mon acte de vente », rétorque M. Hoang. « À ma connais­ sance, moi non plus », ajoute M. Rodriguez. Il est possible que les constructeurs qui vendent les maisons aient omis durant une période de le mentionner, dit en substance M. DeSousa. Joint par La Presse, le président de Bombardier Services Immobiliers, Fred Corriveau, n’a pas voulu répondre à nos questions et nous a référés à un relationniste. Pourquoi les publicités diffusées n’indiquentelles pas que le golf est temporaire ? « Parce qu’à ce moment-là j’imagine que tout allait bien de ce côté-là », répond Marc Duchesne, relationniste, avant d’ajouter : « Le constructeur devait leur dire que ce golf-là était tem­ po­raire. » Vers un référendum ? Les résidents frustrés espèrent que la po­ pulation de Bois-Franc votera à un éventuel référendum contre la disparition du golf. Mais si ce n’est pas le cas, ils souhaitent au moins avoir plus d’espaces verts que le projet actuellement sur la table. L’idée d’aménager un golf a germé à la fin des années 1990, car la construction résiden­ tielle était lente et « Bombardier y voyait un intérêt économique », lit-on dans des documents de l’arrondissement. Mais depuis, le rythme du développement a augmenté et les constructeurs manquent d’espace. Le golf dis­ paraîtra donc au rythme de la construction et des conditions économiques. Sur le site Internet du golf Le Challenger, on peut lire : « Le Challenger est un terrain de golf public. Ceux et celles qui se présenteront sur ce magnifique parcours seront traités comme des invités de marque. » Source : Éric Clément, La Presse, 4 mai 2006, p. A1. Supposons qu’on ait pu conclure le marché : les deux parties en tirent sûrement des avantages ; à tout le moins, personne n’est désavantagé. Les nouveaux perdent l’avantage de la grande salle, mais l’aide reçue des anciens compense amplement cet inconvénient. Les anciens obtiennent le changement désiré, mais ils doivent dédommager les nouveaux. Le marché leur convient, sans quoi ils l’auraient refusé. Ils sont eux aussi avantagés, même s’ils doivent consacrer du temps précieux à aider les nouveaux. Une fois la compensation versée par les anciens, personne ne perd et cer­ tains gagnent. Le bien-être collectif s’accroît sûrement si les anciens dédommagent pleinement les nouveaux, tout en améliorant leur propre sort. L’allocation des salles 9 10 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION n n n G rap h ique | 1-2 L’unanimité perdue… et retrouvée Satisfaction des nouveaux Moyenne R7 R4 R6 Compensation R5 Grande Satisfaction des anciens Comment évaluer un changement d’horaire qui avantage les anciens, au détriment des nouveaux (passage de R4 à R 5) ? Si les gagnants (anciens) peuvent dédommager les perdants (nouveaux) tout en améliorant leur sort (passage de R 5 à R6), le changement obtient la quasi-unanimité après compensation et améliore l’allocation des ressources. Si les anciens ne bénéficient pas assez du changement pour être en mesure de dédommager les nouveaux, le changement de grille d’horaire n’accroît pas le bien-être collectif. Dans une situation de ce genre, les anciens seraient désavantagés par le changement une fois qu’ils auraient pleinement dédommagé les nouveaux (passage de R 5 à R7). La libéralisation des échanges avec l’étranger s’analyse de la même façon. En avantageant les consommateurs (anciens) et en pénalisant les travailleurs (nouveaux), l’ouverture des frontières (passage de R4 à R 5) a des effets contradictoires sur le bien-être collectif. Après compensation (passage de R 5 à R6), cette politique améliore l’allocation des ressources : les consommateurs gagnent et les travailleurs ne perdent pas. peut donc être améliorée : on peut la modifier au profit de tous, à condition que les gagnants indemnisent les perdants. Le principe de compensation permet de transformer le problème initial de façon à retrouver la quasi-unanimité, sans qu’on doive comparer les satisfactions individuelles (graphique 1-2). On peut utiliser cette méthode pour analyser les politiques économiques. Le gouvernement pourrait financer un programme d’épuration en levant des impôts auprès des citoyens qui jouiront d’un environnement épuré. Si les amants de la nature sont encore gagnants après avoir financé l’effort d’épuration, le programme améliore l’allocation des ressources, sans qu’il y ait de perdants. Parce qu’il obtient la quasi-unanimité, le programme est évalué positivement par l’économiste. L’encadré 1-3 donne un exemple de compensation dans le cas d’une centrale électrique au charbon. 8. L’UNANIMITÉ POTENTIELLE E n pratique, la compensation est rarement versée. Comment indemniser les travailleurs du textile qui perdent leur emploi à cause de la libéralisation des échanges avec nos partenaires asiatiques ? Comment s’assurer que les consommateurs (les gagnants) contribuent au dédommagement des travailleurs (les perdants) ? La tâche consistant à assurer la compensation est très complexe, voire impossible à CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE E N C A D R É 1 - 3 L Cheshire (Ohio) : exemple de compensation a petite ville de Cheshire dans l’État amé­ ricain de l’Ohio a rendu l’âme en 2002. Située à côté d’une centrale de production d’électricité alimentée au charbon, elle était envahie en permanence par une fumée bleue causée par l’acide sulfurique et le trioxyde de soufre. Contrairement aux scénarios d’Hol­lywood bien connus où les citoyens doivent combattre une batterie d’avocats à la solde d’une grande société, le dénouement a été plutôt inattendu. L’American Electric Power, propriétaire de la centrale, a offert d’acheter toutes les maisons de Cheshire pour la somme de 20 millions de dollars. Les quelque 200 résidents devront toutefois quitter à la fois leur maison et leur ville ; celle-ci sera rasée en échange d’une compensation équivalente à plus de trois fois la valeur de la propriété. Les discussions ont été fort brèves et les résidents se sont empressés d’accepter cette offre, renonçant aussi à leur droit de poursuivre la société. Une histoire de compensation qui finit bien. Source : Adam Goodhart, « Something in the air », The New York Times, 8 février 2004. effectuer. Si les consommateurs gagnent plus que les travailleurs du textile ne ­perdent sans qu’il y ait de dédommagement, le bien-être collectif s’accroît-il ? Si les anciens gagnent plus du fait de la permutation des salles que les nouveaux ne ­perdent, mais qu’ils ne les dédommagent pas, qu’advient-il du bien-être collectif ? À strictement parler, le versement de la compensation est une condition sine qua non de l’évaluation d’une politique qui engendre des gagnants et des perdants. Mais cette condition est extrêmement limitative. Les difficultés liées à la mise en place des mécanismes de compensation exacte interdiraient presque d’évaluer la moindre politique économique ; c’est pourquoi les économistes considèrent que le seul fait qu’une compensation soit possible suffit pour évaluer une politique. Si les gagnants gagnent assez pour dédommager les perdants, les économistes concluent à un accroissement du bien-être collectif, même si aucune compensation n’a été versée. Il y a une amélioration potentielle du bien-être collectif, qui se réaliserait advenant le versement de la compensation. En l’absence de compensation, il y a néanmoins des perdants. On pourrait toutefois obtenir l’unanimité si une compensation était versée. 9. MISSION ACCOMPLIE ? S upposons que les nouveaux rejettent la proposition des anciens. À leurs yeux, l’aide promise ne les dédommage pas assez de la perte des avantages que présente la grande salle. Par ailleurs, les anciens ne sont pas disposés à bonifier leur offre ; ils ne retirent pas assez d’avantages du changement pour obtenir le consentement des nouveaux. Le marché ne se conclura pas et le changement de grille horaire n’aura pas lieu. Si les gagnants ne retirent pas assez d’avantages pour dédommager les perdants, le changement n’améliore pas l’allocation initiale. S’il est impossible de modifier la grille horaire sans que quelqu’un se juge désavantagé même après versement de la compensation, cet horaire est optimal. Si toute modification susceptible d’être apportée engendre nécessairement au moins un perdant ne pouvant être dédommagé, il faut en conclure que l’horaire ne peut pas être amélioré. En consultant le graphique 1-2, on voit bien que tout changement, quel qu’il soit, ferait baisser la satisfaction d’au moins un groupe après compensation. 11 12 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION Supposons que les autorités aient exploré, au moyen de l’ordinateur, toutes les modifications possibles à l’horaire initial. Aucune combinaison ne leur a échappé. Elles ont apporté tous les ajustements qui amélioraient le sort de certains étudiants sans nuire aux autres. Toutes les autres modifications étudiées ont été rejetées parce qu’elles auraient désavantagé certains étudiants, même en tenant compte de la compensation. L’horaire obtenu ne peut plus être modifié de manière à augmenter le bien-être collectif, il est optimal. Les autorités ont accompli leur tâche avec brio et peuvent s’accorder un répit bien mérité. Est-ce vraiment le cas ? Ont-elles trouvé l’horaire idéal ? Pas tout à fait. 10. L’INÉGALITÉ DES BONHEURS INDIVIDUELS E n apportant à l’horaire initial toutes les modifications qui élevaient le bien-être collectif, les autorités ont obtenu l’horaire optimal. Elles ne peuvent plus le modifier sans désavantager l’un ou l’autre groupe d’étudiants. Cependant, cet horaire réserve un meilleur sort aux nouveaux qu’aux anciens. On pourrait le modifier pour améliorer l’horaire des anciens, toutefois cela se ferait au détriment des nouveaux : un cours de moins le lundi matin pour les anciens, un cours de plus pour les nouveaux. En remplaçant un à un les cours des nouveaux par ceux des an­ciens, on obtient autant d’horaires qui diffèrent uniquement par leur façon de traiter les anciens et les nouveaux. Tous ces horaires sont efficaces, mais ils entraînent des niveaux de satisfaction différents pour les anciens et les nouveaux. Le graphique 1-3 les réunit sur la frontière de satisfaction : en passant de l’un à l’autre, il se produit toujours une redistribution des satisfactions. Tous ces horaires utilisent efficacement les ressources, mais ils ont des effets distributifs différents. On ne peut les réaménager pour améliorer le sort d’un groupe sans simultanément nuire à un autre. n La frontière de satisfaction n n G rap h ique | 1-3 Satisfaction des nouveaux R3 Tous les points sur la frontière de satisfaction sont efficaces R0 R6 R1 R5 Satisfaction des anciens Les horaires R 3, R 5 et R6 utilisent efficacement toutes les ressources disponibles ; il est impossible de les réaménager sans nuire à un groupe. En reliant tous les horaires partageant cette caractéristique, on obtient la frontière de satisfaction. Cette frontière indique les niveaux maximaux de satisfaction que l’on peut procurer aux anciens et aux nouveaux en se servant des ressources disponibles. Tout déplacement le long de cette frontière implique que la satisfaction d’un groupe diminue quand celle de l’autre augmente. Les horaires R 0 et R1 ne sont pas optimaux : ils n’utilisent pas efficacement toutes les ressources disponibles, puisqu’il est possible d’accroître la satisfaction des deux groupes à partir des points R0 et R1. CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE Parmi tous ces horaires efficaces, les autorités doivent choisir l’horaire le plus équitable. Qui aura le plus grand nombre de cours le lundi matin ? Les nouveaux ? Les anciens ? Quel doit être le traitement relatif des divers groupes ? C’est le problème de la distribution. Sur quoi se fonder pour choisir ? Comment comparer des horaires qui diffèrent seulement du point de vue distributif ? Il n’existe pas de solution unique à ce problème. Il en existe plusieurs, qui sont équivalentes, mais les choix s’effectuent selon les valeurs de chacun. Une direction attentive aux besoins des nouveaux et aux difficultés qu’ils rencontrent opterait pour un horaire favorable aux nouveaux. « Il est déjà assez difficile d’entreprendre une première année à l’université sans avoir en plus un horaire impossible ! Nos anciens comprendront », pourrait-on entendre dans les corridors. L’association étudiante, dominée par les anciens, tenterait d’obtenir un horaire qui leur soit plus favorable : « Les anciens ont le droit de choisir le meilleur horaire. Laissons les nouveaux se débrouiller. » Quel système de valeurs privilégier ? La compassion ou le droit d’aînesse ? 11. L’EFFICACITÉ ET LA JUSTICE L a société se trouve continuellement tant devant des problèmes d’allocation que devant des problèmes de distribution. D’abord, elle doit décider de l’allocation de ses ressources afin d’en tirer le meilleur parti possible pour le mieux-être de la population ; elle doit cerner les situations dans lesquelles les ressources sont mal utilisées et y apporter des correctifs permettant d’améliorer le sort de la col­ lectivité. Quand un gouvernement accumule des surplus d’œufs qui sont finalement détruits, il y a sûrement un problème allocatif, un problème de mauvaise utilisation des ressources. Il est possible de faire mieux. Ces œufs auraient été d’une plus grande utilité s’ils avaient été consommés. Peut-être aurait-il été préférable d’en produire moins et de produire d’autres biens à la place. Il aurait sûrement été possible de s’organiser différemment et d’augmenter le bien-être de certaines personnes sans nuire à d’autres. Quand des cours d’eau sont pollués par les eaux ménagères provenant des égouts municipaux et par les déchets industriels, une ressource rare et non renouvelable sert de dépotoir et ne peut plus être employée à des fins de loisirs. Ne serait-il pas possible de remédier à cette situation de manière que cette ressource bénéficie à tous ? Ne pourrait-on se débarrasser autrement des déchets, préserver cette ressource non renouvelable à des fins de loisirs et augmenter le bien-être général ? Devrait-on produire plus d’aliments et moins de produits électroniques ? Consacrer moins de ressources à l’élevage des porcs pour avoir un environnement plus sain ? Les services de santé et d’éducation absorbent-ils trop ou trop peu de ressources ? Il est important pour une société de tirer le meilleur parti de ses ressources rares ; le niveau de vie en dépend. Quand l’économiste affirme qu’une mesure donnée améliorerait l’allocation des ressources, il veut dire qu’en l’adoptant la société obtiendrait davantage. Elle obtiendrait en quelque sorte des biens additionnels gratuits. Ce qui n’est pas à dédaigner. 13 14 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION Par ailleurs, s’il importe de bien exploiter les ressources, il faut aussi se préoccuper de la distribution des revenus entre les individus. Le fait de maximiser le revenu total et le bien-être de la collectivité en assurant une allocation optimale des ressources ne constitue que le premier volet de la démarche de l’économiste ; il convient en second lieu de s’intéresser à la répartition du revenu et du bien-être entre les personnes. Les deux préoccupations sont indissociables dans toute analyse des politiques économiques. Il est évident que les revenus sont répartis inégalement. S’ils ne recevaient pas les prestations du gouvernement, certains jeunes parviendraient mal à subsister. Les familles monoparentales ont peine à joindre les deux bouts et attendent impatiemment leurs prestations d’aide financière gouvernementale pour arrondir les fins de mois. Des personnes âgées vivent sous le seuil de la pauvreté et craignent qu’une grève ne retarde le versement de leur pension de vieillesse. D’autres groupes sont par contre à l’abri de toute préoccupation financière ; leurs placards regorgent de vêtements et de chaussures, ils vivent dans un château et disposent de plusieurs voitures. À première vue, le problème de la distribution des revenus peut paraître simple. Certains groupes sont défavorisés d’une façon qui est inadmissible dans une société civilisée et humaine et on doit leur assurer un revenu décent. Néanmoins, le problème est plus délicat qu’il n’y paraît de prime abord. En deçà de quel niveau de revenu peut-on dire que les personnes âgées manquent de ressources ? S’il y a consensus pour leur assurer une qualité de vie minimale, personne ne s’entend sur le revenu qu’il conviendrait de leur garantir. Si pour certains le régime de pensions actuel est trop généreux, pour d’autres il est nettement insuffisant. Doit-on se contenter d’aider les démunis ou faut-il égaliser davantage les revenus ? Faut-il confisquer les revenus jugés excessifs ? La réponse à ces questions fait appel à des jugements de valeur et renvoie à un choix de société. Il appartient aux élus de faire ce choix et de déterminer la distribution des revenus la plus équitable. L’économiste ne peut pas proposer son aide en sa qualité d’économiste. S’il a acquis des compétences qui lui permettent d’analyser l’allocation des ressources, il n’a par contre aucune compétence particulière qui l’autorise à définir la distribution des revenus la plus juste. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une question de compétence, mais d’une question de valeurs. 12. LES FAITS ET LES VALEURS F aut-il hausser le salaire minimum ? Quel beau thème pour un débat animé entre un dirigeant syndical et un représentant patronal ! On imagine facilement que la discussion puisse se révéler un dialogue de sourds et que l’auditeur en sorte en ayant l’esprit plus confus qu’autrement. Bien sûr, chaque adversaire a des intérêts à défendre et ses interventions pourraient en être teintées. En outre, le risque de confusion est grand parce que le débat pourrait porter tour à tour sur les faits et sur les valeurs. Le représentant patronal peut insister sur les conséquences allocatives d’une hausse du salaire minimum, plus particulièrement sur les effets que celle-ci pourrait avoir sur la capacité concurrentielle des entreprises et sur la création d’emploi. CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE Davantage préoccupé par la dimension distributive de la question, le dirigeant syndical pourrait mettre l’accent sur la « juste » rémunération des travailleurs et sur le revenu minimal dont toute famille devrait disposer. Si on ne s’efforce pas de distinguer les deux dimensions du problème, le débat débouche sur une impasse. Supposons que deux personnes aient à choisir la meilleure route pour se rendre à un endroit. Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles s’entendent d’abord sur la destination ? Cela peut paraître évident, mais dans bien des débats à caractère économique les par­ticipants omettent de fixer la destination, d’où des résultats prévisibles ! Si le dirigeant syndical évalue toute politique économique en fonction des effets distributifs qu’elle peut avoir et que son vis-à-vis se préoccupe uniquement des répercussions allocatives, leurs destinations diffèrent, ils poursuivent des objectifs différents et le débat peut s’éterniser sans que les choses avancent d’un pas. Le désaccord porte sur les valeurs et sur les objectifs poursuivis. Il ne faut pas s’étonner que les routes divergent si les destinations diffèrent ! Même quand la destination est connue au départ, la discussion peut demeurer confuse parce qu’il existe plusieurs critères pour définir la meilleure route. Est-ce la route la plus courte ? La plus directe ? La plus simple ? La plus rapide ? La moins achalandée ? La plus panoramique ? Sur quelle base choisir ? Ici encore, c’est une affaire de valeurs, de préférences, de critères, dont l’importance peut varier d’une personne à l’autre. Il existe autant de « meilleures routes » que de critères, chacun d’entre eux étant aussi valable que l’autre. Les débats resteront improductifs si les préférences et les valeurs des intervenants ne sont pas clairement établies. Il est possible, cependant, que les représentants syndical et patronal se préoc­ cupent tous deux de venir en aide aux démunis, sans pour autant s’entendre sur l’augmentation du salaire minimum. Leur désaccord ne porte plus alors sur les valeurs, mais sur les faits : ils n’ont pas la même interprétation de la réalité. Dans ce cas, il y a un espoir (peut-être mince !) de faire avancer le débat. Les deux intervenants ne peuvent pas avoir raison simultanément. L’un peut penser que le salaire minimum aide les travailleurs à bas salaires, l’autre est d’un avis contraire. Si l’un a raison, l’autre a tort. Si l’un dit vrai, l’autre se trompe. Ils se dirigent vers le même endroit et ils sont d’accord pour dire que la route la plus courte est la meilleure. S’ils ne choisissent pas la même route, c’est qu’ils ont mal mesuré les distances. On peut en principe résoudre le désaccord en recourant à des calculs, en mesurant correctement les distances. 13. EXPLIQUER ET ÉVALUER T oute décision de politique économique repose sur une analyse à deux volets. Pour répondre à la question sur le salaire minimum, deux démarches sont requises. Il faut d’abord déterminer les conséquences de la mesure : Quels seront les effets probables d’une hausse du salaire minimum sur le fonctionnement de l’économie et sur la situation des démunis ? Il faut ensuite évaluer ces conséquences : Compte tenu de ces effets, la hausse du salaire minimum est-elle souhaitable ? Améliore-t-elle la situation ? Permet-elle d’atteindre l’objectif visé au moindre coût possible ? 15 16 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION La première démarche consiste à établir correctement les faits : Comment l’économie réagit-elle à une hausse du salaire minimum ? Elle vise à éclairer le fonctionnement de l’économie pour cerner correctement les effets d’une décision d’ordre économique. C’est une démarche positive : il s’agit d’expliquer les phénomènes, les faits, sans chercher à les évaluer, sans porter de jugement. Cette démarche est scientifique ; ses résultats sont en principe réfutables, on peut démontrer qu’ils sont vrais ou qu’ils sont faux. La seconde démarche est normative ; elle consiste à évaluer les effets des poli­ tiques pour déterminer si celles-ci sont désirables ou non. Elle repose donc sur des désirs, des valeurs, qui appartiennent au domaine du bon et du mauvais, non au domaine du vrai et du faux. Il s’agit de définir ce qui est désirable, les politiques que les autorités devraient mettre en œuvre pour améliorer la situation. Cette deuxième démarche n’est pas scientifique. Elle fait appel à des valeurs et est acceptable seulement pour ceux qui partagent ces valeurs. Certains préfèrent le porc au bœuf. C’est une question de goût. Mais le bœuf peut être meilleur pour la santé que le porc. C’est une question de fait, qu’on peut démontrer et réfuter scientifiquement. Le salaire minimum accroît-il le revenu des démunis ? C’est une question de fait. Une hausse du salaire minimum est-elle désirable ? Cela dépend des valeurs de chacun, nous ne sommes plus dans le domaine des constats. Quels seront les effets sur la consommation de cigarettes d’une taxe d’accise de 10 % sur le tabac ? Combien d’emplois seront-ils perdus ou créés en raison de la libéralisation des échanges ? Quels seront les secteurs touchés ? La réponse à ces questions requiert une démarche scientifique qui vise à déterminer les conséquences prévisibles de ces mesures. Mais les gouvernants qui veulent aussi savoir si ces conséquences sont désirables ou non ne peuvent en rester là. C’est seulement alors que se pose une autre série de questions : Doit-on instaurer une taxe de 10 % sur le tabac ? Doit-on ouvrir les frontières aux produits asiatiques ? Ces interventions sont-elles bonnes pour l’économie canadienne ? Toute recommandation est normative parce qu’elle requiert forcément une évaluation. Elle repose sur des valeurs que tous ne sont pas tenus de partager. Quand l’économiste affirme qu’une politique améliore l’allocation des ressources, il fait appel à certaines valeurs. Il évalue l’allocation des ressources selon les préférences et les désirs des consommateurs, tels qu’ils s’expriment sur les marchés. Pour résoudre le problème de la confection de la grille horaire optimale, il évalue les horaires possibles selon les préférences de la population étudiante. Il évite d’introduire ses valeurs personnelles dans son analyse. L’analyse des phénomènes économiques devient désespérément confuse si elle incorpore des jugements de valeur qui peuvent varier d’une personne à l’autre. C’est la raison pour laquelle l’économiste refuse de définir la distribution des revenus qui serait selon lui la plus équitable, parce qu’alors il incorporerait une préférence personnelle dans son analyse. Il a tout de même un rôle important à jouer en matière de distribution des revenus. Son rôle débute une fois que le gouvernement a cerné la distribution des revenus qui serait la plus équitable. Supposons que le gouvernement décide d’accroître les revenus des démunis. Deux programmes d’aide sont à l’étude : le premier consiste à verser des prestations aux personnes qui disposent d’un revenu inférieur à un certain seuil ; le second passe par la gratuité de certains services publics. Lequel de ces programmes le gouvernement doit-il choisir ? C’est à ce niveau qu’intervient CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE l’économiste. Sans remettre en question l’objectif visé, il peut aider à l’atteindre : sa tâche consiste à indiquer au gouvernement le moyen qui lui permettra d’effectuer la redistribution voulue au moindre coût possible (graphique 1-4). Mais l’économiste n’a pas à choisir la distribution des revenus la plus juste. Son expertise l’autorise seulement à se prononcer sur l’allocation des ressources et à trouver le meilleur moyen pour redistribuer les revenus. n n n G rap h ique | 1-4 La redistribution au moindre coût Satisfaction des démunis Gain des démunis } R1 R2 R0 Satisfaction des contribuables La société se situe initialement au point R0. L’allocation des ressources est optimale, puisque R0 se situe sur la frontière de satisfaction, mais les revenus sont distribués inégalement : les démunis atteignent un niveau de satisfaction nettement plus faible que les contribuables. Afin d’aider les démunis, le gouvernement peut leur verser des paiements de transfert ou fournir gratuitement certains services publics. La gratuité des services publics coûte cher au contribuable, puisqu’elle s’applique à tous les consommateurs des services publics, et pas seulement aux personnes à revenu modeste (passage de R0 à R1). Une aide plus sélective, comme les transferts aux démunis, serait moins coûteuse (passage de R0 à R 2) ; pour la même augmentation de satisfaction chez les démunis, elle nécessite un débours (perte de satisfaction) plus faible de la part des contribuables. Les deux programmes éloignent la société de la frontière de satisfaction, parce qu’ils entraînent une allocation non optimale des ressources, mais le programme de transferts aux personnes à revenu modeste occasionne un éloignement plus faible de l’optimum. 14. LA RHÉTORIQUE ÉCONOMIQUE L ’analyse économique recourt abondamment aux modèles. On appelle modèle une construction de l’esprit qui met en relief les aspects essentiels d’un problème pour en simplifier l’analyse. Il ne sert pas à décrire la réalité, mais plutôt à la comprendre et à l’expliquer. La réalité est complexe : le modèle retient seulement les éléments indispensables à la compréhension du phénomène étudié. Un modèle repose donc forcément sur des hypothèses, puisqu’il se veut, par définition, une représentation partielle de la réalité. Le problème de la confection des horaires de cours a été analysé au moyen d’un modèle. En supposant que HEC Montréal soit composée de deux groupes d’étudiants, ce modèle simplifie et fausse la réalité parce que l’École compte une pluralité de groupes. En faisant abstraction de la multitude des groupes et de la variété des 17 18 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION préférences, il est devenu plus facile d’approfondir le problème de base. Il aurait été laborieux d’analyser la question en posant l’existence d’une vingtaine de groupes ayant des goûts distincts et cela n’aurait pas permis de mieux comprendre le problème. Au contraire, les explications auraient été plus lourdes et la compréhension plus faible. L’essence du problème aurait pu nous échapper. L’arsenal des économistes comprend une pléthore de modèles, chacun ayant ses particularités et son utilité propres parce qu’ils visent à expliquer des aspects différents de la réalité. On reproche souvent à ces modèles de manquer de réalisme, de s’écarter de la « vraie vie », du concret. Dans un certain sens, ce manque de réalisme supposé ne représente pas une faiblesse, mais bien une force. Pour être productif, un débat doit être discipliné. Il faut qu’il y ait un langage commun, des points de repère. Une discussion sans balises ne mène nulle part, puisque les participants refusent de s’imposer une discipline et que leurs interventions vont dans toutes les directions. Le recours à un modèle contraint les protagonistes à organiser le débat et permet qu’un échange constructif ait lieu entre des intervenants aux idées ­divergentes. L’histoire du Petit Chaperon rouge, de Charles Perrault, est amusante (pour les enfants), malgré tout elle a aussi des vertus didactiques. Si un père de famille veut sensibiliser son fils de trois ans aux dangers que présentent les inconnus, il peut aborder le sujet en adulte, de façon sérieuse et abstraite, en essayant d’expliquer pourquoi les inconnus constituent un danger, surtout quand ils offrent des frian­ dises. Il n’est pas certain que l’enfant saisisse bien le message : une conversation de ce genre ne correspond pas à sa façon de voir les choses. Comment peut-il avoir des échanges avec son père sur un ton aussi sérieux ? L’exercice est improductif, le père et le fils ne parlant pas le même langage. En racontant l’histoire du Petit Chaperon rouge et en prenant bien soin de présenter dans les moindres détails la rencontre avec le loup, le père peut transmettre ses préoccupations à son fils. Bien sûr, cette histoire est pure invention : les loups ne parlent pas. Pourtant, cette histoire invraisemblable a son utilité si elle fait passer le message du père, sans compter qu’elle permet aussi d’endormir les enfants ! Le modèle économique s’apparente à l’histoire du Petit Chaperon rouge ; il raconte en quelque sorte une histoire simple. Des petits malins diraient qu’il permet aussi d’endormir les étudiants ! Certes, il est irréaliste (car les loups ne parlent pas), là n’est pas la question. Il faut plutôt se demander s’il atteint ses objectifs. Favoriset-il la tenue d’un débat discipliné ? Permet-il d’avoir des échanges productifs en axant la discussion sur le même aspect de la réalité ? Permet-il au débat de pro­ gresser ? Facilite-t-il la compréhension du phénomène étudié ? S’il réussit à faire comprendre un seul aspect de la réalité, le modèle est utile. Même s’il n’englobe pas toute la réalité, il est réaliste dans la mesure où il permet d’en appréhender correctement une dimension. 15. PLAN DU LIVRE C e manuel propose un cadre d’analyse cohérent et rigoureux de l’intervention gouvernementale, cadre qu’il applique à divers problèmes et politiques économiques. Il ne prétend pas apporter de solution définitive aux problèmes étudiés, CHAPITRE 1 LE POINT DE VUE ÉCONOMIQUE loin de là. Il vise plutôt à en faire ressortir la dimension économique fondamentale. Il ne retient pas tous les aspects des problèmes qu’un gouvernement doit prendre en considération avant d’adopter une politique. Il vise plutôt à en expliquer les aspects essentiels, qu’aucune analyse de politique ne saurait escamoter. Il cherche constamment à faire valoir et à faire comprendre le point de vue économique. Les économistes accordent une attention toute particulière à l’allocation des ressources. Il est important que les ressources rares soient exploitées à leur plein potentiel pour assurer le niveau de vie le plus élevé possible à la collectivité. Ce manuel insiste donc fortement sur l’objectif d’une allocation optimale des ressources : il analyse l’intervention gouvernementale du point de vue de ses effets allocatifs. C’est à ce chapitre que l’économiste a une expertise à faire valoir et c’est cette expertise que ce manuel vise à transmettre en termes aussi simples que possible. Le chapitre 2 cherche à rendre compte de l’importance de l’intervention des gou­ vernements dans l’économie canadienne pour bien saisir l’ampleur du phénomène. Le chapitre 3 fait une mise en garde : si dans certaines circonstances elle peut être considérée comme souhaitable sur le plan théorique, l’intervention gouvernementale ne donne pas toujours les résultats escomptés, et cela à cause des failles du processus décisionnel tant sur le plan politique que bureaucratique. On doit donc user de prudence lorsqu’on recommande d’y avoir recours. Les deux chapitres suivants fournissent l’essentiel de l’outillage requis pour l’évaluation des politiques économiques : le chapitre 4 expose les critères que doit respecter l’allocation des ressources pour être optimale et le chapitre 5 explique pourquoi l’économie de marché est en général un excellent instrument d’allocation des ressources. Cependant, le marché n’est pas parfait ; c’est pourquoi une intervention gouvernementale peut être exigée dans certaines circonstances. Le marché est, entre autres choses, un mauvais outil de distribution des revenus parce qu’il tolère les inégalités et la misère. Le chapitre 6 fait état de la distribution des revenus au Canada. Les chapitres 7, 8 et 9 portent sur les interventions qui visent à redistribuer les revenus en modifiant les prix dictés par le marché. Ils montrent que la gratuité des services publics, le contrôle des prix, la réglementation des loyers et le soutien des prix sont de médiocres instruments pour redistribuer les revenus. Les chapitres 10 à 13 traitent de la fiscalité, instrument de redistribution généralement recommandé par les écono­ mistes. Dans certaines circonstances, le marché est un mauvais allocateur des ressources. Les chapitres 14, 15 et 16 abordent trois cas importants d’échecs allocatifs du mécanisme des prix, soit les effets externes, les biens publics et l’information imparfaite, et ils proposent des interventions pour corriger ces failles. Il existe bien sûr d’autres cas d’échecs du marché, mais nous n’en traitons pas dans ce manuel. Le chapitre 17 propose une analyse du problème allocatif dans une économie ouverte : il présente l’argumentation de base portant sur les avantages du commerce international et sur les conséquences des restrictions au commerce. Le dernier chapitre, le chapitre 18, cherche à mettre en perspective le rôle de l’économiste en faisant ressortir certaines limites et certaines forces de la méthodologie économique. 19 CHAPITRE L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA 1. Introduction 2. Les dépenses publiques 3. Les impôts 4. Les dépenses fiscales 5. La réglementation 6. Les entreprises d’État 7. Conclusion 2 22 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION 1. INTRODUCTION L es gouvernements exercent leur action de multiples façons dans l’économie canadienne. Leurs interventions sont si nombreuses et si variées qu’elles défient à peu près tout effort de mesure. Comment, par exemple, apprécier l’importance du rôle joué par le gouvernement canadien, avec ses quelque 400 ministères et ­organismes1, ou celui du gouvernement québécois, avec ses 22 ministères et ses 197 organismes2 répartis en 55 comités et conseils, 31 commissions, 22 régies, 14 tribunaux administratifs, 24 offices, 43 sociétés administratives et 8 sociétés d’État3 ? Certaines interventions, pourtant notables, pourraient même passer inaperçues, comme ce fut presque le cas des sommes impliquées dans le scandale des commandites. N’eût été du rapport de la vérificatrice générale du Canada4, cette action serait peut-être encore inconnue du public. Le domaine culturel fournit un bon exemple de la diversité des interventions gou­ vernementales. Quand un gouvernement subventionne des organismes culturels, son appui prend la forme d’une dépense inscrite au budget. L’aide publique arrive parfois d’une façon plus détournée. Ainsi, le gouvernement fédéral accorde un traite­ ment fiscal privilégié aux sommes investies par les contribuables dans la production de films canadiens. Son intervention apparaît alors sous la forme d’une réduction de ses recettes fiscales. L’aide publique peut même occasionner une augmentation des recettes fiscales si lors du calcul de l’impôt, par exemple, le gouvernement fédéral n’autorise pas les contribuables à déduire les dépenses de publicité dans les revues étrangères. L’intervention peut se faire par l’intermédiaire d’une société d’État comme Radio-Canada, qui produit des émissions de radio et de télévision. Le gouvernement joue aussi un rôle en réglementant les activités des intervenants culturels. Il impose des règles sur le contenu canadien des émissions de radio et de télévision, voire sur le type de musique que certaines stations de radio sont autorisées à diffuser. Comment rendre compte d’interventions aussi diverses en faisant appel à une mesure unique qui donnerait une idée de l’importance de l’intervention culturelle du gouvernement ? La tâche est impossible. Il est inévitable alors que l’on recoure à plusieurs mesures imparfaites, mais complémentaires. Ce qui est vrai en matière de culture l’est encore davantage pour l’ensemble des interventions gouvernementales. 2. LES DÉPENSES PUBLIQUES D e nombreuses interventions engendrent une dépense qui donne une bonne idée de leur poids. Les sommes consacrées à la défense nationale, à l’éducation et aux services de santé sont déterminées par la quantité et la qualité des services fournis. Elles constituent un indice de l’ampleur de l’intervention dans ces domaines. Les subventions versées aux organismes culturels et récréatifs permettent aussi de mesurer l’effort consenti par le gouvernement pour assurer leur survie. Les dépenses publiques totales permettent donc de mesurer une dimension de l’intervention gouvernementale dans l’économie. C’est l’indicateur le plus couramment utilisé à CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA cette fin. Dans ce cas, les dépenses des administrations publiques sont exprimées en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) de manière à mieux apprécier leur ampleur par rapport à la taille de l’économie. Toutes les dépenses publiques ne reflètent pas le même type d’intervention. Elles se répartissent en deux catégories : les dépenses exhaustives, qui englobent les achats de biens et de services, et les dépenses non exhaustives, ou paiements de transfert, qui regroupent les débours à caractère redistributif ainsi que les intérêts sur la dette publique. Exprimées en pourcentage du PIB, les dépenses exhaustives indiquent la proportion de la production nationale que le secteur des administrations publiques absorbe pour fournir des biens et des services à la collectivité. Elles mesurent en quelque sorte la proportion des ressources qui sont affectées en vertu des choix arrêtés par les autorités. Mesurés en pourcentage du PIB, les paiements de transfert indiquent quelle est la proportion du revenu national redistribuée par les autorités. Le tableau 2-1 présente, en pourcentage du PIB, les dépenses exhaustives, non exhaustives et totales des administrations publiques au Canada pour certaines années choisies pendant la période allant de 1926 à 2005 ; le graphique 2-1 illustre leur évolution pour toute la période, l’écart entre les dépenses totales et les dépenses exhaustives mesurant les dépenses non exhaustives. L’importance croissante des dépenses publiques dans l’économie canadienne ressort nettement de ces données. Alors qu’elles représentaient seulement 15,1 % du PIB en 1926, les dépenses totales des administrations publiques canadiennes atteignaient 52,1 % en 1992, pour ensuite passer à 38,3 % en 2005. Près de 40 % des revenus générés dans l’économie nnn T ableau | 2-1 Année Les dépenses des administrations publiques (en pourcentage du PIB), Canada, 1926-2005 Dépenses totales Dépenses exhaustives Paiements de transfert 1926 15,1 9,6 5,5 1929 15,5 10,6 4,9 12,0 1933 25,7 13,7 1939 20,5 12,7 7,8 1943 44,5 38,2 6,3 1946 30,8 14,8 16,0 1950 21,3 13,1 8,2 1955 25,6 17,5 8,1 1960 28,8 17,7 11,1 1965 26,7 17,6 9,1 1970 33,8 22,7 11,0 1975 38,9 24,0 14,9 1980 40,2 23,8 16,4 1985 45,9 24,6 21,3 1990 47,3 25,2 22,1 1995 47,7 24,5 23,2 2000 40,3 21,7 18,6 2005 38,3 22,3 16,0 Sources : Données antérieures à 1961 : Canadian Tax Foundation, The National Finances 1992, Toronto, 1992, p. 3.11-3.15. Autres données : CANSIM, tableaux nos 380-0022 et 380-0016. 23 24 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION n n n G rap h ique | 2-1 Les dépenses des administrations publiques (en pourcentage du PIB), Canada, 1926-2005 60 50 Paiements de transfert Dépenses exhaustives 40 30 20 10 0 1926 1943 1960 1964 1968 1972 1976 1980 1984 1988 1992 1996 2000 2004 Sources : Données antérieures à 1961 : Canadian Tax Foundation, The National Finances 1992, Toronto, 1992, p. 3.11-3.15. Autres données : CANSIM, tableaux nos 380-0022 et 380-0016. canadienne transitent donc par le secteur public. Cette seule donnée fournit une idée, quoique insuffisante, de l’importance considérable du secteur public dans l’économie canadienne. La croissance des dépenses publiques s’est par ailleurs accompagnée d’une modification de leur structure, les paiements de transfert passant de 31,6 % des dépenses totales en 1955, à 48,6 % en 1995, puis à 41,8 % en 2005. La fonction redistributive a donc joué un rôle croissant dans les activités gouvernementales jusqu’en 1995, puis son importance a diminué légèrement jusqu’à aujourd’hui. Le graphique 2-1 rend compte de ce phénomène d’une manière particulièrement claire ; on observe que l’écart entre les courbes des dépenses totales et des dépenses exhaustives s’accentue régulièrement jusqu’en 1995, puis s’atténue progressivement jusqu’en 2005. La crise des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale font accroc à la croissance soutenue et régulière du secteur public. On comprend facilement que l’intervention gouvernementale s’amplifie durant les périodes de crise de ce genre, pour ensuite retomber à des niveaux plus normaux. La Deuxième Guerre a donné lieu à une forte croissance des dépenses publiques en biens et en services : l’effort de guerre alors consenti a accentué la présence gouvernementale dans l’économie jusqu’à atteindre 44,5 % du PIB en 1943. Elle a aussi provoqué une hausse marquée des paiements de transfert durant les années d’après-guerre. Quant à la crise des années 1930, elle a exigé une augmentation substantielle des paiements de transfert pour aider les personnes fortement touchées en raison de la situation économique. Comme elle a par ailleurs entraîné une baisse marquée de la production nationale, l’effet exercé sur le rapport entre les dépenses publiques et le PIB a été double. CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA L’ampleur des dépenses gouvernementales varie selon les pays (graphique 2-2). Pour certains pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ces dépenses représentaient plus de 50 % du PIB en 2005. C’est le cas de la Suède (56,6 %), du Danemark (53,2 %), de la France (53,8 %), de la Finlande (50,7 %), de la Hongrie (50,6 %) et de la Belgique (50,1 %). C’est en Corée et en Irlande que la part des dépenses gouvernementales dans le PIB a été la moins élevée, soit respectivement 28,1 % (en 2004) et 33,7 %. n n n G rap h ique | 2-2 Les dépenses gouvernementales (en pourcentage du PIB), pays membres de l’OCDE, 2005 60 50 40 30 20 10 de lie N s- * ou Un ve i S lle u s* -Z iss e* él an * de ** Ja * po Ré Es n* pu pa g bl iq Ca ne ue n a slo da va * qu N e* Ré o L pu u rv bl xem èg e iq ue bo tc urg hè qu e Is * la Po nde Ro lo ya gn um e* ePa Un ys i -B as Gr Al è le ce m ag Po ne rtu ga l Ita Au lie tri Be che lg iq H ue on g Fi rie nl a n D an de em ar Fr k an c Su e èd e ra st at Au Ét ré Irl Co an e* 0 * 2004. ** 2003. *** 2002. Les données pour le Mexique et la Turquie ne sont pas disponibles. Source : OCDE, OECD in Figures, Paris, 2006-2007, p. 58-59. 3. LES IMPÔTS L es dépenses publiques s’accompagnent toujours d’une levée d’impôts, c’en est la contrepartie inévitable. À plus ou moins long terme, les impôts doivent évoluer sensiblement au même rythme que les dépenses, à moins que les autorités ne recourent à l’emprunt ou à l’émission de monnaie pour financer leurs activités. Les dépenses publiques totales et les impôts totaux reflètent la même réalité : les fonds que les gouvernements dépensent et qu’ils doivent prélever pour se dégager de leurs responsabilités. Ces deux indices de la taille du secteur public constituent les deux côtés de la médaille. Les gouvernements peuvent toutefois recourir à divers types d’impôts et de taxes. Pour une taille du budget donnée, il leur suffit de modifier le régime fiscal pour accentuer leur intervention dans l’économie. La structure des sources de revenus 25 26 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION peut en effet servir d’instrument pour modifier les choix des agents et le fonctionnement de l’économie. Le simple fait, par exemple, de réduire la taxe de vente pour augmenter du même montant la taxe d’accise sur le tabac peut correspondre à la volonté d’intervenir davantage. Dans la mesure où les autorités veulent ainsi décourager l’usage du tabac en le rendant plus coûteux, il y a de fait une intervention gouvernementale plus poussée, sans qu’on ait à hausser les impôts ni les dépenses. On admettra qu’il est impossible de mesurer l’ampleur de l’intervention prenant la forme d’une structure particulière de la fiscalité. On peut par contre jeter un regard rapide sur la composition des recettes gouvernementales donnée au tableau 2-2. L’impôt sur le revenu des particuliers constitue la principale source de fonds publics, procurant aux gouvernements 31,2 % de leurs revenus en 2004-2005. Les taxes à la consommation (taxes de vente, taxes et droits d’accise, droits de douane, etc.) représentaient 21,1 % des recettes. Les cotisations d’assurance sociale (assuranceemploi, assurance maladie, régimes publics de retraite) ont pris une importance particulière depuis quelques années, atteignant 6,8 % des recettes totales ; elles sont perçues sur la masse salariale et s’apparentent à cet égard à un impôt direct. Les impôts fonciers ont longtemps constitué d’importantes sources de revenus, mais ils ne représentent plus que 9,5 % des recettes publiques. Ils demeurent toutefois la prin­ cipale source de recettes autonomes des gouvernements municipaux. Comme l’indique la taille modeste des revenus provenant de la vente de biens et de services (8,7 %), les gouvernements fournissent généralement leurs services de façon gratuite. L’ampleur des recettes gouvernementales et la composition des sources de revenus varient selon les pays. En 2004, pour les pays membres de l’OCDE, les revenus provenant des impôts et des taxes, exprimés en proportion du PIB, variaient de 19 % pour le Mexique à 50,4 % pour la Suède (graphique 2-3). Les recettes provenant des impôts sur le revenu et les bénéfices représentaient 4,7 % du PIB au Mexique, alors nnn T ableau | 2-2 Les revenus des administrations publiques au Canada (en pourcentage), année financière 2004-2005 Impôt sur le revenu : Des particuliers Des sociétés Autres Total des impôts sur le revenu Impôts fonciers et impôts connexes Taxes à la consommation 31,2 9,3 1,0 41,5 9,5 21,1 Cotisations aux régimes d’assurance maladie et de sécurité sociale 6,8 Autres impôts 3,6 Ventes de biens et de services 8,7 Revenus de placements 7,5 Autres recettes de sources propres TOTAL 1,2 100,0 Source : Karin Treff et David B. Perry, Finances of the Nation 2005, Canadian Tax ­Foundation, Toronto, 2005, p. 1 :2. CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA que cette proportion était de 29,5 % au Danemark (graphique 2-4). Enfin, les revenus provenant des taxes sur les produits et les services s’établissaient à 4,7 % du PIB aux États-Unis et à 16,0 % du PIB en Islande (graphique 2-5). n n n G rap h ique | 2-3 Les impôts et les taxes (en pourcentage du PIB), pays membres de l’OCDE, 2004 60 50 40 30 20 10 Ét M ex iq u Co e at rée sUn i Ja s po Ré pu Su n bl iss iq ue Irla e slo nd va e Au que st ra Tu lie rq Ca uie n Po ada lo Po gne Al rtu le ga m l a Es gne pa N ou gn ve G e M lle- rè oy Zé ce en la n Ro ne de ya OC um DE e Pa -Un Lu ys i xe -B Ré m as bo pu ur bl H iq g o ue ng tc rie hè q Is ue la nd e Ita Au lie tri ch Fr e an N ce or v Fi ège nl an Be d l e D giq an ue em a Su rk èd e 0 Source : OCDE, OECD Factbook, 2007, Paris, p. 204. n n n G rap h ique | 2-4 L’impôt sur le revenu et les bénéfices (en pourcentage du PIB), pays membres de l’OCDE, 2005 30 25 20 15 10 5 Ré pu bl iq ue M ex slo iqu va e q Po ue lo gn Co e r Tu ée rq ui Gr e è Po ce rtu ga Ja l po H on n Pa grie Ré pu A ysbl lle Ba iq m s ue a tc gne hè Es que pa gn Fr e Ét an at ce sUn Irl is a M n oy Au de en tri n ch Lu e O e xe CD m E bo ur Su g iss Ro e ya Ita um lie eU Ca ni na Is da la Fi nde nl a Be nd lg e i Au que st ra l Su ie N ou èd N ve o e lle rvè -Z ge é D lan an de em ar k 0 Source : OCDE, OECD Factbook, 2007, Paris, p. 204. 27 28 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION n Les taxes sur les produits et les services (en pourcentage du PIB), pays membres de l’OCDE, 2004 n n G rap h ique | 2-5 20 15 10 5 Ét at s- Un i Ja s po Su n is Ca se na Au da st ra li Co e r Es ée Al pag le ne m a M gne ex iq ue Ita l Fr ie a Be nc lg e iq M oy I ue r en la n nd Lu e O e xe CD Ro m E ya bo um urg N eou U ve Au ni lle tric -Z he Ré él p a Ré ubl P nd pu iqu ays e bl e -B iq tc as ue hè slo qu va e q Po ue lo gn Gr e èc Su e è N de or v Po ège rtu Fi ga nl l an Tu de rq H uie on g Is rie D lan an de em ar k 0 Source : OCDE, OECD Factbook, 2007, Paris, p. 204. 4. LES DÉPENSES FISCALES L a croissance rapide des dépenses publiques durant les années 1970 a donné lieu à des pressions sur les gouvernants pour qu’ils exercent un contrôle plus serré des fonds publics. Les dépenses publiques se sont d’ailleurs stabilisées vers la fin des années 1970. On serait tenté d’en conclure que l’intervention gouvernementale s’est stabilisée, elle aussi. Mais les autorités disposent d’un arsenal d’instruments qui n’impliquent pas de débours. Incitées à mieux contrôler leurs dépenses, elles n’en ont pas moins continué d’intervenir, mais en recourant davantage à des instruments plus discrets sur le plan budgétaire, comme les dépenses fiscales. Les dépenses fiscales sont des revenus auquel un gouvernement renonce en accordant une réduction d’impôt à une catégorie donnée de contribuables. Elles peuvent prendre la forme d’une exonération d’impôt, d’une exemption, d’une déduction ou d’un crédit d’impôt. En vertu des exonérations, certains revenus, comme la première tranche de 500 $ des bourses d’études, ne sont pas assujettis à l’impôt. Les exemptions visent à assurer l’équité du régime fiscal en permettant au contribuable de déduire de son revenu imposable certaines dépenses non discrétionnaires, résultant par exemple de sa situation familiale. C’est ainsi que la plupart des régimes fiscaux prévoient des exemptions de personne mariée et des exemptions pour les enfants à charge. Les déductions sont semblables aux exemptions : elles retranchent du revenu imposable le montant de certaines dépenses particulières, comme les frais de scolarité et les dons de charité. Les crédits d’impôt ont pour effet de réduire CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA directement l’impôt à payer. Le régime fiscal canadien prévoit entre autres des cré­ dits d’impôt pour les enfants à charge et pour les contributions à un parti politique. Un exemple bien connu de dépense fiscale est le régime enregistré d’épargneretraite (REER), créé en 1957 par le gouvernement canadien pour, justement, encourager les Canadiens à épargner en vue de leur retraite. Les cotisations à un REER permettent aux contribuables de réduire leur revenu imposable. Deux effets positifs découlent de cette réduction : d’une part, les contribuables ont moins d’impôt à payer et, d’autre part, ils peuvent avoir droit à des crédits d’impôt – notamment à des crédits pour la TPS et la TVQ – qui autrement leur seraient refusés en raison d’un revenu imposable trop élevé. Pour le gouvernement canadien, le manque à gagner associé au REER était estimé à 7,7 milliards de dollars pour l’année 20055. Une dépense fiscale est une intervention similaire à une dépense, sauf que, ne don­nant pas lieu à un débours, elle n’apparaît pas dans les dépenses publiques. Le gouvernement peut ainsi réaliser certains objectifs sans qu’on ait l’impression qu’il dépense davantage. Un gouvernement qui désire encourager la construction résidentielle ou faciliter l’accès à la propriété peut subventionner l’achat d’une résidence (dépense publique) ou accorder une déduction fiscale pour le paiement de l’intérêt hypothécaire (dépense fiscale). Chacune de ces mesures constitue une intervention dans l’économie. Cependant, la première est plus visible parce qu’elle figure dans les dépenses publiques, tandis que la deuxième est plus discrète, ce qui permet au gouvernement de viser le même objectif sans gonfler son budget. On ne dispose pas encore d’une méthode permettant de mesurer les dépenses fis­ cales avec toute la précision souhaitée6. D’une part, l’ampleur de ces dépenses dépend entre autres choses du taux marginal d’impôt s’appliquant aux contribuables qui bénéficient de privilèges fiscaux. D’autre part, il n’existe pas de critères précis pour déterminer si une provision fiscale donnée constitue une dépense fiscale privilégiant un groupe particulier de contribuables ou si elle représente une exemption nécessaire dans tout régime fiscal qui se veut équitable : c’est le cas notamment du crédit d’impôt non remboursable de la déclaration de revenus du Québec. Néanmoins, il est utile de faire l’addition des dépenses fiscales pour en illustrer l’ampleur. En 2005, les 270 dépenses fiscales du gouvernement du Québec étaient estimées à 17,0 milliards de dollars, ce qui représentait environ 31 % des recettes fiscales du gouvernement ; 68 % de ces dépenses provenaient du régime d’impôt des particuliers, 12 % du régime d’impôt des sociétés et 20 % du régime des taxes à la consommation7. Pour chacun de ces régimes, le dépense fiscale la plus importante était, respectivement, celle qui était associée au REER (plus de 2 milliards de dollars), celle qui avait trait au crédit d’impôt pour la recherche et le développement (538 millions de dollars) et celle qui était liée à la détaxation des produits alimentaires de base (plus de 1 milliard de dollars)8. 5. LA RÉGLEMENTATION S i elles n’apparaissent pas dans les dépenses publiques, les dépenses fiscales ont néanmoins des effets sur le solde budgétaire, puisqu’elles entraînent une diminution des recettes. D’autres instruments d’intervention n’ont à peu près aucune 29 30 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION répercussion budgétaire, mais ils peuvent toutefois exercer des effets considérables sur le fonctionnement de l’économie. C’est notamment le cas de la réglementation qui permet au gouvernement d’intervenir sans modifier son propre budget. En fixant des règles, les autorités reportent en quelque sorte les conséquences budgétaires de leur intervention sur le secteur privé. Le Conseil économique du Canada définit la réglementation comme « l’imposition de contraintes sanctionnées par l’autorité d’un gouvernement et conçues dans l’intention de modifier sensiblement le comportement économique dans le secteur privé9 ». Par exemple, la loi antitabac au Québec modifie le comportement des fumeurs en interdisant la cigarette à l’intérieur des endroits publics et à moins de 9 mètres de certains édifices afin de protéger les non-fumeurs et de prévenir le tabagisme. Toute réglementation vise à contraindre les individus à adopter des comportements jugés désirables par les gouvernants. On peut distinguer trois types de réglementations : la réglementation directe (ou économique), la réglementation sociale et la réglementation administrative. La réglementation directe vise essentiellement à encadrer certains aspects de la concurrence dans un secteur donné, par exemple dans les télécommunications, la distribution du gaz et de l’électricité, le transport aérien, etc. Elle porte surtout sur la fixation des prix, les conditions d’entrée et de sortie, la nature des services fournis. La réglementation sociale vise habituellement des objectifs socioéconomiques plus larges et ne se limite pas à un secteur d’activité particulier ; elle touche notamment la protection de l’environnement, la santé et la sécurité au travail, les conditions de travail et la protection du consommateur. La réglementation administrative s’adresse aux pouvoirs publics et vise à préciser les modalités à suivre – rapports à produire et délais à respecter, par exemple – pour recueillir de l’information auprès des personnes, des groupes et des entreprises en vue de l’application des politiques gouvernementales10. La réglementation est présente – pour ne pas dire omniprésente – dans une multi­ tude de secteurs de la vie économique, sociale, politique et culturelle. Ainsi, certaines municipalités et arrondissements du Québec imposent même des contraintes à leurs citoyens quant aux races de chiens qu’ils peuvent posséder. En raison de leur agressivité, les bull-terriers (pitbulls) sont interdits dans quatre arrondissements de l’île de Montréal (Kirkland, Lachine, Outremont et Sainte-Geneviève) et les municipalités de Saint-Jean-sur-Richelieu et de Sherbrooke, outre le fait qu’elles bannissent cette race de chien, imposent des restrictions relatives à la possession de rottweilers et de mastiffs11. Il n’existe pas de méthodes permettant de mesurer adéquatement le niveau de la réglementation. Toutefois, le volume de lois et de règlements en fournit une bonne approximation12 ; au Québec, par exemple, la production législa­ tive et réglementaire atteint une moyenne de plus de 7 500 pages par année. En 2003, environ 473 lois et 2 345 règlements étaient en vigueur, ce qui représente respectivement 15 000 et 21 000 pages13. Les lois visant à réglementer ont habituellement une portée générale, définissant de manière large les objectifs à atteindre et les moyens à prendre pour y parvenir. La Loi sur la qualité de l’environnement, adoptée par les législateurs québécois en 1972 et modifiée au cours des années, ne décrit qu’en termes généraux la manière dont le gouvernement entend protéger l’environnement. En fait, son application repose sur 64 règlements additionnels : pour ne donner qu’un exemple, le règlement CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA sur la qualité de l’atmosphère comporte près de 100 articles14. Les directives, les ordonnances, les autorisations, etc., sont, comme les règlements, autant de moyens de mise en œuvre de la réglementation. Contrairement aux lois, qui doivent être adoptées par le Parlement, le contenu des règlements est précisé par les fonctionnaires et par les organismes de réglementation en vertu des pouvoirs qui leur ont été délégués. Leur adoption n’est donc pas soumise à l’examen du Parlement, ce qui permet de les utiliser plus facilement. Un autre indicateur servant à mesurer le niveau de la réglementation consiste à estimer les coûts que la réglementation entraîne pour les gouvernements et pour le secteur privé. Les coûts assumés par le secteur public découlent de l’administration et de l’application de la réglementation. Aux États-Unis, l’administration du système réglementaire représente 1,4 % du budget fédéral15. Les coûts engagés par le secteur privé correspondent aux dépenses effectuées pour se conformer à la réglementation, auxquels s’ajoutent des frais judiciaires et des frais de « lobbying ». Le Groupe conseil sur l’allègement réglementaire estime que les petites entreprises québécoises peuvent consacrer jusqu’à 15 % de leurs revenus au traitement des formulaires gouvernementaux. Selon un rapport de l’OCDE, le coût de ces exigences administratives pour les entreprises représente environ 3 % du PIB16. D’après cette évaluation, le coût de ce fardeau pour l’année 2005 s’élèverait à plus de 8 milliards de dollars pour les entreprises québécoises17. Bien qu’il s’agisse d’estimations, ces chiffres montrent que les coûts de la réglementation sont surtout pris en charge par le secteur privé. Ils donnent une idée de l’ordre de grandeur des sommes que les gouvernements devraient dépenser pour obtenir les résultats visés s’ils ne les répercutaient pas sur le secteur privé au moyen de la réglementation. Les dépenses des administrations publiques sous-estiment donc largement la portée de leurs interventions réglementaires. Ce constat est d’autant plus important qu’en période de restrictions budgétaires la tentation est grande de recourir à la réglementation en raison de la faible incidence budgétaire que celle-ci peut avoir. 6. LES ENTREPRISES D’ÉTAT A u Canada, les gouvernements sont engagés dans la production de nombreux biens et services. Ils les produisent parfois eux-mêmes, comme dans le cas des services hospitaliers et de l’éducation ; les dépenses inscrites au budget reflètent alors cette activité. La production s’effectue aussi par l’entremise d’entreprises d’État, comme dans le cas du service postal ou de l’électricité. Or, à l’exception des subventions que ces entreprises reçoivent du gouvernement, leurs opérations n’appa­ raissent pas dans le budget gouvernemental. Encore une fois, les dépenses publiques omettent une facette de l’intervention gouvernementale. On ne dispose pas d’indicateur permettant de mesurer l’importance du rôle joué par les entreprises publiques comme instrument d’intervention ; on peut toutefois s’en faire une assez bonne idée en les recensant. 31 32 PREMIÈRE PARTIE INTRODUCTION En 2004, pour le niveau fédéral, on comptait 43 sociétés d’État mères (par ­exemple la Société canadienne des postes, la Société Radio-Canada et VIA Rail Canada), 25 filiales en propriété exclusive, ainsi que 36 autres filiales, sociétés affiliées et partenariats légaux18. On dénombrait également 198 autres sociétés dans lesquelles le gouvernement détenait des intérêts. Au Québec, en 2005, on comptait 8 sociétés d’État19 engagées dans des activités industrielles, financières et commerciales et ayant un objectif de rentabilité et d’autofinancement (par exemple HydroQuébec, la Société des alcools du Québec et la Société générale de financement). On dénombrait aussi 43 sociétés administratives exerçant des activités de même nature, mais ayant un objectif d’efficacité et d’efficience (par exemple la Régie de l’assurance maladie du Québec, la Société de l’assurance automobile du Québec et Télé-Québec). De 1981 à 2004, l’effectif des entreprises publiques20 au Canada et au Québec a diminué considérablement en raison des différents épisodes de privatisation21. Au Canada, les entreprises publiques fournissaient 3,9 % de l’emploi total en 1981 et 1,8 % en 2004. Au Québec, elles procuraient 4,1 % de l’emploi total en 1981 et 1,5 % en 200422. Hydro-Québec est la société d’État ayant l’effectif le plus important. En 2004, on y comptait 22 000 employés, ce qui représentait plus des deux tiers de l’effectif total des sociétés d’État québécoises. À l’opposé, la Société nationale de l’amiante n’employait que deux personnes23. Par l’entremise de ses entreprises publiques, le gouvernement québécois a été à un moment ou à un autre raffineur de sucre de betterave, transformateur de crevettes, hôtelier, producteur d’amiante, embouteilleur de vin, producteur de cidre, producteur de gâteaux, et même éleveur de chevaux en Floride24 ! On ne peut certes pas lui reprocher de manquer de diversité. 7. CONCLUSION C omme on le constate, il est impossible de mesurer l’importance du secteur public au Canada à l’aide d’un indicateur unique ; on doit retenir plusieurs indicateurs complémentaires, renvoyant à autant d’interventions de nature différente. Ces indica­ teurs correspondent aux quatre principaux modes d’intervention gouvernementale : les dépenses publiques, les dépenses fiscales, la réglementation et les entreprises publiques. D’autres instruments d’intervention n’ont toutefois pas été inventoriés, comme les prêts, les garanties de prêts, les pressions non officielles visant à modifier le comportement du secteur privé sans recourir à la législation. D’après les indicateurs retenus, l’intervention gouvernementale rejoint presque tous les secteurs ­d ’activité : il serait difficile en effet de désigner un secteur qui lui échappe. Le seul fait que les dépenses publiques atteignent près de 40 % du PIB place le Canada au rang des sociétés interventionnistes et peut expliquer en partie le mouvement en faveur d’un désengagement graduel de certaines sphères d’activité par le gouvernement. CHAPITRE 2 L’INTERVENTION GOUVERNEMENTALE AU CANADA N O T E S 1. Pour la liste des ministères et des organismes fédéraux, consulter : Gouvernement du Canada, Ministères et organismes, [en ligne], www.canada.gc.ca/depts/major/depind_f.html (page consultée le 4 juillet 2006). 2. Si on prend en compte les sous-organismes et les organismes innactifs, ce nombre s’élève à 244. 3. L’Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, L’État québécois en perspective, printemps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). Pour la liste des ministères et des organismes du gouvernement du Québec, consulter : Gouvernement du Québec, Ministères et organismes, [en ligne], www.gouv.qc.ca/portail/quebec/pgs/commun/gouv/minorg ?lang=fr&AppPath=%2Fportail% 2Fquebec%2Fpgs%2Fcommun%2Fgouv%2Fminorg&SearchContentId=%2Fpgs%2Fgouvernement%2Fministere%2Fpgs. gouvernement.ministere.boite_recherche.fr&filter=all (page consultée le 4 juillet 2006). 4. Vérificatrice générale du Canada, « Le Programme de commandites », dans Rapport de la vérificatrice générale du Canada, novembre 2003, [en ligne], www.oag-bvg.gc.ca/domino/rapports.nsf/html/20031103cf.html (page consultée le 4 juillet 2006). 5. Ministère des Finances du Canada, Dépenses fiscales et évaluation, 2005, p. 20, [en ligne], www.fin.gc.ca/taxexp/2005/ taxexp2005_f.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). 6. Il existe tout de même des méthodes permettant d’estimer le coût des dépenses fiscales, comme la méthode des pertes de recettes, la méthode des gains de recettes et la méthode de l’équivalent dépenses. Toutefois, l’utilisation et l’interprétation de ces estimations doivent se faire avec prudence, étant donné la progressivité des taux d’imposition et l’interaction entre les mesures fiscales. Pour plus d’information, consulter : Gouvernement du Québec, Dépenses fiscales – Édition 2005, avril 2005, p. 18-23, [en ligne], www.finances.gouv.qc.ca/fr/documents/publications/PDF/DepensesFiscales2005.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). 7. Gouvernement du Québec, Dépenses fiscales – Édition 2005, avril 2005, p. 1, [en ligne], www.finances.gouv.qc.ca/fr/documents/ publications/PDF/DepensesFiscales2005.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). 8. Ibid., p. iii. 9. Conseil économique du Canada, Rationalisation de la réglementation publique, Rapport provisoire, Hull, Approvisionnements et Services Canada, 1979, p. 49. 10. Groupe conseil sur l’allègement réglementaire, Simplifier les formalités administratives – Rapport du Groupe conseil sur l’allègement réglementaire au premier ministre du Québec, juin 2000, p. 3, [en ligne], www.mce.gouv.qc.ca/allegement/ documents/rapport-2000.pdf (page consultée le 5 juillet 2006). 11. Karim Benessaieh, « Bannir les pitbulls ? », La Presse, 1er septembre 2004. 12. Institut économique de Montréal, Le fardeau fiscal et réglementaire des Québécois, juillet 2003, p. 3, [en ligne], www.iedm.org/uploaded/pdf/fardeau.pdf (page consultée le 5 juillet 2006). 13. Ibid. 14. Gouvernement du Québec, Lois refondues et règlements – Règlements adoptés en vertu de Q-2, [en ligne], www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/home.php (page consultée le 11 juillet 2006). 15. Selon le Weidenbaum and Mercatus Centers. Cité par Jean-Luc Migué, « La réglementation, fardeau camouflé de l’inter­ vention publique », Le Québécois libre, no 129, 27 septembre 2003, [en ligne], www.quebecoislibre.org/030927-3.htm (page consultée le 5 juillet 2006). 16. Groupe conseil sur l’allègement réglementaire, Simplifier les formalités administratives – Rapport du Groupe conseil sur l’allègement réglementaire au premier ministre du Québec, juin 2000, p. ii [en ligne], www.mce.gouv.qc.ca/allegement/ documents/rapport-2000.pdf (page consultée le 5 juillet 2006). 17. Le PIB du Québec pour l’année 2005 est de 275 914 millions de dollars. Institut de la statistique du Québec, Produit intérieur brut selon les revenus, données désaisonnalisées au taux annuel, Québec, 2003-2006, [en ligne], www.stat.gouv.qc. ca/donstat/econm_finnc/conjn_econm/compt_econm/0106ta1.htm (page consultée le 6 juillet 2006). 18. Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada, Rapport annuel au Parlement – Les sociétés d’État et autres sociétés dans lesquelles le Canada détient des intérêts, 2004, p. 24, [en ligne], www.tbs-sct.gc.ca/report/CROWN/04/dwnld/cc-se-04_f. pdf (page consultée le 5 juillet 2006). 19. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « Les organismes gouvernementaux », L’État québécois en perspective, printemps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). 20. Le terme entreprise publique fait référence aux sociétés d’État, mais peut également inclure les sociétés administratives. 21. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État », L’État québécois en perspective, prin­ temps 2006, p. 4, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). 22. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État » (fichier de données), L’État québécois en perspective, printemps 2006, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/liste-des-donnees/STE-ESP/societes-d-etateffectif.xls (page consultée le 6 juillet 2006). 23. Observatoire de l’administration publique de l’ENAP, « L’effectif des sociétés d’État », L’État québécois en perspective, prin­ temps 2006, p. 1, [en ligne], www.enap.ca/etatquebecois/docs/STE/OPA/a_organismes.pdf (page consultée le 6 juillet 2006). 24. « Quebec Is Selling Florida Stud Farm », The Gazette, 9 mars 1983. 33 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT Chapitre 3 Le marché politique Chapitre 4 Le problème allocatif Chapitre 5 Le mécanisme des prix CHAPITRE LE MARCHÉ POLITIQUE 1. Introduction 2. Deux poids, deux mesures 3. Les bonnes intentions ne suffisent pas 4. Tous des égoïstes ! 5. Un échange de bons procédés 6. Le programme électoral 7. Une coalition bizarre 8. Savoir partager... les coûts 9. Une ignorance rationnelle 10. La politisation de l’activité économique 11. Le consommateur silencieux 12. Le monde à l’envers 13. Qui défend le contribuable ? 14. La bureaucratie 15. Conclusion 3 38 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 1. INTRODUCTION L e 1er février 1997, le ministre de l’Agriculture du Québec annonçait la levée de l’interdit sur la coloration de la margarine, qui pourrait dorénavant avoir la même couleur que le beurre ; en effet, afin d’harmoniser la réglementation québécoise touchant la coloration de la margarine avec les réglementations fédérale et pro­ vinciale, le ministre annulait la décision prise en 1987 par son collègue de l’époque. Quelques mois après cette annonce, le ministre se rétractait, allant même jusqu’à défendre devant les tribunaux l’interdiction de colorer la margarine. Bien malin celui qui, le 1er février 1997, aurait prédit une telle volte-face ! Elle était pourtant prévisible, dans un certain sens, parce que conforme à l’analyse économique de la prise de décision politique. C’est que la décision initiale, risquée sur le plan électoral, se conciliait difficilement avec l’analyse économique. Cette volte-face aurait été rassurante si elle avait corrigé une décision contraire à l’intérêt public. Mais il faut plutôt y voir la volonté de renverser une décision qui, tout en étant défendable sur le plan économique, comportait un risque électoral pour le parti au pouvoir. L’encadré 3-1 décrit de façon plus exhaustive la petite histoire de la coloration de la margarine au Québec. E N C A D R É 3 - 1 La petite histoire de la coloration de la margarine au Québec aura bientôt la couleur « L adumargarine beurre » : ainsi en a décidé en janvier 1997 le ministère de l’Agriculture du Québec qui voulait ainsi harmoniser la régle­ mentation québécoise touchant la coloration de la margarine avec les réglementations fédérale et provinciale. Cette décision qui a pris l’Union des producteurs agricoles et la Fédération des produc­ teurs de lait du Québec par surprise renversait la politique de son homologue libéral qui, dix ans auparavant, avait interdit que la margarine ait la même couleur que le beurre. Il faut dire que la réglementation de la couleur de la margarine a connu de nombreux soubresauts depuis son invention en 1869 par le chimiste français Mège-Mouries. Au lieu de promouvoir la diffusion de cette invention bénéfique qui offrait un substitut nutritif et bon marché au beurre aux classes les plus pauvres, la margarine a plutôt été traitée comme un bien déméritoire comme l’alcool et la cigarette ! Pendant plus de soixante ans, la loi fédérale de prohibition de 1886 a interdit la fabri­ cation, vente et importation de margarine au Canada (sauf en temps de guerre). En 1948, la Cour suprême décrétait que la réglementation de la margarine relevait des compétences provinciales. Seules deux provinces continuèrent de l’interdire : le Québec et l’Île-du-Prince-Édouard. La loi québécoise de 1949 portait le titre révélateur de « Loi pour protéger l’industrie laitière ». En décembre 1953, un amendement interdisait même la possession de margarine. Elle ne fut légalisée qu’en 1961, pas tant dans la mouvance de la Révolution tranquille que parce que l’Union des cultivateurs catholiques (l’ancêtre de l’UPA) en faisait la demande au gouvernement québécois à cause des problèmes à faire respecter la loi. C’est alors que commença la réglementation de la couleur. Comme en Ontario et dans plusieurs États américains, la margarine ne pouvait pas être vendue jaune. On fournissait aux consommateurs une capsule de colorant et ils devaient la colorer eux-mêmes : une tâche très peu appréciée, on s’en doute bien. Cette exigence ne fut abolie qu’en 1972. Ainsi, la réintroduction en 1987 d’une réglementation exigeant des couleurs diffé- rentes pour le beurre et pour la margarine a une bien longue histoire et la décision du ministère de l’Agriculture de l’abolir a suscité beaucoup de grogne chez les agriculteurs. Dès la fin du mois de février 1997, la riposte s’organise. Un sondage commandé par la Fédération des producteurs de lait du Québec révèle que 63 % des Québécois ­favorisent une couleur différente pour le beurre et la margarine ! Le Regroupement pour l’industrie du beurre obtient une rencontre avec le premier ministre et s’offre des pleines pages publicitaires dans les principaux quotidiens du Québec. Dès le début du mois de juin 1997, le gouvernement québécois recule et retarde la décision définitive. Le fabricant de margarine Unilever qui a dé­ fié la loi en vendant de la margarine « jaune pâle beurre frais » dans un magasin d’Alma porte la cause devant les tribunaux. La Cour supérieure, la Cour d’appel et même la Cour suprême du Canada ont décidé de rejeter les arguments de la compagnie Unilever. La margarine restera blanche au Québec… du moins pour un certain temps. Source : Ruth Dupré, « Vive la société distincte ! L’histoire de la margarine au Québec remonte au xixe siècle », La Presse, 10 avril 2005, p. 79. Voir aussi Ruth Dupré, « If It’s Yellow, It Must Be Butter : Margarine Regulation in North America Since 1886 », The Journal of Economic History, vol. 59, juin 1999, p. 353-371. CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE E N C A D R É 3 - 2 La petite histoire du péage sur les autoroutes du Québec L e 20 mai 1982, le ministre des Transports du Québec, M. Michel Clair, annon­ çait le relèvement du péage sur les autoroutes et l’abolition du tarif préférentiel aux heures de pointe, à compter du 1er janvier 1983. Les hausses devaient s’échelonner de la façon suivante : le 1er juillet 1982, le péage pas­ serait de 25 à 50 cents (le tarif préférentiel augmentant de 10 à 35 cents) pour ensuite augmenter de 10 cents, le 1er avril de chaque année, jusqu’au 1er avril 1985 alors qu’il s’éta­ blirait à 80 cents. Le péage à 25 cents était en vigueur depuis la construction de la première autoroute en 1958. Entre 1958 et 1981, l’indice des prix à la consommation a augmenté de 226 % et le prix d’un billet d’autobus de la STCUM de 400 % . Pourtant, d’année en année, l’Office des autoroutes du Québec enregistrait des déficits d’exploitation : au 31 décembre 1981, son déficit d’exploitation accumulé atteignait 140 millions de dollars. La hausse du péage a été fort mal accueil­ lie, surtout par les résidents des Laurentides et par l’opposition libérale. Pour sa part, M. Clair prévoyait « une baisse temporaire sur les autoroutes », mais il n’y voyait « au­cun dommage si cela [servait] à les décongestion­ ner, à les dépolluer et à favoriser le transport collectif » (Le Devoir, 21 mai 1982, p. 1). Les résidents des régions touchées se sont organisés pour réclamer l’abolition du péage sur les autoroutes. Le 20 septembre 1982, 26 maires rendaient publique une pé­ tition de 130 0 00 citoyens de Laval et des Laurentides réclamant l’abolition du péage. Le lendemain, le ministre Clair affirmait au cours d’une conférence que le « gouvernement du Québec ne remettra[it] pas en question le principe du péage sur les voies publiques » (Le Devoir, 22 septembre 1982, p. 3). Mais, quatre jours plus tard, il proposait « dans l’espoir d’atténuer l’opposition au péage sur les autoroutes au nord de Montréal [...] la création d’un comité chargé de revoir toutes les données du problème et de trouver une solution qui pourrait être acceptable à tout le monde » (Le Devoir, 25 septembre 1982, p. 2). Le 22 décembre, le gouvernement décrétait un moratoire d’un an sur toute nouvelle hausse du péage et décidait de confier l’étude de cette question à un comité conjoint formé de trois députés péquistes et de cinq maires de la région des Laurentides. Au bureau du ministre des Transports, on avouait que les protestations et les pressions étaient à l’origine de cette décision. Le 21 octobre 1983, le comité présentait un rapport recommandant l’abolition immédiate du péage. Dans le discours du budget du 22 mai 1984, le ministre des Finances annonçait que le péage sur les autoroutes serait aboli progressivement pour la fin de 1985. Le péage était effectivement aboli le 1er septembre. Les élections provinciales se tenaient le 2 décembre suivant. Sources : L’encadré a été rédigé par Jacques Pelletier et il repose sur les articles suivants : Gilles Lesage, « Le taux de péage passe de 50 cents en juillet et atteindra 80 cents en 1985 », Le Devoir, 21 mai 1982, p. 1 ; Claude Turcotte, « Clair est catégorique : les péages sont là pour rester », Le Devoir, 22 septembre 1982, p. 3 ; Claude Turcotte, « Péage : Clair propose la création d’un comité », Le Devoir, 25 septembre 1982, p. 2. Cet épisode de la vie politique est révélateur : il illustre le fonctionnement du processus de décision dans l’arène politique. Il donne à penser que les décisions gouvernementales tiennent peut-être davantage compte des intérêts des groupes de pression bien organisés que de l’intérêt public. Qu’un gouvernement ne réussisse pas à abroger un règlement relégué aux oubliettes par tous les gouvernements du monde n’incite pas à avoir confiance dans le processus de décision gouvernemental. On trouvera à l’encadré 3-2 un épisode tout aussi éclairant à propos de la petite histoire du péage sur les autoroutes du Québec. Personne ne contestera que le régime de marché présente des faiblesses notables. Il engendre, par exemple, une distribution fort inégale des revenus. Il tolère l’existence d’une pollution excessive et il est parfois à l’origine d’une production insuffisante de certains biens et services, comme la justice et la sécurité publique. Ces failles ont fait l’objet de démonstrations rigoureuses et de recherches étendues. Tout cela ne constitue toutefois pas une raison suffisante pour justifier l’intervention gouvernementale, car la prise de décision publique a ses propres lacunes. Avant de préconiser une intervention, il faudrait démontrer qu’elle produirait de meilleurs résultats que le libre fonctionnement du marché. On fait rarement ce genre de démonstration, les lacunes du processus politique étant moins facilement admises que les échecs du marché. 39 40 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 2. DEUX POIDS, DEUX MESURES L ’analyse traditionnelle de l’intervention gouvernementale constitue un exemple manifeste d’application du « deux poids, deux mesures ». On soumet le régime de marché à une analyse rigoureuse pour en déceler les faiblesses, pourtant on ne met pas l’intervention gouvernementale sur le même pied. On préconise l’intervention en supposant qu’elle donnera toujours les résultats escomptés. Les dés sont en ­quelque sorte pipés parce que l’on compare un régime de marché imparfait avec une intervention gouvernementale parfaite. Dans cette vision naïve de la réalité, on attribue au gouvernement la mission de veiller à l’intérêt public et on présume que toutes ses actions ont pour résultat le mieux-être de la collectivité. On se représente le gouvernement comme un despote bienveillant, omniscient et omnipotent, dont toutes les actions viseraient l’intérêt public et qui n’aurait de cesse que de maximiser le bien-être collectif. Cependant, la véritable solution de rechange au marché est une intervention imparfaite, même si elle est bien intentionnée. Le gouvernement est un ensemble complexe de structures administratives gérées par des êtres humains faillibles. En préconisant une intervention, on propose que des décisions échappent au marché pour être confiées, non pas à un despote tout-puissant et bienveillant, mais à des in­dividus imparfaits, soumis à des règles bureaucratiques et politiques. Rien n’assure a priori que leurs décisions seront plus bénéfiques à la collectivité que celles qui résultent du marché libre. En dépit de ses faiblesses, le marché pourrait donner de meilleurs résultats. On pourrait rétorquer qu’ayant choisi de travailler dans le secteur public les politiciens et les bureaucrates ont à cœur l’intérêt public et que, par conséquent, l’intervention gouvernementale ne peut pas donner de mauvais résultats. Ce serait avoir une vision schizophrène de la réalité : d’une part, les intervenants sur les marchés auraient des motivations égoïstes et viseraient exclusivement leur intérêt personnel ; d’autre part, les personnes à l’œuvre dans le secteur public seraient des êtres altruistes dont toutes les décisions auraient pour objectif de servir la collectivité. Sans nier que les actions des individus puissent être d’inspiration altruiste, il est difficile d’admettre que les motivations personnelles n’interviennent jamais dans le secteur public, alors qu’elles seraient partout présentes dans le régime de marché. Pour quelles raisons les fonctionnaires et les politiciens seraient-ils différents des personnes travaillant dans le secteur privé ? Pourquoi l’administrateur d’un service de messagerie privé différerait-il de l’administrateur du service des postes au point d’avoir d’autres motivations que les siennes ? Pour quelle raison l’enseignant d’une école privée différerait-il fondamentalement de l’enseignant d’une école publique ? Par quelle vertu particulière l’employé de TVA changerait-il subitement de nature parce qu’il est allé travailler à Radio-Canada ? La nature d’un individu ne change pas du seul fait qu’il passe du secteur privé au secteur public. C’est la même personne, ayant les mêmes motivations et les mêmes préoccupations, mais effectuant un travail différent pour un nouvel employeur. Il n’y a aucune raison de croire qu’en passant au secteur public elle cesse d’être mue par CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE son intérêt personnel et qu’elle n’agit plus qu’en fonction de l’intérêt public, au point de négliger ses propres intérêts. Les fonctionnaires n’ont pas la réputation de faire preuve d’empressement lorsqu’il s’agit de recommander des mesures qui seraient bénéfiques sur le plan social, mais auraient par ailleurs le malencontreux effet d’éliminer leur emploi ! Si l’on admet l’existence de motivations personnelles dans le secteur public, l’intervention gouvernementale apparaît sous une lumière nouvelle. 3. LES BONNES INTENTIONS NE SUFFISENT PAS G ardons-nous de conclure que les bonnes intentions sont garantes des résultats et que les intentions égoïstes aboutissent forcément à de mauvais résultats. Les résultats ne dépendent pas tellement des motivations des individus, mais plutôt des contraintes imposées aux acteurs à l’intérieur d’un système donné. Le marché peut donner d’excellents résultats en dépit des motivations égoïstes des participants. Même si chacun cherche à vendre ses services au prix fort, à acheter au plus bas prix possible, à travailler le moins possible, le marché permet de maximiser le bien-être collectif. Cela tient à ses règles de fonctionnement, qui contraignent les acteurs à servir l’intérêt collectif s’ils veulent maximiser leur ­propre bien-être. Les règles du jeu en vigueur dans le marché subordonnent l’intérêt individuel à l’intérêt collectif, si certaines conditions sont respectées. Les entreprises veulent réaliser un bénéfice, c’est bien évident ; leur existence n’a rien de gratuit ! Mais cet objectif débouche sur des résultats totalement différents selon que les entreprises sont en situation de concurrence ou en situation de monopole. Pour maximiser son bénéfice, l’entreprise qui se trouve en situation de concur­ rence a tout intérêt à réduire ses coûts et à offrir à sa clientèle les biens qu’elle désire, au meilleur prix possible. Bien qu’elle le fasse en vue d’augmenter son bénéfice, il n’en demeure pas moins qu’accessoirement elle sert la collectivité. Elle ne peut pas exploiter le consommateur en augmentant le prix des biens et des services proposés parce qu’elle perdrait sa clientèle au profit de ses concurrents. Les règles du jeu ne lui laissent pas la possibilité de choisir : pour survivre et réaliser un bénéfice, elle doit servir le bien-être collectif. Le monopoleur fait face à des règles différentes. Il peut exploiter sa position dominante sur le marché et augmenter ses prix au détriment du consommateur, n’étant pas gêné par la présence de concurrents. Cette règle vaut pour le monopole public comme pour le monopole privé. La Société des alcools du Québec (SAQ), Loto-Québec, Postes Canada serviraient sûrement mieux leur clientèle en présence d’une concurrence minimale. Ce sont donc les règles du jeu qui déterminent la qualité des résultats, et non la motivation des acteurs. Cette conclusion s’applique tout autant au secteur public qu’au régime de marché. L’intervention gouvernementale ne contribue au bien-être collectif que dans la mesure où les règles du jeu dans le secteur public subordonnent les intérêts personnels à l’intérêt public. Mais si ces règles permettent aux fonctionnaires et aux politiciens d’accroître leur propre bien-être au détriment de l’intérêt 41 42 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT public, on ne peut plus être assuré de la qualité de l’intervention. Il est donc important d’analyser les règles de fonctionnement ayant cours dans le secteur public pour déterminer si elles incitent les intervenants à prendre des décisions conformes à l’intérêt public. Une fois cette analyse effectuée, et seulement alors, on peut faire un choix éclairé entre l’intervention gouvernementale et le libre fonctionnement du marché. 4. TOUS DES ÉGOÏSTES ! L es électeurs, les politiciens et les bureaucrates sont les intervenants du secteur public ; ils cherchent à maximiser leur bien-être personnel dans le cadre des contraintes qui leur sont imposées. Les électeurs participent au processus en élisant des représentants politiques. Au moment du vote, ils se comportent par hypothèse comme des consommateurs. Ils votent pour le candidat qui leur propose les mesures les plus avantageuses ; ils appuient celui dont le programme contribue le plus à leur bien-être personnel. Les politiciens sont en quelque sorte des entrepreneurs politiques : ils offrent à l’électorat des programmes dans le but d’obtenir des votes. Quelles que soient leurs raisons pour entrer dans l’arène politique, sens du devoir, désir de servir ou quête de prestige, ils doivent se faire élire avant de pouvoir agir. Ils proposent donc à l’élec­ torat les programmes qui, dans leur esprit, ont le plus de chance de leur assurer la majorité des voix. Compte tenu du comportement des électeurs, il s’agira de programmes comportant des avantages pour la majorité des électeurs. Quant aux bureaucrates, leur rôle est de fournir les services publics offerts par le gouvernement et d’appliquer les programmes votés par les politiciens. Ils cherchent toutefois à maximiser leur satisfaction dans le cadre des contraintes et des règles qui leur sont imposées à titre d’employés du gouvernement. Ces hypothèses de comportement étant acceptées, on serait porté à croire que le processus politique aboutit nécessairement à de bonnes décisions. Chaque électeur vote uniquement en faveur des programmes qui l’avantagent et il rejette les autres. Les politiciens ont intérêt à tenir compte des préférences individuelles. Pour se faire élire, ils doivent proposer des programmes recueillant l’adhésion de la majorité ; ils n’y parviendraient sûrement pas s’ils ne se conformaient pas aux préférences des électeurs. Paradoxalement, toutefois, les règles du jeu politique peuvent entraîner l’adoption de programmes contraires à l’intérêt collectif. 5. UN ÉCHANGE DE BONS PROCÉDÉS L e marché permet au consommateur d’exprimer l’intensité de ses préférences : selon qu’une automobile lui convient plus ou moins, il accepte de payer 20 000 $, 30 000 $ ou 40 000 $ pour l’obtenir. Le processus politique n’est pas aussi souple : l’électeur vote pour ou contre une mesure, sans pouvoir préciser s’il y tient peu ou fortement, s’il lui est farouchement ou faiblement opposé. Le vote d’un « tiède » peut ainsi annuler celui d’un farouche partisan. CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE Supposons qu’une collectivité doive se prononcer par référendum sur la construction d’une bibliothèque. Deux électeurs sur trois sont modérément opposés au pro­ jet, tandis que le troisième lui est très favorable. La voie du référendum ne permet pas au troisième électeur d’exprimer l’intensité de ses préférences : comme ses concitoyens, il ne dispose que d’un seul vote. Le projet sera rejeté par les deux tiers des électeurs, bien que leur opposition au projet soit faible. Cette lacune du mécanisme politique peut empêcher l’adoption de projets valables ; cependant, elle peut être contournée, et elle l’est régulièrement. Supposons que la même communauté étudie la possibilité d’établir un réseau de garderies. Trente pour cent des électeurs approuvent vigoureusement le projet, mais les autres s’y opposent modérément. Cette fois encore, la majorité ferait échec au projet, même si elle lui était faiblement opposée. Les parents d’enfants en bas âge ne sont pas assez nombreux et le mécanisme politique ne leur permet pas de faire valoir l’intensité de leurs désirs. Toutefois, on peut imaginer le scénario suivant : les parents de jeunes enfants proposent aux promoteurs de la bibliothèque le marché suivant : ils appuieront le projet de bibliothèque municipale s’ils obtiennent en retour que les bibliophiles votent pour le réseau de garderies. Comme les deux groupes sont composés de personnes différentes, ils représentent la majorité et peuvent faire adopter les deux projets conjointement. Les parents tiennent fortement aux garderies : ils en retirent des avantages substantiels. Pour les obtenir, ils sont disposés à supporter leur part du coût de la bibliothèque, même s’ils n’en veulent pas. Les avantages des garderies sont assez élevés pour compenser amplement leur part du coût de la bibliothèque. Ils préfèrent que les deux projets se réalisent, plutôt que de se priver des garderies. Les promoteurs de la bibliothèque se trouvent dans la même situation. Leur part du coût des garderies est plus faible que les avantages qu’ils prévoient retirer de la bibliothèque. Ils préfèrent eux aussi accepter les deux projets, plutôt que de ne rien obtenir du tout, et ils devraient réagir favorablement à la proposition qui leur est faite. Les deux groupes s’entendent alors pour appuyer leurs projets respectifs : ils s’échangent leurs votes. Les parents ont en quelque sorte acheté le vote des bibliophiles. Cet échange de votes a permis au mécanisme politique de refléter l’intensité des préférences : chaque groupe tenait tellement à son projet qu’il était disposé à payer pour le projet de l’autre. Les deux groupes minoritaires ont formé une coalition pour obtenir la majorité nécessaire à la réalisation de leurs projets. 6. LE PROGRAMME ÉLECTORAL T out cela est bien intéressant, dira-t-on, mais les électeurs ne s’échangent pas leurs votes tous les jours ! De toute manière, est-ce légal ? Qu’on ne s’y méprenne pas, c’est un phénomène fort répandu et tout à fait légal, mais il ne se manifeste généralement pas au grand jour. Dans une collectivité de plusieurs millions de personnes, il est impossible d’engager des négociations entre les électeurs pour former une coalition majoritaire. Les coûts d’une telle démarche dépasseraient largement les avantages qu’ils pourraient avoir pour les membres de la coalition. 43 44 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT Toutefois, la responsabilité des décisions collectives est habituellement confiée à un nombre restreint de représentants élus. Or, les élus peuvent très bien se livrer au marchandage. Le cabinet n’est pas constitué d’un nombre si élevé de politiciens que l’échange de votes y soit impossible. Il peut régulièrement s’y produire du marchandage, certains ministres appuyant certains programmes de leurs collègues, même s’ils ne les approuvent pas, afin d’obtenir des appuis pour leurs propres initiatives. Néanmoins, la forme la plus courante de l’échange de votes est implicite et elle se manifeste par la constitution du programme d’un parti. Un programme électoral est un ensemble de projets conçu de façon à attirer la majorité des électeurs. Chaque projet individuel peut fort bien être rejeté par la majorité mais, si on regroupe tous ces projets dans un programme électoral, ils ont de fortes chances d’être approuvés. Dans l’exemple des garderies et de la bibliothèque, un parti politique pourrait proposer un programme comportant les deux projets. Il se trouverait ainsi à acheter le vote des parents pour la bibliothèque en leur promettant de réaliser conjointement le projet de garderies. Il achèterait simultanément le vote des bibliophiles pour les garderies. Ce programme serait attrayant pour les 30 % de la population qui espèrent voir mettre en place un réseau de garderies et pour les autres 30 % qui désirent avoir une bibliothèque municipale. Il a de bonnes chances de rassembler la majorité des votes et de faire élire le parti qui le propose. L’échange de votes est donc un phénomène généralisé, puisque les partis politiques se font habituellement la lutte sur la base de programmes électoraux. 7. UNE COALITION BIZARRE I l ne suffit toutefois pas de savoir qu’il est possible d’échanger des votes, ce qui per­ met au mécanisme politique de refléter l’intensité des préférences. Pareil procédé est-il avantageux pour la collectivité ? Favorise-t-il l’adoption de mesures rentables et prévient-il l’adoption des mesures non rentables ? Autrement dit, permet-il d’approuver les projets de bibliothèque et de garderies, qu’ils soient rentables ou non ? Imaginons trois mesures qui, par hypothèse, ne seraient pas socialement rentables, entraînant pour la collectivité des coûts supérieurs aux bénéfices. Les coûts seraient répartis entre l’ensemble des contribuables ou des consommateurs, mais les bénéfices se concentreraient sur un nombre restreint d’individus qui en retireraient des avantages substantiels. Le tableau 3-1 indique, en pourcentage, quelle serait la proportion de la population favorable ou opposée à chacune des mesures. nnn T ableau | 3-1 Les opinions favorables et les opinions défavorables Pour (%) Contre (%) Mise sur pied d’un office de commercialisation agricole 20 80 Instauration de quotas d’importation de bicyclettes 20 80 Abolition des droits de scolarité 11 89 Mesures CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE Chacune de ces mesures obtient l’appui d’une faible minorité. Pourtant, un parti qui les regrouperait dans un programme électoral l’emporterait sur un parti s’appuyant sur l’avis d’économistes opposés à toute mesure non rentable. En supposant que les personnes favorables à chacune des mesures sont distinctes, le pourcentage cumulatif de l’électorat favorable au programme atteindrait 51 %. Les agriculteurs retireraient de la création d’un office de commercialisation des bénéfices assez con­ si­dérables pour couvrir largement leur part du coût des deux autres mesures. Ils ont intérêt à approuver le programme dans sa totalité, même si les quotas d’importation et l’abolition des droits de scolarité les défavorisent. En fait, le parti politique « achète » leur vote pour ces mesures en leur offrant un office de commercialisation qui leur procure des gains substantiels. Le même raisonnement vaut pour les producteurs de bicyclettes et pour les étudiants. Le programme du parti engendre une coalition majoritaire d’intérêts minoritaires. En votant pour ce programme, les agriculteurs, les producteurs et travailleurs du secteur de la bicyclette et les étudiants s’entendent pour effectuer une redistribution des revenus en leur faveur. L’exemple numérique figurant au tableau 3-2 illustre clairement qu’un programme regroupant des mesures non rentables peut obtenir l’appui de la majorité. Une coalition d’étudiants, d’agriculteurs et de producteurs de bicyclettes ! Voilà qui est bizarre, dira-t-on ; la réalité l’est encore plus. On a vu dans le passé une coalition regroupant le syndicat des employés de la Régie des alcools de l’Ontario, nnn Un programme non rentable, néanmoins adopté T A B L E A U | 3-2 Imaginons qu’une communauté de cinq personnes ait à se prononcer à la majorité sur trois projets. Chaque projet coûte 4 $ par contribuable et procure un bénéfice de 15 $ à une seule personne. Le tableau suivant donne la distribution des coûts et des bénéfices associés à ces trois projets. Personnes Projets A B C D E Total X Bénéfices Coûts Bénéfices nets 15 4 11 0 4 –4 0 4 –4 0 4 –4 0 4 –4 15 20 –5 Y Bénéfices Coûts Bénéfices nets 0 4 –4 15 4 11 0 4 –4 0 4 –4 0 4 –4 15 20 –5 Z Bénéfices Coûts Bénéfices nets 0 4 –4 0 4 –4 15 4 11 0 4 –4 0 4 –4 15 20 –5 15 12 3 15 12 3 15 12 3 0 12 –12 0 12 –12 45 60 –15 Programme (X, Y, Z) Bénéfices Coûts Bénéfices nets Aucun des trois projets n’est rentable, chacun entraînant pour la collectivité un coût (20 $) supérieur aux bénéfices (15 $). S’ils étaient soumis au vote séparément, les trois projets seraient rejetés par la majorité des électeurs, obtenant l’adhésion d’un seul d’entre eux sur cinq. Pourtant, un parti politique qui les regrouperait dans un programme électoral aurait d’excellentes chances de l’emporter aux élections. La dernière partie du tableau révèle en effet que les électeurs A, B et C approuveraient le programme (X,Y,Z) dans son ensemble, puisque chacun en retirerait un bénéfice net de 3 $. Seuls les individus D et E s’opposeraient au programme, parce qu’il leur occasionnerait un coût individuel net de 12 $. Le programme constitué de trois projets non rentables serait donc adopté à la majorité des voix. Ce résultat paradoxal se concrétise en raison de l’échange de votes implicite dans la constitution d’un programme électoral. 45 46 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT l’Armée du Salut, la Ligue de tempérance et une association d’infirmières pour faire échec à la vente de vin dans les épiceries en Ontario1. Les producteurs et les distributeurs de matériel pornographique trouvent parfois un allié auprès de la Ligue des droits et libertés ! Le marché politique donne lieu, il faut bien le reconnaître, à de curieuses rencontres. 8. SAVOIR PARTAGER... LES COÛTS L ’échange de votes ne peut pas se produire en rapport avec n’importe quelle mesure. Supposons qu’une décision entraîne des coûts de 200 millions de dollars et des avantages de 100 millions pour une collectivité de 50 millions d’électeurs. Si les coûts et les bénéfices étaient répartis également, chaque électeur recevrait un béné­ fice de 2 $ et assumerait un coût de 4 $. Personne n’approuverait cette mesure. Mais si les avantages de 100 millions de dollars étaient conférés à 1 million d’électeurs, les coûts étant répartis sur tous, les électeurs favorisés retireraient un bénéfice de 100 $ et supporteraient un coût de 4 $. Ils ont un intérêt certain à trouver des appuis pour cette mesure. Et ils ont les moyens d’acheter le vote d’autres électeurs : ils peuvent en effet dépenser jusqu’à 96 $ (leur bénéfice net) pour obtenir d’autres appuis. Ils sont donc disposés à soutenir d’autres mesures qui les désavantageraient, pourvu que celles-ci entraînent pour eux des coûts inférieurs à 96 $. Cela est possible parce que les bénéfices de la mesure en cause sont concentrés sur un nombre restreint de personnes et que les coûts sont répartis sur un grand nombre d’entre elles : il s’agit d’une mesure à bénéfices concentrés et à coûts diffus. Seules les mesures de ce type peuvent donner lieu à des échanges de votes parce qu’elles donnent aux gagnants des gains substantiels et leur donnent ainsi les moyens d’acheter le vote d’autres électeurs en vue de former une coalition majoritaire. Quand les bénéfices et les coûts se répartissent également, seules les mesures rentables peuvent obtenir la majorité des voix. 9. UNE IGNORANCE RATIONNELLE P ourquoi donc les perdants ne réagissent-ils pas ? Par définition, un programme non rentable entraîne des coûts supérieurs aux avantages : les perdants subissent des pertes supérieures aux gains des autres. Si les bénéfices étaient de 100 millions et les coûts de 200 millions, les perdants pourraient acheter le vote des gagnants. Même en leur versant 100 millions pour compenser les bénéfices perdus, ils économiseraient en faisant avorter le projet. Pourquoi ne le font-ils pas ? Parce qu’ils sont rationnels. Ils choisissent rationnellement d’ignorer la situation, de s’abstenir de toute démarche parce que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Les perdants réagiraient sûrement s’ils disposaient de toute l’information per­ tinente et si la communauté comptait un petit nombre de personnes. D’une part, ils connaîtraient avec précision les coûts qu’ils assument et les bénéfices des gagnants. Ils sauraient qu’ils peuvent acheter assez de votes pour prévenir l’adoption d’une CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE mesure non rentable. D’autre part, quand le groupe des électeurs est restreint, l’achat de votes n’exige pas de longues tractations. Le coût en matière d’organisation et de démarches à entreprendre pour obtenir la majorité des voix est faible. On peut dès lors prédire qu’en de telles circonstances les perdants ne se laisseraient pas imposer des projets non rentables. Néanmoins, dans la réalité, le coût de l’information et de l’action politique n’est pas toujours négligeable, il peut même être assez élevé pour décourager les perdants de combattre les mesures qui leur nuisent. Les avantages de l’action politique sont les bénéfices nets obtenus par suite de l’adoption ou du rejet d’une mesure donnée. Dans l’exemple précédent, les avantages de l’action politique correspondent au bénéfice net de 96 $ que chaque gagnant obtiendrait advenant l’adoption du projet. Dans le cas des perdants, les avantages de l’action politique sont les coûts de 4 $ qu’ils éviteraient de verser s’ils faisaient avorter le projet. S’agissant d’un projet à bénéfices concentrés et à coûts diffus, les gagnants seraient plus fortement motivés que les perdants à s’engager dans l’action politique, en raison des gains plus considérables qu’ils sont susceptibles d’en retirer. Par ailleurs, l’action politique occasionne des coûts. Il faut recueillir et analyser l’information pertinente afin de déterminer les conséquences des mesures gouvernementales pour les différents individus. On doit aussi entreprendre une action quelconque, qu’il s’agisse de marchandage avec d’autres électeurs, de manifestations populaires, de « lobbying » auprès des élus, de conférences de presse, etc. S’ils ne sont pas toujours monétaires, ces coûts n’en demeurent pas moins réels et ils peuvent être substantiels. Plus ils sont élevés, plus les individus rationnels sont portés à s’abstenir de toute action politique. Quand ils sont faibles, il y a peu d’obstacles à l’action politique. Si une mesure procure des avantages substantiels à un groupe restreint d’individus, ceux-ci ont intérêt à entreprendre une action pour en favoriser l’adoption, les coûts de l’action politique étant inférieurs aux gains anticipés. Si, par contre, les coûts sont répartis entre l’ensemble des consommateurs ou des contribuables, le coût supporté par chacun est faible et ne justifie pas l’engagement dans une action coûteuse visant à faire avorter le projet. Qui serait intéressé à manifester son désaccord sur la colline Parlementaire pour éviter d’assumer un coût de 4 $ ? 10. LA POLITISATION DE L’ACTIVITÉ ÉCONOMIQUE D ans une économie dépourvue d’interventions publiques, les agents écono­ miques ne peuvent améliorer leur sort qu’en améliorant leur performance économique. Ainsi, pour augmenter leur revenu, les producteurs n’ont d’autre choix que de se montrer plus efficaces. Ils doivent trouver des moyens de produire un bien de meilleure qualité ou de réduire leurs coûts de façon à devancer la concurrence. Cette démarche requiert des efforts soutenus, elle peut nécessiter des investissements substantiels et risqués, et les résultats auxquels elle aboutit sont parfois décevants. L’action politique peut s’avérer autrement rentable. En investissant dans l’action politique, les producteurs peuvent se protéger contre la concurrence et augmenter 47 48 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT leurs revenus de manière substantielle, sans qu’ils aient à consentir des efforts soutenus pour être concurrentiels, ni à risquer des fonds dans la modernisation de leur équipement ou dans l’amélioration de leurs produits. Il ne faut donc pas s’étonner que les agents économiques investissent dans l’action politique, qu’ils y consacrent des ressources qui auraient pu servir à améliorer leur rendement économique. Si le marché politique leur offre la possibilité d’obtenir des gains substantiels à faible coût, pourquoi se compliqueraient-ils la tâche en essayant de devenir plus concurrentiels ? L’action politique risque d’être plus rentable que l’action économique. Il est compréhensible que les producteurs de bicyclettes (de même que les personnes travaillant dans ce secteur) veuillent influencer les décisions politiques et qu’ils consacrent des ressources considérables à cette activité ; en fait, ils profiteraient grandement des restrictions aux importations qu’un gouvernement imposerait à la suite des pressions exercées par eux. Cette politisation de l’activité économique est regrettable : au lieu de consacrer des ressources à la création de richesses bénéficiant à tous, on les utilise pour essayer de s’approprier les revenus des autres par l’intermédiaire du marché politique. 11. LE CONSOMMATEUR SILENCIEUX L es restrictions à l’importation protègent de la concurrence étrangère les producteurs du pays, qui accroissent substantiellement leurs revenus. Les producteurs ont intérêt à exercer des pressions pour les faire adopter, d’autant plus que le coût de ces pressions est faible, puisqu’ils font partie d’associations, comme les syndicats, qui s’occupent tout naturellement d’action politique. Le coût de ces restrictions prend la forme d’une hausse du prix des bicyclettes. Celle-ci se répartit sur un nombre élevé de consommateurs et le coût supporté par chacun est trop faible pour inciter à l’action politique, parce que les consommateurs ne consacrent qu’une faible portion de leur budget à l’achat de bicyclettes. Il ne vaut pas la peine, pour le consommateur, d’entreprendre une action politique dont le coût est trop élevé relativement à ses avantages potentiels en ce qui a trait à la réduction du prix des bicyclettes. On peut se faire une idée de la différence considérable entre le coût assumé par chaque consommateur et le bénéfice substantiel qu’il permet de générer pour les producteurs. Dans le débat entourant la vente d’une grande quantité d’électricité aux alumineries et aux autres entreprises énergivores, l’économiste Jean-Thomas Bernard a calculé que les tarifs préférentiels consentis (le tarif L, soit 3,8 ¢ le kilowatt­ heure) équivalent à une subvention annuelle de 200 000 $ par emploi créé dans les alumineries2 ! Il va sans dire que ces tarifs préférentiels sont payés en fin de compte par les consommateurs, sous forme de tarifs plus élevés. Tout comme dans le cas des bicyclettes, la perte subie par chaque consommateur en raison de l’application de tarifs préférentiels (hausse de prix d’une fraction de cent le kilowattheure) est nettement plus faible que le gain concentré obtenu par travailleur. On peut bien sûr contester la précision de ces estimations, mais l’écart entre les deux données est phénoménal et des estimations plus précises ne le feraient certes pas disparaître. C’est cet écart qui explique l’abstention des consommateurs et le militantisme des producteurs. CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE Le consommateur n’a pas davantage intérêt à protester contre les offices de commercialisation agricole. En raison de l’existence d’un office de mise en marché des œufs au Canada, les consommateurs paient leurs œufs plus cher qu’ils ne le feraient aux États-Unis. Bien qu’il soit difficile de chiffrer avec précision cette différence de prix, un écart de 10 ¢ représente un débours additionnel d’environ 6,50 $ par année pour une famille de quatre personnes. En raison du nombre élevé de consommateurs et du nombre nettement plus faible de producteurs, ce montant dérisoire se traduisait par un gain substantiel de près de 100 0 00 $ pour chaque producteur d’œufs québécois3. Un coût diffus assumé par l’ensemble des consommateurs d’œufs donne une somme assez rondelette pour chaque producteur ! Pourquoi le consommateur se donnerait-il la peine de faire pression pour l’abolition d’un office de ce genre ? Si son action portait des fruits, il économiserait 6,50 $ par année ! Un montant si insignifiant n’incite pas à s’engager vigoureusement dans l’action politique ! Il ne couvre même pas le prix du billet d’autobus permettant d’aller protester sur la colline Parlementaire. Par contre, chaque producteur d’œufs a un intérêt considérable à défendre. On ne lève pas le nez sur 100 000 $ ! Il ne faut pas être bien malin pour déterminer qui du producteur d’œufs ou du consommateur investira le plus dans l’action politique ! En outre, les consommateurs sont très nombreux, mal organisés et mal informés des coûts véritables qu’ils assument. Y a-t-il un consommateur québécois qui sache combien il paie en trop pour son lait ou son fromage en raison de la réglementation agricole ? Et pourquoi chercher à le savoir ? Il devrait payer plus cher pour le savoir qu’il ne paie en trop pour ses produits laitiers ! Sans compter que les résultats d’une action de sa part sont aléatoires. Les associations de consommateurs ne ­s’occupent malheureusement pas uniquement des œufs et elles ne peuvent pas y consacrer toutes leurs énergies. Elles ne font certes pas le poids face aux associations de producteurs. Par conséquent, le producteur se fait entendre, mais le consommateur se tait parce qu’il lui en coûterait trop cher de parler ! Comment rivaliser avec les agriculteurs, qui peuvent offrir un véritable spectacle en bloquant la route avec leurs tracteurs, en déversant du lait dans les égouts et en égorgeant des porcelets ? 12. LE MONDE À L’ENVERS L es producteurs dominent généralement le processus politique parce que les politiques gouvernementales les touchent davantage que les consommateurs. Une mesure relative à l’industrie du vêtement touche substantiellement les employés de l’industrie qui tirent presque tout leur revenu de leur emploi. Elle touche beaucoup moins le consommateur qui consacre une faible portion de son budget à l’achat de vêtements. Les individus ont donc davantage intérêt à s’organiser en qualité de producteurs qu’en qualité de consommateurs. Cette affirmation peut se vérifier régulièrement à la lecture des quotidiens. Quand un gouvernement étudie une mesure quelconque, les producteurs réagissent davantage et plus rapidement que les consommateurs. Bien souvent, les consommateurs ne se manifestent pas du tout. Durant la controverse relative à la coloration de la margarine, ce sont les producteurs laitiers qui se sont fait entendre. Personne n’a fait valoir le point de vue des consommateurs. Le producteur de lait qui tire une bonne partie de son revenu de 49 50 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT la vente de beurre a beaucoup à perdre d’une modification de la loi. L’enjeu est moins important pour le consommateur de margarine parce qu’il dépense une modeste partie de son revenu à l’achat de cet aliment. Le consommateur n’a pas intérêt à consacrer beaucoup d’énergie et d’efforts à d’éventuelles pressions exercées sur les politiciens. On pourrait multiplier les exemples de cette nature. L’intérêt du consommateur est représenté seulement dans les cas où il coïncide avec l’intérêt de certains produc­ teurs. Les concessionnaires d’automobiles japonaises ont fait connaître leur avis sur la question des restrictions qui leur étaient imposées. En défendant leurs propres intérêts, ils servaient simultanément la cause du consommateur. La même coïncidence d’intérêts s’est produite en matière de quotas d’importations de chaussures et dans le cas de la coloration de la margarine, lorsque la société Unilever a porté la cause devant les tribunaux. Le consommateur ne s’est pas exprimé directement sur la question, il l’a fait uniquement par l’intermédiaire de l’une des parties impliquées. C’est donc par accident que le point de vue du consommateur figure dans le processus politique. Les ressources rares doivent être utilisées avec discernement, selon les désirs du consommateur qui utilise les biens et les services produits. Le régime de marché permet aux individus de choisir les biens et les services que l’économie devrait pro­ duire ; c’est pourquoi les producteurs doivent s’adapter aux désirs du consommateur. Le processus politique inverse cette logique : il accorde la priorité aux producteurs qui ont des intérêts concentrés et néglige les intérêts diffus des consommateurs. Il favorise l’utilisation des ressources selon les désirs des producteurs, contrairement à toute logique. C’est la meilleure recette pour fournir à la population les biens qu’elle ne désire pas véritablement. 13. QUI DÉFEND LE CONTRIBUABLE ? L e processus politique tend à avantager le bénéficiaire des dépenses publiques au détriment du contribuable. La question des droits de scolarité au Québec en est une illustration. En 2003-2004, les droits de scolarité pour les résidents du Québec étudiant à temps plein étaient d’environ 1 600 $, tandis que les coûts estimés se chiffraient à 13 062 $. Une hausse des frais de scolarité de 10 %, soit de 160 $, ne représente pas une augmentation considérable, mais il s’agit d’un montant quand même appréciable, sûrement plus important que la facture individuelle des contribuables. D’après les données disponibles4, on pourrait compter jusqu’à 33 contribuables pour chaque étudiant inscrit à temps plein dans les établissements postsecondaires du Québec. S’il en était ainsi, la facture par contribuable s’élèverait à seulement 4,88 $ ; pour les étudiants, l’enjeu est nettement plus élevé. Par ailleurs, il est relativement facile pour les étudiants de s’engager dans l’action politique. Les événements l’ont montré : les étudiants ont une redoutable capacité de mobilisation. Des marches de protestation s’organisent rapidement grâce au réseau d’organisateurs présents dans tous les départements. Les étudiants peuvent CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE faire appel à leurs représentants élus. Ils reçoivent l’aide de l’opposition à l’Assemblée nationale, des groupes syndicaux, et même de groupes de chanteurs comme Loco Locass5. Par contre, personne ne s’exprime au nom du contribuable. Ils sont trop nombreux et répartis dans toute la province. Et pourquoi se casser la tête pour un si faible montant ? Un politicien ne gagne pas un grand nombre de votes en fai­ sant économiser 4,88 $ au contribuable ! Conformément à l’analyse économique du processus politique, ce sont les étudiants des établissements postsecondaires qui se sont exprimés ; le contribuable n’avait à peu près aucune chance de se faire entendre dans cette affaire. En fait, personne ne sait que le gel des droits de scolarité, même s’il ne donne pas lieu à un déficit budgétaire accru, transforme le contribuable en perdant ! Le gel est reconduit et les impôts n’augmentent pas. Apparemment, tout le monde gagne ! Et personne ne proteste ! L’intérêt du bénéficiaire des dépenses publiques est concentré, alors que celui du contribuable est diffus. Il ne faut donc pas sous-estimer l’importance des gains que certains peuvent réaliser en contrepartie d’un coût minime imposé à tous. W. Block en donne un exemple à la fois simple et convaincant6. Si 23 millions de Canadiens versent chacun 10 ¢, ils constituent un magot de 2,3 millions de dollars. Même si 1 mil­lion de dollars est gaspillé en raison de pratiques gouvernementales ineffi­caces, il reste 1,3 million à distribuer. Si le partage s’effectue entre un nombre restreint de personnes, celles-ci sont fortement motivées à défendre leur intérêt. Si le montant de 1,3 million est réparti entre 1 000 personnes, chacune d’entre elles reçoit 1 300 $. Il est tout à fait compréhensible que ces 1 000 individus défendent beaucoup plus ardemment leur gain que les millions de résidents qui ont perdu 10 ¢. Le processus politique favorise aussi les projets locaux financés à l’échelle provinciale ou nationale. Ces projets offrent des bénéfices à une population locale de taille modeste, mais leurs coûts sont répartis sur une population beaucoup plus considérable. Le coût supporté par chaque contribuable est donc faible par rapport au bénéfice obtenu par le résident local. 14. LA BUREAUCRATIE L e processus gouvernemental ne se limite pas au processus politique, il touche aussi tout l’appareil gouvernemental, autrement dit la bureaucratie, qui a ses propres règles de fonctionnement. Il peut en résulter des distorsions additionnelles lors de la prise de décision publique. Les fonctionnaires sont des personnes comme les autres, ni plus ni moins honnêtes, ni plus ni moins travailleuses, ni plus ni moins dévouées, ayant des aspirations personnelles qui ne cadrent pas nécessairement avec les missions confiées au secteur public. Pour qu’elles travaillent dans l’intérêt public, elles doivent être soumises à des règles contraignantes qui les obligent à servir la collectivité si elles veulent améliorer leur propre sort. Le vérificateur général du Canada a cerné un certain nombre de règles du jeu qui incitent à l’inefficacité dans le secteur public. La classification des postes et des salaires est souvent basée sur la taille du budget à administrer et sur le nombre d’employés supervisés7. Quel intérêt un administrateur a-t-il à accroître l’efficacité si sa rémunération s’en trouve réduite ? Voici un autre exemple, celui de la règle des 51 52 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT crédits périmés : pourquoi rechercher l’efficacité et l’économie quand, en fin d’année, les sommes économisées sont versées au fonds central du gouvernement ? On comprend que les administrations se préoccupent en fin d’année financière de dépenser tous les fonds encore disponibles ! Pourquoi économiser quand l’année suivante le budget risque fort d’être réduit8 ? Au lieu de féliciter l’administrateur efficace et de le rémunérer en conséquence, on reprend les sommes économisées et on réduit ses fonds pour l’année suivante. Aussi bien ne pas être efficace, la vie est plus facile et les budgets plus élevés ! Le phénomène bureaucratique et sa propension à l’expansion constituent des éléments d’explication de la croissance considérable du secteur public ces dernières années9 ; il se manifeste aussi par des coûts inutilement élevés. Des études empi­ riques montrent que, dans plusieurs domaines, les services sont moins coûteux lorsqu’ils sont produits par le secteur privé que par le secteur public10. Ces distorsions bureaucratiques s’ajoutent à celles du processus politique : elles devraient inciter à une prudence de bon aloi au moment de préconiser le recours à l’intervention gouvernementale. 15. CONCLUSION C omme le marché, le processus politique comporte des faiblesses ; rien n’assure qu’il débouche toujours sur de bonnes décisions. Des mesures non désirables sur le plan social sont adoptées, de la même façon que dans le régime de marché on aboutit à de mauvais résultats dans certaines circonstances. L’adoption indue de mesures à bénéfices concentrés et à coûts diffus est favorisée. Il ne faut toutefois pas en conclure que seules des mesures de cette nature sont adoptées ; des mesures à coûts concentrés et à bénéfices diffus le sont parfois aussi. En 2006, bien que le Tribunal canadien du commerce extérieur ait fait une recommandation contraire, le gouvernement fédéral a choisi de ne pas imposer de restrictions à l’importation de bicyclettes11. Cette décision entraînait des coûts concentrés pour les personnes engagées dans la production de bicyclettes et procurait des bénéfices individuels plus faibles aux consommateurs. Mais l’analyse du processus politique révèle que ce type de mesure est moins susceptible de passer le test électoral que les mesures favorisant un groupe restreint de la population au détriment de l’ensemble. Cette conclusion se fonde sur le fait que bien des mesures gouvernementales ont fait l’objet de critiques exprimées par les nombreux économistes qui les jugent contraires à l’intérêt collectif. Le débat sur la libéralisation des échanges dans le secteur agricole montre aussi que les personnes bénéficiant d’intérêts concentrés tiennent le haut du pavé dans les questions à caractère économique et qu’elles réussissent à mieux défendre leur point de vue que les agents économiques n’ayant que des intérêts diffus. CHAPITRE 3 LE MARCHÉ POLITIQUE N O T E S 1. « Wine Makers Feel the Chill », The Financial Post, 20 août 1985. 2. Hélène Baril, « De l’électricité pour les alumineries, mais à quel prix ? », La Presse, 21 avril 2005. 3. Pour l’année 2003, on suppose que la consommation d’œufs par personne s’élève à 15,6 douzaines par année. Source : Office canadien de commercialisation des œufs, « L’industrie canadienne des œufs », dans Office canadien de commercialisation des œufs, Faits, [en ligne], www.canadaegg.ca/bins/content_page.asp ?cid=6&lang=2 (page consultée le 17 juillet 2006). Un écart de 10 ¢ correspond à une facture additionnelle d’environ 6,50 $ par famille. Si on suppose que la population québécoise soit de 7 millions de personnes, cette même consommation par personne se traduit par une production annuelle de plus de 109 millions d’œufs répartie entre les quelque 110 producteurs québécois. Fédération des producteurs d’œufs de consommation du Québec, Découvrez la Fédération – Production, [en ligne], www.oeuf.ca/fr/federation/production (page consultée le 17 juillet 2006). Pour plus de précisions, voir Borcherding et G.W. Dorosh, The Egg Marketing Board – A Case Study of Monopoly and its Social Costs, Vancouver, The Fraser Institute, 1981, p. 37-38. 4. Toutes les statistiques sont tirées de la publication électronique suivante : Gouvernement du Québec, « Indicateurs de l’éducation – Édition 2006 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques sur l’éducation, [en ligne], www.mels.gouv.qc.ca/stat/index.htm (page consultée le 17 juillet 2006). Les coûts estimés correspondent aux dépenses de fonctionnement par étudiant des universités (tableau 1.14, p. 45). Le nombre d’étudiants à temps plein (162 233) est tiré de la publication électronique suivante : Gouvernement du Québec, « L’effectif étudiant des universités québécoises (2001 à 2005), tableau 01 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques détaillées sur l’éducation, [en ligne], www.mels.gouv.qc.ca/stat/Stat_det/univ_eff.htm (page consultée le 17 juillet 2006). Enfin, l’information sur le nombre de contribuables (5,5 millions) est tirée de la communication de Luc Godbout, « Quelques constats sur les incidences des réductions de l’impôt sur le revenu », dans Université de Sherbrooke, Conférences ou dépôts de mémoire, [en ligne], www.usherbrooke.ca/adm/recherche/chairefiscalite/publications/autres/conferences.htm (page consultée le 17 juillet 2006). 5. Un article de Caroline Touzin décrit de façon imagée les activités du quartier général des étudiants lors de la grève du printemps 2005. Caroline Touzin, « La machine de la grève », La Presse, 26 mars 2005. Voir aussi l’article de Jean-Christophe Laurence, « Loco Locass, pas trop loquaces », La Presse, 7 avril 2005. 6. W. Block, « Election Campaign May Not Be Time to Sell Tough Policy », The Financial Post, 19 mai 1984. 7. J. Bagnall, « Civil Service Discourages the “Search for Excellence” », The Financial Post, 17 décembre 1983. 8. Ibid. 9. T.E. Borcherding (sous la dir. de), Budgets and Bureaucrats : The Sources of Government Growth, Durham, Duke University Press, 1977. 10. J.-L. Migué, L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1979, p. 180-184 ; E.S. Savas, Privatizing the Public Sector, Chatham, Chatham House Publishers, 1982, chapitre 6. 11. I. Rodrigue, « Pas de protection pour les fabricants de vélos », La Presse, 30 mai 2006. 53 CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF 1. Il était une fois... 2. Le budget de la société 3. L’ingénieur et le comptable 4. L’expérience des grandes civilisations 5. Et le tonnerre gronda… 6. Une idée de singes 7. Même un ingénieur peut se tromper ! 8. On veut des poissons et des noix de coco 9. La grande bouffe 10. Le grand partage 11. Le bonheur des uns, le malheur des autres 12. Épilogue Annexe 4-1 Les retombées économiques 56 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 1. IL ÉTAIT UNE FOIS... ... un roi bienveillant qui régnait dans une île perdue du Pacifique. De mémoire d’éléphant, jamais le royaume n’avait connu aussi bon monarque. Chaque jugement, chaque édit, chaque loi respectait sa maxime première : « Pour le bonheur de mes sujets, point de répit ! » Il faut dire que le ciel avait grandement simplifié sa tâche : l’île regorgeait de noix de coco et on pouvait pêcher du poisson en abondance. Ces deux aliments constituaient le régime quotidien de la population ; ­chacun trouvait facilement à se nourrir. Pourtant, le monarque était inquiet. Il se demandait quelle quantité de poissons et de noix de coco il fallait idéalement produire. Convaincu qu’il était possible d’améliorer encore la situation économique de son île, il cherchait la règle d’or1 qui lui permettrait de procurer le maximum de bonheur à ses loyaux sujets. Incapable de trouver seul la solution, il offrit une récompense de 1 000 pièces d’or à qui trouverait la recette miracle. Aussitôt l’annonce faite, une grande ferveur s’empara du royaume. Mathématiciens, savants, professeurs, tous se mirent à chercher la règle d’or qui indiquerait la quantité optimale de poissons et de noix de coco. 2. LE BUDGET DE LA SOCIÉTÉ C e fut un ingénieur qui se présenta le premier devant le roi : « Majesté, je sais comment résoudre le problème que vous vous posez. Il s’agit avant tout de produire avec efficacité. » Perplexe, le roi demanda des explications. L’argumentation de l’ingénieur était simple : l’île disposait d’une certaine quantité de ressources humaines, techniques et matérielles. Pour donner à tous le bonheur maximal, il suffisait de ne pas gaspiller ces ressources rares. L’ingénieur expliqua au roi qu’il avait étudié attentivement les conditions techniques de production qui avaient cours dans l’île. Son analyse lui avait permis de dresser le tableau de toutes les combinaisons imaginables de poissons et de noix de coco que l’île pouvait produire avec ses ressources. Dans toutes les combinaisons, on supposait que les ressources étaient exploitées du mieux possible, qu’elles étaient utilisées efficacement, sans le moindre gaspillage. L’ingénieur avait déployé des efforts considérables. Il avait même présenté ses conclusions sous la forme d’un graphique auquel il avait donné le nom de courbe des possibilités de production du royaume (graphique 4-1). Pour impressionner le monarque, il parlait fièrement de « sa » frontière de production ! « Ce graphique vous donne une idée précise du budget du royaume, autrement dit des combi­ naisons de poissons et de noix de coco que vos sujets peuvent s’offrir, déclara l’ingénieur. Il marque aussi les combinaisons qui dépassent nos capacités et sont irréalisables. Tout est là ! » Les courtisans notèrent avec une admiration non déguisée la grande précision des calculs de l’ingénieur. CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF n n n G rap h ique | 4-1 Les possibilités de production Poissons Poissons Noix de coco E1 200 0 E2 160 20 E3 120 40 E4 80 60 E5 40 80 E6 0 100 Point impossible 200 E1 E2 160 Droite des possibilités de production Point inefficace 20 E6 100 Noix de coco Le tableau présente un certain nombre de combinaisons de poissons et de noix de coco que le royaume peut produire en utilisant efficacement toutes ses ressources (de E1 à E6). Ces combinaisons sont situées sur la droite des possibilités de production, qui renferme aussi une multitude de combinaisons intermédiaires non reproduites dans le tableau. Les points situés au-dessus de la frontière sont irréalisables ; ceux qui se trouvent sous la droite indiquent une mauvaise utilisation des ressources, puisqu’il est possible d’augmenter la production de poissons et de noix de coco. La droite des possibilités de production permet de mesurer le véritable coût d’une tonne de noix de coco (ou de poisson). Un déplacement du point E1 au point E 2 implique un sacrifice de 40 tonnes de poisson et un gain de 20 tonnes de noix de coco. Le coût de renonciation d’une tonne de noix de coco est donc de 2 tonnes de poisson. Ce coût de renonciation correspond à la pente de la droite des possibilités de production. 3. L’INGÉNIEUR ET LE COMPTABLE des possibilités de production vous donne même une idée précise « M adudroite vrai coût de production d’une noix de coco », poursuivit l’ingénieur. Visiblement agacé, le comptable royal intervint aussitôt : « Mais, Majesté, les comptes royaux sont très explicites : le vrai coût des noix de coco revient à 20 pièces d’or la tonne. Ce coût unitaire inclut tous les débours occasionnés par la production d’une tonne de noix de coco. Rien n’a été oublié ; j’ai tout vérifié. Il n’existe pas d’autre coût. » Au risque de froisser le comptable, qui chaque printemps lui permettait d’épargner une somme importante lors du calcul de son impôt royal, l’ingénieur expliqua que le véritable coût de production d’une noix de coco se mesurait en unités de poissons sacrifiées, non en pièces d’or. Il illustra son propos à l’aide du graphique, encore fort mystérieux pour le comptable, qu’il venait de tracer : « Supposons que le royaume affecte toutes ses ressources à la production de poissons. Selon mes calculs, nos captures atteindraient 200 tonnes. Dans ce cas, bien sûr, nous n’aurions pas pu cueillir la moindre noix de coco. Pour obtenir des noix de coco, il faudrait déplacer des travailleurs de la plage vers la plantation. S’il y avait un petit nombre de travailleurs à la plantation, nous produirions 20 tonnes de noix de coco, mais la capture de poissons passerait à 160 tonnes. Il faut sacrifier 40 tonnes de poisson pour obtenir 20 tonnes de noix de coco. Le véritable coût d’une tonne de noix de coco est donc de 2 tonnes de poisson. C’est ce qu’on appelle coût de renonciation : la perte 57 58 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT d’une autre production possible (celle des poissons) quand des ressources sont affectées à la production d’un bien (les noix de coco). Les sorties de pièces d’or ne sont pas pertinentes. » Ayant remarqué une certaine lassitude chez le roi, que les chiffres ennuyaient, l’ingénieur, fin pédagogue, reprit son exposé : « Sire, laissez-moi vous donner un exemple qui, je l’espère, vous convaincra de l’utilité de mon propos. Vos sujets ­pensent que, grâce à vos ressources personnelles, vous pouvez tout vous offrir. Pourtant, même votre Majesté ne peut pas tout s’offrir. Quand votre Majesté s’adonne à la chasse dans la forêt royale, elle renonce par le fait même à une foule d’activités intéressantes : elle se prive d’un concert, reporte de spectaculaires tournois de chevaliers ou annule un voyage. En consacrant temps et ressources à la poursuite du gibier, votre Majesté se prive d’une autre activité qui lui aurait apporté un certain plaisir. La perte d’un autre plaisir possible représente le véritable coût de sa partie de chasse. » 4. L’EXPÉRIENCE DES GRANDES CIVILISATIONS D evant les mines perplexes affichées par les courtisans, l’ingénieur entreprit d’étoffer son argumentation en faisant appel à des sommités étrangères. Il avait beaucoup voyagé, c’était évident, et il aimait bien le faire savoir ! « C’est cette notion de coût de renonciation qui est utilisée dans les grandes civilisations occiden­ tales. Elle sert à analyser une grande variété de phénomènes, allant de l’éducation au traitement des maladies infectieuses. « Au Québec, par exemple, petite province d’Amérique longtemps soumise à une règle monarchique, les étudiants se plaignent souvent d’avoir à payer des droits de scolarité élevés qui, disent-ils, empêchent un grand nombre d’entre eux d’acquérir une formation universitaire. Bien sûr, les droits de scolarité représentent un coût pour les étudiants, mais ils ne constituent pas la composante la plus importante du coût de l’éducation, loin de là. Quand un étudiant reporte son entrée sur le marché du travail afin de poursuivre ses études, il renonce au salaire qu’un employeur lui aurait versé en échange de ses services. Il se prive d’un revenu plus ou moins substantiel pour demeurer sur les bancs de l’université. Même si elle ne figure pas sur l’état que dresserait un comptable du coût de l’éducation, cette perte de revenu en constitue l’essentiel. C’est une rentrée de fonds à laquelle l’étudiant renonce ; de ce point de vue, vous admettrez que c’est l’équivalent d’un débours. « Ce manque à gagner masque une autre réalité importante. S’il travaillait, l’étudiant produirait des biens ou des services ; une certaine production est donc perdue pour chaque étudiant. Cette production perdue représente le principal coût de l’éducation. En temps normal, sa valeur est mesurée par le salaire qui serait versé à l’étudiant. « Dans le même ordre d’idées, ces grandes civilisations sont aux prises avec un terrible fléau, le sida. Des experts soutiennent que le traitement de chaque personne atteinte du sida coûte 50 000 $. Ce montant mesure la valeur des ressources utilisées pour traiter chaque malade ; il ne représente qu’une partie du véritable coût de la maladie. Il faut aussi tenir compte des biens que chaque malade aurait normalement produits et qui sont perdus à cause de la maladie. CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF « À Montréal, grande ville du Québec, on a fait grand cas d’un stade olympique dont le coût se serait élevé à 1,5 ou 2 milliards de dollars, en monnaie du pays. Ce coût comptable camoufle le coût véritable de ce stade fabuleux. Son coût réel correspond aux routes, aux hôpitaux, aux centres d’accueil et à tous les biens qu’on aurait pu produire en employant les ressources affectées à la construction du stade. » Le roi commençait à s’impatienter. L’ingénieur avait beau lui parler en long et en large de la droite des possibilités de production, du coût de renonciation, faire allusion à des problèmes complètement étrangers à son royaume, il n’avait pas encore répondu à sa préoccupation centrale. « Trève de grands mots, avez-vous trouvé la règle d’or ?, demanda-t-il à l’ingénieur. — Majesté, ma droite des possibilités de production simplifie grandement le problème que vous vous posez. Parmi les milliers de combinaisons possibles de poissons et de noix de coco, ma frontière de satisfaction en élimine un très grand nombre qui ne présentent aucun intérêt. Elle cerne toutes les combinaisons qui respectent les conditions d’une production efficace et qui utilisent pleinement les ressources de votre royaume. Toutes ces combinaisons efficaces se situent sur la frontière de production. Les combinaisons qui se situent sous cette frontière gaspillent certaines ressources, les utilisent mal et sont inefficaces. Quant aux combinaisons qui se situent au-dessus de la frontière, il est impossible de les réaliser : le royaume ne peut pas les produire, faute de ressources. En optant pour l’une des combinaisons efficaces, votre Majesté aura l’assurance d’effectuer un choix optimal sur le plan technique. » La présentation de l’ingénieur fit grande impression, mais elle ne satisfaisait pas entièrement le monarque. Le problème du roi était peut-être devenu plus simple, mais il n’avait pas été résolu. Si la frontière de production éliminait une multitude de solutions inefficaces, elle renfermait toujours une foule de solutions efficaces. Laquelle d’entre elles fallait-il choisir ? De tous les points sur la droite des possibilités de production, lequel fallait-il privilégier ? Aussi brillant que fût son exposé, l’ingénieur n’avait pas répondu à cette question, qui par conséquent restait entière. Le roi remercia l’ingénieur, lui consentit quelques pièces d’or pour ses efforts et, son­ geur, fit une promenade à cheval dans les bois environnants. Les paroles de l’ingénieur lui revinrent à l’esprit : en optant pour la promenade, il renonçait à d’autres plaisirs... 5. ET LE TONNERRE GRONDA… P lusieurs mois s’écoulèrent sans que personne ne demande audience, quand un cataclysme frappa le royaume. Une violente tempête s’abattit sur l’île, entraînant des pertes de vies humaines et d’importants dégâts. Le monarque convoqua l’ingénieur pour lui demander d’évaluer les dégâts. La droite des possibilités de production s’avéra alors d’une grande utilité pour déterminer les conséquences du cataclysme sur le budget du royaume. La perte de ressources rares avait appauvri la société : le royaume ne pouvait plus produire autant de poissons et de noix de coco. On devrait se serrer la ceinture. Curieusement, l’orage avait touché les deux secteurs 59 60 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT de l’île également : la production maximale possible des poissons et des noix de coco avait été réduite de moitié. L’ingénieur n’eut aucune difficulté à expliquer au monarque que le budget et le niveau de vie du royaume avaient été réduits de moitié (graphique 4-2). n n n G rap h ique | 4-2 La tempête appauvrit le royaume Poissons Poissons Noix de coco E1 100 0 E2 80 10 E3 60 20 E4 40 30 E5 20 40 E6 0 50 200 100 Réduction du budget de la société E6 50 100 Noix de coco La tempête a touché les deux secteurs également. La production maximale de poissons est passée à 100 et celle de noix de coco à 50. Comme la droite des possibilités de production s’est déplacée parallèlement vers l’intérieur et que sa pente est restée inchangée, le coût de renonciation de 1 tonne de noix de coco demeure constant, à 2 tonnes de poisson. La partie hachurée représente toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco que le royaume n’est plus en mesure de produire en raison de la tempête ; elle illustre la réduction du budget (et du niveau de vie) de la société. Toutefois, le roi s’inquiétait de l’évolution des coûts par suite de ce cataclysme. La réponse de l’ingénieur l’étonna. Le coût d’une tonne de noix de coco n’avait pas changé : il était toujours de 2 tonnes de poisson. Le budget de la société avait été réduit de moitié sans que le coût des noix de coco ou des poissons se modifie. Après qu’on lui eut fourni plusieurs explications peu convaincantes, le roi finit par comprendre que si le coût des poissons et des noix de coco n’avait pas changé, c’était parce que les ressources nécessaires à la production de chaque bien avaient été réduites dans les mêmes proportions. Par conséquent, les rapports entre la rareté des poissons et celle des noix de coco n’avaient pas été touchés par la tempête. 6. UNE IDÉE DE SINGES L e royaume redoubla ses efforts pour retrouver le niveau de vie d’avant la tempête ; l’heure était à la reconstruction. Un éleveur du royaume avait entendu parler de la possibilité de dresser des singes pour la cueillette des noix de coco. L’île étant habitée par de nombreuses espèces de singes, l’éleveur songeait à expérimenter cette technique révolutionnaire. Qui sait, peut-être réussirait-il à leur enseigner les rudiments de la pêche (encadré 4-1) ! CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF E N C A D R É 4 - 1 Une affaire de singes (monkey business) U ne entreprise dynamique du sud de la Thaïlande a découvert que les singes sont des employés utiles. Ayant bénéficié d’une subvention de 4 0 45 $ consentie par la famille royale, elle entraîne les singes à cueillir les noix de coco. La Thaïlande, qui a une production annuelle de 1,2 million de tonnes, est le sixième plus important producteur de noix de coco au monde ; grâce aux singes, elle est en voie de devenir rapidement l’un des plus efficaces. L’entraînement se fait surtout la nuit, alors qu’il est plus facile pour les singes de se concentrer. Toutes les espèces de singes ne sont pas aptes à effectuer ce travail. Ceux qu’on appelle « singes à lunettes », à cause de leurs sourcils blancs, n’ont pas un tempérament approprié à la cueillette de noix de coco ; ils sont souvent paresseux. Les singes ayant les qualités requises ne manquent pas de travail. Environ 800 d’entre eux sont employés pour cueillir les noix de coco (et pour vaporiser des insecticides) dans la seule province de Surat Thani. Un singe bourreau de travail peut cueillir jusqu’à 1 0 00 noix de coco par jour. Au tarif de 30 bahts (1,17 USD) le 100, cela donne environ 300 bahts par jour. Si les singes re- cevaient un salaire correspondant à leur pro­ductivité, ils gagneraient plus qu’un cadre moyen dans la fonction publique thaïlandaise et un peu moins qu’un professeur d’université. L’entraînement d’un singe coûte environ 40 $, soit beaucoup moins que la formation d’un professeur ou d’un fonctionnaire et, à titre de cueilleur de noix de coco, le singe est à l’apogée de sa carrière vers l’âge de 4 ou 5 ans. Malheureusement, la carrière d’un singe est brève : elle équivaut à environ le huitième de celle d’un savant ou d’un bureaucrate. Source : The Economist, 11 avril 1987, traduction libre. Les résultats obtenus à la suite de plusieurs mois d’entraînement furent décevants. Les singes refusaient obstinément de se plier aux exigences des dresseurs et l’idée fut abandonnée. Cependant, l’observation des singes permit aux travailleurs de perfectionner leur technique de cueillette. La productivité accrue de la force de travail eut des effets considérables sur les conditions de production. Le royaume pouvait désormais produire beaucoup plus de noix de coco (graphique 4-3). Néanmoins, le secteur de la pêche n’avait pas bénéficié de cette avancée technologique parce qu’il requiert des aptitudes bien différentes : la production maximale de poissons demeurait inchangée. n n n G rap h ique | 4-3 L’imitation des singes Poissons Poissons Noix de coco E1 100 0 E2 80 20 E3 60 40 E4 40 60 E5 20 80 E6 0 100 100 80 E1 E2 Augmentation du budget de la société E6 10 20 50 100 Noix de coco L’imitation des singes a permis aux travailleurs d’être plus productifs lors de la cueillette des noix de coco, sans pour cela que leur efficacité en tant que pêcheurs s’en trouve modifiée, d’où la rotation de la droite des possibilités de production. La production maximale de poissons est constante à 100 tonnes, le secteur de la pêche n’étant pas touché, mais la production maximale de noix de coco double. La partie hachurée désigne les productions additionnelles désormais réalisables et illustre l’augmentation du budget de la société. Le coût de renonciation d’une tonne de noix de coco passe de 2 tonnes de poisson à 1 tonne. La baisse de 20 tonnes de poisson (passage de E1 à E 2) permet désormais d’augmenter de 20 tonnes la production de noix de coco (par rapport à 10 tonnes antérieurement). Cette baisse du coût des noix de coco se reflète par la réduction de la pente de la frontière de production. Si le coût de 1 tonne de noix diminue, il s’ensuit que le coût de 1 tonne de poisson augmente. 61 62 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT L’ingénieur tint encore la vedette. Sa frontière de production permettait de se représenter les effets de ce progrès technologique. Le royaume était désormais plus riche : il pouvait s’offrir la même quantité de poissons, tout en consommant plus de noix de coco. Il pouvait aussi consommer la même quantité de noix de coco et produire davantage de poissons. L’ingénieur expliqua également que le coût des noix de coco avait diminué. Les cueilleurs étant plus productifs, leur labeur donnait plus de noix de coco pour chaque poisson sacrifié. Le déplacement d’un travailleur de la plage vers la plantation engendrait la même baisse de la pêche qu’auparavant, mais la cueillette de noix de coco augmentait de manière substantielle. Le progrès technique avait permis de réduire le sacrifice de poissons par tonne de noix cueillie. Par le fait même, le poisson devenait plus coûteux : pour le produire il fallait réduire davantage la cueillette de noix. Le poisson était désormais plus rare par rapport à la noix de coco. 7. MÊME UN INGÉNIEUR PEUT SE TROMPER ! L ’imitation des singes par les travailleurs avait grandement profité au royaume, mais elle avait un peu compliqué les conditions de production. Les difficultés commencèrent au moment où tous les travailleurs s’affairaient simultanément dans l’unique plantation de noix de coco du royaume (point E6 du graphique 4.3). L’acti­ vité était fébrile, un peu trop même. Il n’était pas rare de voir plusieurs travailleurs (et plusieurs singes) s’activer dans le même arbre. Au sol, les travailleurs se marchaient sur les pieds, quand ils ne recevaient pas une noix de coco sur la tête. Il y avait manifestement trop de monde dans la plantation : une réorganisation s’imposait. D’après les chiffres de l’ingénieur, le fait d’envoyer un groupe de travailleurs à la plage augmenterait de 20 tonnes la production de poissons, tout en réduisant, de 20 tonnes également, la production de noix de coco : la tonne de poisson coûtait une tonne de noix de coco. Les travailleurs en cause (et même certains singes !) con­ testaient ces chiffres : « Comment la cueillette de noix de coco peut-elle être touchée à ce point par le déplacement de travailleurs ? La plantation n’a pas été aménagée pour autant de gens. Nous sommes trop nombreux : nous nous nuisons. Vos calculs sont incorrects », enchaînèrent-ils en chœur. Le jour du déplacement, leur point de vue prévalut. La pêche augmenta de 20 tonnes, mais la récolte de noix baissa de 4 tonnes. Le coût de renonciation de 1 tonne de poisson était de seulement 0,2 tonne de noix. L’explication était simple : la perte de quelques travailleurs dans une plantation bondée n’entraînait qu’une faible baisse de la production. Par contre, ces mêmes travailleurs étaient très productifs sur une plage déserte. L’inverse aurait été vrai si la plage avait été bondée et la plantation déserte. Le déplacement de travailleurs additionnels vers la plage élèverait la pêche de seulement 4 tonnes – trop nombreux, les pêcheurs risqueraient de se nuire –, mais la cueillette de noix de coco diminuerait de 20 tonnes. Le coût de 1 tonne de poisson serait dans ces conditions de 5 tonnes de noix. L’ingénieur dut admettre son erreur : en construisant sa frontière de production, il avait supposé que le coût de production des noix et des poissons était constant. À la suite de cette expérience, il dessina une nouvelle frontière de production qui CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF avait davantage l’apparence d’une courbe que d’une droite (graphique 4-4). Cette nouvelle courbe illustrait les variations du coût de renonciation selon le niveau d’activité dans chaque secteur. Plus précisément, le coût des poissons (et des noix de coco) était croissant : il fallait sacrifier une quantité croissante de noix de coco pour produire une tonne additionnelle de poisson, et inversement. n n n G rap h ique | 4-4 Poissons Des coûts croissants Noix de coco E1 100 0 E2 96 20 E3 84 40 E4 75 50 E5 62 62 E6 50 72 E7 40 84 E8 20 96 E9 0 100 Poissons 96 100 E1 E2 E8 20 E9 20 100 Noix de coco 96 Supposons que l’île produise exclusivement des noix de coco (E 9). Pour produire 20 tonnes de poisson, il faut déplacer des travailleurs vers la plage, d’où une baisse de 4 tonnes dans la production de noix de coco : le coût de 1 tonne de poisson est faible (0,2 tonne de noix de coco). Le coût de production de poissons additionnels est plus élevé. Par exemple, le passage de E 2 à E1 entraîne une perte de 20 tonnes de noix de coco pour un gain de seulement 4 tonnes de poisson, soit un coût de 5 tonnes de noix de coco par tonne de poisson. Le coût de 1 tonne de poisson (par rapport à la noix de coco) est croissant. Le coût de 1 tonne de noix de coco est croissant, lui aussi : il correspond à la pente de la courbe des possibilités de production. Le phénomène des coûts croissants s’explique aisément. Les premiers travailleurs mutés sont très productifs à la pêche, disposant d’un bon équipement, et peu productifs à la plantation, où la main-d’œuvre est trop nombreuse. Les travailleurs additionnels doivent composer avec le même équipement de pêche et ils sont moins productifs. Par contre, ils étaient plus productifs à la plantation, l’encombrement y étant plus faible. L’ingénieur venait de découvrir le phénomène des rendements marginaux décroissants ; celui-ci se produit quand des facteurs de production variables sont utilisés en même temps qu’une ressource fixe. La taille d’une plantation ne peut pas être modifiée à court terme. Chaque nouveau travailleur élève la production, mais d’une quantité de plus en plus faible. Les premiers travailleurs qui s’ajoutent sont plus productifs que les derniers. Ce phénomène s’observe dans bien des situations quotidiennes, dont l’inévitable lavage de vaisselle dans une petite cuisine. Même si une seule personne effectue facilement cette tâche, l’aide d’une autre personne est précieuse : l’un lave, l’autre essuie. Une troisième personne peut accélérer les choses. Cependant, les personnes additionnelles seraient peu productives ; elles risqueraient même de nuire en paralysant les activités des trois autres. À cinq personnes dans une cuisine minuscule, on risque de casser la vaisselle plutôt que de la laver ! La taille de la cuisine étant fixe, un seul évier étant disponible, la production réalisée par chaque personne additionnelle est décroissante ; elle devient même négative à partir d’un certain point. 63 64 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 8. ON VEUT DES POISSONS ET DES NOIX DE COCO D e nombreuses années s’écoulèrent sans que la règle d’or livre ses secrets, quand un sujet réclama une audience : « Très gracieuse Majesté, je crois avoir découvert la formule magique. À titre de psychologue, je peux sonder l’inconscient de vos sujets et connaître leurs aspirations les plus profondes. Une étude poussée me permettrait de découvrir les combinaisons de poissons et de noix de coco qui leur procureraient la plus grande satisfaction. Donnez-moi quelques pièces d’or (les études de ce genre coûtent malheureusement très cher) et, d’ici à la pleine lune, je reviendrai vous exposer la solution. » Quelque peu désemparé, le roi acquiesça à sa demande et lui versa cinq pièces d’or. Le psychologue entreprit sans tarder de mener un vaste sondage sur les goûts des habitants de l’île. Il leur distribua un questionnaire détaillé, leur demandant de classer un certain nombre de paniers de consommation selon la satisfaction qu’ils en retireraient. Une première analyse des réponses lui révéla que tous les sujets avaient des goûts identiques et il en fut fort satisfait : cela lui faciliterait grandement la tâche. L’analyse approfondie d’un seul questionnaire fournirait la réponse tant convoitée. Le sujet type plaçait au même rang les paniers E1 (84 poissons et 40 noix de coco) et E2 (contenant 62 poissons et 54 noix de coco) : ces deux paniers lui procuraient le même niveau de satisfaction. La baisse de satisfaction attribuable à la perte de 22 poissons était compensée exactement par le gain associé à 14 noix de coco additionnelles. Ces noix supplémentaires valaient à ses yeux un maximum de 22 poissons. Le panier E3 (contenant 54 poissons 62 noix de coco) figurait aussi au même rang que les deux premiers. Dans cette région, les courbes exotiques étaient à la mode et le psychologue voulait donner au roi une impression tout aussi favorable que l’ingénieur l’avait fait en pro­ posant sa frontière de production. Il inventa donc la courbe d’indifférence collective. Selon ses dires, tous les paniers de consommation qui procuraient un niveau de satisfaction donné aux sujets du roi se trouvaient sur cette courbe. Il expliqua que les paniers E1, E2 et E3 faisaient partie de la même courbe parce qu’ils procuraient le même niveau de satisfaction (graphique 4-5). En poussant plus loin son analyse, le psychologue constata que les sujets préféraient le panier E4 (contenant 84 poissons et 46 noix de coco) au panier E1 (contenant 84 poissons et 40 noix de coco). Rien de plus compréhensible : les deux paniers com­ prenaient le même nombre de poissons, mais le panier préféré comportait davantage de noix de coco. Tout individu rationnel aurait préféré le panier le plus abondant. Les paniers E5 et E6 étaient classés au même rang que le panier E 4. Ces trois paniers pouvaient donc appartenir à la même courbe d’indifférence collective, semblable à la précédente, mais plus élevée que celle-ci parce qu’elle correspondait à une satisfac­ tion plus grande. Le sondage révéla l’existence de plusieurs courbes d’indifférence collective, chacune correspondant à un niveau donné de satisfaction. Le psychologue fit part de ses découvertes au roi : « J’ai une bonne idée des préférences de vos sujets. Grâce à mes courbes d’indifférence collective, je peux vous indiquer toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco qui procurent un niveau de satisfaction donné à vos sujets. La règle d’or que vous cherchez doit faire CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF n n n G rap h ique | 4-5 Les courbes d’indifférence collective et les préférences des insulaires Poissons Poissons Noix de coco E1 84 40 E2 62 54 E3 54 62 E4 84 46 E5 62 62 E6 54 68 84 E1 E4 E2 62 E5 E3 E6 B1 B0 40 54 62 Noix de coco Une courbe d’indifférence collective indique toutes les combinaisons de poissons et de noix de coco qui procurent un niveau de satisfaction donné aux insulaires. Par exemple, les combinaisons E1 et E 2 procurent le niveau de satisfaction B 0. Toute augmentation de la quantité de noix de coco qui ne s’accompagne pas d’une réduction de la quantité de poissons (passage de E1 à E4) augmente à coup sûr la satisfaction des insulaires : la combinaison E4 est donc située sur une courbe d’indifférence supérieure (B1). en sorte que le panier choisi appartienne à la courbe d’indifférence la plus haute possible. C’est seulement à cette condition que la satisfaction de vos dévoués sujets atteindra son maximum. » Le roi arborait une mine déconfite, car il avait tout de suite compris que la solution du psychologue était incomplète : « Vos données sur les préférences de mes sujets sont sûrement très utiles, mais elles ne suffisent pas pour résoudre le problème qui me préoccupe. Tout d’abord, comme les autres êtres humains, mes sujets sont insatiables ; il n’existe pas de limites à leurs désirs. Ils voudraient tous vivre comme des rois ! Comment alors parler de courbe d’indifférence la plus élevée ­possible ? Et puis chacune de vos courbes contient une multitude de paniers différents. Quel panier dois-je choisir pour atteindre le bonheur maximal ? Non, vous n’avez pas parfaitement répondu à ma question. » 9. LA GRANDE BOUFFE I ngénieur, psychologue, tous les savants du royaume avaient échoué. Le roi continuait à s’interroger : « Qui pourra résoudre le problème qui me tourmente ? V ­ errai-je de mon vivant mes sujets atteindre le bonheur maximal ? » se demandait-il, déprimé. Sur ces entrefaites, un individu se présenta au palais ; il n’avait ni diplôme ni de titre de noblesse, à la cour personne ne le connaissait, si bien que le roi hésitait à le re­cevoir, craignant une autre déception. Il s’agissait sans doute d’un charlatan voulant lui soutirer quelques pièces d’or. Le monarque daigna le recevoir, mais il 65 66 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT s’attendait à ce qu’on lui propose une autre règle farfelue. Un cuisinier lui avait présenté une règle d’or fondée sur une recette de poisson à la noix de coco, qui exigeait deux poissons pour chaque noix de coco. Cette fois, qu’allait-il entendre ? « Votre Majesté, dit l’inconnu, j’ai trouvé la règle d’or. La frontière de production de votre ingénieur représente en quelque sorte le budget réel de votre royaume. Elle indique tous les paniers de poissons et de noix de coco que vos sujets peuvent produire en exploitant efficacement l’ensemble des ressources disponibles. Les courbes d’indifférence collective de votre psychologue révèlent les désirs de vos sujets. Elles indiquent ce que vos sujets veulent consommer. En juxtaposant ces courbes, on peut trouver la règle d’or. Il faut trouver le panier de consommation qui se situe sur la courbe d’indifférence la plus élevée possible et qui est en même temps compatible avec les contraintes délimitées par la frontière de production. Ce panier se situe au point de tangence entre la frontière de production et une courbe d’indifférence (graphique 4-6). C’est à ce point, et à ce point seulement, que vos sujets atteindront le bonheur maximal que vous souhaitez si vivement pour eux. » n n n G rap h ique | 4-6 La règle d’or Poissons 100 84 Point initial E0 Point optimal E * 62 B * B0 40 62 100 La combinaison E0 procure-t-elle le bonheur maximal aux insulaires ? Non. En produisant plus de noix de coco, la société peut atteindre une courbe d’indifférence supérieure. Autrement dit, aux yeux de la collectivité, les noix de coco additionnelles sont plus utiles et ont plus de valeur que les poissons qu’il faut sacrifier pour les obtenir. Le panier optimal est obtenu au point E* : il est impossible d’atteindre une courbe d’indifférence plus élevée ; la société ne peut faire mieux. Noix de coco L’inconnu indiqua ensuite que la production actuelle ne satisfaisait pas à cette con­ dition. En produisant plus de noix de coco, le royaume atteindrait une courbe d’indif­ férence plus élevée et le bien-être en serait accru. Ces noix de coco additionnelles étaient plus désirées et avaient une valeur plus grande aux yeux des citoyens que les poissons qu’il faudrait cesser de produire. Le roi ordonna que l’on produise le panier optimal désigné par l’inconnu, qu’il nomma aussitôt économiste royal pour le récompenser. Depuis ce jour, les économistes ont la lourde tâche de conseiller les gouvernements, mais leurs suggestions ne sont pas toujours mises en pratique, les autres conseillers du roi ne jurant que par les retombées économiques (annexe 4-1). 10. LE GRAND PARTAGE À l’annonce de la découverte de la règle d’or, le royaume était en liesse. Le bonheur maximal était finalement accessible, grâce au bienveillant souverain. Les habitants se réunirent devant le palais pour connaître cette règle tant attendue. Mais un 67 CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF doute planait, venant assombrir les festivités. En dérivant sa règle d’or, l’économiste royal avait supposé, sans le dire ouvertement, que tous les sujets avaient des goûts identiques et qu’ils recevraient une part égale du gâteau. Il ne s’était pas soucié de déterminer de quelle manière la recherche de la production optimale modifierait la part de chacun dans la production totale. Et s’il arrivait que les sujets du roi ne soient pas traités de la même façon ? Ce doute provenait de remarques désobligeantes émises à l’égard du roi par quelques mécontents. Ils se demandaient quel sort leur serait réservé par le monarque. Leur inquiétude n’était pas sans fondement. Le roi avait consulté l’économiste à ce sujet, espérant recevoir d’autres précieux conseils : « Comment faut-il répartir la production optimale entre mes sujets ? » L’économiste lui avoua que ses compétences ne lui permettaient pas de répondre à une question de ce genre : « Tout ce que je peux faire, c’est vous indiquer, au moyen de la frontière de satisfaction (graphique 4-7), toutes les distributions possibles associées à la production optimale. C’est à vous qu’il revient de choisir la distribution la plus acceptable. Je ne peux choisir à votre place : il existe autant de distributions acceptables qu’il existe de personnes dans votre royaume. » Le roi se résigna à l’absence de règle d’or pour la distribution de la production entre ses sujets. Il lui faudrait réfléchir aux implications morales de la question et faire un choix qui se conforme aux valeurs qu’il avait cherché à inculquer à ses sujets. Comme il était magnanime de nature et qu’il avait connu des privations dans sa jeunesse, le roi opta finalement pour un partage égal (point R1 du graphique 4-7B). n n n G rap h ique | 4-7 Le grand partage B. A. Poissons Satisfaction des amis Révolte R2 E0 E * Point optimal R1 R0 Égalité choisie par le roi R3 Frontière de satisfaction B* Noix de coco Satisfaction des dissidents La production optimale est obtenue au point E*, sur le graphique 4-7A. Cette production peut être répartie de plusieurs façons entre les insulaires et procurer différents niveaux de satisfaction à chaque groupe de sujets. Si toute la production est réservée aux amis, le royaume se situe au point Révolte. Si la production est répartie également entre les amis et les dissidents, le royaume se situe au point Égalité choisie par le roi. Chaque point fi­gurant sur la frontière de satisfaction correspond à une allocation optimale des ressources. Les points se trouvant à l’intérieur de la frontière (R0 dans le graphique 4-7B) correspondent à des allocations non optimales (E0 dans le graphique 4-7A). Il est possible, en dé­plaçant l’allocation des ressources vers le point E*, d’augmenter la satisfaction d’un groupe sans réduire celle de l’autre (R 2 ou R 3), ou encore d’augmenter simultanément la satisfaction des deux groupes (R1). 68 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 11. LE BONHEUR DES UNS, LE MALHEUR DES AUTRES A près la découverte de la règle d’or et de la production assurant le bien-être maximal, les habitants du royaume s’étaient établis près des lieux de travail qu’on leur avait assignés. On avait délimité la production optimale ; ils ne seraient plus appelés à se déplacer de la plage vers la plantation ou de la plantation vers la plage. Durant les festivités, on avait omis de leur faire part d’un détail important : la règle d’or ne signifiait pas que la production optimale était immuable. Divers événements pouvaient influer sur l’économie de l’île et modifier les quantités optimales de poissons et de noix de coco à produire. Ils l’ont découvert un peu tard, au moment où un pêcheur imaginatif conçut un nouveau filet. Chaque lancer de ce filet rapportait plus de poissons. La productivité de chaque pêcheur en était sensible­ ment accrue. L’économiste royal savait bien que les nouvelles conditions de production découlant de cette innovation technologique modifieraient la production optimale. Mais c’est seulement en examinant plus attentivement la question qu’il constata, avec une certaine stupéfaction, que cette invention bouleverserait les habitudes de vie des habitants du royaume et créerait de sérieux problèmes de transition. L’amélioration du filet impliquait une rotation de la frontière de production (graphique 4-8A). Le royaume était plus riche : les habitants pouvaient désormais consommer plus de poissons et plus de noix de coco. Mais l’invention du nouveau filet réduisait de beaucoup le coût des poissons et augmentait, par le fait même, le coût des noix de coco. Selon les prévisions de l’économiste, la consommation de noix de coco diminuerait au profit de la consommation de poissons. En augmentant la richesse du royaume, le progrès technologique inciterait les habitants à consommer plus de poissons et de noix. Néanmoins, en réduisant substantiellement le coût des poissons, la population serait portée à substituer les poissons aux noix, au profit de l’industrie de la pêche. Après mûre réflexion et ayant consulté les travaux du psychologue sur les préférences des habitants, il définit la nouvelle production optimale, qui assurerait un bien-être collectif accru en raison du progrès technologique. Même si la nouvelle production optimale permettait à la société d’atteindre une courbe d’indifférence plus élevée, l’économiste se surprit à s’interroger sur les bienfaits du changement. Son inquiétude provenait du fait que la nouvelle production optimale engendrait une baisse de l’activité à la plantation. Il faudrait déplacer des travailleurs de la plantation vers la plage pour respecter la règle d’or. Des familles entières devraient se reloger près de la plage, à l’autre extrémité de l’île. Le progrès technologique ne ferait pas l’unanimité ; la population n’en profiterait pas au même degré, puisque certains travailleurs verraient leur vie paisible bouleversée. « Les gagnants gagnent plus que les perdants ne perdent. Il faut procéder au changement », pouvait-on entendre dans le royaume. Par ailleurs, les travailleurs défavorisés avaient rencontré le roi à plusieurs reprises pour le convaincre d’empêcher que le changement ait lieu : « Majesté, pourquoi devrions-nous subir les coûts du progrès ? Nous avons toujours travaillé pour vous de toutes nos forces. Nous sommes des victimes innocentes. Laissez-nous à la plantation ! Même si vous nous y laissez, le bien-être de vos sujets augmentera parce que les pêcheurs prendront plus de poissons. » CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF n Un changement technologique n n G rap h ique | 4-8 A. Poissons Y1 E1 E2 E0 Y0 B1 B0 X1 Noix de coco X0 B. Satisfaction des pêcheurs R1 Compensation R3 R2 R0 Le changement technologique déplace la frontière Satisfaction des travailleurs agricoles Le progrès technologique dans le secteur des pêches entraîne une rotation vers le haut de la courbe des possibilités de production. Avec les mêmes ressources, on peut produire plus de poissons, tout en préservant la cueillette des noix de coco. Cette rotation entraîne la diminution du coût des poissons et augmente celui des noix de coco. Le point initial E0 n’est plus optimal : il se situe au-dessous de la nouvelle frontière de production. Le nouveau point préféré par la société correspond à E1 : la quantité optimale de noix de coco est plus faible, la quantité optimale de poissons est plus élevée. Cette innovation technologique entraîne une réaffectation de travailleurs de la plantation vers la plage ; elle n’augmente pas de façon unanime le bien-être de la société tout entière (passage de R0 à R1). Si les travailleurs refusent de se déplacer, la société produit le panier E 2, qui n’est pas optimal car il est situé sous la nouvelle frontière de production. Ce point correspond au point R 2 qui est situé en deçà de la frontière de satisfaction. On peut améliorer les choses. En indemnisant les travailleurs déplacés, la société améliore l’allocation des ressources (E1) et atteint une satisfaction supérieure (R 3) ; un groupe gagne et l’autre ne perd pas. L’argument était de taille. Le maintien des travailleurs à la plantation ne pénaliserait pas tellement la société, qui pourrait se partager la production supplémentaire de poissons (graphique 4-8B). Mais le roi tenait mordicus à la règle d’or ; le statu quo était inacceptable. Il était possible d’améliorer les choses en déplaçant des travail­leurs vers la plage : on n’arrête pas impunément le progrès ! Ce serait une recette menant à l’appauvrissement collectif. Jadis, une île voisine avait refusé d’adopter le filet de pêche afin de protéger les emplois des pêcheurs. Elle s’était dépeuplée au profit de l’île de notre souverain bienveillant et personne n’enviait le sort de ceux qui étaient demeurés dans cette île. L’économiste royal proposa un compromis : « Il y a peut-être un moyen de respec­ ter la règle d’or et de procéder au changement sans toutefois pénaliser les travailleurs touchés. La population désire ardemment profiter des effets bénéfiques du changement technologique. Une minorité de travailleurs s’y oppose. À même les impôts royaux, susceptibles d’être augmentés si nécessaire, votre Majesté pourrait dédommager les travailleurs défavorisés par le changement. Une compensation adéquate 69 70 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT pourrait les convaincre d’accepter les nouvelles dispositions. La règle d’or serait respectée sans provoquer d’émeute. En fait, personne n’y perdrait. Ceux qui profiteraient du changement accepteraient sûrement de payer un peu plus d’impôt. » Aussitôt annoncée, la politique de compensation fit l’unanimité. Elle s’avéra d’une grande utilité dans la conduite des affaires temporelles du royaume. Tous étaient assurés que, quel que soit le changement envisagé, personne n’en sortirait perdant. Cette façon de procéder consacra la grande sagesse du roi et rendit célèbre l’économiste royal, dont la renommée traversa l’océan. Le royaume connut une longue période de prospérité et de paix sociale. On lui donna le nom de Royaume d’or. 12. ÉPILOGUE I déalement, toute société devrait exploiter de son mieux les ressources dont elle dispose de façon à en tirer le maximum d’avantages pour la population et à lui procurer le bien-être maximal. La fable de l’île perdue dans le Pacifique illustre, dans un univers simple, les principales facettes de ce problème fondamental. Il est impossible d’échapper au problème de la rareté. La contrainte des ressources disponibles détermine le budget réel d’une société ; elle limite ce qu’il est possible de faire. La production d’un bien exige des ressources qui pourraient servir à la production d’autres biens que la société peut désirer. Toute production implique le sacrifice d’autres biens ; ce sacrifice d’une autre production possible constitue le véritable coût d’un bien. Toute société doit s’assurer que le choix des biens produits correspond aux désirs de la population. La production d’un bien peu désiré réduit le bien-être, si un autre bien, davantage désiré, peut être produit avec les mêmes ressources. Il faut produire les biens que la société désire le plus ardemment pour lui procurer le bien-être maximal. C’est ce que dit la règle d’or. Cette règle d’or s’applique-t-elle aux sociétés modernes qui ne peuvent pas toutes compter sur un souverain bienveillant ? Heureusement, son application n’exige pas d’intervention de ce genre. Dans les sociétés occidentales, la plupart des décisions économiques sont prises de façon décentralisée par des milliers d’agents présents sur une foule de marchés. Chacun cherche à améliorer son sort. Les entreprises produisent les biens et les services qui présentent les meilleures possibilités de bénéfice. Les consommateurs achètent les biens qui leur procurent la plus grande satisfaction et ils cherchent à réduire leurs dépenses. Si certaines conditions idéales sont respectées, le régime de marché donne des résultats qui respectent la règle d’or et procurent à la population le bien-être maximal qu’elle peut espérer atteindre avec les ressources dont elle dispose, comme le montre le chapitre suivant. N O T E 1. Ce chapitre s’inspire d’un article de E. Phelps, « The Golden Rule of Capital Accumulation : A Fable for Growthmen », American Economic Review, septembre 1961, et d’un article inédit de D. McFadden, « Robinson Crusoe Meets Walras and Keynes ». CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF A N N E X E 4-1 Les retombées économiques 1. Introduction 2. Les retombées économiques 3. Il faut mettre l’accent sur l’utilité d’un projet, non sur ses retombées 4. Les rentrées de fonds en provenance de l’étranger 5. Les retombées fiscales 6. Conclusion 1. INTRODUCTION N ulle part dans ce chapitre il n’a été question des retombées économiques. Pourtant, dans la « vraie vie », quand un projet particulier est envisagé ou quand un événement quelconque se produit, nombreux sont ceux (promoteurs, organisateurs, journalistes, politiciens, analystes, mais rarement économistes) qui invoquent les retombées économiques découlant de ce projet ou de cet événement en vue d’en établir la rentabilité économique ou sociale. Soyons clairs d’entrée de jeu : les retombées économiques ne doivent pas intervenir dans l’évaluation des projets, quels qu’ils soient. La présente annexe a pour objet de faire la démonstration de cette affirmation. 2. LES RETOMBÉES ÉCONOMIQUES O n entend habituellement par retombées économiques le volume d’activité écono­ mique rattaché de près ou de loin à un projet ou à un événement particulier. La construction d’un pont, d’une centrale hydroélectrique, d’une ligne de métro entraîne nécessairement des dépenses considérables auxquelles sont liés une certaine activité économique et des emplois : voilà autant de retombées économiques. La tenue d’un événement quelconque, par exemple des Jeux olympiques ou à une moindre échelle des Jeux du Québec, engendre aussi des retombées économiques. D’abord, il faut organiser ces événements et construire l’infrastructure nécessaire aux compétitions ; en outre, le public assistera aux compétitions et les dépenses qu’il fera s’ajouteront aux retombées associées à la préparation des Jeux. Là encore, on suppose que des emplois seront créés. 71 72 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT La présence d’une équipe sportive dans une ville donne fréquemment lieu à une estimation des retombées économiques qui s’évanouiraient, pense-t-on, si jamais l’équipe devait déménager. C’est ce qu’on a répété presque ad nauseam quand ­Montréal a perdu son équipe de baseball au profit d’une ville américaine et quand Québec a perdu son équipe de hockey, également au profit d’une ville américaine. Quand on évalue ainsi les retombées économiques associées à une équipe sportive, on le fait habituellement dans le but de convaincre les autorités gouvernementales de la nécessité de soutenir l’équipe en question, par exemple en contribuant à la construction d’un stade ou d’un aréna. Certaines autorités se laissent ainsi persuader que le départ de l’équipe sportive serait désastreux pour la ville en question et qu’il serait hautement désirable et rentable qu’elles interviennent. Entendons-nous : l’activité économique et les emplois qu’elle engendre sont éminemment désirables ; il n’est nullement question de le nier. Le point de vue que nous exposons ici (et que défendent la plupart des économistes) est le suivant : l’argument des retombées économiques n’est pas un argument valable pour défendre un projet (ou un événement) particulier, car cela revient à dévaloriser systématiquement d’autres projets tout aussi valables, sinon plus. Le graphique 4A-1 illustre ce raisonnement à l’aide des courbes des possibilités de production. D’ailleurs, à bien y penser, les retombées économiques les plus considérables sont souvent associées à des désastres naturels. Qu’on songe à toutes les retombées économiques d’un tremblement de terre, d’une tornade, d’un ouragan ou encore d’un tsunami. Plus la désolation semée par le désastre est importante, plus il y a de retombées économiques, car plus il y a de blessés et de morts dont on doit s’occuper, plus il y a de maisons à reconstruire. La crise du verglas en 1998 a détruit un nombre considérable de pylônes électriques et il a fallu reconstruire une bonne partie du réseau de distribution de l’électricité. Les gens d’Hydro-Québec ont dû travailler d’arrache-pied pour réparer les lignes endommagées et fournir du courant à la population. Il a fallu élaguer des arbres, ramasser les branches et les troncs cassés. Cette crise a aussi obligé la population rurale à engager des dépenses substantielles en équipement d’urgence, par exemple à se procurer des génératrices. Faut-il en conclure que la crise du verglas fut une « bonne chose », qu’elle fut rentable pour la société québécoise ? Bien sûr que non. Les retombées économiques n’ont rien à voir avec le caractère désirable d’un événement ou d’un projet, elles n’ont rien à voir avec la rentabilité économique. Les désastres naturels ne sont pas des événements désirables, quelles qu’en soient les retombées économiques. Dans le même ordre d’idées, un accident de la route ou l’écrasement d’un avion produit aussi des retombées économiques. Et plus l’accident est grave, plus les retombées sont grandes. Un carambolage d’une centaine de voitures et de camions, quand la visibilité est réduite à cause de la présence de brouillard ou de bourrasques de neige, entraîne nettement plus de retombées économiques qu’une légère collision, à faible vitesse. L’écrasement d’un avion engendre beaucoup plus de retombées s’il s’agit du nouvel appareil d’Airbus que d’un Cessna. Et les retombées seront surmultipliées si l’avion s’écrase dans une zone urbaine densément peuplée plutôt que dans une région non habitée. Faut-il souhaiter pour autant qu’il y ait davantage d’accidents graves ? Bien sûr que non ! CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF n Les retombées économiques et la courbe des possibilités de production (CPP) n n G rap h ique | 4A-1 Y E2 E0 B2 E1 B1 B0 X L’argument des retombées économiques suppose l’existence de ressources inutilisées et de chômage. Cela implique donc que l’on se situe sous la frontière de production, par exemple au point E0. Imaginons un projet d’autoroute dont la construction et l’entretien au fil des ans exigeraient l’embauche de toute la main-d’œuvre disponible, de sorte que l’on passerait du point E0, sous la frontière de production, au point E1, sur la frontière de production. Il est évident que le point E1 est préférable au point E0 parce qu’il implique la pleine utilisation des ressources et qu’il se situe nécessairement sur une courbe d’indifférence collective plus élevée que celle qui passe par le point E0. Toutefois, il ne s’ensuit pas que le projet d’autoroute soit économiquement rentable. Ce serait le cas si ce projet était le seul projet envisageable pour la société en cause. Il existe, néanmoins, d’autres utilisations possibles de la main-d’œuvre disponible ; on pourrait l’affecter à la construction d’habitations visant à accroître le parc résidentiel, d’un hôpital fournissant des services de santé améliorés, ou encore d’arénas offrant des activités sportives. L’une ou l’autre de ces options permettrait de passer du point E0 au point E 2 sur la frontière de production. La question qui se poserait alors serait de savoir lequel des points E1 et E 2 obtiendrait l’adhésion de la majorité des citoyens, et non de savoir si le point E1 (ou le point E 2) est préférable au point E0. Or, le fait de tenir compte des retombées économiques dans l’analyse d’un projet ou d’une politique quelconque amène à comparer les points E1 et E0. Le projet d’autoroute procure des services de transport utiles (avantages) et entraîne des coûts, notamment de main-d’œuvre. Les salaires versés à la main-d’œuvre représentent des retombées économiques directes du projet. Quant aux salaires versés pour la production de béton et d’asphalte, ils en constituent des retombées indirectes. Si on inclut ces retombées dans les avantages du projet, elles compensent exactement les coûts de main-d’œuvre, de sorte que le coût net du projet (après retombées) est nul. Si on inclut les retombées économiques dans le calcul de la rentabilité, on élimine les coûts et on compare le point E1 au point E0. Il n’y a plus de coût de renonciation, coût qui est à la base de tout calcul économique. C’est comme si on disait que le projet d’autoroute est la seule façon de créer des emplois dans l’économie en question. Or, cet argument n’est valable que de façon exceptionnelle. Ce peut être le cas dans des régions éloignées et isolées – par exemple dans une ville minière dont la principale entreprise a cessé ses activités –, où les possibilités sont plus limitées. En général, toutefois, la référence à la création d’emplois et aux retombées économiques fausse systématiquement les choix économiques des autorités, parce qu’on n’accorde aucune importance au coût de renonciation des projets étudiés. Pour analyser correctement les choix économiques des autorités (sauf dans les questions d’ordre macroéconomique), il faut supposer que le niveau d’emploi est constant, d’où le recours à l’hypothèse du plein-emploi dans l’analyse des politiques économiques. La comparaison doit s’effectuer entre les points E1 et E 2, qui supposent tous deux le plein-emploi des ressources, et non entre le point E1 (plein-emploi) et le point E0 (sous-emploi), comme le fait implicitement l’argument des retombées économiques. Cet argument fausse la décision en faveur du point E1 et au détriment du point E 2 qui est la véritable solution de rechange au point E1. On pourrait nous dire qu’il n’y a pas toujours de projet susceptible d’être choisi plutôt que le projet considéré, donc qu’on a raison de comparer le point E1 au point E0. Sauf peut-être dans le cas des régions éloignées, cet argument ne tient pas, et cela pour la seule et bonne raison qu’un gouvernement a toujours la possibilité de réduire le fardeau fiscal plutôt que d’entreprendre le projet étudié. Comme la réduction du fardeau fiscal est une option disponible en tout temps, la véritable solution de rechange au point E1 n’est jamais le point E0. 73 74 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 3. Il FAUT METTRE L’ACCENT SUR L’UTILITÉ D’UN PROJET, NON SUR SES RETOMBÉES L es retombées économiques sont essentiellement liées à la taille d’un projet ou d’un événement. Plus un projet est important et plus les dépenses associées sont élevées, plus les retombées seront considérables, quelles qu’en soient la nature ou l’utilité. Or, c’est l’utilité d’une dépense qui détermine sa rentabilité, non sa taille. La construction d’une nouvelle ligne de métro au centre-ville aura des retombées importantes et pourrait s’avérer d’une grande utilité selon l’achalandage prévu ; il est possible qu’elle soit rentable sur le plan économique. La construction d’une ligne de métro qui relierait Montréal à Gaspé produirait des retombées autrement plus importantes, mais il tombe sous le sens qu’une telle ligne serait insensée et, partant, non rentable sur le plan économique, vu le petit nombre d’utilisateurs potentiels et l’importante dépense qu’elle occasionnerait. Si la rentabilité sociale ou économique d’un projet est liée à son utilité, non à sa taille, les retombées économiques sont au contraire liées à sa taille, non à son utilité. 4. LES RENTRÉES DE FONDS EN PROVENANCE DE L’ÉTRANGER L ’affirmation énoncée au paragraphe précédent comporte-t-elle des exceptions ? Quand un projet attire des rentrées de fonds en provenance de l’étranger, certains avancent qu’il s’agit là de véritables retombées économiques dont on doit tenir compte. Il est vrai que, en apparence, un projet qui attire des fonds de l’étranger diffère d’un autre qui n’en attire pas. Par exemple, la présentation des Jeux olympiques attire sûrement un grand nombre de visiteurs de l’étranger, tandis que les Jeux du Québec en attirent probablement très peu. Dans le premier cas, l’afflux de touristes fait gonfler les dépenses effectuées dans l’économie locale ; on ne peut certainement pas en dire autant à propos des Jeux du Québec. N’a-t-on pas raison, donc, d’invoquer les retombées économiques des Jeux olympiques ou de tout autre projet qui attire des fonds étrangers ? On a toujours eu tendance à répondre oui à cette question. Un projet qui engendre des rentrées de fonds dans l’économie diffère d’un autre qui n’en engendre pas. Mais il reste un doute à cet égard. Le recours à cet argument conduirait à privilégier toutes les activités susceptibles d’intéresser les étrangers et de les attirer au pays, de préférence aux services qui seraient fournis aux résidents, aux services hospitaliers par exemple. Vaut-il mieux attirer les touristes en organisant des Jeux plutôt que d’améliorer les services de santé, d’éducation ou de transport offerts aux résidents ? Rien n’est moins sûr. D’ailleurs, on accorde trop de poids à l’argument fondé sur la rentrée de fonds en provenance de l’étranger. En fait, que se passe-t-il quand on vend un produit ou un service à des étrangers ? Dans ce genre de transaction, on fournit des biens ou des services canadiens en échange d’une monnaie étrangère. Or, celle-ci ne peut être utilisée qu’en sol étranger. La fourniture de services aux étrangers sert donc CHAPITRE 4 LE PROBLÈME ALLOCATIF essentiellement à donner aux résidents la possibilité d’acheter des biens et des services en sol étranger. D’après cette logique, les fonds qui arrivent de l’extérieur ne seraient pas plus créateurs d’emplois que les fonds provenant du pays. L’argument selon lequel les exportations sont préférables aux ventes réalisées sur le marché intérieur est la contrepartie exacte de cet autre argument selon lequel toute importation est néfaste pour l’économie. La grande importance accordée aux retombées économiques liées aux exportations appartient à une logique de type mercantiliste, qu’il faudrait bannir du discours économique. 5. LES RETOMBÉES FISCALES O n utilise parfois le même type d’argumentation en matière de retombées fiscales. Le gouvernement, affirme-t-on, devrait subventionner certaines activités, car ce faisant il récupérerait sous forme d’impôts accrus les sommes versées en subventions. Fréquemment employé dans le domaine des arts ainsi que dans celui des sports, cet argument est fautif, puisqu’en effectuant les calculs on ne tient pas compte des impôts que le gouvernement percevrait s’il n’accordait pas de subventions. Supposons que le gouvernement subventionne le théâtre (cela pourrait se justifier, mais en s’appuyant sur une argumentation relative aux mérites intrinsèques du théâtre, non pas sur les possibles retombées économiques ou fiscales de la pratique de cet art). Les tenants de cet argument avancent qu’en l’absence de subventions l’activité théâtrale serait en butte à des difficultés, ou même qu’elle disparaîtrait. Donc, les salaires des artisans du théâtre ne seraient plus versés et les impôts sur ces salaires ne seraient plus perçus. Les taxes indirectes levées sur les achats des compagnies théâtrales et sur les achats de leurs employés cesseraient de l’être. Les taxes sur les billets s’évanouiraient également. En fouillant davantage, on pourrait trouver d’autres sources de revenus gouverne­ mentaux associés directement ou indirectement au théâtre. Quand on fait le compte de ce manque à gagner, on obtient un montant de taxes perdues qui avoisine le mon­ tant des subventions versées, quand il ne le dépasse pas. Cependant, on suppose que l’activité théâtrale cesserait totalement et, en outre, que les sommes destinées au théâtre ne seraient plus dépensées pour quelque fin que ce soit. Il faut au contraire supposer que, si les théâtres fermaient leurs portes, les consommateurs s’adonneraient à d’autres activités (culturelles ou non) sur lesquelles des taxes seraient perçues. On retrouve aussi ce type d’argumentation dans le domaine des sports. C’est ainsi qu’on a pu soutenir que, si le Club de hockey Canadien de Montréal (ou toute autre équipe canadienne) s’installait à l’étranger, les gouvernements cesseraient de percevoir des impôts sur les salaires de joueurs, de sorte qu’il est dans l’intérêt des gouvernements de subventionner les équipes professionnelles de hockey pour qu’elles restent au pays. Bien qu’il soit logique en apparence, cet argument ne résiste pas à l’analyse, et cela pour une raison toute simple : ce sont les amateurs de hockey de Montréal qui paient les salaires des joueurs. Si l’équipe devait déménager, ses joueurs n’emporteraient pas l’argent des amateurs montréalais avec eux. Les amateurs de hockey cesseraient d’aller au Centre Bell et ils s’adonneraient à d’autres activités sur lesquelles les gouvernements toucheraient des impôts de remplacement. 75 76 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT C’est là, sous une forme légèrement différente, le type d’argumentation avancée par les étudiants : le gouvernement québécois, affirment-ils, ne devrait pas hausser les droits de scolarité parce que ces subventions déguisées seront éventuellement récupérées par le truchement des futurs impôts perçus auprès des étudiants. 6. CONCLUSION L es retombées économiques et fiscales ne sont rien d’autre qu’un mirage. Attrayantes à première vue, elles s’effacent quand on y regarde de plus près. Bien sûr, celles qu’on peut voir et calculer sont bien réelles, mais elles prennent la place de retombées qu’on aurait obtenues ailleurs, des retombées qu’on ne voit pas et qu’on oublie de calculer, ce qui est fort commode ; on peut en dire autant des retombées fiscales. Il faut être au mieux naïf, au pire manipulateur, pour faire croire qu’en versant une subvention à un organisme particulier le gouvernement s’enrichit, que l’état de ses finances s’améliore. La construction d’un nouveau toit pour le Stade s’accompagnerait inévitablement d’une certaine activité économique et entraînerait des retombées, cela va de soi. Par contre, celles-ci seraient compensées par les retombées négatives occasionnées par le financement du projet. Il en va de même de la très grande majorité des activités pour lesquelles on réclame des subventions. Quand on calcule correctement les retombées, les résultats sont nettement moins impressionnants que ceux qui sont habituellement servis au public. En tout état de cause, l’idée même de « retombées » est totalement étrangère à la notion de rentabilité. On détermine la rentabilité économique en établissant l’écart entre les avantages, en termes de services reçus, qu’une population retire d’un projet et les coûts qu’elle doit supporter. Il n’est pas possible de parler de rentabilité économique ou sociale si, comme le fait la méthode des retombées économiques, on néglige de prendre en compte la nature de l’activité étudiée et les services qu’en retire la population. Ne doit-on considérer comme sérieusement déficiente une méthode permettant de démontrer qu’une troupe de théâtre serait socialement rentable sans qu’on s’inquiète de savoir s’il y aura des spectateurs dans la salle, qu’un centre de congrès serait rentable même s’il n’était occupé que cinq jours par année, que les Jeux olympiques de Montréal auraient été rentables même si personne n’y avait assisté ? L’économie du Québec se porterait mieux si, au lieu d’invoquer les retombées économiques, on se fiait davantage au simple bon sens pour analyser les projets, si on s’interrogeait davantage sur leur utilité pour la population plutôt que sur leurs retombées économiques et fiscales. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 1. Le mécanisme des prix informe 2. Le mécanisme des prix reflète la rareté relative 3. Le mécanisme des prix a des effets incitatifs 4. Le mécanisme des prix coordonne 5. Le mécanisme des prix rationne 6. Un comportement responsable 7. L’impôt n’est pas un prix 8. Le mécanisme des prix crée de la valeur 9. Le mécanisme des prix conduit à la production optimale 10. Le mécanisme des prix maximise le bien-être collectif 11. La vérité des prix I : la subvention 12. Des absurdités 13. La vérité des prix II : la taxation 14. Le mécanisme des prix est imparfait 15. Le mécanisme des prix est impersonnel 16. Conclusion Annexe 5-1 Le calcul des surplus 78 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 1. LE MÉCANISME DES PRIX INFORME L ’arrosage d’une pelouse pendant une heure représente trois fois la consommation quotidienne moyenne d’eau par personne au Canada1. Bien peu de gens savent que l’arrosage des pelouses exige une telle quantité d’eau, et d’ailleurs bien peu s’en soucient. Pourtant, ne s’agit-il pas d’une information vitale à notre époque, alors que les sources d’eau potable s’épuisent et se raréfient ? Que le consommateur soit si mal informé et si peu conscient de la valeur des ressources en eau ne doit pas nous surprendre : l’eau est gratuite ! S’il devait acheter l’eau, le consommateur saurait qu’il en faut beaucoup pour arroser une pelouse. Il ne l’apprendrait pas en effectuant des calculs comme les spécialistes en techniques de l’eau. Il le découvrirait plutôt de façon indirecte, et combien plus efficace, par l’intermédiaire de son budget. Sa facture d’eau l’en informerait chaque fois qu’il arroserait sa pelouse. Le célibataire apprendrait par expérience qu’il lui en coûte aussi cher d’arroser sa pelouse pendant une heure que de satisfaire ses besoins moyens en eau pendant dix jours. Le mécanisme des prix transmet l’information de manière économique : il la four­ nit seulement aux personnes à qui elle est utile. Seules les personnes qui arrosent leur pelouse sont informées de la quantité d’eau exigée à cette fin. Les autres n’ont que faire de cette information et par conséquent on ne la leur fournit pas : ils n’ont pas l’occasion de la découvrir. C’est bien qu’il en soit ainsi. Pourquoi le locataire qui n’a pas de pelouse recevrait-il une information semblable, puisqu’il ne peut rien changer à la quantité totale d’eau destinée aux pelouses ? Par contre, le mécanisme des prix l’informe de la quantité d’eau qu’il utilise à d’autres fins. Il apprend à l’usage combien d’eau il consomme pour sa douche quotidienne, pour la chasse d’eau, pour la lessive, non pas en termes techniques, mais en termes budgétaires. 2. LE MÉCANISME DES PRIX REFLÈTE LA RARETÉ RELATIVE L ’information transmise par le mécanisme des prix porte sur la rareté relative des biens et des services. Un prix élevé est révélateur de rareté, tandis que l’abondance se manifeste par un prix faible. Le concept de rareté fait appel tant à l’intensité de la demande pour un bien qu’à la rareté des ressources nécessaires à sa production. Un bien peut être rare soit parce qu’il est fortement désiré par la population, soit parce que sa production est coûteuse et qu’elle exige des ressources dont la rareté tient à la multiplicité de leurs utilisations possibles. Les courbes de l’offre et de la demande d’un bien rendent compte de cette double réalité. La courbe de la demande reflète l’intensité des préférences pour un bien. Elle indique simultanément la quantité demandée du bien à chaque prix et le prix maximum que les consommateurs sont disposés à payer pour chaque unité (graphique 5-1). Ce prix correspond à la valeur du bien aux yeux des consommateurs : personne n’est prêt à payer plus pour un bien que ce qu’il vaut à ses yeux. Plus un bien est désiré, plus les consommateurs sont prêts à payer un prix élevé pour l’acquérir ou, CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix n La courbe de la demande n n G rap h ique | 5-1 La courbe de la demande résume le comportement des consommateurs ; elle s’interprète de deux façons. Selon la présentation habituelle, elle indique la quantité demandée d’un bien à chaque prix. Ainsi, le point A0 révèle qu’à 20 $ les consommateurs achèteraient 10 unités du bien ; à 15 $, c’est plutôt 15 unités du bien qui seraient achetées (point A1). Selon l’autre interprétation possible, chaque point de la courbe de la demande révèle le prix maximum que les consommateurs sont disposés à payer pour obtenir chacune des unités du bien. Ce prix maximum correspond à la valeur du bien aux yeux de la population. Le point A0 indique que la dixième unité du bien vaut 20 $ pour le consommateur, tandis que la quinzième unité vaut seulement 15 $ (point A1). La partie hachurée correspond à la valeur accordée aux unités 10 à 15. Prix ($) 200 A0 20 A1 15 Demande 10 n Quantité 15 La pente de la courbe de la demande reflète le phénomène de saturation : le prix que l’on est prêt à payer pour un bien diminue pour chaque unité additionnelle. Il est plutôt rare qu’une personne consomme trois ou quatre hot dogs de suite. Le consommateur qui achète deux hot dogs révèle que chacun lui procure une satisfaction assez grande pour qu’il accepte d’en payer le prix. Le refus d’acheter un troisième ou un quatrième hot dog indique qu’ils ont une valeur inférieure à leur prix. Ils sont moins désirés que les deux premiers en raison du phénomène de saturation. Des demandes différentes n n G rap h ique | 5-2 Prix ($) Demande d’un bien très valorisé Plus un bien est désiré, plus les consommateurs sont prêts à payer un prix élevé pour l’acquérir ou, ce qui revient au même, plus forte est la quantité demandée à chaque prix. Par contre, les consommateurs ne sont pas disposés à verser un prix élevé pour un bien qui leur procure une satisfaction médiocre, et la quantité qu’ils demandent à chaque prix est faible. 20 10 Demande d’un bien peu valorisé 10 20 Pour un prix donné, le bien le plus valorisé est acheté en quantité plus grande que le bien le moins désiré. À 10 $, les consommateurs achètent 10 unités du bien peu désiré, tandis qu’ils demandent 20 unités de l’autre. Les consommateurs sont prêts aussi à payer plus cher pour chaque unité du bien très valorisé. La dixième unité du bien peu désiré vaut seulement 10 $ aux yeux des consom­ mateurs, qui sont pourtant disposés à payer 20 $ pour la dixième unité du bien fortement désiré. Quantité ce qui revient au même, plus forte est la quantité demandée à chaque prix. À l’inverse, les consommateurs ne sont pas disposés à verser un prix élevé pour un bien qui leur procure une satisfaction médiocre, et la quantité qu’ils demandent à chaque prix est faible (graphique 5-2). La courbe de l’offre est une courbe du coût marginal. Elle représente à la fois la quantité d’un bien que les entreprises sont disposées à offrir à chaque prix et le prix minimum qu’elles exigent pour offrir chaque unité (graphique 5-3). Pour survivre, l’entreprise doit couvrir ses coûts de production. Elle produit un bien à la condition que le prix soit égal ou supérieur à son coût de production. Pour produire chaque unité, elle exige au minimum un prix qui en couvre tout juste le coût. 79 80 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT n La courbe de l’offre n n G rap h ique | 5-3 Prix ($) C1 20 10 Coût marginal C0 20 10 Quantité La courbe de l’offre résume le comportement des entreprises et reflète le coût marginal du bien. Elle représente à la fois la quantité d’un bien que les entreprises sont disposées à offrir à chaque prix et le prix minimum qu’elles exigent pour offrir chaque unité du bien. On la lit habituellement à l’horizontale : si le prix est de 10 $, seulement 10 unités du bien sont offertes, tandis que 20 unités sont produites si le prix est de 20 $. Selon l’autre interprétation, chaque point de la courbe de l’offre indique le coût marginal de chaque unité produite et donc le prix minimum exigé par les entreprises pour offrir chaque unité. Ainsi, une entreprise est disposée à offrir la vingtième unité du bien si le prix est de 20 $ , cette unité lui coûtant 20 $ à produire. On n’exige que 10 $ pour la dixième unité, montant qui correspond à son coût de production. La partie hachurée correspond au coût de production des unités 10 à 20. La pente positive de la courbe de l’offre illustre le phénomène des rendements décroissants. Chaque unité d’un bien coûte généralement plus cher à produire que la précédente et les offreurs exigent un prix croissant pour chaque unité additionnelle. Quand la production d’un bien requiert beaucoup de ressources ou des ressources rares et chères, les entreprises doivent vendre à un prix élevé pour couvrir leurs coûts, et la quantité offerte à chaque prix est faible. Toutefois, quand la production d’un bien requiert peu de ressources ou des ressources abondantes et peu coûteuses, les entreprises peuvent le produire à faible coût. Elles sont prêtes à en produire une grande quantité à chaque prix ou, ce qui revient au même, le prix minimum qu’elles exigent pour produire chaque unité est relativement faible (graphique 5-4). Quand un bien est fortement désiré par la population, quand il a une grande valeur aux yeux des consommateurs, la demande pour l’acquérir est forte : ce bien est rare par rapport aux ressources dont on dispose pour le produire. Quand pour le produire il faut employer des ressources qui sont rares relativement aux utilisations que la société désire en faire, le coût de production est élevé et l’offre est n Des coûts plus ou moins élevés n n G rap h ique | 5-4 Prix ($) Bien coûteux Bien peu coûteux 20 15 15 20 Quantité Le niveau de la courbe de l’offre reflète l’ampleur des coûts de production. Quand la production d’un bien requiert des ressources considérables ou des ressources coûteuses, les coûts de production sont élevés et les entreprises doivent vendre ce bien à un prix élevé pour couvrir leurs frais : la courbe de l’offre est élevée, le prix minimum demandé par les producteurs pour offrir chaque unité du bien est élevé et la quantité offerte à chaque prix est faible. Quand un bien exige peu de ressources ou des ressources abondantes, les entreprises peuvent le produire à faible coût. Elles sont prêtes à en produire une grande quantité à chaque prix ou, ce qui revient au même, le prix mini­ mum qu’elles exigent pour produire chaque unité est faible. Les entreprises exigent 20 $ pour produire la quinzième unité du bien le plus coûteux à produire, mais elles se contenteraient de 15 $ pour produire la quinzième unité de l’autre bien. Selon une lecture horizontale, à 20 $ les entreprises offrent 20 unités du bien peu coûteux à produire, mais seulement 15 unités de l’autre bien. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix restreinte. Forte demande et coût élevé sont synonymes de rareté relative et appellent un prix élevé. À l’inverse, un bien est abondant quand sa demande est faible, le bien étant peu valorisé par la population, ou quand les ressources nécessaires pour le produire sont disponibles en quantité considérable, d’où le faible coût de ce bien. L’abondance relative s’accompagne d’un prix modeste. Deux biens dont la production exige exactement les mêmes ressources se vendent à des prix différents selon qu’ils sont plus ou moins désirés : le bien le plus désiré est le plus rare et commande le prix le plus élevé (graphique 5-5). Par ailleurs, deux biens également désirés par la population se vendent à des prix différents si leur production nécessite des ressources différentes. Le bien le plus coû­ teux à produire est le plus rare et il se vend plus cher que l’autre (graphique 5-6). n n n G rap h ique | 5-5 La demande et la rareté Prix Coût de production P1 P0 Forte demande À coûts de production identiques, un bien for­ tement désiré par la population commande un prix plus élevé ( P1) qu’un bien peu désiré ( P 0). Le bien le plus valorisé est le plus rare : sa production absorbe une plus grande part des ressources disponibles que la fabrication du bien peu désiré. Faible demande X0 n X1 n n G rap h ique | 5-6 Quantité L’offre et la rareté Prix Bien coûteux Bien peu coûteux P1 P0 Demande X0 X1 Quantité Deux biens également désirés par la collectivité peuvent se vendre à des prix différents. Le bien dont la production requiert beaucoup de ressources ou des ressources coûteuses est rare et il se vend à un prix élevé (P1) ; le bien dont la production exige peu de ressources ou des ressources abondantes se vend à un prix relativement faible (P0 ). L’offre du bien peu coûteux à produire est importante : le coût de production étant relativement faible, les entreprises peuvent en offrir une grande quantité à chaque prix. 81 82 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT Quand la rareté relative d’un bien change, le mécanisme des prix en informe les parties intéressées de manière succincte. Si un bien devient plus rare, son prix ­augmente. Cette hausse de prix informe consommateurs et producteurs que le bien est désormais plus rare. Les agents économiques ne connaissent pas nécessairement les causes de cette rareté accrue. Il n’est d’ailleurs pas important qu’ils la connaissent ; ce qui importe, c’est qu’ils sachent que le bien est plus rare et qu’ils en tiennent compte dans les décisions qu’ils prennent. Il n’est pas essentiel que l’information soit transmise aux gouvernements ou aux médias ; il suffit qu’elle parvienne aux personnes intéressées. Ce sont les consommateurs et les producteurs qu’il faut informer, parce que ce sont eux qui doivent s’adapter à la nouvelle situation pour contribuer à régler le problème qui a surgi. Grâce au mécanisme des prix, ce sont précisément ces agents qui sont informés de la rareté accrue, par la simple augmentation des prix. 3. LE MÉCANISME DES PRIX A DES EFFETS INCITATIFS P eu de gens lavent leur entrée de garage avec de l’eau embouteillée. On se scandaliserait avec raison d’un tel gaspillage. Néanmoins, personne ne se formalise de ce qu’on arrose des pelouses pendant des soirées entières avec l’eau du robinet. Pourtant, la différence entre ces deux comportements est bien mince ; il s’agit plus d’une différence de degré que de nature. Si elle est fournie gratuitement aux utilisa­ teurs, l’eau du robinet n’est pas gratuite pour la société qui doit investir des ressources considérables pour l’obtenir et la distribuer. Bien qu’elle soit moins coûteuse que l’eau embouteillée, son utilisation abusive pour l’arrosage des pelouses constitue un gaspillage. La gratuité de l’eau indique aux consommateurs que l’eau du robinet est surabondante et presque sans valeur. On les incite par conséquent à consommer l’eau en quantité. Tout prix comporte une incitation de même qu’il transmet une information. La tarification ne se borne pas à informer le consommateur de la relative rareté de l’eau. Elle l’incite aussi à tenir compte de cette information dans ses prises de décisions. C’est là le rôle fondamental du mécanisme des prix. Il transmet l’information, tout en fournissant une incitation budgétaire à prendre en compte cette information. Un bien rare est par le fait même un bien cher : son prix élevé incite les consommateurs à l’économiser. Un bien abondant se vend à un prix faible, qui encourage la consommation. Le mécanisme des prix ne constitue pas l’unique mode de transmission de l’infor­ mation. En matière de consommation d’eau, par exemple, Réseau Environnement mène une campagne annuelle visant à économiser l’eau potable : celle-ci a pour objectif de fournir à la population des moyens concrets pour préserver et économiser cette ressource. Toutefois, une campagne de ce genre a généralement des effets mitigés parce qu’elle n’encourage nullement à économiser. Les campagnes de cette nature font habituellement appel à l’esprit civique de chacun. Même si elles influent sur les comportements, elles risquent de donner des résultats moins probants que CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix la tarification, car celle-ci fait intervenir l’intérêt personnel du consommateur. Du fait de la tarification, le consommateur arrosera moins fréquemment sa pelouse. La simple exhortation ne récompense pas celui qui réduit sa consommation. Si le mécanisme des prix transmet efficacement l’information, c’est qu’il l’accompagne d’une incitation. La campagne du gouvernement fédéral ayant pour but d’encourager les Canadiens à réduire les émissions de gaz à effet de serre ou celle du gouvernement québécois ayant pour objectif de sensibiliser les citoyens à la nécessité de bien manger et de faire de l’exercice représentent autant d’exemples de campagnes qui risquent peu d’influer sur les comportements, car aucune forme d’incitation n’est prévue : elles ne récompensent pas celui qui réduit les émissions de gaz à effet de serre ni celui qui mange mieux et qui fait davantage d’exercice. Des municipalités recourent à la contrainte en interdisant d’arroser les pelouses certains jours ou certaines heures, sous peine d’être passible d’une amende. Par exemple, les Campivallensiens (les citoyens de Salaberry-de-Valleyfield) peuvent arroser uniquement de 20 heures à minuit, les jours pairs pour ceux qui ont une adresse paire et les jours impairs pour ceux qui ont une adresse impaire. Les personnes contrevenant au règlement doivent payer une amende allant de 100 $ à 500 $. Les personnes morales sont soumises au même règlement, mais l’amende s’échelonne de 300 $ à 1 000 $2. Cette information est transmise à la population et la perspective d’avoir à verser une amende constitue une incitation à économiser l’eau. Cette méthode donne des résultats, mais son efficacité est moindre que celle de la tarification. Elle exige tout un appareil de contrôle qui réduit les libertés individuelles ; en outre, elle est chère et inefficace parce que les gens cherchent à la contourner. Le mécanisme des prix permet d’éviter ces difficultés : il mobilise les consommateurs, tout en les laissant entièrement libres de choisir. La réglementation présente un autre inconvénient majeur : elle ne peut tenir compte de la diversité des circonstances individuelles sans devenir extrêmement détaillée et complexe. Aussi impose-t-elle généralement une solution unique, ce qui empêche les gens de s’adapter en fonction de leur situation particulière. En présence d’un problème de rareté, chacun doit faire sa part. Si l’eau est rare, tous doivent tenir compte de ce fait dans leurs actions. Pourtant, il n’est pas souhaitable que tous s’y adaptent exactement de la même façon. Chacun doit réagir selon sa propre situation, de manière à atténuer les effets de la rareté. Il n’est pas nécessaire que chacun cesse d’arroser sa pelouse et diminue de 20 % sa consommation d’eau pour sa toilette. Ce qui importe, c’est que l’ensemble de la société réduise sa con­som­ mation, chacun choisissant la solution qui le pénalise le moins. L’un peut décider de moins arroser sa pelouse, un autre de laver moins souvent sa voiture, le troisième d’utiliser la chasse d’eau moins fréquemment. Le mécanisme des prix conduit chacun à s’adapter de la manière et dans les proportions qui lui conviennent le mieux. La réglementation impose la même solution à tous, même si elle convient peu dans certains cas. La sécheresse qui a frappé la ville de New York à l’été de 1985 (encadré 5-1) illustre l’inefficacité relative de la réglementation. À très court terme, toutefois, la réglementation peut représenter le seul moyen dont on dispose pour rationner l’eau, puisque la tarification exige l’installation de compteurs. 83 84 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT E N C A D R É 5 - 1 New York à sec A ffligée de multiples maux – métro peu fiable, rues défoncées et stock de logements en pleine dégradation –, la Ville de New York a trouvé le moyen d’être victime d’une pénurie d’eau, ce qui représente un exploit peu commun pour une ville ayant à sa porte l’un des plus grands fleuves du monde. Nous n’entonnerons pas notre complainte habituelle selon laquelle la culture politique de la Ville a si souvent réussi à se tromper de priorités, mais on peut tirer une leçon d’économie de ce dernier embarras. Si la Ville de New York croyait au marché, même sa négligence à l’égard d’une ressource aussi vitale n’aurait pas produit l’hystérie politique à laquelle elle est en proie actuellement. Cependant, se fondant sur l’hypothèse selon laquelle l’eau échappe à la loi de l’offre et de la demande, elle ne s’est pas encombrée de compteurs d’eau. Environ 75 % de l’eau fournie par la Ville est absorbée par ses 630 0 00 clients résidentiels non facturés au compteur. Les millions de résidents liés à ces clients paient une somme fixe, quelle que soit la quantité d’eau qu’ils utilisent. Outre les 30 0 00 clients résidentiels, seuls les 110 0 00 clients commerciaux de la Ville sont facturés au compteur. En l’absence de mécanisme des prix qui serait d’une certaine utilité, la Municipalité a, ces dernières semaines, inondé les résidents de règlements leur interdisant d’arroser leur pelouse, de laver leur voiture ou de remplir leur piscine et exigeant que les pommes de douche soient munies d’un économiseur d’eau. Au lieu de hausser le tarif pour les clients facturés au compteur, la Ville a décrété que toutes les entreprises devaient réduire leur consommation d’eau de 25 % par rapport à l’été précédent. Dans les édifices disposant d’un climatiseur à eau, il n’est pas permis d’abaisser la température au-dessous de 78 °F [25,5 °C] et le climatiseur doit être éteint pendant deux heures durant la journée de travail. Les restaurants ne peuvent servir de l’eau, sauf si le client en réclame. Quand un client de Wolf’s Delicatessen sur Broadway a demandé un verre d’eau, la serveuse lui a dit : « Vous devez le boire au complet, sinon je ne peux vous en servir. » Ah ! Toute violation de ces règles est pas­ sible d’une amende allant de 200 $ à 500 $. Ajoutant l’insulte à l’amende, le maire Koch s’est mis à tonitruer contre les « rats d’eau » qui enfreignent les règles. Harcelés par les amendes et les insultes, les New-Yorkais ont réduit leur consommation d’eau. Pourtant, ils n’ont parcouru que la moitié de la distance qui les sépare de l’objectif du maire. Et cette forme de rationnement comporte des coûts. Il y a d’abord la dépense engagée pour payer 350 inspecteurs à temps plein, de même que les policiers chargés de patrouiller la ville afin de cerner les débordements de lavage d’autos et de verres d’eau servis sans demande préa­ lable. La Ville a aussi utilisé des hélicoptères, à 280 $ l’heure, pour repérer l’arrosage clan­ destin des pelouses et le remplissage des piscines. Il faut ajouter à la facture une perte de productivité parce que les employés som­ nolent dans des édifices dont l’atmosphère est alourdie par l’humidité et qu’ils cessent de travailler en même temps que le climatiseur, à 16 h. Enfin, on observe une réduction de la liberté de choix et une perte d’intimité. La rafale de règles a fait passer la con­ sommation d’eau par New-Yorkais de 207 à 188 gallons par jour. Néanmoins, le fait que la consommation est encore nettement supérieure à la consommation de 172 gallons à Detroit, ville disposant de compteurs d’eau, illustre l’inefficacité de cette approche. Comme cela se produit inévitablement lorsqu’on impose un rationnement autrement que par le prix, les demandes spéciales ont commencé à affluer. La Ville a reçu plus de 550 requêtes d’exemption de la part d’en­ treprises et de particuliers. C’est exactement ce type de climat réglementaire qui invite au favoritisme et à la corruption. La leçon commence peut-être à porter fruit. La Ville a décrété récemment que tout édifice nouvellement construit ou faisant l’objet de rénovations substantielles doit être muni de compteurs. Elle doit maintenant apprendre à réunir les principes du compteur et de la tarification, mais cela peut prendre du temps. Heureusement, les New-Yorkais sont d’un naturel bon enfant. Un café de Brooklyn Heights a placé sur ses tables une carte invitant le client à « boire une margarita pour économiser l’eau ». Dommage que les poli­ ticiens locaux n’aient pas la même compréhension des marchés ! Source : « Drying Out New York », The Wall Street Journal, 26 août 1985, traduction libre. 4. LE MÉCANISME DES PRIX COORDONNE S i, pour des raisons climatiques, la récolte mondiale de céréales se révèle désastreuse, le mécanisme des prix en informe la population et l’encourage à résorber la pénurie qui en découle. L’augmentation du prix des céréales fait savoir aux utilisateurs qu’elles sont désormais disponibles en quantité insuffisante pour satisfaire tous les appétits. En touchant leur budget, elle encourage les consommateurs à faire leur part pour résoudre le problème qui se pose. Les gros consommateurs sont particulièrement visés, comme il convient : ce sont eux qui peuvent apporter la plus grande contribution à la résolution du problème. Si on dresse la liste des personnes touchées par cette nouvelle, on découvre l’ampleur de la tâche d’information accomplie par le mécanisme des prix et l’impossibilité CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix pour un organisme de planification de s’en acquitter aussi efficacement. Personne n’échappe à la transmission de l’information par les prix, même le quidam qui mange un bagel par jour ou qui consomme des céréales « par bœuf interposé ». L’augmentation des prix fait savoir à tous qu’il y a pénurie ; chacun est touché selon l’importance de sa consommation, quelle qu’en soit la forme. Dans ces circonstances, il est inévitable qu’il faille se serrer la ceinture. Une récolte désastreuse entraîne nécessairement une baisse temporaire du niveau de vie ; c’est le message que transmet le mécanisme des prix. Si on bloque toute baisse des prix, on ne change strictement rien au fait que la récolte a été mauvaise ; rien n’est résolu, bien au contraire. L’information n’est pas communiquée et les changements requis ne peuvent être effectués. Le résultat ultime serait le gaspillage des céréales disponibles. Certains s’en serviraient pour des utilisations marginales, alors que d’autres, qui en auraient fait un usage important, en seraient privés. Les céréales disponibles ne seraient pas utilisées de la manière la plus valorisée. Toutefois, en laissant le prix s’adapter aux nouvelles conditions, tous aident à pallier la pénurie, à commencer par ceux qui valorisent peu les céréales. Le mécanisme des prix coordonne ainsi les comportements à l’échelle mondiale, en garantissant qu’on s’en tiendra aux utilisations les plus valorisées. Sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la supervision d’un organisme gouvernemental, le mécanisme des prix réalise une coordination qui règle les problèmes d’une manière conforme à l’intérêt de la collectivité. C’est un avantage qu’on oublie trop facilement quand on décide d’intervenir dans les mécanismes du marché. Parce qu’il n’existe aucun organisme de planification, on oublie qu’il s’y effectue une coordination particulièrement efficace des décisions. On peut se faire une idée de cette coordination en pensant au nombre appréciable de personnes qui contribuent à apporter sur la table de chacun le petit-déjeuner de son choix. Jus de fruits, café, céréales, rôties, beurre ou margarine (quelle qu’en soit la couleur !), lait ou crème, fromage, confiture, œufs et bacon ou saucisses, sel et poivre, beurre d’arachide pour les estomacs plus solides..., voilà un petit-déjeuner substantiel, il va sans dire. Pourtant, même en excluant quelques aliments, ce petitdéjeuner exige la collaboration d’un grand nombre de personnes vivant aux quatre coins du globe. Des Américains, des Français, des Colombiens, des Canadiens participent à la préparation de ce seul repas, certains travaillant dans l’agriculture et la production alimentaire, d’autres dans la réfrigération et le transport, d’autres encore dans l’assurance, l’élevage, le commerce de détail, l’emballage... On pourrait sans difficulté rallonger la liste, mais celle-ci suffit pour montrer que le mécanisme des prix est un instrument de coordination remarquable. Amener à collaborer, dans plusieurs industries et pays différents, des gens qui ne se connaissent pas, qui ne parlent pas la même langue, qui ont des spécialisations différentes et qui songent à leurs seuls intérêts personnels relève d’un exploit qu’on tient trop facilement pour acquis, si on ne reconnaît pas le rôle précieux du mécanisme des prix. Peut-être la tâche accomplie par le régime de marché apparaîtrait-elle sous une lumière appropriée si on confiait pour un temps à un organisme gouvernemental la mission de fournir à chaque Canadien le petit-déjeuner de son choix. Cet organisme aurait à recueillir une telle quantité d’information qu’il lui serait impossible d’accomplir le travail effectué habituellement par le marché. La tâche consistant à 85 86 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT rassembler les renseignements requis sur les préférences de millions de consommateurs dépasse les capacités humaines, même à l’ère de l’informatique. Grâce au mécanisme des prix, il est inutile de rassembler cette information en un lieu central, parce que dans le régime de marché les décisions sont parfaitement décentralisées, chacun agissant en fonction de sa propre situation, la coordination s’effectue avec la plus grande souplesse qu’on puisse désirer. Si on estime que la tâche de satisfaire les préférences individuelles au petit-déjeuner est complexe, comment qualifier celle des planificateurs qui se substituent au marché pour l’ensemble des biens et des services qu’une économie moderne est en mesure de produire ? À l’époque de l’URSS, le président du Comité d’État sur les prix aimait, paraît-il, exhiber les 400 ouvrages volumineux qui contenaient les directives permettant à 45 000 bureaucrates d’établir quelque 10 millions de prix dont certains, pour la viande et le pain entre autres, n’avaient pas été modifiés pendant plus de 25 ans ! L’économiste réformiste Dmitri Chernikov affirmait, quant à lui, qu’il y avait plutôt 20 millions de prix à fixer3. Selon un article paru dans Business Week, le Comité des prix aurait eu à fixer les prix de 200 000 produits chaque année4. Le mécanisme des prix effectue cette tâche tout seul et mieux que ne le ferait un organisme d’État, et cela quotidiennement et sans l’aide de bureaucrates. 5. LE MÉCANISME DES PRIX RATIONNE L a coordination effectuée par les prix sert à rationner les ressources disponibles. Le mécanisme des prix joue en quelque sorte un rôle négatif : il fait comprendre aux agents que leurs désirs ne peuvent pas tous être satisfaits, faute de ressources. Il fonctionne de manière à les priver de certains biens et services. Une mauvaise récolte implique nécessairement que certains seront privés des céréales qu’ils avaient l’habitude de consommer. La hausse des prix engendre ce résultat de manière impersonnelle : certaines personnes réduisent leur consommation et contribuent à atténuer la pénurie. Ceux qui maintiennent leur consommation doivent se restreindre dans d’autres domaines, une part accrue de leur budget étant absorbée par l’achat de céréales. Toute la population est touchée par la mauvaise récolte. Ce mode de rationnement présente un avantage majeur : on a l’assurance que les ressources disponibles seront réservées aux utilisations les plus valorisées. Quand le prix d’un bien augmente, certains réduisent leur consommation : ils jugent qu’il ne vaut plus la peine de l’acheter au nouveau prix. Par ailleurs, ceux qui tiennent for­ tement au bien sont disposés à payer davantage pour maintenir leur consommation. Le mécanisme des prix entraîne une réduction des utilisations les moins importantes. La tarification de l’eau entraînerait certainement une réduction de la consommation, mais ce sont les utilisations marginales qui seraient d’abord éliminées. Les ménages arroseraient moins leur pelouse et laveraient moins souvent leur automobile avant d’en venir à réduire leur consommation d’eau à des fins alimentaires et hygiéniques. L’eau disponible irait aux personnes qui la valorisent le plus, conformément à la notion d’optimum d’échange. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix Pour que l’optimum d’échange s’accomplisse, il faut que les consommateurs qui les désirent le plus obtiennent les biens disponibles. Si l’optimum d’échange ne peut se réaliser, il est possible de modifier la répartition des biens de manière à accroître la satisfaction de certains consommateurs sans nuire à quiconque, donc d’augmenter le bien-être collectif. Supposons que deux personnes désirent acquérir le même pain. La première a des enfants à nourrir et il ne lui reste plus de pain ; elle tient fortement au pain et est disposée à verser jusqu’à 5 $ pour l’obtenir. La seconde est célibataire et a encore quelques tranches à la maison. Bien sûr, elle aimerait avoir le pain, mais elle ne veut pas offrir plus de 2 $ pour l’acquérir. L’allocation optimale des ressources exige que le pain soit consommé par la première personne, pour qui il a la plus grande valeur d’usage. Si c’est le célibataire qui possède le pain, un échange permettrait d’accroître le bien-être collectif. Le pain vaut 5 $ pour le chef de famille, mais seulement 2 $ pour le célibataire. Si le chef de famille offrait 3 $ au célibataire pour le pain, tous deux sortiraient gagnants d’un échange à ce prix. Le premier obtiendrait un pain pour 2 $ de moins que sa valeur à ses yeux, tandis que le second recevrait 3 $ pour un pain qui selon lui n’en vaut que 2. Les deux personnes réaliseraient un gain et s’en porteraient mieux. En transférant le pain à celui qui le valorise le plus, l’échange permettrait d’augmenter la satisfaction de chacun, et donc le bien-être collectif. Le mécanisme des prix permet de réaliser l’optimum d’échange. Les biens vont à ceux qui sont disposés à en payer le plein prix, donc à ceux qui leur attribuent une valeur aussi grande que le prix du marché. Ceux qui ne valorisent pas assez un bien pour en payer le prix en sont privés (graphique 5-7). D’autres mécanismes de rationnement sont possibles, mais ils comportent des faiblesses majeures, comme en témoigne le chapitre 8, qui porte sur le contrôle des prix. Plus précisément, ils ne permettent pas à coup sûr de réaliser l’optimum d’échange. n Le rationnement par les prix n n G rap h ique | 5-7 Prix ($) Coût Utilisation valorisée 20 15 Utilisation peu valorisée 10 Demande 10 15 20 Quantité Le mécanisme des prix rationne. À 15 $, seules les acquisitions ayant aux yeux des consommateurs une valeur de 15 $ ou plus se réalisent, par exemple celle de la dixième unité. Les acquisitions peu valorisées, comme celle de la vingtième unité, ne s’effectuent pas. 87 88 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 6. UN COMPORTEMENT RESPONSABLE L e rationnement par les prix s’effectue en contraignant le consommateur à financer lui-même le coût des biens qu’il acquiert. Toutes les conséquences pour la société qu’entraîne la production d’un bien se répercutent sur le consommateur par l’intermédiaire du prix. C’est la seule façon de s’assurer que les consommateurs auront un comportement responsable : ceux-ci doivent être pleinement conscients des effets de leur consommation pour la société. Quelqu’un quelque part doit se sacrifier pour que le bien désiré soit disponible. C’est un ouvrier qui doit sacrifier une heure de son temps, c’est le propriétaire d’un terrain qui renonce à l’utiliser pour qu’une usine s’y établisse, c’est l’épargnant qui repousse le moment de consommer pour aider au financement de l’usine ; c’est un autre consommateur qui ne peut obtenir le bien qu’il désire parce que les matériaux requis pour le fabriquer sont absorbés dans la production de ce bien. La meilleure façon d’amener le consommateur à prendre conscience de ces sacrifices est de faire en sorte qu’ils se reflètent dans le prix des biens. C’est précisément le rôle que joue le mécanisme des prix, car le prix de vente correspond au coût marginal du bien. Si une personne pouvait se présenter à un restaurant, consommer le repas de son choix et, au moment de régler l’addition, dire au caissier de se faire payer par son voisin de table, son comportement différerait singulièrement de sa manière d’agir habituelle. Il se préoccuperait peu du coût de son repas. Il n’hésiterait pas à demander des plats et des vins au coût élevé et serait tenté d’en essayer plusieurs pour le simple plaisir de la chose. Il adopterait un comportement irresponsable, tout simplement parce qu’il n’aurait pas à assumer lui-même les conséquences de ses décisions. On obtient le même type de comportement chaque fois que le prix d’un bien est inférieur à son coût, car le consommateur transmet alors une partie de la facture à son « voisin de table ». L’arrosage abusif des pelouses et le lavage des entrées de garage au tuyau d’arrosage s’expliquent par le fait que ce sont les voisins qui en supportent le coût. Ils constituent un gaspillage de ressources, car le coût de l’eau excède la valeur du produit qui en résulte. On transforme une ressource relativement chère en un bien d’une valeur discutable. Mais les utilisateurs ne s’en préoccupent pas, l’eau leur étant fournie gratuitement. 7. L’IMPÔT N’EST PAS UN PRIX Q uand des gens protestent en affirmant que par leurs impôts ils paient amplement pour l’eau consommée, ils ne perçoivent pas la différence fondamentale entre un impôt et un prix. Les propriétaires fonciers paient pour l’eau au moment d’acquitter leurs taxes foncières. La société doit payer pour l’eau consommée par ses membres et le gouvernement perçoit des taxes afin d’en couvrir le coût. Au niveau collectif, il y a une correspondance entre le coût de l’eau et les taxes, mais la facture de chaque contribuable n’est pas liée à sa consommation d’eau personnelle. Au CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix moment de la taxation, ce ne sont pas les plus grands consommateurs d’eau qui reçoivent les factures les plus élevées. Et un propriétaire qui économise l’eau ne voit pas sa facture réduite pour autant. Le financement collectif supprime le lien entre la consommation et la facture individuelles. Parce qu’il maintient ce lien, le mécanisme des prix comporte une incitation qui est absente du financement par la fiscalité : la facture est d’autant plus élevée que la consommation est forte. Supposons que quatre copains décident de prendre un repas au restaurant et qu’ils conviennent d’en partager également le coût total. Le premier commande le menu du jour : soupe aux légumes, hambourgeois accompagné de son inévitable sauce brune, dessert d’office (jello, pruneaux, crème caramel !) et café. Après avoir réfléchi un moment, le deuxième décide de commander des plats à la carte, imité en cela par les deux autres. Il demande comme entrée une betterave farcie à la truite fumée, choisit ensuite une bisque de homard, un filet mignon sauce madère, un saint-honoré et, pour terminer, un expresso et un cognac. Sans vouloir émettre de commentaire sur ses goûts, on peut penser que le premier convive n’a pas fait un choix rationnel. Le financement étant collectif, la logique voudrait que chacun commande un repas plantureux. En effet, chaque plat commandé par l’un des convives ne lui coûte que le quart de son prix, le reste étant partagé entre les trois autres personnes. Logiquement, chacun aura tendance à surconsommer et, à la fin du repas, trouvera l’addition excessive. Il existe un lien entre les plats que chacun commande et le montant qu’il doit débourser à la fin du repas. Toutefois, il est plus ténu que si chacun devait payer pour son propre repas. C’est pour cette raison que chaque convive a tendance à surconsommer. Chacun est amené à se comporter de telle manière qu’il devra finalement débourser plus qu’il ne le voudrait. Le financement collectif incite les individus à se comporter de façon à le regretter plus tard. Si on transpose l’exemple à l’échelle de la société, le lien entre la consommation d’eau d’un individu et l’avis d’imposition qu’il reçoit est encore plus ténu, puisque le coût de sa consommation est réparti entre un très grand nombre de contribuables. Il ne peut qu’en résulter une surconsommation. La Fédération des propriétaires d’immeubles locatifs de l’Ontario (Federation of Rental-Housing Providers of Ontario) a constaté que le passage du compteur collec­tif au compteur individuel dans des appartements en Ontario a eu pour effet de réduire la consommation d’électricité de plus de 30 %, dans le cas des logements chauffés à l’électricité, et de 16 à 20 %, dans le cas de ceux qui n’étaient pas dotés d’un système de chauffage électrique5. Une autre étude effectuée dans l’État de New York par la Energy Research and Development Authority indique une baisse de 10 à 26 % de la consommation d’électricité au cours de la première année suivant l’installation d’un compteur individuel et révèle que cette économie d’énergie persiste au fil des ans 6. En matière de consommation d’eau dans le secteur résidentiel, une étude montre que, lorsqu’on passe d’un taux forfaitaire à une tarification au volume, la consommation d’eau diminue de 10,2 % à 38,2 % en moyenne dans le secteur résidentiel canadien7. C’est dire à quel point le mécanisme des prix renferme une forte incitation, surtout quand on prend en compte le fait que l’eau et l’électricité sont des services essentiels dont la demande est supposément peu sensible au prix. 89 90 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT 8. LE MÉCANISME DES PRIX CRÉE DE LA VALEUR L ’activité économique consiste à transformer des ressources d’une certaine valeur en biens d’une utilité et d’une valeur supérieures. Le mécanisme des prix garantit qu’il en sera ainsi, en contraignant le consommateur à supporter tous les coûts occasionnés par sa consommation. Tous les acheteurs d’un bien lui attribuent une valeur égale ou supérieure à son prix, sinon ils refuseraient de l’acheter. Pour leur part, les entreprises produisent toutes les unités d’un bien dont le coût marginal est inférieur ou égal au prix. Chaque unité vendue sur le marché a donc une valeur égale ou supérieure à son coût marginal, autrement dit à la valeur des ressources absorbées par sa production. Toute transaction libre sur le marché implique ainsi une création de valeur (encadré 5-2). La seule condition requise est que le prix du bien soit égal à son coût marginal. En revanche, si le prix est inférieur au coût de production, il y a une destruction de valeur : des ressources d’une valeur donnée sont transformées en biens d’une valeur inférieure, ce qui, on le comprend facilement, fait régresser la société. 9. LE MÉCANISME DES PRIX CONDUIT À LA PRODUCTION OPTIMALE S i on examine la chose sous un angle différent, le mécanisme des prix alloue les ressources disponibles à la production des biens les plus désirés par la population. Toute production requiert des ressources qui peuvent servir à plusieurs fins. E N C A D R É 5 - 2 D’un trombone à une maison U ne maison en clins de vinyle située en plein cœur d’un petit village de la Saskatchewan : c’est l’improbable grand prix que vient de remporter le Montréalais Kyle Macdonald. Il y a un an, cet homme de 26 ans s’était donné pour défi d’échanger sur un site Internet un trombone rouge contre n’importe quoi, avec n’importe qui. Son objectif était d’acquérir à chaque échange un objet plus intéressant. C’est ainsi qu’il a été propriétaire d’un crayon en forme de poisson, d’un bouton de porte, d’un barbecue, d’une génératrice, pour ensuite passer aux choses sérieuses et se faire offrir quatre mois dans la luxueuse maison de Hollywood qu’on lui proposait contre l’appartement temporaire de Phoenix qu’il avait obtenu. Une danseuse nue japonaise lui a aussi proposé une « danse con­ tact » d’une durée de 24 heures dans un bar de Tokyo, un lot d’une valeur estimée à 17 280 $. Chacune de ces étapes est abondamment do­cu­mentée sur son site Internet, oneredpaperclip.blogspot.com. Quatorze échanges plus tard, Kyle Macdonald est maintenant propriétaire d’une maison de deux étages à Kipling, village de 1 100 âmes situé à deux heures de Regina, en Saskatchewan. Il a obtenu la maison en échange d’un rôle payant dans un film de Corbin Bernsen intitulé Donna on Demand. « C’est complètement fou, a-t-il dit en entrevue, hier. Mon défi était d’obtenir une Source : Nicolas Bérubé, La Presse, 11 juillet 2006, p. A6. maison, mais je ne m’étais pas donné de limite de temps. Là, ça m’a pris un an jour pour jour pour réaliser mon projet, et j’en suis très fier. » Demain, Kyle et sa copine s’envoleront pour la Saskatchewan, où ils prendront possession de leur maison. Le village organisera une compétition pour déterminer lequel de ses habitants obtiendra le rôle dans le film. Et, à la fin de l’été, le couple emménagera pour de bon dans sa nouvelle demeure. « On va vivre là. On ne sait pas encore ce qu’on y fera, mais on va travailler avec les gens. J’ai aussi comme projet d’écrire un livre sur mon expérience. Pour nous, c’est une nouvelle aventure qui commence. » CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix En les allouant à la production d’un bien, on renonce à les utiliser pour produire d’autres biens et on perd ces autres biens. Le véritable coût d’un bien est cette autre production qu’il aurait été possible d’obtenir grâce aux mêmes ressources. Quand une municipalité construit une piscine, elle utilise de l’équipement, du béton et de la main-d’œuvre qualifiée. Ces ressources pourraient servir à construire une station de métro, des maisons, des routes et bien d’autres choses encore. Le véritable coût de la piscine, c’est celui de la meilleure de ces options à laquelle la municipalité doit renoncer. Or, la courbe de l’offre d’un bien représente son coût véritable, c’est-à-dire la valeur des autres biens auxquels on doit renoncer. Supposons qu’un agriculteur dispose d’un lopin de terre pouvant servir à trois types de cultures. Son lopin lui permet habituellement de produire 1 000 tomates durant la saison. S’il le consacre à la culture des carottes, il peut en récolter 4 000. Le prix du marché est de 50 ¢ la tomate et de 5 ¢ la carotte. Le lopin de terre peut aussi produire 5 000 pommes de terre. Quel sera le prix minimum exigé par le fermier pour produire des pommes de terre ? Ce prix minimum est déterminé par la meilleure des autres options. Sachant qu’il peut obtenir 500 $ pour ses tomates et 200 $ pour ses carottes, le montant minimum qui pourrait inciter le fermier à produire 5 0 00 pommes de terre est de 500 $. Il cultivera des pommes de terre à la condition d’obtenir au moins 10 ¢ l’unité. Le prix minimum qu’il exige pour produire des pommes de terre correspond donc à la valeur de la production sacrifiée la plus valorisée (les tomates). Chaque point de la courbe de l’offre indique ainsi la valeur de cette production perdue. Pour bien décrire ce concept fort important, on parle aussi de coût marginal de renonciation. Le même exercice aboutit à la même conclusion dans d’autres situations. Quel est le salaire minimum qu’exige un diplômé de HEC Montréal pour un emploi au sein d’une entreprise ? La réponse dépend des autres offres d’emploi qu’il a reçues ou qu’il compte recevoir. Si on lui a offert un poste intéressant à 50 000 $, il exige au minimum 50 000 $, à conditions de travail égales. Si le poste le plus intéressant qu’il peut décrocher lui procure une rémunération de 40 000 $, il exige au minimum 40 0 00 $. Il accepterait plus, bien sûr, mais à la rigueur il se contenterait de ce salaire. C’est l’ option la plus intéressante à laquelle on doit renoncer qui détermine le prix minimum exigé. À cet égard, le fermier ne diffère pas du diplômé en administration. Le salaire qu’il faudrait verser à Céline Dion pour l’amener à accepter un poste de vérificatrice est nettement plus élevé que celui qu’accepterait Rose Latulippe… qui s’est pourtant classée première au concours. C’est une affaire d’options. La prestation que Céline Dion peut fournir dans le domaine de la chanson a une très grande valeur, étant fortement désirée par ses nombreux admirateurs dans le monde. Son cachet de chanteuse reflète cette valeur. Tout organisme qui désire obtenir ses services doit lui verser une rémunération au moins égale à la valeur de sa prestation comme chanteuse. Pour obtenir des ressources, il faut, au minimum, offrir autant que les personnes qui détiennent ces ressources peuvent obtenir ailleurs. Or, d’autres sont prêts à leur donner un montant égal à la valeur de ce qu’elles produisent. Pour les acquérir, il est donc nécessaire de leur verser un montant égal à la valeur de leur production. Les sommes dépensées pour les ressources correspondent alors à la valeur de ce 91 92 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT qu’elles peuvent produire dans leur meilleure utilisation possible. Pour couvrir leurs coûts de production, les offreurs d’un bien sont ainsi amenés à exiger un prix minimum qui reflète exactement la valeur de la production perdue. Le prix du marché s’établit au niveau qui assure l’égalité entre la quantité demandée et la quantité offerte d’un bien. À ce point d’équilibre, la dernière unité du bien a une valeur égale à son coût marginal, toutes les autres unités produites ont une valeur supérieure à leur coût marginal (graphique 5-8). Comme la courbe de l’offre mesure le coût marginal de renonciation d’un bien, toutes les unités d’un bien qui sont produites ont plus de valeur que les autres biens qu’il aurait été possible de produire en se servant des mêmes ressources. Dans le cadre du mécanisme des prix, ce sont les biens les plus valorisés qui sont produits, ce qui permet de maximiser le bien-être collectif. n La production la plus valorisée n n G rap h ique | 5-8 Prix ($) Quand la courbe de la demande est plus élevée que la courbe de l’offre, cela indique que toutes les unités correspondantes du bien ont une valeur plus grande que la production perdue. Ces unités sont plus désirées que les autres biens que l’on pourrait produire avec les mêmes ressources. En pro­ duisant ces unités de préférence à une autre production moins valorisée, on augmente le bien-être collectif. Ainsi, la dixième unité du bien a pour les consommateurs une valeur de 20 $ (point A0 ). Pour la produire, il faut renoncer à une autre production d’une valeur de seulement 10 $ (point C0 ). Valeur < coût Valeur > coût O 20 C1 A0 A * 15 10 Valeur = coût A1 C0 D 10 15 20 Quantité À l’inverse, si la courbe de la demande est inférieure à la courbe de l’offre, cela révèle que les unités correspondantes du bien sont moins désirées que la production perdue. Il faut renoncer à produire ces unités, si on désire obtenir une allocation optimale des ressources. En les produisant, on obtiendrait des biens d’une certaine valeur, mais on perdrait d’autres biens plus désirés par la population : on détruirait de la valeur. La vingtième unité du bien vaut seulement 10 $ pour les consommateurs (point A1). Pour la produire, il est nécessaire de renoncer à d’autres biens dont la valeur est indiquée par le point C1 sur la courbe de l’offre, soit 20 $. En produisant cette vingtième unité, on perdrait une autre production d’une valeur plus grande, et la perte pour la population serait de 10 $. Au point d’équilibre du marché (point A*), la der­ nière unité produite a exactement la même valeur que la production perdue. 10. LE MÉCANISME DES PRIX MAXIMISE LE BIEN-ÊTRE COLLECTIF T ous les consommateurs paient le même prix pour obtenir un bien, mais tous ne le valorisent pas également. Un consommateur peut être disposé à payer 3 $ pour un pain, tandis que son voisin accepterait de payer tout au plus 2 $. Si le pain se vend 1 $, le premier consommateur obtient un surplus de 2 $, puisque le pain en vaut 3 à ses yeux. Le second consommateur obtient le pain pour 1 $ de moins que ce qu’il était prêt à payer : son surplus atteint 1 $. La différence entre le prix que le con­ som­mateur est disposé à payer et le prix qu’il paie constitue le surplus du consommateur. En faisant la somme des surplus obtenus sur toutes les unités achetées, on obtient le surplus des consommateurs pour l’ensemble du marché (graphique 5-9). CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix n Le surplus des consommateurs n n G rap h ique | 5-9 Prix ($) 10 Surplus des consommateurs 9 8 7 6 Prix de vente 5 Demande 1 2 3 4 Les consommateurs apprécient différemment les biens et sont disposés à payer un prix différent pour un bien donné. La loi du marché impose toutefois le même prix à tous, qui est de 5 $ sur le graphique. La première unité du bien vaut 9 $ pour un consommateur. Comme il peut acheter le bien à 5 $, ce consommateur obtient un surplus de 4 $. Il réalise en quelque sorte une économie de 4 $ par rapport à ce qu’il était disposé à payer, montant qu’il peut consacrer à un autre achat et qui lui permet d’accroître son bienêtre. La deuxième unité vaut 8 $ aux yeux d’un consommateur (peut-être le même), mais elle ne lui coûte que 5 $. Ce consommateur obtient un surplus de 3 $. En faisant la somme des économies ainsi réalisées sur toutes les unités achetées, on obtient le surplus des consommateurs qui, en supposant qu’il y ait un grand nombre d’unités, est représenté graphiquement par la partie hachurée comprise entre la courbe de la demande et l’horizontale correspondant au prix du marché. Quantité 5 Tous les producteurs sont contraints de vendre au même prix un bien dont le coût de production n’est pas constant. La dernière unité se vend au coût marginal et ne procure aucun profit au producteur, cependant les autres unités se vendent à un prix supérieur à leur coût marginal. L’écart entre le prix et le coût marginal constitue le surplus du producteur. Le producteur accepterait de vendre son produit moins cher, mais il peut le vendre au prix du marché et réaliser un profit sur chaque unité dont le coût marginal est inférieur au prix. La somme de ces profits constitue le surplus du producteur à l’échelle du marché. Le graphique 5-10 illustre le concept de surplus des producteurs, aussi appelé rente (encadré 5-3). Le gain de bien-être réalisé par la société sur la production d’un bien peut se mesurer par la somme des surplus des consommateurs et des producteurs. Il correspond exactement à la différence entre la valeur de la production obtenue et la n n n G rap h ique | 5-10 Le surplus des producteurs Prix ($) Offre Surplus des producteurs Prix de vente 5 4 3 2 1 1 2 3 4 5 Quantité Chaque unité d’un bien se vend au même prix (5 $) sur le marché, mais n’occasionne pas le même coût de production. La production de la première unité vendue s’élève seulement à 1 $. Son producteur réalise donc un surplus (rente) de 4 $. La deuxième unité coûte 2 $ et procure une rente de 3 $ à son producteur. La dernière unité vendue occasionne un coût de production égal au prix du marché : son producteur n’obtient aucun surplus. La partie hachurée comprise entre l’hori­zontale correspond au prix du marché et la courbe de l’offre représente la somme des surplus ainsi obtenus, en supposant qu’il y ait un nombre élevé d’unités. 93 94 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT E N C A D R É 5 - 3 Une rente en or L e Canada vient au deuxième rang des producteurs d’or du monde non communiste après l’Afrique du Sud. Il possède des avantages géologiques importants. Ses gisements de minerai ont une forte teneur en or, ils se trouvent près de la surface et sont lar­gement dispersés, donc faciles à repérer. En raison de ces avantages, le coût d’exploitation des gisements d’or au Canada est nette­ment inférieur au prix de l’or, même au prix actuel [1985] de 447 $ l’once. La plupart des mines canadiennes extraient le minerai et le trans­ forment à un coût variant entre 250 et 400 $. Ayant une teneur relativement forte de 0,54 once d’or par tonne de minerai, la mine Campbell Red Lake supportait en 1984 un coût de 140 $ l’once [et obtenait donc une rente de 307 $ l’once*]. Les coûts d’exploitation de la société Golden Giant, dans la région de Hemlo, sont inférieurs à 137 $ l’once, ce qui en fait une des mines les moins coûteuses au monde. À Joutel, au Québec, une mine de la société Agnico-Eagle a supporté un modeste coût de 218 $ l’once durant le deuxième trimestre de 1985 [au prix de 447 $ l’once, la rente obtenue est de 229 $]. Par contre, la mine Detour Lake, dans le nord de l’Ontario, éprouve des difficultés à cause d’une teneur plus faible que prévue et de problèmes de traitement du minerai. Son coût d’exploitation est de l’ordre de 500 $ l’once [rente négative de 53 $] ; elle devra peut-être fermer si le prix de l’or ne se raffermit pas. D’autres mines ont des coûts d’exploitation élevés. La mine Pamour prévoit que son coût d’exploitation passera de 457 $ l’once en 1984 à 400 $ en 1985. Une autre mine dont les coûts d’exploitation sont relativement élevés est la mine Lupin, dans le cercle arctique, mais elle est rentable quand le prix de l’or dépasse 330 $. Prix ($) Coût de production Detour Lake 500 –53 $ 447 307 $ 218 140 229 $ Agnico-Eagle Campbell Red Lake Quantité * On calcule la rente en supposant que les coûts d’exploitation incluent un profit « normal ». Source : « Canada’s Second Gold Rush », The Economist, 30 novembre 1985, p. 78-79, extraits, traduction libre. valeur de la production perdue. Il est à son maximum au point d’équilibre du marché. Comme le montre le graphique 5-11, une production autre que la production d’équilibre entraîne la réduction du surplus et du bien-être, parce que l’économie ne produit pas les biens les plus désirés. Le bien-être collectif pourrait être accru par une réallocation des ressources conforme aux désirs de la population. L’annexe 5-1 explique de façon détaillée le calcul des surplus et montre, à l’aide d’exemples chiffrés, comment l’équilibre du marché maximise le bien-être de la société. 11. LA VÉRITÉ DES PRIX I : LA SUBVENTION À moins qu’elle ne se justifie par une carence du marché, toute forme d’interven­ tion dans le mécanisme des prix empêche celui-ci de transmettre correctement l’information et est à l’origine de mauvaises décisions. Quand un gouvernement subventionne un service public, il en camoufle le coût. Il informe le consommateur que le service a un faible coût, contrairement à la réalité, et il l’invite à consommer. La gratuité entraîne la même conséquence, mais à un degré plus marqué puisqu’il s’agit d’une subvention intégrale. En fournissant gratuitement certains services, le gouvernement donne le signal qu’ils ne coûtent rien et qu’ils sont disponibles en abondance. Dès lors, qu’on ne s’étonne pas que la population les consomme en quan­ tité et qu’une pénurie s’ensuive. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix n n n G rap h ique | 5-11 Le marché maximise le surplus Prix ($) Offre 8 6 5 6 Réduction du surplus de la société 2 4 2 Demande 1 2 3 4 5 7 Le marché engendre naturellement un prix assurant l’équilibre entre l’offre et la demande. La production d’équilibre qui en résulte maximise le surplus réalisé et le bien-être collectif. Toute autre production procure un surplus inférieur. Au point d’équilibre du marché, le surplus total réalisé correspond à la surface comprise entre la courbe de la demande et la courbe de l’offre, jusqu’à la production du point d’équilibre (parties hachurée et pointillée). Une production inférieure à la production d’équilibre procure un surplus plus modeste. Ainsi, pour une production de 2 unités, le surplus total correspond à la partie hachurée. Une production de 7 unités, supérieure à la production d’équilibre, réduit le surplus d’un montant correspondant à la par­tie quadrillée. C’est à l’équilibre du marché que le surplus et le bienêtre collectif sont maximisés. Quantité On pourrait citer bien des cas où la gratuité s’accompagne de pénurie. Les services de santé débordés et la pollution constituent deux exemples de ce type de situations. En fournissant gratuitement les services de santé, on indique à la population qu’ils sont peu coûteux et abondants. La population réagit rationnellement et les consomme en quantité. Il en résulte inévitablement une pénurie. Dans le cas de la pollution, c’est l’environnement qui est gratuit. Aussi observe-t-on une surconsommation de l’environnement, autrement dit un phénomène de pollution. Si la bière était gratuite, il serait difficile de s’en procurer, non en raison d’une capacité de production insuffisante, mais à cause d’une demande artificiellement gonflée. La solution ne consisterait pas à accroître la capacité de production : elle résiderait plutôt en une restriction de la demande excessive au moyen d’un prix reflétant les coûts de production. 12. DES ABSURDITÉS L es prix incorrects aboutissent parfois à des absurdités. C.L. Schultze donne l’exemple d’une vallée aride aux États-Unis où l’on a amené de l’eau à grands frais en effectuant des travaux d’irrigation. L’eau y est toutefois fortement subventionnée et vendue à un prix ridiculement bas. Or, il s’avère qu’une des cultures les plus répandues dans cette région aride est celle de la pastèque (melon d’eau)8 ! Voilà un bel exemple de destruction de valeur attribuable à un mauvais signal donné par le prix. On produit un bien dont la valeur est inférieure à celle des ressources qu’il absorbe. On amène une région naturellement aride à se spécialiser dans une production pour laquelle elle est fortement désavantagée. Cette mauvaise allocation des ressources ne pourrait pas se matérialiser si l’eau était vendue à son coût véritable, pour la simple raison que les agriculteurs ne feraient pas leurs frais dans le commerce des pastèques. Le mécanisme des prix ne tolère pas de telles absurdités. 95 96 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT Des articles sur l’économie soviétique illustrent pourquoi Mikhail Gorbachev cherchait à la restructurer en faisant appel, jusqu’à un certain point, au mécanisme des prix. Les aliments étant fortement subventionnés, il en coûtait moins cher aux fermiers de nourrir leurs troupeaux avec du pain et des pommes de terre qu’avec du fourrage ! Un décret de 1963 qui prévoyait une peine d’emprisonnement de trois ans pour ceux qui nourrissaient leurs animaux avec du pain n’avait pas mis un terme à cette pratique. Comble d’aberration, il semble même que les chauffeurs de taxis lavaient leurs véhicules avec des vêtements pour enfants qui, subventionnés, se vendaient moins cher que les chiffons pour le nettoyage9 ! 13. LA VÉRITÉ DES PRIX II : LA TAXATION C omme la subvention, la taxation fausse l’information transmise par les prix. Toute taxe augmente les coûts supportés par les entreprises, mais elle ne représente pas un véritable coût de production. Quand une entreprise emploie de la main-d’œuvre, elle absorbe une ressource réelle qui peut servir à d’autres productions. Quand elle utilise du capital financier, un terrain, une usine, de l’équipement, elle absorbe aussi des ressources utilisables à d’autres fins ; dans chaque cas, on perd une autre production dont la valeur est mesurée par le coût des facteurs de production utilisés. La société engage alors un coût réel. Une taxe ne constitue pas un paiement pour l’utilisation de facteurs de production. Quand une entreprise paie une taxe sur les matériaux de construction, elle n’obtient en contrepartie aucun service du gouvernement. Une taxe est un transfert et ne représente pas un véritable coût. L’entreprise doit tout de même assumer la taxe, c’est pourquoi elle l’incorpore dans le prix exigé pour le bien. Le prix de vente du bien excède alors son coût marginal et il en résulte une mauvaise allocation des ressources. La taxe informe incorrectement le consommateur que le bien est cher à produire et elle l’incite sans raison à réduire sa consommation. Il en découle une sous-consommation et une perte de bien-être (graphiques 5-12 et 5-13). La taxation est tout aussi préjudiciable au bon fonctionnement de l’économie que la subvention, quoique ses effets ne paraissent pas aussi aberrants à première vue. À la réflexion, elle entraîne un gaspillage semblable à celui qu’engendre la subvention. Un prix excessif amène le consommateur à réduire sa consommation du produit taxé et à acheter d’autres biens qu’il désire moins ardemment. On observe une sous-consommation du bien taxé et une surconsommation des autres produits. Tout écart entre prix et coût marginal, qu’il s’agisse d’une taxe ou d’une subvention, entraîne la sous-consommation de certains biens et la surconsommation d’autres biens. Si le prix de l’eau du robinet est inférieur à son coût marginal, la population consomme une trop grande quantité d’eau et une trop petite quantité de produits de remplacement, dont le lait. Si le prix du lait est supérieur à son coût marginal, le lait est consommé en quantité insuffisante et l’eau est consommée en trop grande quantité. Dans les deux cas, le gaspillage est le même, bien qu’il semble plus sérieux quand un bien est subventionné, comme dans le cas des pastèques ou de l’arrosage inconsidéré des pelouses. Une taxe sur un produit est l’équivalent d’une subvention CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix n La taxation I n n G rap h ique | 5-12 A. Autre bien Avec taxation E0 Point optimal E * B * B0 X0 X Quantité * Coût + taxe B. Prix Coût marginal Taxe P0 A0 P * A * Perte de bien-être En l’absence de toute taxe, l’équilibre du marché s’établit au point A* où la production est de X* (graphique B). La dernière unité produite a une valeur égale à son coût marginal ; elle est tout aussi valorisée que la production perdue. Comme l’indique le graphique A, la société atteint la courbe d’indifférence la plus élevée possible (E *), compte tenu des contraintes : le bien-être est maximisé. Si on impose une taxe sur le bien en question (graphique B), le coût supporté par les entreprises monte, sans toutefois que cela modifie le coût véritable du bien, puisque pour le produire les mêmes ressources sont requises, en même quantité. Le coût supporté par les entreprises est donné par la courbe des coûts la plus élevée, le véritable coût du bien étant toujours indiqué par la première courbe. Du fait de la taxe, l’équilibre du marché se situe désormais au point A0, le prix de vente monte (P0 ), la production baisse et passe à X0. Les unités du bien qui ne sont plus produites (X * – X0) ont une valeur représentée par la somme des parties hachurée et quadrillée. Leur coût est mesuré par la seule partie hachurée. La diminution de bien-être occasionnée par la taxation du bien est représentée par le triangle quadrillé. En raison de la taxe, la production du bien est réduite (graphique A), bien que les unités en cause aient une valeur supérieure à toute autre production. La société se situe désormais au point E0 sur la courbe d’indifférence inférieure (B 0), les différents biens n’étant plus produits dans les proportions désirées par la population. Demande X0 n X Quantité * La taxation II n n G rap h ique | 5-13 Prix Coût + taxe a P * Taxe A0 P0 b c A * d Coût marginal Perte de bien-être C0 Demande X0 X * Quantité La perte sociale provoquée par la taxation peut être illustrée également par la méthode des surplus. La hausse des prix observée (P0) pénalise les consommateurs et réduit les avantages qu’ils avaient de transiger à P * (le surplus du consommateur) d’un montant correspondant à la surface a + b ; pour leur part, les entreprises ne reçoivent plus P , mais bien C0 (le prix de vente P0, moins la taxe) et leur surplus est * réduit de c + d. Le montant retiré par le gouvernement correspond à a + c (les unités produites X0, multipliées par la taxe). Globalement, les gains du gouvernement sont inférieurs aux pertes subies par les agents privés et la société perd le triangle b + d [(a + c) – (a + b) – (c + d )]. 97 98 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT aux produits de remplacement. Le gouvernement peut amener les gens à laver leur auto avec des vêtements d’enfants, soit en subventionnant les vêtements d’enfants de sorte qu’ils soient moins coûteux que les chiffons de nettoyage, soit en taxant très lourdement les chiffons pour les rendre plus coûteux que les vêtements d’enfants. 14. LE MÉCANISME DES PRIX EST IMPARFAIT M ême en l’absence de subventions et de taxation, les prix du marché ne transmettent pas toujours correctement l’information pertinente. Le régime de marché donne alors des résultats insatisfaisants. Tout échec du marché est, d’une certaine manière, attribuable à une mauvaise transmission de l’information. Quand une entreprise en situation de monopole exige un prix excessif, elle trans­ met une fausse information au consommateur. Elle l’informe que ses produits sont plus chers à produire qu’ils ne le sont réellement. Il en résulte une sous-consommation et une mauvaise allocation des ressources, comme c’est le cas de la taxation (graphique 5-14). Le problème de la pollution peut aussi être assimilé à un échec de la transmission de l’information. Dans ce cas, le marché n’informe pas le consommateur de tous les coûts de production parce que le prix des biens ne reflète pas le coût de l’environ­ nement détruit, il ne reflète que les coûts supportés par l’entreprise. Le consommateur prend ses décisions sans considérer les effets qu’elles peuvent avoir sur l’environnement, parce que le prix ne prend pas en compte le coût associé à la détérioration de l’environnement. Une intervention gouvernementale peut alors être nécessaire. Si l’intervention amène le mécanisme des prix à transmettre correctement l’information pertinente, le marché donne les résultats désirés sans qu’il soit nécessaire d’intervenir davantage. n Le monopole n n G rap h ique | 5-14 Prix Coût Monopole Perte sociale Pm Concurrence P * Demande Xm X * Quantité Rm En situation de libre concurrence, les entreprises produisent la quantité X* offerte aux consommateurs au prix P *. Individuellement, aucune entreprise n’a intérêt à augmenter son prix, les concurrents étant disposés à répondre à la demande des consommateurs. Ce n’est pas le cas du monopole qui peut librement fixer son prix sans avoir à s’inquiéter des réactions des consommateurs qui ne peuvent s’approvisionner à d’autres sources. Par conséquent, le prix exigé par le monopole (Pm) sera supérieur à P et les quantités transigées (X m) * inférieures à X*. Le monopole se trouve à réduire artificiellement les quantités produites de façon à profiter du prix plus élevé qui en résultera. Techniquement, le niveau de production X m, qui maximise les profits du monopole, est déterminé par la rencontre des courbes de la recette marginale et du coût marginal. Comme dans les situations précédentes, la perte sociale est représentée par le triangle quadrillé, la valeur accordée par les consommateurs à la production X mX étant * supérieure au coût de production. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix Cette manière de voir est particulièrement utile. Pour redresser la situation, il suffit de corriger l’information transmise par les prix et de laisser les agents prendre les décisions qui leur conviennent. Il n’est donc ni nécessaire ni désirable que le gouvernement se substitue au mécanisme des prix : l’intervention doit plutôt chercher à exploiter les forces du régime de marché. Dans certaines situations, le marché est inapte à fournir des biens qui ne se prêtent pas à l’échange volontaire : le gouvernement est alors en droit d’intervenir pour produire des biens utiles à tous, comme la défense nationale ou la sécurité publique, en recourant à un financement coercitif. L’intervention gouvernementale pourrait aussi s’appuyer sur de bonnes raisons dans d’autres cas où le marché est imparfait, en particulier quand les consommateurs n’ont pas accès à toute l’information nécessaire pour prendre des décisions éclairées. La réglementation est une intervention qui se substitue au mécanisme des prix. Pour réduire la pollution attribuable à l’automobile, les autorités ont eu tendance à réglementer plutôt qu’à exploiter le mécanisme des prix. En décrétant que les producteurs devaient munir les voitures d’un convertisseur catalytique, elles ont privilégié une solution au détriment des autres. Les résultats ont été décevants, principalement parce que l’essence sans plomb était plus coûteuse que l’essence au plomb. Il était pré­ visible que les automobilistes chercheraient des moyens d’utiliser l’essence au plomb et qu’ils les trouveraient : ils y sont parvenus en rendant inutilisables les convertisseurs installés par les producteurs d’automobiles, aidés en cela par le marché qui s’adapte admirablement aux désirs individuels. Il aurait été plus simple et plus efficace de recourir au mécanisme des prix en taxant fortement l’essence au plomb de manière à la rendre plus coûteuse que l’essence sans plomb. De cette façon, les automobilistes auraient été incités à économiser l’essence au plomb et ils auraient trouvé plusieurs façons de le faire. D’aucuns auraient acheté des automobiles munies d’un convertisseur sans y être contraints et auraient utilisé l’essence sans plomb. Les autres auraient réduit leur consommation d’essence au plomb, certains en roulant à une vitesse réduite, d’autres en entretenant mieux leur automobile. Certains auraient moins utilisé leur voiture. D’autres encore auraient acheté des voitures plus économiques à l’usage et l’utilisation des climatiseurs aurait été moins répandue. En bref, s’il y avait eu une intervention exploitant le mécanisme des prix, chacun aurait apporté sa contribution à l’assainissement de l’environnement de la façon la plus appropriée à sa situation. Toutes les solutions possibles auraient été exploitées. 15. LE MÉCANISME DES PRIX EST IMPERSONNEL S auf exceptions, le marché est un excellent instrument d’allocation des ressources. Il donne l’assurance que les ressources serviront à la production des biens les plus désirés par la collectivité et que les biens disponibles seront acquis par les personnes qui les désirent le plus. Il apporte au problème allocatif la meilleure solution possible. Dans certaines circonstances, toutefois, il échoue dans sa mission principale. 99 100 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT Par ailleurs, le marché est impersonnel : il est incapable de tenir compte de la situation personnelle des consommateurs. Quand un consommateur demande une pomme, le marché ne sait pas distinguer le consommateur pauvre du consommateur riche. Le même prix est imposé à chacun, riche ou pauvre, célibataire ou soutien de famille nombreuse. En tant qu’instrument de distribution des revenus, le mécanisme des prix comporte de sérieuses lacunes, précisément parce qu’il est impersonnel. Il peut aboutir à une distribution très inégale des revenus et permettre que certaines personnes soient totalement démunies. Le salaire versé aux travailleurs dépend de la valeur des services rendus : il ne tient aucun compte de leur situation personnelle. Quand un individu possède peu de ressources ou des ressources dont la demande est faible, ses revenus sont maigres. Les revenus sont distribués en fonction des services rendus, non en fonction des besoins. Une intervention est requise pour remédier à cette importante faille distributive. Pourtant, reconnaître que le marché donne de mauvais résultats distributifs, c’est aussi reconnaître qu’il est un médiocre outil de redistribution. Une redistribution efficace ne peut pas être accomplie au moyen d’une modification des prix, parce que le marché modifie les prix pour tout le monde, riches ou pauvres. Il est donc préférable qu’elle s’effectue en dehors du mécanisme des prix, par l’intermédiaire de la fiscalité, qu’on peut moduler selon les situations personnelles. 16. CONCLUSION L es propriétés du mécanisme des prix en font, à quelques exceptions près, un excellent allocateur des ressources disponibles, ne tolérant pas le gaspillage. Il transmet correctement l’information disponible et rejoint tous ceux que l’information concerne ; simultanément, en influant sur leur budget il incite les agents à en tenir compte. Celui qui omet de le faire est le seul à en souffrir. En véhiculant simul­ tanément information et incitation, il accomplit une tâche considérable de coordination des décisions et réserve les ressources aux utilisations les plus valorisées par la société. Il fournit l’assurance que les ressources seront exploitées de la meilleure façon possible. Dans certaines circonstances, toutefois, le marché transmet mal l’information et il en résulte des distorsions de l’allocation des ressources. On peut remédier à ces échecs par une intervention appropriée visant à corriger l’information transmise. Cependant, le marché distribue mal les revenus. Il est indispensable de recourir à une intervention redistributive dans toute société qui désire qu’il y ait une distribution des revenus équitable. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix N O T E S 1. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », dans Réseau environnement, Pro­ gramme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peepPresseFR.pdf (page consultée le 5 juin 2006). 2. « Si je devais aller au puits… pour bénéficier d’eau potable », dans Ville de Salaberry-de-Valleyfield, Communiqués de presse, [en ligne], www.ville.valleyfield.qc.ca/webconcepteur/web/SalaberrydeValleyfield/fr/service.prt ?svcid=SV_­ COMMUNIQUES_PRESSE1&page=details.jsp&iddoc=78994 (page consultée le 10 juillet 2006). 3. R.C. Longworth, « Can Gorbachev Cure the Soviet Economy ? », The Gazette, 4 octobre 1986. 4. « Gorbachev’s Das Kapitalism », Business Week, 13 juillet 1987, p. 30. 5. Federation of Rental-Housing Providers of Ontario, Reducing Energy Consumption by Mandating Sub-Metering and Individual Billing in Multi-Residential Rental Dwellings, 1er février 2006, [en ligne], www.frpo.org/ (page consultée le 12 juillet 2006). 6. Ibid. 7. A. Reynaud, S. Renzetti et M. Villeneuve, « Pricing Structure Choices and Residential Water demand in Canada », Water Resources Research, 2005. 8. C.L. Schultze, The Public Use of Private Interest, Washington, The Brookings Institution, 1977, p. 79. 9. P. Kennedy, « What Gorbachev Is Up Against », The Atlantic Monthly, juin 1987, p. 31 ; « The High Price of Price Reform », Time, 13 juillet 1987, p. 40. 101 A N N E X E 5-1 LE CALCUL DES SURPLUS* 1. Les courbes usuelles de l’offre et de la demande 2. Les courbes en escalier 3. Le calcul du surplus 4. Les équations de l’offre et de la demande 1. LES COURBES USUELLES DE L’OFFRE ET DE LA DEMANDE L es courbes de l’offre et de la demande illustrées au graphique 5A-1 sont bien connues des étudiants. La courbe de la demande a une pente négative et la courbe de l’offre une pente positive. La rencontre des deux courbes correspond au prix et à la quantité d’équilibre. Pour en savoir davantage sur la construction de ces deux courbes et répondre de façon simple à des questions complexes, un retour en arrière s’impose. n n n G rap h ique | 5A-1 Les courbes usuelles de l’offre et de la demande Prix d’un panier de pommes ($) 40 35 30 25 20 15 10 5 0 0 5 10 15 20 Paniers de pommes biologiques 25 30 La courbe de la demande résume le comportement des consommateurs : elle indique la quantité demandée d’un bien à chaque prix. Ainsi, elle révèle qu’à 20 $ les consommateurs achèteraient 10 paniers de pommes biologiques; à 15 $, ils en achèteraient plutôt 15. La courbe de l’offre résume le comportement des entreprises : à 10 $ , seulement 10 paniers de pommes biologiques sont offerts, tandis qu’à 20 $ on produit 20 paniers. La rencontre entre les courbes de l’offre et de la demande correspond au point d’équilibre du marché. * Texte inspiré de l’approche originale proposée dans T.C. Bergstrom et J.H. Miller, Experiments with Economic Principles : Microeconomics, 2e éd., Irwin – McGraw-Hill, 1999, p. 425. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 2. LES COURBES EN ESCALIER P our bien comprendre les courbes de l’offre et de la demande, rien de mieux que de les représenter à partir de données concrètes. Imaginons la situation suivante: • 20 producteurs efficaces sont prêts à produire chacun 1 panier de pommes bio­ logiques, mais ils exigent de recevoir au moins 5 $ par panier, autrement dit leur coût marginal de production est de 5 $ par panier ; • 10 producteurs moins efficaces sont prêts à produire chacun 1 panier de ­pommes biologiques, mais ils exigent de recevoir au moins 25 $ par panier, autrement dit leur coût marginal de production est de 25 $ par panier. Le tableau 5A-1 illustre le nombre de paniers de pommes offerts à chaque niveau de prix : si le prix est inférieur à 5 $, aucun producteur ne se manifeste. Si le prix se situe entre 5 $ et 25 $, seuls les 20 producteurs efficaces sont prêts à produire un total de 20 paniers de pommes. Si le prix est supérieur à 25 $, les deux types de producteurs produiront ensemble un total de 30 paniers de pommes. Le graphique 5A-2 illustre cette courbe de l’offre un peu particulière qui prend la forme d’un escalier. T ableau | 5A-1 nnn Prix Quantité offerte Producteurs P < 5 $ 0 Aucun 5 $ < P < 25 $ 20 Efficaces P > 25 $ 30 Efficaces et moins efficaces n n G rap h ique | 5A-2 La courbe de l’offre en escalier 40 Prix d’un panier de pommes ($) n Le comportement des producteurs 35 30 25 20 15 10 5 0 0 5 10 15 20 Paniers de pommes biologiques 25 30 La courbe de l’offre en escalier illustre la relation, donnée au tableau 5A-1, entre le prix d’un bien et la quantité offerte. Si le prix est inférieur à 5 $, aucun panier de pommes n’est offert : cela correspond au segment vertical illustré par les couples (0 ; 0 $) et (0 ; 5 $). Si le prix se trouve dans l’intervalle 5 $ < P < 25 $, 20 paniers sont offerts : cela correspond au segment vertical (20 ; 5 $) et (20 ; 25 $). Enfin, si le prix est supérieur à 25 $, 30 paniers sont offerts : cela correspond au segment vertical (30 ; 25 $) et (30 ; 40 $). Notre courbe de l’offre comprend jusqu’à présent 3 segments verticaux. Comment tracer la courbe de l’offre si le prix est d’exactement 5 $ ? Dans ce cas, il est indifférent pour les producteurs efficaces de produire 20 paniers ou de n’en produire aucun. On représente cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé correspondant aux couples (0 ; 5 $) et (20 ; 5 $). De la même manière, si le prix est exactement 25 $, les producteurs efficaces produiront 20 paniers, mais pour les autres producteurs il sera indifférent de produire 10 paniers ou de ne pas en produire du tout. On illustre cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé correspondant aux couples (20 ; 25 $) et (30 ; 25 $). La courbe de l’offre est maintenant opérationnelle. 103 104 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT À présent, imaginons la situation suivante: • 15 demandeurs soucieux de leur alimentation sont prêts à payer jusqu’à 30 $ pour obtenir chacun 1 panier de pommes biologiques ; • 15 autres demandeurs moins attentifs à leur alimentation sont prêts à payer jusqu’à 10 $ pour obtenir chacun 1 panier de pommes biologiques. Le tableau 5A-2 illustre le nombre de paniers de pommes demandés à chaque niveau de prix : si le prix est supérieur à 30 $, aucun acheteur ne se manifeste. Si le prix se situe entre 10 $ et 30 $, seuls les 15 demandeurs très soucieux de leur alimentation sont prêts à acheter 15 paniers de pommes. Si le prix est inférieur à 10 $, les deux types de demandeurs achèteront un total de 30 paniers de pommes. Le graphique 5A-3 illustre cette courbe de la demande en escalier. La rencontre entre les courbes en escalier de l’offre et de la demande correspond à l’équilibre de marché illustré au graphique 5A-4. nnn n n G rap h ique | 5A-3 Quantité demandée Demandeurs P > 30 $ 0 Aucun 10 $ < P < 30 $ 15 Attentifs P < 10 $ 30 Attentifs et moins attentifs La courbe de la demande en escalier 35 30 25 20 15 10 5 0 0 5 10 Le comportement des demandeurs Prix 40 Prix d’un panier de pommes ($) n T ableau | 5A-2 15 20 Paniers de pommes biologiques 25 30 La courbe de la demande en escalier illustre la relation, figurant au tableau 5A-2, entre le prix d’un bien et la quantité demandée. Si le prix est supérieur à 30 $ , aucun panier de pommes n’est demandé : cela correspond au segment vertical illustré par les couples (0 ; 30 $) et (0 ; 40 $). Si le prix se trouve dans l’intervalle 10 $ < P < 30 $, 15 paniers sont demandés : cela correspond au segment vertical (15 ; 30 $) et (15 ; 10 $). Enfin, si le prix est inférieur à 10 $ , 30 paniers sont demandés : cela correspond au ­s egment vertical (30 ; 10 $) et (30 ; 0 $). Notre courbe de la demande comprend jusqu’à présent 3 segments verticaux. Comment tracer la courbe de la demande si le prix est d’exactement 30 $ ? Dans ce cas, il est indifférent pour les consommateurs attentifs d’acheter 15 paniers ou de ne pas en acheter. On représente cette situation en ajoutant un segment horizontal pointillé correspondant aux couples (0 ; 30 $) et (15 ; 30 $). De la même manière, si le prix est d’exactement 10 $ , les consommateurs attentifs achèteront 15 paniers, mais il sera indifférent pour les autres consommateurs d’acheter 15 paniers ou de ne pas en acheter du tout. On représente cette situation en ajoutant un segment hori­ zontal pointillé correspondant aux couples (15 ; 10 $) et (30 ; 10 $). La courbe de la demande est maintenant opérationnelle. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix n n n G rap h ique | 5A-4 L’équilibre du marché Prix d’un panier de pommes ($) 40 35 30 25 20 Équilibre 15 10 5 L’équilibre du marché se situe à la rencontre entre les courbes de l’offre et de la demande. À 10 $ par panier, les producteurs sont prêts à offrir 20 pa­ niers, et les consommateurs à les acheter. Il n’y a pas d’offre ni de demande excédentaire. Le marché est en équi­ libre. 0 0 5 10 15 20 25 30 Paniers de pommes biologiques 3. LE CALCUL DU SURPLUS S i un producteur de pommes vend un panier à un prix supérieur à ses coûts de production, il réalise un bénéfice. S’il vend le même panier à un prix inférieur à son coût de production, il essuie une perte. On peut donc en déduire que le coût de production correspond au prix minimum exigé par le producteur pour produire un panier de pommes. De la même façon, un consommateur fait un « bénéfice », ou du moins une bonne affaire, s’il achète un panier à un prix inférieur à la valeur du bien. Il endosse une perte, ou du moins il fait une mauvaise affaire, s’il achète un panier à un prix supérieur à la valeur du bien. Le prix maximum qu’il est prêt à payer correspond donc à la valeur qu’a le bien à ses yeux. Le prix minimum des producteurs et le prix maximum des consommateurs permettent de calculer leurs surplus respectifs. Les graphiques 5A-5 à 5A-8 illustrent le calcul graphique des surplus et du bien-être de la société. n n G rap h ique | 5A-5 Le surplus des producteurs 40 Prix d’un panier de pommes ($) n 35 30 25 20 15 10 5 0 0 5 10 15 20 Paniers de pommes biologiques 25 30 Le surplus du producteur pour un panier de pommes représente la différence entre le prix du marché et le prix minimum qu’il est prêt à accepter. En supposant que le prix au point d’équilibre soit de 10 $, chaque producteur efficace obtiendrait un surplus de 5 $ (10 $ – 5 $). Le surplus total des producteurs est égal à 5 $ × 20 = 100 $ ; il correspond au rectangle quadrillé. Les producteurs moins efficaces ne réaliseraient pas de surplus, car ils ne seraient pas en mesure d’offrir de paniers, leur coût de production étant supérieur au prix du marché. 105 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT n n n G rap h ique | 5A-6 Le surplus des consommateurs Prix d’un panier de pommes ($) 40 35 30 25 20 15 10 5 0 0 5 10 15 20 25 30 Le surplus du consommateur pour un panier de pommes représente la différence entre le prix qu’il est prêt à payer et le prix du marché. En supposant que le prix au point d’équilibre soit de 10 $, chaque consommateur en cause obtiendrait un surplus de 20 $ (30 $ – 10 $). Les autres consommateurs ne réaliseraient pas de surplus, car le prix maximum qu’ils sont prêts à payer est de 10 $. Le surplus total des consom­ mateurs est égal à 20 $ × 15 paniers = 300 $ ; il correspond au rectangle hachuré. Paniers de pommes biologiques n n n G rap h ique | 5A-7 Le surplus total du marché: courbes en escalier Prix d’un panier de pommes ($) 40 35 30 25 20 Équilibre 15 10 5 À 10 $ , 20 paniers sont produits et achetés. Le surplus total de la société est égal à 400 $ ; il correspond à la somme des surplus des consommateurs (rectangle hachuré égal à 300 $) et des surplus des producteurs (rectangle quadrillé égal à 100 $). 0 0 5 10 15 20 25 30 Paniers de pommes biologiques n n n G rap h ique | 5A-8 Le surplus total du marché : courbes usuelles 40 Prix d’un panier de pommes ($) 106 35 30 25 20 15 10 5 0 0 5 10 15 20 Paniers de pommes biologiques 25 30 Dans le cas des courbes usuelles de l’offre et de la demande, le surplus des consommateurs se calcule de façon analogue : il représente la différence entre le prix maximum que les consom­ mateurs sont prêts à payer (la courbe de la demande) et le prix du marché, multipliée par les quantités transigées ; il correspond à l’aire du triangle hachuré, soit [(30 $ – 20 $) × 10 paniers]/2 = 50 $. Le surplus des producteurs représente la différence entre le prix du marché et le prix minimum que les producteurs sont prêts à accepter (la courbe de l’offre), multipliée par les quantités transigées ; il correspond à l’aire du triangle quadrillé, soit [(20 $ – 0 $) × 10 paniers]/2 = 50 $. Le surplus total de la société est égal à 100 $. CHAPITRE 5 Le mécanisme des prix 4. LES ÉQUATIONS DE L’OFFRE ET DE LA DEMANDE M ême si les courbes de l’offre et de la demande illustrées par les graphiques précédents fournissent des éléments d’information utiles à l’analyse économique, il serait peut-être éclairant d’avoir recours à une représentation algébrique. Ainsi, la courbe de la demande (graphique 5A-1 ; tableau 5A-3) peut se rendre par l’équation linéaire suivante : (1) Q = a – bP où Q représente les quantités demandées (paniers) et P le prix d’une unité du bien en question (prix d’un panier), et où a et b sont des coefficients. Il est possible de représenter le graphique de la demande en assignant des valeurs précises aux coefficients de l’équation (1), par exemple en posant a = 30 et b = 1 : (2) nnn T ableau | 5A-3 Q = 30 – P. Les données de l’équation de la demande Prix Quantité demandée 30 $ 30 – 30 = 0 25 $ 30 – 25 = 5 … … 10 $ 30 – 10 = 20 0 $ 30 – 0 = 30 Le graphique 5A-9 illustre cette courbe de la demande de la façon habituelle, c’est-à-dire en assignant les prix à l’axe des Y et les quantités à l’axe des X. Pour s’adapter à cette convention qui a été mise de l’avant par l’économiste anglais Alfred Marshall à la fin du 19e siècle, on réécrit souvent l’équation de la demande de façon à placer la variable P à la gauche du signe d’égalité : (1) Q = a – bP bP = a – Q (3) P = a/b – 1/b Q. Dans l’équation (3), a/b représente l’ordonnée à l’origine (sur le graphique, le couple [0 ; a/b = 30 $]) et 1/b, la pente de l’équation de la demande. Notons que le coefficient a représente l’abscisse à l’origine, dans notre cas le couple (30 ; 0 $). De la même façon, la courbe de l’offre peut être décrite par l’équation linéaire suivante : (4) Q = c + dP où Q représente les quantités offertes (paniers) et P le prix (prix d’un panier), et où c et d sont des coefficients. Il est possible de représenter la courbe de l’offre (gra­ phique 5A-1 ; tableau 5A-4) en assignant des valeurs précises aux coefficients de l’équation (4), par exemple, en posant c = –10 et d = 1 : (5) Q = –10 + P. 107 DEUXIÈME PARTIE le MARCHÉ ET LE GOUVERNEMENT nnn T ableau | 5A-4 Les données de l’équation de l’offre Prix Quantité offerte 0 $ –10 (pas d’offre) 10 $ 0 15 $ 5 … … 30 $ 20 40 $ 30 Le graphique 5A-9 illustre cette courbe de l’offre. On réécrit souvent l’équation de l’offre de façon à mettre la variable P à la gauche du signe d’égalité : Q = c + dP dP = Q – c (4) (5) P = –c/d + 1/dQ. Dans l’équation (5), –c/d représente l’ordonnée à l’origine de la courbe de l’offre (sur le graphique, le couple [0 ; –c/d = 10 $]) et 1/d = 1 la pente de l’équation de l’offre. Notons que le coefficient c représente l’abscisse à l’origine, dans notre cas le couple (–10 ; 0 $), qui n’est pas représenté graphiquement. n n n G rap h ique | 5A-9 La représentation graphique des équations de l’offre et de la demande 40 Prix d’un panier de pommes ($) 108 35 Ordonnée = a/b = 30 30 25 Pente = 1/d = 1 20 Pente = –1/b = –1 15 10 Ordonnée = –c/d = 10 5 Abcisse = a 0 0 5 10 15 20 Paniers de pommes biologiques 25 30 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Chapitre 6 LE PROBLÈME DISTRIBUTIF Chapitre 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS Chapitre 8 LE CONTRÔLE DES PRIX Chapitre 9 LE SOUTIEN DES PRIX Chapitre 10 L’ÉQUITÉ FISCALE Chapitre 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE Chapitre 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS Chapitre 13 L’IMPÔT NÉGATIF CHAPITRE Le problème distributif 1. Un monde inégal 2. Un monde injuste ? 3. Le rôle de l’économiste 4. Les instruments de redistribution 5. La distribution des revenus au Canada 6. Le faible revenu au Canada 7. Conclusion 6 112 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. UN MONDE INÉGAL L e mécanisme des prix a pour rôle essentiel d’allouer les ressources disponibles à la production des biens les plus désirés par la collectivité. En règle générale, il s’acquitte fort bien de cette tâche, puisque son action conduit à une allocation optimale des ressources et à la maximisation du revenu total que la société peut se partager. En déterminant l’allocation des ressources, le marché détermine simultanément la distribution des revenus entre les individus. L’allocation optimale des ressources exige qu’il y ait un prix précis pour chaque bien, chaque service, chaque ressource. Or, la distribution des revenus dépend de la quantité de ressources dont chacun dispose et de leur prix. Le revenu d’une personne dépend de la valeur que le marché accorde aux ressources qu’elle possède, à ses capacités physiques et intellectuelles, à ses connaissances, à ses efforts, bref à son aptitude à créer de la richesse. Certaines personnes disposent de ressources très recherchées, dont le prix est élevé ; ces personnes touchent un revenu considérable. D’autres possèdent peu de ressources ou des ressources peu recherchées, qui servent à la production de biens peu valorisés par la société. Ces personnes parviennent difficilement à vivre décemment, quand elles y parviennent. La distribution des revenus n’est pas liée aux besoins des individus, mais à la rareté relative des ressources qu’ils possèdent. Elle dépend de la valeur que le marché accorde aux ressources dont dispose chaque individu. Chacun étant pourvu de ressources en quantité et en qualité différentes, le mécanisme des prix engendre inévitablement une distribution inégale. Certains reçoivent des revenus mirobolants, alors que d’autres n’ont aucun revenu. De nombreux athlètes gagnent des millions de dollars par année pour s’adonner à des jeux d’enfants. Des vedettes du cinéma peuvent recevoir plusieurs millions pour jouer dans un seul film. Ces personnes ont des talents particuliers qui sont très prisés par la population. D’autres personnes sont beaucoup moins favorisées par la nature et vivent dans la rue. Entre ces deux extrêmes, on trouve une multitude de gens dont les revenus leur permettent de vivre dans l’aisance et d’autres qui gagnent tout juste de quoi vivre correctement. De toute évidence, le régime de marché ne mène pas à une distribution égale des revenus. 2. UN MONDE INJUSTE ? C ependant, inégalité n’équivaut pas à pas injustice. Une répartition inégale des revenus n’est pas nécessairement inéquitable. On peut constater que la distribution est inégale sans la juger injuste. Le degré d’inégalité relève du domaine des faits, le degré d’iniquité relève du domaine des valeurs. Tous sont disposés à admettre que la distribution des revenus est inégale et s’entendront probablement sur la nécessité d’avoir une société équitable. Néanmoins, si l’équité fait l’unanimité en tant qu’objectif général, la façon d’atteindre cet objectif est source de conflits insolubles. Même dans une société ayant des valeurs communes, on peut trouver presque autant de conceptions différentes de la justice distributive qu’il y a d’individus. Pour certaines personnes, seule une distribution relativement égale des revenus est CHAPITRE 6 Le problème distributif acceptable. Pour d’autres, on ne saurait évaluer à la distribution sans prendre en considération l’effort fourni. D’autres encore pensent que la distribution des revenus résultant du jeu du marché est fondamentalement juste, parce que le marché rémunère en fonction des services rendus. Certains sont disposés à accepter une inégalité prononcée, à la condition que chacun dispose d’un revenu suffisant pour acheter les biens jugés essentiels en quantité minimale. Pour ceux-là, une société juste est une société qui ne tolère pas la pauvreté. Toutefois, même cet objectif en apparence simple se révèle relativement complexe lorsqu’on souhaite l’appliquer. Qui est pauvre ? Celui qui ne peut s’offrir les biens et les services essentiels (et quels sont-ils ?) ou celui qui dispose de seulement 25 ou 50 % du revenu moyen ? En raison de la diversité des valeurs individuelles, il serait vain de rechercher une conception de la justice distributive qui fasse l’unanimité. Il n’existe pas de critères permettant de définir la distribution des revenus qui soit la plus équitable de toutes. Mais, quelle que soit la conception que l’on se fait d’une distribution juste des revenus, il est presque assuré que le marché ne s’y conformera pas. Les prix exigés par une allocation optimale des ressources ne sont pas ceux qui mènent à une distribution juste. Le conflit entre la maximisation du revenu total (correspondant à l’allocation optimale) et une distribution équitable du revenu total est par conséquent inévitable. Nul doute qu’une forte majorité de Canadiens voudra remédier aux conséquences distributives du mécanisme des prix. 3. LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE P uisque l’évaluation de la distribution des revenus repose inévitablement sur des jugements de valeur, elle échappe à l’analyse scientifique et ne peut donc pas incomber à l’économiste. Celui-ci s’abstient de trancher en matière de valeurs ; il ne lui appartient pas de dire quelle est la distribution la plus équitable, si tant est qu’elle existe. C’est aux responsables politiques qu’il revient d’arbitrer entre les différentes valeurs qui ont cours au sein de la société. Le rôle de l’économiste consiste à faire ressortir les effets allocatifs de la redistribution choisie par la société. Il lui faut tout d’abord établir les conséquences que l’objectif distributif visé pourrait avoir sur l’allocation des ressources. Une fois qu’ils ont pris conscience des conséquences allocatives des choix qu’ils ont faits, les responsables politiques peuvent être amenés à modifier leur objectif initial. Les citoyens doivent être conscients qu’une redistribution majeure peut provoquer une diminution substantielle du revenu total à partager. En matière économique, la taille du gâteau dépend de la manière dont il est partagé. Par ailleurs, les autorités disposent de plusieurs instruments de redistribution, chacun ayant des effets distincts sur le fonctionnement de l’économie. Le rôle de l’économiste consiste à évaluer l’efficacité de ces instruments, ce qui permet aux responsables d’atteindre leur objectif au moindre coût possible, autrement dit en réduisant les distorsions dans l’allocation des ressources. Cependant, l’économiste n’a pas à choisir l’objectif distributif visé. 113 114 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Supposons que le gouvernement désire augmenter les revenus des personnes peu fortunées. Différents modes de financement s’offrent à lui : il peut accroître les montants prévus à l’aide sociale ; augmenter l’impôt sur les tranches de revenu les plus élevées ; hausser l’impôt sur les bénéfices des sociétés ; ou imposer une taxe sur certains produits de luxe. Il peut procéder d’une manière totalement différente en augmentant le salaire minimum ou en réglementant le prix de certains biens essentiels. Toutes ces méthodes de redistribution peuvent être conçues de manière à fournir aux démunis une aide d’un montant bien précis, de façon à atteindre l’objectif distributif visé. Elles ne sont toutefois pas équivalentes quant aux effets possibles sur l’allocation des ressources. Parce que ces effets allocatifs diffèrent les uns des autres, certaines mesures sont préférables à d’autres. Le rôle de l’économiste consiste à indiquer les mesures qui gênent le moins possible la réalisation de l’allocation optimale des ressources, tout en permettant d’atteindre l’objectif distributif visé (graphique 6-1). Même en matière de redistribution, l’économiste attache une grande importance à l’efficacité allocative. n La redistribution des revenus n n G rap h ique | 6-1 Satisfaction des riches R0 R1 R2 Satisfaction des pauvres À une allocation optimale des ressources peut correspondre une multitude de distributions des revenus, comme l’illustre la frontière de satisfaction. Plus on s’éloigne du milieu de la frontière, plus la distribution des satisfactions (ou des revenus) est inégale. Supposons que la société puisse être départagée en deux groupes distincts, les pauvres et les riches, et que la distribution initiale des revenus corresponde au point R0 sur la frontière. À ce point, l’allocation des ressources est optimale, mais la distribution des revenus est inégale. Le gouvernement peut juger inéquitable la répartition R 0 et décider de redistribuer les revenus de manière à tendre vers le point R1, qui correspond à une distribution égale des revenus. Une telle redistribution serait idéale, puisqu’elle s’effectue sans nuire à l’allocation des ressources, l’économie se maintenant sur la frontière de satisfaction. Les mesures redistributives ont toutefois généralement pour conséquence d’influencer l’allocation des ressources, et donc de ramener la société en deçà de la frontière de satisfaction, de la faire passer de R0 à R 2 par exemple. La redistribution se fait au prix d’une allocation sous-optimale des ressources, les ­sommes reçues par les pauvres étant inférieures aux coûts supportés par les riches. Le rôle de l’économiste consiste à trouver le programme de redistribution qui éloigne le moins possible l’économie de la frontière de satisfaction. 4. LES INSTRUMENTS DE REDISTRIBUTION L es gouvernements disposent principalement de deux types d’instruments pour corriger la distribution des revenus : la fiscalité et la réglementation. Le régime fiscal comprend les impôts et les paiements de transfert. L’impôt sur le revenu des CHAPITRE 6 Le problème distributif particuliers est un impôt progressif : la proportion du revenu versée en impôt (le taux effectif moyen d’imposition) s’élève au fur et à mesure que le revenu augmente. Comme, en principe, le revenu nécessaire à la satisfaction des besoins essentiels n’est pas compris dans le revenu imposable, seuls sont appelés à cotiser les contribuables dont la capacité de payer est suffisante. Tous les types d’impôt ne respectent cependant pas le principe de la progressivité. Les taxes indirectes et les cotisations à divers pro­ grammes sociaux représentent un fardeau plus lourd pour les démunis que pour les nantis. Dans l’ensemble, le régime fiscal n’est pas aussi progressif qu’on le pense généralement ; il permet tout de même d’égaliser modestement la distribution des revenus. Habituellement, l’impôt sur le revenu n’assure pas de revenu minimum aux pauvres. Tout au plus, la part de revenus prélevée chez eux sera-t-elle plus faible que celle qu’on prélève chez les riches. Pour aider les pauvres, il est nécessaire de hausser leurs revenus au moyen de paiements de transfert, qui peuvent s’effectuer en espèces ou en nature. Le transfert en espèces représente un revenu monétaire additionnel octroyé aux individus, comme le supplément de revenu garanti pour les personnes âgées, l’aide sociale et le supplément au revenu de travail. Les transferts en nature sont des biens et des services précis fournis aux démunis. On y recourt quand on désire qu’ils consomment une quantité minimale de biens jugés essentiels, tels que les médicaments, les soins dentaires et les services juridiques fournis gratuitement à des groupes déterminés. La réglementation permet aussi au gouvernement de changer la répartition des revenus, quoique de manière moins claire. Elle peut prendre diverses formes, mais elle a toujours pour conséquence de modifier les prix, soit directement, soit indirec­te­ ment en influençant le comportement des agents. Le gouvernement peut contrôler un prix pour protéger le revenu réel des consommateurs pauvres et éviter que la satisfaction de leurs besoins essentiels n’absorbe une part trop importante de leur revenu. On s’appuie souvent sur ce principe pour justifier la réglementation des loyers. Le gouvernement peut aussi soutenir un prix afin d’augmenter le revenu de certaines caté­go­ ries de producteurs. On trouve fréquemment ce type d’intervention dans le domaine agricole. Le salaire minimum est aussi un exemple de cette forme d’intervention. Le gouvernement peut également influer sur les prix et sur la distribution des revenus en orientant les comportements au moyen de divers règlements. Bien qu’elle ne soit pas aussi évidente, la réglementation peut avoir des effets marqués sur les prix et sur la répartition des revenus. Même si, officiellement, elle s’appuie souvent sur des considérations allocatives, la réglementation peut avoir comme objectif véritable de protéger certains groupes. Quand le gouvernement fédéral impose des quotas d’importations, il modifie les conditions de la concurrence dans un secteur afin d’accroître les revenus des producteurs du pays. Ce sont les consommateurs du produit réglementé qui subissent les conséquences de cette mesure, car il doivent débourser davantage pour se procurer le produit. La réglementation en matière de langue de travail et de contenu canadien dans le secteur de la radiodiffusion et de la télédiffusion peut aussi avoir des effets majeurs sur la distribution des revenus. Même si on fait appel officiellement à des raisons d’ordre politique, social ou culturel, il se peut fort bien que l’objectif visé soit de redistribuer les revenus. 115 116 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 5. LA DISTRIBUTION DES REVENUS AU CANADA L e graphique 6-2 présente la répartition du revenu après impôt1 au Canada par quintile de revenu. Chaque quintile représente un cinquième de la population en ordre croissant de revenu. Dans un groupe de 100 personnes, le premier quintile comprend les 20 personnes qui touchent les revenus les plus faibles, tandis que le dernier quintile comprend les 20 personnes les mieux rémunérées. Si l’on suppose qu’il y a une répartition égale des revenus, chaque quintile aurait une valeur de 20 %. En corollaire, plus la valeur des quintiles s’éloigne de 20 %, plus la répartition des revenus est inégale. Si le premier quintile avait une valeur de 7 %, cela signifierait que les 20 % d’individus composant le groupe le plus pauvre ne reçoivent que 7 % des revenus. Une valeur de 50 % pour le dernier quintile indiquerait que les 20 % d’individus qui sont les mieux rémunérés accaparent 50 % des revenus. Le graphique 6-2 révèle clairement l’inégalité de la distribution des revenus au Canada. En 2005, la tranche de 20 % de la population qui était la plus pauvre recevait seulement 5 % du revenu après impôt, alors que la tranche la mieux pourvue en accaparait 44 %2. Les paiements de transfert constituent la part la plus importante du revenu total des ménages les plus pauvres (54,3 %), comme l’indique le tableau 6-1. Leur part dans le revenu total diminue au fur et à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des revenus. La distribution des revenus serait donc encore plus inégale s’il n’y avait pas de transferts (tableau 6-2 ; graphique 6-3). n n n G rap h ique | 6-2 La répartition du revenu après impôt, par quintile, ensemble des unités familiales3, Canada, 2005 (en pourcentage) Inférieur; 4,7 Deuxième ; 10,6 Supérieur ; 44,0 Troisième; 16,5 Quatrième ; 24,2 Source : C ANSIM, tableau no 202-0703. CHAPITRE 6 Le problème distributif nnn T A B L E A U | 6-1 Transferts gouvernementaux moyens ($) Revenu total moyen ($) Part des transferts gouvernementaux (%) Inférieur 7 000 12 900 54,3 Deuxième 9 300 30 200 30,8 Troisième 8 200 48 200 17,0 Quatrième 7 000 74 900 9,3 Supérieur 4 500 146 500 3,1 Quintile Source : C ANSIM, tableaux nnn nos 202-0703 T A B L E A U | 6-2 Quintile et 202-0704. La répartition du revenu du marché, du revenu total et du revenu après impôt par quintile, ensemble des unités familiales, Canada, 2005 (en pourcentage) Revenu du marché Revenu total Inférieur 2,1 4,1 4,7 Deuxième 7,5 9,6 10,6 Troisième 14,8 15,7 16,5 Quatrième 24,4 23,9 24,2 Supérieur 51,1 46,7 44,0 Source : C ANSIM, tableau n Les transferts gouvernementaux moyens et le revenu total moyen par quintile, ensemble des unités familiales, Canada, 2005 no Revenu après impôt 202-0703. La répartition du revenu du marché, du revenu total et du revenu après impôt par quintile, ensemble des unités familiales, Canada, 2005 (en pourcentage) n n G rap h ique | 6-3 55 Part du revenu (%) 50 Revenu du marché 45 Revenu total 40 Revenu après impôt 35 30 25 20 15 10 5 0 1 2 3 Quintile Source : C ANSIM, tableau no 202-0703. 4 5 117 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Le tableau 6-2 et le graphique 6-3 montrent que les transferts améliorent la distri­ bution des revenus en faveur des trois premiers quintiles, mais plus particulièrement en faveur des deux cinquièmes de la population disposant des revenus les plus modestes. Malgré cela, la distribution des revenus demeure fort inégale. L’impôt sur le revenu atténue la disparité des revenus, mais dans une plus faible mesure que les transferts. Enfin, le graphique 6-4 révèle que la distribution des revenus après impôt n’a à peu près pas changé au Canada depuis 1980. Cette observation vaut également pour les États-Unis. Le graphique 6-5 illustre la similitude entre ces deux pays quant à la répartition du revenu total par quintile en 2005. n La répartition du revenu après impôt par quintile, ensemble des familles, Canada, 1980-2005 (en pourcentage) n n G rap h ique | 6-4 50 Supérieur 45 Part du revenu (%) 40 35 30 Quatrième 25 20 Troisième 15 Deuxième 10 Inférieur 5 8 20 00 20 02 20 04 6 19 9 4 19 9 2 19 9 0 19 9 8 19 9 6 19 8 4 19 8 2 19 8 19 8 19 8 0 0 Année Source : C ANSIM, tableau no 202-0703. n La répartition du revenu total par quintile, ensemble des unités familiales, Canada et États-Unis, 2005 (en pourcentage) n n G rap h ique | 6-5 55 50 Canada 45 États-Unis 40 Part du revenu (%) 118 35 30 25 20 15 10 5 0 1 2 3 4 5 Quintile Sources : C ANSIM, tableau no 202-0703, et U.S. Census Bureau : http ://www.census.gov/hhes/www/income/histinc/f02ar.html. CHAPITRE 6 Le problème distributif 6. LE FAIBLE REVENU AU CANADA4 L e taux de faible revenu mesure la proportion de personnes ou de familles qui disposent d’un revenu inférieur à un seuil clairement défini. Deux indicateurs de faible revenu sont utilisés au Canada (tableau 6-3). Le seuil de faible revenu (SFR) indique le niveau de revenu en deçà duquel une famille d’une taille donnée est susceptible de consacrer une part plus importante de son revenu à la satisfaction de ses besoins essentiels (alimentation, logement, habillement, etc.) qu’une famille moyenne. Selon le SFR, une personne seule devait disposer de 16 853 $ après impôt en 2004 pour satisfaire ses besoins essentiels et ne pas être considérée comme une personne à faible revenu, alors qu’une famille de quatre personnes devait disposer de 31 865 $ après impôt. Le second indicateur, la mesure de faible revenu (MFR), correspond à la moitié du revenu familial médian et elle est ajustée de manière à tenir compte de la taille des familles. Cette mesure est la plus couramment utilisée quand on effectue des comparaisons internationales. Selon la MFR, une personne seule devait disposer de 14 101$ après impôt en 2004 pour ne pas être considérée comme une personne à faible revenu, alors qu’une famille de quatre personnes devait disposer de 36 663$ après impôt. nnn T A B L E A U | 6-3 Le seuil de faible revenu (SFR) et la mesure de faible revenu (MFR) après impôt, Canada, 2004 (en dollars) Taille de la famille SFR* MFR Une personne 16 853 14 101 Quatre personnes 31 865 36 663 * Régions urbaines de 500 0 00 habitants et plus. Source : Statistique Canada, Les seuils de faible revenu de 2005 et les mesures de faible revenu de 2004, avril 2006. Selon le graphique 6-6, le taux de personnes ayant un faible revenu aurait sensiblement diminué au Canada de 1996 à 2005. En 2005, 15,2 % de la population canadienne vivait sous le seuil de faible revenu, comparativement à 20,2 % en 1996. La situation de faible revenu touche tout particulièrement les personnes seules : 30,4 % des personnes seules vivaient sous le seuil de faible revenu en 2005, comparativement à 7,4 % des familles. Le tableau 6-4 précise le profil des familles à faible revenu au Canada. Les familles dont le principal soutien économique a moins de 24 ans sont les plus touchées par le faible revenu (50 %) ; elles sont suivies des familles monoparentales dont le chef est une femme (29,1 %). Le taux de faible revenu chez les familles dont le principal soutien économique est une femme est également assez important (22 %). Enfin, les familles les moins touchées par le faible revenu sont les couples mariés sans enfants (6,4 %) et avec enfants (6,7 %). 119 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n Le taux de faible revenu, Canada, 1980-2005 (en pourcentage) n n G rap h ique | 6-6 45 40 Taux de faible revenu (%) Personnes seules 35 30 25 Familles économiques (2 personnes ou plus) 20 15 10 Ensemble des unités familiales 5 2 20 04 0 20 0 8 20 0 6 19 9 4 19 9 2 19 9 0 19 9 8 19 9 6 19 8 4 19 8 2 19 8 19 8 0 0 19 8 120 Année Source : C ANSIM, tableau no 202-0804. nnn T A B L E A U | 6-4 Les familles à faible revenu après impôt, Canada, 2005 (en pourcentage), selon l’âge et le sexe du principal soutien économique et le type de famille Catégorie % Âge du principal soutien économique 24 ans et moins 50,0 De 25 à 34 ans 13,8 De 35 à 44 ans 13,4 De 45 à 54 ans 12,6 De 55 à 64 ans 16,4 65 ans et plus 9,4 Sexe du principal soutien économique Hommes 10,7 Femmes 22,0 Type de famille Couples mariés 6,4 Familles biparentales avec enfants 6,7 Familles monoparentales, homme à leur tête 11,6 Familles monoparentales, femme à leur tête 29,1 Source : C ANSIM, tableaux nos 202-0803 et 202-0804. Malgré la baisse tendancielle du taux de faible revenu, celui-ci est encore important, selon les données disponibles. Cependant, les enquêtes sur les revenus des individus ne tiennent pas compte des revenus touchés au marché noir. Les paiements de transfert représentant une part importante des revenus des personnes les moins CHAPITRE 6 Le problème distributif fortunées, le régime de transferts peut constituer une forte incitation à la dissimulation des revenus. Les statistiques pourraient donc surestimer le taux de faible revenu. En outre, ce taux est calculé à un moment précis dans le temps, ce qui ne permet pas de distinguer les situations de faible revenu persistantes des situations transitoires. Selon les données portant sur la persistance du faible revenu durant la période allant de 1993 à 1999, 20 % des Canadiens ont été sous le seuil de faible revenu à un certain moment pendant ces six années. Plus précisément, 7,7 % de la population a connu une situation de faible revenu pendant un an, 4,3 % pendant deux ans (pas nécessairement consécutivement) et 2,2 % pendant les six ans5. 7. CONCLUSION L e marché détermine simultanément l’allocation des ressources et la distribution des revenus. S’il produit des résultats allocatifs généralement satisfaisants, la distribution des revenus qu’il entraîne n’est pas de nature à satisfaire les attentes de la collectivité, quelles qu’elles soient. Une intervention gouvernementale est alors indispensable. Elle peut passer par la fiscalité ou par diverses formes de réglementation. Ces méthodes de redistribution donnent lieu à des distorsions allocatives plus ou moins sérieuses. C’est à l’économiste qu’il revient de cerner celles qui nuisent le moins à l’allocation des ressources, tout en permettant bien sûr au gouvernement d’atteindre la distribution désirée. La fiscalité semble un instrument de redistribution supérieur à la manipulation des prix. Bien conçue, elle entraîne moins de distorsions dans l’allocation des ressources que la réglementation ou le soutien des prix. Cela tient entre autres au fait que le régime fiscal peut tenir compte des situations individuelles, ce que la réglementation des prix ne permet pas de faire. Et le régime fiscal peut être conçu de manière à hausser le revenu des démunis au moyen de l’impôt négatif. Comme son nom l’indique, l’impôt négatif est une intervention par laquelle le gouvernement verse un impôt aux personnes touchant un revenu jugé insuffisant par la société. N O T E S 1. Le revenu après impôt correspond au revenu total (le revenu du marché et les transferts gouvernementaux), moins l’impôt sur le revenu. Le revenu après impôt varie donc en fonction des deux mécanismes de redistribution des revenus inscrits dans le régime fiscal, autrement dit des transferts gouvernementaux et de l’impôt sur le revenu. 2. Statistique Canada utilise un coefficient mesurant le degré d’inégalité dans une distribution des revenus. Il s’agit du coefficient de Gini, variant entre 0 et 1. Le coefficient de 0 indique une répartition égale des revenus entre les membres de la population, alors que le coefficient de 1 indique une distribution parfaitement inégale, c’est-à-dire qu’un seul membre possède l’ensemble du revenu de l’économie. En 2004, le coefficient de Gini pour le revenu après impôt était estimé à 0,393. Ce coefficient est relativement stable au fil du temps. 3. L’ensemble des unités familiales correspond à l’ensemble des personnes seules et des familles économiques ; le terme « famille économique » fait référence aux familles de deux personnes ou plus. 4. Les décisions sur la façon de définir la pauvreté sont subjectives et arbitraires. C’est pour cette raison que Statistique Canada tient compte uniquement des indicateurs reposant sur le revenu. Il s’agit donc d’indicateurs de faible revenu, et non de pauvreté. 5. CANSIM, tableau no 202-0807. 121 CHAPITRE LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 1. Comme une courtisane 2. On arrose trop ! 3. On ne peut s’en passer 4. Une mesure régressive ? 5. Une compensation généreuse 6. Le spectre du chômage 7. Des services invendables 8. Des services tutélaires 9. La tarification en période de pointe 10. Conclusion Annexe 7-1 Exemple de calcul de la perte sociale 7 124 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. COMME UNE COURTISANE action de l’État est comme la courtisane de Balzac : même lorsqu’elle se « L’ donne gratuitement, elle ne vaut pas ce qu’elle coûte . » Affirmation colorée 1 et lapidaire s’il en fut ! Pourtant, elle renferme une bonne dose de vérité. Les gouvernements fournissent de nombreux services gratuits à la population : santé, éducation, police, justice, protection contre l’incendie, aqueduc, réseau routier, etc. La société a choisi de financer ces services collectivement au moyen de la fiscalité. Mais s’il y a gratuité pour l’utilisateur, il n’y a pas gratuité pour l’ensemble de la société. En réalité, rien n’est véritablement gratuit pour la société : ce que l’utilisateur ne prend pas en charge, quelqu’un d’autre, quelque part, doit forcément le faire à sa place. Même les biens autrefois qualifiés de libres, comme l’air et l’eau, qui étaient abondants et véritablement gratuits, sont devenus rares. Quand elle ne se justifie pas par la surabondance, la gratuité a des conséquences néfastes sur le fonctionnement de l’économie. Il convient donc de la remettre en question à une époque où les gouvernements ont peine à satisfaire à toutes les demandes des citoyens. 2. ON ARROSE TROP ! L e principal argument en faveur de la tarification des services publics est d’ordre allocatif : « Même gratuite, l’action de l’État ne vaut pas ce qu’elle coûte. » La gratuité occasionne le gaspillage des ressources parce que rien ne restreint la consommation des individus. Le service public ne leur coûtant rien, ils le consomment même s’ils en retirent peu de chose. La gratuité engendre ainsi une consommation excessive, le service procurant à la marge une utilité inférieure à son coût de production. Il en résulte une destruction de valeur mesurée par l’écart entre le coût marginal du service public et sa valeur aux yeux de l’utilisateur (graphique 7-1). Il est certain que la gratuité de l’eau incite au gaspillage, puisqu’on n’utilise pas cette ressource uniquement à des fins qui en justifient le coût. Pendant la saison estivale, la consommation d’eau des Québécois double et l’arrosage des pelouses constitue l’une des principales sources de consommation d’eau 2. Ce fait ne surprend pas lorsqu’on sait qu’un tuyau d’arrosage déverse 1 000 litres d’eau à l’heure, soit la quantité d’eau qu’une personne boit en trois ans3 ! Les plomberies défectueuses contribuent également à accroître le gaspillage. En fait, au lieu de réparer la fuite, ce qui entraînerait un certain coût, on préfère laisser couler l’eau. Dans le cas d’un robinet qui coule, le gaspillage d’eau va de 140 à 680 litres par jour, selon la vitesse d’écoulement4. Dans les régions agricoles, on implante des systèmes d’irrigation ouverts qui donnent lieu à l’évaporation d’une forte proportion de l’eau acheminée. Au lieu de recourir aux méthodes de production les plus économiques, on emploie des techniques à forte consommation d’eau. L’eau n’est pas réservée aux utilisations les plus valorisées par la collectivité. On peut observer le même type de résultats en ce qui concerne les autres services gratuits. La gratuité mène à la pénurie, surtout lorsqu’on ne peut pas accroître la capacité de production à court terme (graphique 7-2). Les urgences surchargées, la congestion CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS n La gratuité et le gaspillage n n G rap h ique | 7-1 Prix Offre Perte P * Demande Gratuité X * n Capacité de production P * Gratuité Quantité La gratuité et la pénurie n n G rap h ique | 7-2 Prix X1 Du fait de la gratuité, les ménages consomment X1 de service public, même si l’utilité retirée en est très faible, parce que le service ne leur coûte rien. Chaque unité con­ sommée au-delà de la quantité X* entraîne pour la société une perte égale à l’écart entre la courbe de l’offre, mesurant le coût marginal du service public, et la courbe de la demande, mesurant la valeur du service pour le consommateur. Le coût de production des unités X*X1 correspond aux triangles hachuré et quadrillé, tandis que le consommateur accorde une valeur bien inférieure à ces mêmes unités (partie hachurée). La société subit une perte représentée par la partie quadrillée (voir l’annexe 7-1 pour une explication détaillée du calcul de la perte sociale). Congestion X0 X1 Quantité La production de certains services publics est parfois limitée parce que la capacité de production est invariable à court terme. Dans ces conditions, la production ne peut pas dépasser la capacité de production, représentée par la verticale. Si, le prix étant de zéro, la demande excède la capacité de production, on observe un phénomène de congestion; celle-ci se mesure par l’écart entre la quantité demandée quand le service est gratuit et la capacité de production. Il peut s’agir de routes encombrées, de salles des urgences bondées. Pour éviter la pénurie, il est nécessaire d’imposer un tarif (P *) qui ramène la demande à la quantité que la capacité permet de produire. des routes et des ponts aux heures de pointe, la pollution de l’environnement en représentent autant d’exemples. Dans ce genre de situations, on a souvent tendance à invoquer l’insuffisance de la production, alors qu’en réalité c’est la demande qui est excessive. Cela devrait être évident dans le cas de la pollution, car à proprement parler l’environnement ne constitue pas un produit. 3. ON NE PEUT S’EN PASSER S elon une opinion largement répandue, les services publics constituent pour la plupart des services essentiels auxquels l’ensemble de la population doit avoir accès ; c’est pourquoi la société a choisi de les fournir à tous ! S’ils étaient tarifés, 125 126 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS bien des ménages à faible revenu en seraient privés. D’après cette façon de voir, tout le monde aurait en quelque sorte droit aux services essentiels et toute mesure qui en restreindrait l’accès aurait un caractère inacceptable. L’argument est boiteux. Ne laisse-t-on pas au marché le soin de gérer les besoins fondamentaux, comme la nourriture, le logement et le vêtement ? Pourquoi l’eau serait-elle gratuite quand les programmes agricoles ont pour effet systématique et délibéré de faire monter le prix des aliments ? Quand les politiques commerciales provoquent une hausse du prix des vêtements et des chaussures ? S’il faut que les biens essentiels soient gratuits, ne serait-il pas logique que ce principe s’applique d’abord aux biens de première nécessité ? La notion de bien essentiel est élastique : on ne sait pas très bien jusqu’où elle va. Il faut se garder de confondre bien essentiel et utilisation essentielle. Toutes les utilisations de l’eau ne sont pas essentielles. On s’en sert aussi bien pour laver les voitures et les entrées de garage, pour remplir les piscines, pour arroser les terrains de golf et pour produire des boissons gazeuses qu’à des fins hygiéniques et alimentaires. On peut réduire les utilisations non essentielles de l’eau sans que cela entraîne des conséquences sérieuses. Or, la tarification de l’eau aurait surtout des effets sur ces utilisations marginales. La population restreindrait sans doute l’arrosage des pelouses et des terrains de golf avant de se rationner en matière de bains et de douches. Du moins, il faut l’espérer ! « La proposition n’est pas dénuée d’intérêt mais, diront certains, les riches continueront d’arroser leurs terrains de golf, alors que les pauvres n’auront pas assez d’eau pour se laver. » La tarification pourrait être instituée sans donner prise à cette objection. Au lieu de « vendre » les services publics, le gouvernement pourrait inciter les ménages à réduire leur consommation en leur offrant une compensation financière. L’idée n’est pas si farfelue ; on a vu des gouvernements verser de l’argent aux producteurs laitiers pour qu’ils réduisent leur cheptel. Cette forme de tarification produirait les effets allocatifs désirés et éviterait le gaspillage, sans pour autant pénaliser les démunis, qui pourraient continuer de consommer les services publics. Si une municipalité offrait à ses résidents 50 ¢ par 1 000 litres d’eau économisés5, l’arrosage des pelouses ne serait pas aussi généreux, les douches seraient écourtées et les entrées de garage seraient moins souvent lavées à grande eau. Si les autorités québécoises versaient aux étudiants qui quittent l’université une somme de 13 062 $ par année d’études6, un bon nombre d’entre eux réfléchiraient longuement avant de rejeter la proposition. Les étudiants seraient amenés à dévoiler leurs véritables préférences. Seuls demeureraient inscrits les étudiants qui valorisent assez les études supérieures pour en payer le coût. Si le gouvernement du Québec offrait 31,72 $7 pour chaque examen médical en cabinet auquel quelqu’un renoncerait, le nombre d’examens diminuerait probablement. Le moindre malaise ne serait plus un ­prétexte pour consulter son médecin. Dans l’hypothèse où la somme offerte correspondrait au coût marginal du service, les personnes qui accepteraient le marché ­indiqueraient que leur consommation actuelle constitue un gaspillage de ressources et que les services publics sont fournis en quantité excessive. Elles révéleraient que l’utilité qu’elles retirent des services à la marge ne justifie pas leur coût. En adoptant cette forme de tarification, les pauvres ne seraient pas privés des ser­vices essentiels parce qu’ils n’auraient pas à débourser pour les obtenir. Toutefois, CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS ils pourraient décider qu’il est dans leur intérêt de réduire leur consommation d’eau, alors même que les riches continueraient d’arroser leurs terrains de golf. Nombreux sont ceux qui n’acceptent guère ce résultat qu’ils considèrent comme injuste. Pourtant, les pauvres eux-mêmes le préfèrent à la solution de rechange : il est avantageux pour eux de restreindre leur consommation d’eau pour permettre d’arroser les terrains de golf, si les riches valorisent davantage l’eau qu’eux. Supposons que les autorités donnent aux pauvres des coupons leur permettant d’obtenir l’eau gratuitement. Supposons également que les riches soient prêts à payer 10 ¢ le litre pour arroser leurs terrains de golf, alors que les pauvres n’ont pas les moyens d’offrir plus de 2 ¢ le litre. Les riches seraient prêts à acheter les coupons des pauvres, qui les leur céderaient volontiers si le prix leur convenait. L’échange des coupons à 7 ¢ le litre bénéficierait aux deux groupes. Les pauvres obtiendraient 7 ¢ pour un bien qui en vaut 2 à leurs yeux : ils réaliseraient un surplus de 5 ¢. Les riches gagneraient aussi à l’échange : ils obtiendraient pour 7 ¢ un bien qui en vaut 10 à leurs yeux. Riches et pauvres amélioreraient leur sort grâce à l’échange. L’eau allouée aux pauvres servirait en partie à arroser les terrains de golf et les pauvres approuveraient cette décision. Ceux-ci préféreraient cette situation à celle qui consisterait à consommer eux-mêmes toute l’eau qui leur est allouée. Que des gens soient pauvres ne justifie pas qu’on leur fournisse l’eau gratuitement. Ce serait plutôt une raison d’augmenter leurs revenus. En leur offrant la gratuité, on les aide moins qu’en haussant leurs revenus d’un montant équivalent. Les pauvres utiliseraient ce revenu à leur guise. En particulier, ils n’achèteraient pas toute l’eau que l’on souhaiterait qu’ils achètent. Cela n’en fait pas des individus irrationnels, mais des personnes qui ont des priorités différentes. Il y aura toujours des gens qui consommeront des services essentiels en quantité jugée insuffisante par les âmes bien-pensantes. Toutefois, les gouvernements sont à court de fonds : ont-ils les moyens de procéder à une tarification négative ? Pour soulever pareille objection, il faut bien mal connaître les rouages économiques. Les gouvernements auraient les moyens de verser de l’argent pour réduire la consommation de services publics, et cela pour une raison toute simple : quand il renonce à un service, le consommateur évite au gouvernement de payer le coût marginal du service. En offrant à chacun un montant égal au coût marginal du service, le gouvernement pourrait puiser le montant de la compensation à même les économies réalisées. Les gouvernements ne procéderaient probablement pas de la façon indiquée : ils ne paieraient pas les consommateurs pour qu’ils réduisent leur consommation. Ils ven­draient tout simplement les services publics, et les pauvres seraient contraints d’ache­ter les services essentiels. Selon cette hypothèse, la tarification devrait nécessairement s’accompagner de mesures redistributives donnant aux démunis les moyens financiers de consommer les services essentiels en quantité jugée adéquate par la collectivité. Somme toute, l’argument s’appuyant sur le caractère essentiel des services est un peu mince. On pourrait même adopter le raisonnement inverse. Plus un bien est essentiel, plus il importe d’éviter de le gaspiller, surtout s’il s’agit d’une ressource naturelle non renouvelable. Au rythme où l’on consomme l’eau aux États-Unis (en moyenne 425 litres d’eau par personne et par jour8), il n’est pas exclu que, dans 127 128 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS un avenir proche, on soit contraint d’en restreindre l’utilisation, même pour des utilisations importantes. À gaspiller l’eau aujourd’hui pour les piscines et les pe­louses, on risque de priver les générations futures d’eau pour boire et se laver. À cet égard, l’argument des biens essentiels pourrait servir à défendre la cause de la tarifi­cation. 4. UNE MESURE RÉGRESSIVE ? L a tarification des services publics serait une mesure régressive : elle frapperait plus lourdement les démunis que les nantis. Qu’en est-il vraiment ? Cet argument suppose que les démunis feraient un usage relativement plus important des services publics gratuits que les riches. Il suppose aussi que les impôts servant à financer les services gratuits sont progressifs : la proportion du revenu absorbée par les impôts serait d’autant plus élevée que le revenu est plus substantiel. C’est là une question empirique bien difficile à trancher. On ne doit pas sauter trop rapidement aux conclusions. Tout d’abord, il ne faut pas commettre l’erreur d’évaluer la progressivité du régime fiscal en se référant au seul impôt sur le revenu des particuliers. Le régime fiscal est dans l’ensemble moins progressif que l’impôt sur le revenu9. Par exemple, en 1998, les taxes sur les biens et services et les impôts fonciers constituaient un fardeau d’autant plus lourd que le revenu était faible. Les cotisations sociales, pour leur part, étaient progressives jusqu’à un revenu d’environ 50 000 $ et régressives par la suite. Quant à l’impôt sur le revenu, il est moins progressif que la structure de son taux le donne à penser, en raison des multiples échappatoires dont profitent surtout les contribuables à revenu élevé. Le deuxième volet de la question porte sur la répartition des avantages que procurent les dépenses publiques. Les transferts gouvernementaux bénéficient largement aux personnes à faible revenu (chapitre 6, tableau 6-1). Mais en est-il de même des services publics gratuits ? La gratuité de l’eau profite aux nantis. L’arrosage des pelouses, le remplissage des piscines, le lavage des voitures, l’arrosage des terrains de golf ne sont pas les activités habituelles des personnes à faible revenu. La gratuité de l’éducation supérieure, qu’on réclame souvent au nom de l’accès universel à l’éducation, bénéficierait principalement aux enfants des familles aisées10. En effet, selon une étude réalisée par Statistique Canada, 83 % des jeunes Canadiens dont les parents gagnent au moins 80 000 $ fréquentent un établissement d’enseignement postsecondaire, contre 50 % de ceux dont le revenu familial est de 55 000 $ ou moins. Les subventions au transport par rail et par autobus seraient aussi très favorables aux personnes nanties. On peut difficilement prétendre que les subventions versées pour les services routiers et aéroportuaires bénéficient surtout aux démunis. Par contre, certains services gratuits ou fortement subventionnés, comme l’aide juridique et le transport en commun, avantagent surtout les personnes pauvres (graphique 7-3). CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS n La tarification et la distribution n n G rap h ique | 7-3 Satisfaction des riches R0 R1 R2 Satisfaction des démunis La combinaison initiale R0, à l’intérieur de la frontière de satisfaction, représente le gaspillage associé à la gratuité. La tarification permettrait d’éliminer cette perte et ramènerait l’économie sur la frontière. Plusieurs scénarios sont envisageables selon que le gouvernement indemnise ou non les citoyens touchés par la réforme. Le gouvernement peut dédommager les riches pour leur permettre de conserver leur niveau de satis­ faction initial et utiliser les montants épargnés grâce à la tarification (qui incite à utiliser plus rationnellement les ressources) pour hausser la satisfaction des démunis (passage de R 0 à R1). Il peut aussi décider de ne pas entièrement in­ demniser les riches de façon à favoriser da­ vantage les pauvres (passage de R0 à R 2). 5. UNE COMPENSATION GÉNÉREUSE L a tarification ne saurait être implantée en l’absence d’autres mesures. Pour l’évaluer correctement, on doit tenir compte des mesures compensatoires qui l’accompagneraient, autrement dit des réductions d’impôts et des paiements de transfert que le gouvernement serait en mesure de consentir à même les recettes de la tarification. Pour être valable, l’analyse doit supposer que la tarification serait neutre sur le plan budgétaire, qu’elle ne servirait pas à accroître les recettes gouvernementales. Une chose est sûre : la gratuité est un médiocre outil d’aide sociale, et cela pour une raison toute simple. Pour aider le cinquième ou le quart de la population qui est pauvre, on subventionne la population tout entière et la subvention versée est d’autant plus considérable que le revenu est plus élevé. Il serait sûrement plus logique de remettre aux pauvres les fonds disponibles que de les répartir dans toute la population. Pourquoi aider le ménage qui gagne 100 000 $ par année en lui fournissant des services gratuits ? En concentrant les fonds pour les verser à ceux qui en ont vraiment besoin, on pourrait leur fournir une aide plus substantielle. C’est précisément ce que la tarification des services publics permettrait de faire. Supposons qu’un service public coûte 100 millions de dollars et que le gouvernement perçoive 100 millions en impôts pour le financer. La tarification aura pour effet de réduire la demande et le coût total du service. Supposons que la baisse de la consommation ramène le coût total du service à 80 millions. En prélevant cette somme au moyen de la tarification, le gouvernement n’aurait plus à percevoir les 129 130 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 100 millions d’impôts qui servaient initialement à financer le service gratuit. Il pourrait les employer à d’autres fins, notamment pour dédommager les personnes qui achètent des services publics. Diverses options s’offriraient alors. Imaginons le scénario suivant : le gouvernement donnerait à chacun une somme suffisante pour lui permettre d’acheter la quantité de services publics qu’il consommait avant la tarification. Le coût de cette compensation serait de 100 millions, soit le coût initial du service public gratuit. Selon ce scénario, la satisfaction de chaque citoyen augmenterait. Pourquoi ? Parce que les sommes reçues du gouvernement ne serviraient plus à acheter uniquement des services publics, mais seraient dépensées en partie pour des biens davantage prisés. Les services publics seraient consommés en quantité réduite et coûteraient moins cher au gouvernement. Bien sûr, il n’est pas nécessaire que le gouvernement indemnise tous les individus. Pourquoi dédommager la personne qui gagne 100 000 $ chaque fois qu’elle utilise les services aéroportuaires ? Si le gouvernement impose la tarification sans dédommager les personnes à revenu élevé, il y aura encore plus de fonds pour aider les démunis. Dans cette perspective, la tarification des services publics serait une mesure nettement progressive. Cela tombe sous le sens. En n’éparpillant pas ses fonds, comme il le fait en offrant gratuitement les services, le gouvernement pourrait aider davantage les familles qui en ont vraiment besoin. Une étude sur les services de garde subventionnés (tableau 7-1) révèle que ce sont les familles les plus riches qui profitent des places à 5 $ (aujourd’hui à 7 $). En 1998-1999, 36,5 % des heures subventionnées ont été utilisées par les familles ayant un revenu d’au moins 75 000 $. Les familles ayant un revenu d’au moins 60 000 $, soit 35,6 % d’entre elles, occupaient plus de la moitié (54,5 %) des heures disponibles. À l’opposé, les familles qui avaient un revenu de moins de 25 000 $ utilisaient seulement 8,9 % des heures subventionnées. Les familles dont le revenu était inférieur à 40 0 00 $, soit 39,1 % des familles, occupaient 21,3 % de ces heures. Ainsi, les subventions gouvernementales pour les services de garde bénéficient davantage aux ménages les plus fortunés. nnn T ableau | 7-1 L’utilisation des services de garde subventionnés et la répartition des familles par classe de revenu, 1998-1999 Classe de revenu ($) Pourcentage des heures totales de services de garde (subventionnés) utilisées Répartition des familles (en %) Moins de 25 000 8,9 18,1 25 000-39 999 12,4 21,0 40 000-49 999 12,6 13,0 50 000-59 999 11,6 12,3 60 000-74 999 18,0 14,8 75 000 et plus 36,5 20,8 Source : Philip Merrigan, « Les garderies à cinq dollars par jour : un programme dont profitent les plus riches », L’Annuaire du Québec 2003, Montréal, Fides, septembre 2002, p. 451-458. CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 6. LE SPECTRE DU CHÔMAGE L es opposants à la tarification invoquent parfois un argument de nature macroéconomique, dénué de fondement valable : en réduisant la demande de services publics, la tarification créerait du chômage. Il n’y a aucune raison de croire que la tarification produirait un tel effet, si on tient compte de tous les aspects de la question. Pour qu’elle ait des effets dépressifs sur l’activité économique et sur l’emploi, il faudrait qu’elle occasionne un drainage de fonds vers le secteur public. Or, la tarification peut être instituée sans entraîner un tel drainage. Il suffit pour cela que le gouvernement réduise les impôts ou augmente les transferts d’un montant égal au produit de la tarification. Selon cette hypothèse, la tarification engendrerait essentiellement une réallocation des ressources vers les biens et les services privés, sans que la demande globale de biens soit réduite. Toute mesure économique visant à améliorer l’allocation des ressources peut être conçue de manière à assurer la constance du niveau d’emploi et doit être analysée en supposant qu’elle n’affecterait pas le taux de chômage. La consommation de tabac a fortement diminué depuis quelques années. Pour con­vaincre les gouvernements de ne pas décourager davantage l’usage du tabac, l’industrie invoque les emplois qui seraient perdus si la consommation de tabac continuait de baisser. Or, le niveau d’emploi ne serait pas réduit dans l’ensemble de l’économie. Les personnes qui cesseraient de fumer pourraient dépenser des sommes plus considérables pour se procurer d’autres produits. En cessant de fumer, elles décideraient de répartir différemment leur budget ; elles ne décideraient pas d’épargner davantage. Dans la mesure où les sommes qui étaient dépensées pour se procurer du tabac seraient dépensées pour d’autres produits, la demande globale de biens et de services demeurerait constante et le chômage n’augmenterait pas. Le même argument vaut en matière de tarification des services publics. La population achèterait moins de services publics et plus de biens privés : les emplois perdus dans le secteur public se retrouveraient dans le secteur privé et serviraient à produire des biens davantage prisés par la population. 7. DES SERVICES INVENDABLES L e principal argument en faveur de la tarification des services publics est d’ordre allocatif. Les principales réserves qu’on puisse formuler sont aussi de cet ordre. Quand elles ne justifient pas la gratuité, elles peuvent justifier l’attribution d’une subvention. Certains services publics ne peuvent tout simplement pas être vendus ; c’est précisément pourquoi ils sont confiés aux gouvernements. De par sa nature même, il est impossible de vendre le service de la défense nationale. Un gouvernement aurait beaucoup de difficultés à rentabiliser les trottoirs : il serait très coûteux d’y installer des postes de péage ! L’éclairage des rues, le déneigement, la sécurité publique et le service routier en région sont autant de services publics qui se prêtent mal à la 131 132 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS tarification, soit parce qu’il est tout simplement impossible de les vendre, soit parce que les mécanismes de contrôle requis seraient très coûteux. Comment « vendre » la sécurité résultant de la visibilité des forces de l’ordre ? Comment vendre la sécurité résultant de la possession d’un armement complexe qui dissuade les étrangers d’attaquer le pays ? Comment vendre l’éclairage des rues dont chaque résident bénéficie ? La tâche est impossible à réaliser sur le plan technique. Ces services doivent obligatoirement être fournis gratuitement. Toutefois, la plupart des services fournis par les gouvernements se prêtent à la tarification. Passons-les en revue rapidement. Les services d’éducation et de santé ont été vendus dans le passé. Théoriquement, même les services de justice peuvent se vendre ; ils ont été offerts à titre privé et commercial, quoique à une époque fort reculée11. Au Canada, la télévision et la radio sont fournis simultanément en tant que services privés et services publics ; il est possible de les tarifer, comme en attestent les réseaux de câblodistribution. Les services aéroportuaires peuvent aussi être vendus et ils le sont d’ailleurs partiellement, au moyen d’une taxe d’aéroport acquittée par les utilisateurs. Les services routiers peuvent aussi faire l’objet d’un commerce ; le péage sur les autoroutes en témoigne. Dans certaines municipalités, l’eau est vendue. Un inventaire complet de tous les services gouvernementaux montrerait que peu nombreux sont ceux qui ne peuvent être vendus. 8. DES SERVICES TUTÉLAIRES C ertains services qui peuvent être vendus méritent d’être subventionnés, dans une mesure variable. Si les élèves et les étudiants en étaient les seuls bénéficiaires, les services éducatifs devraient être entièrement financés au moyen des droits de scolarité. Mais l’éducation primaire et secondaire procure des avantages importants à l’ensemble de la population, ce qui pourrait justifier qu’on l’offre gratuitement. Une société dont la population tout entière a reçu un niveau d’éducation minimal fonctionne plus harmonieusement, à la fois politiquement et socialement. Elle est plus efficace et productive qu’une société analphabète. La démocratie s’y exerce plus aisément. La délinquance et la criminalité peuvent y être plus faibles. Parce que l’ensemble de la société bénéficie des effets de l’éducation, on a raison de la subventionner. Dans le jargon économique, tous les services qui bénéficient à d’autres que l’acheteur lui-même s’accompagnent de bénéfices externes qui rendent légitimes les subventions, comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur. Un autre argument permet de justifier qu’on accorde des subventions à certains services gouvernementaux : c’est l’argument des biens tutélaires. Il s’agit de biens dont le consommateur ne sait, pour une raison quelconque, apprécier tous les bienfaits. Cette incapacité dont fait preuve le consommateur, qui pourrait souffrir de myopie, l’amènerait à consommer ces biens en quantité inférieure à ce dont il a véritablement besoin. Les services de santé feraient partie de cette catégorie de biens. Les gens les consommeraient en quantité insuffisante, du point de vue de leur propre bien-être, parce qu’ils arrivent mal à en percevoir tous les bienfaits ; comme ceux-ci appartiennent à un avenir éloigné, on les néglige facilement. Cette myopie peut expliquer que des gens continuent de fumer en dépit des risques que CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS cette pratique entraîne pour la santé. Elle justifierait que le gouvernement subventionne la consommation des biens tutélaires et qu’il décourage celle des biens ayant des effets opposés, comme le tabac. Dans cette optique, les subventions à la santé auraient pour objet d’amener les individus à consommer les services de santé selon la quantité qu’ils choisiraient eux-mêmes, s’ils savaient en apprécier tous les avantages. Même si on admet que cet argument puisse être acceptable, il faut reconnaître les dangers qu’il présente parce qu’il ne respecte pas le postulat de la souveraineté du consommateur et qu’il substitue les préférences des gouvernants à celles des consommateurs. 9. LA TARIFICATION EN PÉRIODE DE POINTE L ’utilisation d’une route rurale par un automobiliste ne coûte presque rien à la société. Si sa construction absorbe des ressources importantes, son utilisation, une fois la route construite, occasionne un coût négligeable. Un péage sur une route de ce genre découragerait sans raison valable certaines utilisations ; il serait d’ailleurs absurde parce que le coût de perception dépasserait probablement les rentrées de fonds. La gratuité peut se justifier dans le cas des voies qui ne sont pas achalandées. Si on l’appliquait dans le cas des routes achalandées, cela mènerait à une mauvaise utilisation du réseau routier et à son expansion injustifiée. Avant qu’on l’abolisse, le péage sur les autoroutes du Québec était faible durant les périodes de pointe et élevé durant les périodes creuses. Cette pratique était contraire aux préceptes économiques. La logique voudrait que le prix d’un service quelconque soit élevé durant les périodes où il est rare et faible durant les périodes de pléthore. Dans le cas des autoroutes du Québec, il aurait été approprié d’éliminer le péage durant les périodes peu achalandées et de le hausser durant les heures de pointe12. Pourquoi adopter une tarification modulée dans le temps ? Le problème survient dans le cas de services dont la production est simultanée à la consommation. Si la demande varie au cours de la journée, la production doit s’adapter immédiatement, le service n’étant pas entreposable. Comme on détermine généralement la capacité de production de manière à ce qu’elle satisfasse à la demande de pointe, elle est largement sous-utilisée durant les périodes de faible demande. Durant les périodes de pointe, il est nécessaire de répartir la capacité de production existante entre les diverses utilisations que la population veut en faire. En dehors des périodes de pointe, la capacité de production est beaucoup plus considérable que la demande et le coût du service est relativement faible. L’utilisation des transports en commun donne lieu à une pointe au début et à la fin de la journée de travail ; on peut en dire autant des routes et des ponts. La consommation d’électricité est très élevée à certaines heures de la journée, mais elle est très faible durant la nuit. Les services aéroportuaires sont fortement demandés à certaines heures, mais non à d’autres. L’utilisation optimale de ces services requiert une tarification modulée dans le temps. Un tarif uniforme entraîne une utilisation excessive du service durant les périodes de pointe et en décourage inutilement la consommation durant les périodes creuses (graphique 7-4). 133 134 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h ique | 7-4 Prix La tarification de pointe Capacité de production P en période * de pointe P0 P période * en creuse Utilisation excessive A2 A1 Demande en période de pointe Sous-utilisation Demande en période creuse X2 X0 X1 Pour plusieurs services publics, la demande n’est pas constante et elle dépend de la période de la journée. Un tarif uniforme P 0 entraîne une utilisation excessive du ser­ vice durant les périodes de pointe (A1) et décourage inuti­ le­ment la consommation durant les périodes creuses (A 2). L’utilisation optimale de ces services requiert une tarification modulée dans le temps. Ainsi, en imposant un tarif plus élevé (P * en période de pointe) en période de pointe et plus faible (P * en période creuse) en période creuse, on assure une utilisation optimale de la capacité disponible X0. Quantité L’automobiliste qui emprunte l’autoroute à trois heures du matin n’engendre à peu près aucun coût pour la société. Il occasionne un dommage négligeable à l’envi­ ronnement, une usure insignifiante de la chaussée et ne gêne aucun autre automobiliste, du fait de l’heure hâtive (ou tardive !). Un péage le découragerait inutilement d’utiliser l’autoroute durant ces heures creuses. Il l’amènerait à renoncer à un service routier d’une valeur supérieure à son coût et réduirait ainsi le bien-être collectif en plus de nécessiter un mécanisme de contrôle relativement coûteux. À l’heure d’affluence, toutefois, chaque automobiliste impose un coût aux autres utilisateurs de la route. Quand une route est achalandée, l’arrivée d’un automobiliste additionnel retarde tous les autres et leur impose un coût sous la forme de temps perdu. Chaque automobiliste tient compte du temps additionnel qu’il lui faut pour effectuer un trajet à l’heure de pointe, mais il ne tient aucun compte du retard ainsi occasionné aux autres automobilistes. La tarification de la route doit l’amener à prendre conscience des coûts que sa présence impose aux autres. C’est la principale raison qui permet de justifier un péage élevé durant les périodes de pointe. La route est une ressource rare durant les heures de pointe et il importe d’en limiter l’utilisation aux personnes qui la valorisent le plus de manière à atteindre l’optimum d’échange. Elle est une ressource abondante durant les périodes creuses et son prix doit refléter ce fait. Un prix excessif décourage inutilement la demande et prive sans raison les automobilistes d’un service qu’on peut leur fournir à un coût presque nul. Ce raisonnement s’applique aussi à l’électricité, aux aéroports, au service téléphonique et à tout autre service dont la demande fluctue dans le temps. En 1987, la présidente de la STCUM proposait de moduler le prix du billet d’autobus selon la période de la journée. Elle mentionnait à cette occasion qu’une augmentation de la vitesse de circulation des autobus d’un seul kilomètre à l’heure durant la période de pointe permettrait à la STCUM d’épargner jusqu’à 16 millions de dollars par année. En déplaçant la demande vers les périodes de faible achalandage, la modulation du tarif permettrait d’accélérer le service durant l’heure de pointe et de réaliser des économies substantielles. Il en résulterait de surcroît un service de pointe amélioré. Ce n’est pas à négliger13 ! CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 10. CONCLUSION L es raisons invoquées en faveur de la gratuité des services publics sont souvent louables, mais elles conduisent à des conclusions fausses. Qu’une société se préoc­ cupe de ses démunis, qu’elle veuille leur assurer l’accès aux services jugés essentiels, cela lui fait honneur. Cependant, comme instrument de redistribution des revenus, la gratuité des services publics laisse grandement à désirer. Elle aboutit à un gaspil­ lage des fonds publics, puisqu’elle subventionne toute la population pour aider une minorité défavorisée. Elle entraîne des distorsions de l’allocation des ressources associées à une consommation excessive des services publics et à une pénurie. Une tarification appropriée, informant l’usager du coût marginal du service, permettrait au gouvernement de réserver aux démunis une part plus importante du budget et de leur procurer une aide plus substantielle. Bien conçue, elle permettrait d’améliorer le sort des démunis, contrairement à une opinion très répandue. N O T E S 1. J.-P. Berdot, « Les joies et les peines du capitalisme selon Stigler, prix Nobel d’économie 1982 », Problèmes économiques, 11 mai 1983, p. 32. 2. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », Pro­­gramme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peep05PresseFR.pdf (page consultée le 5 juin 2006). 3. Réseau environnement, « Une heure d’arrosage : de quoi boire pendant trois ans ! », Communiqués de presse, [en ligne], www.reseau-environnement.com/RENV/ui/user/news/newsDetails.jsp ?newsId=112 (page consultée le 11 juillet 2006). 4. Réseau environnement, « Économisez l’eau potable encore plus », Programme d’économie d’eau potable, [en ligne] www.reseau-environnement.com/RENV/ui/documents/peep/peep05economisez.pdf (page consultée le 11 juillet 2006). 5. L.-G. Francœur, « Des milliards de litres d’eau gaspillés », Le Devoir, 9 octobre 2003. 6. Dépenses de fonctionnement par étudiant dans les universités du Québec pour l’année 2003-2004, excluant la recherche subventionnée, Gouvernement du Québec, « Indicateurs de l’éducation – Édition 2006 », dans Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Statistiques sur l’éducation, [en ligne], www.mels.gouv.qc.ca/stat/index.htm (page consultée le 11 juillet 2006). 7. Au Québec, en 2004, 19 570 439 examens ont été effectués en cabinet, pour un coût total de 620 871 728 $. Régie de l’assurance maladie du Québec, Statistiques annuelles 2004 de la Régie de l’assurance maladie du Québec, [en ligne], www.ramq.gouv.qc.ca/fr/publications/statistiques_annuelles_2004.shtml (page consultée le 11 juillet 2006). 8. Les Québécois suivent les Américains de près, puisqu’ils utilisent en moyenne 395 litres d’eau par personne et par jour. La moyenne quotidienne au Canada est de 335 litres par personne. Réseau environnement, « Programme d’économie d’eau potable – Dossier de presse 2005 », Programme d’économie d’eau potable, [en ligne], www.reseau-environnement.com/ RENV/ui/documents/peep/peep05PresseFR.pdf (page consultée le 5 juin 2006). 9. H.S. Rosen, B. Dahlby, R.S. Smith et P. Boothe, Public Finance in Canada, 2e éd. canadienne, McGraw-Hill Ryerson, 2003. 10. M. Allard, « Les riches ont davantage accès aux études supérieures que les pauvres », La Presse, 11 septembre 2003, p. A7. 11. G. de Molinari, « De la production de la sécurité », Journal des Économistes, février 1849. 12. G. Bélanger, M. Boucher et J.L. Migué, Le prix du transport au Québec, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978. 13. F. Bernard, « Les tarifs du métro varieraient selon les heures de la journée », La Presse, 12 mars 1986. 135 A n n e x e 7-1 EXEMPLE DE CALCUL DE LA PERTE SOCIALE 1. Introduction 2. Les conséquences de la gratuité 3. La courbe du coût marginal 4. Le gaspillage et la perte sociale 5. Et les familles à faible revenu ? 1. INTRODUCTION E N C A D R É 7 A - 1 Des milliards de litres d’eau gaspillés D es centaines, voire des milliers d’entreprises, de commerces, de bureaux et même de résidences de Montréal piratent chaque année des milliards de litres d’eau traitée et épurée à grands frais par les contribuables pour se climatiser, faire fonctionner réfrigérateurs et congélateurs et, fait récent quoique marginal, se chauffer en hiver grâce aux nouvelles pompes à chaleur. Seulement 8 0 00 des 22 0 00 industries, commerces et institutions de la métropole sont équipés de compteurs d’eau potable, qui pourraient civiliser ces pratiques abusives. Les autres entreprises paient leur eau potable par l’entremise d’une taxe fixe s’élevant à 8,89 % de leur valeur locative. Les consommateurs paient une taxe for­ faitaire d’environ 75 $ par appartement ou résidence. La métropole dépense chaque année 394 millions de dollars pour produire 725 millions de mètres cubes (725 milliards de litres) d’eau potable. Le Devoir a voulu connaître la quantité d’eau potable que consomme un appareil de réfrigération ou de clima­ tisation branché sur un petit tuyau de cuivre standard d’un demi-pouce (environ un centimètre de diamètre), qui alimente la plupart des petits appareils pirates. Hubert Demard, un spécialiste de Réseau Environnement – l’organisme qui représente les industriels de l’eau au Québec –, a calculé qu’un petit tuyau d’un demi-pouce, qui coule en permanence à 60 livres de pression, laisse échapper jusqu’à 50 litres à la minute ou… 26 millions de litres (26 0 00 mètres cubes) d’eau Source : L.-G. Francœur, Le Devoir, 9 octobre 2003, p. A1. par année. L’équivalent, pour un seul appareil, de la consommation annuelle de 85 résidences ! Par exemple, à un autre endroit sur la rue SainteCatherine, un restaurant modeste, visité par Le Devoir, utilise deux gros climatiseurs qui fonctionnent six mois par année avec de telles spirales et deux appareils per­ manents qui desservent deux réfrigérateurs. Une évaluation sommaire situe à plus de 50 0 00 mètres cubes par année la consommation totale de ces trois appareils, qui ajoutent leur consommation aux besoins de la cui­ sine, des lave-vaisselle, des toilettes, etc. Ce seul restaurant consomme autant d’eau qu’environ 200 résidences, soit l’équivalent de plusieurs rues voisines. Si ce restaurateur et ses semblables payaient chaque mètre cube environ 50 ¢, soit le prix de fabrication et d’épuration de l’eau à Montréal tel qu’évalué en novembre 2000 par Price Waterhouse Coopers, il ferait face à une facture de plus de 25 0 00 $ par année ou de 2 000 $ par mois. Il songerait certainement à refroidir son restaurant et ses frigos autrement ! Et ce cas n’est qu’un parmi d’autres sur la même rue, dans la même ville. À Sainte-Foy, où les mêmes pratiques ont sévi jusqu’à l’installation généralisée de compteurs d’eau, un restau­ rant a changé ses équipements refroidis à l’eau pour un système à air. Sa consommation est ainsi passée de 79 m3 à 7 m3 par jour, une économie annuelle de 26,2 millions de litres d’eau ! CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS 2. LES CONSÉQUENCES DE LA GRATUITÉ M anifestement, tout ne va pas sur des roulettes dans le secteur de l’eau de con­ sommation à Montréal. Le journaliste du Devoir a découvert que de nombreuses entreprises abusent de la situation : un petit restaurateur utilise l’eau de la ville pour refroidir ses deux climatiseurs et ses deux réfrigérateurs ; il consomme autant que 200 familles ! Pourquoi ? C’est que l’eau est gratuite ; en effet, selon le journaliste, « seulement 8 000 des 22 000 industries, commerces et institutions de la métropole sont équipés de compteurs d’eau ». Tout ce que notre petit restaurateur doit acquitter, c’est un montant fixe, équivalent à 8,89 % de la valeur locative de son établissement… autrement dit, les coûts ne dépendent pas de l’ampleur de la consommation d’eau. Les particuliers versent eux aussi un montant forfaitaire, soit 75 $ par résidence ou par appartement. À Montréal, l’eau est gratuite ; surprenant qu’il y ait des abus ! Les petits consommateurs paient le même montant que les gros consommateurs. 3. LA COURBE DU COÛT MARGINAL S i l’eau consommée est gratuite, ou presque, il faut pour la traiter engager des frais considérables, lesquels sont assumés par la Ville de Montréal… et indirectement par les contribuables. Une étude de Price Waterhouse Coopers évalue à 50 ¢ le mètre cube le coût de l’épuration de l’eau à Montréal. Autrement dit, le coût marginal de la production de l’eau est constant et égal à 50 ¢ le mètre cube ; il correspond à une droite horizontale, illustrée au graphique 7A-1. 4. LE GASPILLAGE ET PERTE LA SOCIALE L ’article du Devoir cite plusieurs exemples de gaspillage… qui doivent forcément être épongés par les contribuables. L’élimination de la gratuité et son remplacement par une politique de tarification au coût marginal inciteraient à coup sûr les consommateurs à adopter un comportement responsable et permettraient sans doute d’améliorer la situation. Pour estimer la perte sociale liée à la surconsommation, nous devons savoir quelle est la demande d’eau potable à Montréal. En raison de la gratuité, la production est actuellement de 725 milliards de litres d’eau. Par contre, la consommation d’eau à Toronto est beaucoup plus faible, car des compteurs d’eau ont été installés dans l’ensemble des établissements industriels, des commerces et des résidences. Toutes proportions gardées, on estime que, si la consommation d’eau montréalaise était équivalente à celle de Toronto – où l’eau coûte environ 50 ¢ le mètre cube –, elle serait de 525 milliards de litres. Le graphique 7A-2 illustre la courbe de la demande qu’on obtient en faisant cette hypothèse. 137 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h ique | 7A-1 Le coût marginal de la production d’eau 100 Prix du mètre cube d’eau (¢) 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 0 100 200 300 400 500 600 800 700 Millions de mètres cubes d’eau Le coût marginal de la production d’eau est constant et égal à 50 ¢. Le premier mètre cube d’eau coûte 50 ¢ à produire, le deuxième 50 ¢, etc. La courbe du coût marginal correspond à une droite horizontale. Pour produire 725 millions de mètres cubes d’eau, la Ville doit débourser 362,5 millions de dollars. Remarque: La courbe de coût à pente positive qu’on observe habituellement ne convient pas à l’analyse de la consommation d’eau. Selon l’informations disponible, rien n’indique que le coût marginal est croissant. n n n G rap h ique | 7A-2 La courbe de la demande 100 90 Prix du mètre cube d’eau (¢) 138 80 70 60 ii 50 40 30 20 10 i 0 0 100 200 300 400 500 600 700 800 Millions de mètres cubes d’eau La courbe de la demande passe obligatoirement par les deux points suivants: i (0 ¢ ; 725 millions de mètres cubes), soit la situation actuelle correspondant à la gratuité ; ii (50 ¢ ; 525 millions de mètres cubes), soit la situation qui serait celle de Montréal si on s’y comportait comme à Toronto. En reliant ces deux points par une droite, on obtient une estimation de l’équation de la demande. CHAPITRE 7 LA TARIFICATION DES SERVICES PUBLICS n n n G rap h ique | 7A-3 La perte sociale 100 Prix du mètre cube d’eau (¢) 90 80 70 Situation optimale de référence 60 50 40 Perte sociale : le coût de production est supérieur à la valeur 30 20 10 0 0 100 200 300 400 500 600 700 800 Millions de mètres cubes d’eau La situation optimale de référence correspond au point de rencontre entre la courbe de la demande et la courbe du coût marginal (50 ¢ ; 525 millions de mètres cubes). La situation actuelle est illustrée par le point de rencontre entre la courbe de la demande et l’axe horizontal (0 ¢ ; 725 millions de mètres cubes). La gratuité entraîne une surconsommation de 200 millions de litres d’eau. Le coût total de production de ces 200 millions de litres d’eau est égal à 100 millions de dollars ; il correspond aux parties hachurée et quadrillée. La valeur accordée par les consommateurs à ces 200 millions de mètres cubes d’eau est représentée par la surface située sous la courbe de la demande ; elle correspond au triangle hachuré [50 millions = (200 millions x 50 ¢)/2]. La perte sociale est illustrée par le triangle quadrillé ; elle est égale à 50 millions de dollars [(200 millions x 50 ¢)/2]. Pour calculer la perte sociale résultant de la gratuité de l’eau, il suffit de comparer les deux situations suivantes : • La situation optimale de référence : la situation qui aurait cours si la Ville de Montréal pratiquait une tarification au coût marginal, autrement dit si les con­ sommateurs devaient payer 50 ¢ le mètre cube d’eau. Dans ce cas, la consommation d’eau serait de 525 millions de mètres cubes. • La situation actuelle : la gratuité de l’eau entraîne une consommation de 725 mil­ lions de mètres cubes. Le graphique 7A-3 illustre ces calculs et montre que la gratuité engendre une sur­ consommation de 200 millions de mètres cubes, ce qui correspond à une perte sociale (un gaspillage) de 50 millions de dollars, montant non négligeable. 5. ET LES FAMILLES À FAIBLE REVENU ? L a mise en place de tarifs de consommation de l’eau aura certainement un effet dissuasif sur les pratiques abusives. Dans l’article du Devoir, on mentionne qu’à la suite de l’installation d’un compteur, la consommation d’un petit restaurant de 139 140 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS la Ville de Sainte-Foy (selon le nom qu’elle portait à l’époque) est passée de 79 m3 à 7 m3 par jour, ce qui représente une économie annuelle de 26,2 millions de litres d’eau ! Cependant, l’imposition de tarifs aura aussi des répercussions sur le budget des familles, particulièrement des familles à faible revenu. Ainsi, la taxe d’eau forfaitaire de 75 $ par résidence, ou par logement, pourrait passer à près de 150 $ pour une famille qui consomme environ 250 mètres cubes d’eau par année (la consommation moyenne au Québec) si le tarif était fixé à 50 ¢ (tableau 7A-1). On peut toutefois instaurer un programme de crédit d’impôt (comme le remboursement de la TPS) qui permettrait aux familles à faible revenu de recevoir un dédommagement. Les municipalités qui mettraient en place un programme de tarification verraient leurs coûts diminuer et leurs recettes augmenter. Ainsi, la Ville de Montréal pourrait voir ses coûts passer de 394 millions de dollars à 212,5 millions de dollars (525 millions de mètres cubes × 50 ¢), ce qui permettrait de dégager la marge de manœuvre requise pour financer le dédommagement accordé aux familles à faible revenu. nnn T ableau | 7A-1 Les débours occasionnés par la consommation d’eau, pour une famille comprenant quatre personnes Consommation annuelle (en mètres cubes) Débours annuel 150 75 $ 200 100 $ 250 150 $ CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX 1. Introduction 2. Pourquoi contrôler les prix ? 3. La pénurie 4. L’émergence d’une rente 5. Les préférences individuelles 6. La file d’attente 7. Le marché noir 8. L’émission de coupons 9. Les baisses de la qualité 10. Les ajustements sur le marché du logement 11. La dissipation de la rente 12. Les aspects distributifs du contrôle 13. Conclusion 142 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. INTRODUCTION L a file d’attente est un phénomène courant dans les économies planifiées ; elle fait partie de la vie quotidienne. On raconte qu’à l’époque de l’Union soviétique les ménagères pouvaient perdre en moyenne deux heures par jour dans les files d’attente1. Le problème était tellement sérieux que les consommateurs s’absentaient de leur travail pour faire la queue. Les Soviétiques avaient même acquis le réflexe de la file d’attente : quand ils en voyaient une, ils s’y joignaient, sans toujours savoir quel produit ils obtiendraient en fin de compte ! Ce phénomène ne s’observe pas seulement dans les économies planifiées ; on le rencontre aussi dans les économies mixtes, mais à un degré moindre. Au Québec, les salles des urgences débordées et les listes de personnes qui attendent de subir une intervention chirurgicale en constituent des manifestations. La congestion de certaines routes aux heures de pointe en est une autre, tout comme les listes d’attente des garderies à 7 $. Un jeune producteur de télévision a même campé pendant plus de six mois devant les bureaux d’un organisme fédéral situé avenue McGill College pour obtenir des fonds qui étaient distribués en fonction du principe « premier arrivé, premier servi » (encadré 8-1) ! Quand un gouvernement maintient les prix artificiellement bas, comme dans les exemples mentionnés plus haut, il empêche le mécanisme des prix de jouer son rôle allocatif, ce qui entraîne une pénurie. La file d’attente se révèle alors une autre forme de mécanisme de rationnement. E N C A D R É 8 - 1 Un producteur de télé doit camper six mois sur le trottoir pour toucher sa subvention Produit culturel ou soupe populaire ? H ier à midi tapant, Éric Lambert, 27 ans, a pour ainsi dire gagné la course au nom de la maison de production Téléfiction. Éric était en effet le premier au fil d’arrivée au 2100, avenue McGill College, adresse montréalaise du Fonds de télévision et de câblodistribution pour la production d’émissions canadiennes. Ce fonds, appelé fonds de Sheila (Copps), dispose de 200 millions provenant de trois sources : 100 millions du ministère du Patrimoine canadien, 50 millions de Téléfilm Canada et 50 millions des câblodistributeurs. Chaque abonné du câble paie un montant inclus dans sa facture mensuelle : 0,56 $ par abonné de Vidéotron. Le Fonds des câblos est donc ouvert à tous les producteurs privés de télévision au Canada qui s’en servent pour compléter le financement de leurs émissions. On sait Source : Nathalie Petrowski, La Presse, 28 avril 1998, p. A1. aussi qu’il fonctionne sur le principe du premier arrivé, premier servi, moyennant une entente avec un diffuseur ou avec Téléfilm Canada. Une première tranche du fonds a été octroyée la semaine dernière, dans la confusion la plus totale. Des producteurs, ou leurs commis, ont passé quelques nuits à la porte des bureaux du Fonds des câblos et certains sont revenus bredouilles. Hier, Éric Lambert s’est mis en file pour la deuxième tranche, de trois millions celle-là, à la disposition des producteurs du Québec. Il n’y a qu’un hic dans l’affaire : la prochaine date de dépôt pour cette tranche de trois millions n’est pas demain ni la semaine prochaine. Essayez plutôt fin septembre, début octobre, dans six mois. Vous avez bien lu. Éric Lambert en a pour six mois à camper avenue McGill College ! Tout cela avec la complicité, la bénédiction de Sheila Copps, l’instigatrice du fonds et de sa devise, premier arrivé, premier servi. CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX 2. POURQUOI CONTRÔLER LES PRIX ? L es gouvernements établissent habituellement un contrôle des prix lorsqu’ils jugent que les consommateurs, surtout ceux qui ont des revenus modestes, seraient lourdement défavorisés si les prix atteignaient leur valeur d’équilibre. L’objectif consiste généralement à protéger le consommateur contre de fortes hausses des prix ou à faire en sorte qu’il puisse consommer certains biens jugés essentiels en quantité suffisante, quel que soit son revenu. On instaure parfois un contrôle généralisé des prix et des salaires en période d’inflation forte et soutenue, quand le gouvernement désespère de venir à bout de l’in­ flation et quand, faute de mieux, il veut donner l’impression qu’il agit. Le Canada a connu une période de contrôle des prix et des salaires durant les années 19702. Il est facile de comprendre pourquoi les gouvernements décident de se livrer à des interventions de ce genre. Pareilles mesures permettent de répondre aux attentes de certains groupes, alors qu’elles engendrent des coûts qui sont difficiles à cerner et qui se manifestent souvent à long terme : voilà la combinaison rêvée pour attirer des votes. Évitons de nous y laisser prendre ; ces interventions entraînent des coûts réels prenant la forme de distorsions de l’allocation des ressources. On pourrait même affirmer que la société doit en subir les coûts, sans véritablement en retirer des avantages. Le contrôle des prix ne donne pas toujours les résultats escomptés et il se révèle généralement un piètre instrument de redistribution, précisément parce qu’il fausse le mécanisme des prix. 3. LA PÉNURIE L e contrôle des prix consiste essentiellement à maintenir le prix d’un bien audessous de sa valeur d’équilibre. Les conséquences immédiates sont faciles à décrire : sur un marché concurrentiel, le faible prix encourage la demande, décourage l’offre car il rend peu profitable la production du bien, et engendre inévitablement une pénurie. Toutefois, s’il existe un monopole, le contrôle des prix peut stimuler la production3. Comme le prix d’un bien ne peut atteindre sa valeur d’équilibre, la production ne peut pas s’adapter à la demande. La production de ce bien est alors insuffisante, les ressources étant détournées vers des productions moins valorisées, mais offrant des occasions de profit plus alléchantes. Le bien-être collectif en souffre : des échanges mutuellement profitables ne se concrétisent pas. Certains consommateurs seraient disposés à payer davantage pour le bien et des producteurs seraient prêts à le leur fournir, à condition de pouvoir le vendre à un prix supérieur au prix réglementé. Mais ces transactions qui bénéficieraient aux deux groupes ne peuvent pas se matérialiser parce que le prix réglementé est trop bas pour couvrir le coût marginal de production. Parce qu’il empêche ces échanges d’avoir lieu, le contrôle des prix réduit inutilement le bien-être collectif (graphique 8-1). La société se prive d’une 143 144 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h iques | 8-1A et 8-1B Le contrôle des prix réduit le bien-être A. Autres biens E1 E * B * B1 X1 X Quantité de pain * B. Prix du pain O P2 E P * * P1 Demande excédentaire X1 X * L’équilibre concurrentiel, désigné par le point E*, entraîne un prix P * et une production X*. À ce point, la valeur de la dernière unité produite est égale à son coût marginal, et la production est optimale. La production disponible échoit à ceux qui la valorisent le plus et qui sont disposés à payer le prix du marché pour l’obtenir: l’échange est efficace. Si le prix est maintenu à P1, la quantité demandée est de X 2 et la quantité offerte de X1. Il y a donc une demande excédentaire, ou une pénurie, égale à (X 2 – X1). La valeur de la dernière unité échan­ gée au prix P1 est supérieure à son coût. Des occasions d’échange sont perdues pour les unités (X*-X1). La valeur de ces unités pour le consommateur (surface se trouvant sous la courbe de la demande, dans les parties quadril­ lée et hachurée) dépasse leur coût (surface se trouvant sous la courbe de l’offre, dans la partie hachurée) ; la société gagnerait à les produire. La société subit une perte égale au triangle hachuré ; elle se situe au point E1, sur la courbe d’indifférence collective inférieure (B1). D X2 Quantité de pain production fortement valorisée et elle obtient en retour une autre production moins prisée, à preuve le fait que la valeur marchande du bien réglementé dépasse son coût marginal. Le graphique 8-2 illustre les conséquences d’une réglementation qui bloquerait toute hausse des loyers à la suite d’une augmentation de la demande. Cette démonstration est assez réaliste, puisqu’on instaure fréquemment des réglementations lorsqu’on appréhende une pénurie passagère. En l’absence de réglementation, l’accroissement de la demande exercerait une pression à la hausse sur les loyers. Celle-ci inciterait éventuellement les producteurs à augmenter la quantité de logements qui serait offerte. En empêchant les loyers d’augmenter, la réglementation empêche les propriétaires de réaliser des profits accrues, profits qui augmenteraient les investissements dans le secteur du logement et, donc, le stock de logements disponibles. D’autre part, le consommateur n’est pas informé que le logement est désormais plus rare et il n’agit pas de manière à écono­ CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX n Le marché du logement n n G rap h ique | 8-2 Prix Offre à court terme Offre à long terme A1 P1 P2 P0 A2 A0 Demande excédentaire à court terme D1 D0 X0 X2 Quantité À court terme, l’augmentation de la demande provoque une hausse des loyers relativement forte (passage de P 0 à P1), parce que l’offre de logements est constante, le stock de logements disponibles ne pouvant pas être rapidement modi­ fié. Les profits intéressants obtenus au prix P1 par les propriétaires d’immeubles attirent les investisseurs dans le secteur du logement locatif. À moyen et à long termes, la quantité de logements offerts sur le marché augmente à cause de la hausse des loyers (mouvement le long de l’offre à long terme vers le point A 2). L’équilibre du marché s’établit au point A 2. La hausse du loyer est freinée à long terme par l’ajustement de la quantité offerte: le loyer se stabilise à P2 et la pénurie initiale de logements se résorbe. miser le stock disponible. Comme le prix du logement n’a pas pour effet de rationner le stock de logements, la réglementation provoque une pénurie. La réglementation des loyers est source d’inefficacité : trop peu de ressources sont allouées à la production de logements. La population souhaiterait que l’on augmente le stock de logements, mais les ressources sont affectées à d’autres productions moins prisées, parce que la réglementation des loyers empêche les investisseurs d’obtenir des rendements intéressants dans le domaine locatif. Les fonds disponibles sont détournés vers des secteurs plus attrayants, où les prix ne sont pas réglementés. Même les simples obligations d’épargne, pourtant sans risque, peuvent procurer un taux de rendement supérieur à celui des immeubles locatifs4 ! On ne permet plus aux prix de jouer leur rôle et de rationner les logements disponibles, de sorte qu’une situation de pénurie permanente s’instaure. 4. L’ÉMERGENCE D’UNE RENTE E n créant une pénurie artificielle, le contrôle des prix favorise l’émergence d’une rente que d’aucuns essaieront de s’approprier. Cette rente correspond à l’écart entre la valeur marchande du bien et le prix décrété par les autorités (graphique 8-3). Il y a là une occasion de profit : en achetant le bien au prix réglementé, on pourrait le revendre à un prix supérieur, si seulement on parvenait à repérer les personnes qui le désirent le plus. Supposons que le gouvernement impose un plafond de 50 ¢ au prix du pain. Les boulangers produiront du pain en quantité telle que le dernier pain coûtera exactement 50 ¢ à produire. Si un consommateur est prêt à payer 90 ¢ pour le dernier pain disponible, il obtient grâce au contrôle un surplus de 40 ¢. L’écart entre la valeur du dernier pain produit et le prix réglementé correspond à la rente. C’est le profit qu’une personne avisée peut réaliser en achetant au prix réglementé et en revendant à la valeur marchande. 145 146 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n Les mécanismes de rationnement n n G rap h ique | 8-3 Quelques définitions Rente : Différence entre la valeur marchande du produit (90 ¢) et le prix réglementé (50 ¢). La rente totale correspond à la partie hachurée. Rente des détenteurs de coupons : Chaque coupon donne le droit d’acheter au prix réglementé un bien d’une valeur supérieure à ce prix. Chaque coupon a alors une valeur égale à l’écart entre la valeur marchande du produit et le prix réglementé. En principe, le gouvernement émet autant de coupons qu’il y a d’unités dispo­ nibles du bien au prix réglementé: la rente totale que se sont appropriée les détenteurs de coupons correspond à la partie hachurée. Prix du pain ($) O Rente p2 = 0,90 Rente des intermédiaires sur le marché noir : Si toute la production transite par le marché noir, les intermédiaires sur ce marché s’approprient une rente équivalente à la partie hachurée. Le prix de vente sur le marché noir est de 90 ¢. P * p1 = 0,50 D X1 X * Quantité de pain Rente du producteur : Si le producteur modifie la qualité de son produit et le vend au prix réglementé, en fait il vend plus cher un produit de qualité constante. S’il réduit suffisamment la qualité, il peut, en vendant au prix réglementé, obtenir un prix effectif correspondant à p2. Dans ce cas, c’est lui qui accapare la rente. File d’attente : Dans le cas de la file d’attente, la rente se trouve lar­ gement dissipée. D’une part, ce ne sont pas les consommateurs qui désirent le plus obtenir le bien qui l’acquièrent, mais ceux dont le temps a une faible valeur. Ceux qui acquièrent le pain ne lui ac­cordent pas nécessairement une valeur de 90 ¢. D’autre part, la file d’attente occasionne une perte de temps d’une valeur ne dépassant pas la rente obtenue par celui qui acquiert le pain. Cependant, s’il y a une pénurie, rien ne garantit que ceux qui valorisent le plus le pain pourront se le procurer. Il n’est même pas certain que ce soient les consommateurs qui bénéficient de la rente. Tout dépend du mécanisme de rationnement qui se substituera au mécanisme des prix devenu inopérant. La production ne suffisant pas à satisfaire tous les appétits, il faut trouver une façon de rationner le pain, de le répartir entre des consommateurs trop nombreux. Qui obtiendra le pain disponible ? Les gens qui connaissent le boulanger, ses parents, ses amis ? Ses meilleurs clients, ceux qui ont toujours fréquenté son commerce ? Ceux qui sont disposés à payer un montant plus élevé sous la table ? Ou ceux qui ont le temps et la patience de faire la queue ? Puisqu’on ne permet pas au mécanisme des prix de jouer son rôle, un autre mécanisme de rationnement apparaîtra, qui déterminera les conséquences ultimes du contrôle. L’existence d’une rente fait en sorte que certains modes de rationnement émergent naturellement, parce que certains entreverront la possibilité d’accaparer la rente en intervenant dans la répartition du bien rare. On doit s’attendre à ce que l’imagination humaine trouve les moyens de s’approprier cette rente (encadré 8-2). Le gouvernement peut aussi mettre en place un mécanisme particulier de rationnement dans le but d’attribuer la rente à des groupes cibles. CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX E N C A D R É 8 - 2 Comment mettre la main sur une place [en garderie] M algré les années d’attente, les listes interminables, les histoires d’horreur des amis, voisins et compagnie, certains parents arrivent à dénicher une place inespérée, que ce soit en tombant par chance sur la bonne personne au moment le plus inattendu ou en déposant un petit 150 $ discrètement sur la table... Précisons-le d’emblée. Les témoignages n’ont pas toujours été faciles à trouver. Après des mois de recherches, quand un parent trouve enfin sa précieuse place, il y tient. Hors de question, donc, de la voir filer entre ses doigts. Inutile de préciser que les questions d’un journaliste ne sont pas forcément les bienvenues. Et si la gardienne venait à apprendre qu’on avait parlé dans son dos ? Rares sont les parents qui peuvent se permettre d’attendre patiemment qu’une place se libère dans la garderie de leur choix. Souvent, fin de congé parental oblige, les choses pressent et ils se retrouvent au pied du mur. À quelques semaines de leur retour au travail, le téléphone reste malheureusement silencieux. Pas un centre de la petite enfance (CPE) n’appelle. Que faire ? Prendre les grands moyens. Place, pas place, au bout de six mois, Isabelle Landry-Larue, de Saint-Laurent, mère de la petite Camille, deux ans, a dû retourner travailler. Son conjoint a alors pris trois mois de congé parental, passés à chercher une garderie. « Il partait avec Camille dans un sac à dos, comme s’il cherchait un emploi, pour aller sonner aux portes des garderies », raconte la jeune mère. Pourquoi se déplacer ? « Ça aide, pense-t-elle. S’ils voient que tu as l’air bien, peut-être qu’ils mettent une petite étoile à côté de ton nom. » Qui sait ? Et puis miraculeusement, un jour, les choses se sont débloquées. « Une garderie nous a proposé de déposer 150 $ pour être sur une liste prioritaire de cinq noms, poursuitelle. On a eu une place deux semaines plus tard. » Sans surprise, la garderie en question a tout nié. Mais l’histoire n’est pas unique. Sylvain Turcotte, de Longueuil, père d’un pou­ pon de 15 mois, en a entendu de toutes les couleurs. « Mon beau-frère a mis 150 $ dans une enveloppe et, bizarrement, ça s’est débloqué ! » Quant à lui, il a abandonné ses recherches, faute de débouchés. Sans aller jusqu’à mettre la main à son portefeuille, Anne-Sophie Beau, mère d’Anouk, 21 mois, a presque tout essayé pour s’infiltrer dans un CPE. « J’ai essayé d’entrer au conseil d’administration d’une garderie qui ouvrait dans mon coin », raconte-t-elle. On lui avait dit que les garderies donnaient la priorité aux enfants de leurs employés. Manque de pot, la feinte n’a pas fonctionné. Les garderies où elle a inscrit sa fille, tant sur le Plateau Mont-Royal qu’à Rosemont, elle les a appelées et rappelées encore. « Ça n’était pas du harcèlement, mais presque. » Et pour mettre toutes les chances de son côté, dès qu’elle voyait une autre maman au parc, elle allait lui demander où ses enfants étaient gardés. Au cas où. Mathieu Arcand, père de deux jeunes enfants, a fait le tour des petites annonces dans toutes les épiceries, caisses pop et phar­ macies de son coin à Laval. « Il faut le faire pour que tes enfants aient un milieu de vie intéressant, dit-il. Ce qui est surtout tannant, c’est qu’on nous dit qu’on a un beau système, mais il n’est pas au point. » Le coup de chance C’est que les places apparaissent souvent comme par magie, au moment où les parents s’y attendent le moins. Comme si, d’un coup, la liste d’attente s’était volatilisée. Tous ceux qui mettent la main sur une place ont d’ail­ leurs souvent des histoires à dormir debout à raconter. Annie Bernard, mère d’Alexis, 10 mois, a déniché une place pour son petit par pur « coup de chance ». Des amis, qui avaient une place en milieu familial dans le Mile End, ont choisi de retirer leur enfant pour le placer en « installation » – dans un établis­ sement plutôt qu’un logis – où une place venait de se libérer. « Ils ont offert de parler de nous à leur gardienne et ils nous ont carrément cédé leur place. » Les exemples ne manquent pas. Hélène Duchaine, mère de deux jeunes garçons, après avoir cherché une garderie pendant Source : Silvia Galipeau, La Presse, 14 septembre 2003, p. A4. des mois, après être passée par l’amie de la gardienne du bout de la rue, une autre, puis une troisième encore, est finalement tombée sur une petite annonce, par hasard dans un dépanneur de Longueuil. Quant à Chantal Dubois, de Québec, elle a trouvé l’éducatrice de son enfant grâce à son con­ joint, entraîneur de natation, dont la mère d’une des élèves tient précisément une garderie en milieu familial. Mais il y a plus fou : Françoise Brien, mère de Jorane, 21 mois, a rencontré une éducatrice en milieu familial complètement malgré elle, en visitant sa maison qui était à vendre à Vaudreuil ! Le problème avec les éducatrices en milieu familial, c’est qu’elles sont difficiles à trouver, expliquent les parents interrogés. Les CPE refusent de donner des noms et, de leur côté, les éducatrices, des travailleuses autonomes, gèrent leurs propres listes, choi­ sissant les enfants qu’elles prennent ou refusent. Quand un parent finit par dénicher une gar­dienne en milieu familial, rien ne dit évi­ demment qu’il y aura une place pour son enfant. Et même si place il y a, rien ne dit non plus que l’enfant sera choisi. Tous les moyens sont alors bons pour plaire à la gardienne. En allant rencontrer une gardienne sur le Plateau Mont-Royal, Marika (nom fictif) a invité son fils à aller jouer avec les autres enfants. « On m’avait dit que ça allait plaire à la gardienne. » Elle n’a par ailleurs pas osé poser trop de questions, histoire de ne pas avoir l’air « téteuse », et faire ainsi peur à la gardienne. Pas un mot non plus sur la nourri­ ture, alors que son fils mange bio à la maison. Annie Bernard a fait de même. « Je lui ai amené mon fils pour qu’elle tombe en amour avec lui ! », dit-elle en racontant sa première rencontre avec la gardienne, une vraie « entrevue ». « Je ne voulais pas rater mon coup. » Et si elle conçoit qu’elle est peut-être passée devant d’autres parents en prenant une place trouvée de bouche à oreille, faisant fi de toute liste d’attente, elle n’en ressent aucun remords, loin de là. « Rendu là, c’est quasiment chacun pour soi, tranche-t-elle. Si vous étiez dans mes souliers, est-ce que vous feriez autrement ? » 147 148 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 5. LES PRÉFÉRENCES INDIVIDUELLES L e boulanger qui a trop de clients peut être tenté de faire jouer ses propres préférences. Il peut garder ses pains sous le comptoir pour ses meilleurs clients. Cette façon de faire peut être tolérée en période de pénurie temporaire, mais les préjugés du vendeur risquent alors de mener à une discrimination fondée sur l’origine ethnique, le sexe, etc. La discrimination peut exister en l’absence de réglementation, mais sa gravité s’accentue en raison de la pénurie ainsi engendrée. Le boulanger qui gère la pénurie de cette manière s’approprie la rente sous diverses formes. Il éprouvera peut-être une satisfaction particulière à priver de pain certaines personnes. Il pourra, en favorisant certains clients, parents et amis, s’attirer des avantages en retour. Peut-être lui offrira-t-on des consommations au bar du coin… S’il réussit à découvrir des clients disposés à payer plus cher « au noir », il accapare la rente sous forme monétaire en vendant son pain au plus offrant. 6. LA FILE D’ATTENTE L e boulanger peut choisir de vendre son pain aux premiers clients qui se pré­ sentent : premier arrivé, premier servi. Il faut s’attendre alors à ce qu’il se forme chaque matin une file d’attente à la porte de la boulangerie. Ce mécanisme de rationnement est très répandu dans les économies centralisées, les prix fixés par les autorités étant souvent inférieurs aux coûts. Les économies de marché n’en sont pas complètement exemptes, même s’il n’y a pas d’intervention gouvernementale. Dans certaines situations, une des compo­ santes du marché est aléatoire. Le nombre d’appels téléphoniques provenant d’outremer peut fluctuer de façon difficilement prévisible au cours de la journée, créant des situations de pointe et de file d’attente. Les foules qui se massent à la porte des grands magasins les matins de soldes particulièrement intéressants, les personnes qui passent la nuit à côté d’un guichet afin d’être certains d’obtenir des billets pour un concert rock très couru sont des exemples de files d’attente. Dans le premier cas, les prix sont délibérément fixés très bas pour écouler des surplus saisonniers ; c’est l’objet même des soldes. Dans le second cas, il s’agit d’événements ponctuels pour lesquels il est presque impossible de déterminer exactement le prix d’équi­libre. Dans toutes ces situations, le consommateur obtient la marchandise à un prix inférieur à sa valeur marchande et accapare la rente disponible. Dans le cas de la file d’attente, la répartition des pains disponibles ne se fait plus uniquement en fonction de la valeur que chaque consommateur accorde au pain, mais aussi selon la valeur attribuée au temps. Les consommateurs dont le temps n’a qu’une faible valeur peuvent se procurer du pain, au détriment des consommateurs qui valorisent beaucoup le pain. L’optimum d’échange n’est plus assuré, les pains disponibles n’étant plus acquis par ceux qui les désirent le plus. À la perte imputable à l’insuffisance de la production s’ajoute la perte attribuable au fait que l’échange CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX optimal ne se réalise pas. Il serait possible d’effectuer des échanges comportant des avantages pour toutes les parties, mais ils ne seront pas réalisés. Le bien-être collectif s’accroîtrait si ceux qui obtiennent le pain en faisant la queue le revendaient à bénéfice à ceux qui le prisent davantage. Cette pratique serait fréquente dans les économies centralisées : on y fait la queue en prévision de la revente. C’est l’équivalent du marché noir des billets (scalping). La possibilité de revente peut contraindre le boulanger à procéder lui-même aurationnement. Il doit en effet imposer un nombre limite de pains par client, sans quoi le premier client pourrait acheter la totalité de sa production pour la revendre à profit. Qu’il y ait revente ou non, la rente engendrée par la réglementation revient à celui qui fait la queue. Néanmoins, cette rente ne se réalise que dans la mesure où les biens disponibles sont vendus à ceux qui les valorisent le plus. Elle est aussi en partie gaspillée en raison des pertes de temps occasionnées par l’attente. 7. LE MARCHÉ NOIR L ’ existence d’une rente fournit une occasion de profit à celui qui peut acheter au prix réglementé et revendre à la valeur marchande. On doit prévoir que des intermédiaires essaieront de s’approprier ce profit : c’est la naissance du marché noir. Ces intermédiaires rendent service à la collectivité : leurs activités contribuent à ce que le pain disponible soit acquis par ceux qui le valorisent le plus. Ils permettent ainsi d’atteindre l’efficacité dans l’échange, mais ce sont eux qui empochent la rente. Seule persiste dans ce cas l’inefficacité associée à la sous-production. Cette inefficacité reste présente parce que la rente n’échoit pas au boulanger. Celui-ci hausserait sa production s’il parvenait à s’approprier la rente. C’est d’ailleurs ainsi que fonctionne le mécanisme des prix : un prix supérieur au coût marginal fournit un bénéfice intéressant aux producteurs et les incite à augmenter la production. Mais si le profit est accaparé par des intermédiaires sur le marché noir, les producteurs n’en bénéficient pas et ils ne sont pas incités à produire davantage. Si toute la production transite par le marché noir, la politique de contrôle est inopérante. Elle provoque même une hausse de prix pour le consommateur, qui doit en effet payer plus cher pour son pain qu’en l’absence de réglementation, parce que le pain est plus rare. La réglementation a alors l’effet inverse de celui qui était visé : elle ne sert qu’à favoriser l’illégalité et à procurer une rente aux personnes agissant de manière illégale (graphique 8-3). Les revendeurs de billets de spectacles (scalpers) rendent un service de même nature : en vendant au plus offrant, ils font en sorte que les sièges disponibles soient occupés par les consommateurs qui désirent le plus assister au spectacle. Bien sûr, ils sont rémunérés pour ce service en accaparant une bonne partie de la rente, mais ils peuvent se tromper à l’occasion. Certains d’entre eux détiennent parfois des billets invendables, qu’ils doivent écouler à prix réduit. Des revendeurs ont dû vendre à bas prix des billets pour un spectacle des Rolling Stones présenté à Moncton parce que, à la toute dernière minute, les organisateurs ont décidé d’augmenter la capacité 149 150 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS d’accueil de l’amphithéâtre extérieur. Une situation similaire a été observée lors d’un match de hockey amical entre les vétérans des équipes canadienne et sovié­ tique ; ayant acheté un grand nombre de billets en prévision d’une forte demande, les revendeurs ont encaissé une perte parce que la demande prévue ne s’est pas matérialisée. 8. L’ÉMISSION DE COUPONS L e gouvernement peut décider d’imposer ses propres préférences dans le mécanisme de rationnement. En temps de guerre, les gels des prix étaient généralement assortis d’une émission de coupons de rationnement correspondant à l’offre disponible. En distribuant ces coupons selon des critères bien définis, tels que l’âge, le revenu ou le nombre d’enfants, le gouvernement a la certitude que les groupes cibles bénéficieront du contrôle. Selon ce mode de rationnement, la production disponible n’est pas attribuée à ceux qui la prisent le plus. L’échange comporte une part d’inefficacité : certains détenteurs de coupons valorisent moins le bien que certains consommateurs qui en sont privés, faute de coupons. Il existe donc des possibilités de faire des gains grâce aux échanges, et ces gains se matérialiseront éventuellement à l’apparition d’un marché pour les coupons. Si la revente des coupons est tolérée, on doit s’attendre à ce qu’ils aient une valeur égale à la rente créée par le contrôle. Les coupons de pain se vendront alors 40 ¢, soit la différence entre la valeur marchande du dernier pain disponible (90 ¢) et le prix réglementé (50 ¢). Les détenteurs de coupons pour qui le pain vaut moins de 90 ¢ vendront leurs coupons aux personnes qui accordent une grande valeur au pain. La production disponible sera alors allouée au plus offrant. L’échange est devenu efficace et les détenteurs initiaux de coupons accaparent la rente, mais la production demeure insuffisante et la pénurie persiste, trop peu de ressources étant allouées à la production de pain. La rente disponible détermine la valeur marchande des coupons (graphique 8-4). Si le gouvernement interdit le commerce des coupons, il est probable que ce commerce se fera malgré tout, dans l’illégalité. Un marché noir de coupons se met alors en place. L’émission de coupons comporte un risque additionnel si les coupons acquièrent une valeur substantielle : des faux peuvent faire leur apparition. Ce phénomène s’est produit aux États-Unis quand le gouvernement fédéral a distribué aux familles démunies des coupons leur permettant d’acheter de la nourriture à prix réduit. Ces coupons ayant une certaine valeur marchande, des faussaires ont profité de l’occasion pour émettre de faux coupons5. L’émission de coupons n’est pas l’unique mode de rationnement dont disposent les autorités. Le gouvernement américain a songé à rationner l’essence au moyen de timbres lors de la crise de l’énergie en 1973, les automobilistes faisant la queue pendant deux, trois ou même quatre heures 6. Toutefois, on a plutôt eu recours à une règle simple : les automobilistes pouvaient faire le plein soit les jours pairs, soit les jours impairs, selon le numéro de leur plaque d’immatriculation. Ce mode de rationnement, très simple, a aussi été utilisé à Mexico quand on a décidé de limiter CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX n n n G rap h ique | 8-4 Le marché du pain et le marché des coupons A. Prix ($) 1,00 O 0,90 0,50 D X0 Quantité de pain B. Prix ($) 0,50 Nombre de coupons 0,40 Le coupon donne le droit d’acheter, au prix réglementé, un produit d’une certaine valeur. Seuls les détenteurs de coupons peuvent acheter le produit. Il y a donc une demande pour les coupons ; elle dépend de la valeur du produit aux yeux des consommateurs et du prix réglementé. Le consommateur est prêt à payer pour un coupon un montant maximal égal à la différence entre la valeur du bien et le prix réglementé. À la rigueur, le consommateur est disposé à payer 50 ¢ pour un coupon, si ce coupon lui donne le droit d’acheter pour 50 ¢ un bien qui à ses yeux vaut 1 $. Le consommateur marginal est prêt à verser 40 ¢ pour un coupon, le bien valant pour lui 90 ¢. On peut donc dériver la demande pour les coupons en calculant la dif­ férence entre la valeur du bien pour le con­som­ mateur et son prix réglementé. Demande de coupons X0 Quantité de coupons le nombre d’automobiles autorisées à entrer quotidiennement dans la capitale mexicaine, afin de réduire la pollution automobile. Plus près de nous, les municipalités rationnent la consommation de l’eau à l’aide d’une technique similaire ; par exemple, les Campivallensiens (les citoyens de Salaberry-de-Valleyfield) peuvent arroser uniquement de 20 heures à minuit, les jours pairs pour ceux qui ont une adresse paire, et les jours impairs pour ceux qui ont une adresse impaire. 9. LES BAISSES DE LA QUALITÉ L e boulanger peut accaparer l’essentiel de la rente sans avoir à sélectionner ses clients. Il peut modifier la composition des ingrédients et réduire la qualité de son pain, ou encore en diminuer la taille. C’est plus simple, mais plus risqué ; c’est 151 152 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS plus facilement détectable et les risques de dénonciation sont plus élevés. En raison de ces changements, le consommateur obtient moins de pain pour le montant dépensé ; ou encore, pour obtenir la même quantité et la même qualité de pain, il doit payer plus cher que le prix réglementé. Si le boulanger réduit de moitié la taille de son pain, en fait il en double le prix. La hausse du prix résulte de la baisse de la qualité ou de la quantité, à prix constant7. Le boulanger accapare alors la rente. Le consommateur qui est prêt à payer 90 ¢ pour un pain achètera à présent deux petits pains au prix réglementé de 45 ¢. Si le coût de production est toujours de 50 ¢ pour les deux petits pains, la différence revient au boulanger sous forme de rente. Le gel des prix est ici inopérant. Si le boulanger parvient à échapper ainsi à la réglementation, les distorsions que celle-ci entraîne s’en trouvent atténuées. Comme c’est le boulanger qui s’approprie la rente, il sait qu’il peut écouler une production additionnelle à un prix intéressant en modifiant son pain. Il est fort probable qu’il augmentera sa production et que la pénurie de pain sera moindre que dans les autres modes de rationnement. La production de pain se rapprocherait alors de la quantité optimale. 10. LES AJUSTEMENTS SUR LE MARCHÉ DU LOGEMENT O n observera des comportements semblables sur le marché du logement locatif. Toute pénurie persistante, non résorbée par le mécanisme des prix, s’accompagne d’une rente potentielle : la valeur marchande du logement (le loyer que le locataire marginal est prêt à payer) est supérieure au loyer réglementé. La valeur des logements disponibles excède le loyer imposé par les autorités. Toute rente est invitante ! On doit s’attendre à ce que les divers intervenants essaient de se l’approprier. Les plus touchés et les plus intéressés à obtenir cette rente sont, bien entendu, les propriétaires. Ils emploient divers moyens, ayant généralement pour conséquence de hausser le loyer véritable jusqu’au niveau dicté par les conditions du marché. Au départ, le gel des loyers consiste souvent en une simple fixation des loyers. Le locataire qui conteste le loyer demandé risque l’éviction ou le non-renouvellement de son bail. Le propriétaire qui parvient à évincer son locataire peut alors louer son appartement au plus offrant, obtenir un loyer conforme aux conditions du marché et accaparer la rente. Il parvient ainsi à contourner la réglementation. C’est la raison pour laquelle la réglementation des loyers ne se limite jamais à la simple fixation des loyers. Comme les comportements s’adaptent aux circonstances, les autorités sont tôt ou tard amenées à édicter de nouveaux règlements interdisant de se livrer à ces agissements qui rendent la réglementation inopérante. À la simple fixation des loyers s’ajoutent également le maintien dans les lieux et l’interdiction d’éviction. Les propriétaires peuvent être tentés d’accaparer la rente en exigeant des nouveaux locataires le versement d’un pas de porte. Ces pratiques sont alors sanctionnées par le gouvernement. Les propriétaires emploient des méthodes indirectes pour obtenir le pas de porte. Par exemple, on demande au nouveau locataire d’acheter à prix excessif une quantité symbolique de meubles installés au préalable dans l’appartement, cet achat constituant une condition pour devenir locataire. CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX Si le gouvernement réussit à empêcher les propriétaires de s’adonner à de telles pratiques, les locataires en place essaient à leur tour de profiter de la situation. À la sous-location, ils peuvent exiger du prochain locataire un paiement correspondant à la rente. Parce qu’elle accroît les difficultés à trouver un logement, la pénurie favorise la mise en œuvre de ce genre de pratiques. La rente peut également être accaparée par des intermédiaires, les agences de location, qui mettent en rapport les personnes intéressées. Le propriétaire qui ne parvient pas à s’approprier la rente voit la rentabilité de son immeuble baisser en regard des autres investissements. On peut prévoir qu’il cherchera à se libérer du carcan des règlements en transformant son immeuble, par exemple en le convertissant en copropriété. Ici encore, les autorités ont tendance à réglementer davantage pour interdire ces conversions. Le propriétaire dispose d’une autre possibilité de contourner le contrôle : il peut diminuer l’entretien et réduire les services auxiliaires compris dans le loyer réglementé. On peut hausser le prix effectif d’un bien sans en modifier le prix nominal. Si un boulanger peut augmenter le prix effectif de son pain en en réduisant la taille, si un confiseur peut accroître le prix de ses tablettes de chocolat en en réduisant le poids, le propriétaire de logements peut augmenter le loyer effectif en réduisant les services fournis à un logement d’une superficie donnée. Le loyer effectif augmente et ceux qu’on voulait protéger devront peut-être payer un loyer plus élevé qu’ils n’auraient dû le faire en l’absence de réglementation. Dans tous les cas où les propriétaires réussissent à contourner les règlements et à s’approprier la rente, la réglementation a pour effet d’augmenter le loyer effectif et de nuire au locataire. La réglementation a également pour conséquence de réduire l’offre de nouveaux logements. C’est pour cette raison que la plupart des gels des loyers prévoient une exemption d’une certaine durée pour les immeubles neufs. L’existence de cette échappatoire influe sur les loyers tant dans les secteurs réglementés que dans les secteurs non réglementés. Au plus fort de la période de réglementation des loyers à Toronto (en 1982), le loyer mensuel moyen dans le secteur non touché était de 530 $, comparativement à 358 $ dans le secteur réglementé. Cet écart était attribué pour moitié à des différences dans les caractéristiques des immeubles d’un marché à l’autre. L’autre moitié aurait été le résultat de la réglementation de l’ancien stock de logements et de l’exemption accordée pour les logements neufs8. 11. LA DISSIPATION DE LA RENTE L ’existence d’une rente influence les comportements individuels. Ces réactions peuvent donner lieu à un phénomène de dissipation ou de gaspillage de la rente. On dissipe la rente lorsque les comportements adoptés pour se soustraire à la réglementation ou pour la contourner engendrent des coûts additionnels. Le rationnement par la file d’attente donne lieu à une dissipation de la rente sous la forme de temps perdu. Si le consommateur réussit à s’approprier la rente en faisant la queue, il doit sacrifier une partie de son temps et dissipe ainsi une partie de 153 154 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS sa rente. Il se produit un gaspillage de ressources que le mécanisme des prix permet de prévenir. Si les Soviétiques passaient en moyenne deux heures par jour dans les files d’attente, on imagine facilement le gaspillage énorme de temps qui en résultait. À la limite, la rente risque d’être entièrement dissipée en temps d’attente. Ceux dont le temps a la valeur la plus faible et qui accordent le plus de valeur au pain sont les premiers à se joindre à la file. Chaque consommateur est disposé à consacrer à l’attente un temps dont la valeur maximale ne peut pas dépasser la rente. Si le pain se vend 50 ¢, le consommateur pour qui le pain vaut 70 ¢ est prêt à perdre un temps d’une valeur maximale de 20 ¢. Le dernier pain vendu au prix réglementé devrait procurer à son acheteur une rente tout juste égale à la valeur du temps perdu. Le phénomène de dissipation de la rente est associé aussi aux autres mécanismes de rationnement. Le marché noir comporte des risques. Une partie de la rente est dissipée sous la forme des coûts additionnels engagés pour camoufler les transactions et éviter la détection. Le gouvernement peut aussi avoir à payer des frais afin de réprimer le marché noir qui fait échec à ses visées. Ces coûts supplémentaires n’existeraient pas dans un marché libre et ils représentent un gaspillage de la rente. Le rationnement par coupons implique également du gaspillage (impression des coupons, distribution, contrôle, etc.), puisque le rationnement effectué par le prix du marché ne requiert pas de coupons. Le boulanger qui contourne le contrôle en modifiant son produit s’expose à payer des coûts de production accrus parce qu’il doit modifier ses méthodes de production. Ces coûts sont superflus : ils servent uniquement à se soustraire à la réglementation et à accaparer la rente. Ils représentent un gaspillage de ressources : le boulanger n’aurait pas à les assumer s’il n’y avait pas de réglementation. 12. LES ASPECTS DISTRIBUTIFS DU CONTRÔLE L e contrôle des prix repose souvent sur de nobles intentions : on veut protéger des groupes particuliers, généralement démunis, contre des hausses ou des niveaux de prix jugés excessifs. Les bonnes intentions ne sont toutefois pas garantes des résultats. En réalité, les groupes visés ne bénéficient pas toujours de ce type de réglementation. Il se pourrait même que celle-ci n’atteigne aucun des objectifs visés et qu’elle ne procure aucun avantage en contrepartie des distorsions qu’elle provoque. Ses effets distributifs sont largement déterminés par les comportements particuliers que provoque l’émergence d’une rente. Chaque mode de rationnement qui se substitue à un mécanisme des prix inopérant engendre des effets distributifs propres qui peuvent différer des effets désirés. La rente peut être obtenue aussi bien par les producteurs, par les intermédiaires du marché noir que par les consommateurs. Elle peut également être dissipée, auquel cas personne n’en bénéficie véritablement. Les avantages du contrôle se trouvent ainsi détournés au bénéfice d’autres groupes que les groupes cibles. Si le producteur obtient en cachette des montants additionnels, s’il parvient à hausser ses prix sous la forme déguisée d’une baisse de la qualité, c’est lui qui accapare la rente et le consommateur paie le plein prix malgré le contrôle. Le prix CHAPITRE 8 LE CONTRÔLE DES PRIX effectif peut même être plus élevé qu’en l’absence de contrôle, en raison des coûts supplémentaires occasionnés. La pénurie risque toutefois d’être faible, puisque le producteur obtient la rente et est incité à produire davantage. Si un marché noir se met en place, le contrôle peut entraîner une hausse du prix effectif en occasionnant une pénurie, et le consommateur est désavantagé. Ce ne serait pas la première fois qu’en voulant aider un certain nombre de gens le gouvernement adopterait une mesure qui les défavoriserait. Le gouvernement ne peut avoir la certitude que son action bénéficie à ceux qu’il veut aider que s’il émet des coupons. Toutefois, même dans ce cas, il n’atteint pas véritablement ses objectifs. S’il distribue des coupons au lieu d’effectuer un transfert en espèces, on présume qu’il veut inciter les groupes cibles à consommer le produit réglementé. Or, certains consommateurs à qui on a remis des coupons préféreront les vendre pour acheter d’autres biens qu’ils désirent plus ardemment. Ce sont toutefois ces groupes cibles qui s’approprient la rente. 13. CONCLUSION E n empêchant le marché d’atteindre son équilibre, le contrôle des prix entraîne une pénurie. Les ressources sont détournées vers d’autres productions moins valorisées et il s’ensuit une réduction du bien-être collectif. Au lieu d’obtenir du pain, le consommateur acquiert d’autres produits dont il se priverait volontiers en échange de pain. Selon le mécanisme de rationnement qui se substitue au mécanisme des prix, la perte de bien-être peut être accentuée ou atténuée. Quand le rationnement s’effectue au moyen de la file d’attente, la production du bien réglementé est insuffisante et la répartition de la production disponible est sous-optimale. Les biens disponibles ne se retrouvent pas entre les mains des personnes qui les valorisent le plus ; ils sont plutôt acquis par les personnes qui peuvent se permettre de faire la queue, leur temps ayant une faible valeur. Le contrôle des prix entraîne dans ce cas un deuxième gaspillage, associé à l’inefficacité de l’échange. Les autres modes de rationnement favorisent toutefois la réalisation de l’optimum d’échange, car les biens disponibles parviennent aux personnes qui les valorisent le plus ; c’est le cas du marché noir et de l’émission de coupons négociables. L’échange est efficace également quand le rationnement s’opère au moyen d’une baisse de la qualité du produit réglementé. Il se réalise en fait dans toutes les situations où le contrôle est inopérant, car alors la hausse des prix se manifeste d’une façon ou d’une autre en dépit de la réglementation. Si le producteur réussit à accaparer la rente, la production peut même se rapprocher de son niveau optimal. Paradoxalement, quand les divers intervenants parviennent à se soustraire à la réglementation, le consommateur doit payer plus cher pour le produit qu’en l’absence de contrôle, parce que le bien est plus rare (tableau 8-1). La réglementation, qui se fonde sur la volonté d’aider le consommateur démuni en empêchant les prix de monter, aboutit dans bien des cas à des prix plus élevés ! Ce tour de force n’est pas gratuit, car il s’accompagne inévitablement d’une distorsion de l’allocation des ressources. C’est à se demander si le contrôle des prix procure quelque avantage que ce soit ! 155 156 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS nnn T ableau | 8-1 Les mécanismes de rationnement Production Échange Rente Prix effectif File d’attente Pénurie Sous-optimal Acheteur Prix réglementé + temps perdu Préférence individuelle Pénurie Sous-optimal Producteur Prix réglementé Marché noir Pénurie Optimal Intermédiaire Valeur marchande Pénurie Optimal Détenteur de coupons Valeur marchande Quasi optimale Optimal Producteur Valeur marchande Coupons (avec revente) Baisse de la qualité N O T E S 1. Radio-Canada, Le Point, 23 septembre 1987, reportage sur Moscou. 2. Chambre des communes du Canada, projet de loi C-73 (Loi ayant pour objet de limiter les marges bénéficiaires, les prix, les salaires et les rémunérations au Canada), adopté le 3 décembre 1975. 3. G. Gauthier et F. Leroux. Microéconomie – Théorie et applications, Chicoutimi, Gaëtan Morin éditeur, 1981, p. 328-331. 4. W. Marsden, « Savings Bonds Better Bet Than This « Bargain Building », The Gazette, 11 avril 1981. 5. K. Johnson, « The Stakes Get Higher in Food-Stamp Frauds », U.S. News & World Report, 7 février 1983, p. 51-52. 6. W. Simon, A Time for Truth, New York, McGraw-Hill, 1978, p. 53. 7. J.L. Carr, « Wage and Price controls : Panacea for Inflation or Prescription for Disaster », The Illusion of Wage and Price Control, Vancouver, The Fraser Institute, 1976. L’auteur raconte (p. 41) qu’à l’entrée en vigueur du contrôle des prix aux États-Unis, au début des années 1970, les fabricants de soupe aux boulettes de matzo ont réduit de quatre à trois le ­nombre de boulettes par portion ! 8. S. Fallis et L.B. Smith, « Rent Controls with Exemptions », Ottawa, Société canadienne d’hypothèque et de logement, ­polycopié, 1984. CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 1. Introduction 2. Pourquoi soutenir les prix ? 3. La création d’un surplus 4. La formation d’un club privé 5. Le prix d’une carte de membre 6. La création d’une rente 7. La capitalisation de la rente 8. Faible rente, gros prix 9. Certaines cartes sont chères, d’autres pas 10. La dissipation de la rente 11. Une invitation à l’illégalité 12. Une pression constante sur les prix 13. L’impasse des gains transitoires 14. Conclusion 158 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. INTRODUCTION L ’ agriculteur canadien doit payer jusqu’à dix fois le prix d’une vache pour avoir le droit de vendre son lait au prix de soutien1. Ce douteux privilège, l’agriculteur le doit à une politique gouvernementale qui vise à l’aider en soutenant le prix du lait. Le même type d’intervention gouvernementale produit le même résultat dans le domaine du taxi. Pour faire du taxi à New York, on doit détenir un permis qui peut coûter près de 350 000 $ aux propriétaires individuels. À Toronto, il faut débourser 250 000 $ pour obtenir le même privilège. Le permis de taxi atteint un prix plus modeste à Montréal, soit 200 000 $. Pourtant, la réglementation a pour but d’aider les propriétaires de taxis, tout en protégeant le consommateur2. Au Québec, l’illégalité est très répandue dans l’industrie de la construction. La rénovation domiciliaire est effectuée en bonne partie par des travailleurs au noir. Ce phénomène, sans lien apparent avec le prix élevé des permis d’exploitation dans les domaines du taxi et de l’agriculture, est pourtant la conséquence du même type d’inter­ vention gouvernementale. Il est le fruit du décret de la construction, qui définit les tâches réservées aux différents métiers de la construction et fixe la rémunération. Ces phénomènes résultent de politiques de soutien des prix qu’on retrouve dans un nombre surprenant de secteurs d’activité. La Loi sur le salaire minimum constitue un autre exemple de ce type de politique. 2. POURQUOI SOUTENIR LES PRIX ? C ertaines catégories de travailleurs ont des revenus modestes et parviennent péniblement à joindre les deux bouts. Si seulement leur salaire était plus élevé, ils pourraient vivre dans l’aisance, tout en ne travaillant pas davantage ! La solution est apparemment très simple : il suffit d’augmenter leur salaire en décrétant un salaire minimum. Les agriculteurs travaillent sans relâche. Leur métier leur procure certains avantages, mais il est éreintant et les jours de congé sont rares ; les vaches ne prennent pas de vacances ! De tout temps, la société a considéré qu’ils retiraient des revenus insuffisants de leur dur labeur. Là encore, la solution est toute trouvée : les agriculteurs vivraient beaucoup mieux s’ils pouvaient vendre leur production à un prix correct et juste. Si le gouvernement fixait le prix des produits agricoles à un niveau plus élevé, les problèmes des agriculteurs seraient réglés. Les petits dépanneurs ont peine à concurrencer les grandes chaînes qui peuvent vendre la caisse de 24 bières à des prix imbattables. La même argumentation est utilisée par les détaillants d’essence indépendants qui affrontent les réseaux de pétrolières. Il n’est donc pas surprenant de constater que la Régie des alcools et la Régie de l’énergie sont intervenues en fixant des prix minimaux 3. Les gouvernements invoquent différentes raisons pour justifier leur politique de soutien des prix. Quelle que soit la raison officielle, ces mesures s’expliquent le plus CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX souvent par la volonté de hausser le revenu de certaines catégories de personnes en augmentant le prix auquel elles peuvent vendre leurs services. Elles se fondent généralement sur l’opinion selon laquelle ces personnes disposeraient d’un revenu inadéquat si elles obtenaient pour leurs services le prix dicté par le marché. La solution préconisée est alors de maintenir le prix au-dessus du prix du marché. Hélas, ce n’est malheureusement pas si simple ! 3. LA CRÉATION D’UN SURPLUS L es politiques de soutien des prix provoquent sur le marché des ajustements qui entravent la réalisation des objectifs distributifs visés et entraînent des distorsions dans l’allocation des ressources. Comme le contrôle des prix débouche sur une pénurie, il n’est pas étonnant que le soutien des prix engendre un surplus. Les deux politiques sont tout aussi coûteuses l’une que l’autre, en raison des distorsions qu’elles entraînent dans l’allocation des ressources. De surcroît, on n’a pas fait la preuve qu’elles ont les effets distributifs désirés ; en fait, elles peuvent même nuire à ceux qu’elles prétendent aider. Le marché a pour fonction d’équilibrer les quantités offertes et demandées de chaque bien et de chaque service. Si une intervention gouvernementale dicte un prix supérieur au prix d’équilibre, il est facile de prévoir les conséquences immédiates de cette décision : d’une part, la quantité demandée diminue, le bien étant plus cher ; d’autre part, la quantité offerte augmente, la rentabilité de l’activité étant accrue. Il en résulte inévitablement une offre excédentaire (graphique 9-1). Les surplus agricoles La forme précise de cette offre excédentaire dépend du secteur. Dans le domaine agricole, les fermiers, attirés par le prix de soutien, produisent davantage. Chacun cultive plus intensivement ses terres en utilisant plus d’engrais et en ensemençant n n n G rap h ique | 9-1 La création d’un surplus Prix Offre Surplus Au prix de soutien P, la quantité demandée du produit est X, alors que les producteurs offrent la quantité X1 : il y a donc un surplus égal à (X1 – X). Si les producteurs décident d’écouler toute leur production, ils devront se contenter du prix P1, qui est le prix auquel les consommateurs sont disposés à acheter la quantité X1. P P1 Demande X X1 Quantité 159 160 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS les terres peu productives. Certains abandonnent les cultures dont le prix n’est pas soutenu pour produire la denrée soutenue, mais ils ne peuvent pas écouler toute leur récolte au prix de soutien, la demande étant réduite en raison du prix plus élevé. Comment réagiront-ils s’il y a un surplus de denrées périssables ? Quel comportement peut-on prévoir de leur part ? Mieux vaut écouler ses surplus, même à prix réduit, que de les laisser se détériorer dans des entrepôts. Toutefois, ce comportement risque fort de faire baisser le prix et de l’amener au-dessous du prix d’équilibre, en raison de l’abondance de la production (graphique 9-1). Les agriculteurs ne s’en porteraient guère mieux ! C’est pourquoi le soutien des prix ne suffit pas ; il doit nécessairement être associé à d’autres mesures. Il s’accompagne souvent d’un engagement gouvernemental à acheter les surplus agricoles au prix de soutien. On observe alors une accumulation de produits agricoles dans les entrepôts du gouvernement, ce qui donne lieu à divers problèmes. C’est le cas du sirop d’érable : à la fin de 2005, plus de 60 millions de livres de sirop d’érable, ou près de 100 000 barils, étaient conservés à grands frais dans les entrepôts de la Fédération des producteurs acéricoles, certains depuis le printemps 2000. Pas surprenant que cet entreposage prolongé ait provoqué un processus de fermentation extrême qui a rendu le sirop de bon nombre de barils impropre à la consommation (encadré 9-1)4. Le gouvernement peut essayer de vendre ses surplus. Mais il ne peut certainement pas les écouler sur le marché intérieur, qui ne parvient pas à absorber la récolte annuelle, sans casser le marché pour les agriculteurs. S’il se tourne vers les marchés extérieurs, il doit trouver des clients qui, normalement, n’auraient pas acheté les produits canadiens. Il ne faut toutefois pas trop compter sur ces débouchés, le Canada n’étant pas le seul pays aux prises avec des surplus agricoles. Le gouvernement peut offrir une partie de la production excédentaire en cas de cataclysmes internationaux. Un tremblement de terre en Amérique latine a permis dans le passé au gouvernement canadien d’écouler une partie de son surplus accumulé de poudre de lait, expédiée à titre d’aide aux sinistrés. La solution peut être aussi de détruire les stocks, purement et simplement, au risque de susciter l’indignation populaire. Comme on le constate, il n’est pas facile de se départir des surplus gouverne­ mentaux ; les solutions ne sont pas nombreuses. L’achat des surplus agricoles par le gouvernement ne constitue donc pas une politique viable. On doit envisager une autre solution, consistant à prévenir la constitution de surplus, par exemple par les restrictions à l’entrée et à la production. Les autres surplus Dans le domaine du taxi, le surplus prend une forme différente, l’accumulation de stocks y étant manifestement impossible. Le surplus se présente plutôt sous la forme d’un nombre excessif de voitures-taxis par rapport à la demande. Faute de réglementation à l’entrée, les voitures sont sous-utilisées. Pour trouver une solution à ce problème, la coopérative des propriétaires de taxis de Laval, qui détient le monopole du taxi dans l’île Jésus, vient d’interdire la pratique du « doublage » qui permet aux CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX E N C A D R É 9 - 1 Pendant que des millions de litres dorment dans des entrepôts… les stratégies de mise en marché du sirop d’érable laissent un goût amer N ’attendez pas la fin de la saison pour acheter votre sirop d’érable en solde. Malgré les millions de litres de sirop qui dorment dans trois entrepôts québécois, la Fédération des acériculteurs du Québec maintient le cap et ne compte toujours pas baisser les prix. Depuis deux ans, elle a plutôt choisi d’imposer des quotas à ses membres afin qu’ils ne produisent qu’à 75 % de leur capacité. Et elle mise sur l’exportation pour écouler les stocks excédentaires. Elle a dans sa ligne de mire quatre marchés : l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, mais surtout le Japon, qui a augmenté de 40 % ses importations l’année dernière. Et ce n’est pas un hasard : une délégation de Québécois a débarqué à Tokyo au printemps 2005. Les acériculteurs ont installé une cabane à sucre et fait de la tire d’érable. Au Japon, une conserve de sirop se vend plus de 20 $. Ici, le consommateur québécois continue de payer moins de 5 $ pour sa boîte d’une livre et demie, mais beaucoup plus s’il décide d’acheter une jolie bouteille dans un supermarché. Dans un cas comme dans l’autre, le producteur reçoit autour de 2 $ pour chaque livre vendue, selon la clarté du produit – le sirop pâle se vendant plus cher. Mauvaise stratégie ? L’économiste Pierre Fortin croit que le maintien des prix à leur niveau actuel est une mauvaise décision. « En ce moment, au Québec, dit-il, un très grand nombre de producteurs est au bord de la faillite. » Selon lui, si on diminuait temporairement le prix des produits de l’érable plutôt que de couper le quart de la production, on pourrait stimu- ler la vente et enfin vider ces entrepôts où l’on trouve du sirop qui date parfois de la récolte de l’an 2000. « Ça a l’air logique de dire que si on baisse le prix, les gens vont en acheter plus, plaide Marc-André Côté, secrétaire adjoint de la Fédération. Mais ce n’est pas tout à fait exact : il y a une certaine limite à la consommation du sirop d’érable. Ce n’est pas du sucre blanc. Les gens ne l’utilisent pas partout. » Les résultats statistiques préliminaires obtenus par Pierre Fortin indiquent toutefois qu’une baisse de 10 % des prix entraînerait une hausse de 20 % de la consommation de sirop d’érable. L’économiste a fait une étude à la demande des érablières de transformation. Pourquoi des acériculteurs demandent-ils à un spécialiste d’étudier les pratiques de leur propre Fédération ? Parce que, dans le groupe, ce n’est pas l’harmonie. « C’est l’enfer », confie plutôt un propriétaire de cabane à sucre, qui se plaint d’être très mal représenté par son syndicat. La Fédération des acériculteurs fait partie de l’Union des producteurs agricoles (UPA). Tout producteur doit en faire partie, celui qui entaille 200 arbres presque par hobby et vend son sirop sur la ferme comme celui qui dirige une véritable PME. Seulement 1 0 00 produc­ teurs sur 7 300 vivent de l’érable. La grande majorité a d’autres revenus plus importants. Mais tous doivent se conformer aux mêmes règles. Comment expliquer les surplus ? Le Québec est de loin le plus important pro­ ducteur de sirop d’érable de la planète : 80 % de tout le sirop que l’on retrouve dans le monde est fait ici. Et ça ne semble pas vouloir changer. « La capacité de production a triplé au cours des 15 dernières années, notamment à cause des progrès technologiques pour la cueillette du sirop », explique Marc-André Côté. Les ventes ont augmenté, mais pas aussi rapidement que la production de sirop. Et comme dans toute agriculture, la nature a le dernier mot sur la production. Dans les cabanes à sucre, l’an 2000 a été la meilleure année de tous les temps. La pro­ ­duction a dépassé de beaucoup la demande, et les prix étaient en chute libre. La Fédération a ramassé les surplus, en gros barils de sirop en vrac provenant directement des cabanes. En 2002, la Fédération a créé une agence de vente pour gérer les stocks invendus qui s’empilaient à la vitesse grand V. Elle tente de les écouler depuis. Les barils contiennent du sirop récolté depuis six ans dans des conditions pas toujours optimales. Dans un reportage-choc, les journalistes de l’émission La Semaine verte de Radio-Canada nous montraient la semaine dernière des barils de sirop qui avaient fermenté. La situation est inquiétante : la fermentation ne rend pas le sirop impropre à la consommation, mais elle altère son goût. Un peu, dans le cas d’une légère fermentation, mais si le baril de sirop a fendu sous la pression, on peut s’attendre à un goût de moisi. Cette année, 170 cabanes seront fermées, leurs propriétaires ayant choisi d’utiliser un congé de production parrainé par la Fédération. « C’est un problème économique, mais c’est aussi un problème social, indique Pierre Fortin. Ces gens-là vieillissent et leurs entreprises, qu’ils pensaient passer à leurs enfants, ne valent plus rien. Sur le plan humain, c’est tragique. » Source : Stéphanie Bérubé, La Presse, 17 mars 2006, p. A1. propriétaires de louer leur véhicule à un chauffeur indépendant pendant les heures où ils ne s’en servent pas5. Dans le domaine de la construction, les prix de soutien s’accompagnent de chômage dans les différents métiers de ce secteur d’activité. En imposant un salaire supérieur au salaire du marché, la loi du salaire minimum aboutit au même résultat6. 161 162 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 4. LA FORMATION D’UN CLUB PRIVÉ C omme ils engendrent des surplus, les prix de soutien appellent tôt ou tard une intervention additionnelle qui consiste habituellement à restreindre l’entrée et à limiter la production. La solution est de former un club privé dont ne fait pas partie qui veut. Dans le domaine agricole, les gouvernements aux prises avec des surplus importants mettent parfois sur pied un programme de réduction des emblavures, qui prévoit de payer les agriculteurs pour qu’ils laissent en friche des surfaces cultivables. En incitant les fermiers à réduire les surfaces cultivées et à limiter leur récolte, les gouvernements espèrent écouler leurs surplus. Le gouvernement américain a instauré une politique de ce type en 1983. Pour chaque acre de terrain qu’il laissait en friche, l’agriculteur recevait une certaine quantité de céréales puisée à même les stocks gouvernementaux. Les solutions de cette nature ne donnent pas toujours les résultats escomptés, parce que les fermiers laissent en friche les terres les moins fertiles et cultivent plus intensivement les surfaces réduites. Dans le même ordre d’idées, Washington a versé de l’argent aux fermiers, en 1986, pour qu’ils abattent des vaches laitières afin de réduire la production de lait. Les fermiers ont tué leurs vieilles vaches improductives, ont empoché l’argent du gouvernement et ont reconstitué leur cheptel grâce à des génisses productives. Non seulement le marché a été inondé de viande de bœuf coriace et ­insipide, mais la production de lait a augmenté7 ! Une mesure similaire a été mise de l’avant par l’Union européenne dans le cas des problèmes récurrents de surplus de vin : l’objectif poursuivi est l’arrachage de 400 000 hectares de vignes sur une période de cinq ans, le budget des aides étant plafonné à 2,4 milliards de dollars8. De la même façon, pour atténuer le problème des surplus de sirop d’érable, le gouvernement du Québec a alloué des sommes aux acériculteurs pour financer des congés de production9. L’expérience des autres pays permet de douter de l’efficacité de cette mesure. La solution canadienne habituelle au problème des surplus agricoles consiste à émettre des droits de production, appelés quotas de production. S’il veut pouvoir produire la denrée réglementée et la vendre au prix de soutien, l’agriculteur doit détenir un quota de production. En restreignant le nombre de quotas émis, le gouvernement est en mesure de ramener la production annuelle à la quantité que le marché peut absorber au prix de soutien, prévenant ainsi la formation de surplus (graphique 9-2). En pratique, on détermine la quantité de la denrée que le marché intérieur peut absorber au prix de soutien ; on la répartit ensuite entre les provinces productrices et on confie aux offices de commercialisation de chaque province la tâche de distribuer les quotas entre les agriculteurs. Chacun d’entre eux est ensuite tenu de respecter la limite de production qu’on lui a imposée, celui qui produit trop étant sanctionné. Le système de quotas sert à réglementer l’entrée dans le club et la production. Ne peuvent entrer sur le marché réglementé que les détenteurs de quotas, et leur production individuelle se limite aux quotas qu’ils détiennent. Pour faire partie du CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX n Les quotas de production n n G rap h ique | 9-2 Prix Quotas O P P * a b c d Perte P0 D X X * Quantité Pour prévenir la formation d’une offre excédentaire au prix de soutien P, le gouvernement restreint l’entrée dans le club et limite la production. Il émet des quotas de production en quantité X, soit la quantité que les consommateurs sont disposés à acheter au prix de soutien. Pour une quantité X, le prix du produit (P) dépasse son coût marginal de production (Po). La valeur du produit aux yeux du consommateur est donc supérieure à son coût marginal. Les consommateurs souhaiteraient qu’il y ait une hausse de la production jusqu’à la quantité optimale X*. Ils perdent donc un surplus égal à a + b ; les producteurs gagnent a, mais perdent d. La perte sociale nette en raison d’une restriction de la production est mesurée par le triangle b + d. club des producteurs de lait, il faut détenir des quotas de lait. On retrouve ce système, sous des formes légèrement différentes, dans plusieurs secteurs. Dans le domaine du taxi, par exemple, on recourt à l’émission de permis. Ce permis équivaut à un quota agricole en ce qu’il restreint l’entrée dans le club, mais il en diffère en ce qu’il ne limite pas la production individuelle de son détenteur. Dans le domaine de la construction, la réglementation définit les tâches que chaque corps de métier est autorisé à effectuer et les tarifs pour chaque tâche sont fixés par décret. Compte tenu des tarifs ainsi déterminés, le nombre de personnes désireuses d’exercer ces métiers est relativement élevé, et l’entrée dans le club est réglementée par la carte de compétence. Ce permis donne le droit d’exercer et d’exiger le tarif fixé par décret. La réglementation des professions impose aussi des barrières à l’entrée. Pour être autorisé à pratiquer le droit ou le notariat, on doit réussir les examens du Barreau ou de la Chambre des notaires. Certains diront que ces examens sont requis pour assurer la compétence des membres de ces ordres professionnels et pour protéger le public ; ils n’en constituent pas moins des barrières à l’entrée qui permettent d’éviter la formation de surplus comme les quotas de production agricole. Cependant, contrairement au quota agricole et au permis de taxi, la carte de compétence est rattachée à une personne et ne peut pas être échangée sur le marché. 5. LE PRIX D’UNE CARTE DE MEMBRE P our être admis dans le club des agriculteurs, il faut détenir la carte de membre que représente le quota agricole. Chaque club exige une carte de membre qui lui est propre : c’est le quota de lait, de poules pondeuses ou de poulets à rôtir ; c’est aussi le permis de taxi, la carte de compétence dans la construction. Ces cartes de membre peuvent coûter cher, même très cher. Pour faire partie du club des propriétaires de 163 164 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS taxis de New York, il faut acheter une carte de membre valant 350 000 $. À Mont­ réal, le club est beaucoup moins sélect : on peut en devenir membre en déboursant 200 000 $. Pour être accepté dans la confrérie des producteurs de lait du Québec, il faut payer plus de 1 000 000 $ si on a l’intention d’élever un troupeau de dimension moyenne10. Pour quelle raison des personnes rationnelles acceptent-elles de payer des sommes aussi considérables pour faire partie d’un club ? C’est que la carte de membre permet de bénéficier des avantages particuliers fournis par le club ; par exemple, un club sportif procure à ses membres le droit d’utiliser des équipements divers, notamment la piscine, les appareils de musculation et de conditionnement physique, les courts de tennis, etc. Alors, quels avantages le club des producteurs de lait, le club des propriétaires de taxis, le club des producteurs d’œufs procurent-ils ? Dans l’industrie laitière, la détention d’un quota autorise à produire un kilogramme de matière grasse par jour et à le vendre au prix de soutien. C’est là son seul avantage. Or, au Québec, ce quota se vendait 32 500 $ en juin 200611. Pour une ferme laitière moyenne, produisant 35,2 kg de matière grasse par jour, cela représente un débours de 1 144 000 $. Dans l’industrie avicole, le quota, d’une valeur de 200 $, permet de vendre la production annuelle d’une poule pondeuse, soit environ 25,2 douzaines d’œufs. Pourquoi payer si cher ? Une seule explication valable : cela rapporte ! Le quota de lait ou d’œufs permet à son détenteur de faire un profit sur la vente de lait ou d’œufs, compte tenu du prix de soutien décrété par les offices de commercialisation. Supposons qu’une douzaine d’œufs se vende 1,50 $. Pour accepter d’acheter un quota, l’agriculteur doit être convaincu de pouvoir produire ses œufs pour moins de 1,50 $. Le prix maximal qu’il acceptera de payer pour avoir le droit de produire une douzaine d’œufs est égal au profit qu’il pense pouvoir réaliser sur chaque douzaine. Si le producteur accepte de payer 200 $ pour un quota correspondant à la production annuelle d’une poule pondeuse, c’est qu’il pense pouvoir produire les œufs à un coût inférieur au prix de soutien et réaliser un profit minimal de 200 $ sur la durée du quota. Le fait qu’un quota d’œufs ait une valeur marchande, si faible soit-elle, montre que le prix d’une douzaine d’œufs est supérieur à son coût marginal. C’est la preuve que le prix des œufs est excessif et que, par conséquent, la production de cette denrée est inférieure à la production optimale. Le graphique 9-2 illustre cette situation. La valeur du quota atteste du fait que les agriculteurs obtiennent un profit de monopole. Dans un marché respectant les règles de la concurrence, le prix d’un bien est tout juste égal à son coût marginal. Le producteur marginal couvre alors à peine ses coûts, y compris une rémunération normale pour le temps qu’il consacre à son entreprise et le capital qu’il y a investi. Il ne peut pas se permettre de payer pour avoir le droit de produire. Observons les choses sous un angle différent : si le prix de soutien décrété par l’Office de commercialisation était égal au prix de l’équilibre concurrentiel, les quotas de production n’auraient aucune valeur marchande. Leur valeur provient du fait que les producteurs ont constitué un cartel ayant le pouvoir de fixer les prix. À cet égard, il est révélateur que l’on ait dû explicitement soustraire les cartels de producteurs agricoles aux dispositions de la législation antitrust. CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 6. LA CRÉATION D’UNE RENTE E n empêchant l’équilibre concurrentiel de se matérialiser, le prix de soutien et la réglementation de l’entrée engendrent une rente, autrement dit un écart entre le prix du bien et son coût marginal de production (graphique 9-3). Les producteurs obtiennent ainsi un prix supérieur au prix minimum requis pour couvrir leur coût marginal de production. Ils seraient en mesure de fournir le bien à un prix inférieur. C’est donc dire que le consommateur paie trop cher pour le produit : il paierait sûrement moins cher si on ne restreignait pas l’entrée dans le club. Dans un marché concurrentiel, les producteurs ne peuvent pas vendre à un prix supérieur au coût marginal parce que leurs profits supranormaux entraîneraient l’entrée de nouveaux producteurs. L’agriculteur serait en mesure de fournir la denrée à un prix inférieur au prix de soutien. Comme il serait disposé à vendre son produit moins cher, il obtient une rente, un profit pur qu’il n’est pas nécessaire de lui verser pour acquérir le produit. Il en est de même dans l’industrie du taxi. Comme l’entrée est réglementée, le tarif d’une course en taxi dépasse son coût marginal et le détenteur du permis empoche cette rente. Dans le domaine de la construction, la rente, réservée au détenteur d’une carte de compétence, est égale à l’écart entre le tarif du décret de la construction et la rému­ nération minimale exigée par les travailleurs pour effectuer une tâche. Le travail au noir atteste du fait que des ouvriers sont disposés à effectuer des tâches à un prix inférieur au tarif officiel ; il indique par le fait même que le tarif officiel est excessif. n n n G rap h ique | 9-3 Prix La rente associée aux quotas O Quotas La dernière unité vendue par les agriculteurs rapporte le prix de soutien P, mais elle ne coûte que P 0 à produire. Cet écart entre le prix de soutien et le coût marginal de production est une rente accordée aux agriculteurs en raison de la réglementation. La partie hachurée mesure la rente totale obtenue par les détenteurs de quotas. P Rente P0 D X Quantité 7. LA CAPITALISATION DE LA RENTE I l existe évidemment un lien étroit entre la valeur des quotas et la rente émergeant de la réglementation de l’entrée. Cela va de soi, puisque le quota ne procure qu’un avantage, soit le droit à la rente. En achetant un quota, l’agriculteur achète le 165 166 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS droit à la rente pour toute la durée du quota. Le lien entre la valeur du quota et la rente est de même nature que le lien entre le prix d’un immeuble et le loyer qu’il rapporte, ou le lien entre le prix d’une action et les futurs bénéfices auxquels elle donne droit. Un quota de poule pondeuse donne le droit de vendre la production d’une poule pondeuse, soit environ 25 douzaines d’œufs par année. Si la douzaine d’œufs se vend 1,50 $ et si son coût marginal de production est de 1 $, l’agriculteur peut réaliser un profit de 50 ¢ par douzaine produite. Le quota lui donne alors le droit à un profit annuel de 12,50 $. C’est le montant maximum qu’il acceptera de verser pour louer un quota pendant une année. Le graphique 9-4 illustre le lien entre la rente créée par la réglementation et la demande pour les quotas de production. Combien l’agriculteur acceptera-t-il de payer au maximum pour acheter le quota et obtenir le droit de produire 25 douzaines d’œufs par année, à perpétuité ? Un prix égal à la valeur actuelle des rentes futures auxquelles le quota lui donne droit. À un n Le marché des quotas n n G rap h ique | 9-4 A. Prix Quotas O P P0 Cm0 D X0 X Produits agricoles B. Loyer annuel d’un quota Quotas disponibles Prix offert par un producteur efficace P – Cm0 Demande de quotas: P – Cm P – P0 X X0 Quotas agricoles Le quota procure à son détenteur un profit égal à l’écart entre le prix de soutien et le coût marginal de production. Ce profit pur correspond au montant maximum qu’un producteur est disposé à payer pour obtenir le quota pendant une année. Ainsi, le producteur le plus efficace est disposé à payer un prix égal à (P – Cm0) pour son quota (graphique A). Cette somme permet de repérer le premier point sur la courbe de la demande pour les quotas de production agricole (graphique B). Si le coût marginal est croissant, la valeur des quotas diminue au fur et à mesure que leur nombre augmente. Les agriculteurs seraient disposés à acheter des quotas jusqu’à la quantité X0, en supposant que le prix de soutien est de P. C’est effectivement pour une production agricole X0 que le prix de soutien est égal au coût marginal. La valeur du X0e quota est donc nulle, ce que reflète la courbe de la demande. Si le nombre de quotas est limité à X, alors le loyer annuel des quotas atteint (P – P 0). CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX taux d’intérêt de 6 %, une rente annuelle perpétuelle de 12,50 $ a une valeur capitalisée de près de 208 $. C’est le prix maximal qu’un agriculteur sera disposé à payer pour acquérir le quota d’une poule pondeuse. Ce calcul hypothétique donne un résultat voisin de la valeur du quota pour une poule pondeuse au Québec. À 200 $, ce quota procurerait au producteur marginal une rente d’environ 50 ¢ par douzaine d’œufs. Ce calcul rapide incorpore toutefois un certain nombre d’hypothèses susceptibles d’influer sur le résultat. Il suppose, entre autres, que le quota a une durée indéfinie et que le taux d’intérêt reste constant. Si la durée du quota était écourtée, le prix de 200 $ correspondrait à une rente plus substantielle, car alors l’agriculteur devrait récupérer plus rapidement le prix du quota. Si le taux d’intérêt était plus élevé, la rente annuelle serait plus substantielle. Le tableau 9-1 illustre la relation entre la rente et la valeur des quotas. nnn T ableau | 9-1 La capitalisation de la rente Prix d’une douzaine d’œufs 1,50 $ 1,50 $ 1,55 $ Coût marginal 1,00 $ 1,05 $ 1,00 $ Rente par douzaine 0,50 $ 0,45 $ 0,55 $ 12,50 $ 11,25 $ 13,75 $ 6 % 208,33 $ 187,50 $ 229,16 $ 8 % 156,25 $ 140,62 $ 171,87 $ 13 % 96,15 $ 86,53 $ 105,76 $ Loyer annuel (rente pour 25 douzaines) Rente capitalisée et valeur du quota (rente annuelle/taux d’intérêt) à un taux d’intérêt de : 8. FAIBLE RENTE, GROS PRIX U ne rente de 50 ¢ par douzaine d’œufs peut paraître modeste. Pourtant, les quotas nécessaires à l’exploitation d’une ferme de 5 0 00 poules pondeuses atteignent de ce fait une valeur considérable, à tel point que la Fédération des producteurs d’œufs de consommation du Québec a mis en place un Programme d’aide au démarrage des nouveaux producteurs. Parce que le prix du quota d’une poule pondeuse correspond à la capitalisation des rentes futures, même une faible augmentation du prix de soutien peut avoir d’énormes répercussions sur la valeur des quotas. Supposons que l’Office de commercialisation propose une augmentation de 5 ¢ la douzaine d’œufs. Ce montant représente une hausse de 10 % de la rente (0,05 $/0,50 $) et il devrait se refléter dans une hausse équivalente de la valeur des quotas. Le quota de 208 $ s’apprécierait alors de 20 $ et le producteur exploitant une ferme moyenne de 5 0 00 poules pondeuses réaliserait sur l’ensemble de ses quotas un gain de capital de 100 000 $. Cela n’est pas à dédaigner ! Il n’est pas étonnant que les agriculteurs s’intéressent si vivement aux décisions des offices de commercialisation ! 167 168 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Le tableau 9-1 illustre l’effet substantiel qu’une variation de 5 ¢ du prix de soutien ou du coût de production peut avoir sur la valeur des quotas. On ne se surprendra pas d’apprendre que le consommateur attache peu d’importance à cette hausse de prix : 5 ¢ la douzaine d’œufs, ce n’est pas la fin du monde, cela s’assume assez bien. Pour une famille qui consomme en moyenne 62 douzaines par année, le coût additionnel se chiffre à seulement 3,10 $. Et le consommateur ne se donne pas la peine de capitaliser ses pertes annuelles, qui lui paraîtraient plus lourdes (51,66 $). On comprend alors que les décisions politiques et réglementaires puissent pencher plus souvent du côté des producteurs que de celui des consommateurs. Voilà un bel exemple de mesure dont les avantages touchent un nombre restreint de producteurs et dont les coûts se répartissent entre un nombre considérable de consommateurs. Le producteur avicole moyen voit la valeur marchande de ses quotas augmenter de 100 000 $ à la suite d’une faible augmentation du prix d’une douzaine d’œufs, tandis que la facture alimentaire annuelle du consommateur moyen s’accroît de 3,10 $ environ. Nul besoin d’être malin pour deviner qui du consommateur ou du producteur déploiera le plus d’énergie pour influencer les décisions politiques en matière agricole ! 9. CERTAINES CARTES SONT CHÈRES, D’AUTRES PAS L e prix d’une carte de membre peut varier d’un club à l’autre. Si le permis de taxi se transige à 350 0 00 $ à New York, il faut en déduire que le prix d’une course en taxi y est nettement supérieur à son coût marginal et que les permis sont peu nombreux. Le nombre de permis à New York a très peu augmenté au fil des ans, passant de 11 787 en 1937 à 12 779 en 200512 ! Compte tenu de l’expansion de la ville durant les cinquante dernières années, il n’est pas étonnant que le permis de taxi ait pris une telle valeur. S’il coûte moins cher à Toronto, il en découle que le tarif d’une course excède son coût par une marge plus faible et que le nombre de permis en circulation est plus élevé par rapport à la clientèle. Avant 1999, la réglementation québécoise donnait au détenteur d’un permis de camionnage le monopole d’une route donnée et lui permettait de demander un prix supérieur au tarif concurrentiel. Il lui accordait par le fait même le droit à une rente de monopole égale à l’écart entre le tarif et le coût marginal du transport. Néanmoins, les permis de camionnage ont souvent eu une faible valeur. Cela tenait à diverses raisons, notamment à la difficulté de faire respecter la réglementation et au laxisme dont faisaient preuve les personnes chargées d’effectuer les vérifications nécessaires auprès des camionneurs. Il existait également des substituts aux transporteurs réglementés. Ainsi, les expéditeurs pouvaient recourir aux services des agences de location de camions pour effectuer leurs livraisons ; ils pouvaient aussi constituer leurs propres flottes. Le pouvoir de monopole des transporteurs réglementés s’en trouvait restreint d’autant. Le permis de camionnage ne pouvait pas dans ces conditions acquérir une valeur substantielle, puisqu’il ne fournissait pas à son détenteur des avantages considérables. CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 10. LA DISSIPATION DE LA RENTE T ous les permis ne donnent pas lieu à une capitalisation de la rente ; en effet, il est indispensable pour cela que les permis soient négociables. Dans certains secteurs, les permis sont rattachés à des personnes et ne sont pas transférables ; la capitalisation de la rente est alors impossible. Le médecin, l’avocat et le notaire ne peuvent pas vendre leur droit d’exercer la profession, pas plus que les travailleurs de la construction. Dans le domaine du transport aérien, les lignes ne sont pas négociables. La valeur des lignes ne peut se refléter dans le prix des permis ; elle se reflète plutôt dans la valeur de l’entreprise de transport aérien qui détient les lignes. Dans bien des cas, il peut se produire un phénomène de dissipation de la rente, consistant à gaspiller la rente créée par la réglementation au moyen de diverses pratiques entraînant d’inutiles hausses de coûts. Ainsi, dans le secteur du camionnage, la réglementation imposait parfois des trajets particuliers aux transporteurs ou leur interdisait de transporter des marchandises au retour. Les détenteurs de permis devaient parfois engager des dépenses pour influencer les décisions de l’organisme réglementaire13. Ces dépenses sont un exemple de dissipation de la rente : les coûts d’exploitation augmentent et la valeur des permis baisse. Le graphique 9-5 illustre un phénomène de dissipation partielle de la rente. n n n G rap h ique | 9-5 Prix Permis d’exploitation La dissipation de la rente Coût avec dissipation Coût marginal La rente créée par la réglementation peut être dissipée ou gaspillée à cause de diverses pratiques inefficaces qui haussent les coûts pour les producteurs. Ces pratiques font perdre aux producteurs la partie lignée de la rente initiale, la partie carrelée mesurant la rente qui leur reste. P P1 P0 D X Quantité 11. UNE INVITATION À L’ILLÉGALITÉ L ’ existence d’une rente implique des occasions d’échanges bénéficiant à toutes les parties. Des consommateurs seraient disposés à acheter une plus grande quantité du bien, à condition que le prix soit inférieur au prix de soutien ; des producteurs 169 170 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n Le gain associé à la clandestinité n n G rap h ique | 9-6 Prix Quotas O P Gains à l’échange P * P0 D X X * Quantité Quand la production se limite à la quantité X, il subsiste des occasions d’échanges avantageuses pour les deux parties. Des consommateurs accordent aux unités (X* – X) une valeur totale qui est égale aux parties quadrillée et hachurée. Par ailleurs, des producteurs seraient disposés à fournir ces unités additionnelles à un coût correspondant à la partie hachurée. La partie quadrillée représente les gains réalisés par les consommateurs et les producteurs si des unités additionnelles étaient produites et échangées au prix P *. Il faut prévoir qu’ils tenteront d’effectuer ces échanges additionnels; ils devront tou­te­ fois les réaliser dans la clandestinité, puisque la réglementation interdit d’effectuer des échanges à un prix inférieur au prix de soutien. seraient tout aussi disposés à le leur fournir à un prix infé­rieur au prix réglementé, leur coût marginal de production étant relativement faible. Les deux groupes profiteraient de ces échanges additionnels. Les consommateurs obtiendraient le bien à bon prix, tandis que les producteurs réaliseraient un profit sur les unités additionnelles vendues. Il existe donc un terrain d’entente possible entre consommateurs et producteurs ; il faut prévoir qu’ils chercheront à concrétiser ces échanges. Le ­graphique 9-6 permet de cerner les gains réalisables grâce à ces échanges addi­ tionnels. Pourtant, ces transactions sont illégales, puisqu’elles ne peuvent s’effectuer qu’à un prix inférieur au prix décrété par le gouvernement ou par l’organisme mandaté à cette fin. Si on n’applique pas la réglementation de manière stricte, les infractions seront fréquentes : par exemple, le travail au noir est courant dans le secteur de la rénovation, car on le détecte plus difficilement que sur les chantiers de construction. Même si on le dénonce souvent et qu’on estime qu’il est à l’origine de bien des maux, notamment du chômage, le travail au noir sert de soupape quand une réglementation trop forte empêche le marché de jouer son rôle ; à vrai dire, il ne constitue pas la cause des problèmes, mais la conséquence des distorsions d’origine réglementaire ou fiscale. C’est un phénomène normal, qui a des effets bénéfiques pour la société dans son ensemble, puisque des échanges avantageux pour les deux parties peuvent ainsi se réaliser, échanges que la réglementation a rendus impos­ sibles. Les distorsions attribuables à la réglementation s’en trouvent réduites. Le travail au noir dans la rénovation et les exportations clandestines de sirop d’érable sont à cet égard deux phénomènes semblables : des agents essaient de conclure des transactions avantageuses pour les deux parties, néanmoins interdites par la réglementation. CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 12. UNE PRESSION CONSTANTE SUR LES PRIX L a capitalisation de la rente implique que, tôt ou tard, on devra adopter des prix de soutien, non pas pour augmenter le revenu des fournisseurs, mais pour couvrir leurs coûts et leur assurer une rémunération normale. Le soutien des prix n’a aucunement aidé les agriculteurs et les propriétaires de taxis qui ont dû acheter leurs quotas ou leurs permis. En raison du phénomène de la capitalisation, il aide uniquement les personnes à qui on a initialement distribué les quotas ou les permis ; il ne procure que des gains transitoires. L’agriculteur qui se voit attribuer des quotas de production au moment de la création d’un office de commercialisation reçoit un transfert substantiel. Il obtient gratuitement des droits de production d’une valeur considérable, qu’il peut vendre à son gré à leur pleine valeur. Ce faisant, il s’approprie toutes les rentes futures associées à ces quotas, et cela à leur valeur actuelle. Le jeune agriculteur qui prend la relève ne bénéficie pas de cet avantage : il doit acheter ces rentes futures en ­acquérant les quotas de production. La politique de soutien des prix ne l’avantage pas, puisqu’il doit payer pleinement le droit de vendre sa production au prix de soutien. Pour lui, le quota de production représente un coût. Ne nous étonnons donc pas du fait que la Fédération des producteurs d’œufs de consommation du Québec a mis en place un Programme d’aide au démarrage des nouveaux producteurs (encadré 9-2). En 2002, le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs du Québec a créé une société en commandite dotée d’un fonds de 50 millions de E N C A D R É 9 - 2 Œufs de consommation : lancement du Programme d’aide au démarrage de nouveaux producteurs L a Fédération des producteurs d’œufs de consommation du Québec a procédé aujourd’hui au lancement officiel de son Pro­ gramme d’aide au démarrage de nouveaux producteurs. tir sa propre entreprise, notamment en raison de la disponibilité du quota, des règlements restrictifs en place et de l’achat des équipements », a souligné le président de la Fédéra­ tion, M. Serge Lefebvre. consommation, c’est possible ! ». Par la suite, ils doivent se procurer le Guide des procédures d’inscription dans lequel on retrouve notamment le formulaire d’inscription ainsi que de précieux conseils. Très attendu, ce programme octroie chaque année à un nouveau producteur, à même une réserve de quotas prévue à cet effet, le droit d’utiliser, à certaines conditions, un quota de 5 0 00 pondeuses. Par ce programme d’aide, la Fédération veut ainsi favoriser l’augmentation du nombre de producteurs en privilégiant les jeunes et en considérant les régions à plus faible densité avicole. Exceptionnellement, pour l’année de lancement du programme, soit 2006, la date limite d’inscription du 30 juin a été repoussée au 31 août. Rappelons que le choix de la personne qui recevra l’aide offerte par le pro­ gramme se fera par tirage au sort parmi les candidatures qui auront été retenues. Ce choix final sera connu au plus tard le 30 octobre. « Nous sommes d’autant plus fiers de ce programme qu’il a été initié par des producteurs, et ce afin de donner chaque année la possibilité à un nouveau producteur non apparenté de démarrer dans cette production. Sans une telle aide, il est très difficile de par- […] Pour s’inscrire, les candidats doivent d’abord répondre à tous les critères d’admis­ sibilité énumérés dans le dépliant d’information « Démarrer en production d’œufs de La Fédération souhaite la meilleure des chances à tous les candidats et à toutes les candidates ! Source : Philippe Olivier, « Œufs de consommation : lancement du Programme d’aide aux nouveaux producteurs », Longueuil, Fédération des producteurs d’œufs de consommation du Québec, le 12 mai 2006, [en ligne], www.oeufs.ca/fr/quoidenoeuf/nouvelles/details/index.asp ?Page=1&NouvelleID=15 (site consulté le 5 janvier 2008). 171 172 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h ique | 9-7 Prix Quotas Les effets de la capitalisation sur les coûts de production Coût marginal, incluant le coût annuel du quota Coût marginal P P0 D X Quantité La valeur marchande des quotas de production reflète la rente associée au prix de soutien. Tout producteur qui désire obtenir un quota de production doit se le procurer à la valeur marchande. Comme cette valeur reflète exactement la rente (P – P 0), l’acquisition d’un quota de production entraîne un coût annuel égal à (P – P 0). C’est donc dire que le prix de soutien permet tout juste à ce producteur de couvrir son coût marginal de production, auquel s’ajoute le coût annuel du quota. Au fil des ans, tous les producteurs auront dû acheter leurs quotas de production, de sorte que la courbe du coût marginal est la courbe supérieure. Il faudra, bien entendu, modifier cette conclusion en fonction des gains possibles de productivité. dollars pour aider au financement des permis de taxis14. Le graphique 9-7 reproduit la nouvelle courbe du coût marginal des agriculteurs ; on suppose qu’ils ont dû acheter leurs quotas de production. On constate que le prix de soutien permet tout juste de couvrir le coût marginal, sans accroître le revenu net des agriculteurs. Ces agriculteurs doivent s’appuyer sur le prix de soutien simplement pour couvrir leurs coûts de production, dont le coût des quotas. La redistribution effectuée par le gouvernement a été entièrement accaparée par les agriculteurs en place au moment de l’adoption de la politique. Pour les agriculteurs des générations suivantes, la politique gouvernementale a essentiellement pour effet d’accroître artificiellement les coûts de production. Elle ne leur fournit aucun appui, sauf si elle donne lieu à une hausse du prix de soutien. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que de nouvelles pressions s’exercent pour faire monter le prix de soutien. Les représentants agricoles affirment que la forte valeur des quotas n’est pas à l’origine des prix agricoles élevés, parce que le coût des quotas n’entre pas dans la formule utilisée pour fixer les prix. Dans le cas des œufs, par exemple, cette formule se fonde sur les coûts d’exploitation d’une hypothétique ferme modèle. Toutefois, si des agriculteurs peuvent produire à moindre coût que dans cette ferme modèle, cela signifie que le prix (de soutien) des œufs est plus élevé que le coût auquel on peut les produire. Un tel écart entre prix et coût ne se rencontrerait pas en l’absence de quotas. 13. L’IMPASSE DES GAINS TRANSITOIRES C ’est pour cette raison que toute modification de la politique agricole est particulièrement délicate. En instaurant des prix de soutien, le gouvernement s’est pris au piège des gains transitoires. Il a consenti un transfert substantiel, entièrement CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX capitalisé, aux agriculteurs de la première génération, de sorte que l’abandon de sa politique pénaliserait les agriculteurs qui ont acheté leurs quotas à leur pleine valeur marchande. Comment pourrait-on éliminer les quotas de production alors que les agriculteurs ont dû payer une somme astronomique pour les obtenir ? On ruinerait ces agriculteurs. Même si l’abolition des quotas est souhaitable du point de vue ­a llocatif, elle se heurte à cette difficulté majeure. Comme solution acceptable à ce problème, on pourrait penser à racheter aux agriculteurs les quotas qu’ils ont dû acquérir, mais cette opération représenterait un coût énorme pour l’État. En 2002, le gouvernement américain a racheté – pour une somme de 1,3 milliard de dollars américains – les quotas de production détenus par les producteurs d’arachides15. La valeur marchande des quotas pour le lait, les œufs, les poulets et les dindons pourrait atteindre plusieurs milliards de dollars. Le même problème se pose dans tous les cas où l’intervention gouvernementale donne lieu à une capitalisation de la rente. 14. CONCLUSION C omme on peut le constater, il est difficile d’établir un bilan positif de la politique de soutien des prix, principalement dans les domaines où la rente est capitalisée. On impose un prix excessif au consommateur, qui réduit sa consommation en deçà de l’optimum, et on permet aux personnes qui ont eu la chance de se trouver là au moment où la politique fut lancée de faire un substantiel gain en capital. Mais le revenu des producteurs qui ont dû acheter leurs quotas, n’augmente pas pour autant. On a effectué une redistribution irréversible au détriment des consommateurs actuels et futurs, en faveur d’exploitants qui ont probablement, pour la plupart, cessé leurs activités et qui ont empoché un gain en capital appréciable. L’agriculteur contemporain se débat par contre avec des coûts plus élevés et son revenu net ne s’est pas accru pour autant. En outre, si la politique de soutien des prix n’a pas atteint son objectif redistributif, les distorsions allocatives qu’elle entraîne subsistent. Les perspectives d’un changement de cap ne sont guère encourageantes, malgré la vogue récente de la déréglementation dans les secteurs du camionnage, du transport aérien et de certaines professions libérales. Les agriculteurs ont grandement intérêt à faire pression pour obtenir des augmentations des prix de soutien : la valeur marchande de leurs quotas est très sensible à ces augmentations. Quant au consommateur, il s’intéresse peu à ces modifications : le coût que représente pour lui une hausse du prix des produits agricoles est sans commune mesure avec les bénéfices des producteurs. La façon dont fonctionne le marché politique n’est certainement pas de nature à inspirer l’optimisme à cet égard, puisque les bénéfices substanciels retirés par les producteurs ont beaucoup plus de poids que les faibles coûts individuels supportés par les consommateurs. Le gouvernement du Québec a réduit le nombre de permis de taxi à Montréal et il dicte des prix de soutien pour l’essence et la bière. En 2002, il a confié à la Fédération des producteurs acéricoles du Québec le monopole de la vente du sirop d’érable. En outre, de nombreuses personnes qui interviennent dans le débat sur la libéralisation des échanges tiennent à ce que l’agriculture soit exclue des négociations, ou 173 174 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS à tout le moins qu’on lui accorde un statut particulier. Offices de commercialisation et prix de soutien s’accommodent assez mal, en effet, de l’ouverture des frontières. Comment maintenir les prix si les producteurs étrangers peuvent écouler leur production au Canada ? De tout temps, l’agriculture a bénéficié des largesses gouvernementales. Si les intentions des décideurs pouvaient être nobles, il serait difficile d’affirmer que les résultats obtenus ont été satisfaisants, tant du point de vue allocatif que du point de vue de la distribution des revenus. Les mêmes conclusions peuvent s’appliquer mutatis mutandis aux autres secteurs faisant l’objet d’une politique de soutien des prix. N O T E S 1. Pour avoir le droit de vendre le lait produit par une cinquantaine de vaches, l’agriculteur doit payer plus de 1 0 00 0 00 $. Voir « Le quota de lait hors de prix », L’heure des comptes, Radio-Canada, 22 mai 2006, [en ligne], www.radio-canada.ca/ actualite/v2/heuredescomptes/niveau2_8899.shtml (site consulté le 18 juillet 2006). Le prix d’une vache laitière va de 2 0 00 $ à 2 500 $ : voir « Tout sur les vaches laitières », La semaine verte, 2 juillet 2006, [en ligne] www.radio-canada.ca/ actualite/v2/semaineverte/archive63_200607.shtml (site consulté le 18 juillet 2006). 2. 2005 Annual Report to the New York City Council, New York City Taxi & Limousine Commission, [en ligne], www.nyc.gov/ html/tlc/downloads/pdf/2005_annual_report.pdf (site consulté le 18 juillet 2006). 3. A. Nicoud, « Le prix plancher trop bas », La Presse, 4 juillet 2006 ; « Statu quo sur le prix de l’essence », La Presse, 29 juin 2006. Le prix minimal d’une caisse de 24 bouteilles (ou canettes) de 341 mL dont la teneur en alcool par volume va de 5 % à 6,2 % est actuellement de 21,90 $. Source : Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec, « Prix minimums de la bière », Alcool : publications, [en ligne], www.racj.gouv.qc.ca/section.asp ?noSection=8&noGrappe=1 (page consultée le 14 juillet 2006). Le prix minimal (estimé) de l’essence ordinaire dans la région de Montréal, pour la semaine du 10 juillet 2006, était de 110,1 ¢ le litre. Source : Régie de l’énergie du Québec, « Bulletin d’information sur les prix des produits pétroliers au Québec », vol. 9, no 28, 10 juillet 2006, [en ligne], www.regie-energie.qc.ca/energie/bulletins/v09n28-b10juillet2006.pdf (page consultée le 14 juillet 2006). 4. « La chaudière déborde », La semaine verte, Radio-Canada, 12 mars 2006 ; Presse canadienne, « Du sirop fermenté », La Presse, 15 avril 2006. 5. T. Péloquin, « Les taxis à Laval, une denrée rare », La Presse, 18 juin 2004. 6. De nombreuses études débouchent, en effet, sur ce constat : consulter A. Neumark et O. Nizalova, « Minimum Wage Effects in the Long Run », NBER Working Paper No. 10656, juillet 2004 ; J.M. Abowd, F. Kramarz et D.N. Margolis, « Minimum Wages and Employment in France and in the United States », NBER Working Paper No. 6996, mars 1999 ; D. Neumark et W. Wascher, « The Effect of New Jersey’s Minimum Wage Increase on Fast-Food Employment : A Re-Evaluation Using ­Payroll Records », NBER Working Paper No. 5224, août 1995. L’étude de D. Card et A.B. Krueger (« Minimum Wages and Employment : A Case Study of the Fast Food industry », American Economic Review, septembre 1994, p. 772-793) apporte un éclairage plus nuancé sur le cas des jeunes travailleurs de l’industrie de la restauration rapide : une hausse du salaire minimum n’aurait pas les effets négatifs appréhendés. Ces auteurs expliquent leurs résultats en faisant appel à des ­modèles de recherche d’emploi et de monopsones. Voir aussi D. Card et A.B. Kruger, Myth and Measurement : The New Economics of the Minimum Wage, Princeton, Princeton University Press, 1995. Pour le Québec, voir P. Fortin, Une évaluation de l’effet de la politique québécoise du salaire minimum sur la production, l’emploi, les prix et la répar­ tition des revenus, Gouvernement du Québec, Direction des communications, 1978. 7. O. Bertin, « Subsidies for Farmers May Be Intractable Dilemma », The Globe and Mail, 12 janvier 1987. 8. Union européenne, « Vin : une réforme en profondeur pour équilibrer le marché, renforcer la compétitivité, préserver les zones rurales et simplifier la réglementation pour les producteurs et les consommateurs », communiqué de presse, Bruxelles, 22 juin 2006, [en ligne], europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do ?reference=IP/06/824&format=HTML&aged=0&language= FR&guiLanguage=en (site consulté le 18 juillet 2006). 9. « La chaudière déborde », La semaine verte, Radio-Canada, 12 mars 2006. 10. « Le quota de lait hors de prix », L’heure des comptes, Radio-Canada, 22 mai 2006. 11. Le prix d’un quota d’un kilogramme de matière grasse est mis à jour de façon mensuelle à l’adresse suivante : www.lait.org/zone4/index3.asp. CHAPITRE 9 LE SOUTIEN DES PRIX 12. 2005 Annual Report to the New York City Council, New York City Taxi & Limousine Commission, [en ligne], www.nyc.gov/html/tlc/downloads/pdf/2005_annual_report.pdf (site consulté le 18 juilllet 2006). 13. « Les entreprises de camionnage au Canada consacrent environ 40 millions de dollars par année à l’obtention de nouveaux permis ou pour s’opposer aux demandes de permis de concurrents éventuels », Pour une réforme de la réglementation, Ottawa, Conseil économique du Canada, 1981, p. 20. 14. M. Guay, « Le monde syndical monte à bord du taxi », La Presse, 14 août 2002. 15. E. Becker, « Peanut Proposals Put a New Wrinkle on Farm Subsidies », The New York Times, 4 mars 2002. 175 CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE 1. Une proposition facétieuse ? 2. Les critères fiscaux 3. La structure fiscale 4. La taxation directe et la taxation indirecte 5. La taxation directe et l’équité 6. Conclusion 178 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. UNE PROPOSITION FACÉTIEUSE ? R écemment, des économistes américains ont proposé une réforme radicale de la fiscalité1 ; ils ont suggéré que l’on remplace l’impôt sur le revenu par un impôt fondé sur la taille des personnes… Il est peu probable que le gouvernement américain mette en application une telle proposition. Pourtant, celle-ci n’est pas aussi facétieuse qu’elle le paraît à première vue, car elle s’appuie sur des principes théoriques solides. Des chercheurs dans le domaine de la santé ont compilé des statistiques montrant qu’il existe une relation très étroite entre le revenu et la taille des individus. Selon ces données, les personnes de grande taille gagnent plus que les personnes plus petites. On pourrait donc établir l’échelle des impôts à payer en fonction de la taille des personnes. Un régime fiscal de ce genre comporterait de nombreux avantages. Tout d’abord, il serait d’une grande simplicité, contrairement au régime actuel. Le rituel annuel des déclarations de revenus serait remplacé par une déclaration de la taille, qui ne serait pas requise chaque année. Il serait équitable, puisque les contribuables grands et nantis paieraient plus d’impôts que les moins grands et donc moins nantis. Et surtout pareil régime n’aurait pas d’effets néfastes parce qu’il ne comporterait aucune échappatoire : personne ne pourrait modifier son comportement dans le but d’abaisser ses impôts. La seule façon de réduire ses impôts serait de réduire sa taille, ce qui pose un certain nombre de problèmes pratiques… Peu de gens s’y résoudraient, du moins faut-il l’espérer ! Si cette proposition n’a que de faibles chances d’être appliquée, elle a le mérite de respecter les principaux critères fiscaux, ce que peu de régimes parviennent à faire. Elle respecterait le critère d’équité fiscale (chapitre 10). Elle ne modifierait pas l’allocation des ressources et serait donc neutre (chapitre 11). Comme personne ne modifierait son comportement de manière à réduire l’impôt à payer, cet impôt ne serait pas répercuté sur les autres membres de la société. En termes techniques, son incidence légale serait la même que son incidence économique (chapitre 12). Toutefois, un tel impôt n’aiderait nullement ceux dont le revenu est trop faible pour leur assurer un niveau de vie considéré comme correct par la collectivité. On devrait donc y ajouter ce queon appelle un impôt négatif (chapitre 13). 2. LES CRITÈRES FISCAUX L es principes de base de la taxation sont connus depuis longtemps. Il y a plus de deux siècles, Adam Smith énonçait les quatre maximes suivantes2 : 1. Les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun, le plus possible, en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État. 2. La taxe ou la portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer doit être certaine, et non arbitraire. CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE 3. Tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les plus commodes pour le contribuable. 4. Tout impôt doit être conçu de manière qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État. Ces règles sont toujours valables. On peut d’ailleurs associer les première et quatrième règles aux deux principaux critères qui doivent servir à l’élaboration d’un bon régime fiscal : l’équité et la neutralité. Ce sont ces deux critères qui retiendront surtout notre attention. Un bon régime fiscal est équitable : il répartit le fardeau fiscal total entre les contribuables d’une manière qui est considérée comme juste. En outre, un bon régime fiscal est neutre quant à l’allocation des ressources : il n’entraîne pas de distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Il existe d’autres critères fiscaux, que l’on pourrait qualifier de mineurs, mais qui ont néanmoins de l’importance. Ces critères vont de soi et ne posent pas de problème conceptuel, comme dans le cas des deux premiers. On pense par exemple à la simplicité et à la transparence : un bon régime fiscal est un régime que le contribuable comprend aisément et qui réduit le plus possible les coûts d’administration pour le ministère du Revenu et les coûts de conformité au régime pour le contribuable. Cependant, le régime fiscal ne peut pas respecter à la fois tous les critères fiscaux, car ils sont parfois contradictoires. Un impôt sur le revenu qui serait parfaitement équitable (si tant est que cela soit concevable) serait extrêmement complexe à administrer et sans doute particulièrement difficile à comprendre pour le contribuable moyen. Un régime perçu comme équitable pourrait aussi entraîner de sérieuses distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Par ailleurs, l’impôt idéal du point de vue de la neutralité fiscale risque d’être considéré à l’unanimité comme le plus injuste de tous. Il s’agit de la capitation, qui consiste à prélever le même montant sur chaque contribuable. Cet impôt n’étant aucunement lié aux caractéristiques personnelles de chacun, il n’entraîne aucun changement dans les comportements individuels et il est donc parfaitement neutre à cet égard. On pourrait multiplier les exemples de contradictions entre les critères fiscaux. Nous évoquerons d’ailleurs certaines d’entre elles dans les pages qui suivent. 3. LA STRUCTURE FISCALE L a plupart des pays perçoivent un bon nombre de taxes et d’impôts pour se procurer des fonds, comme le montre le tableau 10-1 qui indique d’où proviennent les recettes fiscales des principaux pays de l’OCDE. On y remarque des variations appréciables dans l’importance relative des différentes catégories de taxes et d’impôts en tant que sources de financement. L’impôt sur le revenu ne représente que 17 % des recettes fiscales en France, comparativement à 34,7 % aux États-Unis et à 35,1 % au Canada. L’importance de l’impôt sur les bénéfices des sociétés comme source de financement va de 4,5 % en Allemagne à 14,2 % au Japon. Les taxes sur les biens et services procurent 32 % des recettes gouvernementales au Royaume-Uni, contre seulement 18,3 % aux États-Unis. Compte tenu de ces variations, il serait difficile à partir de ce tableau de définir la structure fiscale idéale, pour autant qu’elle existe. 179 180 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS nnn T ableau | 10-1 Les principales sources de recettes fiscales des pays membres de l’OCDE, en pourcentage des recettes totales, 2004 Impôt sur le revenu des particuliers Impôt sur les bénéfices des sociétés Impôt sur les salaires Taxes sur les biens et services Autres 13,1 Canada 35,1 10,3 14,7 28,5 Allemagne 22,8 4,5 37,4 29,2 6,1 États-Unis 34,7 8,7 24,9 18,3 13,4 France 17,0 6,3 34,6 25,6 16,5 Italie 25,4 6,9 26,6 26,4 14,7 Japon 17,8 14,2 33,3 20,0 14,6 Royaume-Uni 28,7 8,1 18,1 32,0 13,1 Suède 31,4 6,3 28,1 25,8 8,5 Moyenne OCDE 24,6 9,6 23,4 32,3 10,1 Source : OCDE, OECD in Figures, Paris, 2007, p. 58-59. Il n’y a rien d’étonnant à ce que la structure fiscale varie autant d’un pays à l’autre, car elle est le résultat d’une multitude de décisions prises par les gouvernements d’orientations diverses qui se sont succédé dans chacun des pays. La structure fiscale observée dépend autant des facteurs pratiques restreignant les choix gouvernementaux que des réflexions théoriques portant sur le régime fiscal idéal. D’ailleurs, l’analyse normative de la fiscalité idéale n’engendre pas nécessairement une structure fiscale simple et uniforme d’un pays à l’autre, car l’existence de contradictions entre les critères fiscaux rend indispensables les compromis. Même si l’analyse des principes fiscaux fondamentaux tend à privilégier une ou deux formes de taxation, on ne doit donc pas s’étonner du fait que les gouvernements recourent à toute une panoplie de prélèvements fiscaux ; il peut y avoir à cela des raisons politiques ou, plus précisément, électorales. S’il fallait que nos gouvernements perçoivent toutes leurs recettes au moyen de l’impôt sur le revenu, il en résulterait un impôt particulièrement lourd et les contribuables sentiraient pleinement le poids du fardeau fiscal. Au moment de remplir leur déclaration de revenus, ils verraient que les gouvernements prélèvent en impôt presque la moitié de leurs revenus, sinon plus dans certains pays. Cela pourrait mener à une révolte des contribuables. Mieux vaut multiplier les sources de revenu et dissimuler les ponctions ainsi réalisées, autant que faire se peut. L’existence de plusieurs paliers de gouvernement peut aussi expliquer le recours à de multiples sources de financement, puisqu’on souhaitera attribuer des champs de taxation distincts à chacun de ces paliers. La Constitution canadienne réserve la taxation indirecte (taxation qui porte sur les transactions, comme la TPS) au gouvernement fédéral et la taxation directe (taxation qui porte sur les personnes, comme l’impôt sur le revenu) aux provinces. Néanmoins, la distinction légale qu’on établit entre ces deux formes de taxation diffère des définitions économiques habituelles. Il en résulte une « confusion des genres » et divers empiètements par des paliers de gouvernement sur des champs de taxation attribués à d’autres paliers, de CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE sorte que le gouvernement fédéral et les provinces occupent l’un et l’autre les deux champs de taxation. Quant aux taxes foncières, elles sont habituellement perçues par les municipalités. Aucune taxe ne répond pleinement à tous les critères fiscaux. Un impôt sur le revenu parfaitement équitable serait très difficile à administrer. On peut dans ce cas choisir d’exempter certaines catégories de revenu, tout en cherchant à les imposer de manière détournée. À titre d’exemple, pour être vraiment équitable, l’impôt sur le revenu devrait inclure dans le revenu imposable la valeur annuelle du logement que le propriétaire occupe dans sa propre maison. Toutefois, une mesure de ce genre paraîtrait injuste aux propriétaires de maison et provoquerait de vives réactions de leur part ; elle serait en outre difficile à gérer, car on devrait attribuer de manière plus ou moins arbitraire une valeur locative à chaque résidence. Le politicien qui prônerait cette mesure commettrait un véritable suicide politique tellement cela serait contraire à nos mœurs fiscales. C’est pourquoi la taxe foncière semble le complément imparfait, mais logique, de l’impôt sur le revenu. Souvent considéré comme l’impôt le plus équitable, l’impôt sur le revenu pourrait entraîner une réduction de l’épargne, bien davantage qu’un impôt sur la consommation3. Un gouvernement qui désire stimuler la croissance économique voudra encourager l’épargne et choisira d’imposer la consommation plutôt que le revenu. Peu de gouvernements ayant l’expérience de l’impôt sur la consommation, on a ten­ dance à recourir à une taxe de vente générale. D’autres facteurs contribuent aussi à la relative complexité des structures fiscales existantes. Par exemple, les gouvernements financent divers programmes d’aide sociale qui s’adressent essentiellement aux travailleurs ; qu’on pense à l’assuranceemploi et aux régimes de pension. On a donc choisi de financer ces programmes au moyen de taxes sur la masse salariale. Ces taxes sont devenues avec le temps une source importante de recettes fiscales, surtout dans certains pays européens. Leur particularité tient à ce qu’elles sont souvent perçues à parts égales sur les employeurs (cotisations patronales) et sur les travailleurs (cotisations salariales) dans le but avoué d’en partager le fardeau entre les deux parties. Cet objectif est illusoire, ­puisque (comme nous le verrons plus loin) le poids du fardeau supporté par les travailleurs et par les employeurs dépend de l’état du marché du travail (élasticité de l’offre et de la demande), et non de l’identité des personnes qui doivent acquitter l’impôt. L’impôt sur les bénéfices des sociétés peut aussi s’expliquer par le futile désir de faire payer à celles-ci leur juste part. Dans un autre ordre d’idées, on admet aisément qu’un gouvernement veuille encourager les comportements « vertueux » en imposant des taxes sur l’alcool et le tabac, ou encore des taxes sur l’essence dont la consommation est une cause importante de pollution atmosphérique. Ces taxes ont de plus l’avantage de fournir aux gouvernements des recettes substantielles et fiables. On comprend donc pourquoi les gouvernements choisissent de multiplier les impôts et les taxes. Il en résulte des structures fiscales complexes, variant selon les pays, et répondant aux différentes priorités et préoccupations des gouvernements en place au moment où les choix fiscaux ont été faits. Le tableau 10-1 permet de faire certaines distinctions utiles entre les diverses catégories de taxes et d’impôts. 181 182 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 4. LA TAXATION DIRECTE ET LA TAXATION INDIRECTE L a première distinction a trait aux taxes directes et indirectes. Les taxes directes portent sur les personnes (physiques ou morales), tandis que les taxes indirectes portent sur les transactions. L’impôt sur le revenu des particuliers est un impôt direct ; il est établi en fonction du revenu de chaque contribuable. La taxe de vente est une taxe indirecte, imposée sur chaque transaction impliquant un bien ou un service. L’impôt sur les bénéfices des sociétés est un impôt direct, de même que la taxe foncière. Les droits de mutation qu’on perçoit dans certaines municipalités représentent une taxe indirecte, puisqu’ils doivent être acquittés au moment de l’achat d’une propriété. Parmi les taxes indirectes, on trouve toutes les taxes et droits d’accise prélevés sur des biens particuliers (tabac, alcool, essence), ainsi que les taxes de vente générales comme la TPS canadienne (taxe sur les produits et services), la TVA européenne (taxe sur la valeur ajoutée), l’ancienne taxe de vente canadienne prélevée au niveau du fabricant et la taxe de vente au détail (comme la TVQ) que l’on retrouve dans la plupart des provinces, sauf en Alberta. La TPS et la TVA sont deux taxes essentiel­ lement équivalentes, différant surtout par leur nom. Elles portent toutes deux sur la valeur ajoutée à chaque stade de production. Comme le prix de vente (hors taxe) d’un produit est égal à la somme des valeurs ajoutées à chaque stade de production, une TVA ou une TPS de 10 % correspond à une taxe de 10 % sur le prix de vente du produit. C’est l’équivalent d’une taxe de vente au détail comme celle qui est imposée dans les provinces canadiennes, si l’on fait abstraction des modalités de perception de ces taxes. Les taxes directes peuvent être adaptées à la situation particulière de chaque contribuable, puisqu’elles s’adressent aux personnes. C’est ainsi que l’impôt sur le revenu s’applique à un taux différent selon le revenu du contribuable et selon sa situation familiale. Il en va de même de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, dont le taux peut varier selon le montant des bénéfices, le domaine d’activité, les investissements réalisés, etc. De la même manière, la taxe foncière varie selon la valeur de l’immeuble détenu par le propriétaire. Il s’ensuit que les taxes directes sont des instruments privilégiés pour atteindre l’objectif d’équité fiscale, puisque les gouvernements peuvent les adapter en fonction du revenu de chacun. Une taxe indirecte porte sur une transaction et elle reste inchangée quelle que soit la personne effectuant la transaction. Que l’on soit riche ou pauvre, la TPS canadienne est la même pour tous. On peut imaginer une taxe indirecte dont le taux varierait selon le bien transigé, mais non selon la situation particulière du contribuable. C’est pour cette raison que les taxes de vente sont considérées comme inéquitables. Puisque les personnes à faible revenu consacrent à la consommation une part relativement importante de ce qu’elles touchent, elles paient en taxe de vente un pourcentage relativement élevé de leur revenu. Les personnes à revenu élevé consomment une proportion plus faible de leur revenu et la taxe de vente représente un pourcentage relativement faible de leur revenu. Moins le revenu est élevé, plus la taxe de vente est lourde. Peu de gens estiment que ce résultat est équi- CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE table. Pourtant, bien des pays fortement développés sur le plan économique imposent une forme quelconque de taxe de vente, souvent importante, comme en fait foi le tableau 10-1. 5. LA TAXATION DIRECTE ET L’ÉQUITÉ I l est absolument essentiel que le régime fiscal traite équitablement les contribuables ; le critère d’équité est donc fondamental dans tout débat sur la fiscalité. Cependant, il n’est pas aussi simple à appliquer qu’on pourrait le penser. D’abord, notons l’existence de deux principes d’imposition concurrents : l’imposition selon les avantages reçus et l’imposition selon la faculté contributive. L’imposition selon les avantages reçus ou selon la faculté contributive Selon le principe de l’avantage reçu, un régime fiscal équitable est un régime dans lequel chacun contribue au financement des activités gouvernementales selon les avantages qu’il en retire. Cette conception de l’équité voit dans le gouvernement une entreprise qui fournit des services publics demandés par la population. Chacun devrait payer des impôts selon la quantité de services que le gouvernement lui fournit. La taxation s’apparente alors à la tarification. Mais ce principe correspond à une conception marchande, étroite, de l’équité et il ne peut s’appliquer qu’au financement des dépenses publiques en biens et en services, autrement dit aux dépenses engagées pour fournir des services à la population, et non au financement des paiements de transfert. Puisque ces transferts visent à redistribuer les revenus, on ne peut manifestement pas les financer en se fondant sur les avantages reçus, d’où la nécessité d’adopter le principe d’imposition selon la faculté contributive, principe mentionné par Adam Smith il y a deux siècles. Selon le principe d’imposition en fonction de la faculté contributive, un régime fiscal équitable est un régime dans lequel chacun contribue aux dépenses gouvernementales selon sa capacité de payer, indépendamment des avantages reçus. D’après ce principe, les rapports d’échange volontaires entre le gouvernement et le contribuable disparaissent. Ils sont remplacés par des rapports de contrainte : le gouvernement confisque une partie du revenu, sans qu’il y ait de contrepartie perçue ou réelle en services rendus. Le principe de la faculté contributive implique que deux personnes ayant la même capacité de payer acquittent le même montant en impôt. C’est ce qu’on appelle équité horizontale, ou égalité de traitement des égaux. Les individus à capacité égale de payer devraient verser le même impôt. Tout le monde est en faveur de cette règle qui relève de la justice élémentaire et qui paraît si simple. Ce principe implique aussi que des personnes ayant des capacités de payer différentes versent des impôts différents. Cela se nomme équité verticale, ou inégalité de traitement des inégaux. Peu de gens considéreraient comme juste un régime fiscal qui ferait payer le même montant à tous, quelle que soit la capacité de payer de 183 184 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS chacun. Toutefois, si le principe de l’équité verticale suscite l’adhésion générale, sa mise en application reste très controversée, parce qu’il relève de purs jugements de valeur. Quel devrait être le degré d’inégalité dans le traitement des inégaux ? La règle de l’équité verticale n’est guère précise, puisqu’elle est compatible tant avec l’impôt régressif qu’avec l’impôt proportionnel et avec l’impôt progressif. Prenons deux revenus, le premier de 20 0 00 $ et le second de 100 0 00 $. Supposons que le premier contribuable paie un impôt de 1 000 $ (5 %). Pour le deuxième contribuable, imagi­ nons trois scénarios, trois impôts différents : 2 000 $ (2 %), 5 000 $ (5 %) et 10 000 $ (10 %). Dans les trois cas, le deuxième contribuable paie plus d’impôt que le premier : l’équité verticale est donc satisfaite. Pourtant, dans le premier cas, l’impôt est régressif : le taux d’imposition diminue quand le revenu augmente. Dans le deuxième cas, l’impôt est proportionnel : le taux d’imposition est constant, quel que soit le revenu. Dans le troisième cas, l’impôt est progressif, le taux augmentant en fonction du revenu. De nos jours, bien peu de gens considéreraient comme juste un impôt régressif, ou même un impôt proportionnel, car l’impôt progressif est désormais devenu la norme. Il existe malgré tout des désaccords fondamentaux sur la progression des taux, sur les taux minimaux et maximaux, ainsi que sur le seuil de revenu non imposable. On trouve dans le monde une grande variété de régimes fiscaux qui diffèrent sur ces trois points. Le nombre de taux varie sensiblement selon les pays. La Suède a mis en place un impôt à taux unique, alors qu’en Espagne l’impôt sur le revenu comptait encore en 1995 une échelle de 16 taux4. Le Canada se situe vers le bas de l’échelle à cet égard, avec ses cinq taux. Y a-t-il un nombre idéal de taux ? Personne ne saurait le dire. Chose certaine, on observe depuis quelques années une tendance générale à la réduction du nombre de taux de taxation ; cette tendance devrait se maintenir, vu l’intérêt grandissant suscité par l’impôt à taux unique dans de nombreux pays. L’impôt à taux unique La proposition d’un impôt à taux unique (flat rate tax) a refait surface à plusieurs reprises ces dernières années, surtout chez nos voisins du Sud. Mais c’est l’Estonie qui, en 1994, a été le premier pays européen à mettre en place ce système en adoptant un taux unique de 26 %. Cet exemple a été suivi rapidement par la Lituanie et la Lettonie, puis par la Russie et plusieurs autres pays de l’Est5. Au Canada, l’Alberta a adopté une approche semblable. Un comité sur la réforme de la fiscalité fédérale américaine, mis sur pied par le président Bush, a examiné cette possibilité, mais a finalement opté pour des modifications au système actuel6. Le graphique 10-1 illustre le taux moyen d’imposition qui résulte de l’établissement d’un taux d’imposition unique pour différents niveaux de revenu. Il montre qu’un impôt à taux unique s’accompagnant d’une exemption de base constitue en fait un impôt progressif, en dépit de son nom. S’il a l’avantage de la simplicité, de la transparence et d’une relative neutralité, l’impôt à taux unique engendre une structure des taux moyens défavorable, avantageant les riches au détriment des classes moyennes, puisque le taux moyen croît rapidement quand on atteint le seuil de revenu exempté, mais très lentement pour les revenus élevés. CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE n n n G rap h ique | 10-1 Les taux moyens d’imposition en Suède Taux moyen d’imposition (%) 0,60 Depuis 1993, la Suède applique un taux unique de 56 % à tout revenu dépassant 23 800 USD. En réalité, il s’agit d’un impôt à double taux, puisque, en deçà de 23 800 USD, le revenu est imposé à un taux nul. Le taux moyen de taxation augmente au même rythme que le niveau de revenu. Mais il progresse très rapidement pour les revenus moyens, tandis qu’il est augmente lentement pour les revenus élevés. Ainsi, à 25 0 00 USD, le taux moyen est de 2,7 % ; à 35 0 00 USD, il est de 17,9 % ; toutefois, il passe de 42,6 à 43,8 % seulement quand le revenu grimpe de 100 000 USD à 110 0 00 USD7. 0,50 0,40 0,30 0,20 0,10 0 0 50 000 100 000 150 000 200 000 Revenu (USD) Qu’est-ce que la capacité de payer ? Chacun devrait donc participer aux dépenses de l’État selon sa capacité de payer ; encore faut-il savoir comment mesurer la capacité de payer. Quel est l’indice le plus représentatif de la faculté contributive ? Sur quelle variable doit-on s’appuyer pour déterminer que deux contribuables sont « égaux » ou à quel point ils sont « inégaux » ? Dans l’exposé précédent, on supposait implicitement que le revenu est le meilleur indice de la capacité de payer. L’impôt sur le revenu nous est tellement familier que nous avons de la difficulté à imaginer que d’autres variables puissent servir d’indicateurs de la capacité de payer. Pourtant, la richesse et la consommation pourraient aussi servir de base à un régime fiscal équitable. D’ailleurs, on observe actuellement une certaine tendance à considérer la consommation comme un meilleur indice de la capacité de payer que le revenu. Imposer le revenu ou imposer la richesse ? Un impôt général sur la richesse porterait sur la valeur de l’actif de toute nature détenu par le contribuable : actif physique, actif financier et actif humain (valeur du capital humain détenu par les individus). Chaque actif procure un revenu à son propriétaire. L’actif financier procure un rendement sous forme d’intérêt (obligations, dépôts bancaires, etc.), de profit (dividendes et profit réinvesti dans le cas d’une action) ou de gain en capital. L’actif physique est surtout constitué d’immeubles. Or, les immeubles fournissent un service à leurs occupants. Si l’occupant est un locataire (individu ou entreprise), il paie un loyer qui procure un certain rendement au propriétaire. Si l’occupant est le propriétaire, il consomme lui-même un service 185 186 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS locatif d’une valeur équivalente au loyer auquel ce logement se louerait sur le ­marché. Le capital humain correspond à l’ensemble des attributs productifs de chaque individu. Chacun d’entre nous possède des aptitudes et des talents particuliers qu’il a fait fructifier au cours des années passées sur les bancs d’école, en acquérant une spécialisation à l’université ou dans des centres de formation professionnelle, ou encore en s’exerçant à faire certains gestes dans le cadre d’un emploi donné. Cet ensemble de qualités permet à chacun d’offrir ses services sur le marché du travail en échange d’un salaire reflétant la valeur des services rendus. Or, il existe un lien direct entre la valeur d’un actif et les revenus qu’il engendre. En fait, la valeur marchande d’un actif correspond à la valeur actuelle de tous les revenus que cet actif procure à son détenteur. Le prix d’une obligation comprend la valeur actuelle des intérêts produits par cette obligation jusqu’à l’échéance et la valeur nominale remboursée à l’échéance. Le prix d’un immeuble locatif correspond à la valeur actuelle de tous les loyers (nets des frais) à payer sur la durée utile de cet immeuble. Le prix d’une maison correspond à la valeur actuelle des services que cette maison fournit à son propriétaire, ce qui en principe est égal à la valeur actuelle des loyers qu’il serait possible d’obtenir en louant cette maison. De la même manière, le prix d’un quota ou d’un permis de taxi correspond à sa valeur actuelle nette, mesurée par la différence entre le prix réglementé et le coût de production véritable. Et s’il existait un marché pour le capital humain, s’il était possible pour un travailleur de se vendre plutôt que de louer ses services à la semaine, au mois ou à l’année, le prix de ce capital humain correspondrait à la valeur actuelle de tous les salaires que le détenteur de ce capital toucherait sur le marché du travail au cours de sa vie active. Il est donc possible de concevoir un impôt sur le revenu qui soit parfaitement équivalent à un impôt sur le capital. Imaginons une obligation d’une valeur nominale de 1 000 $ à laquelle est rattaché un coupon de 100 $. Un impôt sur le revenu de 10 % rapporterait 10 $. On pourrait obtenir le même résultat en imposant la valeur nominale de l’obligation à raison de 1 %. Le résultat serait le même pour le contribuable et pour le gouvernement. Un impôt de 10 % sur les revenus de location nets est l’équivalent d’une taxe foncière de 1 % sur le prix de l’immeuble. Et on obtiendrait la même équivalence entre un impôt sur les salaires et un impôt sur le capital humain des travailleurs s’il existait un marché pour le capital humain. Mais ce genre de marché n’existe pas, de sorte qu’il est extrêmement difficile de déterminer la valeur du capital humain détenu par chaque individu. En pratique, donc, seuls le capital physique et le capital financier se prêtent à la taxation. C’est surtout pour cette raison qu’on ne peut pas fonder un régime fiscal sur la taxation de la richesse. Pareil régime serait inéquitable, puisque les détenteurs de capital humain ne paieraient pas d’impôt, contrairement aux détenteurs d’actif financier et physique. Toutes les formes de capital ne seraient pas soumises au même impôt. L’équivalence entre l’impôt sur le revenu et l’impôt sur la richesse peut expliquer pourquoi on retrouve parfois un impôt sur la richesse quand certaines formes de revenu échappent à l’impôt, ou encore quand il est plus facile de taxer le capital que le revenu correspondant. Par exemple, on taxe la propriété foncière plutôt que le revenu implicite que le propriétaire occupant retire de son logement. CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE Imposer le revenu ou imposer la consommation ? L’impôt sur la consommation est devenu depuis quelque temps une solution de rechange très sérieuse à l’impôt sur le revenu. Il importe de distinguer dès le départ cet impôt de la taxe de vente, qui constitue une taxe indirecte portant sur les transactions. L’impôt sur la consommation représente un impôt direct portant sur la consommation annuelle totale de chaque contribuable. Alors que la taxe de vente est identique pour tous les contribuables, l’impôt sur la consommation varie selon la consommation totale de chacun. On applique la taxe de vente au même taux pour tous ; l’impôt sur la consommation pourrait prévoir des taux différents pour différentes tranches de consommation, exactement comme le fait l’impôt sur le revenu. Un impôt sur la consommation pourrait donc prévoir un taux d’imposition plus élevé pour les tranches de consommation élevées et une exemption de quelques milliers de dollars pour la consommation des biens essentiels. Faute de bien con­ naître cet impôt, on a tendance à penser qu’il serait difficile et coûteux à administrer. Pour mettre les choses en perspective, il suffit toutefois de considérer que l’impôt sur la consommation est simplement un impôt sur le revenu qui exempte l’épargne REER. L’impôt sur le revenu actuel, comportant des dispositions portant par exemple sur les REER, ne différe peut-être guère d’un impôt sur la consommation. L’impôt sur la consommation présente toutefois des inconvénients par rapport à l’impôt sur le revenu, notamment une structure temporelle défavorable. Il frappe durement les jeunes ménages pour qui la consommation représente souvent une forte proportion du revenu… quand elle ne le dépasse pas. Pour la même raison, il frappe durement les personnes retraitées. D’ailleurs, le passage à l’impôt sur la consommation serait particulièrement injuste pour les personnes âgées. Durant toute leur vie active, elles auraient payé un impôt sur le revenu quand leur revenu était élevé par rapport à leur consommation. Maintenant que leur revenu est relativement faible, on taxerait leur consommation (relativement élevée) au lieu de leur revenu. L’impôt sur le revenu touche tous les types de revenus, qu’ils soient consommés ou épargnés. L’impôt sur la consommation ne vise que les revenus qui sont consommés. Du point de vue de l’équité, on a longtemps considéré que l’impôt sur le revenu était préférable à l’impôt sur la consommation. Entre deux contribuables qui achètent des biens et des services de consommation pour une valeur de 50 000 $, celui qui épargne 20 0 00 $ semble jouir d’une situation plus avantageuse que celui qui n’épargne rien et devrait supporter un fardeau fiscal plus lourd. Sa capacité de payer paraît plus importante que celle du contribuable qui ne dispose d’aucune épargne. Selon cette façon de voir, la capacité de payer se mesure davantage par la capacité de consommer que par la consommation. Or, la capacité de consommer se mesure par le revenu. Néanmoins, cette façon de voir perd beaucoup de sa force quand on tient compte de la durée de vie des contribuables. L’impôt sur la consommation semble alors plus équitable dans sa manière de traiter deux contribuables ayant le même revenu durant leur vie, mais affichant des profils temporels de consommation différents. Il traite de manière égale deux personnes ayant la même capacité de consommer sur la durée de leur vie, contrairement à l’impôt sur le revenu. Imaginons deux personnes qui, au cours de deux périodes de leur vie, disposent du même revenu total. La première période correspondrait à la vie active et la deuxième période à la retraite. Les deux personnes touchent le même salaire durant 187 188 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS leur vie active, mais répartissent leur consommation différemment. Pour simplifier, on supposera que la première consomme tout son revenu durant sa vie active et que la seconde épargne la totalité de son revenu durant la première période pour le consommer à la retraite. Le tableau 10-2 détermine le fardeau fiscal des deux personnes selon l’impôt sur le revenu et selon l’impôt sur la consommation ; on suppose que la valeur actuelle des recettes fiscales est la même dans les deux cas. Afin d’établir une comparaison et d’éclairer nos conclusions, le tableau inclut aussi les effets de l’impôt sur les salaires. nnn T ableau | 10-2 Comparaison de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur la consommation durant deux périodes (en dollars) Impôt sur le revenu Impôt sur la consommation Impôt sur les salaires A B A B A B Période I Salaire Impôt Consommation Épargne 100 10 90 — 100 10 — 90 100 10 90 — 100 — — 100 100 10 90 — 100 10 — 90 Période II Intérêt Impôt Consommation Épargne — — — — 9,00 0,90 98,10 — — — — — 10 11 99 — — — — — 9 — 99 — Total des impôts 10 10,90 10 11 10 10 Valeur actuelle des impôts (R = 10 %) 10 10,82 10 10 10 10 La valeur actuelle nette des impôts pour l’individu B dans le cas de l’impôt sur le revenu est calculée de la façon suivante : 10,82 = 10 + 0,90/(1+R) = 10 + 0,82. Source : R .A. Musgrave, P.B. Musgrave et R.M. Bird, Public Finance in Theory and Practice, McGraw-Hill Ryerson, 1987, p. 217. Ce tableau montre que l’impôt sur le revenu impose à l’individu B (qui épargne une partie de son revenu) un fardeau fiscal plus lourd qu’à l’individu A : la valeur actuelle des impôts payés sur deux périodes est plus élevée pour B que pour A. Il s’ensuit que la valeur actuelle du panier de consommation est plus faible pour B que pour A. Cela est attribuable au fait que les intérêts que rapporte l’épargne de B sont taxés si on prélève un impôt sur le revenu. Par ailleurs, les deux contribuables supportent le même fardeau fiscal durant leur vie si on adopte l’impôt sur la con­ sommation ; notons que dans ce cas l’épargne et les intérêts qu’elle rapporte sont imposés, mais seulement au moment où on les consomme. Ce tableau suppose que les deux individus consomment la totalité de leur revenu durant leur vie active. Qu’advient-il si le contribuable ne consomme pas la totalité de son revenu avant de mourir, ou encore avant de quitter le pays ? La personne pourrait éviter de payer l’impôt sur la consommation en renouvelant constamment son épargne jusqu’à sa mort. Cette possibilité est éliminée dans un régime fiscal basé sur la consommation, car on considère qu’il y a consommation des épargnes accumulées au moment de la mort ou au moment du départ pour un autre pays. Tout don CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE est aussi considéré comme une consommation. De cette façon, tous les revenus des contribuables sont soumis à un moment ou à un autre à l’impôt sur la consommation. La dernière partie du tableau est particulièrement révélatrice. Elle montre ce qu’il adviendrait si nos deux contribuables se voyaient imposer un impôt sur les salaires. On constate qu’un tel impôt donne exactement le même résultat qu’un impôt sur la consommation. Alors qu’on peut assez facilement reconnaître qu’un impôt sur la consommation est équitable, cela paraît plus difficile dans le cas d’un impôt sur les salaires. Pourtant, dans l’exemple figurant au tableau, les deux impôts sont équivalents. Toutefois, il existe une différence entre ces deux impôts : l’impôt sur la consommation prévoit que le contribuable qui reçoit un héritage serait imposé sur cet héritage au moment où il le consommerait, tandis que l’impôt sur les salaires ne s’appliquait pas. L’impôt sur la consommation n’est presque pas utilisé actuellement. On le connaît mal, de sorte qu’on exagère probablement les difficultés entraînées par sa mise en place et son administration. Rappelons toutefois qu’à l’origine l’impôt sur le revenu était lui aussi considéré comme impossible à appliquer par de nombreux experts. Il est probable, cependant, qu’au yeux de la population l’impôt sur la consommation paraisse moins juste que l’impôt sur le revenu, les personnes nanties pouvant éviter l’impôt jusqu’à leur mort, par l’intermédiaire de l’épargne. Peut-être ne réussira-t-on jamais à surmonter les difficultés liées à cette perception populaire. Néanmoins, comme les gouvernements exemptent de l’impôt sur le revenu des catégories d’épargne de plus en plus nombreuses, on se rapproche graduellement de l’impôt sur la consom­ mation. L’impôt sur le revenu actuel ne diffère pas autant de l’impôt sur la consommation qu’on pourrait le penser. Par ailleurs, l’analyse du fonctionnement de l’impôt sur la consommation a montré que cet impôt est équivalent à l’impôt sur les salaires, parce qu’il exempte les revenus de placement. L’impôt sur la masse salariale constitue un impôt sur les salaires et il s’apparente donc à l’impôt sur la consommation. Comme il représente une part relativement importante des recettes fiscales dans de nombreux pays occidentaux, c’est dire que les régimes fiscaux de ces pays reposent en bonne partie sur l’impôt à la consommation ou sur ses équivalents. Qu’est-ce que le revenu ? La plupart des régimes fiscaux existants retiennent le revenu comme base de l’imposition. Il existe cependant plus d’une façon de mesurer le revenu. Quel est la définition du revenu la plus appropriée à titre d’indicateur de la capacité de payer ? Pendant bien des années, on a retenu comme définition du revenu imposable le revenu au sens de la comptabilité nationale. Seuls étaient soumis à l’impôt les revenus perçus par les facteurs de production en échange de services productifs : salaires, intérêts et autres revenus de placement, revenus d’entreprise, etc., essentiellement, donc, les revenus retenus dans le calcul du revenu national net dans le système de la comptabilité nationale. Par conséquent, on excluait du revenu imposable les transferts publics et privés (dons, legs, gains à la loterie, transferts gouvernementaux) et les gains en capital. Cette définition traditionnelle du revenu fut en usage au Canada jusqu’en 1971 et elle l’est encore dans certains pays. Elle tend cependant à être remplacée par le concept de revenu intégral. 189 190 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Un régime fondé sur le revenu intégral inclut dans le revenu imposable tout accroissement du pouvoir d’achat, tout ce qui peut être dépensé sans réduire la richesse, quelle qu’en soit la source, la forme (réalisée ou non), la nature, etc. Outre les revenus des facteurs de production, le revenu intégral inclut les dons et les legs reçus, les transferts publics, les gains en capital (réalisés ou non), les gains à la loterie, les revenus en nature, la valeur de l’autoconsommation, qu’il s’agisse du loyer implicite que le propriétaire occupant retire de son logement ou de la valeur marchande des tomates de son jardin. La notion de revenu intégral pose donc divers problèmes de mise en œuvre et peut donner lieu à un régime fort complexe ; elle n’a jamais été appliquée systématiquement pour éviter que l’impôt sur le revenu devienne trop complexe. L’impôt sur les bénéfices des sociétés et l’équité L’impôt sur les bénéfices des sociétés est un impôt direct d’application relativement restreinte. Il s’agit d’un impôt portant sur les bénéfices du capital investi dans les sociétés par actions. Il s’agit donc d’un impôt sur le revenu provenant d’un seul type de capital. Cet impôt soulève un certain nombre de questions et donne lieu à plusieurs illusions dans la perception populaire. Combien de fois n’entend-on pas des commentateurs s’indigner du fait que les sociétés par actions ne supportent qu’une part relativement faible des impôts ? Combien de fois n’entend-on pas des intervenants sociaux réclamer que les gouvernements fassent payer aux grandes entreprises leur juste part de l’impôt ? Ces demandes, nourries de bonnes intentions, indiquent toutefois une grande ignorance des mécanismes fiscaux, une ignorance aussi forte que le désir d’améliorer le sort des défavorisés. Rappelons d’entrée de jeu que les sociétés ne paient jamais l’impôt sur leurs bénéfices, peu importe à combien ils s’élèvent. Ce sont toujours et uniquement des personnes qui assument le fardeau des taxes et des impôts. Et la question qui se pose est de savoir qui sont les agents économiques supportant le fardeau réel de chaque impôt. Dans le cas de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, la réponse est au mieux ambiguë : on ne sait pas vraiment qui paie cet impôt, sauf que ce ne sont certainement pas les sociétés elles-mêmes. Ce pourrait être les actionnaires, ce pourrait être l’ensemble des détenteurs de capital, qu’il soit investi dans les grandes entreprises ou ailleurs, ce pourrait être les travailleurs, ce pourrait aussi être les consommateurs des produits vendus par ces grandes sociétés. Selon un des principes fondamentaux de la fiscalité, la part des taxes ou des impôts payée par les divers intervenants sur les marchés dépend de leur mobilité respective. La probabilité est donc assez grande que les actionnaires puissent éviter de payer une bonne part de l’impôt sur les bénéfices, la mobilité du capital étant assez forte. Une autre question importante se pose au sujet de cet impôt. Selon une opinion largement répandue, l’impôt sur les bénéfices est un impôt à la source payé par les sociétés au nom de leurs actionnaires. Les bénéfices des sociétés appartiennent à leurs actionnaires et, par conséquent, ce sont ces derniers qu’il faut assujettir à l’impôt. Or, les bénéfices des sociétés sont imposés à des taux qui n’ont rien à voir avec la situation financière des actionnaires. Un actionnaire modeste devrait normalement acquitter l’impôt à un taux relativement faible sur sa part des bénéfices d’une société, tandis qu’un actionnaire à revenu élevé devrait être imposé à un taux plus élevé. Mais le taux applicable aux bénéfices de la société est uniforme, quel que CHAPITRE 10 L’ÉQUITÉ FISCALE soit l’actionnaire concerné. Logiquement, on devrait imposer chaque actionnaire selon le taux correspondant à sa tranche de revenu et lui créditer l’impôt sur les bénéfices payés en son nom par la société. Cette façon de procéder s’appelle intégration de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les bénéfices ; elle a pour but d’éviter que les bénéfices soient imposés deux fois, d’abord au sein de la société par actions, ensuite aux mains de l’actionnaire. Une solution possible consisterait à supprimer l’impôt sur les bénéfices et à imputer les bénéfices aux actionnaires afin de les imposer au taux applicable à la tranche de revenu de chacun. La solution actuelle, plus ou moins boiteuse, accorde un crédit d’impôt aux dividendes que touchent les contribuables. La solution en appa­ rence la plus logique (abolition de l’impôt sur les bénéfices) présente une difficulté : quelle serait la réaction populaire face à une telle mesure ? Certains intervenants sociaux ne manqueraient pas d’exploiter les aspects symboliques de la situation, en dépit du fait que la pleine imposition des bénéfices des sociétés aux mains des actionnaires serait plus équitable que le maintien de l’impôt actuel ; d’autant plus que nous ne savons pas, dans l’état actuel des connaissances, qui supporte vraiment l’impôt sur les bénéfices. Nous savons toutefois avec certitude que ce ne sont pas les sociétés elles-mêmes qui le paient. 6. CONCLUSION L e critère d’équité fait l’unanimité : nous souhaitons tous vivre dans une société équitable et avoir une fiscalité équitable. Si le critère en soi ne pose pas problème, son application n’est pas aussi simple qu’il y paraît à première vue, loin de là. Quel dommage que l’impôt sur la taille des gens ne convienne pas ! S’il existe en moyenne une relation étroite entre la taille et le revenu, la relation n’est pas parfaite et ne vaut pas pour tous les individus. Bien des joueurs de hockey de petite taille gagnent nettement plus que la majorité des économistes de grande taille (lesquels ne sont pas tous de grands économistes !). À défaut d’un impôt sur la taille des gens, chaque société doit apporter ses propres réponses aux interrogations qui surgissent inévitablement au moment de l’élaboration d’une fiscalité équitable. On comprend dès lors que la structure fiscale puisse différer sensiblement d’une collectivité à l’autre, surtout qu’elle doit aussi respecter l’exigence de neutralité, la deuxième grande caractéristique d’une bonne fiscalité, tout aussi importante que l’équité. 191 192 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS N O T E S 1. N.G. Mankiw et M. Weinzierl, « The Optimal Taxation of Height : A Case Study of Utilitarian Income Redistribution », [en ligne], www.economics.harvard.edu/faculty/mankiw/papers/Optimal_Taxation.pdf (page consultée le 10 juillet 2007). 2. A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, livre V, chapitre 2, « Des sources du revenu général de la société ou du revenu de l’État », p. 401-403, Paris, Gallimard, 1976. Le texte original a paru en 1776. 3. Ne pas confondre impôt sur la consommation et taxe de vente. L’impôt sur la consommation est un impôt direct portant sur la consommation annuelle totale de chaque individu. Autrement dit, l’impôt sur la consommation est un impôt sur le revenu qui ne s’applique pas à l’épargne. 4. « The Low-Tax Guide – Assessing the Inevitable », The Economist, 21 décembre 1996. 5. « The Case for Flat Taxes – Simplifying the Tax System », The Economist, 16 avril 2005 ; « Flat Is Beautiful », The Economist, 5 mars 2005. 6. « Simple, Fair, and Pro-Growth : Proposals to Fix America’s Tax System », Report of the President’s Advisory Panel on ­Federal Tax Reform, novembre 2005, [en ligne], www.taxreformpanel.gov/final-report (page consultée le 21 juillet 2006). 7. Le taux moyen est donné par TM = T*(revenu – exemption)/revenu = T*(1 – exemption/revenu). Ce dernier quotient tend vers zéro quand le revenu augmente et le taux moyen tend asymptotiquement vers le taux marginal T. CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE 1. Une invitation à l’illégalité 2. Le critère de neutralité 3. L’élasticité, le rendement et la perte sèche 4. Les impôts et les choix individuels 5. Conclusion 194 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. UNE INVITATION À L’ILLÉGALITÉ e système fiscal rend l’illégalité très invitante1. » C’est un ministre des Finances « L du Québec qui s’exprimait ainsi il y a quelques années, et non quelque contri- buable désabusé et malmené par le fisc ! La situation n’a pas beaucoup changé depuis, si l’on en juge par les travaux sur le régime d’imposition québécois effectués récemment par des fiscalistes. On pourrait penser que ces études portent sur les hauts salariés, qui font l’objet d’un traitement fiscal souvent dénoncé par les milieux patronaux. Mais non, ces données ont trait aux contribuables les plus démunis. À titre d’exemple, une famille monoparentale comprenant deux enfants est soumise à un traitement fiscal plus rigoureux que le haut salarié ! Ne serait-on pas tenté de disparaître dans l’économie souterraine quand on est soumis à un taux marginal d’impôt de 87,6 % à un niveau de revenu de 30 000 $, alors que le taux applicable à la tranche de revenu la plus élevée (115 800 $) est de 48,2 %2 ? Paradoxalement, cette incitation à l’illégalité découle d’une série de programmes conçus pour aider les familles à faible revenu. Elle illustre les difficultés qu’on éprouve à concilier les dif­ férents critères que doit respecter un bon régime fiscal. Dans ce cas-ci, la recherche d’un régime fiscal équitable à l’égard des démunis viole le critère de neutralité fiscale en créant une distorsion dans le fonctionnement de l’économie. 2. LE CRITÈRE DE NEUTRALITÉ U ne taxe influe de deux façons sur les choix individuels. D’une part, elle réduit le revenu disponible réel du contribuable et la quantité totale de biens et de services qu’il peut s’offrir. L’objet de la taxation est précisément de transférer un certain pouvoir d’achat au gouvernement. Toute taxe implique donc une réduction du revenu disponible des contribuables et les oblige à réduire leur consommation totale. Cette réduction du revenu disponible correspond à l’effet de revenu de la taxe. Il s’agit du coût d’option d’une taxe, c’est-à-dire du montant effectivement payé par le contribuable et perçu par le gouvernement. Supposons qu’un gouvernement veuille distribuer 100 millions de dollars aux démunis. Pour ce faire, il doit nécessairement encaisser 100 millions et réduire d’autant le revenu disponible des contribuables. Ce montant correspond à ce qui est requis pour financer les activités gouvernementales souhaitées par la population. D’autre part, une taxe augmente le prix relatif du bien taxé. Elle incite à consommer le bien taxé en plus faible quantité et à lui substituer d’autres biens. C’est l’effet de substitution de la taxe, qui correspond aux modifications de comportement occa­ sionnées par les variations du prix relatif des biens taxés. Alors que l’effet de revenu entraîne une réduction de la taille du panier de consommation, l’effet de substitution correspond à un changement dans la composition du panier de consommation. C’est par cette modification du prix relatif des biens que la fiscalité crée des distorsions dans les choix individuels et occasionne une perte de bien-être collectif. Celle-ci représente le coût économique d’une taxe. Si l’effet de revenu est inévitable, l’effet de substitution est évitable ; une bonne fiscalité est une fiscalité qui réduit au maximum l’effet de substitution et les distorsions correspondantes. CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE L’effet de revenu entraîne une perte de bien-être pour le contribuable, puisqu’une partie de son pouvoir d’achat lui est confisquée et qu’il doit réduire sa consommation totale. Néanmoins, les recettes fiscales correspondantes servent à financer des activités gouvernementales qui augmentent le bien-être des individus. La consommation privée diminue, mais la consommation publique augmente. La perte de revenu disponible est compensée par l’obtention de services publics, ou encore par la redistribution des revenus (qui accroît le revenu disponible des autres). Si le gouvernement perçoit 100 millions en taxes et distribue ce montant aux démunis, le revenu disponible des personnes taxées diminue d’autant, mais le revenu disponible des démunis augmente du même montant. Il n’y a donc aucune perte pour la collec­ tivité dans son ensemble. De même, si le gouvernement lève 100 millions en taxes pour financer la construction d’une route, les contribuables perdent un revenu équivalent, mais ils obtiennent en retour un service public, de sorte que cet effet de revenu n’engendre pas de réduction du bien-être collectif. L’effet de substitution entraîne toutefois une perte sèche, autrement dit une perte qui n’est pas compensée par un gain dans un autre secteur de l’économie, d’où la nécessité d’en diminuer l’importance. Un bon régime fiscal doit réduire au maximum cette perte de bien-être collectif attribuable à un coût d’option donné ; il procure au gouvernement les fonds nécessaires à ses interventions, tout en atténuant les distorsions fiscales. L’encadré 11-1 donne un aperçu des pertes sèches causées par une taxe sur les branchements à Internet aux États-Unis. La capitation est le seul impôt qui ne modifie pas les prix relatifs ; elle consiste à percevoir un montant fixe sur chaque individu, quelles que soient ses caractéris­ tiques. C’est en quelque sorte un impôt sur l’existence. Si le gouvernement pouvait entièrement se financer au moyen de cet impôt, il n’aurait pas à se préoccuper des effets qu’il peut avoir sur le fonctionnement de l’économie. Comme elle ne modifie aucunement les prix relatifs, la capitation n’entraîne pas d’effet de substitution. Elle a seulement un effet de revenu et ne crée aucune distorsion dans l’allocation des ressources. De toute évidence, la capitation ne peut pas servir à la redistribution des revenus et on la considère comme injuste, le riche et le pauvre devant payer le même impôt. Le gouvernement doit donc inévitablement recourir à d’autres impôts pour financer ses activités. Les exemples concrets de capitation dans les régimes fiscaux modernes sont très rares, mais on se souviendra qu’en 1990 Margaret Thatcher a introduit une forme de capitation en Grande-Bretagne. Cette mesure fort impopulaire a contribué à la chute de la « Dame de fer ». E N C A D R É 1 1 - 1 S Taxe sur les branchements à Internet elon une étude menée par un professeur de l’Université de Chicago, l’imposition d’une taxe sur un bien faisant appel aux nouvelles technologies et s’accompagnant de coûts fixes peut être beaucoup plus préjudiciable que les approches classiques le donnent à penser. Ainsi, l’auteur a calculé qu’une taxe de 2 $ par mois sur un abonnement Internet à haute vitesse diminue non seulement le surplus des producteurs et des consommateurs, mais réduit aussi le taux de pénétration des nouvelles technologies. En fin de compte, la perte sèche est multipliée par 2 à 3, ce qui illustre l’influence considérable du gouvernement dans le domaine des nouvelles technologies. Source : A . Goolsbee, « The Value of Broadband and the Deadweight Loss of Taxing New Technologies », Contributions to Economic Analysis and Policy, vol. 5, no 1, 2006. 195 196 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Tous les autres impôts modifient artificiellement les prix et créent des distorsions. La taxe sur les repas dans les restaurants en augmente le prix par rapport aux repas à domicile. Elle incite le consommateur à manger moins souvent au restaurant, à prendre plus de repas à la maison et à apporter plus souvent son lunch au travail. La taxe d’accise sur l’essence hausse le coût d’utilisation de l’automobile et incite le consommateur à économiser l’essence. Elle peut l’amener à acheter une automobile d’utilisation plus économique, alors que normalement il aurait acheté une voiture plus confortable. Il peut y avoir de bonnes raisons pour taxer l’essence ; s’il n’en existait pas, une taxe de ce genre créerait des distorsions dans les choix individuels. La taxe foncière fait monter les loyers ; elle incite les ménages à réduire leur consommation de logement et à consacrer une plus grande part de leur revenu à d’autres biens. Elle fausse les choix individuels en matière de logement. Supposons que le gouvernement décide de taxer la margarine de façon que son prix soit désormais plus élevé que celui du beurre. Supposons aussi qu’en réaction à l’imposition de cette taxe tous les consommateurs choisissent de remplacer la mar­ garine par le beurre dans leur alimentation. Puisque, par hypothèse, les consommateurs n’achèteront plus de margarine, le gouvernement ne percevra aucune recette fiscale sur la margarine et les consommateurs n’auront à subir aucun effet de revenu. Pourtant, même si elle ne rapporte rien au gouvernement, la nouvelle taxe a influencé les comportements des consommateurs. Elle les a incités à cesser de consommer la margarine ; elle a donc entraîné une distorsion à laquelle est associé un coût économique, une perte sèche de bien-être pour les consommateurs. Il va de soi qu’il y ait une perte de bien-être. Avant l’imposition de la taxe, les consommateurs achetaient une certaine quantité de margarine, même s’ils avaient la possibilité de ne consommer que du beurre. Leur comportement révélait qu’un panier comprenant de la margarine leur procurait plus de satisfaction qu’un panier ne comprenant que du beurre. Comme la taxe sur la margarine les incite à choisir un panier sans margarine, il en résulte nécessairement une perte de satisfaction, même si la taxe ne rapporte rien au gouvernement et ne réduit pas le revenu dont disposent les contribuables. La taxe occasionne une perte sèche, puisque aucun gain ne vient compenser la perte de bien-être des consommateurs. Un bon régime fiscal doit limiter ces pertes sèches de bien-être. Imaginons qu’un gouvernement impose une taxe sur les téléviseurs dans une économie exempte de fiscalité. La taxe réduit le revenu disponible réel des ménages et les amène à réduire leur consommation de tous les biens : c’est là son effet de revenu. Cependant, en haussant le prix relatif des téléviseurs, elle a aussi pour effet de réduire les achats de téléviseurs et d’augmenter les achats des autres biens. Elle modifie donc le contenu du panier de consommation des ménages : c’est là son effet de substitution. Un grand amateur de télévision envisage d’acheter un récepteur à haute définition, mais la nouvelle taxe rend cet appareil haut de gamme trop cher à son goût, compte tenu des avantages qu’il procure. Il opte pour un appareil plus modeste, doté d’un écran plus petit. La taxe l’a incité à modifier son choix et à se contenter d’un récepteur de moindre qualité. C’est une distorsion fiscale qui a pour conséquence de réduire son bien-être. Si la taxe n’avait pas existé, il aurait acheté le produit haut de gamme et en aurait retiré une certaine satisfaction. Du fait de la taxe, il se prive du bien que normalement il aurait acheté et se contente de son deuxième choix. Il CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE s’agit d’une distorsion parce que le coût réel des récepteurs n’a pas changé. Le prix des récepteurs ne reflète plus leur coût réel de fabrication, il est artificiellement gonflé par la taxe. Voilà l’origine de la distorsion : il n’y a plus de vérité des prix. D’autres personnes modifient aussi leurs choix et renoncent à l’achat envisagé. Certains conservent plus longtemps leur vieil appareil ; d’autres renoncent au deuxième appareil qu’ils convoitaient et jettent leur dévolu sur d’autres biens. Ce n’est pas ce qu’ils souhaitaient faire, ce n’est pas ce qu’ils auraient fait normalement, mais la taxe les amène à renoncer à ce qu’ils auraient préféré acheter, et leur bienêtre s’en trouve réduit. Si un consommateur se contente d’un téléviseur plus modeste qu’il se serait offert si la taxe n’avait pas existé, son bien-être en est inutilement réduit. Toute taxe engendre des conséquences semblables. En modifiant les prix relatifs, elle amène les consommateurs à renoncer à leur bien préféré et les incite à choisir des biens dont ils retirent moins de satisfaction. L’histoire offre de nombreux exemples de distorsions fiscales incontestables. En France, sous le Directoire, dans un souci de justice, on a choisi d’imposer les fenêtres, qui constituaient des indicateurs de la richesse à cette époque. Pour éviter de se soumettre à l’impôt, les propriétaires ont parfois bouché des fenêtres. Bien que le coût réel des fenêtres n’ait pas augmenté, les gens se sont privés de ce bien et se sont contentés d’une qualité de vie réduite. On peut encore aujourd’hui visiter dans le midi de la France un « modeste » château dont certaines fenêtres ont été bouchées au moment de l’adoption de cet impôt. Voilà une distorsion fiscale parfaitement visible ! Les fenêtres bouchées ne rapportaient rien au gouvernement. Même si, pour chacune des fenêtres bouchées, il n’y avait aucun effet de revenu, il y avait pourtant une baisse de bien-être à cause de l’effet de substitution. En Hollande, un impôt sur les devantures de maison a conduit les propriétaires à construire des maisons étroites, de sorte que sur le plan architectural Amsterdam se distingue par ses maisons relativement hautes et… particulièrement étroites. En Russie, Pierre le Grand n’a-t-il pas imposé une taxe sur le port de la barbe ? On imagine que cela a pu faire monter artificiellement la demande de rasoirs ! Quand on taxe le nombre de pages des journaux, on doit s’attendre à ce que les journaux comptent peu de pages, mais des pages extrêmement grandes. Voilà autant de distorsions d’origine fiscale. Ces modifications de comportement attribuables à des modifications de prix relatifs d’origine fiscale entraînent des pertes sèches de bien-être collectif. Le graphique 11-1 montre les conséquences de l’imposition d’une taxe d’accise : hausse du prix d’équilibre, réduction de la production et de la consommation du bien en question et création d’une perte, ce qui abaisse le bien-être de la société. Il permet d’illustrer la perte sèche de bien-être associée à une taxe existante ; le rapport entre la surface B + D et la surface A + C correspond au bien-être perdu en moyenne par dollar de taxe perçu. Toutefois, l’économiste s’intéresse surtout à la perte marginale de bien-être, autrement dit à la perte de bien-être associée à chaque dollar de taxe additionnel. C’est de cette perte qu’il est question quand le gouvernement choisit de modifier le fardeau fiscal. Les études qui se consacrent à l’évaluation de cette perte sont rares (et souvent assez anciennes). Selon une étude canadienne, la perte de bien-être attribuable à chaque dollar additionnel d’impôt sur le revenu irait de 40 ¢ en Alberta à 99 ¢ au Québec3 ; d’après une autre étude, cette perte se situerait entre 39 et 53 ¢ pour le Québec4. 197 198 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n Les conséquences de l’imposition d’une taxe d’accise n n G rap h ique | 11-1 Prix Coût + taxe P0 P * C0 Taxe A0 a b c d Coût marginal Perte de bien-être A * A1 Demande X X0 Quantité * En l’absence de toute taxe, l’équilibre du marché s’établirait au point A* (production de X * et prix de P *). Supposons que le gouverne­ment soumette ce bien à une taxe d’accise. La courbe de l’offre du bien se déplace alors verticalement du montant de la taxe. Le prix minimum exigé par les producteurs pour offrir chaque unité du bien correspond désormais à leur coût marginal de production, plus la taxe qu’ils doivent remettre au gouvernement. Le prix d’équilibre du marché s’élève à P 0, ce qui incite les familles à réduire leur consommation du bien taxé (X0) et à augmenter leur consommation des autres biens dont le prix relatif a baissé. Cela correspond à l’effet de substitution. On peut associer l’effet de revenu aux parties a + c, qui correspondent au montant de la taxe perçue par le gouvernement. Cette somme servira à financer des activités gouvernementales qui procureront du bien-être à leurs bénéficiaires. L’effet de substitution correspond à la réduction de la consommation du bien taxé (X* – X0) et à l’augmentation de la consommation des autres biens non taxés (augmentation qu’on ne peut évidemment pas montrer sur ce graphique). Il s’accompagne d’une perte de bien-être collectif égale à la partie quadrillée. Comme l’indique la courbe de la demande, toutes les unités du bien com­prises entre X0 et X ont une valeur supérieure à leur coût margi* nal ; mais les consommateurs renoncent à ces unités en raison de la taxe. Il s’agit là d’une perte sèche, car elle n’est compensée par aucun service gouvernemental, contrairement à la baisse du revenu disponible. Il importe de retenir que cette perte marginale de bien-être augmente très rapidement. Le graphique 11-2 illustre les effets du doublement de la taxe. Quand on double le taux de taxation, les recettes fiscales, elles, ne doublent pas, car la quantité consommée diminue. Par ailleurs, le graphique montre que la perte de bien-être collectif est quatre fois plus grande. Voilà une bonne raison de tenir à ce que les taux de taxation restent bas et de s’inquiéter de la forte croissance de la ponction fiscale depuis le début du 20e siècle. n Les effets du doublement du taux de taxation n n G rap h ique | 11-2 Prix Coût + 2 × taxe Coût + taxe Taxe P1 P0 Coût Taxe P* C0 C1 A * Demande X1 X0 X * Quantité La taxe initiale déplace la courbe de l’offre vers le haut, fait passer les quantités négociées de X* à X0, le prix de P à P 0 et réduit le bien-être * (partie ombrée). Une taxe deux fois plus élevée déplacerait l’offre encore davantage vers le haut, le prix du bien serait de P1, les quantités vendues de X1 et la perte de bien-être collectif serait représentée par le triangle formé par les parties quadrillée et ombrée. Si les courbes de la demande et de l’offre sont linéaires, la perte de bien-être totale (les parties quadrillée et ombrée) est quatre fois supérieure à la perte initiale (le triangle ombré). Pour obtenir ce résultat, il suffit de constater que la partie quadrillée est constituée de trois triangles égaux au triangle ombré initial. Toutefois, les recettes fiscales ne sont même pas deux fois supérieures aux recettes initiales. Les recettes fiscales de 2 × taxe × X1 sont plus faibles que 2 × taxe × X0, puisque X1 est plus petit que X0. CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE 3. L’ÉLASTICITÉ, LE RENDEMENT ET LA PERTE SÈCHE I l existe un lien étroit entre, d’une part, l’élasticité des courbes de l’offre et de la demande et, d’autre part, la perte de bien-être collectif attribuable à la fiscalité. La perte de bien-être est associée aux changements de comportement causés par les variations de prix relatifs d’origine fiscale. Or, plus l’offre et la demande sont élastiques, plus les hausses de prix ont des répercussions considérables. On peut donc prévoir qu’une taxe aura d’autant plus d’effet sur le bien-être que la demande ou l’offre sera élastique. Imaginons deux biens dont le coût de production est identique, mais dont la demande diffère, la demande étant élastique dans un cas et inélastique dans l’autre. Le graphique 11-3 illustre l’effet d’une taxe selon l’élasticité de la demande. Cette analyse nous permet de conclure que, sur le strict plan de l’efficacité, il vaut mieux taxer les biens dont la demande est relativement inélastique (on obtient le même résultat pour les biens dont l’offre est inélastique). En outre, on obtient des recettes fiscales plus considérables parce que la taxe réduit peu la quantité d’équilibre du marché. Les gouvernants comprennent généralement bien ce résultat. C’est pourquoi ils ont eu si souvent recours dans le passé à la taxation des boissons alcoolisées et des produits du tabac, dont la demande était généralement peu élastique. De plus, la perte de bien-être collectif est faible, et cela pour la même raison, les agents modifiant peu leur comportement. Ce raisonnement mène à la conclusion qu’il faudrait taxer plus lourdement les biens dont l’offre ou la demande est relativement peu élas­tique n L’élasticité et la perte sèche n n G rap h ique | 11-3 Prix Coût + taxe Coût marginal P0 P1 P C* A1 A0 Taxe A * 0 C1 Demande élastique Demande inélastique X1 X0 X * Quantité La courbe de l’offre est la même pour les deux biens. On suppose que la demande du premier bien est élastique quant au prix, tandis que la demande de l’autre bien est relativement inélastique. Pour simplifier l’analyse, on suppose au point de départ que le prix et la quantité négociée de chaque bien sont identiques. Pour les deux marchés, l’équilibre se situe au point A*, le prix étant de P * et la quantité de X*. Si le gouvernement impose une taxe d’accise sur chacun de ces deux biens, la courbe de l’offre commune se déplace vers le haut d’un montant égal à la taxe. L’équilibre se situe au point A0, dans le cas du bien dont la demande est inélastique, et à A1 dans l’autre cas. La quantité consommée passe à X0 pour le bien à demande inélastique, et à X1, pour le bien à demande élastique. La perte de bien-être se mesure par le triangle composé des parties ombrée et hachurée, là où il y a inélasticité, et par le triangle composé des parties ombrée et quadrillée, dans le deuxième cas. Ce résultat s’observe à l’œil nu, puisque les deux triangles ont en commun la même partie ombrée ; mais, la partie quadrillée du cas élastique est plus importante que la partie hachurée du cas inélastique. Par ailleurs, la taxe sur le bien inélastique rapporte plus que la taxe sur le bien dont la demande est élastique ; en effet, le mon­ tant de la taxe est le même, mais la quantité consommée du pre­mier bien (X0) est plus élevée que la quantité consommée de l’autre bien (X1). 199 200 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS afin de réduire au minimum la perte de bien-être collectif. On en a d’ailleurs déduit une règle célèbre, selon laquelle le taux de taxation de chaque bien devrait être inversement proportionnel à l’élasticité de la demande du bien (en supposant que l’offre soit parfaitement élastique). Il n’est pas dit toutefois que cette règle soit compa­ tible avec le critère d’équité fiscale, puisque les personnes à faible revenu consomment une quantité relativement importante de certains biens à demande peu élastique, comme le tabac, les boissons alcoolisées et les aliments. Il existe toutefois une autre règle, qui est plus facile à appliquer et qui s’accorde mieux avec le critère d’équité, en ce qu’elle est plus favorable aux moins nantis. Comme les distorsions fiscales sont attribuables aux variations des prix relatifs causées par la fiscalité, il faut concevoir un régime fiscal qui atténue les variations des prix relatifs ; on l’obtient en soumettant tous les biens au même taux de taxation. Selon ce point de vue, une taxe qui frappe également deux biens n’en modifie pas le prix relatif et, donc, n’influe pas sur l’allocation des ressources entre ces biens. Une taxe de 10 % sur les appareils électroménagers et sur les appareils électroniques ne change pas le prix relatif de ces deux catégories de biens, mais elle en change le prix relativement aux biens non taxés. Quand on taxe au même taux tous les biens et services, les prix relatifs ne changent pas, la taxation n’a aucun effet de substitution et ne provoque pas de distorsion dans les choix individuels. C’est la logique sous-jacente à la TPS fédérale. On souhaitait à l’époque mettre en place une taxe qui soumette tous les biens et services au même taux de taxation dans le but de remplacer la taxe de vente imposée au niveau du fabricant, taxe qui à toutes fins utiles soumettait à peu près tous les biens à des taux effectifs différents. La diversité des taux impliquait autant de distorsions fiscales. Elle faussait les choix des consommateurs en favorisant les biens les moins taxés au détriment des autres. La TPS proposée au départ aurait taxé au même taux tous les biens et services, sans la moindre exception. Cette idée se défendait d’autant mieux que, si la taxation a une assise large, le taux de taxation peut être faible. Plus les biens soumis à la taxe sont nombreux, plus les recettes que procure chaque point d’impôt sont importantes et plus le taux de taxation requis pour financer les activités gouvernementales est faible. On a vu précédemment qu’une hausse du taux de la taxe engendre une augmentation plus que proportionnelle de la perte de bien-être collectif. Il importe donc de s’assurer que les taux restent le plus bas possible. Un taux de taxation faible n’incite pas à éluder la fiscalité : il ne vaut pas la peine de changer de comportement pour éviter de payer une taxe peu élevée. Par ailleurs, quand la taxe s’applique à tous les biens, il est impossible d’y échapper en modifiant son comportement. Une bonne taxe est en quelque sorte une taxe inéluctable, une taxe à faible taux et qui s’applique uniformément. Malheureusement, la TPS initiale a été modifiée de façon à exempter certains biens. Pour avoir les mêmes recettes fiscales, il a fallu augmenter le taux de taxation prévu au départ ; il en est résulté une modification de certains prix relatifs et des distorsions dans les choix des consommateurs (encadré 11-2). La taxation uniforme de tous les biens et services se heurte cependant à une difficulté de taille. Bien qu’il soit possible d’imposer une TPS générale, qui taxerait au même taux tous les biens et les services, on n’a jamais trouvé le moyen de taxer un bien particulier : le loisir. Sur le plan technique, il est impossible de taxer directement le loisir. Il en résulte inévitablement une distorsion des choix entre le loisir et l’ensemble des autres biens. S’il était possible de taxer le loisir à 10 %, comme on CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE E N C A D R É 1 1 - 2 U Si la taxe de vente était la seule taxe… n sénateur américain s’est fait le champion d’une taxe de vente qui remplacerait à la fois l’impôt sur le revenu et la taxe sur la masse salariale. Selon les données disponibles en 2004, les recettes du gouvernement américain pour ces deux postes étaient égales à 1,7 billion de dollars [1 billion est égal à un million de millions]. Une taxe de vente de 12 % sur toutes les transactions (environ 12,2 billions de dollars) aurait permis de percevoir un montant équivalent. Il faut toutefois ajuster ce taux à la hausse (15 %) afin de tenir compte des achats du gouvernement, qui doivent être exemptés (taxer les dépenses du gouvernement ne produit aucun revenu net !). Dans la plupart des États américains, les aliments et les vêtements sont exemptés : si ces dépenses (1,4 billion de dollars) étaient soustraites de l’assiette fiscale, le taux de la taxe de vente atteindrait près de 18 % . Aucun parti politique américain n’envisagerait de modifier le régime fiscal américain sans avoir l’assurance que la déduction des paiements d’intérêt sur les hypothèques serait maintenue et que le paiement des primes d’assurance maladie resterait à l’abri de l’impôt. Le maintien de ces deux programmes très populaires priverait le gouvernement de revenus importants et serait à l’origine d’une hausse de la taxe de vente à 25 %, taux passablement plus élevé que le taux initial de 15 % qui touchait tous les biens et services. Source : D. Altman, « What if Sales Tax Where the Only Tax ? », The New York Times, 17 octobre 2004. peut le faire pour les biens et les services, alors on pourrait élaborer un régime fiscal parfaitement neutre, un régime qui ne donnerait lieu à aucune distorsion dans les choix individuels. Mais cette option n’est pas disponible, même en recourant à l’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu des particuliers, principal instrument de redistribution à la disposition des autorités, est un impôt général qui taxe à la fois la consommation et l’épargne et qui, comme la TPS l’avait prévu au départ, taxe au même taux tous les biens et les services. Il a tout de même des effets sur l’allocation des ressources, car il influence les décisions individuelles en matière de loisir et de travail, parce que le loisir n’est pas taxé. Cette distorsion est inévitable, mais on peut chercher à la réduire, ce dont il sera question dans un chapitre ultérieur. 4. LES IMPÔTS ET LES CHOIX INDIVIDUELS Q uelles sont les décisions individuelles influencées par la fiscalité et comment chacun des impôts influence-t-il ces choix ? • Il y a d’abord le choix entre le travail et le loisir. En prenant cette décision, les individus déterminent simultanément le nombre d’heures travaillées, leur revenu de travail et leur part de temps libre (loisir). Comme le revenu représente le pouvoir d’achat de chacun, cette décision représente en fin de compte un choix entre l’ensemble des biens et des services que la personne pourra s’offrir (grâce à son travail) et le loisir. • La personne doit ensuite choisir quelle proportion de son revenu elle consommera et quelle proportion elle épargnera. Elle doit déterminer à chaque période sa consommation présente et sa consommation future (épargne). • La personne doit en dernier lieu choisir son panier de consommation, autrement dit déterminer quels biens et services elle consommera. 201 202 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS Prenons d’abord le choix du panier de consommation. La taxe d’accise (ou encore les droits de douane) frappe un bien donné et en augmente le prix par rapport à l’ensemble des autres biens. Par contre, si elle ne prévoit aucune exemption, la taxe de vente générale ne modifie pas le prix relatif des biens et des services. Toute exemption réduit le prix du bien exempté par rapport aux biens et des services non exemptés. L’impôt sur le revenu des particuliers et l’impôt sur la consommation ne modifient pas le prix relatif des biens et services. Donc, par rapport au choix du panier de consommation, seule la taxe d’accise (ou les droits de douane) crée une distorsion et entraîne une perte de bien-être collectif. Examinons à présent le choix entre la consommation et l’épargne ou, ce qui revient au même, le choix entre la consommation actuelle et la consommation future. La taxe d’accise n’influe pas sur cette décision, pas plus que la taxe de vente générale ni l’impôt sur la consommation. Seul l’impôt sur le revenu modifie cette décision : en réduisant le rendement net de l’épargne, cet impôt réduit la consommation future par rapport à la consommation actuelle à laquelle on renonce en épargnant. Comme l’impôt sur la consommation paraît plus équitable quand on prend en compte toute la vie des contribuables et qu’il est plus favorable à la croissance économique, puisqu’il favorise l’épargne (et donc l’investissement), on comprend que plus d’un expert le préfère à l’impôt sur le revenu. Quant à la décision portant sur les heures de travail, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur la consommation et la taxe de vente générale modifient le comportement de la même façon (graphique 11-4). Rappelons que cette décision détermine la quantité de biens et de services que procure chaque heure de travail, donc chaque heure de loisir sacrifiée. L’impôt sur le revenu diminue pour chaque heure de travail le revenu disponible pour la consommation, et rend donc le travail moins intéressant par rapport au temps de loisir. Il en est de même de l’impôt sur la consommation qui réduit la quantité de biens que procure un revenu donné. Une heure de loisir sacrifiée rapporte donc moins de biens de consommation. Il en va n n n G rap h ique | 11-4 Salaire horaire Impôts et offre de travail Offre de travail avec impôt ou taxe de vente Offre de travail sans impôt S1 S * S0 Demande de travail par les employeurs X0 X * Heures de travail Le point de rencontre entre les courbes de la demande de travail (les employeurs) et de l’offre de travail (les employés) correspond au salaire (S*) et aux heures travaillées (X*). De façon à simplifier la présentation, les effets de l’impôt sur le revenu, de l’impôt sur la consommation et de la taxe de vente générale peuvent être illustrés par le dépla­ cement vers le haut de la courbe de l’offre de travail. Tout comme dans le cas de la taxe d’accise figurant au graphique 11-1, alors que les producteurs ajoutaient le montant de la taxe à leur coût marginal, les travail­ leurs demanderont, eux aussi, des salaires plus élevés, ce qui déplace la courbe de l’offre de travail vers le haut. Le nombre d’heures travaillées diminue et passe à X0 ; par contre, les heures de loisir augmentent. La perte de bien-être correspond au triangle quadrillé. CHAPITRE 11 LA NEUTRALITÉ FISCALE de même de la taxe de vente générale : le revenu pécuniaire disponible ne diminue pas, mais le prix des biens et des services augmente par rapport au revenu disponible, de sorte que le consommateur peut s’offrir moins de biens et de services pour chaque heure de loisir sacrifiée. La taxe d’accise présente toutefois des possibilités intéressantes quant à ce choix particulier. La raison en est que certains biens et services sont complémentaires au loisir. En taxant ces biens, on hausse par le fait même le prix du loisir par rapport aux autres biens de consommation. Une taxe de ce genre offre donc la possibilité d’imposer indirectement le loisir. On pourrait s’en servir pour compenser partiellement l’incitation au loisir attribuable à l’impôt sur le revenu, à l’impôt sur la consommation ou à la taxe de vente générale. L’effet négatif sur l’épargne de l’impôt sur le revenu explique la tendance récente à remplacer en partie cet impôt par la taxe de vente, qui apparaît comme un substitut de l’impôt sur la consommation, substitut très imparfait toutefois puisque la taxe de vente pèse assez lourdement sur les revenus peu élevés. Le crédit remboursable d’impôt relatif à la TPS vient pallier, en partie, cette lacune. 5. CONCLUSION À défaut de pouvoir instaurer un régime fiscal parfaitement neutre comme la capitation ou l’impôt sur l’existence, les gouvernements disposent d’outils de financement imparfaits qui engendrent des problèmes allocatifs. L’impôt sur le revenu, l’impôt sur la consommation, les taxes de vente et les taxes sur la masse salariale modifient tous les prix relatifs et influencent le choix des personnes. Dans ce contexte, quelques principes généraux émergent. Le régime fiscal idéal ne devrait pas décourager inutilement l’épargne. La base fiscale retenue devrait être la plus large possible ; les taux de taxation seraient plus faibles, ainsi que les variation de prix relatifs et les distorsions fiscales. N O T E S 1. Ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, Direction générale des publications gouvernementales, 1984, p. 160-161. 2. Cl. Laferrière, Les taux implicites d’imposition : Les courbes, Québec, 2005, [en ligne], www.er.uqam.ca/nobel/r14154/ Doc_PDF/Quebec2005/05SimQc_tx.pdf (page consultée le 11 juillet 2006). 3. B. Dahlby, « The Distortionary Effect of Rising Taxes », dans Deficit Reduction : What Pain, What Gain ?, W. Robson and W. Scarth (sous la dir. de), Toronto, C.D. Howe Institute, 1994, p. 43-72. 4. B. Fortin et G. Lacroix, « Labour Supply, Tax Evasion, and the Marginal Cost of Public Funds : An Empirical Investigation », Journal of Public Economics, vol. 55, novembre 1994, p. 407-431. 203 CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS 1. Méfions-nous des apparences ! 2. Les concepts et l’analyse 3. La répartition du fardeau fiscal, aux États-Unis et au Canada 4. Conclusion 206 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. MÉFIONS-NOUS DES APPARENCES ! ini le travail au noir chez les semi-professionnels ! », titrait un article de La « F Presse (encadré 12-1). Les joueurs de la Ligue de hockey senior majeur du Québec devront désormais déclarer leurs revenus au fisc. Un bon joueur, qui pouvait recevoir jusqu’à 1 500 $ par semaine à titre de remboursement de dépenses, devra maintenant déclarer au fisc tous ses revenus. « L’impôt grugera considérablement les revenus des gars qui ont un bon boulot », déclarait le directeur général d’une des équipes de la Ligue. Qui paiera les impôts des joueurs de hockey ? À première vue, la réponse est simple : ce sont les joueurs de hockey, au moment de remplir leur déclaration de revenus. En supposant qu’ils soient soumis à un taux marginal d’impôt de 50 %, les bons joueurs devront payer 750 $ d’impôts et ils recevront un salaire net de 750 $ ! Une baisse de rémunération aussi importante en incitera plus d’un à laisser tomber le hockey pour se consacrer à plein temps à leur travail, laissant ainsi la place aux jeunes joueurs étudiants, peu expérimentés. Pour convaincre un joueur vedette de rester dans la Ligue, un directeur général pourrait être tenté de faire passer sa rémunération à 2 000 $, puis d’équilibrer son budget en relevant légèrement le prix des billets et en demandant à certains fournisseurs d’abaisser leurs propres prix. Tout compte fait il se pourrait que les impôts des joueurs soient payés en partie par les propriétaires (sous la forme d’une baisse de rentabilité), par les fournisseurs et par les spectateurs de la Ligue de hockey senior majeur du Québec, lesquels ne sont pas nécessairement très fortunés ! Une mesure qui visait au départ à faire payer aux joueurs de hockey leur juste part pourrait en fin de compte toucher des contribuables moins nantis ! 2. LES CONCEPTS ET L’ANALYSE P our juger correctement de l’équité d’un régime fiscal, il faut d’abord faire la différence entre le point d’impact d’une taxe et son point d’incidence. Le point d’impact d’une taxe correspond à la personne qui, selon les dispositions de la loi, doit remettre le montant de la taxe au gouvernement ; c’est elle qui écrit le chèque. On désigne parfois le point d’impact par le terme incidence légale. Le point d’incidence d’une taxe correspond à la personne qui supporte véritablement le fardeau de la taxe, celle dont le bien-être se trouve réduit en raison de l’imposition de la taxe ; dans ce cas, on utilise aussi le terme incidence économique. Dans l’exemple de la Ligue de hockey, le fait de soumettre tous les revenus à l’impôt frappe d’abord les joueurs (point d’impact), mais touche finalement les propriétaires, les fournisseurs et les spectateurs (point d’incidence). L’impôt sur les bénéfices des sociétés a comme point d’impact les sociétés par actions : ce sont elles qui doivent remettre l’impôt au gouvernement. Mais tout impôt est en dernier ressort supporté par des per­ sonnes. Ce sont des personnes qui voient diminuer leur bien-être à cause de l’impôt sur les bénéfices. La difficulté est de savoir qui sont ces personnes : s’agit-il des CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS E N C A D R É 1 2 - 1 Fini le travail au noir chez les semi-professionnels ! Les joueurs de la Ligue de hockey senior majeur du Québec devront désormais déclarer leurs revenus au fisc. C ’était un secret de Polichinelle : les équipes de la Ligue de hockey senior majeur du Québec (LHSMQ) versaient jusqu’à tout récemment des salaires sous la table à leurs joueurs, qui pouvaient gagner ainsi jusqu’à 1 500 $ par semaine. Ayant ces athlètes au statut « amateur » à l’œil, Revenu Québec a incité la LHSMQ à opter pour un statut professionnel, ce qui a été fait officiellement, le week-end dernier, avec les modifications qui s’imposent. Fini, donc, le travail au noir, que les clubs qualifiaient plutôt de per diem. Les joueurs du circuit continueront à percevoir des revenus, mais ils devront désormais les déclarer au fisc. « Avec l’augmentation des foules et les sommes d’argent en jeu, c’était devenu intenable », soutient Michel Gaudette, président de la défunte LHSMQ, rebaptisée Ligue nord-américaine de hockey. « Nous sommes devenus une success story, mais ça dépassait nos objectifs et nos compétences. Il fallait chan­ger notre façon de procéder. Ça s’est sim­ plement passé plus rapidement que prévu. » Plus populaires que jamais, les vedettes québécoises du hockey senior – les marqueurs et gros bagarreurs en tête – attirent en moyenne entre 1 500 et 2 0 00 spectateurs par match, et jusqu’à 2 500 en séries éliminatoires. Suivant le courant, les équipes ont rapidement haussé les per diem alloués aux hockeyeurs. En avril 2003, soit sept ans après sa création, la Ligue a donc pris les devants, indique M. Gaudette. Les dirigeants du circuit ont sondé le ministère du Sport et du Loisir ainsi que Revenu Québec. Le résultat ? Depuis janvier 2004, les joueurs sont considérés comme des salariés et ils ont tous reçu des avis de cotisation pour l’année 2003. Le mois dernier, la Ligue s’est aussi dotée d’un statut professionnel. Elle ne relève plus de Hockey Québec, et ses équipes ne pourront plus participer au tournoi de la coupe Allan. Le gouvernement en avait tout simplement assez, croit Jean Doyon, éditeur du Semipro Magazine, une publication quotidienne en ligne sur la défunte LHSMQ. « Vous changez de statut ou on fouille, a-t-on délicatement proposé, affirme M. Doyon. C’était rendu vraiment trop gros. » « Avec l’ampleur qu’a prise la Ligue, la publicité qui l’entoure, le calibre de jeu et le nombre de spectateurs aux matchs, l’attention des gouvernements a inévitablement été attirée, indique Sylvain Lalonde, directeur général de Hockey Québec. C’est devenu une attraction importante. Il était connu que plusieurs équipes accordaient de bonnes sommes à leurs joueurs, alors qu’elles n’étaient pas censées le faire. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre les pendules soient remises à l’heure. » Ce n’est pas l’avis de tous les dirigeants d’équipe, dont certains n’embrassent pas ce changement de gaieté de cœur. « On n’a pas le choix de se plier à cette nouvelle façon de faire, soutient Pierre Pelletier, directeur général du club Mission de Saint-Jean. Les joueurs, qui sont maintenant obligés de déclarer leurs revenus, ne sont pas avantagés. L’impôt grugera considérablement les revenus des gars qui ont un bon boulot. Il faut donc s’attendre à un changement du profil des joueurs : on comptera davantage de jeunes de 23 ou 24 ans et d’étudiants. La saison prochaine sera une saison de transition. » Selon Michel Gaudette, il ne faut pas croire que ce changement de cap n’est que négatif. « D’organismes à but non lucratif, les équipes deviennent de petites entreprises. Elles seront mieux gérées et donneront une image plus professionnelle de la Ligue, dit-il. Nous espérons du même coup intégrer très bientôt de nouvelles équipes en Ontario et dans les Maritimes. » Le but ? Rivaliser avec les circuits professionnels américains et européens. Avec sa nouvelle configuration, la Ligue nord-américaine de hockey regroupera, dès l’automne 2004, 12 équipes et présentera un calendrier de 60 matchs, soit 10 de plus que cette saison. Le prix des billets sera légèrement plus élevé (entre 10 $ et 14 $) et chaque équipe devra respecter un plafond salarial de 15 0 00 $ par semaine. Au total, on prévoit des revenus de 10 à 12 millions pour la prochaine saison (1 million par équipe) et quatre fois plus en retombées économiques. « Ça fait quatre ans que je me bats pour l’obtention d’un statut professionnel, lance Richard Savaria, président des Chiefs de Laval. Le public est prêt pour ça, les arénas sont pleins. Pourquoi n’y aurait-il pas d’avenir pour les hockeyeurs d’ici après la Ligue de hockey junior majeur du Québec ? Pourquoi devraient-ils s’exiler ? D’ici de trois à cinq ans, je vous assure que la nouvelle ligue aura atteint sa maturité, au même titre que celles des États-Unis. C’est une plusvalue pour les franchises. Il y a beaucoup de bagarres dans le senior majeur, mais on oublie trop souvent qu’on y trouve aussi de fichus bons joueurs. » Source : Sophie Allard, La Presse, 3 juin 2004, p. A1. actionnaires, des consommateurs, des salariés, des fournisseurs ? Et dans quelle proportion chacun de ces groupes est-il touché ? Si on veut déterminer dans quelle mesure un régime fiscal est progressif, pro­ portionnel ou régressif, il faut d’abord déterminer le point d’incidence de chaque composante de ce régime. Prenons par exemple le cas de la taxe d’accise sur le tabac. Ce sont les fabricants de tabac qui représentent le point d’impact de cette taxe : ce sont eux qui doivent remettre la taxe au gouvernement. Toutefois, l’analyse économique de cette taxe montre que ce sont très probablement les consommateurs 207 208 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS de tabac qui en supportent véritablement le fardeau, qui voient diminuer leur bienêtre à cause de cette taxe. La présente section a pour but de cerner les principaux déterminants de l’incidence économique des taxes. Comment se fait-il qu’une taxe soit payée en partie par le consommateur et en partie par le producteur ? La réponse à cette question ne dépend pas de l’identité de la personne qui doit remettre la taxe au gouvernement. Elle dépend plutôt des conditions du marché, plus précisément de l’élasticité de l’offre et de la demande. Ce sont ces facteurs qui déterminent dans quelle mesure une taxe se répercute sur le prix du produit taxé. La taxe est assumée par l’acheteur si elle se traduit par une hausse de prix ; elle est payée par le vendeur si le prix reste inchangé. En règle générale, plus les gens sont en mesure de modifier leur comportement, autrement dit plus leur demande ou leur offre est élastique, plus ils réussissent à éviter de payer la taxe, qui se répercute alors sur les partenaires de l’échange. De l’ache­teur et du vendeur, celui qui est le plus souple est le mieux armé pour échapper à la taxe et la faire acquitter par l’autre personne. Si l’acheteur accepte de consommer une moindre quantité du produit taxé quand le prix augmente, ce comportement force le vendeur à absorber lui-même la taxe plutôt que d’élever son prix et de perdre ses clients. Le vendeur choisit dans ce cas de réduire sa marge bénéficiaire plutôt que de perdre des clients. En revanche, si l’acheteur est peu sensible au prix, le vendeur peut lui faire payer la taxe sous forme de hausse de prix sans avoir à craindre de le perdre comme client. Le graphique 12-1 illustre diverses situations. La perte de bien-être est toujours représentée par le triangle quadrillé et la taxe est la même dans les quatre cas. L’analyse présenté dans ces graphiques permet tout au plus de cerner l’incidence initiale de la taxe. Elle ne tient pas compte des réactions ultérieures de l’ensemble des marchés, qui peuvent modifier l’incidence ultime. Par exemple, si l’offre est inélastique (graphique 12-1C), ce sont les vendeurs qui assument la taxe. Toutefois, pour être plus précis, il faudrait déterminer quels sont les éléments à l’origine de l’inélasticité de l’offre. Si le producteur emploie une main-d’œuvre peu qualifiée et peu mobile, celle-ci supportera une bonne part de la taxe. S’il utilise un terrain loué peu susceptible d’être employé autrement, le propriétaire du terrain supportera l’essentiel de la taxe. C’est toujours l’élément le moins mobile (le moins élas­ tique) qui assume la plus grande part de la taxe. Il faudrait aussi élargir l’analyse et examiner les réactions qui se produiront ultérieurement sur le marché des biens et des services. Par exemple, quand des consommateurs réduisent leur consommation du bien taxé, ils se procurent des biens de remplacement, dont le prix s’accroît. C’est donc dire que les consommateurs de ces biens de remplacement sont touchés par la taxe. Il serait fort complexe de se livrer à une analyse de l’équilibre général qui tiendrait compte de toutes ces réactions ; c’est pourquoi les études portant sur l’incidence fiscale s’en tiennent habituellement à une analyse partielle. Une conclusion fondamentale se dégage de l’analyse précédente : peu importe qui doit, selon la loi, payer une taxe au gouvernement, peu importe le point d’impact d’une taxe, son incidence dépend de l’élasticité relative de l’offre et de la demande du bien taxé. Cette idée, nombre d’intervenants en matière de taxation la comprennent mal. C’est probablement pour cette raison que la plupart des régimes CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS n Quatre cas d’incidence fiscale n n G rap h ique | 12-1 A. Offre + taxe Offre Prix P0 A0 a P * A * c C0 A1 Demande X0 X Quantité * B. Prix Offre + taxe A0 P0 Offre a P * C0 A * c Demande * Offre + taxe Offre A0 a A * c C0 A1 X0 D. Demande Comme la courbe de la demande est plus élastique que la courbe de l’offre, les recettes fiscales proviennent en grande partie des producteurs (rectangle c). La baisse du prix perçu par les producteurs est beaucoup plus forte que la hausse du prix payé par les consommateurs. La perte de bien-être est illustrée par le triangle quadrillé. Quantité X * Offre + taxe Prix A0 P0 Offre a P * C0 Quantité X Prix P0 P * Comme les courbes de l’offre et de la demande sont également élastiques, les recettes fiscales (a + c) se répartissent également entre les deux groupes. La perte de bien-être illustrée par le triangle quadrillé est importante, car les quantités négociées ont fortement diminué. A1 X0 C. Dans tous les cas, la courbe de l’offre effectue un déplacement vers le haut correspondant au montant de la taxe. Le consommateur supporte l’effet de la taxe, car le prix payé augmente et passe de P * à P 0. Le producteur subit aussi l’effet de la taxe, puisque le prix perçu diminue et passe de P * à C0. Comme les courbes de l’offre et de la demande sont ègalement inélastiques, la hausse du prix payé par les consommateurs est égale à la baisse du prix perçu par les producteurs ; les recettes fiscales (rectangles a et c) se répartissent également entre les deux groupes (rectangle a pour les consommateurs et rectangle c pour les producteurs). La perte de bien-être illustrée par le triangle quadrillé est faible, car les quantités négociées ont peu diminué. A * c A1 Demande X0 X * Quantité Comme la courbe de l’offre est plus élastique que la courbe de la demande, les recettes fiscales proviennent en grande partie des consommateurs (rectangle a). La hausse du prix payé par les consommateurs est beaucoup plus marquée que la baisse du prix perçu par les producteurs. La perte de bien-être est illustrée par le triangle quadrillé. 209 210 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS fiscaux prélèvent des cotisations tant patronales que salariales pour financer les programmes de sécurité sociale. Or, ce n’est pas parce qu’une cotisation est versée par le patron qu’elle est supportée par lui ; elle peut fort bien être supportée par le salarié. Et ce n’est pas parce qu’une cotisation est versée par le salarié qu’elle est supportée par lui. Dans les deux cas, les parts respectives du salarié et du patron dépendent essentiellement de l’élasticité relative de l’offre et de la demande de main-d’œuvre. Le graphique 12-2 illustre la situation où la cotisation est imposée au vendeur (cotisation salariale) et la situation où elle est imposée à l’acheteur (cotisation patronale). On suppose que dans deux les cas les courbes de l’offre et de la demande sont similaires, et qu’elles présentent donc la même élasticité. Or, l’incidence de la taxe est similaire dans les deux cas, même si elle ne porte pas sur la même ­personne : les salariés et les patrons supportent le même fardeau, que la cotisation soit ­patronale ou qu’elle soit salariale. De plus, le montant des taxes perçu par le gouvernement et n L’incidence ne touche pas nécessairement la personne désignée par la loi n n G rap h ique | 12-2 A. Prix Offre + taxe A0 P0 Offre a P * C0 Taxe A * c A1 Demande X X0 Quantité * B. Prix A0 P0 Taxe P * C0 Offre a A * c A1 Demande Demande – taxe X0 X * Quantité Quand la taxe est imposée au vendeur, la courbe du coût marginal se déplace vers le haut : le coût financier assumé par le ven­ deur augmente et le montant de la taxe s’ajoute au prix qu’il exige pour fournir le bien. Quand la taxe est imposée à l’acheteur, la courbe de la demande se déplace vers le bas : le montant de la taxe est déduit de la somme que les acheteurs sont prêts à payer au vendeur pour chaque unité du bien. Dans les deux cas, le prix passe de P * à P0 (augmentation) et la quantité négociée passe de X* à X0 (diminution). L’augmentation de prix (P 0 – P ) représente la part de * la taxe payée par l’acheteur. Dans les deux cas, le vendeur reçoit un montant net qui est égal à (P0 – taxe) = C0 ; il perd (P – C0), soit * sa part de la taxe. Dans le graphique A, l’acheteur paie P 0 au vendeur et celui-ci remet la taxe au gouvernement, ce qui lui laisse un montant net de C0. Dans le graphique B, l’acheteur paie un prix C0 au vendeur et il verse la taxe directement au gouvernement, de sorte que le prix effectif est égal à P0. En outre, le montant des taxes perçu par le gouvernement (rectangles a et c) et la perte de bien-être collectif (triangle hachuré) sont identiques. CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS la perte de bien-être collectif sont identiques dans les deux cas. L’incidence ne dépend donc pas de l’identité de la personne qui remet la taxe au gouvernement, mais bien de l’élasticité relative. Pour préciser les idées, il serait utile d’analyser quelques cas polaires, illustrés par les graphiques 12-3 et 12-4. Il existe deux situations dans lesquelles la taxe est intégralement supportée par l’acheteur du bien taxé. Quand la demande est parfaitement inélastique (demande verticale), le montant de la taxe s’ajoute au prix du bien et c’est l’acheteur qui écope. Cela peut se produire dans le cas des biens dits essentiels ou des biens auxquels on renonce difficilement (alcool, cigarette, par exemple). Les acheteurs de ces biens n’ont guère de souplesse et ils sont prêts à assumer toute la taxe plutôt que de se priver de ces biens. Comme la quantité consommée ne change pas, la taxe ne crée aucune distorsion dans les choix individuels et elle n’entraîne aucune perte de bien-être collectif : la perte des consommateurs est compensée exactement par le gain du gouvernement, elle est égale aux n Toute la taxe se répercute sur l’acheteur n n G rap h ique | 12-3 A. Prix Demande Offre + taxe A1 P0 Taxe Offre a P * A * X0 = X Quantité * B. Prix A0 P0 Taxe Offre + taxe a A P * * A1 Offre Demande X0 X * Quantité Quand la courbe de la demande est complètement inélastique (graphique A) ou quand la courbe de l’offre est complètement élastique (graphique B), la taxe est tout entière supportée par les acheteurs (rectangle A). Dans les deux cas, le montant exact de la taxe s’ajoute au prix payé par les consommateurs (P 0). 211 212 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h ique | 12-4 Toute la taxe est absorbée par le vendeur A. Prix Demande Offre Demande – taxe A * P1 = P0 c A0 C0 X0 = X * Quantité B. Prix Offre + taxe Offre A0 P1 = P0 A * C C0 Quand la courbe de l’offre est complètement inélastique (graphique A) ou quand la courbe de la demande est com­ plètement élastique (graphique B), la taxe est tout entière supportée par les vendeurs (rectangle c). Dans les deux cas, le montant exact de la taxe est retranché des prix perçus par les producteurs (C0). Remarque : lorsque la courbe de l’offre est complètement inélastique, l’adoption d’une taxe est illustrée graphiquement par une baisse de la demande, car il est impossible de déplacer vers le haut une courbe de l’offre verticale. Demande A1 X0 X * Quantité recettes fiscales. Enfin, la taxe sur un produit à demande inélastique est une taxe productive : elle génère beaucoup de recettes, car la consommation ne diminue pas. Cela explique pourquoi nos gouvernants aiment tellement taxer le tabac et l’alcool : cela rapporte ! La taxe se répercute entièrement sur le prix quand l’offre est parfaitement élastique (offre horizontale), par exemple dans le cas d’un produit importé. L’offre de ce produit sur le marché intérieur est parfaitement élastique : les producteurs étrangers peuvent vendre leur produit sur le marché mondial au prix mondial et ils ne sont pas intéressés à le vendre à un prix inférieur. La taxe se répercute donc sur le prix et c’est le consommateur du pays qui l’assume. Le producteur étranger refuse de payer la taxe, parce qu’il peut facilement l’esquiver en vendant ailleurs dans le monde (on analyse ce cas au chapitre 14, portant sur le commerce international). Quand un produit est soumis à un prix de soutien, l’offre est parfaitement élastique à ce prix. Toute taxe sur ce produit s’ajoute au prix et est acquittée par le consom­ mateur. On observe également une distorsion dans l’allocation des ressources : la CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS quantité négocié diminue, la perte des consommateurs est supérieure à la recette fiscale et le bien-être collectif est moindre (la surface quadrillée représente la perte). Et parce que la quantité négociée diminue, la taxe génère une recette fiscale relativement faible, contrairement au cas précédent. Une comparaison des deux gra­ phiques le montre clairement. Il peut arriver également qu’une taxe soit entièrement supportée par le vendeur. Cela se produit quand l’offre est parfaitement inélastique (offre verticale) et quand la demande est parfaitement élastique (demande horizontale). Dans ces deux cas, l’ins­ tauration d’une taxe ne modifie pas le prix d’équilibre du marché et le producteur absorbe toute la taxe : le prix qu’il reçoit, net de taxe, est inférieur au prix initial, et cela du montant même de la taxe. L’acheteur échappe complètement à la taxe. On retrouve une situation d’offre parfaitement inélastique dans le cas des terrains, par exemple. À court terme, l’offre d’immeubles est elle aussi très inélastique, mais il n’en est pas ainsi à long terme. L’élasticité de l’offre est essentiellement liée à la mobilité des facteurs. Les facteurs immobiles ne peuvent pas se dérober à la taxe en se déplaçant vers des lieux où les autorités sont moins gourmandes ou vers des activités moins taxées. On peut observer une demande parfaitement élastique dans les régions frontalières, là où les consommateurs peuvent facilement aller s’approvi­sionner de l’autre côté de la frontière, comme à Gatineau. Si le gouvernement du Québec imposait une taxe sur l’essence plus élevée qu’en Ontario, les résidents de Gatineau iraient s’approvisionner à Ottawa. La demande d’essence est très élastique dans cette municipalité : tout écart entre la taxe québécoise et la taxe ontarienne y est entièrement absorbée par les détaillants. Pour éviter l’effet dévastateur qui en résulterait, l’essence est habituellement moins taxée à Gatineau qu’à Montréal1. Quand l’offre est inélastique, la taxe ne crée aucune distorsion dans l’allocation des ressources, la quantité négociée étant constante, et n’entraîne aucune perte de bien-être collectif. Elle rapporte des recettes fiscales appréciables, puisque la quantité négociée ne diminue pas. Toutes ces raisons ont conduit naguère l’économiste américain Henry George à proposer une taxe sur les terrains. Cela explique aussi pourquoi les économistes suggèrent aujourd’hui de taxer plus lourdement les terrains que les immeubles, dont l’offre est plus élastique à long terme. Une taxe sur les bâti­ ments engendre une perte de bien-être collectif, car en raison de la taxe on construira moins d’immeubles ou on en construira de plus modestes. Si les travailleurs sont moins mobiles que le capital en raison des coûts liés à l’émigration et au changement d’emploi, aux difficultés culturelles ou linguistiques, ils risquent de supporter une bonne part des taxes que l’on cherche à imposer aux entreprises et aux actionnaires. Tout facteur de production immobile risque de subir la totalité des taxes imposées sur les produits qu’il fabrique. Certains vignobles occupent des terrains rocailleux qui ne peuvent pas servir à d’autres fins, alors que d’autres occupent des terrains propices à d’autres cultures. Une taxe sur le vin sera supportée par les propriétaires de terrains rocail­leux qui ne peuvent rien faire pousser d’autre sur leurs cailloux. Pour leur part, les propriétaires des bonnes terres ont toujours la possibilité d’arracher leurs vignes et d’y planter d’autres végétaux moins taxés. Il leur est plus facile d’esquiver la taxe. Quand la demande est parfaitement élastique, la taxe entraîne une perte de bienêtre importante, représentée par le triangle quadrillé. Et elle génère une recette 213 214 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS ­ scale moindre, parce qu’elle provoque une baisse de la quantité demandée. Généfi ralement, plus la gamme des produits de remplacement est grande, plus la demande est élastique et plus la taxe est supportée par le producteur. Plus la base fiscale d’une taxe est étroite, plus la demande est élastique, parce qu’il existe une multitude de produits non taxés, et plus le rendement fiscal est faible. On échappe plus facilement à une taxe sur les cigarettes qu’à une taxe sur tous les produits du tabac. Une taxe sur tous les alcools est plus difficile à esquiver qu’une taxe sur la bière ou le vin, ou sur les spiritueux. 3. LA RÉPARTITION DU FARDEAU FISCAL, AUX ÉTATS-UNIS ET AU CANADA L e calcul de l’incidence d’un régime fiscal est un exercice long et complexe, et on trouve peu d’études de cette nature. Il s’agit aussi d’un calcul très approximatif, fondé sur de nombreuses hypothèses ayant trait à l’incidence des différents impôts, notamment de l’impôt sur les bénéfices des sociétés et de la parafiscalité. Qui donc, en fin de compte, supporte l’impôt sur les bénéfices des sociétés ? Quelles sont les personnes qui voient leur situation se détériorer à cause de cet impôt ? L’éco­ nomiste ne peut répondre à cette questions, le ministre des Finances non plus, et le député de l’opposition qui réclame à si hauts cris que l’on taxe les entreprises pour aider les pauvres en est tout aussi incapable ! L’impôt sur les bénéfices des sociétés est supporté par les actionnaires, par les travailleurs et par les consommateurs dans des proportions inconnues et qui varient sans cesse. Comme le capital est mobile, il n’est pas exclu que les actionnaires ­puissent échapper en bonne partie à cet impôt. Chose certaine, ce ne sont pas les entreprises qui le paient. Ce sont toujours des personnes qui en dernier ressort assument les impôts, mais les politiciens aiment nous faire croire que seuls les actionnaires paient l’impôt sur les bénéfices. Certes, en apparence et du point de vue comptable, c’est l’actionnaire qui paie. Pourtant, les mécanismes du marché fonctionnent de telle manière que cet impôt peut se répercuter sur les consommateurs, au moyen d’une hausse des prix, sur les travailleurs, au moyen d’une baisse relative des salaires, ou encore sur les détenteurs d’autres titres financiers. Le tableau 12-1 est tiré d’une étude récente du Congressional Budget Office américain ; il donne les taux moyens de taxation par quintile pour l’année 20052 . La tranche de 20 % de la population qui était la plus pauvre ne versait que 4,5 % de son revenu en impôt au gouvernement fédéral, tandis que la tranche la plus riche versait près de 25,1 %. Quant à elle, la classe moyenne (quintile du milieu) versait l’équivalent de 13,9 % de son revenu en impôt. Dans l’ensemble, ces statistiques dressent le portrait d’un régime d’imposition relativement progressif au niveau fédéral, ce qui tranche avec l’opinion véhiculée habituellement dans les médias et dans la population. Une étude rapporte les résultats d’un sondage qui indique que plus de 48 % des 1 339 Américains interrogés sont d’avis que le système fiscal américain « n’est pas très juste (not too fair) ou n’est pas juste du tout (not fair at all)3 ». Il existe peu de travaux canadiens récents sur le sujet. Le tableau 12-2 est tiré d’une étude de Vermaeten, Gillespie et Vermaeten portant sur le régime fiscal canadien en 1988. Il révèle une progressivité étonnamment faible des taux moyens d’imposition, CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS nnn T ableau | 12-1 L’incidence du régime fiscal américain : le taux d’imposition effectif moyen par quintile, 2005 Nombre de ménages (millions) Revenu moyen avant impôt ($) Inférieur 23,6 15 400 4,5 Deuxième 21,9 36 300 10,0 Troisième 22,0 56 200 13,9 Quatrième 22,2 81 700 17,2 Supérieur 23,0 207 200 25,1 Quintile Taux effectif (%) Source : Congressional Budget Office, Historical Effective Federal Tax Rates, décembre 2006, 7 pages, [en ligne], www.cbo.gov/ ftpdocs/77xx/doc7718/EffectiveTaxRates.pdf (page consultée le 18 juillet 2007). nnn T ableau | 12-2 Classe des revenus ($) L’incidence du régime fiscal canadien : le taux d’imposition effectif moyen par classe de revenu, 1988 Hypothèses moyennes Hypothèses progressives Hypothèses régressives 0 – 10 000 30,1 19,6 42,2 10 000 – 20 000 29,2 22,1 37,4 20 000 – 30 000 31,4 25,3 36,9 30 000 – 40 000 33,5 27,4 37,7 40 000 – 50 000 34,2 28,6 37,4 50 000 – 60 000 34,9 29,3 37,0 60 000 – 70 000 34,5 29,5 36,3 70 000 – 80 000 33,8 29,1 35,2 80 000 – 90 000 33,2 28,6 35,0 90 000 – 100 000 33,3 29,2 33,9 100 000 – 150 000 32,6 29,4 33,8 150 000 – 300 000 32,7 32,7 33,4 300 000 et plus 35,3 42,3 Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, 33,0 no 2, 1994. surtout si on suppose que 50 % de l’impôt sur les bénéfices des sociétés est supporté par les consommateurs (3e colonne). Le régime fiscal est nettement plus progressif quand on suppose que l’impôt sur les bénéfices est assumé par les actionnaires (2e colonne). Les graphiques 12-5 et 12-6 sont tirés du même article. Le premier illustre l’incidence des fiscalités fédérale, provinciales et municipales ; le second montre l’incidence des différentes catégories de taxes et d’impôts. 215 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n Le taux effectif moyen par classe de revenus selon les niveaux de gouvernement (fédéral, provincial, municipal) n n G rap h ique | 12-5 Impôt fédéral 20 18 16 Impôt provincial En pourcentage 14 12 10 8 6 4 Impôt municipal 2 0 us pl et 0 0 00 0 30 – 30 0 00 0 00 0 15 – 1 15 0 00 0 00 1 00 0 10 90 00 1 – 10 0 00 0 – 90 0 80 00 1 – 80 00 0 00 70 – 1 1 70 00 60 00 0 00 – 60 0 00 50 – 1 1 50 00 40 00 0 – 40 00 0 00 1 00 30 00 1 – 30 00 20 – 1 00 20 M 10 oi ns de 10 00 0 0 Revenus ($) Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994. n Le taux effectif moyen par classe de revenus selon le type de taxe n n G rap h ique | 12-6 18 16 Impôt sur le revenu En pourcentage 14 Impôt sur les bénéfices 12 10 8 6 Taxes à la consommation 4 Impôts fonciers Autres taxes Taxes sur la masse salariale 2 00 60 00 1 0 – 70 00 70 0 1 00 – 80 00 80 00 90 1 – 0 90 00 00 10 1 – 0 0 00 100 00 15 1 – 0 0 00 150 1 0 0 – 30 0 30 0 0 0 00 00 0 et pl us 00 0 – 1 00 60 50 00 1 – 50 00 0 00 0 40 40 00 1 – 30 00 0 30 20 00 1 – 20 – 1 00 10 oi n s de 10 00 0 0 M 216 Revenus ($) Source : F. Vermaeten et autres, « Tax Incidence in Canada », Revue fiscale canadienne, vol. 42, no 2, 1994. CHAPITRE 12 L’INCIDENCE DES IMPÔTS 4. CONCLUSION Q ui supporte ultimement le fardeau d’une taxe ? Simple en apparence, cette question exige une analyse approfondie qui fasse appel aux courbes de l’offre et de la demande. Acheteurs et vendeurs se répartiront le fardeau de la taxe selon leur capacité à modifier leur comportement, un peu comme dans le jeu bien connu de la « patate chaude » : plus la personne est souple, plus elle est susceptible de passer la taxe à son voisin ! Un régime fiscal en apparence équitable peut pénaliser les gens qu’il cherchait au départ à avantager ! Une étude récente a montré que les taxes sur la location de véhicules avaient des effets totalement inattendus4. Mises en place par les villes américaines pour financer la construction d’installations sportives professionnelles, ces taxes visaient principalement ceux qui font des voyages d’affaires. Une analyse plus poussée a montré que ce sont surtout les consommateurs locaux ne possédant pas de véhicule automobile qui ont fait les frais de cette mesure et qui ont payé les stades sportifs pour leurs concitoyens plus fortunés ! N O T E S 1. Au Québec, la réduction sur la taxe provinciale en vigueur dans les régions frontalières peut atteindre jusqu’à 8 ¢ par litre d’essence. Voir « Les taxes à la consommation au Québec », dans Fiscalité et financement des services publics – Oser choisir ensemble, Les Publications du Québec, 1996, vol. 13, p. 29-30. 2. Congressional Budget Office, Historical Effective Federal Tax Rates, décembre 2006, 7 pages, [en ligne], www.cbo.gov/ ftpdocs/77xx/doc7718/EffectiveTaxRates.pdf (page consultée le 18 juillet 2007). 3. Joel Slemrod, « The Role of Misconceptions in Support for Regressive Tax Reform », National Tax Journal, vol. 59, no 1, mars 2006, p. 57-76. 4. William G. Gale et K. Rueben : « Taken for a Ride : Economic Effects of Car Rental Excise Taxes », juillet 2006, [en ligne], www.nbta.org/NR/rdonlyres/50F55B2B-16BB-4458-9D94-7AB4F976959D/0/GaleRueben_Fulltext.pdf (page consultée le 19 octobre 2007). 217 CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF 1. Comment redistribuer les revenus 2. Travailler ou se reposer ? 3. L’impôt et l’incitation au travail 4. L’impôt et le bien-être collectif 5. Comment travailler moins 6. Consommer ou épargner ? 7. Le revenu minimum garanti 8. L’impôt négatif 9. Conclusion Annexe 13-1 L’impôt et l’incitation au travail Annexe 13-2 La fiscalité et l’aide gouvernementale 220 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 1. COMMENT REDISTRIBUER LES REVENUS T ous les gouvernements interviennent dans l’économie afin de modifier la distribution des revenus. Ils le font souvent en modifiant les prix : ils fournissent des services publics gratuits, ils réglementent certains prix pour protéger les consommateurs et ils en soutiennent d’autres pour hausser les revenus des producteurs. Ce type d’intervention crée des distorsions dans l’allocation des ressources et occasionne des coûts inutilement élevés pour la société. Et, du fait des modifications de comportement qu’il provoque, on n’a même pas la certitude qu’il entraîne les effets distributifs désirés. La solution de rechange à la manipulation des prix comme instrument de redistribution est le recours à la fiscalité ; c’est l’outil que les économistes recommandent d’utiliser. Le marché est impersonnel. Le prix est habituellement le même pour tous ; il ne peut pas être ajusté de manière à tenir compte des caractéristiques personnelles de chacun (situation de famille, nombre de personnes à charge, etc.). Par contre, la fiscalité peut s’adapter à la situation des gens. C’est l’outil de redistribution idéal. Si la distribution des revenus résultant du jeu des forces du marché est inéquitable aux yeux de la société, les gouvernements doivent la modifier au moyen de la fiscalité. L’impôt sur le revenu est habituellement l’outil que les gouvernements utilisent de préférence pour atteindre leurs objectifs d’équité. Cet impôt est la pièce maîtresse du régime fiscal canadien : il procure à nos gouvernements environ 35 % de leurs recettes fiscales1. Et il représente une part importante des régimes fiscaux dans la plupart des pays occidentaux. Cependant, dans sa forme habituelle, l’impôt sur le revenu permet tout au plus de taxer plus lourdement les revenus élevés que les revenus faibles. Il ne permet pas d’augmenter les revenus des démunis. Or, du point de vue de l’analyse économique, si certaines personnes ­touchent des revenus inadéquats, on ne doit pas les protéger en abaissant le prix des biens qu’ils consomment ou en élevant le prix de leurs services. On doit plutôt leur verser des prestations suffisantes pour leur permettre d’acheter, au prix du marché, les biens et les services jugés essentiels. Idéalement, cela se ferait au moyen d’un régime fiscal prévoyant un impôt négatif, c’est-à-dire un impôt qui allège le fardeau fiscal des démunis, mais qui leur procure également un supplément de revenu. Néanmoins, gardons-nous bien de conclure qu’un régime fiscal de ce genre n’a aucun effet néfaste sur l’allocation des ressources, même s’il est préférable à la mani­ pulation des prix. Les impôts modifient les prix relatifs, influent sur les comportements et ont des effets sur l’allocation des ressources. Lorsqu’on privilégie la fiscalité en tant qu’instrument de redistribution, il importe de bien la concevoir afin d’atténuer les distorsions qu’elle est susceptible de provoquer. L’impôt sur le revenu porte tant sur le revenu du travail que sur le revenu du capital (intérêts, dividendes, gains en capital). Il peut donc influer sur les choix individuels en matière de travail et d’épargne. CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF 2. TRAVAILLER OU SE REPOSER ? L es gens choisissent de consacrer un certain nombre d’heures au travail ou au loisir en fonction de la rémunération du travail. Le salaire horaire représente à la fois la rémunération d’une heure de travail et le coût d’une heure de loisir. La personne qui décide de prendre une heure de loisir additionnelle renonce au salaire horaire qu’elle aurait gagné en travaillant. À un salaire horaire de 20 $, c’est 20 $ qu’elle perd ; à un salaire horaire de 50 $, le coût d’une heure de temps libre passe à 50 $. Lorsqu’il détermine le nombre d’heures qu’il désire travailler, l’individu compare le salaire horaire qu’il obtiendrait à la valeur qu’une heure de temps libre peut avoir à ses yeux. Il renonce à une heure de loisir si son salaire horaire est supérieur à la valeur du temps libre perdu ; dans le cas contraire, il choisit l’heure de loisir. L’individu moyen travaille-t-il un plus grand nombre d’heures à 50 $ l’heure qu’à 20 $ l’heure ? S’accorde-t-il un nombre plus ou moins élevé d’heures de loisir ? On serait tenté de croire qu’un salaire élevé incite à travailler. Mais deux facteurs contradictoires influencent le choix de l’individu et en fin de compte le résultat est ambigu. Le lecteur peut comprendre comment s’opère cette double influence en se mettant à la place du travailleur : comment réagirait-il si son salaire passait de 20 $ à 50 $ l’heure ? D’une part, il se dirait qu’il vaut vraiment la peine de travailler plus longtemps parce que cela rapporte plus. Il penserait que chaque heure de loisir lui fait perdre 50 $, au lieu de 20 $, et il hésiterait davantage à s’accorder du temps libre. C’est l’effet de substitution. Toute hausse du salaire horaire augmente le coût d’une heure de loisir et incite à la réduction du temps libre. D’autre part, il constaterait aussi qu’à 50 $ l’heure on peut s’offrir le niveau de vie désiré en travaillant moins. Il est plus facile de bien vivre si on obtient 50 $ l’heure que si on en touche 20. On n’est pas obligé de travailler autant pour s’offrir le style de vie qu’on désire. C’est l’effet de revenu qui incite le travailleur à accroître son temps libre, parce qu’il a davantage les moyens de se donner du bon temps, qu’il peut davantage « se la couler douce ». L’importance de l’effet de revenu et de l’effet de substitution varie selon les individus, mais on croit généralement qu’une hausse du salaire horaire incite les individus à travailler plus, si les conditions de travail le permettent (les courbes d’indifférence travail-loisir présentées à l’annexe 13-1 fournissent des explications plus précises). 3. L’IMPÔT ET L’INCITATION AU TRAVAIL S elon une opinion largement répandue, l’impôt sur le revenu aurait des effets néga­ tifs considérables sur l’incitation au travail. Bien qu’elle ne soit pas parfaitement juste, cette façon de voir comporte des éléments théoriques corrects. L’impôt sur le revenu entraîne des effets ambigus : il incite certains individus à s’accorder plus de temps libre, mais il en conduit d’autres à travailler davantage. Cette indétermination théorique tient encore au fait que l’effet de revenu et l’effet de substitution jouent en sens inverse. 221 222 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS En réduisant le salaire horaire net, l’impôt sur le revenu abaisse le coût d’une heure de temps libre. Plus l’impôt est élevé, plus le salaire horaire net est faible et plus le coût du loisir est faible, ce coût correspondant aux biens auxquels on renonce en ne travaillant pas. Les individus sont alors portés à s’accorder davantage de temps libre, comme ils le feraient pour n’importe quel autre bien dont le prix diminue. C’est l’effet de substitution. Si le taux marginal d’imposition est de l’ordre de 60 %, cela peut avoir un effet incitatif important, car toute heure de travail additionnelle ne rapporte plus que 40 % du salaire versé par l’entreprise. Si le travailleur est disposé à travailler ­quelques heures additionnelles à un salaire de 50 $, mais qu’à un salaire net de 20 $ il préfère consacrer ces heures au loisir, l’impôt sur le revenu l’incite au loisir. S’il n’y avait pas eu d’impôt, il aurait travaillé davantage. L’impôt introduit une distorsion dans son choix et entraîne, de ce fait, une mauvaise allocation des ressources. Cependant, l’impôt a aussi pour conséquence de réduire le revenu disponible et le niveau de vie auquel le contribuable peut aspirer. Quand le revenu disponible diminue, les gens ont tendance à réduire leur consommation de l’ensemble des biens et des services, y compris du loisir. Il s’agit de l’effet de revenu de l’impôt. S’il est moins avantageux de travailler à 20 $ l’heure qu’à 50 $, certains peuvent néanmoins décider de travailler plus afin de maintenir leur niveau de vie. D’autres ­peuvent être contraints de travailler davantage en raison de leurs responsabilités familiales et de leurs engagements financiers. L’impôt sur le revenu a donc tout compte fait des répercussions ambiguës sur le travail, amis on estime généralement qu’il favorise le loisir. L’analyse théorique n’étant pas concluante, la seule façon de trancher la question consiste à entreprendre une étude empirique, à étudier le comportement des gens pour déterminer si, en fait, ils réagissent à l’impôt en s’accordant plus ou moins de temps libre. Les nombreuses études empiriques effectuées jusqu’ici n’ont toutefois pas permis de trancher. Certaines études aboutissent à la conclusion selon laquelle le travail a un effet défavorable, d’autres avancent qu’il a un effet favorable. La plupart fournissent des résultats peu probants : certains individus déclarent être incités à s’accorder du temps libre, d’autres affirment travailler davantage. Les données empiriques ne sont donc pas particulièrement limpides. Une enquête réalisée auprès de 65 économistes américains spécialisés en économie du travail indique qu’ils sont plutôt d’avis que l’élasticité de l’offre de travail chez les hommes âgés de 25 à 54 ans est très faible, souvent proche de zéro, confirmant l’effet très ténu de l’impôt sur le revenu2. Cependant, des études récentes donnent à penser que, conformément à l’opinion courante, l’effet démotivant de l’impôt est trop marqué pour qu’on le néglige : selon Edward C. Prescott, récipiendaire du prix Nobel d’économie, la propension des travailleurs européens à travailler moins que les Américains est imputable en grande partie à une fiscalité plus lourde3. On peut néanmoins, en certaines circonstances, formuler des conclusions claires sur l’effet de l’impôt. Deux régimes fiscaux qui procurent les mêmes recettes au gouvernement ont le même effet de revenu. Pourtant, ils peuvent engendrer des distorsions différentes s’ils modifient les prix relatifs de manière différente. Le rôle de l’économiste consiste à atténuer le plus possible les distorsions fiscales pour une recette fiscale donnée. CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF Supposons qu’un contribuable soit rémunéré à un salaire horaire de 20 $, qu’il travaille 2 000 heures par année pour un salaire annuel de 40 000 $ avant impôt. Imaginons trois régimes fiscaux de progressivité différente, mais conçus de manière à rapporter le même montant au gouvernement, disons 4 000 $. Comme le montant d’impôt est constant, l’effet de revenu est identique dans les trois cas. Toutefois, l’effet de substitution diffère d’un régime à l’autre : 1. Si le taux d’imposition est de 10 %, applicable uniformément à l’ensemble du revenu, le travailleur verse 4 000 $ d’impôt et le coût marginal d’une heure de temps libre est de 18 $, soit le salaire horaire net d’impôt. 2. S’il bénéficie d’une exemption de 20 000 $, mais que le taux d’imposition est de 20 % sur tout revenu excédentaire, le travailleur paie également un impôt de 4 000 $ [0,2(40 000 – 20 000)] ; cependant, chaque heure de temps libre ne lui coûte que 16 $. 3. S’il jouit d’une exemption de 20 0 00 $, que le taux d’imposition est de 5 % pour la tranche de 20 000 à 30 000 $, et de 35 % pour tout revenu additionnel, il paie 4 000 $ d’impôt [0,05(30 000 – 20 000) + 0,35(40 000 – 30 000)], ­chaque heure de loisir lui coûte désormais 13 $ (65 % de 20 %). L’effet de revenu est identique dans les trois cas, puisque le revenu disponible diminue de 4 000 $, mais l’effet de substitution diffère d’un cas à l’autre. Le dernier régime est celui qui réduit le plus le coût marginal d’une heure de loisir. C’est le régime qui incite le plus le contribuable à s’accorder du temps libre et à réduire ses heures de travail. 4. L’IMPÔT ET LE BIEN-ÊTRE COLLECTIF S i l’entreprise est disposée à verser un salaire de 50 $ à un travailleur, on peut en conclure à coup sûr que celui-ci produit des biens d’une valeur minimale de 50 $. Aucune entreprise n’engagerait un travailleur dont la production vaudrait moins que son salaire. Par ailleurs, si l’individu est prêt à travailler à ce salaire, la valeur à ses yeux d’une heure de loisir additionnelle est certainement inférieure à 50 $. Supposons que l’impôt, en abaissant son salaire net à 20 $, l’amène à prendre une heure de temps libre additionnelle. Cette décision révèle qu’aux yeux du travailleur l’heure de temps libre marginale vaut plus que 20 $. À cause de l’impôt, l’économie perd une production d’une valeur égale ou supérieure à 50 $ et obtient en retour une heure de loisir dont la valeur se situe entre 20 $ et 50 $. L’impôt occasionne donc une perte pour la collectivité. Le consommateur serait disposé à payer 50 $ ou plus pour la production effectuée par le travailleur durant son heure de travail et celui-ci serait disposé à sacrifier une heure de temps libre pour une somme inférieure à 50 $, mais supérieure à 20 $. Comme l’échange ne se réalise pas, l’existence de l’impôt engendre une allocation sous-optimale des ressources. Toute réduction des heures de travail occasionnée par le régime fiscal s’accompagne d’une mauvaise allocation des ressources et d’une perte de bien-être collectif ­(graphique 13-1). 223 224 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h ique | 13-1 Salaire horaire L’impôt et le bien-être collectif Offre de travail avec impôt Offre de travail sans impôt S1 S * S0 Demande de travail par les employeurs X0 X La perte de bien-être est représentée par le triangle quadrillé. Toutes les heures de travail comprises entre X0 et X ont une plus * grande valeur quand elles sont utilisées pour le travail plutôt que pour le temps libre. Pour les employeurs, la première de ces heures a une valeur égale à S1. Quand elle sert à des fins de loisir, la même heure a une valeur égale à S 0, soit la valeur du loisir aux yeux des travailleurs. On observe une allocation non optimale des heures disponibles : toutes les heures comprises entre X0 et X * ne sont pas employées de la façon la plus valorisée, d’où le gaspillage. Heures de travail * 5. COMMENT TRAVAILLER MOINS P eu de gens ont la possibilité de modifier la durée de leur semaine de travail, qui est généralement imposée par l’employeur. Il serait toutefois prématuré d’en conclure que l’impôt sur le revenu n’a qu’un effet négligeable sur le temps de travail. D’une part, de nombreuses personnes peuvent modifier le nombre d’heures qu’elles consacrent au travail. On peut penser aux professionnels, aux dirigeants d’entreprise, à ceux qui travaillent à leur propre compte. D’autre part, même les personnes soumises à un horaire fixe peuvent modifier leur comportement. Elles peuvent choisir le nombre d’heures supplémentaires qui leur convient. Elles peuvent s’accorder plus de temps libre durant les heures de travail, en freinant leurs efforts ou en réduisant la qualité de leur travail. Elles peuvent prendre davantage de congés de maladie. L’absentéisme peut prendre une ampleur plus considérable. Toutes ces réactions correspondent à un accroissement du temps libre et à une diminution du temps de travail effectif. La liste des distorsions fiscales associées à l’impôt sur le revenu ne s’arrête pas là. Qui n’a pas entendu parler du travail au noir ? Qui n’a jamais eu recours aux services d’un électricien, d’un menuisier, d’un plombier, d’un réparateur d’appareils ménagers, disposé à accepter une rémunération plus faible pourvu qu’elle soit versée « au noir » ? D’après l’Association des gens à pourboire, au moins 20 % des activités s’effectueraient au noir dans le domaine de la restauration. « Cela fait l’affaire des employés, […] qui agissent de la sorte pour cacher des revenus supplémentaires. Cela fait l’affaire des employeurs qui camouflent de 20 % à 25 % de leurs recettes au fisc4. » Certains peuvent même décider d’émigrer vers des pays ou des provinces à régime fiscal plus favorable afin de ne pas être soumis aux taux marginaux élevés que leur impose leur propre gouvernement. Le domaine du sport abonde en exemples ­d ’athlètes CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF qui préfèrent jouer pour certaines équipes parce qu’elles sont installées aux ÉtatsUnis plutôt qu’au Canada. Qui n’a pas entendu parler de la fuite des cerveaux canadiens vers l’étranger, qui pourrait être alimentée par la lourdeur de la fiscalité ? L’existence de paradis fiscaux où s’exilent tant les particuliers que les sièges sociaux atteste l’importance des effets incitatifs de la fiscalité. Dans le Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, ne s’inquiétait-on pas justement de la difficulté qu’il y avait à attirer les hauts salariés au Québec, en raison du fardeau fiscal plus élevé qu’en Ontario5 ? 6. CONSOMMER OU ÉPARGNER ? L ’impôt sur le revenu influe aussi sur les choix individuels en matière d’épargne et de consommation. Parce qu’il réduit le rendement net du capital, il stimule la consommation somptuaire, réduit l’épargne et l’investissement. Prenons le cas d’une personne disposant d’un capital de 200 000 $, qu’elle pourrait par hypothèse placer à un taux de 10 % par année pour un rendement de 20 0 00 $ ; si elle est soumise à un taux marginal d’impôt maximum de 50 %, le rendement net de son placement est de 10 000 $. Elle peut aussi s’acheter une Rolls Royce pour 200 000 $. Le coût de renonciation annuel de la Rolls est alors de 10 000 $, soit le revenu net qu’elle sacrifie en achetant la Rolls. À un taux marginal de 30 %, le coût de renonciation annuel de la Rolls serait de 14 000 $ (70 % de 20 000 $). Dans lequel de ces deux cas les ménages achèteront-ils le plus de Rolls et feront-ils le moins d’épargne et d’investissement ? Il est facile de répondre à cette question. Les Anglais n’ont jamais acheté autant de Rolls et de yachts que lorsque le taux marginal maximum touchant les revenus de placement était de 98 %. Pourquoi placer 200 000 $ à 10 % quand il ne vous reste que 400 $ après impôt ? Aussi bien se procurer une Rolls ! Voilà un exemple passablement éclairant de distorsion fiscale. 7. LE REVENU MINIMUM GARANTI À lui seul, l’impôt sur le revenu ne permet pas d’obtenir une distribution équitable des revenus. Il prévoit d’accorder des exemptions aux personnes à faible revenu pour les soustraire à l’impôt et il taxe habituellement plus lourdement les contribuables à revenu élevé. Mais il ne procure aucune aide financière aux pauvres. Il doit donc s’accompagner d’un programme de transferts à l’intention des personnes dont le revenu est trop faible pour couvrir leurs besoins essentiels. Un régime de revenu minimum garanti constitue une solution possible au problème de la pauvreté. En vertu d’un tel régime, le gouvernement verse aux démunis une somme suffisante pour leur fournir un revenu minimum qui soit d’un niveau assez élevé pour leur permettre de se procurer les biens et les services essentiels. Le gouvernement n’aurait plus à agir sur les prix, puisque le revenu minimum serait établi en tenant compte du prix des biens et des services essentiels. 225 226 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS À supposer que le revenu minimum garanti annuel soit de 5 0 00 $ pour une personne seule, toute personne adulte touchant un revenu inférieur à 5 000 $ recevrait du gouvernement un transfert amenant son revenu de toutes sources à 5 000 $. Un individu ayant un revenu de 4 000 $ recevrait un transfert de 1 000 $ ; celui qui touche 2 0 00 $ recevrait 3 0 00 $. Dans les deux cas, le transfert gouvernemental porterait les revenus totaux à 5 000 $. Grâce à ce programme, tous les citoyens échapperaient à la pauvreté, pourvu que le revenu minimum soit fixé à un niveau suffisamment élevé. On pourrait remplacer la panoplie de programmes sociaux existants, ce qui simplifierait singulièrement le régime d’aide sociale actuel. Néanmoins, en dépit de ses bonnes intentions, ce programme aurait pour conséquence d’enfermer les démunis dans le « piège de la pauvreté ». Supposons qu’en travaillant à temps perdu un individu arrive à gagner 3 000 $ par année. Dans le cadre du régime de revenu minimum garanti de 5 0 00 $, il recevrait un transfert annuel de 2 0 00 $. S’il cessait de travailler, il perdrait son salaire de 3 0 00 $, mais recevrait un transfert gouvernemental de 5 0 00 $. Pour quelle raison continuerait-il à travailler s’il n’en retire aucun revenu additionnel ? Qu’il travaille ou non, son revenu de toutes sources serait constant à 5 000 $. Le régime de revenu minimum risquerait donc de fortement inciter au loisir les personnes à faible revenu. Même les personnes touchant plus de 5 0 00 $ pourraient envisager de quitter leur emploi. Elles pourraient préférer recevoir 5 000 $ à ne rien faire plutôt que de travailler pour 6 000 $ ou 7 000 $. Un tel régime de revenu minimum garanti comporte un taux marginal implicite d’imposition de 100 %. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les démunis sont plus lourdement imposés à la marge que les hauts salariés. L’individu qui gagne 3 0 00 $ et qui examine la possibilité de prendre un emploi à temps partiel pour avoir un salaire additionnel de 2 000 $ s’apercevra rapidement que son revenu total ne changerait pas s’il travaillait davantage. Pour chaque dollar additionnel qu’il toucherait en salaire, jusqu’à concurrence de 5 0 00 $, le gouvernement réduirait son transfert d’autant. C’est comme si le gouvernement imposait son revenu additionnel à 100 %, puisque son revenu disponible n’augmente pas. Le tableau 13-1 illustre les particularités d’un programme de revenu minimum garanti ; il montre que le taux marginal d’imposition s’appliquant aux personnes qui obtiennent moins que le revenu minimum de 5 000 $ atteint 100 %. Les personnes qui touchent davantage sont imposées selon le taux prévu par la loi de l’impôt sur le revenu. Dans le tableau, on suppose que tout revenu supérieur au revenu minimum est imposé à 50 %. Le graphique 13-2 présente l’information sous forme de courbes. Contrairement à l’impôt sur le revenu des particuliers, un régime de revenu minimum garanti incite au loisir parce que l’effet de revenu et l’effet de substitution opèrent dans le même sens. En haussant le revenu disponible, il incite le bénéficiaire à s’accorder davantage de temps libre ; c’est l’effet de revenu. Par ailleurs, il comporte un taux marginal implicite d’imposition s’élevant à 100 %, puisque tout revenu additionnel entraîne une réduction équivalente de l’aide sociale. Le coût d’une heure de loisir est donc nul, l’individu obtenant le même revenu disponible en travaillant une heure de moins ; c’est l’effet de substitution. Le régime de revenu minimum garanti incite donc sûrement au loisir. L’ampleur de cet effet incitatif est toutefois incertaine et ne peut être déterminée que par des études empiriques. CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF nnn Le revenu minimum garanti T ableau | 13-1 Revenu d’emploi ($) Aide sociale ($) Impôt ($)* Revenu disponible ($) Taux d’imposition (%) 0 5 000 0 5 000 2 000 3 000 0 5 000 100,0 5 000 0 0 5 000 100,0 8 000 0 1 500 6 500 81,2 10 000 0 2 500 7 500 75,0 12 000 0 3 500 8 500 70,8 * Le taux d’imposition est de 50 % sur le revenu dépassant 5 0 00 $. n n n G rap h ique | 13-2 Le revenu minimum garanti 12 000 Revenu disponible ($) 10 000 La ligne pleine à 45o illustre la relation entre le revenu d’emploi et le revenu disponible (après impôt), s’il n’y a pas d’impôt sur le revenu. La ligne pointillée illustre l’effet d’un programme de revenu minimum garanti. Si le revenu d’emploi est égal à 0 $, le revenu après impôt correspond à 5 0 00 $. Le segment horizontal de la partie gauche de la droite pointillée correspond à un revenu imposé à 100 % : toute hausse du revenu d’emploi est sans effet sur le revenu disponible. Le segment de droite de la droite pointillée représente un taux d’imposition de 50 %. La différence entre la ligne pleine et la ligne pointillée correspond à l’impôt versé. 8 000 6 000 4 000 2 000 0 0 2 000 4 000 6 000 8 000 10 000 12 000 14 000 Revenu d’emploi ($) La chose peut sembler surprenante, mais les exemples abondent de personnes à faible revenu soumises à un taux marginal implicite d’imposition très élevé, ce qui a été dénoncé par un professeur de fiscalité. Par exemple, le chef d’une famille monoparentale de deux enfants fréquentant une garderie à 7 $ doit composer avec un taux marginal d’imposition de 87,6 % quand son revenu passe de 29 000 $ à 30 000 $6 ! Cela s’explique en grande partie par l’existence de programmes d’aide caté­gorielle comme la prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE), le supplément de la prestation nationale pour enfants (SPNE), qui sont des programmes fédéraux, ou le soutien aux enfants (SAE), qui est un programme du gouvernement du Québec. Tous ces programmes comportent des seuils de réduction, c’est-à-dire un niveau de revenu à partir duquel l’aide versée diminue. En haussant son revenu d’emploi, le 227 228 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS chef de famille monoparentale peut dépasser les seuils de réduction, perdre des prestations importantes et avoir un revenu après impôt à peine supérieur à celui qu’il aurait obtenu autrement. 8. L’IMPÔT NÉGATIF L ’impôt négatif se fonde sur une idée simple : toute personne recevant moins qu’un certain revenu aurait à payer un impôt négatif, autrement dit c’est le gouvernement qui devrait lui verser un certain montant, alors que les personnes touchant plus que ce revenu paieraient un impôt positif. Par exemple, le gouvernement verserait un certain montant à toute personne recevant moins de 10 000 $, tandis que les personnes recevant plus de 10 000 $ paieraient de l’impôt. Le tableau 13-2 illustre les particularités de cet impôt si le taux d’imposition est de 50 %. Par exemple, la première ligne nous indique qu’une personne n’ayant aucun revenu autonome devrait verser 50 % de (0 $ – 10 000 $), soit (–5 000 $) ; le gouvernement lui verserait donc 5 0 00 $. À la ligne suivante, la personne qui touche 2 0 00 $ devrait verser 50 % de (2 000 $ – 10 000 $), soit (–4000 $) ; le gouvernement lui verserait 4 000 $. La dernière ligne montre qu’une personne recevant 12 000 $ devrait payer un impôt de 1 000 $ au gouvernement. Ces calculs sont illustrés au graphique 13-3. nnn T ableau | 13-2 L’impôt négatif Revenu d’emploi* ($) Impôt** ($) Revenu disponible ($) 0 –5 000 5 000 2 000 –4 000 6 000 5 000 –2 500 7 500 8 000 –1 000 9 000 10 000 0 10 000 12 000 1 000 11 000 * Revenu d’emploi : R. ** Impôt = 0,5(R – 10 0 00 $). L’impôt négatif permet à l’individu de conserver une partie de ses gains ; il comporte donc, pour cette raison, une certaine incitation au travail. Quand la personne obtient un revenu d’emploi accru, son revenu disponible augmente, contrairement à ce qui se produit dans le cas du revenu minimum garanti étudié plus haut (gra­ phique 13-2). Dans le cadre de ce régime, toute personne touchant moins de 10 000 $ reçoit un transfert net du gouvernement. Toute personne touchant plus de 10 000 $ paie un impôt net. Et chacun a l’assurance de recevoir un revenu minimum de 5 0 00 $, même s’il ne travaille pas. Un régime de ce genre risque de coûter cher parce que le gouvernement doit verser un certain montant à tous les contribuables touchant CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF n n n G rap h ique | 13-3 L’impôt négatif 25 000 La ligne pleine à 45° illustre la relation entre le revenu d’emploi et le revenu disponible (après impôt) s’il n’y a pas d’impôt sur le revenu. La ligne pointillée illustre l’effet de l’impôt négatif. Si le revenu d’emploi est égal à 0 $, le revenu après impôt correspond à 5 0 00 $. Au point de croisement des deux droites, à un niveau de revenu de 10 0 00 $, le contribuable ne paie pas d’impôt et ne reçoit pas de transferts. La pente de la droite pointillée est positive et constante ; elle correspond à un taux d’imposition constant de 50 %. L’impôt négatif évite les écueils que présente le programme de revenu minimum garanti (taux d’imposition de 100 %) et il offre une certaine incitation au travail. Revenu disponible ($) 20 000 15 000 10 000 5 000 0 0 5 000 10 000 15 000 20 000 25 000 30 000 35 000 Revenu d’emploi ($) moins de 10 000 $. Le programme de revenu minimum garanti est moins coûteux, le gouvernement versant de l’argent seulement aux personnes gagnant moins de 5 000 $. Pour éliminer le taux d’imposition implicite de 100 %, le gouvernement est contraint de verser des prestations aux personnes qui touchent plus que le revenu minimum de 5 000 $ ; on ne commence à imposer le revenu qu’à un niveau relative­ ment élevé. L’incitation au travail entraîne des coûts élevés sur le plan financier ! Le gouvernement est placé devant un dilemme difficile à résoudre s’il veut établir un impôt négatif qui ne soit pas hors de portée financièrement. Il peut réduire le revenu minimum garanti, qui dans ce cas serait insuffisant pour subvenir aux besoins et aux services essentiels. L’autre solution consisterait à préserver le revenu minimum garanti et à porter à 70 % ou 80 % le taux d’imposition du revenu. Mais le régime comporterait alors une forte incitation au loisir, puisqu’il imposerait trop lourdement les revenus touchés par les bénéficiaires de l’aide sociale. Il n’est donc pas exclu que le gouvernement soit contraint de verser un revenu minimum qui soit inférieur à ce que la société souhaiterait offrir à ses démunis afin de maintenir une incitation minimale au travail. Le problème est de taille. Si le gouvernement assure à tous un revenu minimum égal au niveau de subsistance, le coût du programme est fort élevé car on doit subventionner les personnes touchant plus que le revenu minimum. S’il conçoit son programme de façon à ne pas subventionner les personnes touchant plus que le minimum de 5 0 00 $, pour préserver l’incitation au travail, le gouvernement est contraint de garantir un revenu minimum inférieur au niveau de subsistance. Le graphique 13-4 illustre ce dilemme de façon éloquente en montrant la situation que connaît en 2005 une famille monoparentale comprenant deux enfants qui fré­ quentent une garderie à 7 $. 229 230 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS n n n G rap h ique | 13-4 Le revenu disponible d’une famille monoparentale (comprenant 2 enfants) 50 000 45 000 Revenu disponible ($) 40 000 La ligne pleine à 45° illustre la relation entre le revenu d’emploi et le revenu disponible (après impôt), s’il n’y a pas d’impôt sur le revenu. La ligne pointillée illustre le revenu disponible d’une famille monoparentale comprenant deux enfants qui fréquentent une garderie à 7 $. Même si elle ne touche aucun revenu, cette famille a un revenu disponible d’environ 15 0 00 $. Contrairement à ce qui se produit dans le cas du revenu minimum garanti, le segment de gauche de la courbe pointillée a une pente légèrement positive, ce qui montre que le taux d’imposition est inférieur à 100 % : la structure fiscale incite donc faiblement au travail, tout comme l’impôt négatif. Dans la partie de droite, il n’y a plus d’incitation au travail. Si le revenu est d’environ 20 0 00 $, toute hausse de revenu a très peu d’effet sur le revenu disponible. 35 000 30 000 25 000 20 000 15 000 10 000 5 000 0 0 10 000 20 000 30 000 40 000 50 000 Revenu d’emploi ($) Source : annexe 13-2. On peut élaborer une multitude de régimes d’impôt négatif à taux d’imposition et à revenus minimaux différents, mais il est très difficile de déterminer le régime optimal. D’ailleurs, il est impossible de déterminer les paramètres du régime optimal si on ne se livre pas à de nouvelles recherches sur l’importance de ses effets incitatifs et sur son coût. De nombreuses recherches empiriques ont été effectuées précisément dans ce but. Certaines ont ceci de particulier qu’elles constituent pratiquement des expériences de laboratoire et de véritables expériences sociales, puisqu’elles portent sur des populations cibles. Des Manitobains ont eu l’occasion de faire l’expérience de l’impôt négatif. Des expériences semblables ont également été menées aux États-Unis. Bien qu’elles ne soient pas concluantes, elles révèlent que l’effet incitatif de l’impôt négatif peut être appréciable, surtout s’il s’agit du deuxième travailleur dans une famille7. Par conséquent, si on veut s’engager résolument dans cette voie, il faut faire preuve de prudence au moment de l’élaboration du programme. 9. CONCLUSION L a règle générale proposée par les économistes, selon laquelle le gouvernement devrait aider les pauvres en instaurant un impôt négatif plutôt qu’en influant sur les prix, doit être appliquée avec une certaine prudence. L’impôt négatif provoque des distorsions dans les choix individuels, car il modifie le prix relatif du loisir et engendre une allocation des ressources sous-optimale. Pour s’assurer que ce mode de redistribution fiscale donne des résultats satisfaisants, il importe de concevoir un CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF impôt négatif qui réduise l’incitation au loisir. Pareil objectif exige de nombreuses études et beaucoup de temps. En attendant, rien n’empêche le gouvernement d’aménager graduellement l’impôt sur le revenu en recourant à des mesures qui le rapprochent de l’impôt négatif, comme cela a été fait dans le passé dans le cas des crédits d’impôt remboursables (crédits d’impôt pour la TPS et pour les enfants à charge). Par ces mesures, le gouvernement verse en fait un certain montant à des personnes qui ont un revenu trop faible pour payer de l’impôt. Par ailleurs, même s’il était imparfait et n’atténuait pas les distorsions, l’impôt négatif engendrerait probablement moins de distorsions que l’ensemble des mesures d’aide sociale actuelles (notamment les prix faisant l’objet d’une réglementation), sans qu’il en coûte plus cher au gouvernement. N O T E S 1. Statistiques des recettes publiques 1965-2003, OCDE, 2003. 2. V.R. Fuchs, A.B. Krueger et J.M. Poterba, « Economists’ Views about Parameters, Values and Policies : Survey Results in Labor and Public Economics », Journal of Economic Literature, septembre 1998, p. 1391-1392. 3. E.C. Prescott, « Why Do Americans Work So Much More than Europeans », Federal Reserve Board of Minneapolis Quarterly Review, juillet 2004, p. 2-13. 4. La Presse, 11 janvier 1986. 5. Ministère des Finances, Livre blanc sur la fiscalité des particuliers, Québec, Direction générale des publications gouvernementales, 1984. 6. Cl. Laferrière, Résidents du Québec – 2005, taux d’imposition marginaux (implicites). À quel taux sont imposés vos revenus supplémentaires ? Et quel est le coût réel d’une réduction de revenu ?, [en ligne], www.er.uqam.ca/nobel/r14154/ Pages/Quebec2005.htm#Documents (page consultée le 12 juillet 2007). 7. J.A. Hausman, « Taxes and Labor Supply », dans A.J. Auerbach et M. Feldstein (sous la dir. de), Handbook of Public Economics, vol. 1, Elesevier, 1985, p. 253. 231 A n n e x e 13-1 L’IMPÔT ET L’INCITATION AU TRAVAIL 1. Introduction 2. L’impôt et le loisir 3. L’effet de revenu et l’effet de substitution 4. Le revenu minimum et l’incitation au travail 5. L’impôt négatif et l’incitation au travail 1. INTRODUCTION L e graphique 13A-1 illustre les effets de l’impôt sur le revenu à l’aide des courbes usuelles de l’offre et de la demande. Dans cette annexe, les effets de substitution et de revenu sont présentés de façon plus rigoureuse à l’aide du modèle travailloisir qui fait appel à la droite de budget et aux courbes d’indifférence. On utilise ensuite les mêmes outils pour analyser les effets du revenu minimum et de l’impôt négatif. 2. L’IMPÔT ET LE LOISIR n n n G rap h ique | 13A-1 L’impôt et le loisir Revenu R0 Pente = salaire brut W Pente = salaire net (1 – T)W A0 R1 B0 A1 B1 L0 L1 L24 Loisir La droite L 24Ro réunit les combinaisons de revenu et d’heures de loisir dont chacun dispose ; elle indique que le revenu est d’autant plus élevé que le nombre d’heures de loisir est faible. L’individu qui consacre tout son temps au travail obtient un revenu indiqué au point Ro ; à l’autre extrême, son revenu est nul s’il consacre tout son temps au loisir (L 24, autrement dit 24 heures de loisir). Le taux auquel une heure de loisir peut être convertie en revenu est donné par le taux de salaire horaire (W) qui correspond à la pente de la droite L 24Ro. L’impôt sur le revenu réduit le salaire horaire net de l’individu : si T est le taux d’imposition, le salaire après impôt est donné par (1 – T)W. L’impôt fait pivoter la droite de revenu disponible vers L 24R1, en supposant que tout revenu soit imposé. L’impôt sur le revenu déplace l’équilibre de l’individu du point Ao, sur la contrainte initiale, au point A1, sur la nouvelle contrainte. Ce déplacement révèle une augmentation des heures de loisir et une réduction des heures de travail. D’après ce graphique, l’impôt inciterait au loisir, mais l’effet contraire est possible. Dans tous les cas, le bien-être de l’individu diminue, passant de B0 à B1. CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF 3. L’EFFET DE REVENU ET L’EFFET DE SUBSTITUTION n L’effet de revenu et l’effet de substitution n n G rap h ique | 13A-2 Revenu Pente = W R0 Pente = (1 – T)W A0 R1 A2 B0 A1 L2 L0 B1 L1 L24 Loisir L’effet de l’impôt sur le revenu, représenté par le déplacement du point Ao au point A1, peut se décomposer en deux éléments distincts : l’effet de revenu (déplacement du point Ao au point A 2) et l’effet de substitution (mouvement du point A 2 au point A1). L’impôt ampute d’un certain montant le revenu disponible. Si le gouvernement prélevait cette somme de manière forfaitaire, sans la relier au revenu obtenu, la contrainte budgétaire du contribuable se déplacerait parallèlement vers le bas du montant de l’impôt. Le nouvel équilibre se situerait au point A 2, ce qui entraînerait une réduction des heures de loisir. C’est l’effet de revenu : la baisse du revenu disponible incite le contribuable à travailler davantage. Le passage du point A 2 au point A1 reflète l’effet de substitution : il mesure la variation des heures de loisir qui résulterait d’une baisse du salaire horaire si le niveau d’utilité (de revenu) de l’individu restait constant. Cet effet est toujours négatif : si on dédommage l’individu de manière que son niveau de satisfaction soit constant, la baisse du salaire horaire l’incite au loisir parce qu’il en diminue le prix. L’effet net de l’impôt est donc indéterminé, puisqu’il incite d’une part à augmenter les heures de travail en réduisant le revenu disponible, et d’autre part à diminuer les heures de travail en réduisant le coût d’une heure de loisir. 4. LE REVENU MINIMUM ET L’INCITATION AU TRAVAIL n Le revenu minimum et l’incitation au travail n n G rap h ique | 13A-3 Revenu R0 Droite de revenu avant impôt pente = W Pente = (1 – T)W B0 R1 5 000 Situation initiale B1 A0 A3 Point choisi avec le revenu minimum A1 T = 100 % L0 L24 Loisir Le gouvernement qui adopte un régime de revenu minimum garanti verse aux pauvres une somme suffisante pour amener l’ensemble de leurs revenus au niveau de revenu jugé nécessaire pour se procurer les biens et les services essentiels. Ce régime assure à chacun un revenu minimum, fixé à 5 0 00 $ sur le graphique, quel que soit le revenu gagné. Tout revenu obtenu en sus du 5 0 00 $ est soumis à l’impôt sur le revenu. La droite de revenu disponible correspond alors à A1A 3R1. Ce régime présente un inconvénient majeur : jusqu’à 5 0 00 $, tout dollar de revenu donne lieu à une réduction équivalente des prestations d’aide sociale. Pour tout revenu inférieur à 5 0 00 $, le revenu disponible demeure constant à 5 0 00 $ (portion horizontale de la droite de revenu disponible). Le revenu est donc soumis à un taux d’imposition implicite de 100 % , sous la forme d’une réduction équivalente de l’aide sociale. Les per­sonnes gagnant moins de 5 000 $ sont donc fortement incitées à cesser de travailler et à se contenter du revenu minimum (solution au point A1). D’autres pourraient choisir la même solution, au lieu de travailler pour gagner un revenu à peine supérieur au revenu minimum. Faute de revenu minimum garanti, ils choisiraient la solution donnée par le point A0 et réduiraient le nombre d’heures de loisir en le ramenant à L0. 233 234 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS 5. L’IMPÔT NÉGATIF ET L’INCITATION AU TRAVAIL n n n G rap h ique | 13A-4 Revenu ($) R0 Région avec impôt positif L’impôt négatif et l’incitation au travail Région avec impôt négatif Pente = W R2 10 000 Pente = (1 – T)W 5 000 B2 A2 Point choisi avec l’impôt négatif A1 A3 L2 L24 Impôt négatif reçu Loisir L’impôt négatif permet au bénéficiaire de l’aide sociale de conserver une partie de ses prestations même si son revenu augmente. Dans ce type de régime, chaque dollar de revenu gagné donnerait lieu, par exemple, à une diminution de l’aide sociale de 50 ¢. L’assisté social serait ainsi soumis à un taux marginal d’imposition implicite de 50 % . Lorsque l’impôt sur le revenu prévoit un taux d’imposition de 50 %, la droite de revenu disponible devient A1R 2, si le revenu minimum est de 5 0 00 $. Dans un régime d’impôt négatif prévoyant un taux d’imposition de 50 % , le gouvernement verse des prestations à tout individu gagnant moins de 10 0 00 $, alors que ce seuil se situe à 5 0 00 $ dans le cas du revenu minimum garanti. L’individu paie de l’impôt seulement si son revenu dépasse 10 0 00 $. Avec un impôt négatif, l’individu à faible revenu pourrait choisir la solution A 2. L’incitation au travail est plus forte dans ce cas que dans celui du revenu minimum garanti comportant un taux d’imposition de 100 % (L 2 < L 24). Cependant, l’individu travaillera moins qu’en l’absence de tout programme d’aide sociale. En élevant son revenu disponible, l’impôt négatif l’incite au loisir (effet de revenu) ; en réduisant son salaire horaire net, le taux d’imposition implicite de 50 % réduit le coût du temps libre et incite au loisir. Ces deux effets opèrent dans la même direction, de sorte que, par rapport à une situation où il n’existe pas de programme d’aide (point L0 sur le graphique 13A-3), l’individu s’accordera davantage de temps libre. A n n e x e 13-2 LA FISCALITÉ ET L’AIDE GOUVERNEMENTALE 1. Introduction 2. L’aide financière destinée aux individus : assistance-emploi (aide sociale) 3. L’aide financière destinée aux familles : PFCE, SPNE et SAE 4. Les crédits pour la TPS et la TVQ 5. Autres avantages 1. INTRODUCTION L e graphique 13-4 illustre l’évolution, pour l’année 2005, du revenu disponible – ou solde disponible réel – d’un chef de famille monoparentale ayant deux enfants d’âge préscolaire en fonction du revenu obtenu. Ce chef de famille a la garde complète de ses deux enfants et ne reçoit pas de pension alimentaire de la part de son ex-conjoint. Cette famille a accès à bon nombre de programmes d’aide gouvernementaux, autant au niveau provincial qu’au niveau fédéral. Le tableau 13B-3 fournit les détails du calcul du solde disponible réel selon différents niveaux de revenus. Les sections suivantes expliquent les différents programmes d’aide disponibles. 2. L’AIDE FINANCIÈRE DESTINÉE AUX INDIVIDUS : ASSISTANCE-EMPLOI (AIDE SOCIALE) L e gouvernement québécois verse une aide financière aux démunis. La prestation annuelle de base (hypothèse 1) est de 6 438,12 $. Si le revenu annuel d’emploi ne dépasse pas 2 400 $, la prestation annuelle de base ne diminue pas. Si le revenu annuel d’emploi dépasse 2 400 $, on soustrait le montant en sus de la prestation annuelle de base (hypothèse 2 et 3). Par exemple, si une personne gagne 3 000 $, sa prestation annuelle de base est réduite de 600 $. 3. L’aide financière destinée aux familles : PFCE, SPNE et SAE L es gouvernements fédéral et provincial versent une aide financière aux familles ayant au moins un enfant à charge de moins de 18 ans. La prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE) et le supplément de la prestation nationale pour 236 TROISIÈME PARTIE LA REDISTRIBUTION DES REVENUS enfants (SPNE) sont des programmes fédéraux, alors que le soutien aux enfants (SAE) est un programme du gouvernement du Québec. Le tableau 13B-1 présente les données relatives à ces programmes pour le cas étudié. Le maximum correspond à l’aide financière maximale. Le seuil de réduction est le niveau de revenu à partir duquel l’aide versée commence à diminuer. Le taux de réduc­ tion est le taux s’appliquant à la portion du revenu dépassant le seuil de réduction. Enfin, le seuil de sortie correspond au niveau de revenu à partir duquel le gouvernement cesse de verser l’aide financière. Par exemple, si une famille gagne 30 435,00 $, la prestation de SPNE reçue sera égale à 3 665,00 $ – 22,90 % (30 435,00 $ – 20 435,00 $), soit 1 375,00 $. nnn T ableau | 13B-1 Le calcul de l’aide financière destinée aux familles PFCE Maximum SPNE SAE 2 510,00 $ 3 665,00 $ 3 790,00 $ Seuil de réduction 36 378,00 $ 20 435,00 $ 31 680,00 $ Taux de réduction 4,00 % 22,90 % 4,00 % 99 128,00 $ 36 439,37 $ 126 430,00 $ Seuil de sortie 4. Les crédits pour la TPS et la TVQ L es crédits pour la TPS et la TVQ (tableau 13B-2) se calculent de la même façon que dans le cas précédent. nnn T ableau | 13B-2 Le calcul des crédits pour la TPS et la TVQ TPS TVQ Maximum 708,00 $ 277,00 $ Seuil de réduction 30 270,00 $ 28 030,00 $ Taux de réduction Seuil de sortie 5,00 % 3,00 % 44 430,00 $ 37 263,33 $ 5. Autres avantages L es familles monoparentales bénéficient d’avantages supplémentaires fournis par le gouvernement (tableau 13B-3). Elles ont accès à des garderies à 7 $, elles peuvent être logées dans des habitations à loyer modique (HLM), elles jouissent aussi d’avantages quant aux frais de médicaments, de soins dentaires et de lunettes. CHAPITRE 13 L’IMPÔT NÉGATIF Nous avons fait un certain nombre d’hypothèses qui se matérialisent sous forme de dépenses inscrites au bas du tableau 13B-3. Ces dépenses sont ajustées en fonction du revenu et du nombre de jours de travail. nnn T ableau | 13B-3 Le calcul du solde disponible réel Hypothèse 1 ($) Hypothèse 2 ($) Hypothèse 3 ($) 8 736,00 20 384,00 Revenu annuel Revenu d’emploi 0,00 Prestations d’assistance-emploi 6 438,12 102,12 0,00 Total 6 438,12 8 838,12 20 384,00 Régime des rentes du Québec 0,00 259,18 835,76 Assurance-emploi 0,00 170,35 397,49 Total 0,00 429,53 1 233,25 Cotisations salariales Transferts fédéraux Impôt sur le revenu Crédit pour la TPS PFCE 0,00 0,00 37,01 708,00 708,00 708,00 2 510,00 2 510,00 2 510,00 SPNE 3 665,00 3 665,00 3 665,00 Total 6 883,00 6 883,00 6 845,99 Cotisations et transferts provinciaux Impôt sur le revenu 0,00 0,00 1 395,44 Assurance médicaments 0,00 0,00 0,00 0,00 1 900,80 1 121,60 277,00 277,00 277,00 Prime au travail Crédit pour la TVQ SAE 3 790,00 3 790,00 3 790,00 Total 4 067,00 5 967,80 3 793,16 Total cotisations et transferts 10 950,00 12 421,27 9 405,90 Solde disponible 17 388,12 21 259,39 29 789,90 0,00 0,00 2 912,00 1 609,53 2 209,53 5 096,00 284,00 284,00 1 004,69 15 494,59 18 765,86 20 777,21 Frais de garde Frais de logement Frais de médicaments Solde disponible réel 237 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ Chapitre 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES Chapitre 15 LES BIENS PUBLICS Chapitre 16 PROBLÈMES D’INFORMATION IMPARFAITE CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES 1. Adieu, tranquillité ! 2. À qui la faute ? 3. Le véritable coût de production 4. La papeterie l’emporte en cour 5. Les citoyens gagnent leur cause en cour 6. Les effets externes existent-ils ? 7. Une pureté indésirable 8. Tous sur le même pied ? 9. Taxer les pollueurs 10. Des droits de polluer 11. Subventionner les pollueurs 12. Les autres effets externes 13. Conclusion 242 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 1. ADIEU, TRANQUILLITÉ ! P ar un beau samedi soir d’été, vous décidez de déguster quelques mets grecs à la terrasse arrière du Jardin de Panos, restaurant bien connu de la rue Duluth, à Montréal. Comme d’habitude, la terrasse est bondée. Tout se déroule agréablement jusqu’au moment où un résident dont la cour est attenante à la terrasse décide de tondre sa pelouse. Adieu, tranquillité ! Si le régime de marché est aussi efficace qu’on le prétend, comment se fait-il qu’un voisin empoisonne ainsi l’existence de toutes ces personnes ? Il y a quelque chose qui cloche ! Qui voudrait déguster un repas agrémenté d’un pareil bruit de fond ? Il y a sûrement moyen de faire mieux, de s’organiser différemment, à la satisfaction de tous. Ce n’est pas un cas isolé. Les entreprises qui déversent des résidus dans les cours d’eau et rejettent des fumées toxiques dans l’atmosphère dégradent l’environnement et réduisent la qualité de vie. Les fumeurs sont la source de désagréments pour les non-fumeurs. Les personnes porteuses d’une maladie contagieuse qui tardent à se faire traiter propagent la maladie et nuisent à la santé publique. Comment de telles situations s’expliquent-elles ? Le régime de marché serait-il imparfait ? 2. À QUI LA FAUTE ? le responsable et prenons les mesures qui s’imposent. Rien de mieux «T rouvons qu’une bonne poursuite pour régler le problème à la source ! » Cette réaction spontanée ne donne pas nécessairement les résultats escomptés. Qui est responsable du bruit au Jardin de Panos ? À première vue, c’est l’utilisateur de la tondeuse. Pourtant, la réponse n’est pas si simple. Tondre sa pelouse ne pose habituellement pas de difficultés en banlieue, à la campagne et dans la plupart des quartiers résidentiels. À la réflexion, l’existence de la terrasse est aussi à la source du problème : pas de terrasse, pas de clients ; pas de clients, pas de problème de bruit. Se pourrait-il que les torts soient partagés ? Au lieu de chercher le coupable, mieux vaut remonter à la source du problème et tenter de découvrir une solution appropriée. Le voisin qui inonde la terrasse de bruit pourrait-il en faire autant de ses ordures ? Pourrait-il jeter des poches de gazon par-dessus la clôture qui le sépare du restaurant ? Certainement pas : le restaurateur ferait respecter ses droits. La loi protège la propriété privée : personne ne peut utiliser la propriété d’autrui sans son consentement. Mais alors pourquoi le résident peut-il inonder la terrasse de bruit sans le consentement du restaurateur ? Le problème vient de ce que le restaurateur et son voisin utilisent une ressource commune, les ondes, sur laquelle personne ne possède de droits de propriété. Le restaurateur possède sans aucun doute des titres sur son terrain, son immeuble, sa terrasse, mais sur les ondes il n’en détient aucun. Personne ne détient ce genre de droits et personne ne peut empêcher un honnête homme de tondre sa pelouse le samedi soir. Comme les ondes appartiennent à tout le monde, elles n’appartiennent à personne en particulier. La mésentente entre fumeurs et non-fumeurs vient de ce qu’ils respirent le même air. Le baigneur et l’entreprise qui jette des déchets dans une rivière utilisent une ressource commune, qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES La tranquillité a une grande valeur, aussi bien pour le restaurateur que pour ses clients ; par ailleurs, le voisin trouve sûrement pratique de tondre sa pelouse à ce moment-là. Comment concilier ces intérêts divergents ? D’ordinaire, le régime de marché excelle dans ce genre d’exercice : il alloue la ressource disponible à celui qui la valorise le plus et qui est prêt à payer le plus pour l’acquérir. Toutefois, que faire quand plusieurs personnes, comme le restaurateur et son voisin, utilisent conjointement la même ressource ? En l’absence de droits de propriété bien marqués, le marché est incapable d’accomplir sa tâche et les résultats sont peu satisfaisants. Quand les droits de propriété concernant une ressource donnée sont mal définis et qu’il est difficile de les faire respecter, il en résulte habituellement un problème d’effet externe. On nomme effet externe la situation qui se présente lorsque l’activité d’une personne touche une autre personne qui n’y est pas partie prenante. Le bruit de la tondeuse du voisin représente un inconvénient pour d’autres personnes, les clients attablés à la terrasse, qui n’ont rien à voir avec cette activité. L’entreprise polluante est source de désagréments pour le baigneur, qui n’est ni un client ni un fournisseur. Les effets externes sont nombreux et il importe de savoir les déceler, parce qu’en raison de leur existence le marché ne peut allouer les ressources de manière optimale. Monsieur Pigou1 accomplit des actions qui peuvent modifier la situation dans laquelle vivent d’autres personnes. Résident de la Rive-Sud, il travaille au centreville et s’y rend tous les jours dans un véhicule utilitaire sport (VUS). En soirée, il se délasse en jardinant. Grâce à ses rocailles, il remporte régulièrement le prix d’embellissement de sa municipalité. Au début de l’été, il a acheté la dernière tondeuse en vente à la quincaillerie du quartier, tondeuse dont fut ainsi privé un autre client qui en cherchait une désespérément. Parce qu’il utilise son automobile pour se rendre au travail, M. Pigou engendre un coût externe. Les résidus de dioxyde de carbone (CO2) émis par son automobile accroissent la pollution atmosphérique et nuisent à des personnes non concernées par l’activité de M. Pigou. De plus, en circulant aux heures de pointe, il provoque une augmentation du temps de transport des autres usagers de la route. Ses rocailles embellissent le voisinage et procurent de l’agrément à ses voisins : elles leur offrent un avantage externe. Par contre, l’achat de la dernière tondeuse à la quincaillerie n’impose pas un coût externe au client qui en est privé. La transaction s’est effectuée dans le cadre du régime de marché. Il est normal que des acheteurs potentiels soient privés de certains biens. Le marché a précisément pour rôle de rationner les biens disponibles et de les répartir entre les acheteurs. 3. LE VÉRITABLE COÛT DE PRODUCTION R eprésentons-nous une papeterie située le long d’une rivière, en amont de la municipalité de Saint-Esprit. Ses déchets polluent la rivière et rendent moins agréable la baignade à la plage municipale. Deux agents, l’entreprise et les baigneurs, utilisent conjointement une ressource commune pour laquelle ils ne détiennent aucun droit de propriété. Qui devrait avoir préséance ? La papeterie ? Les baigneurs ? En règle générale, toute entreprise doit acheter les ressources qu’elle utilise. Il lui faut acheter les matières premières, rémunérer les employés, payer les fournisseurs ; ces coûts dits privés sont assumés et pris en considération par l’entreprise dans ses 243 244 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ décisions de production. Elle utilise aussi d’autres ressources. Elle se sert de la rivière comme dépotoir pour ses eaux usées, au lieu de faire appel à une firme spécialisée en recyclage ou de traiter ses eaux usées pour leur rendre leurs propriétés originales. Ses cheminées rejettent dans l’atmosphère fumée et autres particules. La papeterie ne paie pas pour utiliser la rivière et l’atmosphère, mais il en résulte des coûts réels pour la société sous forme de détérioration de l’environnement. Ce sont des coûts externes subis par d’autres personnes, comme les baigneurs, qui assistent impuissants à la dégradation de la qualité de l’eau. Le vrai coût du papier comprend non seulement les coûts privés, mais aussi les coûts externes. Ce coût véritable est appelé coût social parce qu’il tient compte des coûts supportés par tous les membres de la société (graphique 14-1). L’entreprise ne tient compte que de ses coûts privés et néglige les coûts externes parce que ce n’est pas elle qui les assume. Comme la papeterie ne paie pas pour l’air et l’eau qu’elle utilise, le coût qu’elle transmet aux acheteurs est inférieur au véri­ table coût du papier. Les acheteurs n’ayant pas à supporter tous les coûts, la consommation de papier est excessive (graphique 14-2). Si elle est profitable pour l’entreprise, la production de papier n’est pas rentable socialement, en raison des coûts externes subis par les autres membres de la collectivité. Comme toutes les papeteries occasionnent de la pollution, ce raisonnement s’applique à l’ensemble du marché du papier. L’équilibre concurrentiel n’est pas optimal parce que l’industrie n’a pas à payer pour toutes les ressources qu’elle utilise, ce qui donne l’illusion que le papier est bon marché. La société consomme et produit trop de n n n G rap h ique | 14-1 Le véritable coût de production A. Coûts ($) Coût social = coût privé + coût externe Coût externe total Coût privé 110 100 Coût total privé 100 Tonnes de papier B. Coût externe ($) Coût externe total = 1 000 $ Coût externe 10 100 Tonnes de papier La courbe du coût privé représente le coût que l’entreprise engage pour acquérir les ressources nécessaires à la production de chaque tonne de papier (travail, matières pre­ mières, etc.). En produisant du papier, l’entreprise déverse des polluants dans la rivière. Il en résulte une dégradation de la qualité de l’eau et un coût externe pour les autres utilisateurs de la rivière (graphique B). Pour simplifier, on suppose que ce coût marginal externe est constant. La courbe du coût social (graphique A) représente le véritable coût de production de chaque tonne de papier. On l’obtient en additionnant verticalement la courbe du coût externe et la courbe du coût privé. Pour produire la première tonne de papier, l’entreprise débourse 100 $ en ressources et impose un coût externe de 10 $ aux autres membres de la société en polluant la rivière. Le coût social de cette première tonne de papier est donc de 110 $. La production de 100 tonnes de papier engendre un coût privé total représenté par la partie ombrée. Elle entraîne un coût externe total illustré par la partie hachurée figurant sur chaque graphique. Le coût social total est donné par la somme de ces deux surfaces. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES papier. Les dernières tonnes produites ont moins de valeur que les ressources absorbées au cours du processus de production, si on tient compte de la dégradation de l’envi­ ronnement. L’allocation optimale ne se réalise pas parce que le marché ne tient pas compte des coûts externes (graphique 14-3). Comment faire pour améliorer la situation ? n La papeterie produit trop de papier n n G rap h ique | 14-2 Coût social Prix Coût privé Perte sociale Prix du marché Point optimal A * A0 Situation initiale X X0 * n La règle de maximisation des profits (P = Cm privé) suivie par l’entreprise ne donne pas un résultat optimal parce qu’elle néglige les effets externes. Au niveau de production X0, le coût marginal social est supérieur au prix du marché : pour que l’optimum soit atteint, l’entreprise doit réduire ses activités au niveau X * donné par la règle P = Cm social. La valeur de la production X0 – X correspond aux recettes de l’entreprise, * représentées par les parties hachurée et ombrée. Le coût de cette production se décompose en coût privé (partie hachurée) et en coût externe (surfaces ombrée et quadrillée). Comme le coût social de chacune de ces unités dépasse sa valeur, il en résulte une perte sociale nette, illustrée par le triangle quadrillé. Tonnes de papier L’équilibre du marché n’est pas optimal n n G rap h ique | 14-3 A. Autres biens Point optimal E Situation initiale : trop de pollution * E0 X * X0 B * B0 Tonnes de papier B. Coût social Prix Perte sociale P * Coût privé = offre A * P0 A0 Demande X * X0 Tonnes de papier Au point d’équilibre du marché (production X0), le coût social de la dernière tonne de papier produite est supérieur à sa valeur. Le prix du marché ne reflète pas tous les coûts de production du papier. La production optimale X * se trouve à la rencontre des courbes du coût social et de la demande. Si l’industrie devait supporter le coût attribuable à la pollution, le prix du papier serait de P * ; la production serait réduite et passerait à X*. La valeur de la production X0 – X est donnée par * les parties hachurée et ombrée. Le coût de cette production se décompose en coût privé (partie hachurée) et en coût externe (parties ombrée et quadrillée). La production X0 a donc pour résultat une perte sociale nette, représentée par le triangle quadrillé. La perte sociale entraîne une réduction du bien-être, la société atteignant une courbe d’indifférence sociale inférieure. La production de papier est excessive, et celle des autres biens est insuffisante. 245 246 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 4. LA PAPETERIE L’EMPORTE EN COUR I nquiets de la pollution de leur rivière, des citoyens entreprennent une poursuite pour mettre un terme au déversement des eaux usées. Le sort de la rivière repose désormais entre les mains d’un juge. Comble de malchance, la papeterie convainc la cour que son utilisation de la rivière ne contrevient pas aux dispositions de la Loi sur la qualité de l’environnement. En statuant, le juge confère à l’entreprise le droit d’utiliser la rivière ; il lui donne en fait le droit de propriété sur la rivière, et cela au détriment des baigneurs. Pour les prophètes de malheur, ce jugement constitue l’arrêt de mort de la plage municipale. Ont-ils raison ? S’ils ont vraiment à cœur la qualité de leur environnement, si les plaisirs de la baignade ont une grande valeur à leurs yeux, les citoyens peuvent essayer de convaincre la papeterie de réduire sa pollution. Comment ? En la payant pour qu’elle diminue sa production et sa pollution. L’entreprise aurait intérêt à accepter leur proposition si le montant offert est égal ou supérieur aux profits qu’elle perd en réduisant sa production (graphique 14-4). La papeterie est gagnante. Les citoyens le sont aussi : ils retirent de l’amélioration de la baignade des avantages d’une valeur supérieure au montant versé à la papeterie. Le bien-être de la société augmente : en raison de la n n n G rap h ique | 14-4 Le retour à la situation optimale La papeterie produit X0 tonnes de papier, alors que la production optimale est de X*. Prix Coût social Coût privé Prix du marché Point optimal A * X * Situation A0 initiale X0 Tonnes de papier A. Si la cour lui accorde le droit de polluer, la papeterie ne produira pas nécessairement la quantité X0. En produisant les unités X0 – X , * elle inflige aux citoyens un coût externe total correspondant aux parties ombrée et quadrillée. Ce coût dépasse largement le gain privé réalisé par le producteur sur cette production additionnelle, représenté par le triangle ombrée (l’écart entre le prix du papier et le Cm privé). En lui offrant un montant égal ou supérieur à la surface ombrée, les citoyens pourraient convaincre la papeterie de ramener sa production à X*. Ils s’en porteraient mieux, à la condition de verser à la papeterie un montant inférieur au coût externe associé à la production X0 – X . * B. Par suite de leur victoire en Cour d’appel, les citoyens n’ont pas intérêt à exiger la fermeture de la papeterie. Ils pourraient exiger de l’entreprise une compensation égale au coût externe qu’elle leur occasionne. La papeterie ramènerait alors sa production à X*. Au-delà de ce niveau, elle est incapable de verser la compensation exigée (triangles ombrée et quadrillé) à même les gains réalisables (triangle ombrée). Si elle produit la quantité X *, la papeterie verse aux citoyens, en guise de dédommagement pour la pollution engendrée, une somme égale à la partie hachurée. C. En imposant une taxe égale à la valeur des dommages causés par la pollution, le gouvernement internalise le coût externe ; il le fait supporter par l’entreprise. L’entreprise diminue sa production et réduit la pollution. Les recettes de la taxe correspondent à la partie hachurée ; elles sont égales à la valeur des dommages causés à l’environnement. Le gouvernement peut distribuer cette somme aux citoyens incommodés par la pollution résiduelle. Ce montant est égal à la compensation versée par la papeterie en B. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES compensation versée, personne ne perd. Bien sûr, les citoyens doivent payer pour préserver les plaisirs de la baignade, mais ils échappent ainsi à une pollution dont les dommages sont supérieurs en valeur au montant versé (graphique 14-4). Autrement dit, ils obtiennent une eau de baignade propre, à un coût inférieur à sa valeur. Ils auraient évidemment préféré l’emporter en cour, car ils n’auraient pas eu à payer pour préserver la pureté de la rivière. Pourtant, en fin de compte, le résultat aurait été le même du point de vue allocatif. L’utilisation de la rivière aurait été la même : elle aurait servi à la baignade. À cause des activités de son voisin, le propriétaire du Jardin de Panos a vu sa clientèle chuter de façon inquiétante. S’il intentait une action en justice, cela prendrait beaucoup de temps. Dans l’immédiat, que peut-il faire ? Les pertes financières occasionnées par le bruit de la tondeuse sont lourdes. Il peut « acheter le silence » en invitant le bruyant voisin tous les samedis à son restaurant ou en lui proposant un jardinier qui s’acquitterait de sa tâche à des moments plus propices. Il y gagne si les pertes imputables à la chute de la clientèle sont supérieures au coût engagé pour acheter le silence de son voisin. Grâce à cette entente, l’allocation des ressources s’est améliorée. Le restaurateur retrouve sa clientèle et le voisin obtient les services d’un jardinier, ou encore des repas gratuits. Si les pertes causées par le bruit de la machine dépassent les avantages qu’en retire le voisin, il faut que la pelouse soit tondue à un autre moment pour obtenir une allocation des ressources optimale. Le restaurateur trouvera les moyens de convaincre son voisin de tondre sa pelouse à un autre moment en puisant dans le montant qu’il gagnera en récupérant sa clientèle. 5. LES CITOYENS GAGNENT LEUR CAUSE EN COUR I nsatisfaits du jugement de première instance, les citoyens portent leur cause en appel et obtiennent ce qu’ils voulaient : la Cour d’appel émet une injonction interdisant à la papeterie de jeter des déchets dans la rivière. Par cette décision, la cour donne aux citoyens un droit de propriété exclusif sur la rivière. La papeterie devra-t-elle fermer ses portes ? Pas nécessairement. Elle pourrait procéder à une opération d’épuration pour se conformer à l’injonction, à condition bien sûr que ses activités demeurent rentables. Elle pourrait aussi acheter aux citoyens le droit de déverser une certaine quantité de déchets dans la rivière. Des deux solutions, elle choisira la moins coûteuse. Si elle dédommageait les citoyens pour chaque utilisation qu’elle ferait de la rivière, la papeterie assumerait les vrais coûts de production. Elle serait obligée de ramener ses activités au niveau optimal. S’ils acceptaient l’offre de la papeterie, les citoyens indiqueraient qu’ils sont prêts à tolérer une certaine pollution en échange d’une compensation adéquate. Le niveau de pollution négocié par les deux parties sera le même que celui auquel elles étaient parvenues quand la cour a statué en faveur de l’entreprise ; il correspondra à l’optimum. En effet, la papeterie pourra convaincre les citoyens de tolérer une pollution additionnelle tant et aussi longtemps que les dommages causés à l’environnement auront une valeur inférieure aux gains obtenus par la papeterie. Le graphique 14-4 illustre les deux situations exposées. Le verdict des juges n’influe pas sur l’allocation des ressources : quelle que soit la décision rendue, la pollution est ramenée à son niveau optimal. Cette observation 247 248 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ fondamentale a été formulée pour la première fois par Ronald Coase, économiste de l’Université de Chicago2. Le seul fait de déterminer à qui appartient une ressource commune, c’est-à-dire d’établir les droits de propriété, ouvre des possibilités de négociation qui permettent aux deux groupes d’améliorer leur situation jusqu’à ce que l’optimum soit atteint. Que ce soit la papeterie ou le groupe de citoyens qui gagne sa cause importe peu du point de vue allocatif, le niveau de pollution optimal est atteint au cours de la négociation subséquente entre les parties prenantes3. C’est la distribution des revenus qui est modifiée par le verdict des juges. Dans le premier jugement, les citoyens doivent payer l’entreprise pour l’inciter à réduire sa production ; dans le second jugement, c’est l’entreprise qui doit payer les citoyens pour avoir l’autorisation de jeter des déchets dans la rivière (graphique 14-5). n n n G rap h ique | 14-5 La décision judiciaire et la distribution des revenus Supposons que la situation initiale corresponde à D 0. Si les citoyens doivent payer la papeterie pour qu’elle réduise sa pollution, on se retrouve au point D1 : la papeterie reçoit une compensation égale aux gains qu’elle perd en réduisant sa pollution, tandis que les citoyens gagnent du fait qu’ils versent une compensation inférieure aux avantages qu’ils retirent de la réduction de la pollution. Satisfaction des consommateurs de papier D1 D0 La papeterie l’emporte en cour D2 Les citoyens gagnent leur cause Satisfaction des citoyens Si la papeterie perd en cour, on se déplace au point D2 : les citoyens améliorent leur situation, mais la papeterie doit les dédommager pour la pollution résiduelle et les consommateurs doivent payer plus cher pour le papier. La décision de la cour a donc des répercussions importantes sur la distribution des revenus. Une taxe sur les polluants donne le même résultat distributif qu’un verdict judiciaire défavorable à la papeterie, par exemple l’émission de droits de polluer. 6. LES EFFETS EXTERNES EXISTENT-ILS ? Q uand les parties touchées par un problème d’effet externe sont peu nombreuses, une négociation peut s’amorcer, ce qui permet d’améliorer le sort de toutes les parties. On a observé un cas semblable à Laval ; en effet, la Municipalité a acquis au prix de 975 000 $ une piste de course qui était une source de bruit et de désagréments pour les résidents du quartier4. Dans l’État de l’Ohio, l’American Electric Power, propriétaire d’une centrale de production d’électricité particulièrement polluante, a offert d’acheter toutes les maisons avoisinantes pour une somme de 20 millions de dollars (encadré 1-3). Le régime de marché est donc en mesure d’apporter une solution à ce type de différend quand les parties prenantes sont peu nombreuses. Dans ce type de situation, les problèmes d’effet externe s’évanouiraient. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES E N C A D R É 1 4 - 1 Tout feu, tout smog E st-ce la mode ? La peur d’une autre crise du verglas ? Toujours est-il que le feu de bois continue d’être populaire dans les maisons à Montréal, par parure ou pour le chauffage. Mais quand la météo se met de la partie et qu’un phénomène d’inversion atmosphérique s’installe, comme ce fut le cas la semaine dernière, la fumée de tous ces poêles et foyers est retenue au niveau du sol. Et les gens sensibles – asthmatiques, cardiaques, personnes âgées – écopent. « On a fait un sondage il y a cinq ans, dit le Dr Louis Drouin, du Département de santé publique de Montréal. Sur 700 0 00 ménages à Montréal, il y en a 12 0 00 qui chauffent leur maison au bois, et il y en a à peu près 100 0 00 qui ont un poêle ou un foyer qu’ils utilisent à l’occasion. Et ce n’est probablement pas une bonne idée. » Les feux de bois viennent au premier rang des sources de pollution de l’air l’hiver à Montréal, devant les transports et l’industrie. Certains quartiers sont plus touchés que d’autres : Rivière-des-Prairies, Pointe-auxTrembles, Roxboro. Dans les périodes de smog comme la semaine dernière, les résidents de ces quartiers en souffrent particulièrement, qu’ils aient ou non le plaisir de se réchauffer au coin du feu. « Le soir, la qualité de l’air est pire dans les quartiers résidentiels que près des échan­ geurs routiers », affirme Claude Gagnon, du Service de la qualité de l’air de la Ville de Montréal. allions publier prochainement un projet de règlement sur la qualité de l’air, dit-elle. Le chauffage au bois est une des pistes qui est examinée. » Les normes EPA exigent que les gaz et les particules de fumée soient éliminés à l’intérieur du poêle. Les fabricants y sont arrivés en installant des catalyseurs ou des systèmes d’injection d’air. Pendant l’épisode de smog de la semaine dernière, qui a duré quatre jours, le taux de particules fines a atteint 111 microgrammes par mètre cube, alors que la qualité de l’air est qualifiée de mauvaise à partir de 50 mi­cro­ grammes par mètre cube. Les feux de bois produisent des particules très fines – moins de 1 microgramme – qui pénètrent très profondément dans les poumons. Selon le Dr Drouin, chaque augmentation de 10 microgrammes de particules fines par mètre cube d’air au-delà de la norme de 25 provoque une augmentation de 1 % des hospitalisations. En outre, dépendant de la qualité de la combustion et du bois, plusieurs autres polluants sont émis par les feux de bois. • Le monoxyde de carbone : cause des maux de tête, nausées, étourdissements, aggrave l’angine chez les personnes ayant des problèmes cardiaques. • Les oxydes d’azote (NOx) : irritent le système respiratoire, causent la toux et, à con­centration élevée, les œdèmes pulmonaires. • Les composés organiques volatils (COV) : irritent le système respiratoire. Certains COV, nommément le benzène, sont cancé­ rogènes. Le chauffage résidentiel au bois représente 25 % des émissions totales de COV au Québec, soit plus de 118 000 tonnes par année. C’est un problème de santé publique auquel on pourrait commencer à remédier en adop­ tant les normes de l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), obligatoires aux États-Unis et adoptées telles quelles en Colombie-Britannique. C’est d’ail­ leurs ce que demande depuis cinq ans le Service de la qualité de l’air de la Ville de Montréal. • Le formaldéhyde : cause des maux de tête, irrite les voies respiratoires. Selon Pascale Saint-Pierre, porte-parole du ministre de l’Environnement Thomas Mulcair [en 2004], cette avenue est à l’étude actuellement. « Le ministre a annoncé que nous • Les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) : une douzaine de HAP sont considérés comme des cancérogènes probables. Source : Charles Côté, La Presse, 23 février 2004, p. actuel 11. • Les dioxines et les furannes : cancérogènes probables. Le chauffage au bois a bien sûr d’autres impacts sur la nature. Selon Environnement Canada, chauffer au bois une maison unifamiliale moyenne requiert au moins 10 cordes de bois, soit cinq tonnes, ce qui correspond à plus de 60 arbres matures. Et brûler du bois émet du CO2, principal gaz à effet de serre (GES). Sur une base annuelle, les émis­ sions de CO2 produites par une telle combustion équivalent à celles d’une automobile parcourant 30 0 00 km. Dans les poêles répondant aux normes EPA, et en utilisant du bois sec, on peut réduire la pollution de 90 %. Et comme ils sont plus efficaces pour le chauffage, selon la Santé publique, ils peuvent permettre de réduire d’un quart la consommation de bois. Aux États-Unis, la norme EPA est obligatoire pour tous les poêles neufs en vente depuis 1988. En outre, dans certains États, il y a des programmes publics pour mettre les vieux poêles au rancart et les remplacer par des neufs. Un tel programme a aussi eu cours au Nouveau-Brunswick il y a quelques années. Cependant, au Canada, seule la ColombieBritannique a rendu obligatoire la norme EPA. Une situation que déplore M. Gagnon. « On n’imaginerait pas vendre des automobiles sans catalyseur, dit-il. C’est la même chose pour les poêles à bois. On demande depuis au moins cinq ans que la norme EPA s’ap­ plique au Québec. » Ces appareils sont déjà largement distribués ici. Normand Hamel, propriétaire du magasin Poêles et Foyers Rosemont, assure que « 99 % de nos appareils sont EPA ». « Les gens qui vendent des appareils non EPA sont surtout les grandes surfaces », dit-il. Selon lui, un poêle non efficace peut coûter aussi peu que 400 $, alors que les poêles aux normes EPA se vendent à partir de 1 100 $. « C’est sûr que les foyers qu’on a installés il y a 20 ans posent problème, dit-il. Mais les gens attendent des mesures incitatives de la part du gouvernement pour les remplacer. » 249 250 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ Mais tous les cas d’effets externes ne se prêtent pas facilement à une solution négociée. Il serait difficile pour les résidents des municipalités de l’île de Montréal de s’entendre avec toutes les entreprises qui polluent les cours d’eau et l’atmosphère dans le but de ramener la pollution à son niveau optimal. Les parties prenantes sont trop nombreuses, difficilement repérables et les coûts de la négociation élevés. Dans ce cas, le régime de marché ne peut régler le problème et une intervention gouvernementale est requise (voir l’encadré 14-1 pour une analyse des problèmes causés par les feux de bois). 7. UNE PURETÉ INDÉSIRABLE L es gouvernements abordent habituellement le problème de la pollution en réglementant les activités des entreprises. La réglementation peut prendre la forme d’interdictions, d’imposition de normes de rendement ou de normes techniques nécessitant l’installation d’un équipement d’épuration particulier. Elle est souvent arbitraire : elle ne tient pas compte des avantages et des coûts réels de l’épuration. Le mouvement écologiste souhaite que le gouvernement interdise ou limite au strict minimum toute forme d’émissions. L’épuration totale serait le seul objectif acceptable. Il existe des techniques de production propres et les entreprises devraient les utiliser. Le gouvernement devrait par conséquent exiger une épuration complète, affirment les écologistes, et pénaliser sévèrement tout contrevenant. Cet objectif résiste mal à l’analyse économique. La société n’a pas intérêt à éliminer la pollution. L’épuration intégrale du Saint-Laurent entraînerait des coûts astronomiques : bien qu’elle soit réalisable sur le plan technique, elle ne se justifie pas sur le plan économique. Les avantages obtenus à la marge sont trop faibles et ne justifient pas que l’on absorbe des ressources considérables afin d’obtenir une pureté très élevée. L’épuration n’est désirable que jusqu’à un certain point, qui est déterminé par les avantages et les coûts d’une épuration additionnelle. Il ne faut pas abuser des bonnes choses ! La situation actuelle n’est pas acceptable pour autant. Une épuration à 75 %, qui rendrait l’eau du fleuve propre à la baignade et aux sports nautiques, pourrait cons­ti­ tuer un objectif plus réaliste et véritablement souhaitable. La question de l’épuration optimale s’analyse comme tout problème économique : il faut comparer les avantages et les coûts de l’épuration. Si les eaux du fleuve sont dangereuses et nauséabondes, les avantages d’un traitement minimal sont substantiels et en justifient le coût. Un trai­ tement supplémentaire procurerait des avantages moins importants et occasionnerait un coût plus élevé. Il pourrait se révéler trop coûteux en regard des avantages qu’il procurerait : « C’est bien beau de pouvoir boire l’eau du fleuve, mais s’il faut se départir de son voilier pour payer la note, le jeu n’en vaut pas la chandelle ! » Toutefois, la toxicité de certains contaminants est telle qu’une interdiction complète constitue souvent la seule solution possible. Le gouvernement doit réglementer étroitement l’émission de polluants hautement toxiques. Cette conclusion est conforme à l’analyse des coûts et des avantages de l’épuration. Ces contaminants ont des effets tellement dommageables que leur élimination justifie pratiquement tous les coûts occasionnés. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES 8. TOUS SUR LE MÊME PIED ? I maginons que la pollution à Saint-Esprit soit causée à peu près également par deux entreprises : la papeterie et un fabricant de peinture et de diluants. À la suite des pressions exercées par les citoyens, le gouvernement adopte un règlement ­équitable, stipulant que chacune des deux entreprises doit réduire de 50 % ses émissions. Ce règlement contribuera sûrement à réduire la pollution, mais est-il optimal ? ­Permet-il d’obtenir l’épuration désirée au moindre coût possible ? Il est optimal seulement si le coût de l’épuration est le même pour les deux entreprises. Il peut être très coûteux pour la papeterie de réduire de 50 % ses émissions de polluants, alors que le fabricant de peinture et de diluants peut le faire à moindres frais. Dans ce cas, l’essentiel de l’effort d’épuration doit porter sur le fabricant de peinture et de diluants. On atteindrait l’épuration souhaitée à un coût inférieur pour la société ; l’épuration uniforme n’est pas optimale (graphique 14-6). Ces importantes faiblesses théoriques de la réglementation ne disparaissent pas dans la pratique, bien au contraire. La réglementation américaine s’est butée à de nombreuses difficultés. Il est souvent plus rentable pour les entreprises de contester la réglementation auprès des politiciens et des bureaucrates que de s’y conformer. Ce type d’approche permet aussi à certains groupes de promouvoir leurs intérêts sous le couvert d’idéaux environnementaux. Les entreprises jouissent d’un avantage important sur les autorités : elles disposent d’une information plus complète sur leur situation et elles parviennent à contester sur le plan juridique les normes imposées pour en retarder l’application. n n n G rap h ique | 14-6 La réglementation est inefficace Coût Coût d’épuration de la papeterie P0 P1 Taxe Coût d’épuration du fabricant D1 D0 T 0 25 T 50 75 Réduction de la pollution (en %) Supposons que la papeterie et le fabricant de peinture et de diluants contribuent également à la pollution de la rivière. Le coût marginal d’épuration est toutefois plus élevé pour la papeterie que pour le fabricant. Une réglementation exigeant que chaque entreprise réduise sa pollution de 50 % ne permettrait pas d’abaisser le coût de l’épuration parce que celle-ci coûte plus cher à la papeterie qu’au fabricant. En transférant 1 % de l’effort d’épuration de la papeterie au fabricant de peinture et de diluants, on réduit le coût d’épuration de la papeterie de P 0 et on augmente celui du fabricant de D0. Pour réduire au minimum le coût de l’épuration, ce transfert doit continuer jusqu’à ce que le coût marginal d’épuration soit le même pour les deux entreprises (D1, ou 75 % , pour le fabricant, et P1, ou 25 % , pour la papeterie). On obtiendrait ce résultat grâce à l’adoption d’une taxe sur les polluants. Si la taxe T est adoptée, le fabricant épure ses opérations de 75 % : l’épuration lui coûte moins cher que la taxe. La papeterie épure seulement jusqu’à 25 % : à partir de ce point, il lui en coûte moins cher d’acquitter la taxe que d’épurer. 251 252 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 9. TAXER LES POLLUEURS M algré les lacunes de la réglementation, le gouvernement n’est pas dépourvu de moyens : d’autres solutions sont disponibles, notamment la taxation. En imposant les polluants, le gouvernement amènerait les entreprises à modifier leur comportement. La pollution s’explique par le fait qu’il n’y a pas de prix à payer pour la détérioration de l’environnement : l’air et l’eau étant gratuits, les entreprises en usent comme elles l’entendent. En imposant une taxe égale à la valeur des dommages causés à l’environnement, le gouvernement fait payer par les entreprises le coût externe que représente la dégradation de l’environnement. Une taxe sur les contaminants a pour effet d’internaliser le coût externe : elle fait supporter ce coût par le pollueur. L’entreprise qui veut continuer de maximiser ses profits doit alors adapter ses méthodes d’exploitation. Quand le prix d’un facteur de production augmente, les entreprises cherchent à en restreindre l’emploi : elles l’utilisent plus efficacement ou lui substituent des facteurs moins coûteux. Une taxe sur les déchets incite les entreprises à économiser l’environnement dont l’utilisation devient plus coûteuse. Cette taxe suscitera des réactions différentes de la part des PME de Saint-Esprit. Comme ses coûts d’épuration sont faibles, le fabricant de peinture et de diluants a intérêt à réduire ses émissions polluantes. S’il installe un système d’épuration, il traite ses eaux à un faible coût et il n’a pas à acquitter la taxe. L’épuration est pour lui moins coûteuse que la taxe : il réduit ses coûts en épurant. La papeterie continue de verser ses déchets dans la rivière : il lui en coûterait plus cher d’épurer que de payer la taxe. Elle est tout de même amenée à réduire sa production et sa pollution parce que ses coûts augmentent en raison de la taxe. Tout comme la réglementation, la taxe permet d’atteindre l’objectif : éliminer 50 % des émissions polluantes. Néanmoins, le coût de l’effort d’épuration est plus faible que celui de la réglementation ; sous l’effet de la taxe, l’épuration se réalise là où elle coûte le moins cher (graphique 14-6). Le montant de la taxe peut être modulé selon les divers types de contaminants et leur charge polluante. Les polluants particulièrement nocifs doivent être soumis à une taxe plus élevée que les émissions inoffensives. La taxe doit porter sur les polluants émis par les entreprises, non sur les biens produits. Le gouvernement canadien a imposé dans le passé une taxe sur les grosses cylindrées. Une mesure de ce genre ne constitue pas un moyen efficace pour combattre la pollution attribuable à l’automobile. La taxe doit porter sur l’effet indésirable. En imposant les grosses voitures, le gouvernement ne respecte pas ce principe : c’est l’utilisation de la voiture, non son achat, qui pollue. L’utilisateur intensif d’une petite voiture pollue davantage que l’utilisateur occasionnel d’une grosse voiture. Le gouvernement devrait taxer l’essence plutôt que les grosses cylindrées. L’encadré 14-2 illustre un cas de taxation inusité où il est difficile de faire la différence entre l’émet­ teur et les émissions ! 10. DES DROITS DE POLLUER L ’émission de droits de polluer est une méthode qui se fonde sur le mécanisme des prix. Dans certains cas, cette approche équivaut à la taxation, en ce qu’elle permet de réduire au minimum le coût d’épuration. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES E N C A D R É 1 4 - 2 Ça pète en Nouvelle-Zélande C ’est une bonne chose de taxer les ­mauvaises choses, disait l’économiste anglais Arthur C. Pigou au début du siècle dernier. D’où la sagesse des taxes sur le tabac, entre autres substances nocives. La Nouvelle-Zélande vient d’innover en ce sens. Son gouvernement a décidé de taxer un dangereux produit animal : le pet. Là-bas, on ne lésine pas avec l’application du protocole de Kyoto. Selon certains chercheurs, les émissions de méthane relâchées par les 45 millions d’ovins et 10 millions de bovins néo-zélandais pourraient compter pour moitié dans les émissions de gaz à effet de serre du pays. Qui broute fait proutprout, c’est bien connu. En plus d’être malodorantes, les flatuosités de ces bêtes bêlantes et beuglantes réchauffent l’air de notre pauvre planète. Les moutonneux nuages qui passent dans le ciel sont en vérité contaminés par leurs vents. Ils devraient nous rappeler que les moutons ne sont pas aussi innocents qu’ils en ont l’air. Le gouvernement néo-zélandais prend donc le taureau par les cornes. Mais comment convaincre les troupeaux de cesser de péter ? Il serait vain de distribuer dans les verts pâturages des tracts sur le principe du pollueur payeur : les bouts de papier seraient mangés, digérés et pétés plutôt que lus, ce qui risquerait d’augmenter la température de l’atmosphère d’un dixième de degré supplémentaire. Les taxes seront donc imposées aux humains assez irresponsables pour faire paître tant de péteurs. Elles varieront selon le nombre de têtes, ou plutôt d’anus. La nouvelle mesure provoque des luttes intestines dans ce pays pourtant paisible. Saisis aux tripes, les éleveurs ruminent leur rancœur. Cette semaine, ils sont passés à l’action. Ils ont envoyé par le courrier des crottes et des bouses séchées et réduites en poudre aux députés assez pétés pour imposer les vesses de leurs animaux chéris et, surtout, rentables. Mais les députés, eux, ont du cœur au ventre. Ils tiennent bon. Les taxes, font-il valoir, devraient rapporter 8 millions de dollars néo-zélandais (environ 6 millions de dollars canadiens) dès l’année prochaine. Comme chacun sait, l’argent n’a pas d’odeur. Ces revenus inespérés financeront un organisme dont la tâche sera d’évaluer l’ampleur du problème. Qui sait, les recherches aboutiront peutêtre au développement d’un « petomètre » ? Ou de sacs high tech que les éleveurs devront visser au derrière de leurs bêtes pour récupérer des tonnes de méthane ? La NouvelleZélande inonde nos boucheries de viande d’agneau. Peut-être pourrons-nous un jour recharger les bonbonnes des barbecues avec du gaz d’ovin… Source : A ndré Noël, La Presse, 26 juillet 2003, p. B2. La Municipalité de Saint-Esprit pourrait y recourir : pour déverser des déchets dans la rivière, une entreprise devrait au préalable acquérir des droits de polluer. Le nombre de droits délivrés correspondrait à la quantité optimale de polluants. Les deux entreprises utiliseront-elles tous les droits de pollution qui leur sont attribués ? Tout dépend du coût d’épuration de chacune d’entre elles. Une entreprise pourrait vendre (ou louer) les droits qu’elle n’envisage pas d’utiliser. Son coût d’épu­ ration étant relativement élevé, la papeterie pourrait acheter les droits du fabricant de peinture et de diluants. Elle y gagne si le prix des droits est inférieur à son coût d’épuration : il lui en coûte moins d’acheter le droit de polluer que d’épurer ses opérations. Le fabricant y gagne, lui aussi : en vendant ses droits, il obtient un montant supérieur à celui qu’il doit désormais dépenser pour épurer ses activités. Cela va de soi parce que le coût d’épuration de la papeterie est plus élevé : l’entreprise est prête à payer plus cher pour les droits que le fabricant de peinture et de diluants. Comme dans le cas de la taxation, l’épuration de la rivière s’effectue au moindre coût : la papeterie, dont le coût d’épuration est élevé, achète le droit de polluer, tandis que le fabricant de peinture et de diluants, dont le coût d’épuration est faible, doit épurer ses activités. Les Bourses du carbone, où on peut échanger des droits d’émissions de gaz à effet de serre, sont en plein essor dans de nombreux pays ; elles représentent une des retombées directes du protocole de Kyoto. Les pays signataires de cette entente s’engagent à ramener leurs émissions de gaz à effet de serre, durant la période comprise entre 2008 et 2012, à des niveaux inférieurs de 5,2 % à ceux de 19905. Des quotas d’émissions de CO2 sont alors imposés aux entreprises. Celles qui ne parviennent pas à se conformer aux quotas imposés achètent des droits d’émissions et, à l’inverse, les entreprises qui parviennent à ramener leurs émissions en deçà du 253 254 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ niveau prescrit obtiennent des crédits qu’elles peuvent ensuite vendre sur le marché. Cette façon de procéder récompense les entreprises qui investissent dans les technologies propres, puisqu’elles peuvent vendre leurs crédits, et elle pénalise celles qui dépassent les quotas, car elles doivent acheter des droits d’émissions 6. Si la méthode des droits de polluer semble avoir la cote auprès des politiciens, elle ne fait pas l’unanimité chez les économistes, qui préfèrent de loin le recours aux taxes vertes. Celles-ci se prêtent tout particulièrement à un environnement où les coûts et les avantages de la réduction des émissions ne sont pas connus avec précision : si la taxe verte est trop faible (la pollution reste élevée), on peut par la suite la hausser de façon à fournir des indications plus justes sur les véritables coûts d’une activité. Comme elle privilégie les quantités, la méthode des droits de polluer est à l’origine d’une incertitude accrue : l’émission d’un nombre trop élevé de droits de polluer peut donner lieu à des prix des droits de polluer très faibles, ou au contraire à des prix exorbitants. Une telle variabilité du prix des droits de polluer pourrait se révéler peu favorable à l’innovation technologique et à la découverte de nouveaux procédés moins polluants. Contrairement aux droits de polluer, qui sont le plus souvent distribués gratuitement aux entreprises, le recours aux taxes vertes permet aux gouvernements d’engranger des recettes intéressantes. Cet argent permettra soit de réduire d’autres taxes soit de financer des programmes visant à compenser les contribuables à faibles revenus touchés par des hausses de prix résultant des programmes verts7. 11. SUBVENTIONNER LES POLLUEURS L e gouvernement peut adopter une approche originale pour s’attaquer au problème des déchets toxiques. L’accumulation de ces contaminants pose de sérieux problèmes de santé publique. Comment s’attaquer à cette difficulté ? La taxation et l’émission de droits de polluer sont peu appropriées à la situation, car ces produits sont trop dangereux pour qu’on les déverse dans l’environnement, même en quantité minime. En resserrant la réglementation, le gouvernement peut prévenir les déversements illégaux. Mais comment sévir contre les utilisateurs peu scrupuleux qui n’hésitent pas à se débarrasser des déchets toxiques en les déversant dans les égouts municipaux, sur des terrains vagues, le long des routes ? Des économistes ont proposé de subventionner les pollueurs qui respectent la réglementation. Cette solution s’apparente à la consignation, laquelle correspond en fait à une combinaison de taxe et de subvention8. Lorsqu’il achète un liquide (eau, bière) renfermé dans un contenant de verre ou d’aluminium, le consommateur verse en consigne (taxe) une petite somme qui lui sera remboursée (subvention) quand il rendra le contenant. Ce programme simple favorise le recyclage et prévient l’accumulation de contenants le long des routes et dans les dépotoirs municipaux. Des organismes parviennent à recueillir des sommes appréciables en récupérant les contenants abandonnés par les consommateurs insouciants. En achetant les produits toxiques pour les traiter ou les entreposer, le gouvernement subventionne les entreprises qui respectent les règlements et les incite à se conformer à une réglementation stricte. Il se sert du marché pour atteindre son objectif. Les entreprises CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES ont intérêt à recourir aux services du gouvernement : on les rémunère et on les débarrasse de déchets encombrants. Mieux vaut vendre ses déchets au gouvernement que les déverser sur un terrain vague. De son côté, le gouvernement s’assure qu’il y aura une meilleure gestion des produits toxiques. Cette façon de procéder nécessite des débours importants ; il faut verser des subventions aux entreprises et traiter les produits dangereux. Son financement pourrait se faire au moyen d’une taxe sur les produits toxiques, dont l’utilisation serait restreinte. Les gouvernements ont souvent recours à des subventions en matière de pollution. Ils satisfont ainsi aux revendications des citoyens qui veulent bénéficier d’un environnement plus propre, sans pour autant pénaliser les entreprises qui n’ont pas à supporter tout le fardeau de l’épuration ; ils évitent aussi des mises à pied ou des fermetures d’usines. Dans le cadre du programme québécois d’assainissement des eaux, les papeteries ont reçu d’importantes subventions pour installer un équipement moins polluant. Bien qu’elles contribuent à l’épuration de l’environnement, les subventions ne représentent pas une solution miracle, ni même la meilleure solution. D’une part, le gouvernement doit trouver des fonds pour financer les subventions ; les impôts perçus à cette fin créent des distorsions dans les autres secteurs de l’économie. D’autre part, les subventions ne résolvent pas le problème à la racine, puisque les entreprises n’assument pas tous les coûts de production. Les consommateurs de produits polluants bénéficient de subventions accordés aux frais du contribuable : ils n’ont pas à supporter tous les coûts des produits qu’ils achètent. Par conséquent, la production de l’industrie subventionnée est excessive. Dans certains cas, toutefois, les subventions constituent la seule avenue possible. Les experts s’accordent à dire qu’une forte proportion des gaz à effet de serre sont produits par les grandes industries et par les centrales thermiques du Midwest américain. Les autorités américaines ont reconnu l’existence du problème, mais elles tardent à proposer des solutions. Comme ces entreprises sont soumises aux autorités américaines, les gouvernements québécois et canadien sont-ils impuissants ? Pas nécessairement. Ils pourraient subventionner directement les entreprises américaines en leur proposant d’installer un équipement d’épuration aux frais du contribuable canadien. Bien sûr, pareille sortie de fonds pourrait être évitée si les autorités américaines coopéraient davantage. Néanmoins, ce projet améliorerait le bien-être des Canadiens en préservant les lacs, les rivières et les forêts auxquels ils sont fortement attachés. 12. LES AUTRES EFFETS EXTERNES L a pollution ne constitue pas le seul exemple d’effets externes. Le conducteur ivre qui prend le volant met en danger la vie des autres. Le porteur d’une maladie contagieuse expose à la maladie les personnes avec lesquelles il entre en contact. La personne qui se fait vacciner procure un avantage à ceux qu’elle rencontre en réduisant le risque de contamination : le vaccin engendre un bénéfice externe. Le dépistage des maladies transmises sexuellement engendre une économie externe en réduisant le risque de propagation ; cela explique que des gouvernements aient mis 255 256 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ en place des cliniques spécialisées qui offrent des services gratuits. On justifie souvent la gratuité de l’éducation primaire et secondaire en invoquant ses effets externes positifs : la société ne fonctionnerait pas aussi efficacement si une partie importante de la population n’avait pas une maîtrise suffisante de la langue et une connaissance minimale des institutions. Les concours de maisons fleuries organisés par les municipalités encouragent les résidents à embellir les rues et contribuent à l’amélioration de la vie urbaine. Pour assurer la tranquillité des quartiers résidentiels, les autorités municipales établissent des règlements de zonage qui restreignent les activités industrielles ou la circulation automobile perturbante. Les étudiants qui posent des questions judicieuses au professeur aident leurs condisciples à mieux comprendre la matière, les étudiants bruyants produisant l’effet inverse ! Le débat public sur la consommation de matériel pornographique indique que cette activité entraîne des coûts externes en conduisant à des actes de violence. L’étalage de ce matériel dans les lieux publics serait pour certains offensant et répugnant. Le gouvernement est appelé à intervenir et il pourrait, comme le proposent des économistes, taxer le matériel pornographique au lieu de l’interdire ou d’en réglementer l’utilisation9. Dans toutes ces situations, le marché donne des résultats insatisfaisants. Une intervention gouvernementale judicieuse est nécessaire pour atteindre une allocation optimale des ressources. 13. CONCLUSION E n règle générale, le régime de marché alloue les ressources disponibles à leurs utilisations les plus valorisées et maximise ainsi le bien-être collectif. Cette conclusion ne tient plus en l’absence de droits de propriété sur une ressource donnée, parce que cette ressource ne peut pas se vendre sur le marché et qu’aucun prix ne lui est rattaché. Certains abusent alors de la ressource gratuite. Ils polluent l’air et les cours d’eau ; ils causent des désagréments sonores ou visuels à leurs voisins. Quand les parties prenantes sont nombreuses et difficiles à repérer, une intervention gouvernementale est nécessaire. Les mesures adoptées devraient idéalement suppléer aux faiblesses du marché. Une taxe sur les polluants force les entreprises à tenir compte des véritables coûts de production. Le mécanisme des prix transmet alors une information correcte sur la rareté des ressources. Les droits de polluer donnent le même résultat et permettent de réduire le coût de l’épuration. En général, la réglementation manque de souplesse ; elle impose des règles uniformes, non optimales. Pourtant, les gouvernements tardent à agir en matière de protection de l’environnement. Ils abordent encore le problème avec une certaine timidité. Les avantages de l’épuration sont souvent diffus, mais ses coûts sont concentrés, de sorte qu’elle n’est pas toujours rentable sur le plan électoral. CHAPITRE 14 LA POLLUTION ET LES AUTRES EFFETS EXTERNES N O T E S 1. Du nom de l’économiste britannique bien connu (1877-1959) qui a étudié la question des effets externes. 2. R. Coase, « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, octobre 1960. 3. Cette conclusion ne vaut, entre autres, que si les coûts de la négociation sont faibles. 4. V. Lamoureux, « Fini le vacarme au Riverside Speedway », Contact est Laval, 30 novembre 1985. 5. Environnement Canada, Qu’est-ce que le protocole de Kyoto ?, [en ligne], www.ec.gc.ca/climate/kyoto-f.html (page consultée le 14 juillet 2006). 6. Radio-Canada, « Les bourses du carbone », [en ligne], 8 décembre 2005, www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/ 2005/12/05/002-bourses-du-carbone.shtml (page consultée le 14 juillet 2006). 7. Pour des articles récents sur le sujet, voir « Doffing the Cap », The Economist, 14 juin 2007 ; G. Mankiw, « One Answer to Global Warming : A New Tax », New York Times, 16 septembre 2007. 8. W.J. Baumol et E.S. Mills, « Paying Companies to Obey the Law », The New York Times, 27 octobre 1985. 9. R. Lipsey et D. Purvis, « Pornography : A Taxing Problem », The Financial Post, 27 octobre 1984. 257 CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS 1. Tant d’indifférence ! 2. Tout ou rien 3. Les biens privés 4. Un comportement de resquilleur 5. L’échec du marché 6. La consommation de groupe et l’exclusion 7. Le journal étudiant 8. La non-rivalité 9. Des services gratuits 10. Les brevets, les droits d’auteur, etc. 11. Conclusion 260 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 1. TANT D’INDIFFÉRENCE ! étudiante est une utopie. » Cette constatation pessimiste, c’est « L aunparticipation étudiant qui la faisait, en 1983, dans un éditorial du journal étudiant de HEC Montréal et rien n’indique que la situation ait changé (encadré 15-1)1. L’auteur, s’appuyant sur la théorie des biens publics, ou biens collectifs, tentait d’expliquer le peu d’intérêt que l’Association des étudiants de HEC Montréal (AEHEC) semblait susciter auprès de ses membres. La faible participation aux assemblées n’est pas l’apanage des étudiants. Les sociétés de développement commercial (SDC), qui regroupent des gens d’affaires (commerçants, professionnels et gestionnaires d’entreprises de services) établis à E N C A D R É 1 5 - 1 La participation étudiante est une utopie L es récents événements (assemblée générale, assemblées de niveau de l’AEHEC) où la participation étudiante a été sollicitée ont encore procuré d’amères déceptions aux organisateurs. Ce n’est pourtant pas un fait nouveau. D’autres se sont élevés avant moi contre cet état de fait déplorable. Sans grandes conséquences toutefois. Je propose en cet éditorial une réflexion. Les propos que je vais tenir sont pessimistes, j’en conviens, mais traduisent une réalité que nous aurions tort de cacher. Pourquoi l’AEHEC suscite-t-elle si peu d’intérêt auprès de ses membres ? L’association est dynamique, les services qu’elle offre sont adéquats, ses réalisations passées témoignent de son sérieux. L’hypothèse explicative souvent avancée veut que la masse étudiante québécoise se soit progressivement dépo­ litisée, surtout depuis novembre 1976 et ­encore plus depuis le référendum sur la question nationale. Cette explication, bien que plausible, nous apparaît incomplète. Il existe selon nous des raisons plus fondamentales – et du reste inhérentes à toute association – pouvant expliquer cette situation. L’AEHEC génère une gamme de biens collectifs (l’information des différents médias, la promotion et la défense des droits et intérêts des étudiants) qui profitent à l’ensemble de ses membres, et ce de façon indivisible. Ce rôle collectif des associations est à la fois leur raison d’être, mais aussi leur talon d’Achille. Les objectifs de l’association, aussi louables soient-ils, ne parviennent pas à susciter la participation active et enthousiaste de tous. La raison en est bien simple et nous empruntons ici un séduisant raisonnement à l’économiste J.-L. Migué. L’homme est fondamentalement un individualiste rationnel. Il ne va agir que dans la mesure où les bénéfices découlant de ses agis­sements sont supérieurs aux coûts enga­ gés (l’effort fourni, la cotisation, le temps, etc.). La participation a donc un coût privé, assumé par chacun, mais ne procure en retour que des bénéfices collectifs qu’il est impossible de diviser. De plus, explique Migué, « en raison du grand nombre de membres, personne n’a le sentiment de pouvoir apporter une contribution significative à la prise de décisions judicieuses, à la réalisation des objectifs du groupe ». La plupart des individus calculent donc, en toute rationalité, que les bénéfices reçus collectivement ne compensent pas les coûts supportés individuellement. De toute façon, le bénéfice engendré par l’AEHEC est acquis à chacun, quelle que soit sa contribution propre. En fait, la très forte majorité des membres de l’AEHEC (90 % environ) se comportent comme des « free riders ». Personne n’ira empêcher un étudiant peu impliqué d’écouter CHEC ou de lire Lit-Pot-Hec. La faiblesse de la participation étudiante ne réside pas dans l’étroitesse d’esprit des membres de l’AEHEC, ni même dans le mépris ou le dégoût qu’ils pourraient porter à leur association. Il s’agit tout simplement d’une Source : Michel Berne, LIT-POT-HEC, 19 octobre 1983. « indifférence rationnelle », d’une conscience que l’association peut fonctionner sans eux et que leur inactivité ne leur coupera pas l’accès au bénéfice collectif. Car ne l’oublions pas : l’AEHEC offre un bien collectif ; il est impossible d’en empêcher la consommation. La théorie économique explique donc bien les difficultés de participation inhérentes à toute association. Ceux qui s’impliquent sont en fait des marginaux qui bénéficient de compensations directes (avoir « son » local, comme on dit !). « La participation est une utopie », affirme Migué. Comment expliquer alors – et après toute l’argumentation que nous venons de tenir – que l’AEHEC existe encore ? D’abord, à cause d’une certaine coercition à payer la cotisation (30 $), qui du reste est perçue à la source en même temps que les frais de scolarité. Ensuite, parce que l’AEHEC (pour son plus grand bonheur) ne fournit pas que des biens collectifs. Les parties qu’elle organise, les activités du Carnaval, qui sont les activités de l’association méritant le plus de participation, sont des biens de consommation individuelle. On y paie souvent un prix d’entrée (coût) en retour duquel chacun reçoit individuellement un bénéfice tangible. C’est peut-être ce qui pourrait expliquer l’orientation « party » de l’association. C’est probablement aussi ce qui pourrait laisser présager la persistance inévitable de cette tendance au détriment de la « revendication ». CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS l’intérieur d’un périmètre clairement défini et qui ont pour objectif le développement économique d’un secteur donné, n’obtiennent également qu’un faible taux de participation à leurs assemblées générales. Sur l’ensemble du territoire de Montréal, on atteint un taux de 30 % aux assemblées les plus courues, comme celles des SDC Plaza Saint-Hubert et Quartier Latin, alors que d’autres obtiennent des taux de participation d’environ 5 %, comme c’est le cas pour le SDC Destination Centreville et le SDC du boulevard Saint-Laurent 2. Dans la plupart des immeubles en copropriété divise, le taux de participation des copropriétaires aux assemblées générales est souvent faible, une fois que la nouveauté de la chose s’est estompée. Heureusement, les copropriétaires peuvent voter par procuration, sans quoi il y a fort à parier qu’on atteindrait rarement le quorum et qu’on ne pourrait pas prendre de décisions. Les associations d’étudiants, de marchands et de copropriétaires ont aussi en commun leur mode de financement. Elles ont recours à des prélèvements obligatoires, non seulement auprès de leurs membres, mais auprès de toutes les personnes admissibles. Tous les étudiants sont contraints de verser une cotisation à leur association. Tous les marchands d’une rue doivent contribuer au financement de la SDC, même s’ils sont opposés à son existence. Dans le domaine syndical, la formule Rand stipule que tous les employés pouvant adhérer à un syndicat doivent lui verser une cotisation, qu’ils soient syndiqués ou non. Comme la faible participation aux assemblées, le financement coercitif des associations de personnes s’explique par la théorie des biens publics. Cette théorie a une grande portée ; elle permet de comprendre des phénomènes qui n’ont en apparence rien de commun avec les associations. Elle explique pourquoi certains services, comme la défense nationale, la police et la justice, sont fournis par le secteur public. Elle éclaire sur les raisons pour lesquelles les gouvernements légifèrent en matière de brevets, de droits d’auteur et de logiciels. 2. TOUT OU RIEN P aradoxalement, la raison d’être d’une association d’étudiants, à savoir la promotion des intérêts de ses membres, constitue aussi sa principale faiblesse. Le peu d’intérêt dont font preuve les étudiants pour l’association de même que son mode de financement fondé sur la coercition découlent du fait que la promotion des intérêts des étudiants est un bien public. Quand on fournit un bien public à une personne, tous les autres membres du groupe peuvent s’en prévaloir, sans qu’il soit possible d’en priver quiconque. Si l’AEHEC obtient de l’administration de l’École le prolongement de la période d’examens, elle rend exactement le même service à tous les étudiants, sans exception. Le prolongement s’applique à tous, sans qu’on puisse empêcher un seul étudiant d’en bénéficier. En raison de la nature du service rendu, il est impossible à l’AEHEC de n’en faire profiter que les étudiants de son choix. On prolonge la période d’examens pour tous les étudiants, ou pour aucun d’entre eux : c’est tout ou rien. 261 262 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ Quand une SDC fait la promotion d’une artère commerciale et y attire des clients, elle procure un service à tous les commerçants, sans exception. Il lui est impossible d’empêcher un commerçant de tirer avantage de ses efforts de promotion. Une association de copropriétaires procure des services de même nature. Elle se charge de l’entretien des parties communes de l’immeuble et veille au respect des règlements. Tous les résidents bénéficient d’une pelouse bien entretenue, de tapis bien nettoyés, d’entrées de garage promptement déneigées et du respect général des règlements. Comment pourrait-on réserver l’entrée de garage déneigée à certaines personnes ou en empêcher d’autres de humer le parfum des fleurs décorant l’entrée de l’immeuble ! Ces services sont des biens collectifs : quand on les fournit à un résident, on les fournit automatiquement à tous les autres. Quand un syndicat négocie de meilleures conditions de travail et obtient des augmentations de salaire, tous les employés bénéficient de ces avantages, même s’ils ne sont pas syndiqués. Il est impossible de priver certains employés de l’amélioration des conditions de travail. Il existe de nombreux services de cette nature à l’échelle d’une municipalité, d’une province ou d’un pays. Quand la qualité de l’air s’améliore en raison de l’adoption d’une réglementation municipale en matière de pollution de l’air, tous ceux qui respirent le même air en bénéficient. La municipalité n’a pas le choix : l’air est épuré pour tous, ou bien il n’est épuré pour personne. La nature du service le veut ainsi. Comme ils ont pour effet d’améliorer la sécurité publique, les services policiers profitent à tous les résidents. Il est impossible de faire autrement : comment empêcher quelqu’un de se sentir plus en sécurité ? Le contrôle de la crue des eaux bénéficie forcément à tous les résidents de la région à risque. Il est impossible d’assurer une surveillance qui protégerait un domicile et ne protégerait pas les maisons du voisinage immédiat. Il faudrait construire un bien curieux barrage ! Qu’on le veuille ou non, la défense nationale protège tous les citoyens. Puisque l’arsenal nucléaire dissuade les pays ennemis d’attaquer, sa seule existence accroît la sécurité de tous les résidents du pays, sans que le gouvernement puisse en priver quiconque. À l’origine, les émissions de télévision avaient les caractéristiques d’un bien public. Une fois les émissions diffusées, tous les propriétaires d’un récepteur pouvaient les capter sans que l’émetteur puisse les en empêcher. Cependant, les choses ont évolué. La télévision représente un cas fort intéressant, parce qu’elle illustre le rôle déterminant des technologies en matière de biens publics. L’apparition de la câblodistribution a modifié la nature du service de télévision, car elle permet de pratiquer l’exclusion : la télévision a donc cessé de constituer un bien public. La transmission par satellite a toutefois rendu l’exclusion plus difficile, les propriétaires d’antennes paraboliques pouvant capter les émissions sans être reliés au système de câblodistribution. La télévision est par conséquent redevenue un bien public ! En mettant au point de nouvelles techniques de brouillage, les diffuseurs se sont donné de nouveaux moyens d’empêcher les auditeurs de pirater les émissions transmises par satellite. On peut donc dire qu’à certaines périodes la télévision fut un bien collectif, mais qu’à d’autres elle s’apparentait davantage à un bien privé. CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS 3. LES BIENS PRIVÉS U n bien privé est habituellement consommé par une seule personne. Une automobile est utilisée uniquement par son propriétaire ou par une personne à qui il a donné l’autorisation de le faire. Elle ne peut pas servir à transporter simultanément deux personnes qui se rendent à deux endroits différents. La sécurité routière est un service totalement différent : tous les automobilistes en bénéficient conjointement. Tous les résidents respirent le même air épuré par la réglementation, mais ils ne peuvent pas tous étancher leur soif à la même bouteille de bière. Les biens privés peuvent donner lieu à l’exclusion. Une entreprise peut empêcher des individus d’utiliser les automobiles qu’elle produit. Il est impossible pour un gouvernement d’empêcher un quelconque automobiliste de bénéficier de la sécurité routière. On peut empêcher quelqu’un de boire une bouteille de bière, mais non de respirer l’air épuré. La bière se prête à l’exclusion, l’air non. On peut empêcher quelqu’un d’obtenir un bien privé, mais on ne peut priver personne d’un bien public. Par ailleurs, tous les individus ne sont pas obligés de consommer la même quantité de biens privés. Tous les Montréalais obtiennent exactement le même service d’épuration de l’air, mais ils ne consomment pas tous la même quantité de viande ou de légumes. Tous les étudiants reçoivent exactement les mêmes services publics de leur association, mais ils ne possèdent pas tous la même quantité de vêtements. Le principe de non-exclusion implique que tous consomment exactement la même quantité d’un service public, alors que chacun peut consommer la quantité qu’il désire des biens privés. 4. UN COMPORTEMENT DE RESQUILLEUR L a promotion des intérêts des étudiants entraîne deux types de coûts. Elle requiert des fonds, mais aussi une certaine participation de la part des étudiants. Or, la participation n’est pas gratuite : elle engendre des coûts sous forme de temps et d’énergie consacrés à l’association. Quelle attitude un étudiant rationnel adoptera-t-il face à son association ? Il souhaitera comparer les coûts et les bénéfices marginaux de sa participation et de sa contribution financière. Étant donné la nature des services fournis par son association, il est logiquement amené à se comporter en resquilleur (free rider). Il essaie d’obtenir ces services sans payer sa part des coûts. Il sait que son association ne peut pas le priver des services qu’elle fournit, qu’il assume ou non sa part des coûts. Pourquoi dans ce cas payer volontairement sa cotisation, quand cela ne modifie en rien les avantages obtenus ? Pourquoi se donner la peine de participer aux assemblées, si cela ne modifie pas substantiellement les avantages que lui procure son association ? Le principe de non-exclusion le conduit à réduire sa contribution, sans qu’on puisse par ailleurs lui refuser les 263 264 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ services de son association. Dès lors, on comprend mieux l’apathie apparente des membres d’une association et la nécessité de recourir à une forme d’impôt pour financer celle-ci. Le resquillage ne constitue pas nécessairement le reflet d’une indifférence à l’endroit de la cause étudiante et des objectifs poursuivis par l’association. Il est la conséquence normale d’un calcul économique simple qui consiste à comparer le coût et les avantages de la participation ; il existe même si les services rendus par l’association sont hautement appréciés. Voilà en quoi consiste le problème fondamental des biens collectifs : les personnes qui en retirent des avantages ne manifestent pas leur intérêt, bien qu’elles les désirent fortement. Individuellement, elles ont intérêt à se comporter ainsi, mais en fin de compte les biens collectifs sont fournis en quantité insuffisante, les fonds recueillis ne ­permettant pas de soutenir les efforts de l’association. Bien que rationnels, les comportements individuels débouchent sur un résultat collectif indésirable. On doit en quelque sorte contraindre les individus à agir dans leur propre intérêt, en leur imposant une cotisation obligatoire. Le faible taux de participation aux assemblées générales des SDC est compré­ hensible et rationnel, de même que le mode de financement coercitif. S’il en était autrement, chaque marchand éviterait de payer sa part des coûts, sachant qu’il profiterait, de toute manière, des efforts de promotion de la SDC. Cela ne signifie pas que les activités promotionnelles de la SDC ne présentent aucun intérêt pour les marchands. Même s’il les considère comme efficaces et et éminemment souhaitables, chaque marchand est tenté de ne pas verser sa contribution, ce qui lui permettrait d’obtenir les avantages de la promotion sans avoir à en subir les coûts. Évidemment, si la plupart des membres de l’association se dérobent à leurs obligations, la SDC ne disposera pas de fonds suffisants pour effectuer la promotion désirée par les marchands, d’où le recours à un mode de financement coercitif. Les avantages négociés par un syndicat ne se prêtent généralement pas à l’exclusion. Tous les employés en profitent. Si chacun décidait de sa contribution financière, ceux qui s’abstiendraient de payer seraient nombreux. Sachant qu’il obtiendrait de toute façon les augmentations de salaire négociées collectivement et qu’il bénéficierait de l’amélioration des conditions de travail, chaque employé essaierait de réduire sa contribution. Il en résulterait un sous-financement du syndicat, qui n’aurait plus les moyens de négocier avec l’entreprise, ce qui est la raison d’être de la formule Rand. C’est également pour cela qu’une association de copropriétaires doit imposer des frais de copropriété. Sinon, bien des copropriétaires essaieraient de réduire leur participation aux coûts, en prétendant que le déneigement ou l’entretien de la pelouse ne les intéresse pas, bien qu’ils en retirent des avantages. Ils chercheraient à dissimuler leurs préférences afin de ne pas avoir à payer leur part des frais. Ce comportement explique peut-être pourquoi le Code civil oblige deux voisins à ­partager les frais de l’installation d’une clôture le long d’une limite commune (encadré 15-2). La défense nationale et la sécurité publique donnent lieu au même comportement et aux mêmes conséquences, mais d’une manière encore plus prononcée en raison du grand nombre de personnes en cause. Imaginons que le gouvernement canadien entreprenne de financer son programme de défense nationale en demandant à chacun de bien vouloir faire sa part. Le citoyen rationnel affirmera que la défense nationale ne l’intéresse aucunement et qu’il préfère s’en passer. Il déclinera l’invi- CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS E N C A D R É 1 5 - 2 Chicane de clôture Lettre au chroniqueur Robert Dubois S uite à vos commentaires concernant l’obligation d’un voisin de partager les frais d’installation d’une clôture selon les articles 505 et 520 du Code civil, je vous fais part de mon expérience personnelle au sujet d’une chicane de clôture. Au cours de l’hiver 1984-1985, à la suite d’un changement de zonage, la compagnie « Edmaro » érigea un immeuble de 32 logements en bordure de ma propriété. En mai 1986, j’avise cette compagnie, par pli recommandé, de mon intention d’installer une clôture en bois de 6 pieds de haut le long de notre limite commune. J’invoque alors l’article 505 du Code civil. La compagnie faisant la sourde oreille, je complète les travaux et dépose par la suite une requête à la Cour des petites créances au mois de septembre 1986. La somme réclamée de 1 260 $ est ramenée à la limite maximale de 1 000 $ pouvant être déposée à cette cour. La compagnie est condamnée par la Cour des petites créances à me verser la somme de 1 0 00 $, plus 20 $ pour mes frais. Malheureusement, c’est là que les choses se gâtent. « Edmaro » conteste le jugement en Cour supérieure et obtient gain de cause. […] Raymond Beullac (Charlesbourg), La Presse, 18 juillet 1987. Réponse du chroniqueur J ’ai fait examiner copie du jugement par deux avocats… Il semble en effet que ce jugement rende caduque toute demande devant la Cour des petites créances afin d’obliger son voisin à payer sa part d’une clôture. Le jugement ne dit pas pour autant que vous aviez tort de réclamer la moitié des frais d’achat et de pose. Il indique tout simplement que la Cour des petites créances n’a pas la compétence pour statuer sur ce type de litige. […] Source : Robert Dubois, « Touchez Dubois », La Presse, 18 juillet 1987. tation gouvernementale, car il sait fort bien que, même s’il ne paie rien, il sera protégé tout autant que les autres. Chacun a intérêt à se comporter ainsi, de sorte que le gouvernement recueillera peu de fonds. Si la défense nationale devait se financer en faisant appel à la bonne volonté de chacun, la population obtiendrait une protection inférieure à ce qu’elle souhaite. 5. L’ÉCHEC DU MARCHÉ S i un organisme privé essayait de vendre directement à la population un service de défense nationale, il se buterait au même problème et ne parviendrait pas à récupérer ses coûts de production. Personne n’accepterait de payer, sachant que le service serait à la disposition de tous une fois qu’il aurait été fourni à certains. Pour vendre un service, on doit avoir les moyens techniques d’en priver ceux qui refusent de payer. Or, cela est impossible dans le cas de la défense nationale ; c’est pourquoi le service n’est en fin de compte pas fourni, bien qu’il soit souhaité par la collectivité. S’il n’est pas possible d’exclure ceux qui ne participent pas aux coûts, il est impossible de vendre le service et utopique de compter sur la bonne volonté des gens pour le financer. Pour vendre un bien ou un service, il faut être en mesure d’empêcher le client potentiel d’en bénéficier s’il refuse de se soumettre aux conditions imposées par le fournisseur, notamment à celle consistant à en payer le prix. Autrement, tous 265 266 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ pourraient obtenir le service, même ceux qui refuseraient d’en payer le prix. La vente est impossible de même que le profit. Il y a donc échec du marché. Le marché fonctionne sur le principe de l’échange volontaire et, dans ce cas-ci, il en résulte un niveau de service inférieur à celui que la collectivité souhaite obtenir. Aucune forme de financement volontaire n’est possible quand les consommateurs se comportent en resquilleurs. La solution de rechange consiste à fournir à tous les biens publics et à les financer au moyen des impôts. Compte tenu du mode de transmission de ses émissions, Radio-Canada ne pourrait pas se financer en vendant ses émissions directement au public. Dans ce cas particulier, toutefois, le recours aux impôts n’est pas obligatoire parce qu’il est possible de financer les émissions grâce à la publicité. C’est là un des rares services, sinon le seul, pour lequel il existe un mode de financement autre que la fiscalité et la vente directe. Par ailleurs, il existe plusieurs modes de diffusion des émissions de télévision, dont certains se prêtent à l’exclusion. Le financement de Radio-Canada pourrait donc se faire d’une manière autre que fiscale. Certains peuvent cependant estimer que Radio-Canada fournit un service collectif qui mérite d’être partiellement subventionné, puisqu’il rejoint l’ensemble des Canadiens et représente un facteur d’unité pour le pays. Les abribus constituent un autre exemple de service sans possibilité d’exclusion ; ils ne requièrent pourtant pas de financement public, parce que « leur fonction publicitaire permet de rentabiliser leur installation3 ». Il serait impensable de rentabiliser ces abris en exigeant un prix d’entrée de la part des utilisateurs ! Il faudrait établir un système de surveillance beaucoup trop coûteux. Le financement public représente la solution de rechange traditionnelle. Cependant, voilà qu’une entreprise privée est disposée à fournir gratuitement ces abris à la population parce qu’elle peut s’en servir comme espaces publicitaires. Comme la télévision, les abribus ont une double fonction dont l’une, la fonction publicitaire, se prête à l’exclusion. Même si les biens collectifs ne peuvent pas se vendre du fait qu’il est impossible d’exclure une partie des gens qui en bénéficient, il ne faudrait pas en conclure qu’aucun organisme privé ne peut les fournir sans recourir à un financement coercitif. Une association de personnes réunies volontairement peut fournir certains services publics sans recourir à une forme d’impôt, si elle parvient à attirer des membres en leur offrant simultanément des biens privés. L’AEHEC pourrait, par exemple, offrir une gamme de services privés fortement prisés par les étudiants. On pourrait penser à des activités spéciales et à des escomptes chez certains détaillants, dont seuls les membres pourraient bénéficier. Si elle réussit à offrir des avantages exclusifs à ses membres et à réaliser un profit sur ces services privés, elle peut financer ses activités de promotion des intérêts des étudiants, sans devoir procéder à un prélèvement obligatoire4. 6. LA CONSOMMATION DE GROUPE ET L’EXCLUSION C ertains biens et services sont consommés en groupe. Un spectacle est consommé conjointement par de nombreux auditeurs : une foule de gens peuvent assister simultanément à un concert de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM) à la CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS Place des arts, à un match de hockey au Centre Bell, ou encore à une représentation théâtrale. Une armada d’automobiles circulent sur une route et le métro transporte parfois des passagers coincés dans une rame comme des sardines dans une boîte. De nombreux campeurs peuvent s’installer dans le même parc. Néanmoins, ces services ne constituent pas pour autant des biens publics. Tous les habitants d’un pays sont contraints de consommer la même quantité de défense nationale, de sécurité et d’épuration de l’air. Et personne ne peut en être privé, une fois que ces services ont été fournis à un membre de la collectivité. Dans le cas des biens consommés en groupe, tous ne sont pas obligés de les consommer en même quantité, et on peut empêcher quelqu’un de les consommer. Nombreux sont ceux qui n’ont pas vu les deux spectacles de Madonna au Centre Bell, en juin 2006. Ceux qui ont refusé de payer le gros prix ont été exclus de cette enceinte. La con­ sommation en groupe ne transforme pas le service en bien public, lequel se caractérise essentiellement par la consommation uniforme et l’impossibilité d’exclusion. Une association étudiante fournit d’autres services que la promotion des intérêts des étudiants, et certains de ces services ne requièrent pas de prélèvement bancaire ni ne se butent à l’indifférence générale. Par exemple, un carnaval se consomme en groupe, mais il n’est pas obligatoirement consommé par tous en même quantité, puisque chacun peut choisir de ne pas y participer. On ne peut en dire autant du prolongement de la période d’examens. En outre, la plupart des activités d’un carnaval se prêtent à l’exclusion : on peut empêcher un étudiant d’assister à un spec­ tacle. Cela permet d’imposer des conditions à l’entrée, notamment la possession d’un billet, et de fournir le spectacle sous une forme commerciale. Ceux qui désirent assister au spectacle savent qu’ils en seront privés s’ils ne se plient pas à ces conditions. La possibilité d’être exclus les oblige à dévoiler leurs préférences en achetant un billet, sinon ils risquent d’être privés du spectacle ; on prévient ainsi le resquillage. Un spectacle ne requiert donc pas de financement coercitif, contrairement à la promotion des intérêts des étudiants. Le salon des étudiants est aussi un service consommé en groupe qui se prête à l’exclusion. Sur le plan technique, il serait possible d’exiger une carte d’entrée (une clef) mise à la disposition de ceux qui versent une cotisation à l’association. Bien sûr, cela n’en vaut peut-être pas la peine, le coût de la surveillance étant excessif. Même si elle est possible sur le plan technique, l’exclusion ne se justifierait pas sur le plan économique : le salon serait alors un bien collectif. Par contre, si la surveillance est peu coûteuse, le financement d’un salon étudiant peut se faire sur une base volontaire, puisqu’il est possible de recourir à l’exclusion. Une association de copropriétaires fournit aussi des services consommés en groupe qui se prêtent à l’exclusion et qui pourraient être vendus, contrairement au déneigement et à l’entretien de la pelouse. Les copropriétés divises comprennent habituellement une piscine, un sauna, un spa, des salles d’exercice. Il s’agit là de biens consommés en groupe, comme le déneigement et l’entretien de la pelouse. Pourtant, les copropriétaires ne sont pas contraints de les utiliser en même quantité et on peut les empêcher d’en bénéficier. Leur utilisation peut donc être assortie de conditions et on peut les financer au moyen d’un prix d’entrée qui oblige les gens à révéler leurs préférences. Le resquilleur ne serait pas privé du service de déneigement, mais il pourrait se voir interdire l’accès à la piscine. 267 268 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ Si la défense nationale, la sécurité, l’épuration de l’air et la gestion des crues ne permettent pas l’exclusion, d’autres services gouvernementaux consommés en groupe s’y prêtent et, pour cette raison, ils ne sont pas véritablement des biens publics. Les services routiers permettent l’exclusion, comme en font foi les postes de péage naguère présents sur les autoroutes au Québec. On peut en principe exclure des services de transport en commun les personnes sans billet, bien qu’en pratique cela se révèle parfois risqué pour les chauffeurs, victimes occasionnelles d’actes de violence ! Ces services peuvent donc se vendre et le marché peut les fournir. Le caractère public d’un bien ou d’un service est donc déterminé par ses propriétés techniques, et non par le mode d’approvisionnement que la société a choisi pour se le procurer. Qu’un bien soit fourni par le gouvernement n’en fait pas pour autant un bien public. De nombreux services gouvernementaux s’apparentent d’ailleurs davantage à des biens privés qu’à des biens publics. L’électricité ne possède aucune des caractéristiques d’un bien public, même si elle est produite et vendue par une société d’État. Les services postaux sont essentiellement des services privés. La collecte des ordures ménagères peut aussi se faire commercialement. 7. LE JOURNAL ÉTUDIANT U n journal est un bien de consommation individuelle, même si chaque exemplaire est lu en moyenne par plus d’une personne. Tous ne peuvent pas lire simultanément le même exemplaire du Devoir. Il est possible d’exclure de sa consommation les individus qui refusent de l’acheter, en tenant compte du fait que chaque exemplaire circule de façon limitée. Pour avoir la certitude de lire le quotidien, il est nécessaire de l’acheter. Il est donc possible de produire un journal selon des normes commerciales. L’Intérêt ne fait pas exception : on pourrait le vendre parce qu’on peut en priver tout étudiant qui refuserait de l’acheter. Certains protesteront et affirmeront que, dans ce cas, il serait utopique de songer à dégager un bénéfice. Cela n’en fait pas un bien public. La possibilité de vendre et de réaliser un bénéfice existe toujours, c’est la rentabilité du journal qui est mise en cause. Tout bien privé se prête à l’exclusion et présente de ce seul fait une possibilité de profit, mais il n’est pas rentable pour autant. Seuls les biens prisés par la population sont rentables et produits à l’intérieur du régime de marché. Possibilité technique de vente et de profit n’implique pas rentabilité, loin de là. À l’inverse, l’impossibilité d’exclure et de réaliser un bénéfice ne signifie pas qu’un bien ne puisse être socialement rentable et désirable. La non-rentabilité ne suffit pas à justifier le financement coercitif. Dans le cas d’un journal étudiant, elle peut être attribuable à divers facteurs. Si la demande est insuffisante parce que le produit n’est pas véritablement apprécié par la clientèle visée, la non-rentabilité indique que la production du journal ne se justifie pas aux yeux de la collectivité. La population étudiante révèle ainsi qu’elle n’attribue pas au journal une valeur suffisante pour en supporter le coût. L’absence de bénéfice CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS n’autorise pas à prélever une cotisation obligatoire pour assurer la survie du journal. Bien au contraire, elle indique que le journal ne mérite pas d’être publié. On pourrait imaginer que les pertes sont liées à l’orientation du journal, qui serait essentiellement un instrument de promotion de la cause étudiante. Le service fourni par le journal aurait alors les caractéristiques d’un bien collectif. Si le journal est en soi un bien de consommation individuelle, l’information qu’il contient possède les propriétés d’un bien collectif. En favorisant la cohésion du corps étudiant et un climat plus stimulant, le journal procure des avantages à l’ensemble des étudiants. Dans ce cas, c’est le caractère collectif du service rendu qui explique les pertes. La cotisation pourrait alors se justifier, à la condition que le bénéfice collectif offert par le journal soit plus important que son coût. 8. LA NON-RIVALITÉ O utre le fait que tous le consomment obligatoirement en même quantité, le bien public est un bien non rival, un bien dont la quantité disponible ne diminue pas quand une personne le consomme. La défense nationale dont disposent les citoyens canadiens ne diminue pas du fait de l’entrée au pays de nombreux immigrants. Le prolongement de la période d’examens vaut pour tous les étudiants et l’avantage qu’il procure n’est aucunement atténué par le nombre d’étudiants. Notons que la non-rivalité comporte souvent des degrés. Elle est intégrale dans le cas des biens publics purs, comme la défense nationale et la sécurité, la promotion des intérêts des étudiants et l’épuration de l’air, les services de radiodiffusion et de télédiffusion. Quand un amateur de sport décide de regarder à la télévision la troisième période d’une partie de hockey, cela ne modifie en rien l’émission qu’écoutent mordus du sport. Elle varie cependant dans le cas des biens consommés en groupe. Le spectacle présenté aux auditeurs de l’OSM ne diminue pas de manière perceptible si un mélomane additionnel pénètre dans la salle Wilfrid-Pelletier. La non-rivalité perd toutefois peu à peu son caractère au fur et à mesure que les mélomanes occupent les fauteuils et que la salle se remplit, puisque la qualité du spectacle varie selon l’endroit où chacun est installé. Quand la salle est pleine, le concert devient un bien rival. À l’heure de pointe, l’autoroute Décarie est un bien de consommation rivale : tout utilisateur empêche les autres d’emprunter la même route au même moment. Elle ne l’est plus au milieu de la nuit : qu’un automobiliste emprunte l’autoroute durant la nuit ne change à peu près rien à la quantité et à la qualité du service dont les autres disposent. Le service de transport en commun est un service de consommation non rivale tard dans la soirée. L’arrivée d’un passager additionnel dans le métro à minuit ne modifie en rien la situation des autres passagers. Il en va tout autrement à 18 heures. La non-rivalité s’estompe graduellement quand d’autres passagers se présentent. Presque imperceptible au début, le phénomène est de plus en plus marqué au fur et à mesure que le nombre d’utilisateurs se rapproche de la capacité de production. Quand la rame est pleinement occupée, le service devient rival. 269 270 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 9. DES SERVICES GRATUITS L a non-rivalité a de curieux effets sur la tarification parce qu’elle implique que le coût marginal d’un consommateur additionnel est nul. Il n’en coûte rien de plus pour fournir le service de défense nationale à un résident additionnel, pas plus en ce qui concerne les ressources absorbées à cette fin qu’en ce qui regarde la qualité du service assuré aux autres résidents. Comme ce consommateur additionnel n’entraîne aucun coût et ne prive personne du service, le principe de la tarification au coût marginal voudrait que le service soit gratuit. On retrouve ainsi, par un chemin différent, le principe du financement des biens publics au moyen de la ­fiscalité. Le problème devient tout particulièrement intéressant dans le cas des services dont le caractère rival se modifie au fil du temps, comme les services routiers. Une route peu utilisée est un bien de consommation non rivale avec possibilité d’exclusion. Le fait d’admettre un automobiliste additionnel ne coûte presque rien à la société ; cet automobiliste n’occasionne qu’une usure minime de la route et ne prive personne d’autre du service routier. Même s’il est possible de l’exclure, on peut considérer comme logique dans ces circonstances de laisser l’utilisateur prendre la route sans lui imposer le moindre péage. L’imposition d’une forme de péage réduirait inutilement l’utilisation de la route. Elle inciterait des usagers à renoncer à un service qui leur procure une certaine utilité, sans que les coûts pour la société s’en trouvent réduits. Au contraire, la nécessité d’assurer la surveillance du poste de péage engendrerait des coûts inutiles ; ce n’est pas parce qu’un bien se prête à l’exclusion qu’il faut nécessairement y recourir. Pourtant, la même route peut être congestionnée à certains moments : elle cesse alors d’être non rivale. Tout automobiliste qui s’y engage retarde les autres. Sa présence occasionne un coût correspondant au retard que subissent les autres automobilistes. En retardant les autres, il engendre un coût social substantiel, sous la forme de temps perdu. On doit l’amener à prendre conscience de ce coût si on veut que ses décisions se conforment à l’intérêt public. Le péage devient admissible sur une telle route. De plus, il est même souhaitable de le mettre en place si on veut avoir la certitude que les automobilistes qui empruntent la route congestionnée soient ceux qui la valorisent le plus. C’est en vertu de ce principe qu’on peut conclure que l’abolition du péage sur les autoroutes aux heures de pointe n’est pas de nature à améliorer l’allocation des ressources. 10. LES BREVETS, LES DROITS D’AUTEUR, ETC. L a théorie des biens publics est sous-jacente à l’intervention gouvernementale en matière de brevets et de droits d’auteur, bien qu’en apparence ces questions semblent différer substantiellement de la défense nationale et de la sécurité publique. Une fois connue, une invention appartient au domaine public et elle peut être reproduite par n’importe qui. Elle fait partie des connaissances disponibles pour l’ensemble des individus et il est impossible d’empêcher quiconque de l’utiliser. Il CHAPITRE 15 LES BIENS PUBLICS suffit d’acheter un exemplaire du nouveau produit, de l’analyser à fond pour en découvrir les secrets et ensuite de fabriquer un produit équivalent. Un biochimiste qui met au point un nouveau médicament fournit un nouveau savoir qui devient accessible à toute la collectivité. L’inventeur et le chercheur sont dans la même situation : ils fournissent un service collectif sans possibilité d’exclusion. Ils auraient beaucoup de difficultés à rentabiliser leurs découvertes s’il n’y avait pas d’inter­ vention gouvernementale, parce qu’une fois lancées dans le public les idées appartiennent à tous. Qui investirait dans la recherche et l’innovation s’il était tout à fait impossible de les rentabiliser ? Pourquoi investir dans cette activité très risquée, si on n’en retire rien à cause de l’impossibilité de priver les resquilleurs éventuels des connaissances ainsi engendrées ? Une fois disponible, l’information n’est plus commercialisable, à moins que le gouvernement n’en restreigne l’utilisation. C’est ce qui explique l’existence des brevets. Sans eux, l’activité de recherche serait relativement faible parce que les chercheurs ne pourraient pas commercialiser le fruit de leur labeur. Le brevet attribue en quelque sorte un droit de propriété sur le savoir incorporé dans une invention. Toute personne qui voudrait imiter l’inventeur en produisant un bien similaire doit préalablement acheter le brevet, ce qui permet à l’inventeur de rentabiliser ses activités. Comme l’ensemble de la collectivité bénéficie de l’avancement des connaissances, il est important de stimuler l’activité de recherche grâce au droit de propriété sur les inventions. Si ce droit n’existait pas, l’activité intellectuelle n’atteindrait pas le niveau véritablement souhaité par la société, parce que l’exclusion serait impossible et qu’il en résulterait une appropriation abusive du savoir des autres. Chacun pourrait tirer profit des idées nouvelles sans avoir à dédommager les créateurs. On consacrerait moins d’efforts à la recherche d’idées nouvelles. En 1987, le gouvernement fédéral adoptait le projet de loi C-22 sur les brevets pharmaceutiques dans le but de mieux protéger les inventeurs et de leur assurer un revenu suffisant pour les inciter à continuer leurs efforts en matière de création de médicaments. En l’absence de brevets, tout concurrent pourrait imiter un nouveau médicament rapidement après sa sortie et vendre le sien moins cher parce qu’il n’aurait pas eu à engager de frais de recherche. Les sociétés qui investissent des sommes considérables dans la recherche et le développement seraient donc placées dans une situation concurrentielle défavorable. Si la propriété intellectuelle n’était pas protégée adéquatement, il y aurait une forte incitation à réduire les budgets de recherche et de développement. Bien des médicaments utiles n’auraient peut-être jamais vu le jour si on n’avait pas pris les moyens d’en faire bénéficier leurs inventeurs, en leur accordant des brevets qui leur attribuent le monopole de la vente de leurs idées, pendant une certaine période. Les droits d’auteur s’expliquent de la même façon. En leur absence, chacun pourrait utiliser à sa guise les compositions des autres sans avoir à les dédommager, ce qui découragerait la création et se traduirait par un univers culturel moins riche. Une fois qu’elle aurait donné lieu à une audition publique, l’œuvre musicale appartiendrait à tous et son créateur n’en tirerait guère de revenus. Le droit d’auteur contraint toute personne désireuse d’utiliser la composition à verser une certaine somme à son créateur. C’est un droit de propriété sur une idée, sur une œuvre de l’esprit, sans lequel aucun compositeur ne parviendrait à rentabiliser son activité créatrice. 271 272 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ Les problèmes de propriété intellectuelle sont présents dans plusieurs domaines, entre autres en informatique, en musique et dans le domaine cinématographique. Les technologies qui permettent de télécharger et de copier assez facilement les logiciels, les chansons et les films rendent plus aléatoires la rentabilité des activités de création. Cette rentabilité le serait davantage si la loi n’accordait aucune protection aux créateurs. Si les gouvernements interviennent dans ces questions, cela tient au fait que l’information est un bien public : une fois rendue publique, elle appartient à tous, sans possibilité d’exclusion. En créant des droits de propriété intellectuelle tels que les brevets et les droits d’auteur, les gouvernements donnent les moyens aux créateurs de faire de l’exclusion et de rentabiliser leurs activités. 11. CONCLUSION L a théorie des biens publics permet donc d’expliquer des phénomènes assez disparates en apparence. Au fond, elle constitue une justification importante de l’intervention gouvernementale dans l’économie parce qu’elle conduit à la conclusion que le marché est inapte à fournir les biens qui ne se prêtent pas à l’exclusion. L’échange volontaire échoue dans ce cas, d’où la nécessité d’un financement coercitif dans l’intérêt collectif. Mais il est évident aussi qu’un nombre important de services gouvernementaux sont présentés comme étant des biens publics, alors qu’ils n’en possèdent pas les caractéristiques essentielles. La plupart des services fournis par les administrations donnent lieu à l’exclusion et peuvent en théorie être financés volontairement. Que ces services soient financés en bonne partie par les fonds publics ne peut pas alors se justifier en s’appuyant sur la théorie des biens publics. Il faut trouver une autre justification. N O T E S 1. M. Berne, « La participation étudiante est une utopie », LIT-POT-HEC, 19 octobre 1983. 2. Selon l’information obtenue lors d’appels téléphoniques dans les SDC du territoire de la Ville de Montréal, 13 juillet 2006. 3. M. Favreau, « Montréal donne finalement la permission à Mediacom d’installer ses abribus », La Presse, 29 mai 1987. 4. J.-L. Migué, L’économiste et la chose publique, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1979, p. 149-152. CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE 1. Des comportements suspects 2. Un paradoxe ? 3. L’information est un bien public 4. Un comportement peu moral 5. Que faire ? 6. Ce n’était qu’un début 7. Le marché des citrons 8. C’est moi le meilleur ! 9. À la recherche de l’information 10. Quand tout va de travers ! 11. Conclusion 274 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 1. DES COMPORTEMENTS SUSPECTS D ans la vie quotidienne, de nombreuses transactions commerciales ont lieu sans que toute l’information concernant les modalités de ces transactions soit disponible. Êtes-vous bien sûr que le mécanicien vous dit la vérité sur l’état de votre voiture et qu’il n’effectue que les réparations nécessaires ? Quand vous arrivez dans une ville inconnue, le chauffeur de taxi qui vous conduit de l’aéroport à votre hôtel prend-il le chemin le plus court ? Comment savoir si le médecin que vous consultez effectue consciencieusement son travail ? Dans la même veine, l’achat d’une voiture d’occasion peut laisser songeur : pourra-t-on rouler sans se faire rouler ? Dans bien des cas, les caractéristiques du bien qu’on achète, par exemple sa qualité ou ses dangers potentiels, ne sont pas connus au moment de l’achat, mais seulement après usage. Le consommateur n’est pas toujours perdant à ce jeu. Les banques ne connaissent pas parfaitement la solvabilité des clients qui empruntent chez elles. Il n’est pas toujours facile pour une compagnie d’assurances de savoir à quel type de clients elle a affaire. Ce propriétaire de voiture est-il un casse-cou invétéré ou un « bon père de famille » ? Une fois assurée, cette vieille dame continuera-t-elle à prendre un soin jaloux de ses bijoux ? Toutes ces situations, on le devine, peuvent donner lieu à des comportements suspects. Supputant votre incompétence en la matière, votre garagiste peut être tenté de faire des réparations inutiles à votre voiture. Surtout si son garage est peu achalandé et s’il a beaucoup de temps libre entre chaque client, ou s’il sait que vous êtes de passage dans sa localité et que vous avez peu de chances d’y revenir. C’est ainsi qu’à Dallas (Texas), dans le but de contrer la fraude quasi généralisée dont sont victimes les femmes ayant des réparations à faire effectuer sur leur voiture, une entreprise (Rent-A-Husband) offrait pour quelques dollars les services d’un accompagnateur mâle (un « mari » fictif) lors de la visite chez le garagiste. Celui-ci n’avait pas à intervenir dans la transaction entre le garagiste et sa cliente, sa seule présence suffisait à dissuader le garagiste d’effectuer des réparations inutiles ! Dans le domaine de la santé, comme les médecins sont payés à l’acte médical, n’ont-ils pas intérêt à créer leur propre demande en prescrivant des soins médicaux qui ne sont pas vraiment nécessaires ? Au début des années 1990, le ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec de l’époque affirmait que 30 % des examens prescrits par les médecins étaient injustifiés1. Une étude réalisée aux États-Unis il y a quelques années en venait à la conclusion qu’un tiers des pontages coronariens effectués dans ce pays étaient inutiles2. Tout aussi suspect est le comportement de ces travailleurs qui inhalaient volontairement du plomb afin d’avoir droit aux généreuses indemnisations de la Commission de la santé et de la sécurité du travail, ou CSST (encadré 16-1). Que dire de ces éleveurs de chevaux de course qui, pour toucher le montant des assurances, attachent autour du cou de leurs chevaux les moins performants un collier en cuivre afin que ceux-ci soient atteints par la foudre3 ? Ou de certains dirigeants de la compagnie aérienne américaine Eastern Airlines qui ont été accusés d’avoir falsifié des rapports sur l’entretien des appareils et d’avoir ainsi permis de voler à des avions en mauvais état afin de réduire les coûts4 ? CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE E N C A D R É 1 6 - 1 Chez Nova Pb, une mafia de la maladie régnait en maître A u début des années 80, la compagnie Nova Pb a été forcée à deux reprises par le ministère de l’Environnement et la CSST de fermer ses portes en raison du nombre alarmant de cas d’intoxication (au plomb) dans son usine de Ville de SainteCatherine, près de Delson. « Les dirigeants (de l’époque) avaient ­affaire à une mafia depuis l’ouverture de l’usine, rappelle Roger Laporte, vice-président administration de Nova Pb. Une mafia dont faisait partie le quart de nos 160 employés de l’époque et qui avait mis au point un stratagème pour abuser des lois en matière de santé et sécurité au travail. » Ces employés contractaient d’abord des prêts personnels de 1 an à leur banque. Puisqu’ils avaient un emploi stable et un bon salaire, on le leur accordait sans problème. Ils achetaient ensuite une assuranceprêt pour garantir le remboursement de l’emprunt en cas d’invalidité ou d’incapacité à obtenir un revenu d’appoint. « Cela fait, raconte monsieur Laporte, ces gens rentraient au travail et s’organisaient pour respirer suffisamment de plomb pour dépasser la limite acceptable à l’époque des 800 mi­ cro­grammes dans le sang. Les moyens qu’ils utilisaient pour y arriver variaient d’un individu à l’autre. Certains allaient fumer dans l’entrepôt de plomb ou « oubliaient » de porter leur masque dans l’usine, alors que d’autres retiraient les cartouches de protection de leur masque. J’en ai même vu un mettre du plomb sur sa tartine de beurre d’arachides ! » « Tout ce beau monde se précipitait ensuite chez le médecin, qui les retirait aussitôt du travail pour cause de plombémie. Ils se retrouvaient alors à la CSST, qui leur versait automatiquement 90 p. cent de leur salaire net. Comme la législation en matière de santé et sécurité au travail interdit aux institutions financières d’exiger un remboursement de dette d’un prestataire de la CSST, c’est ­l’assurance-prêt qui prenait en charge le paiement des mensualités prévues. « Si le gars s’absentait durant un an, et c’est arrivé souvent, son prêt était payé entièrement par l’assurance. Résultat : l’individu recevait 90 p. cent de son salaire de la CSST, encaissait un prêt sans avoir à le rembourser de sa poche, et garnissait son compte de banque en se trouvant du travail payé au noir ! » Source : Sylvain Blanchard, Le Devoir économique, juin 1989, p. 10. Ces situations et ces comportements sont tous attribuables à des problèmes d’information imparfaite. 2. UN PARADOXE S i l’information imparfaite est source de problèmes, il ne faut pas pour autant se donner pour objectif de détenir en tout temps une information parfaite. On peut considérer l’information comme un bien désirable dont la production entraîne des coûts. Il existe par conséquent un niveau optimal d’information qui ne correspond généralement pas à l’information parfaite. Ce niveau optimal varie selon l’importance des coûts qu’il faut engager pour obtenir l’information et selon l’utilité de cette information. Les conséquences d’un achat dépendent de la nature du bien que l’on veut se procurer. L’achat d’une maison a des répercussions considérables et durables pour une famille. Il est donc particulièrement important de recueillir une information abondante sur tous les aspects de cet achat. L’information sur les ­maisons en vente, leurs qualités, leurs défauts, a donc une grande valeur et les consom­ mateurs sont prêts à assumer un coût relativement élevé pour l’obtenir. L’achat d’une automobile a aussi des conséquences importantes, mais elles sont moins durables et moins considérables sur le plan financier. On peut donc supposer que le consommateur moyen sera disposé à supporter un coût plus faible pour obtenir de l’information pertinente que dans le cas de l’achat d’une maison. L’achat d’un téléviseur à écran plat et l’achat d’un radioréveil n’ont pas la même portée. D’habitude, le consommateur veut obtenir plus d’information dans le premier cas que dans le second. Plus l’achat est important, plus on souhaite avoir de l’information et plus on est disposé à payer un montant élevé pour acquérir cette information. Le 275 276 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ niveau optimal d’information pour l’achat d’un bien variera donc selon l’importance de l’achat et selon le coût de l’information pertinente. Néanmoins, quel que soit le bien considéré, ce niveau optimal ne correspond pas à l’information parfaite, parce que l’information a un coût. Chacun souhaite se procurer de l’information additionnelle tant et aussi longtemps que l’utilité de cette information en justifie le coût. Une information parfaite ne serait désirable que si son coût était nul, ce qui est rarement le cas. 3. L’INFORMATION EST UN BIEN PUBLIC M ettons-nous un moment à la place de parents qui désirent s’informer sur les dangers potentiels d’un jouet qui vient de faire son apparition sur le marché. Le fabricant n’a peut-être pas intérêt à faire connaître tous les risques inhérents à l’utilisation de ce jouet. Il aura davantage tendance à se comporter de cette manière si personne, compétiteur ou association de protection des consommateurs, ne dévoile l’information, ou encore si, comme c’est le cas au Canada, il ne risque guère d’être poursuivi en cas d’accident. On peut donc penser que la plupart des parents seraient disposés à verser une certaine somme pour pouvoir consulter un rapport dans lequel on étudierait de façon systématique les risques liés à ce nouveau jouet. Supposons que 500 000 familles soient prêtes à verser chacune 2 $ pour un rapport de ce genre, ce qui représente en tout une somme de 1 000 000 $, et que l’étude coûte 500 000 $. Dans ces conditions, la production de ce rapport est socialement désirable. Toutefois, rien n’indique qu’une entreprise privée souhaite le produire, étant donné la quasi-impossibilité de le rentabiliser. En effet, il est peu probable que les acheteurs du rapport soient les seuls à obtenir l’information. Chaque acheteur pourra informer d’autres familles du contenu du rapport. Les bibliothèques pourront se procurer le document et le mettre à la disposition du public. Des journa­ listes bien intentionnés pourront diffuser les grandes conclusions de l’étude, tout en respectant les consignes sur les droits d’auteur. Bref, l’entreprise privée devra bénir le ciel si elle réussit à vendre 100 000 exemplaires de son rapport ! Par conséquent, il y a fort à parier que ce rapport ne verra jamais le jour, bien qu’il soit désirable sur le plan social. Cela tient au fait que l’information a les attributs d’un bien public. Une fois que le rapport a paru, l’information qu’il contient relève du domaine public et il est possible de l’obtenir sans acheter le document. L’entreprise qui a produit ce rapport ne peut pas empêcher l’information de circuler et de parvenir à des gens qui n’ont pas déboursé un sou. La production d’information risque donc d’être insuffisante dans le cadre du marché. L’intervention gouvernementale se justifie dans ce cas : soit que le gouvernement prenne en charge la production de l’information, soit encore qu’il la subventionne pour prévenir la sous-production5. Il n’est pas dit que le marché ne puisse pas satisfaire adéquatement la demande d’information formulée par le grand public. C’est ainsi qu’on trouve de nombreuses publications ayant pour objectif d’analyser les caractéristiques et la qualité des voitures neuves et des chaînes stéréophoniques. Une revue comme Protégez-Vous fournit au consommateur une foule de renseignements sur un grand nombre de produits. CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE Si le marché est d’une taille suffisante, ces publications sont rentables, malgré les problèmes occasionnés par le fait que l’information est un bien public. Il reste pourtant qu’une subvention puisse se justifier. Dans certains cas, la réglementation peut constituer une possibilité attrayante. En effet, lorsque l’information sur la qualité ou la sécurité des produits est très technique (touchant, par exemple, les effets secondaires possibles d’un nouveau médicament), il n’est pas certain que le grand public puisse aisément la mettre à profit. On ne peut tout de même pas s’attendre à ce que monsieur ou madame Toutle-monde entreprenne un doctorat en chimie pour faire ses courses de façon sécuritaire ! L’existence d’un organisme gouvernemental ayant pour mission d’analyser l’information pertinente et d’édicter des normes de sécurité ou de qualité à l’intention des entreprises peut alors se justifier. Pour être crédibles, ces normes doivent cependant s’accompagner de sanctions rigoureuses à l’endroit des contrevenants. Cette forme d’intervention est particulièrement indiquée quand les conséquences de l’imperfection de l’information peuvent être dramatiques. On pense, par exemple, à tout ce qui concerne la sécurité, dans le domaine aérien ou maritime ; il en va de même en matière de pharmacologie et dans le domaine de la santé en général. Le gouvernement doit intervenir pour protéger la population des charlatans en tous genres. Pourtant, la meilleure façon de procéder ne consiste pas nécessairement à faire appel aux ordres professionnels qui, sous couvert de protéger le public, ont parfois tendance à protéger avant tout les professionnels eux-mêmes, sauf dans les cas les plus évidents d’incompétence majeure ou de fraude, et à restreindre indûment la concurrence pour augmenter les revenus de leurs membres. L’intervention gouvernementale est donc particulièrement indiquée quand il s’agit d’assurer la sécurité des gens, quand il est impossible pour le consommateur d’effectuer lui-même les vérifications nécessaires (normes de propreté dans les restaurants et les abattoirs, par exemple), ou encore quand le consommateur n’a tout simplement pas la compétence minimale pour porter un jugement (médicaments). Dans tous ces cas, le consommateur ne détient qu’une information imparfaite et le marché ne lui fournit pas les moyens de combler cette lacune. Cependant, il arrive fréquemment que ce soient les producteurs qui n’aient qu’une information imparfaite ; le marché parvient alors souvent à remédier partiellement à la situation, dans le domaine de l’assurance par exemple. 4. UN COMPORTEMENT PEU MORAL L es problèmes d’information imparfaite ne sont pas liés uniquement à la sousproduction d’information. Il y a également des difficultés associées à la façon dont l’information se répartit entre l’acheteur et le vendeur. Lorsque cette répartition est déséquilibrée, on parle d’asymétrie de l’information. Il s’agit d’un problème important dans tout contrat d’assurance contre le vol de voiture. Une fois que la police est entrée en vigueur, la compagnie d’assurances peut difficilement surveiller l’automobiliste et avoir la certitude qu’il fait tous les efforts nécessaires pour éviter que sa voiture soit la proie des cambrioleurs. Étant 277 278 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ assuré, l’automobiliste fera parfois preuve de négligence en omettant de verrouiller sa voiture ou en la garant dans des endroits peu sûrs. Il le fera le cœur d’autant plus léger que sa police lui procure une couverture complète contre le vol. À la limite, l’automobiliste pourrait même avoir intérêt à ce que sa voiture soit volée, par ­exemple juste avant que la clause de valeur à neuf expire ! De fait, selon le Bureau d’assurance du Canada, la fraude à l’assurance s’élèverait à plus de deux milliards de dollars par année au pays6. Ce problème d’asymétrie de l’information est connu sous le nom de risque moral ; on désigne ainsi la tendance qui encourage les assurés à ne pas se prémunir contre les risques pour lesquels ils sont couverts. Autrement dit, le fait de s’assurer accroîtrait les risques que l’assurance est censée couvrir. En quoi cela représente-t-il un problème d’information imparfaite ? Tout simplement parce que, compte tenu des contraintes techniques, la compagnie d’assurances ne connaît pas le comportement du détenteur de la police en matière de prévention. Si la compagnie d’assurances était en mesure d’observer une réduction des efforts préventifs, elle n’aurait plus qu’à modifier les termes du contrat et à exiger une prime d’assurance plus élevée. Pour empêcher cette hausse, l’assuré pourrait s’engager à être plus prudent. On peut également expliquer l’imperfection du marché de la façon suivante : du fait de l’existence de l’assurance, le prix associé au comportement consistant à « ne plus faire attention » diminue. Et, comme pour tout bien dont le prix est réduit, les gens sont incités à en « acheter » davantage. Les exemples de risque moral dans le domaine de l’assurance sont légion, qu’il s’agisse des éleveurs de chevaux qui exposaient leurs bêtes à la foudre ou des travail­ leurs qui absorbaient du plomb. Le monde des accidents du travail et des maladies professionnelles est d’ailleurs le domaine de prédilection des chercheurs qui s’intéressent au risque moral. Ils ont montré, entre autres, que plus la couverture de l’assurance-accident est élevée, plus les déclarations d’accidents sont nombreuses et plus la période de réhabilitation est longue7. Aux États-Unis, la générosité de ­l ’assurance-accident incite les travailleurs à faire passer pour des accidents du travail les blessures qu’ils ont subies à la maison (en faisant du sport, par exemple)8. C’est pourquoi on constate qu’il y a un nombre anormalement élevé de déclarations d’accidents les lundis ! De plus, des contrôleurs aériens, pour bénéficier d’une indemnité généreuse en cas de trop grand stress, s’arrangeaient pour provoquer les incidents engendrant ce stress (encadré 16-2)9. Dans le domaine de l’assurancechômage, il semble que plus les prestations sont généreuses, plus les périodes sur laquelle portent les réclamations sont longues10. 5. QUE FAIRE ? M ême si l’existence du risque moral constitue une imperfection du marché, il ne s’ensuit pas que le gouvernement doive nécessairement intervenir. En fait, le marché peut trouver des solutions au moins partielles à ce problème. Les compagnies d’assurances ont tout intérêt à essayer de circonscrire elles-mêmes les pro­ blèmes de risque moral et elles ont trouvé des solutions qui semblent appropriées. CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE E N C A D R É 1 6 - 2 Contrôleurs incontrôlables ! C ertains sont prêts à tout, semble-t-il, pour éviter de travailler et continuer de s’enrichir. Une étude (très scientifique) réalisée par Michael Staten et John Umbeck auprès des contrôleurs aériens américains durant les années soixante-dix en arrive à des conclusions pour le moins troublantes. Au cours des années soixante-dix, plusieurs changements dans un programme de santé et sécurité au travail destiné aux employés du gouvernement fédéral américain (dont les contrôleurs aériens) ont fait en sorte qu’il devenait plus facile de se pré­ tendre victime d’un accident ou d’une maladie liés au travail et, par conséquent, de jouir d’avantages très intéressants. Entre autres, ce programme prévoyait des prestations non imposables équivalant à 75 % du revenu en cas d’accident ou de maladie due au travail. Étant donné les taux d’imposition en vigueur à l’époque, il était possible pour un employé de toucher un revenu plus élevé en étant prestataire du programme qu’en travaillant. En plus des blessures causées par un accident de travail, le programme admettait les réclamations pour les cas où le stress lié à la tâche rendait l’employé inapte à accomplir son travail. consiste principalement à garder les avions à une distance raisonnable les uns des autres. Les contrôleurs subissent un stress particulièrement important lorsque deux avions sont trop près l’un de l’autre ; c’est ce qu’on appelle une « rupture de séparation ». Il existe deux types de rupture de séparation : l’erreur de système et la quasi-collision. Une erreur de système survient lorsque l’écart requis en tout temps entre deux appareils n’est pas respecté. Ce type de rupture est généralement sans conséquence. La quasicollision est beaucoup plus grave parce qu’elle menace directement la vie des passagers et de l’équipage. Staten et Umbeck montrent que le nombre d’erreurs de système a grimpé de manière significative à la suite des changements apportés au programme d’indemnisation, alors que les quasi-collisions n’ont pas augmenté de manière significative. De plus, l’accroissement du nombre d’erreurs de système était nettement plus marqué lorsque la circulation aérienne était calme. Normalement, on aurait dû s’attendre au contraire ; sans doute les contrôleurs aériens se donnaient-ils bonne conscience de cette manière… Évidemment, pour être admissible au programme, l’employé devait prouver, certificat médical à l’appui, que son état était dû à son travail. En outre, les témoignages des supérieurs et des collègues venaient compléter la preuve d’admissibilité. Autrement dit, afin de pouvoir profiter d’un système généreux, certains contrôleurs aériens auraient volontairement causé des erreurs de système dans le but de « créer » des preuves supplémentaires de conditions de travail très stressantes. Il s’agit là d’un cas évident de risque moral. Le travail des contrôleurs aériens est considéré comme très stressant. Ce travail Par ailleurs, les dispositions des contrats d’assurance-vie à l’égard du suicide semblent aussi donner lieu à des comportements teintés de risque moral. Généralement, le bénéficiaire d’une police d’assurance-vie ne peut toucher d’indemnité en cas de suicide que si l’assuré s’est enlevé la vie plus de vingt-­ quatre mois après l’achat de la police. Or, les statistiques américaines montrent que le taux de suicide chez les détenteurs de police est le plus faible au vingt-quatrième mois suivant l’achat et le plus élevé au vingt-­ cinquième mois11 ! De toute évidence, les assurés retardent leur suicide pour que les bénéficiaires des polices puissent empocher l’indemnité. De même, les inondations majeures de l’été 1993 dans le Midwest américain ont permis de constater que les habitants de ces régions n’ont peut-être pas fait suffisamment d’effort pour se protéger, sachant que l’État leur viendrait en aide (les couvrirait) en cas de catastrophe. On peut faire ici un parallèle intéressant avec la crise d’endettement des pays en développement qui a fait rage au début des années quatre-vingt. En effet, au cours des années soixante-dix, de nombreuses banques américaines avaient à prêter une abondance de capitaux en provenance des pays exportateurs de pétrole, qui venaient d’augmenter le prix de l’or noir de façon draconienne. De l’avis de plusieurs analystes12, ces banques ont été négligentes lors de l’évaluation des risques liés aux projets dans lesquels elles ont investi ces capitaux. Ces efforts préventifs insuffisants étaient attribuables à la conviction que l’État les couvrirait en cas de coup dur et ne laisserait pas les banques faire faillite. Source : texte rédigé par R. Gagné, inspiré de M. Staten et J. Umbeck, « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic Controller », American Economic Review, 1982, p. 1023 et 1037. Par exemple, pour inciter les assurés à faire des efforts de prévention, l’assureur peut rationner l’assurance de façon que les détenteurs de police ne jouissent pas d’une couverture complète. Le rationnement peut prendre différentes formes. Les polices d’assurance prévoient habituellement une franchise afin que les assurés assument une partie des dommages. La majorité des contrats d’assurance contiennent aussi une clause qui invalide le contrat si l’on découvre que l’assuré détient des polices d’assurance chez plus d’un assureur, sauf s’il s’agit de contrats d’assurancevie et d’assurance personnelle en cas d’accident d’avion. Dans ce dernier cas, le problème de risque moral est probablement fort limité : l’assuré ne peut pas faire grand-chose pour empêcher un avion de tomber (sauf peut-être prier !). Dans le but de vérifier si un assuré a plusieurs polices, les compagnies d’assurances ont avantage à collaborer en inscrivant dans un fichier central le nom de leurs assurés ; au 279 280 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ ­ uébec, il existe depuis 1990 un fichier dans lequel les assureurs automobiles Q ­inscrivent les réclamations des détenteurs de police. Les renseignements contenus dans le fichier, dont la responsabilité incombe au Regroupement des assureurs automobiles, sont accessibles à toutes les compagnies d’assurances. Ce fichier peut s’avérer très utile si on souhaite appliquer une autre solution très courante pour contrer le risque moral : la tarification selon l’expérience (experience rating). Grâce à ce mécanisme, les assureurs repèrent de façon approximative les personnes qui font peu d’efforts de prévention en se référant à leur expérience. Ils peuvent savoir qui sont les conducteurs peu enclins à la prudence en vérifiant leurs anciennes réclamations au moyen d’un fichier central. Dans le même esprit, la Société d’assurance-automobile du Québec fixe depuis 1992 ses tarifs en fonction du nombre et de la nature des contraventions reçues au cours des dernières années pour infractions au code de la route. Dans le domaine public, un membre du Congrès américain a suggéré que le gouvernement ne dédommage qu’une seule fois les victimes d’inondation habitant dans des régions à risque13. En limitant ainsi l’aide publique, on inciterait les gens à ne plus s’installer dans les zones inondables. Fumez-vous ? Faites-vous de la plongée sous-marine ? Voilà des questions que l’on trouve fréquemment dans les contrats d’assurance-vie et qui servent à repérer les personnes présentant un risque élevé. Dans le même ordre d’idées, un économiste proposait de tarifer en partie les services de santé au Québec (qui sont assurés par l’État) en fonction des comportements à risque adoptés par les individus14. C’est ainsi qu’une personne s’adonnant au parachutisme pourrait être invitée à verser une prime spéciale. Enfin, si par ces mesures approximatives les assureurs n’arrivent pas à juguler complètement le problème du risque moral, le gouvernement pourrait taxer les comportements à risque et subventionner les biens servant à l’effort de prévention15. Pareille politique pourrait justifier qu’on taxe lourdement l’alcool et les cigarettes, par exemple, et qu’on subventionne les condoms ou les détecteurs de fumée. À cet égard, mentionnons que certaines compagnies d’assurances se sont engagées dans cette voie en subventionnant l’installation de systèmes antivol dans les voitures. 6. CE N’ÉTAIT QU’UN DÉBUT L ’effort de prévention contre les accidents, qui est au cœur du problème de ­risque moral, n’est pas le seul type d’effort qui soit difficile à observer ou à surveiller. Un employé travaille-t-il vraiment à la sueur de son front ou est-ce qu’il se la coule douce ? Le garagiste fait-il tout son possible pour réduire la facture ? L’actionnaire d’une entreprise peut-il avoir la certitude que les gestionnaires servent au mieux ses intérêts ? Ces situations sont analogues au problème de risque moral dans le monde de l’assurance. Dans ces « relations entre principal (aussi appelé mandant) et agent (aussi appelé mandataire) », un individu (l’agent) intervient au nom d’un autre (le principal) et est « censé » agir dans l’intérêt de ce dernier. CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE Pour les fins de l’exposé, il est utile d’insérer ce genre de situations dans une définition plus large du risque moral. De façon générale, il y a risque moral si une personne (l’agent) est incitée à entreprendre une action inefficace ou à fournir une information inexacte parce que ses intérêts diffèrent de ceux de l’organisation (le principal) et parce que cette action ou cette information sont difficiles à contrôler. On en conviendra, les possibilités de risque moral sont multiples dans les organisations. À cet égard, rappelons les propos de Frederick Taylor, père du management moderne : « Il y a très peu de travailleurs qui ne consacrent pas une bonne partie de leur temps à étudier les façons de travailler plus lentement, tout en convainquant leur employeur qu’ils vont à la bonne vitesse16. » Pour régler ce genre de problème, les agents économiques, sans attendre l’aide des gouvernements, ont trouvé des solutions intéressantes. On vise essentiellement à créer une communauté d’intérêts entre le principal et l’agent. Pour ce faire, il est souvent utile de mettre au point des contrats incitatifs, stipulant que l’agent est payé en fonction de son rendement ou de ses résultats, résultats qui sont habituellement plus faciles à évaluer que l’effort. Par exemple, il n’est pas rare que les actionnaires ajoutent à la rétribution de base des gestionnaires une prime sous la forme d’actions17. Les gestionnaires peuvent ainsi veiller à leurs propres intérêts et à ceux des actionnaires en améliorant le rendement de l’entreprise, ce qui, vraisemblablement, se traduira par une bonne tenue sur le marché boursier. Il est également pratique courante dans les entreprises japonaises de donner à tous les employés une prime liée à la profitabilité de l’entreprise. Dans le même ordre d’idées, les contrats de nombreux joueurs étoiles de la Ligue nationale de hockey prévoient l’attribution de primes de fin de saison en fonction de la performance du joueur et de son équipe. Enfin, dans la Chine ancienne, le médecin n’était payé que si ses patients se portaient bien. Lorsqu’ils étaient malades, il devait les soigner, mais ne touchait pas d’honoraires18 ! De là à vouloir repenser le mode actuel de rémunération des médecins au Canada (à l’acte), il y a une marge. D’aucuns suggèrent que les médecins deviennent des salariés, ce qui pourrait les inciter à ne pas multiplier inutilement les actes médicaux. Les contrats incitatifs ne constituent pas le seul moyen de créer une communauté d’intérêts entre le principal et l’agent ; dans certains cas, la fusion des entreprises peut se révéler utile. Pensons au service de police d’une grande ville qui doit entretenir son parc d’autos-patrouille. Le service pourrait trouver avantageux de mettre sur pied (ou d’acheter) son propre atelier d’entretien de façon que l’intérêt des mécaniciens et celui de l’organisation coïncident. 7. LE MARCHÉ DES CITRONS L ’achat des véhicules d’occasion présente des particularités dignes de mention en matière d’information imparfaite19. Imaginons un marché dans lequel 100 personnes veulent se départir de leur véhicule d’occasion et 100 personnes désirent s’en procurer un. Tous les participants savent que 50 de ces véhicules sont en bon état, alors que les 50 autres sont des « citrons ». Bien entendu, les vendeurs connaissent l’état des véhicules ; par 281 282 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ contre, il n’est pas facile pour les acheteurs potentiels de repérer les « citrons ». Supposons également que les propriétaires de « citrons » demandent 1 000 $ pour s’en défaire, alors que les propriétaires de voitures de qualité exigent 2 000 $. Pour leur part, les acheteurs sont disposés à payer 1 200 $ pour un « citron » et 2 400 $ pour un véhicule en bon état. Si la qualité des véhicules se détecte aisément, les citrons se négocieront à un prix compris entre 1 000 $ et 1 200 $ et les bonnes voitures entre 2 000 $ et 2 400 $. Toutefois, que se passe-t-il lorsque la qualité n’est pas facile à évaluer ? Dans le cas qui nous occupe, l’acheteur mal informé doit faire une estimation de la valeur de chaque véhicule. S’il croit que chaque voiture a la même probabilité d’être un ­mauvais ou un bon véhicule, il sera disposé à payer un montant reflétant cette probabilité. Il sera ainsi prêt à verser ½(1 200) + ½(2 400) = 1 800 $, soit le prix d’un véhicule de qualité « moyenne ». Mais qui serait disposé à vendre sa voiture à ce prix ? De toute évidence, les propriétaires de « citrons » verront là l’occasion d’une bonne affaire, mais les propriétaires de bons véhicules refuseront une telle offre, puisqu’ils exigent 2 0 00 $. À 1 800 $, il n’y a donc que les citrons qui soient disponibles. Mais si le client est certain qu’il s’agit d’un citron, il refusera de payer 1 800 $. Le prix d’équilibre sur ce marché s’établira éventuellement entre 1 0 00 $ et 1 200 $. Paradoxalement, les véhicules de bonne qualité resteront à l’écart du marché, même s’il y a place pour des échanges mutuellement avantageux, puisque les vendeurs exigent 2 000 $ et que les acheteurs éventuels sont disposés à payer 2 400 $. Le marché des assurances connaît le même genre de difficultés. Supposons qu’un assureur veuille offrir une assurance contre le vol de voitures, mais qu’il ne soit pas en mesure de repérer les personnes à risque. S’il exige une prime basée sur le taux de vol moyen dans la région, que se passera-t-il ? Il y a de fortes chances que cet assureur déclare faillite ! Qui achètera une assurance au taux moyen ? De toute évidence, ce seront surtout les individus à risque élevé, parce que les automobilistes prudents trouveront que la prime est trop élevée. La grande majorité des demandes d’indemnisation auprès de l’assureur proviendront des consommateurs à haut ­risque. En fait, la prime basée sur le taux de vol « moyen » constitue une indication trompeuse du nombre d’indemnisations que devra accorder l’assureur. Celui-ci n’aura pas attiré un échantillon représentatif de consommateurs, mais un échantillon obtenu par antisélection. Pour équilibrer ses comptes, la compagnie d’assurances doit, par conséquent, baser le calcul de ses primes sur des prévisions « pessimistes », et les consommateurs à faible risque seront encore moins désireux de se procurer une assurance. Ici encore, on constate que certains consommateurs sont exclus du marché, même s’ils désirent obtenir une assurance. Ces résultats théoriques ont été validés grâce à une étude systématique entreprise auprès des automobilistes canadiens qui détiennent une police d’assurance anticollision (dans les provinces où cette assurance n’est pas obligatoire). En effet, il semble que ce soient les individus à faible risque (ceux qui ont présenté le moins de réclamations) qui sont le plus enclins à ne pas renouveler leur police d’assurance20. On nomme antisélection cet échec du marché. Il s’agit d’un problème d’« information » cachée avant la signature du contrat, alors que le risque moral est plutôt attribuable à une « action » cachée après la transaction. Nous sommes donc en présence d’une asymétrie de l’information qui est, somme toute, relativement répandue. CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE Les exemples que nous venons d’évoquer ne sont pas des cas d’espèce. Les banques qui doivent décider à qui elles prêteront de l’argent font face au même genre de problème. L’emprunteur à qui elles ont affaire est-il un administrateur avisé ou dissipateur ? S’ils ne peuvent repérer les mauvais payeurs, les prêteurs exigeront un taux d’intérêt moyen trop élevé pour les bons emprunteurs, mais alléchant pour les autres. Ils attireront surtout les mauvais payeurs. De la même façon, l’employeur qui doit embaucher un nouvel employé se demande s’il a en face de lui une cigale ou une fourmi. S’il ne peut distinguer les cigales des fourmis parmi les candidats, il offrira un salaire moyen insuffisant pour les fourmis, mais intéressant pour les cigales. Et il risque fort d’embaucher surtout des cigales. Dans tous ces cas, il est intéressant de constater que le problème d’antisélection représente en quelque sorte un effet externe négatif imposé aux bons payeurs par les mauvais payeurs. Ainsi, lorsqu’une personne met en vente un véhicule de mauvaise qualité, elle influence l’opinion que les consommateurs se font de la qualité moyenne des véhicules disponibles sur le marché. Cela entraîne une réduction du prix que les acheteurs sont prêts à consentir pour cette voiture et cela nuit, par le fait même, aux vendeurs de bons véhicules. 8. C’EST MOI LE MEILLEUR ! L es problèmes d’antisélection nécessitent-ils l’intervention du gouvernement ? Ne l’oublions pas, les agents économiques savent se montrer débrouillards. Premièrement, puisque les bons payeurs subissent les contrecoups de la présence des mauvais payeurs sur le marché, ils ont tout à gagner à faire savoir qu’ils appartiennent à la « bonne » catégorie. Ils tenteront donc d’envoyer au marché des signaux appropriés. Ainsi, le propriétaire d’un véhicule de qualité pourra mettre en évidence cette information en offrant une garantie. Les vendeurs de citrons seront probablement réticents à s’engager dans cette voie. Par ailleurs, les travailleurs très productifs pourront tenter de sortir des rangs en se dotant d’une formation ou d’un diplôme difficile à acquérir (un M.B.A., par exemple !) et qui pourrait être hors d’atteinte pour les travailleurs peu productifs. Ce genre de comportement permet, en partie du moins, de fournir l’information manquante. 9. À LA RECHERCHE DE L’INFORMATION L ’acquisition d’information par la partie qui souhaite l’obtenir constitue manifestement une autre solution possible aux problèmes d’antisélection. Une compagnie d’assurances peut essayer de repérer les risques élevés en faisant des recherches sur les réclamations présentées dans le passé. Il est également possible de recourir à des tests pour se procurer l’information ; citons notamment les tests d’aptitude souvent utilisés par les employeurs pour sélectionner leur personnel ou les tests médicaux dont se servent les compagnies d’assurance-vie. Enfin, on peut 283 284 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ chercher à cerner les caractéristiques individuelles qui sont de bons indicateurs prévisionnels du risque. Par exemple, Dionne et Vanasse21 montrent que les femmes au volant sont moins dangereuses que certains le croient. En fait, ce sont les jeunes hommes qui sont le plus souvent impliqués dans les accidents de voiture. On peut donc se servir du sexe et de l’âge comme caractéristiques permettant d’estimer le risque potentiel que présentent les individus. Les consommateurs peuvent aussi mettre en place des stratégies de recherche d’information peu coûteuses. Ainsi, les prix eux-mêmes sont une source d’information intéressante : une petite annonce proposant une Ferrari à 5 0 00 $ laisse planer des doutes sérieux sur la provenance du véhicule ! De la même façon, les quantités négociées donnent des indices certains sur la popularité d’un produit : qui voudrait aller voir un film qui n’a pas fait recette à son lancement ? Enfin, les consommateurs peuvent se renseigner sur un produit, soit par le bouche à oreille, soit par des essais divers. 10. QUAND TOUT VA DE TRAVERS ! U n individu présente un bilan héréditaire chargé. Comme ses aïeux, il a de fortes chances de contracter une maladie cardiaque. En outre, il fume et se gave de chocolat ! Que se passera-t-il lorsque notre homme ira voir un assureur pour se procurer une assurance en cas de maladie et d’accident ou une assurance-vie ? Ou lorsqu’une secrétaire peu vaillante et dyslexique se présentera chez un employeur pour un emploi éventuel ? Ces deux cas constituent des exemples d’antisélection et de risque moral. Bien que nous ayons abordé chacun de ces thèmes séparément, il arrive fréquemment que les deux types de problèmes surviennent simultanément ou encore qu’ils soient difficiles à dissocier. L’encadré 16-3 a trait à des propriétaires de véhicules très sécuritaires qui ont une attitude peu prudente au volant. 11. CONCLUSION D e nombreuses transactions commerciales ont lieu même si toute l’information pertinente n’est pas disponible. Ce fait remet en cause une des hypothèses de base de la microéconomie, à savoir que l’information est parfaite. Cette imperfection du marché peut donner lieu à des comportements suspects dans lesquels des individus essaient de profiter du fait qu’ils possèdent plus d’information que d’autres. Pour tenter d’empêcher ces comportements, il nous faut mieux savoir comment fonctionne le marché de l’information. D’abord, dans certaines circonstances, il y a une sous-production de l’information, celle-ci étant un bien public. Cela justifie qu’il y ait une intervention gouvernementale pour stimuler la production et la diffusion de l’information. Par ailleurs, dans plusieurs situations de marché, on se heurte à des problèmes d’asymétrie de l’information ; ces problèmes se répartissent en deux catégories – le risque moral et l’antisélection – pouvant parfois survenir de CHAPITRE 16 L’INFORMATION IMPARFAITE E N C A D R É 1 6 - 3 Méfiez-vous des propriétaires de Volvo ! M ême s’il est vrai que le risque moral et l’antisélection semblent deux notions bien distinctes sur le plan théorique, en pratique il est parfois difficile de les différencier. L’anecdote suivante illustre cette difficulté. Au cours de l’été 1990, une étude (pas très scientifique) a été réalisée à Washington (D.C.) sur les voitures franchissant différentes intersections de la ville. Selon cette étude, il semble que les conducteurs de Volvo ont une tendance plus marquée que les autres à ne pas effectuer l’arrêt obligatoire. En effet, on a observé que la proportion de Volvo fautives aux intersections était beaucoup plus grande que la proportion de Volvo dans l’ensemble du parc d’automobiles de la grande région de Washington. Ce résultat est surprenant quand on sait que les Volvo, en raison de leur réputation de véhicules sécuritaires, sont susceptibles de plaire davantage à une clientèle consciente des dangers de la route. En outre, de nombreux propriétaires de Volvo ont des enfants. Alors, comment expliquer qu’ils affichent ce comportement discutable ? Comme les Volvo sont des véhicules quasiment blindés, donc conçus pour résister aux pires collisions, il est possible qu’une fois à bord les conducteurs se sentent en parfaite sécurité et soient donc disposés à prendre plus de risques. C’est comme si la Volvo leur procurait une assurance contre les blessures et que cette assurance les incitait à se montrer moins prudents. Si tel était le cas, on serait en présence d’un risque moral. ment), mais qu’ils ont à cœur leur sécurité et celle de leurs enfants. Pour cette raison, ils s’achètent une Volvo parce qu’ils savent que les caractéristiques de ce véhicule peuvent compenser, en partie, leurs faiblesses au volant, tout en les protégeant s’il survient un accident. Il s’agirait là d’un problème d’autosélection : les acheteurs de Volvo possèdent sur leurs capacités de conducteur de l’information qui les incite à s’acheter un véhicule sécuritaire. Le problème d’autosélection devient un problème d’antisélection si ce comportement entraîne des coûts supplémentaires pour la société Volvo. Les deux explications sont possibles. Laquelle est la plus plausible ? Risque moral, antisélection, ou les deux ? On peut aussi penser que les propriétaires de Volvo se considèrent comme de mauvais conducteurs (ou bien qu’ils le sont effective- Source : P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1992, p. 169. façon simultanée. Dans le premier cas, il s’agit d’un problème lié à des actions difficiles à observer et qui ont lieu après la signature du contrat, alors que dans le second cas il s’agit d’information cachée avant la transaction. Contrairement aux problèmes liés aux effets externes ou aux biens publics, le marché est souvent en mesure d’apporter des solutions adéquates à l’asymétrie de l’information, surtout quand ce sont les vendeurs qui sont mal informés. Si, au contraire, ce sont les consommateurs qui sont désavantagés, une intervention gouvernementale est plus fréquemment requise, car les consommateurs arrivent plus difficilement à s’orga­ niser pour pallier leur manque d’information. N O T E S 1. M Gagnon, « Durement critiqués, les médecins se sentent dévalorisés », La Presse, 5 octobre 1990, p. A1. 2. « In Need of Surgery », The Economist, 9 mars 1991. 3. A. Noël, « On achève bien les chevaux et aussi... les courses », La Presse, 28 août 1993, p. B-1. 4. J.T. McKenna, « Eastern, Maintenance Heads Indicted by U.S. Grand Jury », Aviation Week and Space Technology, 30 juillet 1990. 285 286 QUATRIÈME PARTIE LES ÉCHECS DU MARCHÉ 5. On connaît des exceptions à cette règle. Les revues Protégez-Vous (environ 129 500 exemplaires vendus tous les mois) et Consumer Report (environ 4 millions d’abonnés) sont publiées par des sociétés à but non lucratif qui ne reçoivent pas ou qui reçoivent peu de subventions gouvernementales. 6. Bureau d’assurance du Canada, Enjeux de l’industrie, [en ligne], www.fraudcoalition.org/francais/industrie.asp (page consultée le 18 juillet 2006). 7. Pour plus de détails, voir P. Lanoie, « L’intervention de l’État et les accidents du travail : l’expérience nord-américaine », Gestion, novembre 1991, p. 70-77. 8. R. Smith, « Mostly on Mondays : Is Workers’ Compensation Covering Off-The-Job Injuries », dans D. Appel (sous la dir. de), Benefits, Costs and Cycles in Workers’ Compensation Insurance, Norwood, Kluwer Academic Press, 1989. 9. M. Staten et J. Umbeck, « Information Costs and Incentives to Shirk : Disability Compensation of Air Traffic Controllers », American Economic Review, vol. 72, décembre 1982, p. 1023-1037. 10. Voir, par exemple, M. Fortin, « L’impact de l’assurance-chômage sur le taux de chômage », polycopié, Université de Sherbrooke, 1993. 11. P. Milgrom et J. Roberts, Economics, Organization and Management, Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1992, p. 178-179. 12. Voir, par exemple, A.K. Swoboda : « Debt and the Efficiency and Stability of the International Financial System », dans G.W. Smith et J.T. Cuddington (sous la dir. de) International Debt and the Developing Countries – A World Bank Symposium, Washington, Banque mondiale, 1985. 13. The Economist, « And the Waters Prevailed », 17 juillet 1993, p. 23-24. 14. F. Vaillancourt, « Recettes et dépenses de l’État québécois : quelques changements possibles », La Presse, 24 février 1993. 15. R. Arnott et J. Stiglitz, « Moral Hazard and Optimal Commodity Taxation », Journal of Public Economics, 1986, p. 1-24. 16. F. Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, Harper, 1929, traduction libre. 17. Voir S. Kaplan et A.A. Atkinson, Advanced Management Accounting, 2e éd., Englewood Cliffs (New Jersey), Prentice Hall, 1989, chap. 16 et 17. 18. « A Spreading Sickness », The Economist, 6 juillet 1991. 19. Cette section s’inspire largement de l’ouvrage de H.R. Varian intitulé Microéconomie intermédiaire, Bruxelles, De Boeck, 1992, chap. 32. 20. B. Dahlby, « Testing for Asymmetric Information in Canadian Automobile Insurance », dans G. Dionne (sous la dir. de), Contributions to Insurance Economics, Boston, Kluwer Academic Publishers, 1991, p. 423-443. 21. G. Dionne et C. Vanasse, « Automobile Insurance Ratemaking in the Presence of Asymmetrical Information », Journal of Applied Econometrics, vol. 7, 1992, p. 149-165. CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL Chapitre 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 1. Il était une fois... 2. Un bonheur bien éphémère 3. Nous serons ruinés ! 4. À deux, c’est mieux… 5. Les coûts sociaux 6. Protégeons nos pêcheurs ! 7. Les mesures de protection 8. Les limites de la protection 9. Conclusion 290 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL 1. IL ÉTAIT UNE FOIS… I l était une fois une île perdue dans le Pacifique. Sous l’œil bienveillant de son souverain vieillissant, guidée par la fameuse règle d’or, l’île connaissait une ère de prospérité qui étonnait même l’économiste royal. Sa Majesté pouvait dormir en paix. Elle avait assuré le bonheur maximal à ses sujets, elle était à l’abri de toute agitation sociale et pourrait bientôt, l’esprit tranquille, céder la place au dauphin. Il fallait bien intervenir, à l’occasion, pour faciliter l’adaptation au changement, quand par exemple les goûts de ses sujets évoluaient et qu’on devait déplacer des travailleurs de la mer vers la plantation de noix de coco. Néanmoins, cela faisait partie de la vie courante et n’engendrait plus d’anxiété. La règle d’or avait à ce point frappé l’imagination populaire que les insulaires réclamaient des leçons d’économie. Ils étaient conscients des contraintes s’exerçant sur les ressources du royaume et savaient apprécier les bienfaits de l’échange. Les gens acceptaient facilement les changements apportés par l’évolution normale d’une société. Cependant, un événement majeur allait perturber leur existence, troubler la tranquillité du souverain et faire douter de la sagesse de l’économiste royal. 2. UN BONHEUR BIEN ÉPHÉMÈRE U n beau jour, des marchands des Îles-Unies, situées plus au sud, débarquèrent sans s’annoncer. Leur arrivée causa tout un émoi, les visiteurs étant plutôt rares dans ce coin de pays. Certes, on connaissait l’existence des Îles-Unies, mais les contacts étaient si peu fréquents qu’on avait tendance à les oublier. Les marchands demandèrent audience auprès du roi. « La renommée de votre royaume a dépassé ses frontières et elle a atteint les oreilles du Très Honorable John Smith, notre premier ministre. » Une démocratie et un premier ministre anglophone en plus ! Que peuvent bien nous vouloir ces gens ? Faut-il se méfier ? « Avec l’approbation de Votre Majesté, nous aimerions nous installer dans un coin du grand marché de l’île. Notre cargaison de poissons intéressera sûrement vos sujets. » Peu méfiant de nature et fier de la qualité du poisson pêché dans son royaume, le souverain leur accorda la permission d’aménager leur étal. « Mes sujets sont comblés, notre île respecte la règle d’or, ces marchands étrangers vont sûrement rentrer chez eux bredouilles. Pourquoi mes sujets changeraient-ils leurs habitudes ? », pensait-il. Le soir venu, il s’endormit aisément. Il ne pouvait imaginer les bouleversements qui troubleraient le royaume à son réveil. Le lendemain, dès l’ouverture du marché, une rumeur traversa l’île comme une traînée de poudre : les étrangers vendent du bon poisson et ils le vendent moins cher que nos pêcheurs ! Les insulaires se précipitèrent au comptoir des étrangers, au grand désarroi des marchands locaux. La rumeur atteignit rapidement le palais. Le roi convoqua aussitôt l’économiste royal et l’invita à partager son petit-déjeuner ; c’était bien vu en certains milieux de parler affaires très tôt le matin et le roi ne détestait pas se conformer à la dernière mode. « Que se CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL passe-t-il ? Comment se fait-il que les étrangers puissent vendre leur poisson à si bon prix ? La règle d’or serait-elle inopérante dès que des étrangers foulent notre sol ? La venue de ces marchands menace la paix sociale de mon royaume. Je devrais peut-être leur interdire l’accès à notre marché. » L’économiste royal était désemparé. Il avait toujours pensé que, s’ils respectaient la règle d’or, les producteurs du pays pourraient concurrencer les marchands étrangers. À dire vrai, il s’était un peu reposé sur ses lauriers après avoir énoncé la fameuse règle. Il ne savait que répondre et il n’avait guère envie de faire des recherches pour expliquer ce phénomène. « Votre Majesté, j’avoue ne pas avoir d’explication à vous fournir et, à mon âge, je manque d’énergie pour mener une enquête qui vous donnerait satisfaction. J’étais beaucoup plus jeune et plus vigoureux quand j’ai énoncé la règle d’or. Cependant, ma fille Guillemette a fait, elle aussi, des études en économie. Les techniques de recherche les plus avancées, les plus modernes, lui sont familières. Elle connaît les chiffres et sait en tirer beaucoup d’information. Peutêtre Votre Majesté pourrait-elle lui confier le soin d’étudier la question… » Guillemette était d’autant plus qualifiée qu’elle avait visité les Îles-Unies. À son retour, elle en avait d’ailleurs vanté les ressources inépuisables, tant dans le domaine des pêcheries que dans celui de la noix de coco. 3. NOUS SERONS RUINÉS ! L es rumeurs les plus folles circulaient et la panique s’emparait de la population, dépassée par les événements. Selon la rumeur la plus persistante, les Îles-Unies étaient très productives. « Impossible de concurrencer les Îles-Unies !, se lamentaient les insulaires. Nous sommes trop petits. À lui seul, avec tous les moyens dont il dispose, le plus modeste pêcheur des Îles-Unies capture plus de poissons que tous nos pêcheurs réunis. Dans une seule journée, il prend assez de poissons pour nourrir toute notre population pendant un mois ! On dit même que le nombre de noix de coco qui sont cassées dans le transport des plantations vers les marchés équivaut à la production mensuelle de notre royaume. Si on leur laisse le champ libre, les producteurs des Îles-Unies vont inonder notre marché central ; aujourd’hui ce sont des poissons, demain ce seront des noix de coco. Notre petite économie, qui fonctionnait si bien depuis la découverte de la règle d’or, sera détruite. Les consommateurs se réjouissent aujourd’hui de pouvoir acheter du poisson bon marché. Mais quand nous serons tous condamnés au chômage à cause de l’arrivée d’étrangers plus efficaces, nous ne serons pas plus avancés. Nous regretterons la belle époque ! » Ces bruits circulèrent tant et si bien que la population était convaincue que le libre commerce provoquerait un désastre. L’arrivée massive de poissons et de noix de coco anéantirait la production locale : à plus ou moins brève échéance, c’était l’asservissement économique, et même culturel, à ce voisin trop grand. À la suite des pêcheurs locaux, toute la population en vint à réclamer à grands cris l’expulsion des poissonniers étrangers, source du malheur national. 291 292 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL Pendant ce temps, Guillette avait invité les marchands étrangers à un banquet fastueux où figurait en bonne place le plat national, le poisson à la noix de coco (recette locale popularisée au moment de la recherche de la règle d’or). À la fin du repas, la jeune économiste avait une bonne idée de la situation : les Îles-Unies étaient en effet dotées de ressources très abondantes. Guillemette avait d’ailleurs tracé sur un napperon une approximation linéaire de sa frontière de production (graphique 17-1), et elle était impressionnée. Comment pouvait-on tirer son épingle du jeu face à un géant aussi productif, aussi bien pourvu en ressources ? Comment espérer concurrencer avec succès des étrangers aussi efficaces ? La notion de coût de renonciation allait encore une fois s’avérer fort utile. Elle avait bien servi l’économiste royal ; il en serait de même pour sa fille. Pleine d’enthousiasme, Guillemette alla aussitôt exposer sa trouvaille au roi. Sa façon originale de voir les choses lui vaudrait sûrement de succéder à son père ; le souverain n’aurait pas à créer une coûteuse commission royale d’enquête sur la question. Elle n’en était pas peu fière. n Les gains attribuables à l’échange n n G rap h ique | 17-1 A. Poissons Exportations 10 noix de coco Île-Royale Importations 25 poissons 100 E2 65 60 40 Combinaison finale E1 20 E0 Combinaison initiale 10 30 20 50 Noix de coco B. Poissons Exportations 25 poissons Îles-Unies 180 Importations 10 noix de coco E0 120 95 90 Combinaison initiale E2 Combinaison finale E1 30 S’il n’y avait pas eu de commerce, les deux travailleurs se seraient déplacés de E0 à E1 sur leur CPP respective. L’existence du commerce leur permet d’atteindre le point E 2, ce qu’ils n’auraient pu faire dans une économie fermée. 10 20 30 60 La droite des possibilités de production indique les combinaisons de poissons et de noix de coco qu’un travailleur peut réaliser. Le travailleur des Îles-Unies peut pêcher au maximum 180 poissons, s’il y consacre tout son temps, ou bien cueillir 60 noix de coco. Toute combinaison intermédiaire est aussi réalisable. Le travail­ leur de l’Île-Royale est moins productif dans les deux secteurs : il est en mesure de pêcher 100 poissons ou de cueillir 50 noix de coco. Supposons que le travailleur des Îles-Unies produise la combinaison E0. Pour cueillir 10 noix de coco supplémentaires, il doit sacrifier 30 poissons (passage de E0 à E1). Son camarade de l’Île-Royale est capable de cueillir les 10 noix de coco en ne sacrifiant que 20 poissons : quand il cesse de pêcher des poissons pour cueillir des noix de coco, la production de poissons diminue peu en raison de sa faible productivité. On peut envisager le scénario suivant, dont les deux parties bénéficient : le travailleur de l’Île-Royale produit les 10 noix de coco, les exporte aux Îles-Unies en échange de 25 poissons. Le travailleur des Îles-Unies obtient les noix de coco à un coût plus faible (25 poissons) que s’il les avait cueillies lui-même (30 poissons). Le travailleur de l’Île-Royale obtient plus de poissons en produisant les 10 noix de coco pour l’exportation (25 poissons) qu’en les produisant lui-même (20 poissons). Noix de coco CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 4. À DEUX, C’EST MIEUX… L a conversation entre le roi et Guillemette, la jeune économiste, fut trop longue pour que nous puissions la reproduire en entier. Il suffira d’en citer quelques extraits pour que le lecteur en saisisse la teneur. Guillemette. – Votre Majesté, cette question du libre commerce suscite beaucoup de confusion, entretenue par des images qui faussent le débat ; par exemple, on associe notre île à une souris et les Îles-Unies à un éléphant. En ouvrant nos frontières, en laissant libre cours aux produits étrangers, nous exposerions nos producteurs à une concurrence insoutenable et ils seraient littéralement écrasés par cet éléphant. Pourtant, Votre Majesté, je vous l’assure, une petite île comme la nôtre peut concurrencer un géant, même si elle est peu productive. Le roi. – Expliquez-moi cela, je ne demande qu’à être convaincu. Guillemette. – Permettez-moi de vous donner un exemple. Chaque été, j’engage une étudiante pour m’assister dans mes travaux de recherche. Elle s’occupe de la documentation à la bibliothèque royale, résume les articles des grands auteurs, rassemble des données sur l’activité dans votre royaume. Je pourrais accomplir ces tâches plus efficacement qu’elle. Je connais la bibliothèque royale sur le bout de mes doigts. J’ai une longue expérience de la collecte de données, j’ai l’habitude de fouiller dans les archives royales. Pourquoi engager une étudiante si je suis plus efficace qu’elle dans tous les aspects de la tâche de l’économiste ? « La réponse est simple : à deux, nous accomplissons davantage. J’ai intérêt à engager une assistante, même si elle est moins efficace que moi en tout, car elle me libère de certaines tâches et me permet d’accomplir des travaux pour lesquels j’ai un avantage marqué. Au lieu de fouiller dans les archives, tâche que mon assistante effectue assez bien, je rédige des conférences, prépare des cours, conseille Votre Majesté, toutes choses que mon assistante pourrait difficilement accomplir. En effectuant un travail dans lequel elle est à peine moins productive que moi, elle me permet de consacrer plus de temps à des tâches pour lesquelles je suis beaucoup mieux préparée qu’elle. Même si je suis plus productive qu’elle dans toutes les facettes de mon métier, j’ai intérêt à l’engager pour accomplir les tâches pour lesquelles mon avantage de productivité est le moins marqué. « Quand je passe l’avant-midi à fouiller dans les archives royales, le coût est élevé, parce que je ne peux pas pendant ce temps prodiguer mes précieux conseils à Votre Majesté ou encore instruire vos sujets. Quand mon assistante passe son avant-midi à consulter vos archives, le coût est plus faible, non pas parce qu’elle est plus efficace que moi dans ce travail, mais parce qu’elle peut difficilement me remplacer pour conseiller Votre Majesté. Son temps a moins de valeur que le mien si on tient compte des autres utilisations qu’elle peut en faire. Je gaspillerais mon temps à fouiller dans les archives, ce que mon assistante peut très bien faire à ma place quand j’ai mieux à faire. « Le même principe vaut pour les États. Il est avantageux d’acheter ailleurs les biens que l’on produit plutôt mal et de concentrer ses efforts sur les biens que l’on produit mieux ou moins mal ! Tout le monde respecte ce principe dans ses affaires personnelles. Aucun de vos sujets ne travaille à la fois à la pêche et à la cueillette de noix de coco, ils se sont tous spécialisés. 293 294 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL Le roi. – Jeune dame, je vous comprends quand vous parlez de votre assistante, mais le principe s’applique-t-il vraiment au commerce entre les îles ? Votre père partage-t-il votre avis ? J’aimerais bien connaître son opinion sur la question. Guillemette. – Votre Majesté, vous savez, les économistes sont pour la plupart du même avis sur cette question. Mon père n’a pas soulevé d’objection quand je lui ai exposé mon point de vue avant de venir vous rencontrer. « Aussi riche et productif soit-il, un grand pays a intérêt à commercer avec un pays plus petit et moins productif que lui. Même si un pays est moins productif qu’un autre dans tous les domaines, il demeure concurrentiel dans certains domaines. « Imaginons le pire scénario possible et supposons que, dans tous les domaines, vos sujets soient moins productifs que les étrangers. Ce n’est pas le cas, notons-le, parce que vos sujets excellent dans certaines tâches ; je pèche donc par pessimisme en imaginant ce scénario. Pourtant, même dans ce scénario extrême, votre royaume est en mesure de concurrencer les Îles-Unies dans certains secteurs. « Le travailleur des Îles-Unies est capable de produire en moyenne 180 poissons ou 60 noix de coco par semaine, selon qu’il se consacre entièrement à l’une ou l’autre activité. Quant à vos loyaux sujets, ils peuvent au mieux produire chacun 100 poissons ou 50 noix de coco par semaine. Le travailleur étranger est donc plus productif dans les deux secteurs (graphique 17-1) ; dans le jargon économique, nous disons qu’il jouit d’un avantage absolu dans la production des deux biens. « Spontanément, on en conclura que vos sujets sont incapables de concurrencer l’étranger, puisqu’ils sont moins productifs dans les deux secteurs, et que la production des deux biens se fera entièrement aux Îles-Unies. Correcte en apparence, cette con­ clusion n’est pourtant pas logique. Bien qu’ils soient plus productifs dans les deux secteurs, les étrangers n’ont pas intérêt à produire les deux biens. Ils ont intérêt à « nous engager comme assistants » dans le secteur où notre productivité se rapproche le plus de la leur. S’ils se spécialisent dans la pêche, où ils sont très productifs, et nous laissent le soin de produire des noix de coco, les deux pays en bénéficieront. Le roi. – Mais pourquoi achèteraient-ils nos produits, s’ils sont capables de produire tous les biens plus efficacement et plus économiquement ? Guillemette. – Parce que les étrangers sont plus productifs dans tous les secteurs, il est naturel de penser qu’ils peuvent produire les deux biens à moindre coût. C’est à ce stade du raisonnement que les non-spécialistes s’égarent. Le fait d’être plus productif en tout ne signifie pas qu’on puisse produire tous les biens à meilleur coût. La raison en est que le concept de coût est relatif. « Comme mon père vous l’a expliqué il y a quelques lunes, le coût véritable d’un bien correspond aux autres biens qu’il faut sacrifier pour l’obtenir. Chaque fois qu’un travailleur des Îles-Unies cueille des noix de coco, sa pêche diminue de beaucoup, précisément parce qu’il est très productif à la pêche. S’il lui faut une semaine pour cueillir 60 noix de coco, cela signifie que 180 poissons ne seront pas capturés. C’est donc dire qu’aux Îles-Unies chaque noix de coco coûte trois poissons. D’ailleurs, allez vérifier les prix chez nos voisins du Sud : la noix de coco y est trois fois plus chère que le poisson. Quand le pêcheur étranger veut acheter une noix de coco à son marché local, il doit céder trois poissons en échange. « Quand un de vos sujets s’affaire à cueillir des noix de coco, le nombre de poissons capturés diminue peu, parce qu’en tant que pêcheur il est peu productif. S’il travaille CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL une semaine à la plantation, il cueille 50 noix de coco et votre royaume perd les 100 poissons que normalement il aurait pris durant cette période. Chaque noix de coco ne coûte donc que deux poissons. Voyez à quel prix s’échangent les poissons et les noix au grand marché. Le prix de la noix de coco y est exactement deux fois le prix du poisson. Même si vos sujets sont moins productifs que les étrangers dans la cueillette des noix de coco, le coût réel d’une noix est plus faible ici qu’à l’étranger. Si le pêcheur étranger souhaite nous vendre son poisson, c’est parce qu’en échange de ses poissons il obtiendra plus de noix de coco chez nous que chez lui. « Dans notre jargon économique, nous disons que vos sujets jouissent d’un avantage comparé dans la production de la noix de coco, même si dans ce domaine ils sont moins productifs que les étrangers ; c’est le secteur où ils sont le moins désavantagés, le secteur où leur productivité se rapproche le plus de celle des travailleurs des Îles-Unies. La noix de coco coûte moins cher ici qu’aux Îles-Unies (en regard des poissons sacrifiés), même si nos cueilleurs sont moins productifs que les cueilleurs étrangers. S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que vos sujets sont très productifs dans la cueillette des noix de coco, c’est tout simplement qu’ils manquent d’adresse à la pêche. « En revanche, le coût du poisson est plus élevé ici qu’à l’étranger. Pour obtenir 100 poissons, il nous faut renoncer à 50 noix de coco. Aux Îles-Unies, en renonçant à 60 noix de coco, on obtient 180 poissons. Chaque poisson coûte la moitié d’une noix de coco dans votre royaume, mais seulement le tiers d’une noix de coco aux Îles-Unies. Il n’est donc pas étonnant que les marchands étrangers puissent vendre leur poisson moins cher que nos pêcheurs locaux. « Toutefois, vous verrez, ils achèteront éventuellement nos noix de coco. Ici, ils peuvent obtenir une noix de coco en échange de deux poissons, alors que chez eux chaque noix de coco leur coûte trois poissons. Ils ont tout intérêt à acheter nos noix de coco pour les vendre chez eux. Nous perdrons des ventes de poissons, mais nous vendrons plus de noix de coco. Il y aura des pertes d’emplois dans la pêche, mais nous devrons produire plus de noix de coco pour satisfaire la demande des marchands étrangers et il y aura de nouveaux emplois dans les plantations. À l’inverse, aux Îles-Unies, il y aura de nouveaux emplois dans les pêcheries, mais des emplois seront sacrifiés dans les plantations. « Le fait d’être très productif dans un secteur implique que le coût des autres biens est élevé. Si le coût d’une noix de coco est très élevé aux Îles-Unies, ce n’est pas parce que là-bas le travailleur n’est pas productif dans la cueillette des noix de coco, c’est parce qu’il est très efficace à la pêche. Étant très productif à la pêche, il gaspille son temps quand il cueille des noix de coco. Si vous ouvrez les frontières aux marchands étrangers, ils nous apporteront du poisson et partiront avec nos noix de coco. Votre royaume sera naturellement conduit, par les lois du marché, à se spécialiser dans le secteur où il est le moins mauvais, en l’occurrence dans la cueillette des noix de coco, là où en fait les salaires sont plus intéressants. Le roi. – N’êtes-vous pas en train de me dire que la productivité n’est pas importante, après tout ? Pourtant, votre père insistait tellement sur la productivité ! Guillemette. – Oui, la productivité est très importante, mais ce n’est pas pour des raisons de compétitivité. Un pays peu productif est toujours concurrentiel dans un certain secteur, mais ses résidents n’ont qu’un faible niveau de vie. La produc­ tivité est importante parce que le niveau de vie en dépend. Pour revenir à mon 295 296 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL assistante, j’ai intérêt à lui confier des tâches : elle est en mesure de fouiller dans les archives royales à un coût plus faible que moi. Cependant, elle gagne un salaire inférieur au mien et son niveau de vie est inférieur au mien, parce que sa productivité est plus faible. Si votre royaume devait être plus pauvre que les Îles-Unies, ce ne serait pas à cause de l’ouverture des frontières et de la spécialisation, mais plutôt parce que nos ressources sont moins abondantes et notre productivité plus faible. « Certains blâmeront les étrangers en voyant les comptoirs de nos pêcheurs abandonnés au profit des pêcheurs étrangers. La conséquence la plus visible de l’afflux des poissons étrangers est l’abandon des comptoirs de nos pêcheurs. Malgré cela, l’ouverture de nos frontières accroîtra le bien-être de l’ensemble de vos sujets, une fois que tous les ajustements auront été effectués. Malheureusement, les avantages de l’ouverture ne sont guère visibles et ils prennent du temps à se manifester. Et même si nos plantations sont concurrentielles, il est important d’augmenter notre productivité afin d’élever notre niveau de vie. « Je vous ai apporté quelques dessins (graphiques 17-1, 17-2 et 17-3) que vous pourrez consulter à loisir dans vos appartements royaux. Ils montrent qu’un pays n Les gains liés à la spécialisation et à l’échange n n G rap h ique | 17-2 A. Poissons Île-Royale 100 000 S’il n’y a pas de commerce, l’Île-Royale produit et consomme 80 0 00 poissons et 10 0 00 noix de coco (NO), tandis que les Îles-Unies produisent et consomment 270 0 00 poissons et 30 0 00 noix de coco (SO). L’Île-Royale bénéficie d’un avantage comparé dans la production de noix de coco ; les Îles-Unies ont un avantage comparé dans le secteur des pêches. Si chacune des deux îles choisit une spécialisation dictée par ses coûts les plus faibles (avantage comparé), l’Île-Royale produira 50 0 00 noix de coco (NP) et aux Îles-Unies les pêcheurs attraperont 360 0 00 poissons (SP). NC 85 000 80 000 N0 Échange Spécialisation Np 10 000 16 000 50 000 Noix de coco B. Poissons 360 000 Îles-Unies SP Échange 270 000 Comme l’échange a permis aux deux îles de consommer une plus grande quantité des deux biens, chacune a vu son bienêtre augmenter de façon non ambiguë, même si les Îles-Unies sont deux fois plus populeuses que l’Île-Royale et même si elles ont un avantage absolu dans la production des deux biens. SC 275 000 SO Spécialisation 30 000 34 000 Si ces deux îles échangent 34 0 00 noix de coco contre 85 0 00 poissons, l’Île-Royale pourra consommer un panier constitué de 85 0 00 poissons et de 16 0 00 noix de coco, combinaison située bien au-delà de sa courbe des possibilités de production. De la même façon, les Îles-Unies auront accès à un panier de consommation bonifié, constitué de 275 0 00 poissons et de 34 0 00 noix de coco. 120 000 Noix de coco CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL n Le marché des noix de coco et des poissons n n G rap h ique | 17-3 A. Offre intérieure Prix relatif PI Autarcie a b Gain PM Demande intérieure Importations Y1 Y0 Y2 Poissons B. Offre intérieure Prix relatif Exportations PO a Gain b PC Comme l’Île-Royale a un désavantage comparé dans le secteur de la pêche, le graphique A montre qu’en situation d’autarcie le prix du poisson (PI) y est supérieur au prix mondial (PM). La libéralisation des échanges entraîne une baisse de la production intérieure, qui passe de Y0 à Y1 ; les pêcheurs du pays perdent un surplus du producteur correspondant à la partie a. À la suite de la baisse des prix, la consommation intérieure passe de Y0 à Y2. Les consommateurs voient leur surplus augmenter (parties a + b). On importe Y2 – Y1 unités de poissons, Y1 unités sont produites localement et le bienêtre de la société augmente (partie b). Comme l’Île-Royale a un avantage comparé dans le secteur de la cueillette, le graphique B montre qu’en situation d’autarcie le prix de la noix de coco (PC) y est inférieur au prix mondial (PO). La libéralisation des échanges entraîne une hausse de la production intérieure, qui passe de X0 à X 2 ; les cueilleurs du pays obtiennent un surplus du producteur correspondant aux parties a et b. À la suite de la hausse des prix, la consommation intérieure passe de X0 à X1. Les consommateurs voient leur surplus diminuer (partie a). On exporte X 2 – X1 unités de noix de coco, X1 unités sont consommées localement et le bien-être de la société s’accroît (partie b). Que le pays soit en situation d’avantage ou de désavantage comparé dans la production d’un bien, la libéralisation des échanges augmente le bienêtre de la société (en supposant que les perdants ont eu une compensation). Autarcie Demande intérieure X1 X0 X2 Noix de coco est toujours en mesure de fabriquer un bien à un coût plus faible que ses concurrents, même s’il est moins productif dans tous les secteurs. Dès qu’on a saisi ce principe, on comprend que la libre circulation des marchandises est une bonne initiative et que, dans l’ensemble, elle accroît le bonheur de vos sujets. » 5. LES COÛTS SOCIAUX L a jeune économiste pensait avoir convaincu le roi, mais la population était toujours sceptique. Les pêcheurs assaillaient le souverain de leurs demandes incessantes, ils lui donnaient mille bonnes raisons d’intervenir, de faire quelque chose. Après tout, un souverain est là pour faire quelque chose, c’est son seul devoir. « Votre Majesté, les marchands des Îles-Unies nous font une concurrence déloyale. Ils pratiquent le dumping : ils écoulent leurs surplus sur notre marché à un prix 297 298 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL injuste et déloyal. Ils nous vendent leur poisson à un prix moins élevé que chez eux ! Ils vont détruire nos pêcheries pour mieux nous dominer ensuite. Cette pratique a été maintes fois observée ailleurs. « Des milliers d’emplois seront perdus. Votre savant économiste ne nous dit pas où nous trouverons de nouveaux emplois, quels emplois seront créés. Les plantations de noix de coco existantes ne pourront pas nous employer tous. Et d’ailleurs nous n’avons pas les compétences requises. On nous demande de sacrifier nos emplois actuels, qui nous permettent de gagner convenablement notre vie, en échange d’emplois futurs qui nous paraissent bien hypothétiques. Certains d’entre nous devront vendre leur maison à perte, déménager à l’autre bout de l’île pour se rapprocher de la plantation. Tout cela est très coûteux et il faut en tenir compte. Et notre région, défavorisée par rapport au centre de l’île, périclitera. Comprenez-nous bien, Votre Majesté. Nous n’avons rien contre le commerce avec les étrangers, mais pas dans le secteur de la pêche. Faisons du commerce dans les domaines où nous sommes productifs et concurrentiels. Le commerce, c’est bon pour ceux qui sont en mesure d’affronter la tempête. » 6. PROTÉGEONS NOS PÊCHEURS ! T ouché par le plaidoyer des pêcheurs, sensible à leurs arguments, le roi restait très sceptique sur leur dernier point. Si chaque pays n’autorisait le commerce que dans les domaines où il est concurrentiel, il n’y aurait aucun commerce. Si le roi suivait cette règle, il devrait empêcher l’entrée de poisson étranger tout en ouvrant le marché de la noix de coco. Par ailleurs, la même règle conduirait le premier ministre des Îles-Unies à faire exactement l’inverse, autrement dit à autoriser l’entrée de poisson étranger non concurrentiel et à interdire l’importation de noix de coco. Il voyait bien que cette règle débouchait sur une impasse. Il demanda tout de même à l’économiste royal – il ne faisait pas encore pleinement confiance à son ambitieuse fille – de lui fournir des motifs valables pour limiter les échanges avec les autres îles, pour protéger les travailleurs du pays des dures réalités du commerce extérieur. L’économiste se mit résolument à la tâche, aidé en cela par Guillemette et par l’assistante de celle-ci. Ils en profitèrent pour se rendre à l’étranger afin notamment de rassembler des informations sur les pratiques en usage dans les pays plus avancés. Voici des extraits de leur rapport au souverain. L’économiste. – Sire, des mesures de protection peuvent se justifier dans des circonstances bien précises. Par exemple, certaines rumeurs veulent que nous ayons affaire à une situation de dumping en ce qui concerne le poisson des Îles-Unies. Selon ces rumeurs, si le poisson des Îles-Unies est tellement bon marché, ce n’est pas en raison d’un avantage naturel des Îles-Unies dans la pêche, c’est plutôt qu’à la demande des pêcheurs le premier ministre des Îles-Unies a décidé de soutenir le prix du poisson. Naturellement, les pêcheurs ont été amenés à prendre plus de poisson, alors même que les familles réduisaient leur consommation. Aux prises avec un surplus de poissons, le premier ministre aurait décidé de l’écouler à vil prix sur notre île, aux frais de ses contribuables. Si cette rumeur se révélait fondée, on se trouverait face à un cas évident de dumping. Votre Majesté ferait bien de se CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL montrer prudente et de veiller à ce que les intérêts de ses pêcheurs ne soient pas lésés. La communauté internationale autorise l’adoption de mesures de protection dans des situations semblables. D’ailleurs, on nous dit que les dirigeants des ÎlesUnies imposent souvent des droits de douane compensatoires sur les importations dès qu’ils soupçonnent les gouvernements étrangers de subventionner leurs produits d’exportation. Le roi. – Voilà ce qui me semble un bon conseil, mais comment déceler ce genre de situations ? En connaissez-vous d’autres ? L’économiste. – Sire, nombre de nos pêcheurs sont encore tout jeunes. Leur expérience est limitée, ils sont encore malhabiles avec leurs filets, mais dans peu de temps ils seront aussi adroits que leurs aïeux. Si on laisse entrer le poisson étranger, cela pourrait les décourager, ils pourraient abandonner la pêche et gagner la plantation, alors que dans peu de temps ils pourraient nous fournir du poisson d’aussi bonne qualité et à meilleur prix que les étrangers. Toutefois, il faut leur laisser du temps et les protéger provisoirement des marchands étrangers. Dans notre jargon, nous disons que ces jeunes pêcheurs forment une industrie naissante. Certains experts étrangers pensent qu’une protection provisoire se justifierait ; elle permettrait à cette industrie de croître jusqu’à ce qu’elle atteigne les conditions normales d’efficacité. Ce point de vue serait particulièrement pertinent dans le cas de plusieurs îles éloignées qui sont encore en voie de développement. Une île peut avoir un avantage comparatif potentiel, mais, en raison des coûts élevés associés au démarrage d’une industrie, on doit lui accorder une protection provisoire en restreignant la concurrence étrangère. En revanche, il paraît normal que ceux qui débutent dans le métier acceptent une rémunération plus faible pendant leur apprentissage. Nos jeunes pêcheurs ne peuvent pas espérer gagner leur vie aussi bien que nos pêcheurs expérimentés. L’apprentissage d’un métier est un investissement et ceux qui poursuivent leurs études renoncent à un salaire pour mieux gagner leur vie plus tard. Peut-être faudrait-il que nos jeunes pêcheurs se serrent davantage la ceinture en attendant de devenir concurrentiels avec les étrangers au lieu de réclamer que Votre Majesté les protège. Le roi. – Je vous entends fort bien et je perçois des difficultés additionnelles : comment déterminer à l’avance les activités pour lesquelles une île dispose d’avantages comparés ? Et pendant combien de temps faut-il protéger une industrie naissante ? L’économiste. – Vous avez parfaitement raison, Votre Majesté. Les deux situations que nous venons d’évoquer se présentent rarement de manière limpide dans la vie quotidienne. C’est pourquoi bon nombre d’économistes préfèrent s’abstenir d’adopter des mesures protectionnistes, même dans ces cas. Il est tellement facile d’abuser de ce genre d’arguments. La moindre subvention étrangère est invoquée pour réclamer une protection contre du dumping parfois plus apparent que réel. Et toute industrie naissante exige qu’on la protège. Pourtant, il arrive souvent que de nouveaux venus dans un secteur parviennent à concurrencer des entreprises bien établies et de taille bien supérieure. Il nous paraît que de tels arguments doivent être utilisés avec circonspection (encadré 17-1). « Mais il y a d’autres situations qui peuvent exiger une intervention. Votre Majesté conviendra sans doute que des considérations d’indépendance et de défense nationale pourraient justifier qu’elle protège des secteurs considérés comme vitaux 299 300 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL E N C A D R É 1 7 - 1 Pétition des fabricants de chandelles, bougies, lampes, chandeliers, réverbères, mouchettes, éteignoirs, et des producteurs de suif, huile, résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’éclairage À MM. les membres de la Chambre des députés Messieurs, Vous êtes dans la bonne voie. Vous repoussez les théories abstraites ; l’abondance, le bon marché vous touchent peu. Vous vous préoccupez surtout du sort du producteur. Vous le voulez affranchir de la concurrence extérieure, en un mot, vous voulez réserver le marché national au travail national. […] Nous subissons l’intolérable concurrence d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu’il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu’il se montre, notre vente cesse, tous les consom­ mateurs s’adressent à lui, et une branche d’industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n’est autre que le soleil, nous fait une guerre si acharnée, que nous soupçonnons qu’il nous est suscité par la perfide Albion* (bonne diplomatie par le temps qui court !), d’autant qu’il a pour cette île orgueilleuse des ménagements dont il se dispense envers nous. Nous demandons qu’il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contrevents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquels la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous aban­ donner aujourd’hui à une lutte si inégale. […] Et d’abord, si vous fermez, autant que possible, tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l’industrie, qui de proche en proche, ne sera pas encouragée ? S’il se consomme plus de suif, il faudra plus de bœufs et de moutons, et par la suite, on verra se multiplier les prairies artificielles, la viande, la laine, le cuir, et surtout les engrais, cette base de toute richesse agricole. S’il se consomme plus d’huile, on verra s’étendre la culture du pavot, de l’olivier, du colza. Ces plantes riches et épuisantes viendront à propos mettre à profit cette fertilité que l’élève des bestiaux aura communiquée à notre territoire. Nos landes se couvriront d’arbres résineux. De nombreux essaims d’abeilles recueilleront sur nos montagnes des trésors parfumés qui s’évaporent aujourd’hui sans utilité, comme les fleurs d’où ils émanent. Il n’est donc pas une branche d’agriculture qui ne prenne un grand développement. Il en est de même de la navigation : des milliers de vaisseaux iront à la pêche à la baleine, et dans peu de temps nous aurons une marine capable de soutenir l’honneur de la France et de répondre à la patriotique susceptibilité des pétitionnaires soussignés, marchands de chandelles, etc. […] Il n’est pas jusqu’au pauvre résinier, au sommet de sa dune, ou au triste minier, au fond de sa noire galerie, qui ne voie augmenter son salaire et son bien-être. Veuillez y réfléchir, messieurs ; et vous resterez convaincus qu’il n’est peut-être pas un Français, depuis l’opulent actionnaire d’Anzin jusqu’au plus humble débitant d’allumettes, dont le succès de notre demande n’améliore la condition. * Surnom donné à l’Angleterre, où le soleil luit peu. Source : Frédéric Bastiat, « Sophismes économiques », dans Œuvres complètes, tome 4, Paris, Guillaumin et Cie, 1907, p. 57-59. pour notre île. Pensons par exemple à notre protection militaire. Certes, les marchands étrangers ont des intentions pacifiques, mais en est-il ainsi et en sera-t-il toujours ainsi de leurs dirigeants ? Peut-être vaut-il mieux prévenir. Conservons notre fabrique d’armes comme mesure de précaution. Si nous abandonnons ce secteur à des étrangers, comment pourrons-nous nous défendre en cas de mésentente avec notre fournisseur d’armes ? Une prudence élémentaire est de mise. Et puis il ne serait pas sage de laisser péricliter nos pêcheries si le royaume devenait dépendant d’un pays voisin le moindrement belliqueux. » 7. LES MESURES DE PROTECTION Le roi. – Vous me donnez des raisons de protéger l’économie nationale, mais vous ne m’avez pas dit comment cela peut se faire. CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL L’économiste. – J’y venais, Votre Majesté. Notre visite des pays étrangers nous a montré qu’il existe une infinité de moyens disponibles pour freiner les importations. L’imagination des fonctionnaires est presque sans bornes quand il s’agit d’inventer et de justifier des façons plus ou moins détournées de ralentir les importations. Les droits de douane « L’imposition de droits de douane est probablement l’une des plus vieilles recettes connues. C’est une taxe frappant les produits importés. Notre île est trop petite pour influencer le prix mondial des biens. Quand bien même nous consommerions du poisson ou des noix de coco à satiété, quand bien même nous produirions tout le poisson ou toutes les noix que nous sommes capables de produire, notre île est tellement petite que cela ne changerait rien au prix du poisson ou des noix de coco dans le monde. Il est donc tout à fait raisonnable de supposer que le prix mondial de la plupart des produits est indépendant de nos actions. Alors, si Votre Majesté imposait des droits de douane sur le poisson importé, le prix du poisson sur le marché local augmenterait du montant de ces droits. Comme le poisson importé se vendrait désormais plus cher sur le marché intérieur, les producteurs locaux pourraient vendre leur poisson à un prix plus élevé, ce qui assurerait la survie des producteurs marginaux. L’importation diminuerait au profit du poisson local et des emplois seraient créés dans le secteur de la pêche. Le roi. – Cela me paraît très avantageux, d’autant plus que le trésor royal récolterait sûrement des recettes fiscales intéressantes. L’économiste. – Vous avez raison, Votre Majesté, mais quand on examine les choses de plus près et qu’on étudie toutes les conséquences de l’imposition de droits de douane, on arrive à la conclusion qu’ils réduisent le bien-être du royaume (sauf dans des cas particuliers comme la défense nationale, où les mesures de protection se justifient). « Bien sûr, les pêcheurs locaux vendent leur poisson plus cher et font davantage de bénéfices. Toutefois, ces montants additionnels proviennent de la poche des consom­ mateurs. Et les recettes fiscales engrangées par le trésor royal proviennent de la poche des consommateurs de poisson importé. Les gains des pêcheurs et de Votre Majesté correspondent à une perte équivalente chez les acheteurs de poisson. Je vous montrerai tantôt que la perte des consommateurs de poisson est en fait plus grande que les gains réalisés par les pêcheurs et par Votre Majesté. Pour parler franchement, les droits de douane entraînent une perte sèche pour le royaume, autrement dit une perte pour les uns (les consommateurs) qui n’est pas compensée par un gain pour les autres (les pêcheurs et Votre Majesté). « Voyons cela de plus près. Les droits imposés font monter le prix du poisson et provoquent une baisse de la consommation. Les ménages du royaume sont amenés à modifier leur panier de consommation : ils achètent moins de poisson, devenu trop cher à leur goût, et ils se procurent d’autres biens qu’ils désirent moins ardemment. Leur bien-être s’en trouve réduit. Or, cette baisse de la consommation de poisson ne profite ni aux pêcheurs ni à Votre Majesté. Voilà une perte sèche, une perte qui n’est compensée par aucun gain pour les autres membres de la collectivité. Par ailleurs, la consommation provient davantage du poisson local, plus cher que le poisson importé. Pour produire ce poisson local, il faut sacrifier plus de noix de 301 302 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL n Les droits de douane n n G rap h ique | 17-4 Prix Offre intérieure Importations après les droits de douane P +T * P b a c * Importations initiales e X1 d X3 Demande intérieure f X4 X2 Quantité En situation de libre-échange, le pays doit composer avec le prix mondial P * : il produit X1, consomme X 2 et importe la différence entre X 2 et X1. L’imposition de droits de douane augmente le prix des biens importés et permet aux producteurs du pays de vendre plus cher. La production intérieure augmente et passe à x 3 ; les producteurs obtiennent la surface a, puisqu’ils vendent une quantité accrue à un prix accru. Les consommateurs ramènent leurs achats à x4 et perdent un surplus égal à a + b + c + d, puisqu’ils doivent payer plus cher pour le produit. Les importations sont réduites à x 3x4 et le gouvernement obtient des recettes fiscales égales à c (les droits de douane multipliés par la quantité importée). Au total, la société perd les deux triangles b et d. Le triangle b s’explique par une production inefficace : l’imposition de droits de douane encourage à produire une quantité X1X 3 dont le coût total (surfaces e et b) est supérieur au prix mondial (partie e). Le triangle d correspond à la perte de bien-être des consommateurs, qui ont réduit inutilement leur consommation d’une quantité X4X 2 : cette consommation avait à leurs yeux une valeur (surfaces d et f ) supérieure au prix mondial qu’ils devaient payer pour l’obtenir (surface f ). coco que les étrangers en demandent en échange d’une même quantité de leur poisson. Voilà une autre perte sèche pour le royaume. Ces deux pertes sèches font en sorte que le bien-être collectif du royaume baisse. En fin de compte, les pertes collectives des consommateurs sont supérieures aux gains collectifs des producteurs et de Votre Majesté (graphique 17-4). Le roi. – Supposons que j’accepte vos arguments et que l’imposition de droits de douane soit néfaste pour mon royaume considéré dans son ensemble. Peut-être existe-t-il d’autres moyens qui auraient des effets plus favorables… L’économiste. – Je suis certain que les fonctionnaires royaux, très imaginatifs, pourraient inventer une foule de moyens pour protéger nos industries. Mais toutes ces mesures auraient le même résultat : elles nuiraient en fin de compte au bien-être du royaume dans son ensemble. Les quotas d’importation « Au lieu de taxer le poisson importé, Votre Majesté pourrait imposer une limite à la quantité de poisson qui peut être importée. Une restriction quantitative de la sorte s’appelle quota, ou contingent d’importation. Une fois cette limite atteinte, les pêcheurs locaux ne sont plus obligés de vendre leur poisson au prix mondial, la concurrence étrangère n’ayant plus la moindre influence. Ils peuvent donc vendre leur poisson à un prix supérieur au prix mondial et vendre une plus grande quantité de poisson. Quand le quota d’importation est atteint, le consommateur est contraint de s’approvisionner auprès des pêcheurs du pays, dont les coûts sont relativement élevés. Il paie plus cher pour le poisson et réduit sa consommation, comme dans le cas des droits de douane. La production intérieure remplace une partie des importations, des emplois sont créés dans les pêcheries et les pêcheurs locaux font davantage de bénéfices. Mais le trésor royal ne perçoit pas de droits de douane. Dans le cas du quota, le montant qu’aurait normalement perçu le trésor royal est empoché CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL n Le quota d’importation n n G rap h ique | 17-5 Prix Offre Quotas P1 P* a b c d Importations initiales X1 X3 X4 Demande X2 En situation de libre-échange, le pays doit composer avec le prix mondial P* : il produit X1, consomme X 2 et importe X 2 X1. Le quota ramène les importations à la quantité X 3X4 et crée une rareté relative du bien. Il en résulte une hausse du prix jusqu’à P1 ; celle-ci incite les producteurs locaux inefficaces à augmenter leur production (les producteurs obtiennent la surface a) et elle restreint inutilement la consommation et les importations (les consommateurs perdent a + b + c + d). La surface c est accaparée par les détenteurs des quotas d’importation ; les quotas leur donnent le droit de vendre la quantité X 3X4 à un prix P1, alors qu’ils achètent ces unités au prix mondial P*. Comme dans le cas des droits de douane, la société perd les triangles b et d. Quantité par les importateurs à qui Votre Majesté attribue le quota d’importation (graphique 17-5). La redistribution s’effectue du consommateur au producteur et à l’importateur : le consommateur paie en quelque sorte des droits de douane à l’importateur plutôt qu’à Votre Majesté. « En définitive, les effets du quota sont les mêmes que ceux des droits de douane. Si les pêcheurs locaux font plus de bénéfices et si les détenteurs de quotas réalisent un profit additionnel en raison de l’écart entre le prix mondial et le prix intérieur, n’oublions pas que ces profits sont acquittés par les consommateurs. Les gains des pêcheurs et des importateurs sont compensés par les pertes des consommateurs. Par ailleurs, la hausse des prix incite les consommateurs à réduire leurs achats de poisson. Ils sont amenés à remplacer le poisson par d’autres aliments ou par d’autres produits moins prisés et leur bien-être diminue. Cette baisse de la consommation ne profite ni aux pêcheurs ni aux importateurs. C’est une perte sèche. « En outre, le poisson local remplace une partie du poisson importé. Or, pour pêcher ce poisson local il faut sacrifier une plus grande quantité de noix de coco que la quantité demandée par les marchands étrangers en échange de la même quantité de poisson. Voilà une deuxième perte sèche. Et la perte totale est encore plus marquée pour la collectivité locale quand les quotas d’importation sont attribués à des étrangers, car ce sont alors des étrangers qui accaparent la rente associée aux quotas. Le roi. – Je trouve quand même bizarre qu’une restriction des importations puisse profiter aux importateurs… L’économiste. – À première vue, cela peut sembler bizarre, en effet, mais à la réflexion c’est tout à fait logique. Le quota représente le droit d’importer attribué à un nombre limité d’importateurs. En restreignant la concurrence, il permet à celui qui le détient d’acheter des produits étrangers au prix mondial et de les vendre à prix plus élevé sur le marché intérieur. Le quota protège son détenteur des concurrents potentiels. Il attribue en quelque sorte un monopole à un nombre limité d’importateurs. 303 304 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL « Et puis, Votre Majesté, s’il m’était permis de vous donner un conseil plus précis : méfiez-vous des quotas partiels, soit des quotas qui ne s’appliquent qu’aux importations en provenance d’un pays en particulier. Ces quotas ne profitent pas toujours aux entreprises et aux travailleurs du pays. Si Votre Majesté limitait la quantité de poisson importé des Îles-Unies, il ne s’ensuivrait pas nécessairement que les pêcheurs locaux vendraient plus de poissons, car les consommateurs pourraient acheter du poisson importé d’un autre pays. L’imposition d’un quota de ce genre pourrait en fait créer des emplois dans un pays tiers et avoir peu d’effets chez nous ; cela risquerait d’entraîner une importante perte nette pour le royaume. « Les quotas d’importation ont aussi un effet pernicieux que les droits de douane n’ont pas. En limitant le nombre de poissons importés, ils encouragent les producteurs étrangers à exporter les poissons sur lesquels ils réalisent la plus forte marge de profit ; par exemple, on importera les poissons les plus coûteux, les poissons exotiques et raffinés, les poissons « haut de gamme ». Le contingent a ainsi pour effet de réduire l’importation des poissons les moins chers et il pénalise les consommateurs à revenu modeste qui consomment peu de poissons exotiques. Même si de telles mesures peuvent donner une bouffée d’oxygène aux producteurs nationaux qui rencontrent des difficultés momentanées, on voit bien qu’en revanche elles engendrent des effets non négligeables. Le roi. – Vous disiez qu’il existe une multitude de mesures protectionnistes possibles. L’économiste. – J’en mentionne quelques-unes très rapidement parce qu’il serait trop long de les mentionner toutes. Et je souhaite prévenir Votre Majesté : ces mesures sont peut-être moins apparentes pour le profane, mais elles ne sont pas moins coûteuses pour la société qui les adopte. Les règles techniques « Votre Majesté pourrait définir des normes nationales précises et contraignantes de façon à augmenter les coûts des producteurs étrangers et par conséquent à limiter leur offre. Par exemple, elle pourrait décréter que seul le poisson mesurant au moins 30 centimètres serait admis sur le marché local, puisque nous savons fort bien que seuls les poissons de notre royaume atteignent une telle longueur. Elle pourrait camoufler le caractère protectionniste de cette restriction en déclarant qu’elle vise à protéger l’espèce. Sous prétexte de protéger la santé de vos sujets, Votre Majesté pourrait énoncer une règle selon laquelle seul le poisson pêché le jour même serait admis, ce qui nuirait fort aux importations, puisqu’il faut au moins une journée aux bateaux étrangers pour atteindre nos rives. Les exemples abondent de mesures de cette nature. Certaines îles ensemencent leurs eaux nationales d’une substance artificielle qui favorise la croissance (et, semble-t-il, aide le poisson à nager plus vite). Votre Majesté pourrait interdire le poisson dont la croissance n’est pas parfaitement naturelle, en invoquant les risques pour la santé de ses sujets. Les formalités bureaucratiques « Votre Majesté pourrait aussi compliquer la vie des importateurs et réduire les importations en imposant des règles à caractère bureaucratique. Elle pourrait par exemple décréter que tout le poisson importé devrait transiter par le tout petit quai CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL à l’autre bout de l’île et être vendu sur place. Or, il se trouve que, faute d’espace, un seul inspecteur royal peut travailler à ce quai, de sorte que la quantité de poissons qui pourrait entrer serait sérieusement restreinte, sans qu’on puisse accuser Votre Majesté de limiter indûment les importations. Nous ne serions pas les premiers à procéder de cette manière. En Franca, les autorités ont naguère décrété que les importations de magnétoscopes, des appareils hautement perfectionnés que notre île ne connaît pas encore, devaient être dédouanés à un minuscule poste situé à ­Poitiers, retardant ainsi leur entrée au pays1. La préférence nationale « On peut encore freiner les importations en recourant à d’autres artifices. Par exemple, Votre Majesté pourrait émettre une directive enjoignant les cuisiniers royaux à acheter du poisson local de préférence au poisson étranger, pourvu que son prix ne dépasse pas de plus de 15 % le prix du poisson importé. On a longtemps observé des pratiques analogues dans certains pays éloignés, peu connus de nos gens. Pour protéger la culture locale, on pourrait imaginer que Votre Majesté impose une règle de contenu local, autrement dit que tous les plats préparés dans le royaume devraient avoir au moins 20 % de contenu local. Notre fameux poisson à la noix de coco serait sûrement dénaturé s’il était préparé avec du poisson importé. Détaxation et subventions « Votre Majesté pourrait encore recourir à la détaxation et aux subventions pour protéger l’industrie du pays. Je vous ai apporté un autre dessin (graphique 17-6) qui illustre les effets de ces deux mesures qui sont peut-être parmi les moins nuisibles, puisqu’elles n’amènent pas le prix pratiqué à l’Île-Royale à s’écarter du prix mondial. Les producteurs locaux sont avantagés, mais les consommateurs peuvent continuer à consommer librement leur produit préféré au prix mondial, qu’il soit originaire du pays ou importé. En revanche, les contribuables nationaux sont appelés à financer les subventions. 8. LES LIMITES DE LA PROTECTION Votre Majesté peut le constater, elle peut si elle le désire utiliser plu« C omme sieurs moyens plus ou moins directs ou plus ou moins détournés pour res- treindre les importations. Elle ne doit pourtant pas se leurrer : si ces mesures avantagent certains de ses sujets, elles entraînent toutes des coûts pour d’autres loyaux sujets. Quand un souverain restreint les importations, ce ne sont pas les étrangers qui en souffrent le plus, ce sont ses propres sujets, qui doivent payer plus pour satisfaire leurs besoins, leurs désirs. « Si Votre Majesté protégeait les pêcheries locales de la concurrence étrangère, chaque emploi sauvegardé dans ce secteur coûterait davantage que le revenu gagné par le pêcheur en cause. C’est la conclusion à laquelle on arrive si on se fie aux nombreuses études qui ont été faites dans plusieurs pays. Selon ces études, chaque 305 306 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL n n n G rap h ique | 17-6 A. Les taxes et les subventions : un pot-pourri P Dans le contexte international, les gouvernements recourent à une multitude de taxes et de subventions. En voici un pot-pourri, la perte de bien-être étant illustrée dans chaque cas par un ou plusieurs triangles quadrillés. Les quatre premières interventions concernent les pays exportateurs, les autres les pays importateurs. O P * P –T * La taxe à l’exportation ramène le prix intérieur à P * – T, stimule la consommation, décourage la production intérieure et réduit les exportations en incitant les producteurs à vendre sur le marché intérieur. D X1 B. X3 X4 X X2 P O+T O P * La taxe à la production déplace la courbe de l’offre vers le haut en haussant les coûts des producteurs. La production et les exportations diminuent, mais cela n’influe ni sur le prix intérieur (qui correspond au prix mondial) ni sur la consommation. D X1 C. X X3 X2 P O P +S * P * Les subventions à l’exportation rendent les exportations plus alléchantes, car les producteurs reçoivent P * + S. La production intérieure est stimulée et elle est détournée vers l’étranger. Les consommateurs du pays réduisent leurs achats, puisqu’ils doivent payer davantage. D X3 D. X1 X2 X4 X P O O+S P * Les subventions à la production encouragent la production et les exportations, mais elles ne modifient ni le prix sur le marché intérieur ni la consommation intérieure. D X1 X2 X3 X CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL n n n G rap h ique | 17-6 E. Les taxes et les subventions : un pot-pourri (suite) P O Les droits de douane représentent une taxe à l’importation dont les effets ont été décrits précédemment (graphique 17-4). P +T * P * D X1 F. X3 X2 X4 X O+T P O La taxe à la production décourage la production intérieure et stimule les importations, mais elle n’agit ni sur le prix intérieur ni sur la consommation. P * D X3 G. X1 X X2 P O Les subventions à l’importation ramènent le prix intérieur à P * – S et encouragent la consommation et les importations. La production intérieure diminue et une taxe à l’exportation est requise pour empêcher les producteurs d’écouler leur production à l’étranger, à un prix P * plus intéressant. P * P –S * D X3 H. X1 X2 X X4 P O O+S Les subventions à la production encouragent la production intérieure, mais ne modifient ni le prix sur le marché intérieur ni la consommation. P * D X1 X3 X2 X 307 308 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL emploi protégé par une mesure quelconque coûte beaucoup plus cher qu’il ne rapporte en salaire. Pour vous donner une idée, d’après une étude effectuée il y a plusieurs années dans le pays dont l’économie était la plus forte à cette époque, le coût pour les consommateurs de chaque emploi sauvegardé était de 25 000 $ dans le textile, de 105 000 $ dans l’automobile, de 420 000 $ dans la production de téléviseurs et de 750 000 $ dans l’acier, montants beaucoup plus élevés que les salaires versés aux travailleurs de ces mêmes industries2. À ce compte, il serait préférable de verser leur salaire aux travailleurs touchés… afin qu’ils ne travaillent pas ! Ils pourraient alors se recycler, ce qui faciliterait la transition vers d’autres emplois. Qu’on pense à protéger les personnes à faible revenu des conséquences du libre commerce, soit, c’est même essentiel ; cependant, la meilleure façon de le faire n’est pas de protéger l’industrie dans laquelle elles travaillent. J’ai préparé un dessin (graphique 17-7) qui peut-être vous convaincra : les gains du libre commerce sont supérieurs aux coûts engendrés, de sorte qu’il est possible de dédommager pleinement les perdants. « Enfin, s’il est vrai, Votre Majesté, que les mesures protectionnistes protègent les emplois dans les secteurs désignés, il faut tenir compte, par ailleurs, de leurs conséquences dans les autres secteurs de l’économie. Nous n’avons pas la certitude qu’il y a création nette d’emplois dans l’ensemble de l’économie. Par exemple, si le poisson coûte plus cher à cause de l’imposition de droits de douane, le coût de tous les repas préparés que le royaume vend à l’étranger augmentera. Nos fameux plats préparés de poisson à la noix de coco se vendront moins bien à l’étranger. Nous perdrons des emplois dans ce secteur. Ensuite, si nos réduisons nos importations, notre monnaie nationale prendra de la valeur et les étrangers devront payer davantage pour nos produits. Nos exportations en souffriront. Là encore, des emplois seront perdus. Et songez que, si vous fermez notre marché au poisson des Îles-Unies, le gouvernement de ces îles prendra peut-être des mesures de représailles et empêchera vos sujets d’y vendre des noix de coco. Quand on tient compte de toutes les conséquences possibles, sinon probables, de l’imposition de droits de douane, la protection des emplois n’est pas un résultat assuré. » n La levée des quotas et ses effets redistributifs n n G rap h ique | 17-7 Bien-être des consommateurs R1 Levée des quotas S’il existe des quotas d’importation dans le secteur de la pêche, la situation initiale correspond à une mauvaise allocation des ressources, soit le point R 0, sous la frontière de satisfaction. La levée des quotas défavorise les pêcheurs, mais elle avantage les consommateurs du pays (point R1). L’allocation des ressources s’est améliorée : les gagnants gagnent plus que les perdants ne perdent et il est possible d’offrir une compensation. En dédommageant les perdants (point R 2), la société s’assure que la levée des quotas accroît le bien-être collectif. Compensation R2 R0 Bien-être des pêcheurs CHAPITRE 17 LE COMMERCE INTERNATIONAL 9. CONCLUSION L e roi en avait entendu suffisamment. Il devait encore convaincre ses sujets, tâche fort malaisée parce que l’économiste tenait des propos qui étaient souvent mal perçus et mal compris. Les gens avaient en tête l’idée suivante : pour qu’un pays gagne à l’échange, l’autre pays doit y perdre. Il faudrait du temps au roi pour changer ce réflexe, pour arriver à convaincre les gens que le commerce n’est pas un jeu à somme nulle. C’est au contraire un jeu à somme positive : dans un échange, les deux parties prenantes sont gagnantes. Quand une personne riche achète une chemise à un fabricant, les deux y gagnent. Ce principe, qui vaut pour l’économie nationale, vaut également pour deux personnes appartenant à des pays différents. C’est cela que le roi voulait faire comprendre à ses sujets. Il voulait combattre cette idée reçue qui consiste à associer, d’une part, exportation, création d’emploi et richesse et, d’autre part, importation, destruction d’emploi et appauvrissement. Il répétait dans sa tête ce qu’il dirait à ses sujets. « Quand nous achetons le poisson des Îles-Unies, nous leur donnons une certaine quantité de notre monnaie locale. Cela représente une dette pour notre royaume, dette qu’il faudra rembourser en donnant de nos produits en échange. Cette monnaie n’est donc pas perdue pour nous, car elle ne peut servir qu’ici. Nos importations fournissent aux Îles-Unies les moyens d’acheter nos produits et seulement nos produits, car notre monnaie ne peut servir nulle part ailleurs dans le monde. La monnaie qui sort du royaume est condamnée à y revenir un jour. À moins que les étrangers la trouvent à ce point attrayante qu’ils veuillent la conserver en réserve. Et si c’était le cas, nous aurions obtenu un produit étranger gratuitement. Il n’y aurait pas de quoi se plaindre ! « Quand nous vendons nos noix de coco à l’étranger, nous obtenons en échange de la monnaie étrangère qu’aucun commerçant local n’accepte en échange de ses produits (sauf s’il veut acheter à l’étranger). Cette monnaie étrangère ne peut finalement être utilisée qu’à l’étranger. La monnaie étrangère reçue en échange de nos produits servira donc éventuellement à acheter des produits étrangers. Nos exportations nous donnent les moyens d’acheter à l’étranger. La monnaie étrangère ­obtenue grâce aux exportations créera donc des emplois à l’étranger. » Le roi voulait choisir correctement ses mots, pour avoir la certitude que ses sujets ne commettraient pas l’erreur – commune à trop de gens – d’exagérer la création d’emplois associée aux exportations et de s’imaginer que les importations détruisent des emplois. Par ailleurs, il comprenait leur inquiétude. « Certains d’entre eux subiront des pertes si j’autorise le libre commerce avec nos voisins, se disait-il. Ils devront changer d’emploi et peut-être de résidence. Ils verront leur revenu diminuer. Mais les gains réalisés par mes autres sujets seront plus importants encore. Malheureusement, les gains et les pertes ne sont pas répartis de manière uniforme. Il faut donc que je trouve le moyen de protéger les plus faibles de mes sujets, les moins souples. Toutefois, ce n’est pas en protégeant l’industrie que j’y arriverai. Il faut plutôt que je pense à des mesures susceptibles de protéger les personnes plutôt que les industries et qui les aideront à s’adapter au changement. » Si l’économiste royal avait pu à ce moment lire dans l’esprit de son souverain, il aurait été encouragé. Il y avait de l’espoir : son message commençait à faire son chemin. 309 310 CINQUIÈME PARTIE LE COMMERCE INTERNATIONAL N O T E S 1. « France’s Actions Belie Free-Trade Talk As It Attempts to Curtail Imports Flood », The Wall Street Journal, 29 octobre 1982. 2. A. Blinder, Hard Heads, Soft Hearts : Tough Minded Economics for A Just Society, Reading, Addison-Wesley, 1987, p. 116. SIXIÈME PARTIE CONCLUSION Chapitre 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE 1. Ce n’est pas à l’économiste de décider 2. Que le consommateur décide ! 3. Une solution valable ? 4. La compétence professionnelle de l’économiste 5. Des outils modestes, mais essentiels 6. Une distribution inégale 7. Les effets redistributifs 8. Des objectifs conflictuels 9. Une réserve importante 10. Conclusion 314 SIXIÈME PARTIE CONCLUSION 1. CE N’EST PAS À L’ÉCONOMISTE DE DÉCIDER L a réalité est contraignante tant pour les sociétés que pour les individus. Le rôle de l’économiste consiste à rappeler constamment cette vérité toute simple, mais si facilement oubliée. Tout comme les individus, la société doit composer avec une contrainte budgétaire : elle ne peut, sans s’endetter, consommer plus qu’elle ne produit et sa capacité de produire est limitée par les ressources dont elle dispose. Le message de l’économiste est clair : les ressources sont rares et il faut en faire le meilleur usage possible. L’allocation optimale des ressources n’est rien d’autre. La société doit faire des choix. Cependant, qui doit décider ? Qui doit être juge ? Selon quelles normes, selon quels critères faut-il évaluer les multiples allocations possibles afin de choisir la meilleure d’entre elles ? À entendre un certain nombre de gens, la décision ne revient certainement pas aux économistes. Ceux-ci ne seraient guère que des comptables présomptueux, qui ramènent toute chose à sa valeur pécuniaire et préconisent de sombres coupures dans le domaine de l’éducation et de la santé, et cela à seule fin d’atteindre l’équilibre budgétaire. On ne peut leur permettre d’imposer leurs valeurs personnelles à l’ensemble de la société. Les économistes sont d’accord avec cette prise de position. La morale ou l’éthique ne sont pas de leur ressort. Ils n’exercent pas d’autorité morale, bien au contraire, la science économique se voulant amorale. Il ne leur appartient pas d’imposer leurs valeurs à la société. D’ailleurs, la plupart évitent de le faire, bien que cela soit parfois difficile, car des idées en apparence neutres véhiculent souvent des valeurs. Les économistes sont essentiellement des messagers : leurs recommandations doivent refléter les valeurs et les désirs exprimés par la collectivité. 2. QUE LE CONSOMMATEUR DÉCIDE ! C ’est au consommateur qu’il revient de prendre les décisions, d’évaluer les allocations possibles. Le consommateur est souverain ; lui seul est en mesure d’évaluer sa propre situation, son propre bien-être. Personne ne peut le faire à sa place. L’allocation des ressources doit se faire selon ses vœux. Il fait connaître ses désirs par les décisions qu’il prend sur les marchés, chaque consommateur pouvant voter dans la mesure de ses revenus. Qu’un individu préfère la revue Playboy à The Economist, qu’il lise Le Journal de Montréal au lieu du Devoir, c’est son affaire. Que les consommateurs dépensent des sommes énormes pour se procurer de la nourriture pour animaux ou qu’ils se ras­ semblent pour admirer des hommes forts qui simulent des combats de lutte dans le cadre d’un spectacle bien orchestré, qu’ils parent leurs pelouses de flamants roses en plastique ou qu’ils y placent un Rodin, cela ne regarde qu’eux, pourvu que leurs actions ne nuisent pas aux autres membres de la société. Tout n’est pas que blanc ou noir, toutefois. Que le consommateur soit libre de choisir ses chaussures et son alimentation va de soi. La question est plus délicate dans le cas de certains consommateurs, comme les enfants et les handicapés men- CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE E N C A D R É 1 8 - 1 Peut-on librement choisir de se faire lancer ? L’Ontario veut interdire le lancer du nain Ce n’est pas une blague. Un projet intitulé « Loi interdisant le lancer de nains » a bel et bien été déposé le 12 juin dernier [2003] devant l’Assemblée législative de l’Ontario ! Interrogé sur le caractère plutôt inusité de la compétition, M. Chanko explique : « C’est Windsor, ici, pas Montréal. Faute de Festival de jazz et de Musée des beaux-arts, il faut bien que les gens se divertissent ! » L’initiative du projet de loi revient à Sandra Pupatello, députée de Windsor-Ouest où un bar de danseuses nues, le Leopards Lounge & Broil, propose chaque jeudi à ses clients un spectacle de lancer du nain. Les clients sont invités à propulser le plus loin possible Bradley Brunelle, 1,40 m. « J’appuie ce projet de loi. Le lancer du nain est dangereux et dégradant », estime pour sa part Kevin Kistler, président de Little People of Ontario, qui défend les droits des personnes de petite taille. Paul Chanko, un des gérants du Leopards, estime que le seul mérite de ce projet de loi « paternaliste » est « d’avoir fait une excellente promotion de l’événement », qui fait toujours salle comble. « Bradley adore son travail !, ajoute M. Chan­ko, qui défend le libre arbitre pour tous. Une personne devrait pouvoir profiter de tous les dons dont Dieu l’a dotée. Un nain peut faire ce qui lui plaît, devenir danseur burlesque si ça lui chante. C’est un adulte consentant. » Qu’en est-il de ceux qui désirent quand même accepter ce type d’emploi ? M. Kistler ne voudrait pas priver une petite personne de son gagne-pain. « C’est une question ­délicate, concède-t-il. Je connais quelqu’un qui récoltait des pourboires mirobolants en se baladant entre les tables d’un bar, une ­assiette de nachos sur la tête. » Directrice générale de l’Association québécoise des personnes de petite taille (AQPPT), Louiselle St-Pierre abonde dans le sens de son homologue ontarien. Même si le lancer du nain heurte les valeurs de dignité et d’intégration défendues par l’Association, « on ne peut pas intervenir si les gens le font sur une base individuelle ». Le lancer du nain ne semble pas être une activité très répandue au Québec. Les personnes de petite taille sont néanmoins souvent recherchées pour servir de lutins du père Noël, d’artistes promotionnels et même d’acteurs pornos. Les appels se faisaient si nombreux à l’AQPPT qu’en janvier 2001 elle a dû dire à ses membres de se doter d’agents artistiques. Si le projet de loi se concrétise, l’Ontario deviendra membre du club encore restreint des endroits qui interdisent ce divertissement particulier. En France et en Floride, le lancer du nain est interdit, et ce même si des personnes de petite taille ont tenté d’attaquer la validité des lois le prohibant. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme a maintenu la validité de la loi française, en 2002, la jugeant « nécessaire à la sauvegarde de la dignité humaine ». Source : Maryse Chouinard, La Presse, 20 juin 2003, p. B2. taux, et de certains biens. Doit-on laisser les personnes libres de consommer des drogues, même si personne d’autre n’est touché ? Qu’en est-il de la pornographie et de l’avortement ? Doit-on en toutes circonstances reconnaître la souveraineté du consommateur ? Chaque économiste apportera probablement une réponse légèrement différente à cette question. En règle générale, cependant, l’économiste tend à respecter, sans les juger, les désirs du consommateur (encadré 18.1). 3. UNE SOLUTION VALABLE ? Y a-t-il véritablement une solution de rechange ? On pourrait peut-être confier les décisions à quelqu’un d’autre qu’au consommateur, à quelqu’un qui saurait ce qui est bon pour les autres. On trouvera toujours des volontaires disposés à dire aux autres ce qu’ils doivent faire de leur vie, des « gérants d’estrade ». Cette solution n’est guère rassurante, comme le montre l’encadré 18-2. Il est plutôt délicat pour une société de confier des décisions à des personnes qui n’ont pas à en subir les conséquences. On leur demande de décider du sort des autres sans qu’ils aient à 315 316 SIXIÈME PARTIE CONCLUSION E N C A D R É 1 8 - 2 La fontaine confisquée I l était une fois sur une planète que vous ne connaissez pas, dans un pays que je ne saurais dire, un grand savant dont la légende n’a pas retenu le nom. Cet homme avait trouvé la formule d’une drogue phénoménale dont l’absorption ajoutait non seulement des années à la vie, mais également de la vie aux dernières années d’une population vieillissante. Tel qui boirait la quantité prescrite de cet élixir vivrait très longtemps (combien d’années ? Nul ne peut encore le savoir de science sûre) et qui plus est jouirait pendant tout ce temps d’une santé exceptionnelle. Mais il y avait une difficulté. Ce médicament coûtait cher, très cher même, préparé qu’il était à partir de substances extrêmement rares, selon des procédés excessivement coûteux. On le commercialisa sous l’étiquette Fontaine de Jouvence. Son prix était à l’avenant. Seules les personnes très riches, celles qui ont les moyens de tout s’offrir, pouvaient s’en procurer et quelques marginaux qui étaient disposés à sacrifier tout le reste pour l’obtenir. Il s’instaura une situation sociale que d’aucuns qualifièrent de profondément injuste. La colère grondait. On convoqua les états généraux. Les délégués, une fois rassemblés, s’entendirent facilement sur le premier article à l’ordre du jour : étatiser la production d’un bien que, de toute évidence, on ne pouvait abandonner aux aléas de l’initiative individuelle. Certains s’objectèrent. « Certes, dirent-ils, la situation présente n’est pas idéale. Mais soyons patients : laissons passer, laissons faire. Le prix élevé du médicament attirera l’attention des entrepreneurs. Ils investiront dans la prospection des substances qui le composent. On trouvera où s’approvisionner à des sources jusqu’ici ignorées. D’autres inventeront des succédanés aussi efficaces, tandis qu’on dé­ pensera des fortunes personnelles entières à mettre au point de nouveaux procédés de fabrication. Il s’ensuivra une hausse de la production qui fera baisser le prix et le médicament, peu à peu, deviendra disponible Source : Jean Francœur, Le Devoir, 31 juillet 1985. en abondance. À long terme, peut-être même y en aura-t-il pour tout le monde. » Mais ceux-là furent copieusement hués. Un jeune MBA leur donna la réplique : « La vérité, dit-il, c’est qu’à long terme nous serons tous morts (il citait Lord Keynes, je crois). Il faut réclamer, et tout de suite, un partage équitable de cette ressource. On ne se laissera pas refaire le coup de la « main invisible » (allusion transparente à la thèse d’Adam Smith). Personne ici ne voudra de cette liberté qu’on nous propose, celle “du renard dans le poulailler” (Karl Marx ?). » Ayant ainsi disposé du premier point, les consultants abordèrent le second, non sans qu’on observât un certain flottement. À qui allait-on réserver ce tonique, toujours aussi coûteux que rare, puisqu’une simple distribution au compte-gouttes serait tout à fait inefficace. Ce fut l’impasse. Jusqu’au moment où un délégué proposa l’élection d’un groupe de sages qui recevrait le mandat de résoudre le dilemme. On n’eut aucune peine à pourvoir les 120 sièges de cette assemblée élue au suffrage universel. Mais il se passa, dans les jours qui suivirent, la chose la plus paradoxale qu’on puisse imaginer. Contre toute logique, l’assemblée des sages décida de limiter la production du médicament et de sévir contre tout éventuel marché noir. Elle justifiait ainsi sa décision : la fabrication de cette drogue nécessite des frais d’im­ mo­bilisation et d’exploitation incommensurables. Cet argent ne peut venir que des impôts. Ces derniers sont déjà trop lourds. Jamais le peuple ne comprendra qu’on le pressure davantage pour obtenir une potion qui, pour prodigieuse qu’elle soit, ne servira tout de même qu’à une infime minorité. Ce serait provoquer la juste révolte des contribuables – dans la tête desquels pourrait germer l’idée de procéder à un nouveau tour de scrutin… On se contenta d’instaurer, discrètement, un régime public de rentes partiellement capitalisé. Le plus difficile restait à faire. Comment redistribuer cette médication doublement rationnée (pour des raisons techniques et po­ litiques) ? D’après quels critères choisirait-on celui qui aurait droit d’y porter les lèvres ? On songea à une loterie, mais l’idée en parut indigne. Après mûres délibérations, l’assemblée trancha : l’élixir sera réservé aux plus méritants. C’était ne rien décider du tout. Car comment juge-t-on des mérites de chacun ? Les élus se laissèrent finalement convaincre que, tout bien considéré, les plus méritants ne pouvaient être que ceux-là que le peuple avait choisis et mandatés eux-mêmes. Les premières potions leur revenaient. D’ailleurs, ainsi ragaillardi et conforté à la pensée d’une longue vie promise, chacun ne se sentirait-il pas plus motivé par la poursuite d’un mandat reçu démocratiquement ? Sur ces entrefaites, une délégation frappait à la porte. C’étaient les porte-parole des employés de la Fontaine de Jouvence. Ces derniers réclamaient leur part en avançant plusieurs arguments dont l’un parut tout à fait convaincant : ils allaient se concerter pour stopper la production. On fit droit à leur juste revendication. Mais à qui ira le tout petit peu qui restait ? Prenant la parole à tour de rôle, chacun fit valoir que, parmi les personnes qu’il connaissait, les plus méritantes étaient sans contredit celles-là qui les avaient aidés à remporter l’élection. Quelle cause plus noble que celle d’éclairer le peuple sur le choix de ses chefs ? On en tomba d’accord. Comme on tomba d’accord aussi, étant donné la quasi-impossibilité de juger des mérites de quiconque, sur le fait qu’il n’y avait aucune raison de croire que les amis et les proches de chacun des membres de l’as­ sem­blée étaient moins méritants que tous les autres. On leur servit les fonds de barils. Il ne restait qu’à adopter, à la vapeur, le principe de la transmission héréditaire des droits acquis. Et c’est ainsi, veut la légende, qu’en moins d’une génération la planète fut dominée par une race supérieure, guillerette et éternelle. Ils s’appellent les Morlocks. Les autres, la grande majorité des simples mortels, leur servent de bêtes de somme. CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE partager ce sort. Malheureusement, ce qui est bon pour les autres n’est pas nécessairement ce que nous ferions personnellement si nous étions à leur place. Laissons aux gens le soin de décider eux-mêmes : ils en supporteront eux-mêmes les con­ séquences. Le postulat de la souveraineté du consommateur n’exclut pas cependant une certaine forme de paternalisme. Selon des recherches récentes en matière de comportement des consommateurs, il est possible d’encadrer les choix individuels sans véritablement restreindre la souveraineté du consommateur. Par exemple, en matière de régimes de retraite, les consommateurs ne seraient pas parfaitement rationnels et feraient des choix différents selon qu’on leur offre l’option d’adhérer à un régime ou l’option de se retirer du même régime. Si on inscrit les individus à un régime donné et qu’ils ont la possibilité de se retirer, ils sont plus nombreux à faire partie du régime que s’ils doivent eux-mêmes s’inscrire au régime. Cette différence dans les comportements laissent donc une certaine marge de manœuvre aux autorités pour influencer les choix individuels sans porter atteinte à la souveraineté du consommateur1. Pourtant, diront certains, les économistes dépensent une grande énergie à dicter une ligne de conduite à la société. Ne sont-ils pas en train de décider à la place des autres ? Ne se comportent-ils pas en « gérants d’estrade » quand ils font leurs recommandations ? Il en serait ainsi si ces recommandations découlaient de leurs préférences personnelles, mais elles reflètent plutôt les préférences des consommateurs telles qu’elles s’expriment sur les marchés. C’est en cela que consiste leur compétence professionnelle : ils connaissent les mécanismes du marché et ils sont en mesure de déceler les préférences des individus. Le postulat de la souveraineté du consommateur a son utilité : il oblige les économistes à faire abstraction de leurs préférences personnelles. S’il fallait que chaque économiste inscrive ses préférences et ses valeurs personnelles dans l’analyse des politiques, il en résulterait un fouillis inextricable. On obtiendrait autant d’analyses divergentes que d’économistes. Les conclusions différeraient non seulement à cause des lectures différentes qu’ils feraient des phénomènes, mais aussi en raison de leurs valeurs personnelles différentes. Il ne serait plus possible de faire la part des valeurs et des faits dans ces conclusions. Si l’économiste s’abstient d’évaluer la distribution des revenus, ce n’est pas parce qu’il considère la question comme peu importante. C’est plutôt dans le but de réduire la part des valeurs dans son analyse afin de la rendre aussi générale que possible. C’est pourquoi l’économiste formule le problème de l’allocation optimale des ressources de façon à éviter de comparer la satisfaction de chacun, en recourant au critère de compensation. 4. LA COMPÉTENCE PROFESSIONNELLE DE L’ÉCONOMISTE L ’avantage comparé de l’économiste tient à sa connaissance des mécanismes du marché, qui lui permet de cerner les désirs de la collectivité. Le consommateur s’exprime sur le marché, il y révèle ses préférences en acceptant ou en refusant d’acheter un bien au prix exigé. Il y divulgue l’intensité de ses préférences pour les différents biens que l’économie peut produire, cette intensité se reflétant dans le prix relatif des biens. 317 318 SIXIÈME PARTIE CONCLUSION Le mécanisme du marché représente le moyen le plus efficace que l’on connaisse pour amener les consommateurs à révéler leurs désirs et pour assurer la satisfaction de ces désirs, dans la mesure où les ressources le permettent. Il force les membres de la société à réserver les ressources dont ils disposent aux utilisations les plus valorisées. On ne joue pas impunément avec ce mécanisme, même quand on a des intentions louables. Les conséquences de ces interventions sont néfastes parce qu’on fausse l’information véhiculée par les prix et qu’on empêche le mécanisme des prix d’allouer les ressources selon les souhaits de la collectivité. 5. DES OUTILS MODESTES, MAIS ESSENTIELS P ourtant, l’économiste n’affiche-t-il pas des prétentions exagérées ? Comment prendre au sérieux des recommandations fondées sur une analyse théorique qui se contente de graphiques simplistes ? La réalité est beaucoup trop complexe pour être réduite à un graphique représentant les courbes de l’offre et de la demande ou la frontière de production. Les analyses simples présentées dans ce manuel ne prétendent pas apporter de solution définitive aux problèmes multiples et complexes de la société. Les outils sur lesquels elles reposent sont effectivement modestes. Ils ne servent finalement qu’à incorporer dans l’analyse la réalité des contraintes existant dans toute société. Les deux courbes hypothétiques de l’offre et de la demande ne suffisent évidemment pas pour régler les problèmes de la société parce qu’elles ne renferment pas toute l’information nécessaire à la prise de décision. Néanmoins, elles permettent de définir le problème fondamental et d’en dégager les principales conséquences. Les conclusions extraites de cette première analyse effectuée avec des outils « primitifs » ne s’évanouissent pas dans une analyse plus élaborée, elles découlent d’une réalité inéluctable qui s’impose même dans une étude plus proche de la réalité. La vraie vie est plus complexe qu’un simple graphique, mais elle n’échappe pas aux lois fondamentales qu’il représente. C’est là l’objet d’une analyse simple : dégager les éléments fondamentaux, quitte à élaborer par la suite. À la réflexion, il est curieux que les économistes soient taxés d’irréalisme en raison de la simplicité de leurs modèles. S’ils escamotent bien des aspects de la réalité, ces modèles en retiennent pourtant les aspects essentiels, ceux qui sont présents dans toute situation, mais que les critiques eux-mêmes oublient facilement de mentionner. La contrainte des ressources disponibles est un élément de la réalité qui est fondamental dans toute analyse économique. Or, on a souvent l’impression que les critiques retiennent une foule d’éléments accessoires, mais omettent cet élément essentiel. Rien ne sert de construire un modèle complexe, incorporant une foule de détails plus ou moins importants, si l’on omet l’essentiel. En matière d’intervention gouvernementale, les contraintes ne proviennent pas seulement de l’insuffisance des ressources disponibles. Elles découlent aussi des comportements individuels, du fait qu’on ne peut forcer quelqu’un à agir contre son intérêt personnel. Toute intervention doit tenir compte des réactions individuelles ; CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE celles-ci limitent les possibilités d’action tout autant que les ressources disponibles. Les autorités gouvernementales doivent elles aussi se soumettre à ces contraintes, même si elles sont en position d’autorité. Si elles négligent ces règles, leurs politiques sont vouées à l’échec. 6. UNE DISTRIBUTION INÉGALE L e postulat de la souveraineté du consommateur implique que l’analyse économique n’accorde pas la même importance à chacun des consommateurs. Dans un régime de marché, le vote sur l’allocation des ressources s’effectue en fonction des revenus de chacun. Certains peuvent juger inacceptable cette façon de procéder. Si la distribution actuelle des revenus n’est pas acceptable sur le plan social, il s’ensuit que les votes exprimés sur le marché n’ont aucune valeur particulière et que les prix qui en découlent ne transmettent pas l’information voulue, car ils ne reflètent pas suffisamment les désirs des personnes à faible revenu. L’analyse de l’économiste ne conduirait donc pas à des recommandations acceptables parce qu’elle refléterait une distribution inéquitable des revenus. Cette difficulté n’est pas insurmontable. Sur le plan conceptuel, on peut la con­ tourner en posant d’abord le problème de la distribution des revenus et ensuite celui de l’allocation des ressources. Si la distribution des revenus est jugée inacceptable par la collectivité, on doit y remédier. Une fois ces modifications apportées, l’économiste peut essayer de dégager l’allocation des ressources souhaitée par la collectivité. En réalité, la question n’est toutefois pas si simple parce que l’allocation des ressources et la distribution des revenus sont déterminées simultanément. Pour savoir quelle est la redistribution désirable des revenus, il faudrait avoir une idée des prix qui auraient cours en son absence et tenir compte de l’effet que la redistribution elle-même pourrait avoir sur les prix. La tâche n’est pas des plus simples. 7. LES EFFETS REDISTRIBUTIFS L ’ efficacité en tant qu’objectif peut être incompatible avec une distribution équitable des revenus. Les économistes évaluent les situations en termes allocatifs. Or, la société peut attacher suffisamment d’importance à une distribution équitable des revenus pour être disposée à sacrifier l’objectif d’efficacité dans une certaine mesure. Par conséquent, il est contre-indiqué de viser l’efficacité sans tenir compte des effets distributifs. Cela, les économistes l’oublient peut-être trop facilement. Il ne faut pas pour autant négliger leurs recommandations quant au choix des instruments de redistribution à utiliser. Toute redistribution des revenus implique une perte d’efficacité, mais cette perte varie en importance selon les moyens employés. À cet égard, l’analyse économique fournit des enseignements souvent ignorés par les gouver­ nements, qui affectionnent une méthode de redistribution inutilement coûteuse : la modification des prix. 319 320 SIXIÈME PARTIE CONCLUSION Les recommandations économiques comportent un autre aspect discutable : le principe de la compensation. Il est tout de même délicat de conclure que le bienêtre collectif s’accroît quand les gagnants peuvent dédommager les perdants, si par ailleurs on n’exige pas de véritable compensation. Cela pose problème surtout dans les cas où les perdants sont des personnes à faible revenu. En fait, bien des recommandations des économistes auraient pour effet d’aider les moins nantis, si elles s’accompagnaient de mesures compensatoires. Et bien des interventions gouvernementales qui furent néfastes en matière d’allocation des ressources ont pu nuire aux personnes défavorisées, même si dans certains cas l’intention première était ­d ’améliorer leur sort. Dans de tels cas, on voit mal ce qui empêcheraient les préceptes économiques de s’appliquer. 8. DES OBJECTIFS CONFLICTUELS A bstraction faite de la souveraineté du consommateur et des implications distributives de ce postulat, il est difficile de comprendre pourquoi l’objectif d’efficacité n’est pas partagé par tous. Cette réticence découle probablement d’une incompréhension de l’approche économique. Elle repose souvent sur l’idée que la logique économique n’est pas la seule valable et que, selon d’autres logiques (politique, sociale, écologique), les conclusions économiques ne tiennent plus. Il est vrai que les objectifs d’efficacité et d’équité peuvent entrer en conflit. Toute mesure redistributive crée une distorsion dans l’allocation des ressources. En outre, la poursuite de l’efficacité peut avoir pour effet de réduire le revenu des pauvres. Pourtant, ce résultat n’est pas inéluctable, puisque toute amélioration dans l’allocation des ressources engendre un enrichissement collectif qui peut permettre d’améliorer le sort des pauvres. Ce conflit tient au fait que la distribution des revenus et l’allocation des ressources sont déterminées simultanément par les prix établis sur les marchés. Les prix correspondant à l’objectif d’efficacité peuvent différer des prix qui s’harmonisent avec une distribution équitable des revenus. Le conflit entre les deux objectifs est inévitable dans cette situation parce qu’il ne peut y avoir simultanément deux ensembles de prix. Par ailleurs, les prétendus conflits entre l’efficacité et les autres objectifs de la société sont plus difficiles à concevoir, parce que ces autres objectifs sont englobés dans l’objectif d’efficacité. Par exemple, certains affirment que les impératifs économiques sont inconciliables avec l’objectif de la souveraineté canadienne. Les Canadiens peuvent attacher une grande importance à leur identité et à leur culture, mais il n’y a là aucun conflit avec l’efficacité allocative, puisque l’efficacité consiste à allouer les ressources à ce qui est le plus valorisé par la collectivité. Si l’identité et la culture canadiennes sont précieuses, l’efficacité commande que l’on y consacre des ressources importantes. Évidemment, l’identité culturelle se définit et se quantifie difficilement, mais cela n’interdit pas qu’elle fasse l’objet d’une analyse économique. Si la défense et la sécurité nationales doivent être soumises à une analyse économique parce qu’il faut déterminer quelle quantité de ressources il convient de leur consacrer, on voit mal pourquoi il en serait autrement de la souveraineté politique et culturelle. Ces objectifs CHAPITRE 18 LE RÔLE DE L’ÉCONOMISTE exigent des ressources et ils doivent logiquement être incorporés dans l’analyse de l’allocation des ressources. Plus la sécurité nationale, l’identité culturelle et le maintien de la démocratie ont de l’importance aux yeux de la population, plus la société doit leur consacrer des ressources considérables. Le conflit présumé n’existe pas. 9. UNE RÉSERVE IMPORTANTE E n dernière analyse, le postulat de la souveraineté du consommateur interdit d’étudier toutes les questions selon la seule approche économique. Si les économistes ont une compétence particulière à faire valoir dans toute question d’ordre social où des ressources sont utilisées, il ne faut pas prétendre par ailleurs que toute question doive être analysée en se fondant uniquement sur les préférences des consommateurs. L’application universelle du postulat de la souveraineté du consommateur impliquerait qu’on rejette tout mécanisme visant à influencer les individus et à faire évoluer leurs valeurs. Le gouvernement n’aurait plus la possibilité d’agir, si gouverner signifie diriger et influencer les valeurs. Ainsi, on imagine mal que la question de l’avortement ou de l’euthanasie soit analysée uniquement en se plaçant du point de vue économique. On pourrait en dire autant de la peine capitale, à laquelle, selon certains, l’approche économique serait toujours favorable. S’il calculait les coûts et les avantages de la peine capitale, comme on le lui reproche souvent, l’économiste ne pourrait pas aboutir à une autre conclusion. Pareille façon de présenter les choses constitue une caricature de la méthode économique. Il est évident qu’il est moins coûteux, sur le plan strictement financier, d’exécuter un criminel que de le loger à perpétuité aux frais de l’État, mais l’économiste est en mesure de se référer à des valeurs autres que pécuniaires. Relativement à cette question, il agit comme tout individu rationnel : il prend position après avoir examiné toutes les conséquences de la peine de mort. Son analyse englobe donc des valeurs autres que financières, valeurs qu’il ne cherche pas nécessairement à convertir en dollars, car l’économiste reconnaît volontiers que cette conversion est souvent fort discutable, pour ne pas dire impossible. En examinant les conséquences de la décision d’appliquer la peine capitale, il tient compte de la valeur de la vie humaine et de l’attitude de la population à cet égard. Il peut aboutir à la conclusion selon laquelle les membres de la société valorisent trop fortement la vie humaine pour accepter la peine de mort, même si en l’appliquant on réaliserait des économies substantielles et même s’il était personnellement favorable à cette mesure. Cependant, il y a plus. On peut se demander si la question de la peine capitale doit se décider en se fondant sur la souveraineté du consommateur. La décision à prendre doit-elle refléter uniquement les préférences actuelles des membres de la société ? Ou bien doit-on réserver un rôle aux hommes politiques et aux éducateurs dans la formation des valeurs chez les individus ? En postulant la souveraineté du consommateur, l’approche économique nie en fin de compte toute action visant à influencer les valeurs des citoyens. La faiblesse principale de l’approche économique n’est donc pas l’incapacité de prendre en considération des valeurs non pécuniaires, elle tient davantage au postulat de la suprématie du consommateur, puisque les choix de société ne doivent 321 322 SIXIÈME PARTIE CONCLUSION peut-être pas nécessairement être effectués uniquement en fonction des valeurs qu’entretiennent aujourd’hui les individus. Pourtant, on voit mal pourquoi cette faiblesse interviendrait dans les questions pour lesquelles on demande habituellement l’avis des économistes. 10. CONCLUSION D e toute évidence, l’analyse présentée dans ce manuel n’est pas neutre, puisqu’elle repose sur le postulat de la souveraineté du consommateur. Elle paraîtra tendancieuse à ceux qui n’acceptent pas ce postulat. Il aurait été possible d’adopter une approche positiviste, parfaitement neutre, qui se serait contentée d’exposer les effets des politiques économiques, mais celle-ci aurait grandement restreint l’analyse et aurait été d’une utilité réduite. Par exemple, elle aurait interdit de poser cette affirmation toute simple, fréquemment avancée par les économistes, à savoir que « l’échange engendre des gains ». Plutôt que de restreindre à ce point l’analyse, il nous a paru préférable d’accepter le postulat de la souveraineté du consommateur et ses conséquences. Mis à part ce postulat, l’analyse économique se veut aussi neutre que possible. Puisqu’elle n’incorpore aucun objectif distributif précis, laissant à d’autres le soin de déterminer la distribution équitable des revenus, elle peut servir à n’importe quel parti politique qui accepte la souveraineté du consommateur. La tarification des services publics est compatible avec la volonté d’aider les démunis, ses conséquences distributives sont fonction des mesures compensatoires qui l’accompagnent. Il en est de même du libre-échange. Le fait de montrer l’efficacité allocative du régime de marché ne présume en rien des objectifs distributifs que l’on peut viser. On peut croire à l’efficacité du marché tout en étant compatissant à l’endroit des défavorisés, tout en préconisant une approche humaine des politiques économiques. On peut être économiste et humain : l’un n’interdit pas l’autre, en dépit, parfois, des apparences. N O T E 1. Pour un article récent sur le sujet, voir « The Avuncular State », The Economist, 8 avril 2006.