Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris Année scolaire 2021-2022 « De la technique du bellow shake à l’accordéon : réconcilier technique et musique » TRAVAIL D’ETUDE PERSONNEL Parcours DNSPM/DE Étudiant : Beautemps Julien Tuteur : Vicens Fanny 1 2 Le présent travail vise à dépeindre un paysage pédagogique de l’enseignement de la technique du bellow shake sur le continent européen, et évoquer des solutions pédagogiques aux difficultés techniques et expressives rencontrées par les accordéonistes. Mots-clés : Bellow shake, Accordéon de concert, Bayan, Enseignement The present work is focused into depict a pedagogical landscape of the teaching of the bellow shake technique on the European continent, and to evoke pedagogical solutions to the technical and expressive difficulties encountered by accordionists. Keywords : Bellow Shake, Classical Accordion, Bayan, Teaching 3 Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont participé et m’ont aidé activement à réaliser ce travail. J’éprouve une grande gratitude envers ma tutrice Fanny Vicens qui a toujours été à mes côtés, ainsi qu’Emilie Delapierre, Marie-Anne Cohu-Cabaret et Denis Beautemps pour leur aide inestimable. 4 5 Introduction La technique du bellow shake (que l’on peut littéralement traduire par « secouer le soufflet ») est un aspect singulier de la technique pour accordéon : il s’agit d’un mode d’utilisation unique du soufflet qui relie les deux blocs de l’accordéon. Elle trouve son équivalent dans le trémolo des instruments à cordes. En effet, ce qui pour les violonistes constitue un mouvement accéléré de tiré-poussé de l’archet sur les cordes, correspond à l’accordéon à un même mouvement accéléré de tiré-poussé du soufflet par le bras gauche. D’ailleurs il semblerait que cette analogie ait contribué à l’emploi de cette technique dans le répertoire pour accordéon, les accordéonistes ayant toujours recherché des équivalents aux techniques d’autres instruments, notamment lors du travail de transcription. Cependant, la différence principale avec les instrumentistes à cordes est que l’accordéoniste doit manier un bloc gauche pesant entre 5 et 6 kg, rendant l’exécution d’un bellow shake bien plus ardue qu’un trémolo d’archet. Il est aujourd’hui très commun de qualifier ce mode de jeu de « physique », en raison de l’investissement qu’il impose à l’interprète. Régulièrement employée par les compositeurs contemporains, cette technique a ouvert le chemin à de nouvelles interrogations quant à la manière d’utiliser le soufflet. Après les possibilités de polyphonie et de travail du timbre rendues possibles grâce à la présence de deux claviers identiques dans les années 1930, les effets de soufflet sont un aspect tout aussi singulier exploité dans la littérature musicale contemporaine pour accordéon. Ces différentes modalités d’écriture accordéonistique font la joie des compositeurs qui travaillent à l’évolution de l’accordéon dans le monde de la création contemporaine. Néanmoins, tout comme l’ensemble des techniques propres à l’accordéon, le bellow shake reste une innovation récente, à l’image de l’accordéon classique dont l’ancienneté du répertoire original ne dépasse pas 80 ans. « L’accordéon du XXIe siècle ne peut se définir sans ses deux siècles d’évolution. Cette remarque souligne l’aspect récent de cet instrument, dont l’histoire est toujours en cours d’écriture. » 1 1 CAUMEL Marie-Julie, « Introduction », dans Regards croisés sur l’accordéon classique : un état des lieux de l’enseignement et du répertoire en France et en Russie, Thèse, sous la direction 6 Ainsi, la dynamique évolutive de l’accordéon classique induit la présence de certaines fragilités dans les connaissances pédagogiques. C’est le cas de la technique du bellow shake dont la maîtrise technique ressort encore aujourd’hui comme un enjeu : selon Friedrich Lips dans son ouvrage The art of bayan playing, nombreux sont les interprètes qui n’y parviennent toujours pas1. En témoigne le fait que l’accordéon soit un instrument lourd et qu’il implique de trouver des stratégies de compensations corporelles et musicales pour ne pas se fatiguer. Lips parle ainsi de cette difficulté qu’ont les accordéonistes à ne pas être limités par leur condition physique en situation de jeu : « Quand Heinrich Neuhaus rappelait à ses élèves : "On doit jouer léger sur le piano", nous nous rappelons que ce challenge est difficile à accomplir au bayan [l’accordéon de concert russe]. Parce que son énergie est accaparée par le contrôle du soufflet, il est difficile pour le bayaniste de jouer longtemps, surtout s’il faut jouer fort2. » Un passage en bellow shake est une sorte de condensé des difficultés techniques rencontrées par les accordéonistes : synchronisation entre les doigts et le soufflet, tenir la cadence sur le plan physique, qualité de son, régularité rythmique… Ces difficultés placent les accordéonistes dans une démarche de maîtrise technique plutôt que d’intégration au discours musical. Ce retard et cette perte de repères dans la pratique accordéonistique témoignent de l’importance d’une réflexion qui puisse amener à une meilleure compréhension de la technique du bellow shake et de ses enjeux. Dans le cadre de cette démarche, nous saisissons l’opportunité de ce mémoire pour faire émerger des solutions aux problèmes rencontrés par la plupart des accordéonistes lors de l’exécution d’un bellow shake. Pour ce faire, nous orienterons notre réflexion vers la réunion des aspects technique et musical dans l’apprentissage. Toute étude d’une technique déjà existante ne peut se passer d’un regard sur le d’André Lischke, Arts plastiques, musicologie, Université Paris-Saclay, soutenue le 18 décembre 2018, p. 14. 1 LIPS Friedrich, « Bellows Techniques », dans The art of bayan playing. Technique, interpretation and performance of playing the accordion artistically, Kamen, KarthauseSchmülling, 2000, p. 52. 2 Ibid, p. 51. 7 passé. En considérant l’histoire du bellow shake, depuis ses premières apparitions dans la technique pour bayan jusqu’à l’attribution de ses lettres de noblesse au sein de la collaboration entre interprète et compositeur, nous verrons que cette technique a permis un enrichissement certain de la littérature pour accordéon de concert. Puis nous établirons un état des lieux de l’enseignement et de la pratique instrumentale du bellow shake dans le monde de la musique savante. Ce mémoire se voulant être la première étape d’une étude de plus grande ampleur sur l’emploi du bellow shake à l’échelle mondiale, nous serons ici contraints de procéder à un focus sur l’accordéon sur l’ensemble du continent européen. Nous aurons ainsi l’occasion de mener des études de cas pour donner un aperçu de la diversité des approches ; cette deuxième partie présentera des enseignements qui concilient l’héritage de la pratique des instruments à vent et le sens de la phrase musicale. Deux domaines d’investigation se sont imposés dans l’élaboration de ce mémoire : histoire et pédagogie. En premier lieu, la maîtrise du bellow shake présente aujourd’hui de nombreux obstacles aux élèves et concertistes, ce mode de jeu étant marqué par la tradition orale. Le constat que les pédagogues d’hier sont aussi ceux d’aujourd’hui, au regard de l’éclosion récente de l’accordéon classique (à peine un siècle), est un trait particulier de l’enseignement de cet instrument. Se poser la question de la manière dont est actuellement enseigné le bellow shake revenait donc à interroger l’histoire de l’accordéon. Aussi la perspective historique nous a permis de resituer une pratique parmi les différentes innovations qui lui ont conféré ses lettres de noblesse, et de porter un œil éclairé sur cette technique. Il était donc nécessaire d’effectuer des entretiens avec des pédagogues afin de recueillir des informations qui n’ont malheureusement pas été fixées sur le papier. A ce propos, la consultation de nombreuses méthodes d’accordéon nous a permis à la fois de considérer les tentatives de fixation de certaines règles dans l’apprentissage du bellow shake, et à la fois de compléter notre représentation de ses différentes modalités d’enseignement dans le monde. En second lieu, il nous semblait important de situer la pratique de l’accordéon par rapport à celle des instruments à vent. En effet l’accordéon est considéré à la fois comme un instrument à clavier et un instrument à vent. Sa qualité d’instrument à vent est parfois mise de côté dans l’enseignement. Nous proposons donc ici de mettre en pratique l’héritage des instruments à vent au profit de l’amélioration de l’exécution d’un bellow shake. Nous nous sommes appuyés sur les interviews de Philippe Bernold, professeur de 8 flûte traversière au CNSMDP, Roman Jbanov, professeur d’accordéon au Conservatoire Supérieur de Novossibirsk, et Franck Angelis, professeur d’accordéon au Conservatoire à rayonnement régional de Gennevilliers. 9 Glossaire Accordéon chromatique : accordéon produisant la même note en appuyant sur la même touche, que l’on tire ou pousse le soufflet. Accordéon diatonique : accordéon produisant deux notes différentes en appuyant sur la même touche, que l’on tire ou pousse le soufflet. Soupape : « porte » située en face de chaque lame métallique. Une fois ouverte, elle permet à l’air de s’engouffrer et de la mettre en vibration. Soupape ou bouton d’air : bouton situé sur le bloc gauche qui, une fois enfoncé, laisse s’engouffrer ou partir l’air du soufflet. Ce procédé engendre un souffle qui peut imiter celui du vent (exemple : Vyâna de François Bousch, cf. p.32) Retriplés : technique de soufflet inspirée de la technique du bellow shake. Elle consiste à répéter la séquence suivante de mouvements du soufflet : tirer-pousser-tirer. On obtient un rythme de triolet. Ricochet : technique de soufflet inspirée de la technique du bellow shake. Elle consiste à répéter la séquence suivante de mouvements : tirer-pousser-claquer (le haut du bloc gauche contre le haut du bloc droit). A grande vitesse d’exécution, cet effet donne l’impression visuelle d’un bloc gauche qui « ricoche » contre le bloc droit. 10 PREMIERE PARTIE Histoire de la technique du bellow shake 11 CHAPITRE I : Bayan et bellow shake 1.1 Invention du Bayan 1.1.1 L’ancêtre populaire L’accordion, petit instrument à anches libres inventé par l’autrichien Cyrill Demain en 1829, arrive en Russie par les ports de Saint-Petersbourg en 184021. Figure 1 : Accordion de Demian. Brevet de 1829. Les artisans de la ville de Tula s’en emparent aussitôt pour le construire en atelier. Cet épisode marque le début de l’appropriation de l’accordion par la culture russe. Dès les premières années sont développés de petits instruments diatoniques appelés garmoshka ou garmonika, qui font tout de suite sensation à la foire de Nijni-Novgorod2. Destinés au folklore, ils se caractérisent par une tessiture peu étendue (2 octaves), limitée 1 MONICHON Pierre, L'accordéon, Paris, Van de Velde, 1985, p. 34. 2 DELAPIERRE Emilie, « Appropriation de l’accordion », dans Histoire du bayan en Russie, ou la transition d'une culture traditionnelle vers l'art classique, Mémoire, sous la direction de Christel Marchand, Histoire de la Musique, CRR de Paris, soutenu le 17/06/2021, p. 8. 12 par le diatonisme (cf. glossaire) et les accords préparés de la main gauche (une touche actionne trois soupapes – cf. glossaire). Ces instruments voyagent un peu partout sur le territoire russe et sont perfectionnés par des innovations locales. On voit ainsi naître toute une gamme de garmoshkas se distinguant entre elles notamment par la géométrie de leurs claviers : répartition des notes, nombre de rangées et tessiture. Figure 2 : Garmoshka, modèle Bologoevskaya à 3 rangs. Dès les premières années de construction en atelier, les accords préparés sont transférés à la partie gauche de l’instrument, auxquels s’ajoutent les basses3. Ainsi naît le clavier main gauche traditionnel qui permet l’accompagnement dit « en pompe » des mélodies jouées au clavier main droite. Cette caractéristique confère à la garmoshka son aura populaire : on peut y jouer des valses, polkas et autres danses traditionnelles. La main droite, quant à elle, joue les mélodies. Cependant, les caractéristiques de la garmoshka en tant qu’instrument folklorique l’excluent de la musique savante. Pour faire évoluer ce petit instrument vers le répertoire classique, il faudra attendre 80 ans une révolution organologique qui permettra l’émancipation du système d’accompagnement à la main gauche. Un tel mécanisme, permettant de posséder deux claviers identiques, portera le nom « système de déclencheur ». 3 JBANOV Roman, Le soufflet et ses techniques dans l’enseignement de l’accordéon, Mémoire. 13 1.1.2 Invention du bayan et transition vers la sphère classique Au fil des années, la facture de l’instrument se complexifie pour faire de l’accordéon folklorique russe un instrument complet. Au tournant du XXe siècle, l’émergence d’accordéons chromatiques (cf. glossaire) apparaît comme l’aboutissement des recherches du moment dans toute l’Europe. Dès 1897, Paolo Soprani construit un tel instrument, en concevant les claviers main droite et main gauche modernes : les deux claviers abandonnent ainsi le système diatonique pour le système chromatique4. Soprani innove dans la disposition en diagonale des notes sur les deux claviers, avec un clavier main droite à trois rangées, et au clavier main gauche un système d’accords préparés qui permet de jouer les accords majeurs, mineurs et de septième de dominante selon la rangée utilisée. Ce clavier main gauche est aujourd’hui communément appelé « clavier basses standards ». « Ces innovations entraînent un profond bouleversement dans le monde de l’accordéon car, si pour la musique de danse on tend à rester sur ses positions, ceux qu’attire la musique "classique" n’hésitent pas dans leur choix : l’accordéon "chromatique" est irremplaçable5 ». En 1907, Sterligov conçoit pour l’accordéoniste Orlansky-Titarenko son bayan, premier modèle chromatique russe : « un modèle inédit à quatre rangs de boutons à droite, avec un clavier gauche composé de six rangs d’accords et de basses "libres". […] Ce terme [bayan], emprunté à la légende russe du Prince Igor (une évocation de l’histoire des principautés ruthènes du XIIe siècle relatant l’expédition malheureuse du prince Igor), fait référence à Boyan, un poète troubadour et magicien qui chantait des récits historiques et fantastiques en s’accompagnant de son gouvsi (instrument à cordes pincées)6 ». Dans cet instrument, les deux claviers sont organisés en rangées strictement verticales, disposition peu ergonomique amenant par la suite les facteurs russes à adopter 4 MONICHON Pierre, L'accordéon, Paris, Van de Velde, 1985, p. 98. 5 CAUMEL Marie-Julie, « 1830-1900. Des salons bourgeois aux bistrots parisiens », dans Regards croisés sur l’accordéon classique : un état des lieux de l’enseignement et du répertoire en France et en Russie, Thèse, sous la direction d’André Lischke, Arts plastiques, musicologie, Université Paris-Saclay, soutenue le 18 décembre 2018, p. 35. 6 MAURICE Bruno, Le bayan, [En ligne], https://www.brunomaurice.com/le-bayan/, consulté le 1er novembre 2021. 14 celle de Soprani en diagonale. En 1913, le nombre de rangées de la main droite passe à cinq. Figure 3 : Un bayan à cinq rangées du système Sterligov avec la nouvelle disposition en diagonale du clavier main gauche. De fait, le bayan et l’accordéon de Paolo Soprani permettent aussi bien de jouer des chansons populaires que des œuvres classiques. Cependant la facture du bloc main gauche ne permet toujours pas d’aborder la polyphonie sur les deux claviers et limite le répertoire à des pièces dont le cheminement harmonique reste simple. Survient alors l’innovation russe du déclencheur, en 19297. Ce mécanisme, inventé par Sterligov, permet de passer d’un système d’accords préparés basses standard à un clavier chromatique, qui individualise les notes, de sorte à faire du clavier main gauche le jumeau du clavier main droite. Le bayaniste peut ainsi librement passer d’un système à l’autre, c’est-à-dire des « basses standard » aux « basses chromatiques ». Le système de déclencheur, quant à lui, consiste en une barre mécanique sur laquelle le bayaniste appuie pour « déclencher » le passage d’un système à l’autre. Le mécanisme consiste en un système de tringlerie complexe sur lequel nous ne nous attarderons guère plus longtemps, afin ne pas dépasser les limites imposées par ce mémoire. Notons néanmoins que l’invention du déclencheur est sans doute l’une des plus grandes innovations de l’accordéon russe, en créant une rupture nécessaire entre la garmoshka attachée au folklore, et le bayan résolument engagé dans l’entrée dans la sphère classique. Cette invention va d’ailleurs traverser les frontières 7 MAURICE Bruno, op. cit. 15 pour être intégrée aux instruments de facture étrangère (la maison française Cavagnolo crée son premier modèle à déclencheur en 19478). 1.2 Apparition du bellow shake dans le répertoire Il est aujourd’hui difficile de se prononcer sur une période précise quant à l’apparition du bellow shake dans la technique pour accordéon : rares sont les informations ayant été conservées jusqu’ici à ce sujet. « Je ne me remémore aucune source mentionnant la découverte du bellow shake, ou sa première notation9. » La mémoire collective constitue encore à ce jour une source importante d’informations : l’instrument étant encore jeune, ce n’est que depuis les années 1980 que l’on note une volonté de fixer sur le papier les connaissances accumulées sur son histoire récente. « Autobiographies, portraits de musiciens célèbres, œuvres de spécialistes et/ou d’amoureux de l’accordéon, il existe aujourd’hui de nombreuses « histoires » de l’accordéon qui ont contribué à une meilleure compréhension et une plus grande visibilité de l’instrument. Toutefois, nombre d’entre elles traitent principalement du caractère populaire de l’accordéon ou abordent seulement une période de son histoire. En outre, celle-ci étant encore récente, certaines dates clés n’apparaissent pas ou ne concordent pas toujours dans les différents ouvrages10. » 1.2.1 L’avance russe 8 CAUMEL Marie-Julie, « 1900-1960. La consécration de l’accordéon traditionnel et les débuts de l’accordéon classique », dans Regards croisés sur l’accordéon classique : un état des lieux de l’enseignement et du répertoire en France et en Russie, Thèse, sous la direction d’André Lischke, Arts plastiques, musicologie, Université Paris-Saclay, soutenue le 18 décembre 2018, p. 57. 9 BONNAY Max, entretien du 27 juillet 2021. 10 CAUMEL Marie-Julie, « Introduction », dans op. cit., p. 11. 16 Il existe de nombreuses histoires de l’origine de la technique du bellow shake. Franck Angelis donne ainsi sa version : « Cette technique nous viendrait des Italiens, d’après le témoignage d’accordéonistes des générations précédentes. Ils l’utilisaient déjà dans les tarentelles jouées aux bals populaires, sans savoir qu’elle serait plus tard utilisée dans une musique avec plus de codes : il existe bien des effets que les musiciens populaires ont inventé sans en établir la science ! Ce sont les Russes qui se sont chargés de la codification de la technique du bellow shake, et ce dans les pièces du grand répertoire. Ils l’ont développée en y ajoutant des prolongements techniques comme les retriplés (cf. glossaire) ou les ricochets (cf. glossaire). »11 Fanny Vicens rapporte quant à elle les propos de Dino Negro (*1934), accordéoniste basé à Digne-les-Bains, qui soutient l’idée que le Bellow Shake serait apparu aux États-Unis, à l’initiative d’interprètes transcrivant des œuvres pour orchestre. Il se souvient en outre avoir entendu pour la première fois de manière « magistrale » une œuvre classique avec des bellow shake dans un concours d’accordéon à Belfort, à la fin des années cinquante : le candidat n’était autre que le jeune Gérard Grisey. Devant ce flou historique, nous avons pris le parti de faire confiance à la version de Roman Jbanov, qui s’appuie sur ses entretiens avec de grands noms de l’accordéon russe comme Vyatcheslav Semionov et Evgeni Derbenko pour retracer l’histoire du bellow shake. Nous limiterons donc notre étude au monde du bayan, d’autant plus que les techniques accordéonistiques ont été l’apanage des accordéonistes russes au cours du XXème siècle, véritables précurseurs dans l’évolution du répertoire pour accordéon de concert. En effet, la politique de promotion du patrimoine culturel en Union soviétique a conféré au bayan un terreau fertile pour son évolution dans la sphère classique, contrairement à d’autres pays comme la France où l’accordéon a beaucoup souffert de son aura populaire. Le bayan, instrument hybride entre le folklore et à la musique savante, représentait la culture russe à l’étranger et a été, à ce titre, intégré au département expérimental de l’Armée Rouge - tout comme la balalaïka1213. A l’époque, le soutien 11 FRANCK Angelis, entretien du 20 février 2022. 12 LISCHKE André, Histoire de la musique russe. Des origines à la Révolution, Paris, Fayard, 2006. 13 DELAPIERRE Emilie, « Le bayan et la politique intérieure », dans Histoire du bayan en Russie, ou la transition d'une culture traditionnelle vers l'art classique, Mémoire, sous la 17 soviétique pour les expérimentations et l’essor de la facture instrumentale a permis aux artisans de répondre à la demande de bayanistes toujours plus nombreux, en leur proposant des instruments à la pointe de la technologie14. L’URSS a de même soutenu l’entrée du bayan dans les conservatoires supérieurs de l’Union soviétique : tout d’abord le Conservatoire Rimsky-Korsakov de Saint-Petersbourg en 1926, puis l’Ecole centrale de musique de Moscou et le Conservatoire de Kiev en 1927, enfin l’Institut Gnessin de Moscou en 194815. Figure 4 : Le bayaniste aveugle Ivan Panitsky (1906-1990). L’entrée du bayan dans les institutions russes a rendu nécessaire la création d’un répertoire pour bayan dès les années 1930. Le bayaniste Ivan Panitsky fut le chef de file de cette entreprise, grâce à ses arrangements de nombreuses œuvres de compositeurs russes et d’Europe occidentale, dont L’Alouette de Glinka (1840) et la même Alouette direction de Christel Marchand, Histoire de la Musique, CRR de Paris, soutenu le 17/06/2021, p. 20. 14 BONNAY Max, communication personnelle. 15 MAURICE Bruno, op. cit. 18 dans la version de Mili Balakirev (1864), la Czardas de Vittorio Monti (1900) ou encore Le vol du bourdon de Nikolaï Rimsky-Korsakov.16 A partir des années 1960, plusieurs bayanistes de renom, dont le concertiste et pédagogue Friedrich Lips dans les années 1970, œuvrent au développement du répertoire original pour accordéon en collaborant avec de nombreux compositeurs de l’époque. Figure 5 : Le bayaniste Friedrich Lips (1948-...). Ce corpus de connaissances et de savoir-faire (facture instrumentale, pédagogie et répertoire), font l’envie des accordéonistes du reste du monde qui découvrent les joueurs de bayan dans les concours internationaux. « A partir de 1966, les soviétiques commencent à participer aux concours internationaux d’accordéon. Forts de leur technicité, de leurs instruments et de leur répertoire, leur apparition fait l’objet d’une véritable révélation et d’une grande influence sur monde musical occidental. Ainsi, le bayan devient le modèle instrumental des plus grands virtuoses de l’accordéon. »17 Cette position de force du bayan dans le monde lui confère le rôle de « grand frère » de l’accordéon : l’URSS soutient les échanges pédagogiques avec l’étranger afin de diffuser les connaissances et le savoir-faire soviétiques. En France, le fruit de cette 16 Маудо "Детская школа искусств № 2 имени И. Я. Паницкого ", Основные сведения, [En ligne] https://dschi2panickogo.ucoz.ru/index/osnovnye_svedenija/0-5, consulté le 20 novembre 2021. 17 MAURICE Bruno, op. cit. 19 diffusion se concrétise à l’occasion de stages organisés par l’UNAF (Union nationale des accordéonistes de France) : « Dès 1981, […] l’UNAF organis[e] des stages permettant aux étudiants de travailler avec des artistes de renom, nationaux ou internationaux, comme Viatcheslav Semionov ou Friedrich Lips18 ». L’opportunité d’accéder à un savoir académique séduit de nombreux accordéonistes qui partent étudier en URSS des années 1970 jusqu’au début des années 1990. Frédéric Guérouet est le premier à franchir le pas en 1975, en allant étudier au Conservatoire de musique de Kiev auprès du pédagogue Vladimir Besfalminov19. Max Bonnay et Christiane Bonnay, Jean-Luc Manca et bien d’autres encore, se forment à l’Institut Gnessin auprès de Friedrich Lips. Ainsi, l’avance russe dans l’ensemble des domaines touchant à l’évolution du bayan en tant qu’instrument noble a fait de cet instrument l’ambassadeur de l’innovation dans le monde de l’accordéon, et ce du début du XXe siècle jusqu’à la fin des années 1980, période moins faste de la Perestroïka durant laquelle les subventions de l’Empire soviétique ont chuté20. 1.2.2 Premières utilisations du bellow shake dans le répertoire Avant de poursuivre, une précision sémantique s’impose entre deux termes : bellow shake et trémolo de soufflet. Le concertiste et pédagogue franco-russe Roman Jbanov, dans sa thèse « Le soufflet et ses techniques dans l'enseignement de l'accordéon », perçoit dans le bellow shake l’héritage de conceptions techniques et sportives, tandis que le trémolo s’inspire du trémolo des cordes dans l’exécution. « Le mouvement continu et très rapproché de tiré et de poussé du soufflet s’appelant bellow shake en Occident est parfois [noté] "BS". Nous utilisons plutôt 18 BONNIN Myriam, citée dans la thèse de Marie-Julie Caumel, 2018 19 CAUMEL Marie-Julie, « La consécration de l’accordéon traditionnel et les débuts de l’accordéon classique », dans op. cit., p. 49. 20 DELAPIERRE Emilie, « Le bayan après la chute de l’URSS », dans op. cit., p. 25. 20 en Russie le mot trémolo. En effet, si l’on traduit "bellow shake" mot à mot, de l’anglais au français, cela veut dire "secouer le soufflet". De mon point de vue, ceci n’est pas très musical ! On ne secoue pas pour que cela mousse (comme on prépare le milk shake) ou pour faire tomber les boutons de l’accordéon en le secouant comme un pommier. […] Il est donc plus judicieux en français d’appeler cette technique « trémolo de soufflet » comme le « trémolo d’archet » au violon. »21 Ainsi, en Russie, c’est le terme de trémolo qui est employé pour parler du rapide tiré-poussé du soufflet à l’accordéon. Cette distinction sémantique est primordiale car elle reflète une conception artistique et géographique unique dans le paysage pédagogique de l’enseignement de l’accordéon. Aussi, nous adopterons dans ce chapitre le terme de trémolo de soufflet dans le cadre de notre propos sur le lien de cette technique avec le bayan, afin d’éviter les confusions entre différentes conceptions. Aussi cette différence d’appellation va de pair avec une différence dans les notations sur partition. Roman Jbanov, dans son mémoire sur Le soufflet et ses techniques dans l’enseignement de l’accordéon, propose un bref survol des différentes notations employées. En Russie sont ainsi employées les notations suivantes : En Europe, il s’agit de ces notations : Intéressons-nous donc tout d’abord aux origines du trémolo de soufflet. Comme cela a été évoqué précédemment dans le chapitre sur l’ « Invention du bayan et transition vers la sphère classique », le bayan a évolué depuis le folklore vers la sphère classique au début du XXe siècle, car ses caractéristiques permettaient d’avoir un pied à la fois dans les mondes du folklore et celui de la musique savante. Bien que les évolutions en terme 21 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 21 de facture instrumentale aient grandement contribué à son entrée dans les institutions, c’est pourtant bien du folklore que nous vient la technique du trémolo. Ce fait vient contredire l’idée communément répandue que cette technique serait née de la transposition à l’accordéon de la technique du trémolo des cordes. Roman Jbanov, s’appuyant sur ses entretiens avec de grands noms de l’accordéon russe comme Vyatcheslav Semionov et Evgeni Derbenko, nous en fournit l’explication détaillée : « Il faut savoir que la technique du trémolo de soufflet nous vient des garmoshkas, ces petits instruments diatoniques à 2 rangées qui exercent des mouvements très rapprochés du soufflet pour des raisons harmoniques. Lorsque les instruments chromatiques comme le bayan se sont répandus, on s’est mis à y jouer la musique folklorique. On cherchait à imiter la garmoshka en faisant des soufflets très courts, ce qui a donné naissance au trémolo de soufflet dans les années d’avant-guerre (années 1930). »22 On a ainsi employé pour la première fois la technique du trémolo de soufflet sur bayan pour jouer les pièces traditionnelles russes dont certains bayanistes, comme Ivan Panitsky le pionnier de la variété russe, réalisaient des arrangements pour bayan. Il a fallu attendre quelques années pour que la technique du trémolo soit employée pour la première fois dans le répertoire classique au bayan. Le premier bayaniste à s’en saisir fut le musicien de folk Ivan Malanin, dans les années 1930. Il fut l’un des pionniers en matière d’évolution du répertoire, à une période durant laquelle les pièces traditionnelles côtoyaient les transcriptions d’œuvres classiques dans les programmes de concert. On peut citer le programme que Malanin proposa en 1929 (https://peoplepill.com/people/ivan-malanin) à l’occasion du concours de bayanistes et d'accordéonistes de Novossibirsk, composé d’œuvres de Frédéric Chopin, Henryk Wieniawski, Edward Ribich, ainsi que d’arrangements de chansons russes. Il jouait aussi à l’occasion de ses concerts la Rhapsodie hongroise N° 2 de Franz Liszt avec le joueur de balalaïka A. Filney, dans laquelle il employait à plusieurs reprises le trémolo de soufflet. 22 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 22 Figure 6 : Le bayaniste Ivan Malanin (1897-1969). Les années 1930-1940 sont donc une période d’essor pour le bayan : l’instrument est en pleine mutation tant du point de vue du répertoire que celui de la facture. Parmi toute cette pléiade d’innovations, on peut par exemple citer l’adoption d’une disposition particulière de la tessiture du clavier main gauche propre au système russe : les graves sont situés en bas du clavier et les aigus en haut. Roman Jbanov en narre la possible origine : « Dans les années 1948-49, Pavel Gvozdev commanda un bayan avec basses chromatiques pour y jouer les pièces classiques. En attendant sa construction, il aurait retourné son accordéon pour avoir les basses chromatiques de la main droite à la main gauche. A l’époque, les boutons de la main droite n’étaient pas aussi grands et gros, ce qui lui a permis de conserver sensiblement les mêmes écarts entre les touches. Cette histoire aurait donné naissance à la disposition actuelle de la tessiture main gauche du système russe : les graves en bas du clavier et les aigus en haut. »23 Cette histoire nous permet d’introduire les spécificités de facture entre instruments du système russe et ceux du système italien. Nous aurons l’occasion de parler plus bas de leurs incidences sur la manière d’exécuter un trémolo d’archet ou un bellow shake. 23 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 23 La technique du trémolo de soufflet serait donc née de l’imitation des garmoshkas au bayan. A cette époque, elle était employée dans des jeux rythmiques et autres moyens de galvanisation du temps musical, pour « faire monter la sauce » (comme c’est le cas des tarentelles jouées sur les accordéons diatoniques). Ce n’est qu’au cours de la transition du répertoire folklorique vers la musique savante que cette technique s’est inscrite dans l’héritage du trémolo des cordes, pour adopter une utilisation dramaturgique. On s’est alors servi du trémolo de soufflet de manière continue dans le texte musical, au service de la dramaturgie et de la cohérence de l’œuvre. Le fait de retracer l’histoire du trémolo de soufflet souligne une fois encore l’ambigüité du bayan, instrument à cheval entre le folklore et la musique savante. Et pourtant, c’est cette même ambiguïté qui a permis dans le passé - et permet encore aujourd’hui - l’émergence de nouvelles techniques. A ce propos, Roman Jbanov ajoute : « Il est […] amusant que l’on puisse trouver des prolongements techniques aux techniques déjà existantes en s’inspirant de la musique traditionnelle : il s’agit d’un véritable retour aux origines du bayan ! »24 24 JBANOV Roman, entretien du 9 févier 2022. 24 CHAPITRE II : Lettres de noblesse de la technique du bellow shake 2.1 Premières utilisations magistrales 2.1.1 Collaboration de Friedrich Lips et Vladislav Zolotarev Figure 7 : Le compositeur et bayaniste Vladislav Zolotarev (1942-1975). La collaboration du compositeur et bayaniste Vladislav Zolotarev (1942-1975) et du bayaniste Friedrich Lips est aujourd’hui reconnue pour avoir conféré au bayan les premiers chefs-d’œuvre de sa littérature originale. C’est ce que Max Bonnay confirme lorsque nous l’interrogeons sur les premières utilisations du bellow shake dans le répertoire. « Là-dessus je ne peux pas t’aider, je ne me remémore aucune source mentionnant la découverte du bellow shake, ou sa première notation. En revanche, je peux te parler de sa première utilisation magistrale par Vladislav Zolotarev. Ce compositeur a écrit 2 ou 3 concertos pour accordéon ainsi qu’une symphonie concertante, au début des années 1971, 72, 73 (il se suicide en 1975). Le bellow shake y sonne magistralement. Il y a un passage de progression dramatique de l’orchestre, et particulièrement des cordes en trémolo. L’accordéon reprend ce passage un peu plus tard, à lui tout seul, s’opposant à l’orchestre. Zolotarev 25 parvient à conférer au bellow shake une modalité d’expression qu’aucun autre instrument ne peut imiter. L’expression de transcendance dans la technique y prend tout son sens. »25 Cette analyse du Concerto pour Bayan et Orchestre symphonique pour accordéon de Vladislav Zolotarev, créé à Moscou en 1978 par Friedrich Lips (édité en 1984 aux éditions Muzyka26), met en avant le bellow shake comme technique propre au bayan. Le fait d’avoir inclus cette technique dans une pièce orchestrale assure sa légitimité dans un discours musical savant. Max Bonnay cite un autre exemple d’emploi notable de cette technique dans le 2e mouvement de la Sonate No 3 : « Zolotarev utilise le bellow shake dans un cadre cette fois-ci bien différent. La musique est emprunte d’un langage contemporain et nous fait voyager sur une autre planète »27. Les œuvres de Zolotarev font donc montre d’une profonde réflexion sur le plan des techniques pour bayan : il ne se limite pas à les inclure dans le discours musical, mais leur confère une dimension artistique supérieure, au service de l’élévation du bayan. Figure 8 : Extrait du Concerto pour Bayan et Orchestre symphonique (1978) de Vladislav Zolotarev. Il s’agit du passage dont parle Max Bonnay. 25 BONNAY Max, entretien du 27 juillet 2021. 26 Accordions Worldwide, Interview of Friedrich Lips, [En ligne], http://www.accordions.com/interviews/lips/lips2.shtml, consulté le 2 mars 2022. 27 BONNAY Max, ibid. 26 Aussi, la collaboration de Friedrich Lips avec Zolotarev a conduit à la création des Six suites pour enfants. Max Bonnay explique qu’à la suite du suicide de Vladislav Zolotarev, « une cinquantaine de mouvements pour enfants restait à regrouper. Friedrich Lips, qui travaillait avec lui, s’est chargé de publier toute son œuvre et de regrouper ces mouvements en Six suites pour enfants »28. On retrouve ainsi plusieurs mouvements employant la technique du bellow shake, dont « Le bouffon qui joue de l’accordéon » dans la Première suite pour enfants, et « Espiègle » dans la Sixième suite pour enfants. Ainsi, d’après Max Bonnay, Vladislav Zolotarev démontre dans ces « suites de caractère décrivant à leur niveau la naïveté des enfants […] une démarche à la fois esthétique et pédagogique ». Dans le mouvement Espiègle, qui emploie tout du long la technique du bellow shake, Max Bonnay indique que l’utilisation de cette technique « dépasse les besoins de la technique ». Il la compare au mouvement Matin d’hiver, « très profond dans l’expression ». « Espiègle est donc plus à voir comme une plaisanterie, et reflète la représentation que Zolotarev se fait du bellow shake ». 2.1.2 Prolongements techniques L’engagement de Zolotarev dans l’évolution du répertoire pour bayan a d’ailleurs mené à la création d’une nouvelle technique : celle du ricochet. « C’était lors du travail de Lips avec Zolotarev, sur le final de la Sonate No 2 (1971). Il y avait un passage pour lequel Zolotarev souhaitait un bellow shake très rapide, au regard de l’énergie à déployer dans le final. A force de s’exercer, Lips remarqua que l’alternance de « poussé-tiré » du soufflet prenait la forme d’un mouvement circulaire touchant aux coins de l’instrument. En fait, le soufflet « ricochait » sur les bords, soit trois « impacts » au lieu de deux. C’est ainsi qu’est née la technique du ricochet. Elle est donc plus simple à exécuter et permet des effets efficaces dans la vitesse. »29 28 BONNAY Max, entretien du 27 juillet 2021. 29 Ibid. 27 Figure 9 : Première utilisation de la technique du ricochet (рикошет мехом) dans le Final de la Sonate No 2 (1971) de Vladislav Zolotarev. Friedrich Lips a par la suite collaboré avec la compositrice Sofia Gubaïdulina. Cette collaboration s’est voulue fructueuse avec de nombreux chefs-d’œuvre comme De Profundis (1978) et la sonate Et Exspecto (1985), respectivement créés par Lips en 1980 et 1987 à Moscou30. Dans la sonate Et Exspecto, Sofia Gubaïdulina emploie des prolongements techniques au bellow shake, dans la ligne de la technique du ricochet : il s’agit de la première utilisation du quintuple ricochet. Figure 10 : Première utilisation de la technique du quintuple ricochet (пятидольный рикошет) dans le premier mouvement de la sonate Et Exspecto (1985) de Sofia Gubaïdulina. 30 Accordions Worldwide, Interview of Friedrich Lips, [En ligne], http://www.accordions.com/interviews/lips/lips2.shtml, consulté le 2 mars 2022. 28 A ce sujet, Max Bonnay nous donne cette innovation à titre d’exemple dans « l’écriture d’une musique brillante avec amélioration d’une technique déjà existante »31. Il compare cet effet à « une véritable réverbération du son. On dirait une pierre qui ricoche, avec un son de plus en plus feutré ». Cet « effet de soufflet » n’est donc pas pensé comme un procédé rythmique mais comme un moyen de travailler la matière sonore : « L’effet sonore prime sur la simple réalisation d’un quintolet à l’aide des quatre coins du soufflet ». Bien que les effets de soufflets aient été beaucoup développés dans les collaborations entre compositeurs et interprètes, il n’est pas exclu qu’ils puissent encore évoluer. Selon Roman Jbanov, « il existe encore de nombreuses choses à développer sur le plan artistique grâce aux effets de trémolo de soufflet »32. Il parle ainsi d’employer le bellow shake en commençant par pousser le soufflet plutôt que de le tirer comme à l’accoutumée : « Je pense qu’il faut développer le poussé-tiré dans le sens du poussé. Cela apporte une nouvelle combinaison rythmique et une autre couleur. C’est le cas pour l’accompagnement de la biguine, cette danse des Caraïbes qui se marie particulièrement bien avec cet effet ». Roman Jbanov propose d’exploiter davantage le « poussé » du soufflet dans les mesures irrégulières ou asymétriques (rythmes folkloriques en 5/8, 8/8, 9/8, etc.), pour renouveler l’investissement physique de l’interprète ainsi que la couleur du son. « Quand on change de soufflet en laissant la même note appuyée, on n’utilise pas les mêmes lames. Cela se ressent physiquement dans l’investissement et l’attitude de l’accordéoniste, dans l’alternance des appuis et des détentes, dans les questions-réponses entre une formule rythmique qui démarre en tiré et l’autre en poussé, etc. Cette nouveauté technique contribue à faire "tourner" plus facilement une formule rythmique. »33 Roman Jbanov parle ainsi de « trouver des prolongements aux techniques déjà existantes en s’inspirant de la musique traditionnelle ». 31 BONNAY Max, entretien du 27 juillet 2021. 32 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 33 Ibid. 29 2.2. Utilisations dans le répertoire contemporain Aujourd’hui, les compositeurs contemporains exploitent davantage le bellow shake dans un souci d’enrichissement sonore. C’est ce qu’indique Vincent Lhermet dans la deuxième partie de sa thèse de 2016 Le répertoire contemporain de l’accordéon en Europe depuis 1990 : l’affirmation d’une nouvelle identité sonore, « A la recherche d’une nouvelle identité sonore ». Il y souligne le rôle de la technique du bellow shake dans le travail du timbre34. Afin d’éviter de paraphraser les propos de Vincent Lhermet, nous nous appuierons largement sur ses analyses, tout en les complétant par des éléments personnels de recherche. 2.2.1 Partis pris esthétiques Du point de vue esthétique, l’utilisation du bellow shake peut traduire un goût pour la virtuosité venant de compositeurs contemporains qui gardent à l’esprit une image populaire et folklorique du bayan : « Ainsi, ce goût pour la virtuosité appartient, dans l’imaginaire de certains compositeurs, au son de l’accordéon : le compositeur finlandais Jukka Tiensuu, dans le choix même du titre de son œuvre Zolo, rend hommage à ces œuvres, comme le suggère Matti Rantanen : « La pièce fait allusion à la musique d'accordéon russe, à la fois comme une allégorie sur le nom Zolo(taryov) et l'apothéose de la virtuosité technique du bellow shake ».35 L’héritage populaire de l’accordéon inspire la création de pièces à ambiances populaires, telle la Tarentelle de Philippe Hersant (2016). 34 LHERMET Vincent, « Modes de jeu affectant le timbre », dans Le répertoire contemporain de l’accordéon en Europe depuis 1990. L’affirmation d’une nouvelle identité sonore, Thèse, sous la direction de Laurent Cugny et Bruno Mantovani, Musique – Recherche et Pratique, Université Paris-Sorbonne, soutenue le 9 mars 2016, p. 64. 35 RANTANEN Matti, livret du CD Finnish Music for Accordion, dans LHERMET Vincent, op. cit., p. 89. 30 « On assiste parfois à des réécritures de danses, comme chez Philippe Hersant [...] dans sa Tarentelle (2014), dont l’écriture, motivée par le souvenir des « tarentelles délirantes calabraises » (p.224), semble exiger de l’accordéon de pousser la popularité à l’extrême par l’utilisation des bellow shake et des retriplés, techniques propres à l’accordéon diatonique dans la musique traditionnelle. »36 Figure 11 : Technique des retriplés, présente dans la Tarentelle (2016) de Philippe Hersant. L’investissement physique de l’interprète lors de l’exécution d’un bellow shake est également une source d’inspiration pour les compositeurs contemporains. Ils l’utilisent par exemple pour faire ressortir « l’instabilité des lignes mélodiques ou des hauteurs de notes »37 ainsi que l’ « évocation d’une certaine fragilité lorsque [le compositeur espagnol] Gabriel Erkoreka demande à l’interprète de le réaliser aussi vite que possible (Erkoreka, Soinua, mes. 1) »38. Dans la ligne de l’investissement physique de l’accordéoniste, certains compositeurs utilisent le bellow shake sur de longs intervalles de temps, comme Uros Rojko dans le troisième mouvement de sa pièce Whose Song (1991) : « « Il s’agit d’une sorte d’étude du bellow shake qui est employé de manière ininterrompue durant les cinq minutes que dure le 3e mouvement de Whose Song. C’est donc une pièce assez physique qui ne va cependant pas dans le sens d’une démonstration technique, mais plutôt d’une sculpture sonore en constante métamorphose : le tempo rapide (la noire égale 112 puis 130 pour un bellow shake en rythme de double-croches) n’implique pas de montrer sa maîtrise du bellow shake "en force", nuance triple forte. Au contraire, il y a un vrai travail de la texture sonore, avec un recours aux variations d’intensité : les plans de dynamiques sonores extrêmes (al niente et triple forte) s’enchaînent par le biais d’accelerandi, ou bien par des ruptures à la suite de pauses (points d’orgues). »39 36 LHERMET Vincent, op. cit., p. 157. 37 Ibid, p. 67. 38 Ibid. 39 VICENS Fanny, entretien du 5 mars 2022. 31 Figure 12 : Extrait du 3e mouvement de la pièce Whose Song (1991) d’Uros Rojko. La question de l’endurance est aussi présente dans le deuxième mouvement du concerto pour accordéon Phaenomena (2018) de Bernd Richard Deutsch, créé le 10 octobre 2019 au Musikverein de Vienne avec l’Orchestre Symphonique de la Radio autrichienne sous la direction de Jakob Hrusa. Dans cette pièce, la notion de puissance est primordiale dans l’engagement de l’interprète qui doit alterner pendant la quasitotalité du mouvement (environ 6 minutes) des passages en bellow shake et d’autres modes de galvanisation du temps musical : accords répétés à grande vitesse et ostinatos rythmiques. Cette pièce est l’occasion d’aborder la part de l’interprète (en l’occurrence, Fanny Vicens) dans le processus d’écriture du concerto. Au chiffre 38, l’interprète a suggéré au compositeur d’alterner l’exécution des double-croches au soufflet et aux doigts, plutôt que de tout jouer en bellow shake40. On obtient de cette manière un effet de question-réponse entre modes de jeu « frénétique » et « lyrique ». Frénétique de par l’accord plaqué en bellow shake, et lyrique de par le mouvement mélodique ascendant de la main gauche. Le passage en question en est transformé sur le plan dramaturgique. 40 VICENS Fanny, entretien du 5 mars 2022. 32 Figure 13 : Chiffre 38 du concerto pour accordéon Phaenomena (2018) de Bernd Richard Deutsch, annoté par l’accordéoniste Fanny Vicens. On observe ainsi une volonté de la part des compositeurs contemporains de ne pas utiliser le bellow shake comme une manière pour l’interprète de démontrer sa maîtrise technique, mais de s’en servir dans le travail du timbre et celui de la dramaturgie. Il s’agit donc de faire preuve d’inventivité selon Fanny Vicens : « Aujourd’hui les compositeurs trouvent des subterfuges pour ne pas avoir à employer le bellow shake exclusivement dans la création de textures sonores ininterrompues. »41 Figure 14 : Version finale du même extrait de la pièce Phaenomena. 41 VICENS Fanny, entretien du 5 mars 2022. 33 2.2.2 Combinaison avec d’autres effets La possibilité de combiner le bellow shake avec d’autres modes de jeux permet également d’élargir des possibilités sur le plan sonore. « Même si l’on peut penser que les recherches sur les modes de jeux ont été épuisées et que la création musicale d’aujourd’hui ne peut se limiter à un catalogage d’effets, on s’aperçoit avec l’exemple du son tremblé du [compositeur Franck] Bedrossian que ce champ fait toujours l’objet d’expérimentations diverses, comme en témoignent des combinaisons de modes de jeux toujours plus nombreuses, que ce soit l’association du bellow shake avec la percussion du soufflet (Agustin Charles, Lux, p. 4) ou le bouton d’air (José-Maria SanchezVerdu, Arquitecturas del silencio, mes. 29) » (p.80) Cette combinaison du bellow shake avec d’autres modes de jeux est également développée dans la pièce Vyâna (2020) de François Bousch. Emilie Delapierre, dans la partie « Accordéon et musique contemporaine : une question internationale » de son travail sur l’Histoire du bayan en Russie, ou la transition d'une culture traditionnelle vers l'art classique, dresse une brève analyse de cette pièce : « Dans cette pièce, le compositeur présente un accordéon augmenté, avec l’ajout de plusieurs dimensions de jeu : théâtre musical, percussions et voix. L’association de ces différentes modalités d’expression s’associe au travail d’émancipation du timbre. En effet, dès les premières mesures de sa pièce, François Bousch effectue un relais entre le son expiré par la bouche de l’interprète et le son de la soupape, associant de cette manière les sons organiques et mécaniques. Cet accordéon pluriel lui permet de repousser les frontières de l’expression musicale42 ». 42 DELAPIERRE Emilie, op. cit., p.32. 34 Figure 15 : Extrait de Vyâna (2020) de François Bousch. Les triangles sont orientés dans le sens de tiré ou poussé du soufflet. Dès la 3ème mesure, le « soupir de découragement »43 poussé par l’interprète est relayé par le son de la soupape d’air en tiré, puis en poussé, le tout dans un tempo lent. A la mesure 11, le tempo devient plus rapide : les mouvements accélérés du soufflet prennent donc la forme d’un bellow shake. L’utilisation combinée de cette technique, de la soupape et de la voix de l’interprète, dans des mesures à 5/8 et 7/8, donne le rythme à une danse tribale dans laquelle « toutes les forces vitales sont à l’œuvre »44. Figure 16 : Suite de Vyâna (mes. 12-15) Dans la pièce Me-A-Ri (1999) de Hyunkyung Lim, le bellow shake cohabite avec une autre technique : la répétition du mouvement de tiré ou de poussé. Cette dernière confère au son une attaque plus molle que la technique du bellow shake, et donne l’impression d’une résonance naturelle (le titre signifie « Écho » en coréen). 43 BOUSCH François, Vyâna, Préface, éd. Babelscores, 2020. 44 Ibid. 35 Figure 17 : Extrait de la pièce Me-A-Ri (1999) de Hyunkyung Lim. Ainsi à la 2e mesure de la page 5, ces deux techniques sont alternées. Le bellow shake donne une sonorité plus saccadée du fait du changement périodique du mouvement de soufflet : deux lames différentes vibrent selon que l’on tire ou que l’on pousse. A l’inverse, la répétition d’un mouvement de tiré ou poussé du soufflet « dans le même sens » d’ouverture ou de fermeture implique la vibration d’une seule lame : celle-ci n’est pas arrêtée par un mouvement opposé du soufflet. Le compositeur exploite ces deux sonorités différentes pour créer une texture sonore qui serve la notion de « bellow shake acoustique » dont parle Max Bonnay dans notre entretien du 27 juillet 2021. Cette utilisation renouvelée des différents sens de tiré ou poussé est relatée plus haut par Roman Jbanov. Ainsi les compositeurs contemporains emploient la technique du bellow shake au service d’un travail du timbre. On observe une conception élargie de cette technique, avec la mise en avant de son intérêt bruitiste et dramaturgique, l’imaginaire de l’accordéon, ou encore la combinaison du bellow shake avec d’autres modes de jeu. Les possibilités sur le plan de l’enrichissement sonore s’en voient renouvelées, et repoussent les limites esthétiques et techniques de l’emploi traditionnel du bellow shake en endurance : « Bien que pouvant solliciter l’endurance de l’interprète, l’emploi du bellow shake par les compositeurs contemporains va chercher au-delà de la démonstration technique. Il s’agit d’un effet sonore employé de manière sporadique dans la création, sans toutefois conduire à une possible tétanie de l’interprète. ». »45 45 VICENS Fanny, entretien du 5 mars 2022. 36 DEUXIEME PARTIE L’enseignement et la pratique de la technique du bellow shake aujourd’hui 37 CHAPITRE I : Paysage pédagogique de l’enseignement et de la pratique du bellow shake dans la sphère européenne 1.1 Mise en place d’un questionnaire 1.1.1 Méthodologie Dans cette deuxième partie, nous souhaitons dépeindre un paysage pédagogique de l’enseignement et de la pratique du bellow shake dans le monde. Pour mener à bien cette entreprise, le questionnaire (cf. annexe 7) est un outil que nous complèterons par des études de cas et des entretiens individuels de personnalités de l’accordéon, afin d’en avoir une vision la plus objective possible. Le questionnaire n’a pas pour vocation d’être exhaustif : nous nous adressons à la population des accordéonistes du monde entier par le biais de nos contacts du réseau social Facebook, ce qui implique environ 500 réponses potentielles. Cependant, l’algorithme Facebook filtre les publications pour ne pas saturer d’informations ses utilisateurs46 ; cela explique donc le faible nombre de réponses (41) au questionnaire. De plus, la publication du questionnaire sur Facebook a été relayée par notre tutrice Fanny Vicens et Eduards Rutkovskis (étudiant letton en master au CNSMDP) via leurs contacts personnels, pour toucher davantage d’accordéonistes étrangers. Finalement, seulement 34 accordéonistes français et 7 accordéonistes étrangers ont répondu au questionnaire. Nous obtenons donc un échantillon non représentatif de l’enseignement et la pratique du bellow shake dans le monde, mais pouvons toutefois nous assurer d’une image relativement fidèle de la conception spécifique du bellow shake dans le monde de l’accordéon français. 1.1.2 Conception du questionnaire Tout d’abord, il nous a fallu établir un questionnaire qui puisse s’adresser aux différents profils d’accordéonistes employant la technique du bellow shake dans leur pratique de l’instrument, à savoir les élèves, étudiants et professionnels (interprètes et 46 Codeur mag, Les secrets de l’algorithme Facebook, [En ligne], https://www.codeur.com/blog/algorithme-facebook/, consulté le 2 mars 2022. 38 professeurs). Pour ce faire, nous avons décidé de traiter à la fois de l’apprentissage et de la pratique régulière du bellow shake. Cela nous permettait d’adopter une organisation chronologique du questionnaire qui, de surcroît, permettrait de répondre de manière logique aux questions. Ce lien entre apprentissage et pratique régulière est d’autant plus important que les connaissances que l’élève accumule lors de sa formation - que ce soit auprès de ses professeurs ou par le biais d’expériences personnelles - constitue un bagage duquel il fait émerger son propre jeu. Mais avant toute chose, il fallait ajouter au questionnaire une partie introductive dédiée à la collecte de données sociologiques. Cette approche faisait écho à la question de la pratique instrumentale des femmes. Ces dernières sont en effet peu représentées dans les concours internationaux d’accordéon : sur 10 années consécutives depuis l’édition de 2011 du Trophée Mondial de l’Accordéon, on note en moyenne la participation de 1 candidate pour 10 candidats masculins dans la catégorie Senior Classique, et une absence totale de femmes lors des éditions de 2019 et 202047. Commencer le questionnaire par des informations sur le « genre » se révèle donc d’une plus grande pertinence quant à notre démarche de dépeindre le paysage pédagogique de la pratique du bellow shake dans le monde. La partie dédiée à l’apprentissage de la technique du bellow shake par les accordéonistes devait nous permettre de dégager des tendances dans les différents enseignements, ainsi que de potentielles lacunes ; celles-ci pourraient être identifiées par les accordéonistes dans le développement de leurs réponses. En effet, nous avons fait le choix de questions ouvertes, laissant la place à l’argumentation et au ressenti des personnes se prêtant à ce questionnaire. De cette manière, les accordéonistes pourraient aborder des points que nous n’aurions pas traités dans la conception du questionnaire. La seconde partie du questionnaire, quant à elle, devait se faire l’écho de leur formation : il serait en effet intéressant de découvrir les différentes routes prises par les uns et les autres pour s’approprier la technique du bellow shake, en fonction de la manière dont on la leur avait enseignée. Dans notre questionnaire, nous avons consciencieusement axé les questions sur la notion de « maîtrise technique » du bellow shake. Ce ton particulier conféré au questionnaire avait pour vocation de susciter des réactions de la part des accordéonistes : 47 Confédération Mondiale de l’Accordéon, Past events, [En ligne], http://www.cmaaccordions.com/chromatic/pastevents_tm.php, consulté le 27 février 2022. 39 soit ils répondraient aux questions de manière convenue, soit au contraire ils militeraient pour une approche plus artistique. Le questionnaire revêtait donc une forme d’expérience sociale, d’autant plus que l’aspect de démonstration technique du bellow shake - nous le verrons plus bas - fait débat. De par l’ensemble de ces enjeux, nous avons pu établir le questionnaire consultable en annexe. Nous l’avons créé sur la plateforme en ligne Google Forms (https://docs.google.com/forms/u/0/) le 27 janvier 2022, en prévoyant un délai d’une semaine pour collecter les réponses. Nous l’avons publié le jour même sur Facebook, réseau social sur lequel les accordéonistes de l’ensemble de la communauté internationale étaient susceptibles de le recevoir et de le remplir. Nous avions en effet réalisé deux versions : l’une en langue française, l’autre anglaise. Cependant le choix de la langue s’est par la suite avéré être un problème puisque la communauté russophone « ne maîtris[ait] pas l’anglais », selon Eduards Rutkovskis, ancien étudiant de l’Institut Gnessin de Moscou48. Nous avons pu le constater lors de la collecte des réponses : sur 41 réponses, il n’y en avait que trois d’accordéonistes issus de l’école russe. En plus de la barrière de la langue, il faut citer l’absence d’échanges (type Erasmus) entre les étudiants russes et l’étranger, comme le souligne Eduards Rutkovskis : « [Pour les étudiants de l’Institut Gnessin,] partir à l’étranger est inaccessible pour plusieurs raisons. La première est que cela coûte très cher. Beaucoup d’étudiants de Gnessin viennent de province et ont déjà du mal à subvenir à leurs besoins durant leurs études. […] La deuxième raison est que le répertoire plébiscité en Europe occidentale est contemporain. Or les Russes n’en sont pas friands : les pièces issues des collaborations de Lips avec des compositeurs comme Mikhail Bronner, Efrem Podgaits ou Sofia Gubaïdulina, sont ce qu’ils jouent de plus contemporain. Ensuite, il y a la barrière de la langue : les Russes ne maîtrisent pas les langues étrangères. […] Enfin, il y a une raison culturelle : il est beaucoup plus répandu chez les pays baltes d’aller étudier en Europe occidentale. […] Les étudiants de Gnessin ne sont donc pas intéressés d’aller étudier à l’étranger. Quand on aborde cette question, c’est comme si on leur parlait d’aller étudier sur la planète Mars, ou dans une autre galaxie ! »49 Ainsi il n’est pas étonnant que les étudiants russes soient moins touchés par les recherches universitaires menées à l’étranger. 48 RUTKOVSKIS Eduards, entretien du 17 février 2022. 49 Ibid. 40 1.2 Analyse des données collectées A l’appui des 41 réponses au questionnaire, nous pouvons faire apparaître plusieurs tendances dans l’enseignement et la pratique de la technique du bellow shake : 1.2.1 Le bellow shake épuise de nombreux accordéonistes ; 1.2.2 Le surmenage physique conduit à la tétanie musculaire ; 1.2.3 Plusieurs stratégies de compensation sont adoptées ; 1.2.4 Le bellow shake est difficilement inclus au discours musical ; 1.2.5 L’utilité des « méthodes » fait débat ; 1.2.6 L’enseignement du bellow shake est marqué par un certain flou ; 1.2.7 La conception sportive du bellow shake fait débat. 1.2.1 Le bellow shake épuise de nombreux accordéonistes En premier lieu, parmi les 37 réponses, 26 accordéonistes qualifient la technique du bellow shake de « difficile physiquement ». Selon Max Bonnay, cela s’explique du fait que « le bloc gauche [de l’accordéon soit] plus lourd qu’un archet. On a en effet 50% de l’accordéon qui bouge, c’est-à-dire 5 à 6 kg (au bas mot) à manier »50. Cependant, nombreux sont les accordéonistes à déclarer qu’un passage en bellow shake leur demande « trop d’effort » (le mot « effort » est cité à 18 reprises) ou engendre trop de « fatigue » (…). Ces difficultés sont rencontrées quand il s’agit d’exécuter un bellow shake sur la durée : il faut « tenir longtemps », « sur le long terme », l’objectif étant de « jouer longtemps sans forcer ». Cette technique nécessiterait donc pour ces accordéonistes un « entraînement régulier » ainsi qu’un « travail de l’endurance ». Certains considèrent même qu’il faut avoir la condition physique d’un sportif : les termes « sportif » et « musculation » sont chacun cités à 3 reprises, celui de « chauffe » ou « échauffement » 3 fois, et celui de « gainage » 1 fois. La comparaison avec le sport va plus loin quand certains parlent du rôle de l’alimentation pour surmonter l’effort, en ne mangeant « pas trop de sucre » ou « beaucoup de fruits ». La question de la condition physique semble 50 BONNAY Max, entretien du 27 juillet 2021. 41 donc être une préoccupation majeure chez les accordéonistes ayant répondu au questionnaire. 1.2.2 Le surmenage physique conduit à la tétanie musculaire Il ne s’agit cependant pas du seul écueil rencontré : celui des « tensions », « crispations » ou de la difficulté à adopter une certaine « détente » est relaté par treize personnes. Cela introduit le phénomène de « tétanie musculaire » dont parle Franck Angelis51. Certains accordéonistes relatent en effet un effort physique qui « raidit le geste » et qui empêcherait de « tenir longtemps » un bellow shake. Un accordéoniste observe que « les muscles adducteurs utilisés dans le bras pour le bellow shake tiennent environ 6 secondes en tension avant que cela ne devienne technique ». Ainsi, huit accordéonistes estiment que l’effort physique débouche sur une saturation musculaire. Dans une réponse, un accordéoniste observe que « la perception du bellow shake peut être erronée du fait du poids de l’instrument ; cela crée souvent une crispation du fait d’y aller en force et ne pas parvenir à une juste alternance du tiré et du poussé ». 1.2.3 Plusieurs stratégies de compensation sont adoptées Certains comptent sur le travail de l’endurance pour résoudre ce problème de la saturation musculaire. Un accordéoniste ajoute à ce sujet : « Depuis que je fais un peu de musculation, le bellow shake est devenu bien plus simple à garder sur la longueur, mais je sens toujours que mon bras se tend très vite. » Ce sentiment est partagé par d’autres accordéonistes qui pensent que « c’est surtout l’endurance musculaire qu’il s’agit de travailler ». Le travail de l’endurance musculaire pourrait donc ne pas être suffisant pour limiter la fatigue et éviter de « souffrir » (terme qui revient cinq fois dans les réponses au questionnaire). En complément de ce travail de l’endurance qui semble préoccuper une grande partie des accordéonistes interrogés, d’autres stratégies sont développées sur le plan de la détente. Certains portent une attention particulière à l’anatomie. L’adoption d’une 51 ANGELIS Franck, entretien du 20 février 2022. 42 « bonne posture » (« posture » est cité 6 fois), d’une bonne « respiration » (cité 3 fois), la détente « du bras et des épaules », le contrôle des « points d’appuis » ou la recherche de « bons soutiens corporels », etc. Ce champ lexical du corps induit une attention toute particulière des accordéonistes pour l’écoute de soi et de son corps, point de départ pour élaborer différentes stratégies impliquant davantage de détente physique. Une autre stratégie pour éviter le phénomène de tétanie musculaire est abordée cette fois-ci de manière plus succincte dans le questionnaire : il s’agit de la synchronisation des doigts avec les mouvements du soufflet. Pour certains, l’aspect rythmique du bellow shake permet de conserver une « régularité » et « l’équilibre du tiré/poussé », qui limiterait les problèmes de désynchronisation « entre l'attaque de la note [et] la gestion du soufflet ». Franck Angelis parle d’un « timing parfait entre l’attaque des doigts et le soufflet. Dès qu’il y a un décalage avec un soufflet qui s’ouvre de plus en plus, on a la sensation de devoir forcer et le bras gauche finit par tétaniser ».52 Le travail rythmique semble donc prendre une place importante dans la pratique des accordéonistes : les termes « régularité » ou « régulier » sont cités à 18 reprises. Enfin, certains accordéonistes abordent le fait de ne pas considérer la technique du bellow shake sous un angle exclusivement technique ; ils estiment que le sens de la phrase musicale conduit à la fois à une exécution expressive et à une plus grande détente. Une accordéoniste propose ainsi de « pense[r] à la phrase », « donner de la direction », « varier le bellow shake » : en somme, « se focaliser sur autre chose que la difficulté physique qui raidit le geste ». Une autre personne ajoute que « l’intention musicale que l’on donne à un passage guide vers la justesse d’un geste ». De ce point de vue, il n’y aurait donc pas besoin de rechercher un « bon geste » pour l’exécution d’un bellow shake, ni de trouver des stratégies de compensation pour surmonter l’effort physique. Penser musicalement un passage en bellow shake impliquerait une adaptation naturelle et inconsciente du corps pour adopter un certain équilibre. Ainsi, la question de la maîtrise du bellow shake entraîne de nombreuses interrogations de la part des accordéonistes interrogés. Ces derniers adoptent des stratégies pour surmonter un effort physique qui peut les conduire à la tétanie musculaire. Les approches sont très variées, et font appel à tous les domaines rencontrés dans le travail du musicien : sport, anatomie, rythme, synchronisation et sens de la phrase musicale. 52 ANGELIS Franck, entretien du 20 février 2022. 43 Mais ce n’est pas tout : la vision d’une maîtrise sportive de la technique du bellow shake place certains accordéonistes en difficulté face à l’interprétation. 1.2.4 Le bellow shake est difficilement inclus au discours musical Tout d’abord, certains ne parviennent pas à déceler l’intérêt musical du bellow shake : « cette technique est souvent amenée comme une performance sportive sans fin », admet un accordéoniste, en parlant de son expérience d’élève. Une autre accordéoniste déclare : « Je déteste avoir à employer ce geste. S’il faut le faire je le fais, mais surtout pour une femme avec un instrument de concert, c’est très physique et ça ne sert pas forcément la musique ou l’interprétation ». Ainsi, on peut retrouver cette conception de performance physique aussi bien dans l’enseignement que dans la pratique. Cependant, les réponses au questionnaire ont révélé que certains accordéonistes militaient pour une approche non plus technique, mais musicale et expressive. Un accordéoniste déclare : « Le bellow shake ne présente pas une fin en soi, mais une technique au service d'une expressivité ». Pour une autre, il s’agit de « veiller à garder (et susciter chez les élèves) une attitude d’interprète au contact de ce qu’un passage en bellow shake évoque dans une pièce, au contact de l’intention musicale du compositeur, de sa propre idée musicale d’interprète, et non d’une démonstration de force, d’une performance technique qui semble aux antipodes de la musique ». Ces accordéonistes parviennent donc à dépasser une approche technique pour inclure le bellow shake dans une réflexion artistique. Certains relatent ainsi leur expérience de cette technique dans le répertoire contemporain, comme cette concertiste : « En musique contemporaine, la recherche de différentes textures grâce aux articulations de soufflets m'a particulièrement intéressée, parmi lesquelles le bellow shake ». Ces accordéonistes ne considèrent pas le bellow shake comme un simple défi technique et vont jusqu’à nuancer son utilisation suivant le contexte : « le bellow shake est surestimé », « cette technique n'est pas plus importante qu'une autre », « dans mes transcriptions ou improvisations jazz, […] je l’utilise si la musique à mon avis le nécessite ». 44 1.2. 5 L’utilité des « méthodes » fait débat Les accordéonistes ayant répondu au questionnaire relatent une insuffisance dans le matériel pédagogique : les termes « pas assez » (en parlant des méthodes) reviennent cinq fois, et se déclinent en « pas assez récentes », « pas assez de "bonnes" méthodes », « pas assez d’exercices ou d’explications pour comprendre comment y arriver ». Parmi les réponses on peut relever dix « non » catégoriques à la question de l’existence de méthodes adaptées. Certains nuancent leur réponse en proposant de les améliorer. Une accordéoniste trouve qu’« il manque de la matière à ce sujet », en sous-entendant qu’il faille développer le corpus des méthodes. Une autre parle de rajouter des « éléments anatomiques ». Une accordéoniste propose : « Un petit corpus original d'études se focalisant sur l'apprentissage du bellow shake, dans des pièces de différentes atmosphères (qui puissent être aussi mélancoliques, poétiques, lentes ou rapides, et pas seulement de "bravoure" et dans différents langages (tonals, modals, atonals, avec modes de jeux, etc.), serait sûrement un très bel apport au répertoire didactique ». Le problème du manque de méthodes est soulevé par huit accordéonistes, qui n’ont tout simplement « jamais vu de méthodes » comprenant un chapitre portant sur la technique du bellow shake. Les rares méthodes citées sont celles d’André Astier et Max Bonnay (Manuel d’initiation ABC), Vyatcheslav Semionov (Méthode contemporaine d’accordéon, éditions Muzyka, Moscou 2011) et Richard Galliano (Méthode complète d’accordéon), chacune citée une seule fois et par deux personnes différentes. Cependant, la question de l’insuffisance du matériel pédagogique concernant la technique du bellow shake prend la forme d’un point de vue puisque dix accordéonistes estiment que le matériel est adapté. Certains relatent même une certaine abondance : « Je connais un grand nombre de partitions de répertoire de différents niveaux utilisant cette technique » déclare une accordéoniste. Devant tant de contradictions, on peut se demander la manière dont les accordéonistes ont compris la question suivante : « Le matériel pédagogique (partitions, méthodes, etc.) vous semble-t-il adapté ? ». Les personnes ayant répondu par la négative à cette question ont pour la moitié justifié leur point de vue en parlant des méthodes, et non des partitions ou œuvres pédagogiques. Cela laisserait sous-entendre que le bellow shake ne serait pas considéré comme une technique s’apprenant à l’aide de méthodes, mais plutôt de manière orale, au fil du répertoire rencontré. A ce propos, onze accordéonistes estiment que « c’est l’enseignement qui compte », que l’apprentissage du bellow shake nécessite des « explications orales ». Ainsi 45 certains pensent que la question du matériel pédagogique ne se pose tout simplement pas car « c'est une pratique corporelle, difficile d'en parler par l'intermédiaire d'un document écrit ». Dans une autre réponse, un accordéoniste déclare qu’« il n’y a pas de bon matériel pédagogique pour cette technique […] parce que le geste doit être intériorisé, ressenti pour être compris. C’est un enseignement purement oral ». Aux méthodes, certains préfèrent employer le répertoire déjà existant, comme cette accordéoniste : « On peut s'en sortir en travaillant divers morceaux comprenant des bellow shake ». 1.2.6 L’enseignement du bellow shake est marqué par un certain flou Huit accordéonistes relatent une certaine imprécision dans la manière dont on leur a enseigné la technique du bellow shake : « On ne m'a jamais vraiment expliqué les détails techniques du bellow shake », « Mon professeur ne savait pas me l'expliquer », « approximativement, sans technique précise », « pas de manière suffisamment approfondie » ... Certains parlent d’avoir appris en « autodidacte » ou « auto pratique » (relaté par deux accordéonistes). Cette sensation d’être lâché dans la nature va dans le sens d’approches qui ne concordent pas entre les différents professeurs : « Chaque professeur a sa façon d'enseigner le bellow shake » (phrase citée par deux accordéonistes différents), « tout le monde y va de sa technique et de son point de vue ». A son tour, un accordéoniste se dit perdu quand il s’agit d’enseigner cette technique à ses élèves : « J'ai eu du mal à enseigner le bellow shake. Grâce à un élève adulte, j'ai pris le temps de réfléchir avec lui […] ». Aussi, les réponses au questionnaire révèlent que l’enseignement du bellow shake laisse une grande place au « ressenti » (cité à 7 reprises) des élèves. Le champ lexical du mouvement et du corps revient régulièrement : le terme « geste » est cité 5 fois, « mouvement » 8 fois, « décomposition » (en parlant du geste) 2 fois, les rôles de la « paume » et du « pouce » 6 fois. Certains professeurs ont recourt à l’enseignement par imitation, en témoigne l’utilisation du champ lexical de l’observation : les termes d’« imitation », « montré » et « reproduire » sont cités 7 fois. Cet enseignement est généralement complété par des directives et explications de la part du professeur : « Myriam Bonin décomposait le geste en me demandant de répéter », raconte un accordéoniste. 46 Bien que ces expériences soient partagées par un grand nombre d’accordéonistes ayant répondu au questionnaire, il existe cependant certains points de désaccords. Un premier exemple s’incarne dans la considération « verticale » ou « horizontale » du mouvement de tiré-poussé du soufflet par le bras gauche. Un accordéoniste relate : « il fallait penser de haut en bas et non de gauche à droite ». En effet, à un mouvement de « bas en haut » (cité à 8 reprises), d’autres préfèrent un geste qui « s’inspire du trémolo des cordes » ou même d’un « mouvement oblique », « en diagonale » (termes cités à 2 reprises). Un autre exemple avec la question du rôle des membres du bras gauche dans l’exécution d’un bellow shake : à une utilisation du « pouce » et de la « paume » (cités à 7 reprises), certains préfèrent se pencher sur le « poignet » ou sur le « bras » (chacun cités 5 fois). D’autres préconisent de « trouver un mouvement plutôt général » et de rechercher « un ressenti ergonomique et confortable ». 1.2.7 La conception sportive du bellow shake fait débat Pour finir, il existe un phénomène mineur de volonté d’éloignement de la démonstration technique, impliquant un rejet des répertoires de l’Est qui comportent des utilisations extrêmes du bellow shake sur le plan technique (cf. chapitre II) : nuances forte, tempi rapides, longues durées, grands déplacements de la main gauche, efforts de synchronisation avec le soufflet dans des traits, etc. Ce phénomène se traduit par la nature de certaines réponses à la question : « Aujourd’hui, où vous situez-vous dans la maîtrise de cette technique ? Vous demande-t-elle beaucoup d’effort physique ? ». Cette question a été volontairement orientée sur le plan d’une maîtrise technique plutôt qu’expressive de la technique du bellow shake, afin de susciter des réactions. Celles-ci se sont révélées assez rares, avec seulement 3 réponses allant dans ce sens. Celles-ci prennent la forme de corrections à la formulation de la question du questionnaire : « Le bellow shake ne présente pas une fin en soi, mais une technique au service d'une expressivité ». De même, une accordéoniste introduit l’utilisation expressive du bellow shake et développe ce point sur 11 lignes : « Je pense avoir développé les outils techniques nécessaires pour être libre de m'exprimer musicalement tel que je l'entends, dans mes répertoires de prédilection ». Une autre déclare : « C’est très physique et ça ne sert pas forcément la musique ou l’interprétation ». A la question : « Avez-vous quelque chose à rajouter ? », une 47 accordéoniste développe pendant 19 lignes son point de vue sur la place faite à la notion de « maîtrise technique » dans la conception du questionnaire : « Pour conclure en lien avec le thème de ton travail de Master, il me semble important de veiller à garder (et susciter chez les élèves) une attitude d’interprète au contact de ce qu’un passage en bellow shake évoque dans une pièce, au contact de l’intention musicale du compositeur, de sa propre idée musicale d’interprète, et non d’une démonstration de force, d’une performance technique qui semble aux antipodes de la musique ». Ces accordéonistes prônent alors un répertoire qui n’emploie pas le bellow shake comme simple démonstration technique, à la manière d’un « bellow shake de bravoure » (cité 2 fois). Les pièces citées sont par exemple « […] le dernier mouvement de Passing (2018) de Martin Lohse [dont] émane une grandeur de façon magistrale, donnant une verticalité splendide », le début de De Profundis (1978) de Sofia Gubaïdulina, ou Me-ARi (1999) de Hyunkyung Lim. Les quelques réactions suscitées par le questionnaire révèlent donc la sensibilité du point de la maîtrise sportive du bellow shake, qui semble pourtant partagée par le reste des accordéonistes interrogés qui n’ont pas réagi. En définitive, les réponses au questionnaire ont montré une grande diversité dans les conceptions de la technique du bellow shake. La plupart des réponses mettent en avant l’entretien de l’endurance pour surmonter l’effort physique et la tétanie musculaire. En cela, le bellow shake semblerait plus souvent approché de manière sportive qu’artistique. Aussi, différentes stratégies sont adoptées pour accompagner le travail de l’endurance et développer davantage de détente. Les accordéonistes interrogés recherchent ainsi un équilibre de leurs sensations corporelles dans le sens d’une ergonomie globale, ou dans celui du rôle des membres de l’ensemble du bras gauche : bras, poignet, paume et pouce. Malgré cela, certains ne parviennent pas à s’approprier la technique du bellow shake et l’abordent difficilement de manière musicale : la question de la difficulté technique les préoccupe davantage. Concernant le matériel pédagogique, le bellow shake apparaît tour à tour comme une technique qui ne s’enseigne pas par l’intermédiaire de documents écrits (partitions et méthodes), et comme une technique qui nécessite l’évolution du corpus pédagogique actuel. Cette contradiction va dans le sens du sentiment des accordéonistes interrogés, à savoir celui d’un enseignement actuel du bellow shake qui se cherche. Ce flou pédagogique vient freiner l’épanouissement artistique de certains accordéonistes qui cherchent donc à maîtriser le bellow shake sur le plan technique. A l’inverse, l’aisance 48 développée par d’autres leur donne les moyens de dépasser les problématiques techniques pour concevoir le bellow shake comme une technique au service de l’expression musicale. N. B. : Nous n’avons finalement pas traité la question du genre dans l’analyse des réponses au questionnaire. Bien que le ratio d’hommes et de femmes soit équilibré (20 réponses d’hommes contre 21 réponses de femmes), nous n’avons pas relevé de tendances propres aux femmes plutôt qu’aux hommes dans les réponses. On peut en déduire que le genre ne rentre sans doute pas en compte dans la maîtrise du bellow shake, ou que, du moins, notre questionnaire ne permet pas de mettre à jour de différences notables. 49 CHAPITRE II : Etude de cas sur l’enseignement russe du trémolo de soufflet 2.1 Méthodologie L’étude des origines du bellow shake et de ses premières utilisations dans la musique savante place l’école russe au premier plan des avancées techniques, organologiques et artistiques du XXème siècle. Dans ce chapitre, notre étude des modalités de l’enseignement du bellow shake (ou trémolo de soufflet) en Russie prendra donc la forme d’une étude de cas. Les ressources bibliographiques à ce sujet étant relativement pauvres, nous avons fait le choix de témoignages « vivants » au moyen d’interviews d’accordéonistes ayant un lien avec l’école russe. Nous avons donc interrogé Max Bonnay, professeur d’accordéon au CNSMDP et ancien étudiant de l’Institut Gnessin (Moscou), Roman Jbanov, professeur au Conservatoire supérieur de Novossibirsk, Eduards Rutkovskis, étudiant en Master au CNSMDP et ancien étudiant de l’Institut Gnessin, et Christelle Remaud, ancienne étudiante au Collège musical d’Oulan Oudé. Le choix d’accordéonistes de générations différentes nous permet d’approcher une plus grande objectivité dans la collecte des informations : entre l’expérience de Max Bonnnay à l’Institut Gnessin dans les années 1970 et celle de Eduards Rutkovkis dans les années 2010, 40 années se sont écoulées durant lesquelles les modalités de l’enseignement du trémolo de soufflet pourraient avoir évolué. Ce chapitre prendra donc la forme d’un croisement de témoignages, avec une large place faite aux expériences des différents accordéonistes interviewés. 2.2 Témoignages croisés sur l’enseignement du trémolo de soufflet en Russie Il ressort de prime abord que les implications techniques du trémolo de soufflet sont très présentes dans l’enseignement russe pour les accordéonistes débutants. Roman Jbanov parle ainsi de l’importance de cette technique dans l’appropriation et la gestion du soufflet chez ces accordéonistes car elle implique un équilibre entre le tiré et le poussé du soufflet : 50 « Je me rappelle la méthode de Dimitri Oneguine de 1957 (l’une des toutes premières méthodes pour bayan) dans laquelle on apprend dès le début à l’élève à jouer des rondes (des "do") en tirant 4 temps et en poussant 4 temps : c’est un trait caractéristique des méthodes russes qui recherchent l’équilibre du tiré et du poussé. Quand on tire, on doit affaiblir le mouvement du bras gauche, gérer, retenir cette partie pour se préparer à pousser dans l’autre sens. […] En Russie, le soufflet a dès le début un rôle principal dans l’expression. Il se développe dans l’appropriation des sensations au niveau du bras gauche »53. Christelle Remaud confirme ce lien pédagogique du trémolo de soufflet avec la capacité de gérer l’ouverture et la fermeture du soufflet, car « [cette technique] est une manière de montrer aux élèves que le contrôle du son se fait avec le bras »54. Eduards Rutkovskis relate également son expérience de l’enseignement russe dans lequel « on commence par faire jouer des rondes 4 temps en tiré et 4 temps en poussé pour maîtriser le rythme et l’égalité du flux d’air ». Il déclare d’ailleurs que ses élèves français « maîtriseraient mieux leur instrument s’ils avaient appris à gérer le soufflet plus tôt »55. Les caractéristiques techniques de la technique du trémolo de soufflet en Russie ressortent donc comme un enjeu majeur dès les premières leçons. Elle met en avant l’importance de la maîtrise de l’accordéon en tant qu’instrument à vent plutôt qu’à clavier : Eduards Rutkovskis reconnaît que la pédagogie russe est différente de l’ « enseignement français […], plus digital »56. Cette importance accordée à la technique du trémolo s’incarne dans le répertoire pédagogique russe. Max Bonnay cite les Suites pour enfants de Vladislav Zolotarev qui emploient à plusieurs reprises cette technique57. Nous pouvons également citer la Suite pour enfants No 2 de Vyatcheslav Semionov qui l’emploie de manière plus mesurée. Bien que les caractéristiques techniques du trémolo de soufflet aient des conséquences dans la pédagogie russe de l’accordéon, il n’est pas systématiquement enseigné aux accordéonistes débutants ; Eduards Rutkovskis a ainsi dû apprendre cette technique car le répertoire qu’il travaillait en contenait : « Mon professeur m’a donné un 53 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 54 REMAUD Christelle, entretien du 17 février 2022. 55 RUTKOVSKIS Eduards, entretien du 17 février 2022. 56 Ibid. 57 BONNAY Max, entretien du 27 juillet 2021. 51 programme de récital comprenant les trois mouvements de L’Hiver de Vivaldi. Le premier employait beaucoup la technique du trémolo de soufflet58. » Le rôle du trémolo dans l’enseignement russe consiste donc davantage en l’utilisation de la notion d’équilibre entre le tiré et le poussé du soufflet, plutôt que son utilisation virtuose dans des répertoires encore inabordables pour les débutants. Concernant l’apprentissage du trémolo de soufflet, il est abordé par le biais d’images et de métaphores. Ainsi, Christelle Remaud déclare qu’ « en Russie on utilise le poignet à la manière d’un fouet, avec des mouvements de bas en haut »59. Cette expérience de l’analogie du fouet est partagée par Max Bonnay dont l’ancien professeur Friedrich Lips se servait à l’Institut Gnessin, pour faire comprendre à ses élèves la nature du mouvement à exécuter : « Lips me proposait l’image du fouet pour adopter un mouvement correct du bras gauche. Le fouet est un instrument long, le maximum d’efficacité et de réactivité se situe au bout du fouet. Par analogie avec l’anatomie de l’accordéoniste, le manche correspond à l’épaule, et l’extrémité de lanière en cuir, le poignet. Le poignet est le point de contact où l’énergie générée par l’épaule circule. Pour Lips, il s’agissait donc de considérer l’épaule comme le membre initiateur d’un mouvement global du bras gauche, le maximum d’énergie s’accumulant en aval, au niveau du poignet. Du point de vue de l’énergie dépensée, l’épaule jouait donc un rôle secondaire60. » Il semblerait donc que les pédagogues russes aient une conception élargie du trémolo de soufflet sur le plan anatomique : l’attention est portée sur l’ensemble des muscles du bras gauche. L’image du fouet permettrait d’articuler l’ensemble des mouvements du bras pour obtenir un geste fluide. Il existe aussi d’autres analogies. Roman Jbanov parle de « la sensation de tenir l’archet sur les cordes [qui] permet d’avoir le bon mouvement et le bon contact avec l’instrument61. » De même, Max Bonnay parle de la sollicitation d’un « archet-bloc gauche62 » lors d’un trémolo de soufflet. On peut ainsi déceler une tradition pédagogique 58 RUTKOVSKIS Eduards, op. cit. 59 REMAUD Christelle, op. cit. 60 BONNAY Max, op. cit. 61 JBANOV Roman, op. cit. 62 BONNAY Max, op. cit. 52 russe du recours aux images pour enseigner de manière plus intuitive le « mouvement spécifique63 » du trémolo de soufflet. Roman Jbanov déclare à ce sujet que ses « collègues Français » sont « plus pragmatiques » que lui : lorsqu’il utilise « moult métaphores, images, références, … », « [eux] vont directement à l’essentiel »64. Aussi, les pédagogues russes accordent une certaine importance au fait de ne pas se fatiguer, et ce dès le début de l’apprentissage. Roman Jbanov relate ainsi un apprentissage progressif de l’« endurance », pour lequel il faut « commencer doucement […], nuance piano pour économiser les forces »65. Max Bonnay parle d’un travail « nuance piano voire pianissimo, en détente, en surveillant sa respiration, sa posture, et en réalisant d’infimes mouvements du poignet66 ». Cette place importante faite à l’imagination et aux sensations des élèves rencontre la nécessité du travail en autonomie. Cette expérience est partagée par Christelle Remaud, bien que le contexte de son apprentissage ait été assez extrême : « [Mon professeur] me proposa […] de venir chez lui un samedi matin, à 8h. En y allant je m’attendais à ce qu’il m’explique comment faire. Bien au contraire ! Il m’a enfermée toute la journée pendant 8h dans une petite pièce de six mètres carrés en me disant ceci : « Cherche. Ce n’est pas avec les doigts que ça se fait67. » Ce propos est à nuancer puisque Christelle Remaud déclare dans la foulée que ce professeur avait un côté « électron libre68 ». Toutefois, la part faite à l’autonomie semble être une tendance partagée par la plupart des pédagogues russes. C’est ce que vient confirmer Eduards Rutkovskis en parlant de son ancien professeur qui, lors de son apprentissage du trémolo de soufflet, l’a « laissé assez libre tout en préconisant d’être détendu »69. Roman Jbanov parle ainsi d’une « quête » de « l’équilibre entre le corps et l’instrument »70. L’autonomie de l’élève n’a cependant pas pour seul objectif une maîtrise 63 Ibid. 64 JBANOV Roman, « Différences culturelles », dans op. cit., p. 8. 65 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 66 BONNAY Max, op. cit. 67 REMAUD Christelle, entretien du 17 février 2022. 68 Ibid. 69 RUTKOVSKIS Eduards, op. cit. 70 JBANOV Roman, op. cit. 53 technique au moyen de l’appropriation de ses sensations corporelles, elle porte également sur le développement de sa sensibilité artistique. Eduards Rutkovskis parle ainsi de son professeur qui lui conseillait de faire « travailler [ses] oreilles » pour « adapter [ses] mouvements en fonction de ce qu’[il] entend[ait] »71. L’enjeu esthétique a donc son importance dans la maîtrise technique du trémolo. De même, Roman Jbanov parle d’une recherche de la « légèreté de l’archet dans les nuances piano »72. Enfin, les pédagogues russes recommandent un entraînement physique régulier pour parvenir à tenir un trémolo de soufflet pendant de longs intervalles de temps. Roman Jbanov justifie cette « méthode russe de l’endurance » par « la facture spécifique des accordéons russes, pour lesquels il est plus facile d’ouvrir la partie haute du bloc gauche, contrairement aux instruments du système italien »73. En effet, la disposition de la tessiture du clavier main gauche des instruments russes est telle que les graves sont en bas du clavier, les aigus en haut. C’est le contraire pour les instruments du système italien, qui se retrouvent avec un bloc main gauche plus lourd à manier : « Il est donc plus simple pour les Russes de tenir un trémolo en force, dans l’endurance physique »74. Eduards Rutkovkis relate lui aussi cette expérience de l’engagement physique impliqué par sa pratique du trémolo, en évoquant notamment les risques de blessure : « J’ai travaillé pendant quatre à cinq heures d’affilée un passage en retriplés (cf. glossaire) dans la Passacaille de Jürgen Ganzer. De cette manière, je suivais les conseils de mon professeur qui considérait qu’il fallait mettre tous ses efforts et toute son énergie lorsqu’on jouait de l’accordéon. Or le trémolo de soufflet étant un mouvement répétitif, il sollicite les mêmes muscles sur une durée prolongée, avec un risque de saturation. Le lendemain, la tension s’était donc répercutée dans le dos par le biais de la chaîne musculaire. Il m’a fallu aller voir un kinésithérapeute pour me soigner et mettre en pause mes concerts et récitals. Je pense que pour maîtriser le trémolo de soufflet, il faut parvenir à tenir longtemps sans se blesser75. » Néanmoins la méthode russe du trémolo de soufflet ne se résume pas à tenir un long passage au moyen de la seule force du bras gauche. Il ne s’agit pas d’une « vision 71 RUTKOVSKIS Eduards, op. cit. 72 JBANOV Roman, op. cit. 73 Ibid. 74 Ibid. 75 RUTKOVSKIS Eduards, op. cit. 54 sportive ». Roman Jbanov indique que la pédagogie russe implique « la recherche d’un mouvement d’inertie corporelle qui puisse aider à tenir plus longtemps : lorsqu’on pousse une balançoire, on donne un premier élan puis on entretient le mouvement »76. Cette recherche prend place dans le travail en autonomie de l’élève, évoqué plus haut. Il ressort donc de l’ensemble des témoignages recueillis que les implications techniques du trémolo de soufflet, à savoir l’équilibre entre le tiré et le poussé du soufflet, sont mises à profit dès le début de l’apprentissage. Cette technique n’est pourtant pas enseignée systématiquement auprès des accordéonistes débutants car la vision de sa maîtrise implique l’entretien de la force physique dans l’endurance. Les pédagogues russes recourent à des images pour faire adopter de manière intuitive le bon mouvement du bras gauche ; les élèves entament alors un processus d’appropriation sensorielle et artistique de cette technique. Cette quête doit se réaliser de manière progressive et dans la détente. 76 JBANOV Roman, op. cit. 55 CHAPITRE III : Etude de cas sur le rôle de la colonne d’air dans l’exécution d’un bellow shake 3.1 La colonne d’air comme outil pédagogique Désormais nous allons traiter d’un outil pédagogique qui facilite l’exécution d’un passage en bellow shake : la gestion de la colonne d’air. Cet outil est ressorti dans les entretiens avec Roman Jbanov, Franck Angelis et le flûtiste Philippe Bernold. Ce dernier chapitre propose donc une conception spécifique de la technique du bellow shake, pratiquée par des accordéonistes qui ne rencontrent pas de difficulté technique, et parviennent donc à s’épanouir dans leur pratique. Cette approche a pour conséquence de laisser une plus grande place à l’expression musicale dans la pratique du bellow shake. Il s’agit une fois encore d’une étude de cas destinée à identifier les enjeux pédagogiques de la pratique du bellow shake dans la technique pour accordéon. Dans le chapitre précédent, nous avons pu voir que la méthode russe d’apprentissage du trémolo de soufflet s’inscrivait dans la continuité logique de la maîtrise du soufflet, et qu’en cela elle favorisait une exécution plus solide. Cependant, nombreux sont les accordéonistes à avoir bénéficié de cet enseignement, et à avoir par la suite développé une pratique personnelle, qui leur corresponde. C’est le cas de Roman Jbanov, qui a bénéficié de l’enseignement russe au Conservatoire Supérieur de Novossibirsk, avant d’aller étudier en France au CNIMA en 1995. D’autre part, les réponses au questionnaire ont mis en évidence le fait que l’enseignement du bellow shake avait des lacunes, et laissait une grande part à l’autonomie des élèves. Franck Angelis, professeur d’accordéon au Conservatoire à rayonnement départemental de Gennevilliers a ainsi étudié seul cette technique, pour finalement adopter une pratique inspirée des instruments à vent, et l’enseigner de manière assumée à ses élèves. Nous allons ainsi voir que Franck Angelis et Roman Jbanov, accordéonistes aux profils pourtant différents, se rejoignent sur une conception musicale du bellow shake, avec des choix de terminologie différents. Le parallèle avec les instruments à vent dans la pratique de l’accordéon nécessitait le témoignage d’un spécialiste « soufflant ». Nous avons donc interviewé le professeur de flûte du Conservatoire de Paris (CNSMDP) Philippe Bernold. Cela nous a permis d’opérer des distinctions sémantiques entre différents termes liés à la pratique des 56 instruments à vent : « colonne d’air », « flux d’air », « souffle continu », « pression ». Cette étape s’est avérée nécessaire pour faire l’analogie avec la technique pour accordéon, et ne pas se perdre dans des définitions imprécises. Nous verrons ainsi en quoi la gestion de colonne d’air est un outil intéressant pour une pratique détendue et musicale du bellow shake. Tout d’abord, nous verrons que les différentes personnalités interviewées emploient des termes différents pour parler de la colonne d’air. Nous procéderons donc à une définition sémantique du terme de « colonne d’air » et de ses terminaisons à la flûte, avant de le transposer à l’accordéon. Puis nous nous pencherons sur le rôle de la colonne d’air dans une phrase musicale : nous verrons qu’elle possède la vertu de conférer une plus grande détente au jeu de l’interprète. 3.2 Implications de la colonne d’air dans la technique du bellow shake En premier lieu, la gestion de la colonne d’air est un processus inhérent à la technique des instruments à vent. Philippe Bernold la définit comme : « Une image créée de toute pièce pour illustrer le chemin que fait l’air depuis les poumons jusqu’aux lèvres. Elle sous-entend que le souffle ne suit qu’une seule route, une seule "colonne", alors que cette route commence par deux éléments : les poumons. L’ensemble formé par la gorge et la trachée constitue le "tuyau". La bouche n’est pas seulement le bout du tuyau, mais une "poche" pouvant jouer le rôle de réservoir77. » Selon Philippe Bernold, la colonne d’air n’est donc qu’une représentation de l’esprit. Elle nécessite une action du diaphragme pour créer un flux d’air. Il ajoute à ce propos : « Le diaphragme est une membrane inerte, entourée de muscles. Il est attaché aux poumons, comme une méduse, et a vocation de tirer les poumons vers le bas en poussant les viscères. Une dépression se crée, engendrant un appel d’air dans les poumons. Lorsque le diaphragme remonte, le processus inverse se produit : on expulse l’air. » Dans la pratique, les flûtistes ne parlent donc pas de la colonne d’air en tant que telle, mais de « mise en pression de l’air avec d’un côté une poussée et un frein de l’autre. 77 BERNOLD Philippe, entretien du 10 février 2022. 57 La poussée est effectuée par le diaphragme, le frein par les lèvres. » Cette mise en pression engendre « un souffle continu », sur lequel s’appuient les flûtistes pour bâtir leur technique. A l’accordéon, l’image de la colonne d’air correspond par analogie au trajet parcouru par l’air depuis le soufflet jusqu’aux soupapes (cf. glossaire). L’action de « poussée » engendrée par le diaphragme se retrouve dans l’action de tiré ou poussé du bras gauche. Elle crée une dépression ou une surpression dans le soufflet, qui joue donc le rôle des poumons. Le « frein » est incarné par les soupapes, qui tiennent le rôle des lèvres. A l’accordéon, la mise en pression de la colonne d’air réside donc dans l’équilibre entre l’action du bras gauche et la plus ou moins grande ouverture des soupapes, contrôlée par l’enfoncement des doigts. A la terminologie de « souffle continu » utilisée par Philippe Bernold78, Franck Angelis préfère parler de « compression ». Ce terme renvoie à l’action (selon le dictionnaire Larousse, le terme de « compression » renvoie à une « action ») de tiré ou poussé du soufflet sur le flux d’air qui « compresse plus ou moins les soupapes ». « Il s’agit donc de jouer en compression, déclare-t-il, autrement dit de ne pas relâcher le soutien de la colonne d’air. » Il ajoute que « c’est un point technique que nous partageons avec les autres instruments à vent, qui ont cette culture de la gestion de la colonne d’air »79. Roman Jbanov, quant à lui, préfère parler d’ « élan circulaire ». Il préconise de « créer des détentes, un effet de relance » dans la phrase musicale. Il s’appuie donc sur une notion d’élan naturel et musical qui engendre un flux continu d’air. Ce flux constitue un socle sur lequel se développe « une souplesse, un potentiel de mouvements et de dynamiques »80. Selon Roman Jbanov, la gestion d’un flux d’air continu s’exerce donc de manière intuitive via l’expression musicale. Ensuite, la mise en pression de la colonne d’air implique, selon Philippe Bernold, des « variations de pression » du flux d’air dans la technique pour flûte. Il explique que la pression ne peut pas toujours être « linéaire », car : « Il faut composer avec la pression selon la longueur de la phrase, la nuance et la tessiture. C’est par exemple le cas du passage entre le ré médium 78 BERNOLD Philippe, op. cit. 79 ANGELIS Franck, entretien du 20 février 2022. 80 JBANOV Roman, entretien du 9 février 2022. 58 "nasal", qui nécessite très peu de pression, et le mi médium extrêmement ouvert et large qui en nécessite beaucoup plus81 ». Cette notion d’adaptation de la pression d’air suivant le contexte se transpose à l’accordéon, selon Franck Angelis. Il estime qu’il faut « adapter la pression d’air pour faire sortir des notes dans le registre grave »82. En effet, on ne peut pas jouer avec la même pression d’air sous peine d’avoir des notes qui ne sortent pas, et d’autres qui sortent trop fort. La gestion de la colonne d’air permet donc d’adapter le flux d’air suivant les caractéristiques organologiques de l’instrument. Ainsi, l’image de la colonne d’air se transpose assez facilement à l’accordéon, de par les analogies entre le diaphragme et le bras gauche, les poumons et le soufflet, les lèvres et les soupapes. Le flux d’air engendré par la mise en pression de cette colonne d’air se retrouve formulé de manière différente chez les accordéonistes interviewés : qu’il s’agisse de « compression » ou d’« élan circulaire », ils partagent la même tendance pour un entretien fluide et continu du souffle, quel que soit le contexte. De plus, la prise de conscience de la colonne d’air implique de gérer de manière continue les variations de pression liées à l’organologie des instruments, que ce soit à l’accordéon ou à la flûte. En second lieu, les enseignants interrogés recourent au chant pour ressentir la fluidité d’un souffle continu d’air dans l’instrument. Ainsi Franck Angelis utilise le chant pour faire ressentir à ses élèves « le fait d’entretenir le son de manière continue dans la phrase musicale »83. Roman Jbanov parle du chant comme d’un outil naturel pour ressentir cette fluidité : « pour ne pas jouer un passage technique en force : il faut créer des détentes, un effet de relance, un élan circulaire. C’est un phénomène que l’on expérimente naturellement dans le chant84 ». Franck Angelis le rejoint en parlant du chant comme de « quelque chose de naturel ». Philippe Bernold, quant à lui, compare le recours au chant à « la technique vocale » : « Le chant a cette vertu d’arriver à trouver l’énergie du souffle pour réaliser de grands intervalles. En flûte on relie les notes entre elles grâce au 81 BERNOLD Philippe, op. cit. 82 ANGELIS Franck, op. cit. 83 Ibid. 84 JBANOV Roman, op. cit. 59 souffle, et le chant confère au flûtiste l’inspiration idéale pour adapter son embouchure et son souffle85 ». Ainsi selon Philippe Bernold, le chant serait une manière intuitive d’agir sur la colonne d’air, au service d’un « souffle continu ». Le chant semble donc être une porte d’entrée pour ressentir la colonne d’air, et s’y appuyer pour répondre aux besoins de la phrase musicale. Aussi, la gestion de la colonne d’air agirait sur la détente de l’interprète dans l’exécution d’un passage technique. Philippe Bernold parle ainsi d’entretenir un flux d’air constant pour maîtriser un passage en simple ou double détaché. Pour ce faire, il préconise de travailler lié : « Selon moi toute la musique pour flûte est liée, "lyrique" si tu préfères, au même titre que celle des chanteurs. Dans un passage de détaché, la langue coupe le lié. Le détaché est donc une sophistication du lié, pour être schématique. Avoir un bon détaché signifie "faire le moins de mouvements de langue possible". C’est pour cette raison qu’il faut toujours travailler lié, pour avoir à l’esprit une image sonore qui ne doit pas se détériorer lorsqu’on s’en détache. C’est évidemment très difficile à réaliser dans la pratique. Maintenant, d’un point de vue technique, la langue ferme l’orifice à chaque battement. Il est indispensable d’avoir une pression d’air avant et entre chaque battement de langue, comme quand on prononce le son "te" (qu’on utilise pour le détaché). A grande vitesse de détaché, on obtient un effet de "coussin d’air" sur lequel rebondit la langue. Il ne faut donc pas s’arrêter de souffler, sous peine d’avoir un mauvais détaché tant sur le plan de la vitesse d’exécution que de la qualité du son86. » Philippe Bernold parle ainsi du plus petit effort possible de l’interprète à faire avec sa langue, pour passer avec succès un passage technique en simple ou double détaché. A l’accordéon, on peut comparer l’action de la langue avec celle du tiré-poussé du soufflet : le fait de soutenir un passage en bellow shake au moyen d’un flux d’air continu engendrerait des mouvements plus naturels des membres du bras gauche. A ce propos, Franck Angelis déclare que « la compression a cette vertu d’engendrer des mouvements plus fluides, et donc une manière plus détendue de jouer87 ». Pour Roman Jbanov, un 85 BERNOLD Philippe, op. cit. 86 Ibid. 87 ANGELIS Franck, op. cit. 60 passage technique, qu’il soit un bellow shake ou un trait, requiert un contrôle du flux d’air, à la manière dont on tient « les rênes des chevaux, toujours tendus, auxquels on donne plus ou moins d’impulsion ». Ce contrôle s’exerce dans la possibilité d’ « alternance entre temps forts et temps faibles », « qui va assouplir le geste et faire passer le passage technique »88. Selon Roman Jbanov, penser un passage technique de manière musicale, à l’appui d’un flux continu, engendre donc une plus grande aisance technique de l’interprète. Ainsi, d’après les différents témoignages, l’entretien d’un flux continu d’air dans le soufflet pourrait servir de base à une technique du bellow shake plus naturelle. En définitive, la colonne d’air peut être employée comme un outil pour aborder de manière plus naturelle et musicale la technique du bellow shake. Elle s’applique aussi bien à l’accordéon qu’aux autres instruments à vent, car elle permet de représenter le trajet de l’air depuis la « poussée » du diaphragme jusqu’au « frein » des lèvres, depuis le bras gauche jusqu’aux soupapes. De plus, l’entretien fluide et continu du flux d’air ressort comme une nécessité, pour répondre aux spécificités organologiques des instruments et aux besoins expressifs d’une phrase musicale. Le chant semble être pour cela d’une certaine aide. Enfin, l’entretien d’un flux continu d’air dans le soufflet a la vertu de conférer une certaine détente à l’interprète, lors de l’exécution d’un bellow shake. 88 JBANOV Roman, op. cit. 61 62 Conclusion Ce mémoire sur la technique du bellow shake avait pour vocation de poser le problème de sa conception sportive, tant dans l’enseignement que dans la pratique instrumentale des accordéonistes. Pour ce faire, nous avons d’abord retracé l’histoire du bellow shake, depuis son utilisation par les garmoshkas russes jusqu’à son emploi dans la musique contemporaine ; cette mise en perspective nous a permis de faire émerger l’origine des tendances dans l’emploi esthétique du bellow shake dans la littérature pour accordéon de concert. En effet, cette technique est marquée par l’école russe (qui la nomme trémolo de soufflet), dans le sens où les accordéonistes russes l’ont codifiée dans des arrangements et pièces du répertoire. L’emploi progressif du bellow shake en tant que technique propre au bayan a ainsi contribué à distinguer cet instrument dans le répertoire de la musique savante. Son emploi dans la littérature pour accordéon de concert a pu évoluer grâce aux collaborations entre facteurs, interprètes et compositeurs, et ainsi engendrer de nouvelles techniques dans le prolongement de celle du bellow shake : ricochet, quintuple ricochet, retriplés… Ces innovations techniques rencontrent une volonté d’élargissement sonore de l’emploi du bellow shake de la part des compositeurs contemporains. En nous appuyant sur nos connaissances de l’histoire du bellow shake dans la musique savante, nous avons pu dresser un paysage pédagogique de l’enseignement et de la pratique instrumentale de cette technique. Au moyen d’un questionnaire et de deux études de cas, nous avons pu mettre en avant le fait que l’enseignement du bellow shake sur le continent européen était caractérisé par une grande diversité des conceptions pédagogiques. Cette organisation en mosaïque va dans le sens d’une recherche de la manière d’enseigner le bellow shake en Europe, avec d’une part des tentatives de l’école russe et de pédagogues français pour unifier la pédagogie et proposer des règles, et d’autre part une tendance pour « l’éclatement pédagogique » : la question d’enseigner la technique du bellow shake par l’oralité ou l’utilisation de supports pédagogiques fait toujours débat. Il ressort donc un certain empirisme dans l’enseignement de ce mode de jeu. Certains accordéonistes se disent perdus et s’engagent dans la voie de l’autonomie pour parvenir à maîtriser le bellow shake sur le plan technique. De cette quête découlent de nombreux obstacles, tels celui de la notion de barrière physique du bellow shake qui engendre une conception sportive plutôt qu’artistique. A cette question, certains 63 pédagogues proposent des solutions pour réunir les aspects technique et musical dans l’enseignement. L’héritage de la technique des instruments à vent semble être une piste pour une pratique plus intuitive de l’apprentissage et de la pratique du bellow shake dans les différents contextes de son emploi dans le répertoire. De fait, nous avons pu introduire les rôles conjugués de la colonne d’air et du chant comme outils de base pour développer une technique plus saine et éclairée du bellow shake. En définitive, il appartient aux nouvelles générations d’accordéonistes enseignants et interprètes de continuer à faire évoluer les conceptions pédagogiques des techniques propres à l’accordéon. Cet engagement doit se faire dans le sens de l’emploi de ces techniques au service de l’expression musicale. Nous concernant, ce mémoire constitue la première étape d’une étude de plus grande ampleur sur l’enseignement de la technique du bellow shake dans le monde. 64 Annexes 65 Annexe 1 : Entretien du 20 février 2022 avec Monsieur Franck Angelis, professeur au Conservatoire à rayonnement départemental de Gennevilliers J. B. : « Avez-vous connaissance de l’origine de la technique du bellow shake ? » F. A. : « Cette technique nous viendrait des Italiens, d’après le témoignage d’accordéonistes des générations précédentes. Ils l’utilisaient déjà dans les tarentelles jouées aux bals populaires, sans savoir qu’elle serait plus tard utilisée dans une musique avec plus de codes : il existe bien des effets que les musiciens populaires ont inventé sans en établir la science ! Ce sont les Russes qui se sont chargés de la codification de la technique du bellow shake, et ce dans les pièces du grand répertoire. Ils l’ont développée en y ajoutant des prolongements techniques comme les retriplés (cf. glossaire) ou les ricochets (cf. glossaire). » J. B. : « Comment avez-vous appris cette technique ? » F. A. : « C’est mon premier professeur, Yves Busato, d’origine italienne, qui m’en a proposé une première approche. Il n’est malheureusement pas parvenu à me l’enseigner de manière claire. J’ai donc dû me débrouiller seul, en me confrontant à des pièces qui en contenaient (essentiellement des pièces russes). » J. B. : « Relevez-vous une tendance pour la démonstration technique dans le répertoire russe ? » « Il est indéniable que les accordéonistes russes aient une maîtrise très avancée de l’instrument. D’autant plus que ce sont des concertistes comme Friedrich Lips et Alexander Skliarov qui nous ont révélé, à nous Occidentaux, le répertoire de concert, alors que nous en étions restés au répertoire pour basses standard (cf. glossaire). Ils ont le mérite de nous avoir ouvert les oreilles quant aux incroyables possibilités de notre instrument. Les compositeurs russes ont beaucoup utilisé le potentiel sonore de l’accordéon, en l’employant de manière dense et orchestrale : recourt aux accords coloristes, à l’écriture chorale, à l’utilisation des registres et des octaves. On en trouve les 66 plus grandioses illustrations dans les pièces de Vladislav Zolotarev, avec sa Partita et sa Sonate No 3. Cet accordéon orchestral marque le public qui a l’impression que « plusieurs personnes sont en train de jouer ». Cet art de faire sonner le bayan va dans le sens d’une grande maîtrise technique de l’accordéoniste. On pourrait alors effectivement reprocher une tendance pour la démonstration technique. Cependant cela ne retire rien à la qualité des œuvres. La pièce De Profundis de Sofia Gubaïdulina, bien que démonstrative sur le plan technique, n’en reste pas moins un chef-d’œuvre ! » J. B. : « Qu’en est-il de la composition pour accordéon de concert en France ? » F. A. : « Les compositeurs français, comme ailleurs, ne traitent pas l’accordéon de concert comme un orchestre. Ils appartiennent plutôt à un courant moderniste pour lequel une pièce écrite il y a plus de dix ans est considérée comme vieille. Je ne suis pas de cet avis car il existe beaucoup de pièces écrites au siècle dernier qui soient empruntes d’une grande fraicheur. Mais peut-être cette voie du modernisme est-elle la bonne pour l’avenir de la Musique ? Je n’en ai aucune idée. Personnellement, je n’ai pas fait le choix d’une musique qui flatte l’intellect. » J. B. : « Comment employez-vous cette technique dans votre musique ? » F. A. : « Je n’utilise pas cette technique en fin de phrase, pour faire exploser le discours. Je l’ai peut-être fait dans le passé, mais cela reste très exceptionnel. Je préfère utiliser le bellow shake dans des ambiances, comme dans le 2e mouvement de ma suite Impasse. Pas de bellow shake gratuit : il s’agit d’un moyen d’expression et non d’un outil de démonstration technique. Je l’emploie aussi dans ma Suite en trois mouvements, où j’élabore une rencontre imaginaire entre Jacques Brel et Johann Sebastian Bach (le mouvement s’intitule "Brel-Bach"). Le bellow shake crée une ambiance au moyen d’un crescendo qui, au lieu de "claquer" dans un climax, va s’atténuer petit à petit jusqu’à la fin du mouvement. Il ne s’agit donc pas de jouer en force, sinon l’effet est raté. » J. B. : « Pensez-vous que ce soit une technique physique ? » « Non, pas du moment qu’on ne la considère pas comme un moyen de démonstration technique. Penser un passage en bellow shake de manière musicale, au moyen d’astuces 67 telles la recherche de dynamiques différentes ou de points d’appuis dans la phrase musicale, résout pas mal de problèmes ! La maîtrise de cette technique ne se situe pas dans la nécessité de faire de l’haltérophilie : la preuve en est avec les accordéonistes chinoises d’un mètre cinquante qu’on voit bien souvent dans les concours internationaux, et qui maîtrisent cette technique sans effort. J’ai bien souvent vu des hommes très costauds ne pas maîtriser un bellow shake, alors que moi-même, qui ne mesure pas un mètre quatre-vingts, y parviens aisément. Cette question de la force physique est similaire à celle de la taille des mains des pianistes. Personne ne dit que seuls les pianistes qui ont de grandes mains peuvent jouer du Rachmaninov ! C’est exactement la même chose avec le bellow shake : ce n’est pas la force physique qui compte, mais l’énergie que l’on met au service de l’expression musicale. » J. B. : « Quel est donc le défi de cette technique, si ce n’est celui de la force physique ? » F. A. : « Il s’agit du timing parfait entre l’attaque des doigts et le soufflet. Dès qu’il y a un décalage, avec un soufflet qui s’ouvre de plus en plus, on a la sensation de devoir forcer, et le bras gauche fini par tétaniser. » J. B. : « L’enjeu du bellow shake consiste donc en ne pas tomber dans le piège de la démonstration technique, mais plutôt de le considérer comme un effet au service de la musique. Ce constat se retrouve-t-il dans d’autres passages techniques ? » F. A. : « Penser un passage technique de manière musicale assoupli le geste : cela implique de facto une fluidité du jeu. Par exemple, on n’arrête pas le son au milieu d’une phrase musicale. Il s’agit donc de jouer en compression, autrement dit de ne pas relâcher le soutien de la colonne d’air. C’est un point technique que nous partageons avec les autres instruments à vent, qui ont cette culture de la gestion de la colonne d’air. En revanche, il existe un travail que les accordéonistes font très peu : celui du son. C’est quelque chose qui manque dans l’enseignement de l’accordéon, et qui est déterminant pour tous les autres instruments : on parle plus de la qualité du son que de la virtuosité de l’interprète. » J. B. : « Qu’entendez-vous par "compression" ? » 68 F. A. : « Quand on tire ou on pousse le soufflet, cela engendre un flux d’air qui compresse plus ou moins les soupapes. » J. B. : « Vous aidez-vous de la compression pour passer un trait technique dans la détente ? » F. A. : « Le soutien de la colonne d’air engendre un phénomène de coussin d’air, et fait adopter à l’interprète un toucher léger qui le dispense d’appuyer au fond du clavier. On obtient ainsi une plus grande possibilité quant à la variété des touchers : on peut plus ou moins enfoncer les doigts, créer des attaques plus incisives ou plus molles… Le tout dans la détente. » J. B. : « Quel est le lien entre le soutien de la colonne d’air et la détente ? » F. A. : « Ce n’est pas seulement la gestion de la compression qui implique la détente de l’interprète, mais toutes les stratégies développées pour détourner l’attention de la difficulté technique. Par exemple, le fait de penser aux dynamiques, à mener sa phrase dans un trait, etc. Tout cela contribue à aborder le passage technique en détente. Mais je suis d’accord avec le fait que la compression a cette vertu d’engendrer des mouvements plus fluides, et donc une manière plus détendue de jouer. » J. B. : « Comment faites-vous ressentir la compression à vos élèves ? » F. A. : « Je leur fais travailler les oreilles, en leur faisant ouvrir et fermer le soufflet de manière continue, ou au contraire hachée. De cette manière ils comprennent la nature de la compression. Je m’aide aussi du chant pour leur faire ressentir le fait d’entretenir le son de manière continue dans la phrase musicale. » J. B. : « De manière plus générale, le chant a-t-il un rôle dans la technique pour accordéon ? » F. A. : « Le chant donne l’inspiration pour développer diverses stratégies musicales et techniques : il peut servir à caler les retours de soufflet, et aussi à adapter la pression d’air pour faire sortir des notes dans le registre grave. » 69 J. B. : « Comment vous y prenez-vous avec les adolescents, pour lesquels la relation au chant est plus difficile ? » F. A. : « J’essaie de dédramatiser la situation : j’explique bien que ce n’est pas un cours de chant, et leur propose même de chanter avec eux. Il est important qu’ils aient cette relation à quelque chose de naturel. » J. B. : « Comment situez-vous votre conception du bellow shake par rapport aux autres pédagogies, que ce soit en France ou ailleurs dans le monde ? » F. A. : « Généralement, le bellow shake est présenté d’emblée comme quelque chose de compliqué, comme une véritable science qui nécessite plusieurs décennies pour être maîtrisée. Il existe de fait un phénomène de barrière psychologique que l’on retrouve dans la technique du ricochet (qui découle de la technique du bellow shake) : certains accordéonistes mettent des années à la maîtriser, alors qu’on peut l’expliquer en deux minutes ! Je pense donc que l’apprentissage du bellow shake se fait de manière trop poussive : c’est comme si on s’attardait pendant des années sur la technique du trémolo des cordes. Aussi, il existe une idée reçue qui stipule que le bellow shake soit réservé aux garçons, parce qu’ils seraient plus musclés. La question ne se pose pas du moment qu’on aborde cette technique de manière musicale, et non sous l’angle de la démonstration technique et sportive. Ainsi, Je pense qu’il existe un grand malentendu quant à cette technique, et qu’il faille s’appuyer sur l’héritage des instruments à vent pour y pallier. » 70 Annexe 2 : Entretien du 10 février 2022 avec Monsieur Philippe Bernold, professeur de flûte au CNSMDP J. B. : « Qu’est-ce qu’une colonne d’air pour les flûtistes ? » P. B. : « A la flûte, il y a des phases durant lesquelles on soutient le son et d’autres moins, sinon on obtient un son droit comme à l’orgue. Je pense qu’il y a ici un problème de sémantique. Personnellement, dans la pratique, je ne parle pas de colonne d’air. Je préfère parler d’un souffle continu avec une "énergie" variable. La colonne d’air est une image créée de toute pièce pour illustrer le chemin que fait l’air depuis les poumons jusqu’aux les lèvres. Elle sous-entend que le souffle ne suit qu’une seule route, une seule "colonne", alors que cette route commence par deux éléments : les poumons. L’ensemble formé par la gorge et la trachée constitue le "tuyau". La bouche n’est pas seulement le bout du tuyau, mais une "poche" pouvant jouer le rôle de réservoir. » J. B. : « Quel est le rôle du diaphragme dans la colonne d’air ? » P. B. : « Le diaphragme est une membrane inerte, entourée de muscles. Il est attaché aux poumons, comme une méduse, et a vocation de tirer les poumons vers le bas en poussant les viscères. Une dépression se crée, engendrant un appel d’air dans les poumons. Lorsque le diaphragme remonte, le processus inverse se produit : on expulse l’air. Ce n’est pas un processus que l’on peut contrôler puisqu’il s’agit d’un réflexe qui nous permet de respirer sans avoir à y penser. L’action de ce "moteur indépendant" dans la vie courante est une chose, son utilisation dans la musique en est une autre : elle est poussée à l’extrême. Il en va de la même sophistication de la marche pour courir un marathon. » J. B. : « Comment utilisez-vous la colonne d’air dans votre pratique ? » P. B. : « La colonne d’air est l’espace situé entre la base des poumons (le diaphragme) et les lèvres. Tout le travail réside dans la mise en pression de l’air avec d’un côté une poussée et un frein de l’autre. La poussée est effectuée par le diaphragme, le frein par les lèvres. Il n’existe pas de frein intermédiaire hormis la gorge dont il ne faut surtout pas se servir sous peine de baisser l’intonation et de coincer le son. » 71 J. B. : « Comment parvenez-vous à gérer le flux d’air pour arriver au bout d’une phrase sans être "en panne" d’air ? » P. B. : « Si on n’arrive pas au bout de la phrase, c’est que l’on n’a plus d’air. Il s’agit alors de revoir l’équilibre dans la pression du souffle pour tenir tout le passage. Ce n’est pas toujours chose aisée ! Si les flûtistes soufflent avec moins d’énergie, la hauteur change, et même la tessiture avec un risque de saut de registre. Alors on adapte la nuance : on économise l’air. On peut soit fermer un peu plus les lèvres et moins pousser, soit plus les ouvrir et plus pousser : le rapport de pression doit rester le même. » J. B. : « Cette gestion de la pression doit-elle être constante durant le jeu ? » P. B. : « Oui, il faut maintenir une fluidité constante des variations de pression. Nous sommes obligés d’avoir ce bon équilibre sinon le son est détimbré, ne sort pas du tout… La question ne se pose même pas. Hélas la pression n’est pas complètement linéaire : il faut composer avec la pression selon la longueur de la phrase, la nuance et la tessiture. C’est par exemple le cas du passage entre le ré médium "nasal", qui nécessite très peu de pression, et le mi médium extrêmement ouvert et large qui en nécessite beaucoup plus. » J. B. : « Les abdominaux jouent-ils un rôle dans le soutien du son, autrement dit dans la mise en pression de la colonne d’air ? » P. B. : « L’utilisation des abdominaux chez les instruments à vent, du moins chez les flûtistes, est une énorme erreur. La preuve, on peut très bien les contracter et pourtant ne rien souffler du tout. De plus, le souffle est court si on les contracte en jouant, car cela inhibe les mouvements du diaphragme. » J. B. : « Une forte pression engendre-t-elle une résistance des clés ? » P. B. : « Non ce n’est pas le cas pour notre instrument : les clés ne sont pas hermétiques. » J. B. : « Vous aidez-vous du chant dans votre pratique ? » 72 P. B. : « Non, ce n’est pas mon cas. Je dois tout de même reconnaître que la technique vocale est très similaire à celle des instruments à vent, surtout chez ceux avec une ventilation forte comme la flûte. On entend en effet beaucoup de souffle chez les chanteurs et les flûtistes. Ce n’est pas le cas du hautbois pour lequel la perte d’air est moindre, même si la pression d’air est bien supérieure. Revenons-en au chant. Le chant a cette vertu d’arriver à trouver l’énergie du souffle pour réaliser de grands intervalles. En flûte on relie les notes entre elles grâce au souffle, et le chant confère au flûtiste l’inspiration idéale pour adapter son embouchure et son souffle. Prenons l’exemple d’un grand intervalle vers l’aigu avec crescendo. A la voix on ouvrira plus la bouche pour ne pas avoir à forcer. A la flûte on ouvrira plus les lèvres tout en compensant avec un souffle plus fort. » J. B. : « Concernant le simple et le double détaché, y a t-il besoin de soutenir davantage le flux d’air pour une exécution réussie ? » P. B. : « J’ai le sentiment que oui, mais n’en suis pas si sûr. Selon moi toute la musique pour flûte est liée, "lyrique" si tu préfères, au même titre que celle des chanteurs. Dans un passage de détaché, la langue coupe le lié. Le détaché est donc une sophistication du lié, pour être schématique. Avoir un bon détaché signifie "faire le moins de mouvements de langue possible". C’est pour cette raison qu’il faut toujours travailler lié, pour avoir à l’esprit une image sonore qui ne doit pas se détériorer lorsqu’on s’en détache. C’est évidemment très difficile à réaliser dans la pratique. Maintenant, d’un point de vue technique, la langue ferme l’orifice à chaque battement. Il est indispensable d’avoir une pression d’air avant et entre chaque battement de langue, comme quand on prononce le son "te" (qu’on utilise pour le détaché). A grande vitesse de détaché, on obtient un effet de "coussin d’air" sur lequel rebondit la langue. Il ne faut donc pas s’arrêter de souffler, sous peine d’avoir un mauvais détaché tant sur le plan de la vitesse d’exécution que de la qualité du son. » 73 Annexe 3 : Entretien du 27 juillet 2021 avec Monsieur Max Bonnay, professeur d’accordéon au CNSMDP J. B. : « Comment Friedrich Lips, votre professeur à l’Institut Gnessin, concevait-il l’exécution du bellow shake ? » M. B. : « Lips me proposait l’image du fouet pour adopter un mouvement correct du bras gauche. Le fouet est un instrument long, le maximum d’efficacité et de réactivité se situe au bout du fouet. Par analogie avec l’anatomie de l’accordéoniste, le manche correspond à l’épaule, et l’extrémité de lanière en cuir, le poignet. Le poignet est le point de contact où l’énergie générée par l’épaule circule. Pour Lips, il s’agissait donc de considérer l’épaule comme le membre initiateur d’un mouvement global du bras gauche, le maximum d’énergie s’accumulant en aval, au niveau du poignet. Du point de vue de l’énergie dépensée, l’épaule jouait donc un rôle secondaire. Cette idée me paraissait au départ éloignée de la réalité, et impossible à appliquer en ce qui me concernait. En effet je jouais le prototype Laura 1 (du nom des ouvriers Louis et Raoul) de 22,800 kg de la firme Cavagnolo, alors que Lips me donnait des conseils en s’appuyant sur son expérience de bayaniste sur un instrument de 13,5 kg. La différence entre instruments était donc énorme, et il me semblait que l’analogie du fouet était physiquement impossible à appliquer. Il fallut laisser s’établir un processus de compréhension et d’acceptation de cette vision, pour au final me rendre compte des bénéfices ! » J. B. : « Considérez-vous que l’accordéoniste, dans sa pratique du bellow shake, soit engagé dans une lutte contre son instrument ? » M. B. : « Il faut savoir que dès le départ, le bloc gauche est plus lourd qu’un archet. On a en effet 50% de l’accordéon qui bouge, c’est-à-dire 5 à 6 kg au bas mot à manier. C’est donc effectivement un problème, un handicap que l’accordéoniste doit prendre en compte. » J. B. : « Comment concevez-vous l’apprentissage de cette technique, au regard de votre expérience ? » 74 M. B. : « Pour moi le bellow shake ne correspond à rien d’autre qu’au trémolo du violon. Il n’y a que le poignet qui soit actif. Pour le maîtriser il faut travailler nuance piano voire pianissimo, en détente, en surveillant sa respiration, sa posture, et en réalisant d’infimes mouvements du poignet en début d’apprentissage. » J. B. : « Pensez-vous que la maîtrise du bellow shake soit une question de force, et qu’elle discrimine les faibles conditions physiques ? » M. B. : « Non, je ne le pense pas. La preuve ! J’ai en tête l’exemple de Sabine Giordano, accordéoniste de petit gabarit, ancienne élève de ma sœur Christiane Bonnay à Monaco, puis élève dans ma classe du Conservatoire du 12e arrondissement de Paris avant que l’accordéon ne rentre au CNSMDP. Elle avait une manière très souple, plastique et musicale d’exécuter un bellow shake. On aurait dit que c’était très facile, à tel point que l’on en oubliait le bellow shake dans la pièce qu’elle jouait. Même les gars qui la voyaient n’y croyaient pas ! Après, dans les passages où il fallait plus donner, elle mettait plus de force dans les mouvements du bras gauche. Ce n’est qu’à ces occasions que l’investissement physique devenait plus conséquent. Cependant, l’exemple de Sabine Giordano est un cas isolé. Je ne connais que très peu de femmes capables de maîtriser cette technique sans que la question de la condition physique ne se pose. Je peux te citer encore Maria Vlasova, au gabarit très costaud du haut son 1m80, et Mie Mikki qui est parvenue à adopter une approche intelligente et musicale en plaçant le travail du son en amont. Donc évidemment que les hommes et les femmes sont inégaux en terme de capacités musculaires. Maintenant quand on me demande si le bellow shake se prête moins aux petits gabarits, je réponds non. Je dirais plutôt que le défi de maîtriser cette technique est plus grand. » J. B. : « Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon bellow shake ? » M. B. : « La base du bellow shake, c’est la technicité, et ça ne doit pas s’entendre sur scène. » J. B. : « Que savez-vous de la pratique de cette technique par le bayaniste Yuri Shishkin ? Cet accordéoniste au bellow shake fluide se détache des autres accordéonistes de la même 75 école russe89, en premier lieu de Friedrich Lips qui, sur les archives vidéo disponibles sur Internet, montre une tension extrême90. » M. B. : « Pour Yuri Shishkin, tous les mouvements sont maîtrisés. Tout se situe dans le poignet. L’image du fouet est très importante. » J. B. : « Mais alors qu’est-ce qui fait la grande différence de rendu entre ces deux accordéonistes possédant pourtant la même approche ? » M. B. : « Encore une fois, il faut prendre en compte le handicap du poids de l’archet-bloc gauche. Il existe des situations optimales qui permettent une exécution fluide et sans tensions du bellow shake. Et l’une d’elles est la jeunesse. A partir d’un certain âge, certaines possibilités se perdent. C’est certainement l’engagement physique demandé par le bellow shake qui fait la différence entre deux accordéonistes appartenant à des générations différentes. Car je garde encore le souvenir d’un Lips qui exerçait cette technique de manière très naturelle ! » J. B. : « Le bellow shake serait donc un défi technique pour l’accordéoniste qui doit concilier exécution technique et gestion de la crispation musculaire. Existe-t-il des contextes dans lesquels une certaine tension dans l’exécution est nécessaire ? » M. B. : « Oui. La pratique du bellow shake se divise en deux conceptions : l’une rythmique qui nécessite un état physique « tendu », avec la courroie serrée ; l’autre acoustique, avec des mouvements contraires du poignet pour arrondir le son et créer un effet sonore englobant. En fonction du contexte, l’appel à différents mouvements du poignet devient indispensable. Un exemple de bellow shake rythmique se situe dans le Final de la Sonate No 2 de Vladislav Zolotarev. Le bellow shake acoustique trouve une belle illustration dans la pièce De Profundis de Sofia Gubaïdulina. 89 Youtube, Shishkin - Semyonov: Sonata 1 * Семенов: Соната 1 Юрий Шишкин баян ACCORDION Accordeon Akkordeon, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=oM5LLWuba5Y&t=738s&ab_channel=Kurylenko, consulté le 27 juillet 2021. Youtube, "Asturias"(Albeniz) - brilliantly performed on bayan by Friedrich Lips, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=e8hF_WvYuSc, consulté le 27 juillet 2021. 90 76 J. B. : « Quand le bellow shake est-il apparu pour la première fois dans la technique pour accordéon ? » M. B. : « Là-dessus je ne peux pas t’aider, je ne me remémore aucune source mentionnant la découverte du bellow shake, ou sa première notation. En revanche je peux te parler de sa première utilisation magistrale par Vladislav Zolotarev. Ce compositeur a écrit 2 ou 3 concertos pour accordéon ainsi qu’une symphonie concertante, au début des années 1971, 72, 73 (il se suicide en 1975). Le bellow shake y sonne magistral. Il y a un passage de progression dramatique de l’orchestre, et particulièrement des cordes en trémolo. L’accordéon reprend ce passage un peu plus tard, à lui tout seul, s’opposant à l’orchestre. Zolotarev parvient à conférer au bellow shake une modalité d’expression qu’aucun autre instrument ne peut imiter. L’expression de transcendance dans la technique y prend tout son sens. » Un autre exemple avec le concerto pour accordéon Spur d’Arne Nordheim. On y retrouve les trémolos de l’orchestre amplifiés dans la cadence pour accordéon. Cette dernière est très bien écrite, et sonne d’ailleurs mieux à l’accordéon qu’aux cordes. La pièce « Espiègle » de Zolotarev, est une pièce intéressante dans laquelle l’accordéoniste utilise la technique du bellow shake du début à la fin. Cette pièce tirée de la 6e Suite enfantine (suite de caractère décrivant à leur niveau la naïveté des enfants) s’inscrit dans une démarche à la fois pédagogique et esthétique. Le sujet a beau traiter des caractères des gamins, de manière tendre, naïve et magistrale, les Suites pour enfants font montre d’une certaine exigence technique. « Matin d’hiver », premier mouvement de la 6e Suite enfantine, par exemple, est très profond dans l’expression. "Espiègle" est donc plus à voir comme une plaisanterie, et reflète la représentation que Zolotarev se fait du bellow shake. Ici encore son utilisation dépasse les besoins de la technique. A propos des Suites pour enfants, Zolotarev mort, une cinquantaine de mouvements pour enfants restait à regrouper. Friedrich Lips, qui travaillait avec lui, s’est chargé de publier toute son œuvre et de regrouper ces mouvements en Six suites pour enfants. Dans le 2e mouvement de la 3e Sonate, Zolotarev utilise le bellow shake dans un cadre cette fois-ci bien différent. La musique est emprunte d’un langage contemporain, et nous fait voyager sur une autre planète. » 77 J. B. : « A propos de Zolotarev, vous rappelez-vous de l’invention de la technique du ricochet, qui semble découler du bellow shake ? » M. B. : « Complètement. C’était lors du travail de Lips avec Zolotarev, sur le final de la 2e Sonate. Il y a un passage pour lequel Zolotarev souhaitait un bellow shake très rapide, au regard de l’énergie à déployer dans le final. A force de s’exercer, Lips remarqua que l’alternance de « poussé-tiré » du soufflet prenait la forme d’un mouvement circulaire touchant aux coins de l’instrument. En fait, le soufflet « ricochait » sur les bords. C’est ainsi qu’est née la technique du ricochet. Elle est donc plus simple à exécuter, et permet des effets efficaces dans la vitesse. » J. B. : « Pensez-vous que la technique pour accordéon ait atteint des sommets que l’on ne pourra guère pousser plus loin ? » M. B. : « Nous ne sommes pas arrivés au terme de son évolution. Un compositeur peut par exemple écrire une musique brillante en améliorant d’une technique déjà existante. Ce fut le cas du quintuple ricochet dans la sonate Et expecto de Sofia Gubaïdulina. Cet effet de soufflet ne peut pas être rythmique, car il sonne comme une véritable réverbération du son. On dirait une pierre qui ricoche, avec un son de plus en plus feutré. L’effet sonore prime sur la simple réalisation d’un quintolet à l’aide des quatre coins du soufflet. » 78 Annexe 4 : Entretien du 9 février 2021 avec Monsieur Roman Jbanov, concertiste et pédagogue franco-russe J. B. : « En quoi consiste votre approche de la technique du bellow shake ? » R. J. : « En Russie, on ne parle pas de bellow shake mais de trémolo de soufflet (Тремоло мехом) Cette distinction s’opère dans le fait que le trémolo de soufflet s’inspire du trémolo des cordes. A l’accordéon, la sensation de tenir l’archet sur les cordes permet d’avoir le bon mouvement et le bon contact avec l’instrument. A cette analogie, on peut ajouter que le trémolo de soufflet est une organisation rythmique entre temps forts et temps faibles. Il est donc nécessaire pour une bonne exécution d’avoir des appuis et des détentes durant le jeu. Pour s’aider, il est nécessaire de trouver un équilibre des mouvements corporels, à la manière dont notre corps s’adapte pour la marche : la main droite va vers l’avant lorsque le pied gauche avance. De même dans un passage de trémolo de soufflet, il ne faut pas rester immobile, et en plus de cela s’aider de l’alternance entre temps forts et faibles : pour un temps fort il faut trois temps faibles pour se reposer. Il est aussi primordial d’adapter sa gestuelle selon le contexte. On peut par exemple monter en puissance, palier par palier comme dans le crescendo général du 2e mouvement d’Impasse de Franck Angelis. Le trémolo y est utilisé pendant 3 minutes et 30 secondes, avec un point culminant assez fort : c’est assez difficile à tenir physiquement. Il s’agit donc de trouver des astuces dans la relation entre temps forts et temps faibles, et trouver une légèreté dans le mouvement pour arriver jusqu’au bout sans être trop fatigué. En résumé, toutes ces astuces doivent permettre à l’accordéoniste de retrouver la légèreté de l’archet du violon dans le soufflet. » J. B. : « Le trémolo de soufflet implique-t-il donc une quête individuelle des accordéonistes pour trouver leur propre équilibre corporel ? » R. J. : « Oui, il s’agit d’un équilibre entre le corps et l’instrument. Il existe un point de départ à cette quête : l’analogie de l’archet. Il ne s’agit pas de se concentrer sur le mouvement de l’archet, mais sur sa légèreté qu’il faut retrouver lorsqu’on compense l’effort avec notre corps. Il faut aussi s’aider de l’alternance entre temps forts et 79 faibles. Un dernier détail : il faut penser à s’économiser, car si on démarre le trémolo trop fort, avec trop d’intensité, on va vite se fatiguer. » J. B. : « Cette approche vous vient-elle de l’enseignement russe ? » R. J. : « Non, cette approche m’est propre : elle se fonde sur les sensations corporelles. En Russie il faut tenir le mouvement du trémolo avec la force. Cela s’explique de par la facture spécifique des accordéons russes, pour lesquels il est plus facile d’ouvrir la partie haute du bloc gauche, contrairement aux instruments du système italien. Il est donc plus simple pour les Russes de tenir un trémolo en force, dans l’endurance physique. Cependant il y a quand même la recherche d’un mouvement d’inertie corporelle qui puisse aider à tenir plus longtemps : lorsqu’on pousse une balançoire, on donne un premier élan puis on entretient le mouvement. » J. B. : « Comment vous a-t-on enseigné le trémolo de soufflet en Russie ? » R. J. : « J’ai appris la méthode russe de l’endurance, qui consiste à commencer doucement l’apprentissage, nuance piano pour économiser les forces, et à gérer l’effort physique de cet effet spécial. Quand on joue très fort on se crispe et on se fatigue vite. On cherche alors la légèreté de l’archet dans les pianos. » J. B. : « L’effort physique du trémolo de soufflet serait donc un enjeu pour les accordéonistes ? » R. J. : « Oui, nous ne sommes pas des robots, nous sommes forcément fatigués à un moment donné. Nous ne ressentons pas toujours la même chose physiquement, il s’agit donc de trouver des astuces pour tenir le trémolo jusqu’au bout. Par exemple on peut se pencher à droite pour s’aider de la gravité qui fait revenir plus facilement le soufflet à son point de départ. » J. B. : « Pensez-vous que la maîtrise du trémolo de soufflet soit une question de force, et qu’elle discrimine les faibles conditions physiques ? » 80 R. J. : « Oui, je le pense. Cependant j’ai souvent remarqué à l’occasion de mes masters class que tous les accordéonistes, qu’ils soient filles ou garçons, au bout d’une heure, parvenaient à s’approprier leurs sensations et pouvaient continuer leur recherche de l’équilibre corporel. Le trémolo est une appropriation, une connaissance de soi. Au contraire, le bellow shake est une conception occidentale et même spécifiquement française qui considère cette technique comme une épreuve de force, laissant la dimension artistique en retrait. Les Russes recherchent une légèreté dans le mouvement, alors que les Français en sont encore à le maîtriser. » J. B. : « Pensez-vous que ce retard soit dû au fait que les certitudes pédagogiques soient moins développées en France qu’en Russie, que l’enseignement y soit plus empirique ? » R. J. : « Oui, et je le déplore. C’est une faiblesse que l’on retrouve aussi partout dans le monde : rares sont les accordéonistes à maîtriser cette technique sur de longues périodes de temps. Et cela se voit dans le répertoire. A part Franck Angelis et Vladislav Zolotarev (qui a d’ailleurs inventé le ricochet dans le Final de la Sonata No 2), je ne connais pas d’autres compositeurs qui utilisent le trémolo de soufflet sous ses différentes formes dans l’endurance. » J. B. : « Avez-vous observé une tendance à la maîtrise technique plutôt qu’à la sensibilité artistique, concernant le trémolo de soufflet ? » R. J. : « Il est vrai qu’on s’occupe plus de la technique que du beau son. Il persiste une vision physique et sportive du trémolo. C’est toujours le même refrain : "il faut tenir jusqu’au bout !". Que ce soit en France, en Russie, ou ailleurs. Le relief dynamique de l’intérieur passe en second plan, alors que si l’on s’occupe du son on obtient un résultat bien plus intéressant. » J. B. : « Les élèves Russes sont-ils plus sensibilisés qu’ailleurs à la gestion du soufflet ? » R. J. : « Je me rappelle la méthode de Dimitri Oneguine de 1957 (l’une des toutes premières pour bayan), dans laquelle on apprend dès le début à l’élève à jouer des rondes (des "do") en tirant 4 temps et en poussant 4 temps : c’est un trait caractéristique des méthodes russes qui recherchent l’équilibre du tiré et du poussé. Quand on tire la note on 81 doit affaiblir le mouvement du bras gauche, gérer, retenir cette partie pour se préparer à pousser dans l’autre sens. A l’occasion de mes masters class, je suis régulièrement confronté au fait que les accordéonistes ne savent pas arrêter le son, alors que les russes le font dès le début de l’apprentissage. En Russie, le soufflet a dès le début un rôle principal dans l’expression. Il se développe dans l’appropriation des sensations au niveau du bras gauche. » J. B. : « Durant un passage en trémolo, comment réalisez-vous les dynamiques ? Par exemple un crescendo ? » R. J. : « Un tel passage nécessite plus de force dans les appuis du bras, d’incliner la main gauche vers le bas et d’avancer physiquement légèrement vers l’avant, en touchant une note invisible avec le corps. » J. B. : « Qu’en est-il dans des passages sans trémolo ? Comment adaptez-vous votre virtuosité digitale lorsque la compression du soufflet est plus forte et qu’elle durcit les soupapes ? » R. J. : « Quand on tire plus fort, les soupapes sont en effet plus compressées, on sent plus les ressorts dans les touches, et le passage technique devient plus net. C’est un atout dans les passages véloces. » J. B. : « Alors comment faîtes-vous pour garder le contrôle dans ces passages ? Généralement le fait de tirer ou pousser plus fort crée un phénomène d’ "éjection du clavier" que la plupart des accordéonistes compensent en crispant la main. » R. J. : « Encore une fois, il faut trouver un équilibre du corps. On peut s’aider de l’image du chant : dans les passages nuance piano, on compresse l’abdomen pour se faire entendre. A l’accordéon, on aura donc tendance à retenir le mouvement en maintenant le contact du bras gauche avec la caisse. C’est comme avec les rênes des chevaux, toujours tendus, auxquels on donne plus ou moins d’impulsion. On garde le contrôle de l’instrument, que ce soit nuance piano ou forte. Dans la nuance forte, c’est l’alternance entre temps forts et temps faibles qui va assouplir le geste et faire passer le passage technique. » 82 J. B. : « Que pensez-vous qu’il faille améliorer dans l’enseignement du trémolo de soufflet, que ce soit en France, en Russie ou ailleurs ? » R. J. : « Je pense qu’il faut s’inspirer de l’enseignement russe : en Russie on commence par aborder le son et les mouvements corporels dans une recherche du lien entre le corps et l’instrument. Il faudrait faire faire des exercices aux enfants, dès le début de l’apprentissage, pour apprendre à gérer l’air, ressentir les différentes sensations de poussé-tiré. Il faudrait travailler le sixième sens de chaque élève avec son instrument. Je pense que c’est très important, d’autant plus que nous avons la plus grande différence de relation avec nos instruments, du fait des changements réguliers de modèles durant nos études. Les pianistes s’adaptent à chaque instrument avec la sensation du toucher pour trouver le bon son, au niveau des doigts. A l’accordéon où c’est l’ensemble du corps qui est sollicité, c’est le bras gauche qui a le rôle le plus important : celui de l’archet qui fait fonctionner les poumons et chanter la phrase musicale. » J. B. : « Pensez-vous que le chant soit un outil intéressant dans le travail de l’interprète ? » R. J. : « Quand l’homme naît, il possède deux choses naturelles : la voix (le chant naturel) et le mouvement (la marche par exemple). Je me rappelle l’une de mes expériences d’étudiant, lorsque je ne parvenais pas à garder un tempo stable dans un prélude de Bach. Je me rappelle un jour où je me mis à chanter dans ma tête le prélude trois fois d’affilée, du début à la fin, en marchant en rythme. Lorsque je repris mon instrument, le problème était résolu : je me rappelais les sensations du chant accompagné par la marche en rythme. » J. B. : « Pensez-vous que le recours au chant facilite le sens de la phrase musicale ? » R. J. : « La musique est ronde, l’univers est rond, notre planète est ronde, tourne autour de son axe… Nous sommes maintenus sur terre grâce à la gravité, insignifiants face à l’immensité du ballet circulaire des planètes. Pour comprendre la nature musicale, il faut comprendre la nature elle-même, dont le cercle est l’élément fondamental. Le Soleil se lève puis se couche, la Lune fait de même. Nous, humains, nous reposons puis nous levons. Au milieu de la journée il y a un moment où le mouvement bascule à l’opposé. 83 Dans le contexte d’une phrase musicale, on ne peut pas faire de crescendo ou de diminuendo n’importe quand : il faut que ce soit naturel. Prenons l’exemple d’une phrase aux dimensions d’une mesure. Si on augmente jusqu’au milieu de la mesure et qu’on diminue juste après, on a une sensation de vague. Au contraire si on diminue jusqu’au milieu de la mesure et qu’on augmente juste après, on a une sensation d’élan vers la mesure suivante. De même pour ne pas jouer un passage technique en force : il faut créer des détentes, un effet de relance, un élan circulaire. C’est un phénomène que l’on expérimente naturellement dans le chant. Cette notion d’élan circulaire est déterminante, car elle implique une souplesse, un potentiel de mouvement et de dynamiques qui n’existent pas dans une conception de la musique "en force". » J. B. : « Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon trémolo de soufflet ? » R. J. : « Il ne faut pas perdre la pulsation ni le rythme, pour garder la cohérence de la pièce. Que ce soit un passage qui prépare une suite ou une progression dynamique, il faut qu’il soit fluide. Il ne faut pas que ce soit un effort physique, ou du moins que ça ne s’entende pas. » J. B. : « Considérez-vous le trémolo de soufflet comme isolé du reste de la technique pour accordéon ? » R. J. : « Non, je pense que c’est un tout. En France cette technique est en effet traitée à part. » J. B. : « Vous remémorez-vous les premières partitions ou méthodes dans lesquelles figurent les premières notations du trémolo de soufflet ? » R. J. : « Sur la méthode de Dimitri Oneguine de 1957, le poussé est noté "V" le poussé "Õ", comme au violon. Il s’agit d’une des plus anciennes méthodes pour bayan. En effet, le bayan n’est entré dans les institutions qu’à partir des années 1950 : en 1951 à Kiev puis en 1952 à l’Institut Gnessin de Moscou. Je ne pense donc pas qu’il existe des méthodes antérieures aux années 1950. Quant aux notations sur partitions, elles sont arrivées un peu plus tôt dans le répertoire. Il faut savoir que la technique du trémolo de soufflet nous vient des garmoshka, ces petits instruments diatoniques à 2 rangées qui exercent des 84 mouvements très rapprochés du soufflet pour des raisons harmoniques. Lorsque les instruments chromatiques comme le bayan se sont répandus, on s’est mis à y jouer la musique folklorique. On cherchait à imiter la garmoshka en faisant des soufflets très courts, ce qui a donné naissance au trémolo de soufflet dans les années d’avant-guerre (années 1930). A ce moment-là le répertoire consistait en des pièces traditionnelles, dont certains bayanistes comme Ivan Panitsky, le pionnier de la variété russe, réalisaient des arrangements pour bayan. Le premier bayaniste à avoir employé la technique du trémolo de soufflet était Ivan Malanin, de Novossibirsk, mal voyant. Yuri Kazakov, autre pionnier en la matière, reste le bayaniste le plus connu de l’époque, car il était l’un des rares à pouvoir franchir le rideau de fer pour tourner à l’étranger avec le violoncelliste Mstislav Rostropovitch. » J. B. : « A propos de cette période d’essor du bayan en Russie, connaissez-vous la raison de la disposition particulière de la tessiture du clavier main gauche du système russe ? » R. J. : « Dans les années 1948-49, Pavel Gvozdev commanda un bayan avec basses chromatiques pour y jouer les pièces classiques. En attendant sa construction, il aurait retourné son accordéon pour avoir les basses chromatiques de la main droite à la main gauche. A l’époque, les boutons de la main droite n’étaient pas aussi grands et gros, ce qui lui a permis de conserver sensiblement les mêmes écarts entre les touches. Cette histoire aurait donné naissance à la disposition actuelle de la tessiture main gauche du système russe : les graves en bas du clavier et les aigus en haut. » J. B. : « Pensez-vous qu’il y ait des prolongements techniques encore inexplorés en matière de trémolo de soufflet ? » R. J. : « Je pense qu’il faut développer le poussé-tiré dans le sens du poussé. Cela apporte une nouvelle combinaison rythmique et une autre couleur. C’est le cas pour l’accompagnement de la Biguine, cette danse des Caraïbes, qui se marie particulièrement bien avec cet effet. » J. B. : « Comment expliquez-vous qu’en commençant un trémolo en poussant plutôt qu’en tirant, dans des mesures irrégulières ou asymétriques (rythmes folkloriques en 5/8, 8/8, 9/8, etc.), on obtienne un changement de couleur ? » 85 R. J. : « Quand on change de soufflet en laissant la même note appuyée, on n’utilise pas les mêmes lames. Cela se ressent physiquement dans l’investissement et l’attitude de l’accordéoniste, dans l’alternance des appuis et des détentes, dans les questions réponses entre une formule rythmique qui démarre en tiré et l’autre en poussé, … Cette nouveauté technique contribue à faire "tourner" plus facilement une formule rythmique. De fait, il existe encore de nombreuses choses à développer sur le plan artistique, grâce aux effets de trémolo de soufflet. Il est d’ailleurs amusant que l’on puisse trouver des prolongements aux techniques déjà existantes en s’inspirant de la musique traditionnelle : il s’agit d’un véritable retour aux origines du bayan ! » 86 Annexe 5 : Entretien du 17 février 2022 avec Madame Christelle Remaud, ancienne élève du CNIMA partie étudier en Russie dans les années 1990 J. B. : « Quelles ont été vos études en France ? » C. R. : « Je suis rentrée de Russie en 1994, et ai commencé à étudier au CNIMA (Centre national et international de musique et d’accordéon) en été 1995. Je faisais partie de la première promotion du CNIMA, avec des accordéonistes comme Aurélien Noël, Roman Jbanov ou Claude Sauvage. C’était juste après l’Ecole de Musique du Thor où Jacques Mornet enseignait. Je suis retournée étudier en France pour apprendre la pédagogie : je désirais enseigner et transmettre. C’est au CNIMA que j’ai pu bénéficier des conseils de grands professeurs comme Franck Angelis. » J. B. : « Comment abordez-vous le bellow shake avec vos élèves ? » C. R. : « Le bellow shake fait partie de la première leçon, tout comme l’ensemble des effets que l’on peut faire à l’accordéon. Je sais que cela peut surprendre, mais il faut bien comprendre que le bellow shake n’est pas un geste technique. Il représente plutôt un enjeu pour apprendre aux enfants à contrôler la compression et gérer leur soufflet. Le bellow shake est une manière de montrer aux élèves que le contrôle du son se fait avec le bras, et plus précisément au niveau du pouce gauche : pour tirer le soufflet, il faut orienter la paume du pouce vers le bas, ce qui permet un contact physique avec l’instrument et donc un meilleur contrôle du soufflet. Cela confère aussi une utilité au pouce qui est bien moins employé que les autres doigts. » J. B. « Quels sont les autres apprentissages lors de cette première leçon ? » C. R. : « J’apprends dans la foulée à mes élèves les différents effets que l’on peut produire à l’accordéon, tels le ricochet ou les distorsions (j’appelle cela « la vache »), qui ont la vertu de les amuser et de les intéresser. Dès les premiers cours, je leur fait travailler la compression du soufflet en sons filés. On continue comme ça pendant un mois et demi, jusqu’à ce qu’ils aient une bonne maîtrise du soufflet. Je leur apprends aussi à faire des 87 bons changements de soufflet, en comparant l’accordéon aux autres instruments à vent qui respirent quand ils n’ont plus d’air. C’est la même chose à l’accordéon : il faut respirer quand on change de soufflet. Il y a évidemment des petites subtilités que les élèves parviennent à surmonter en s’exerçant, comme par exemple arrêter un son joué à la main gauche. » J. B. : « Le bellow shake est-il une épreuve de force ? » C. R. : « Non, il n’y pas plus simple du moment que l’on fait basculer le pouce de haut en bas avec le contact paume sur le bloc gauche. Il ne faut pas parler de simple tiré poussé. Pour reprendre l’analogie de Franck Angelis, l’accordéon est une prothèse. Il permet de sourire, de s’exprimer. Il s’agit d’un corps étranger qui fait partie de soi. Tout l’enjeu de l’accordéon et de ses différents modes de jeu est d’arriver à cette maîtrise. C’est d’ailleurs le seul instrument, avec le Soubassophone, qui s’arnache, que l’on a contre soi. » J. B. : « Durant un passage en trémolo, comment réalisez-vous les dynamiques ? Par exemple un crescendo ? » C. R. : « C’est simple, le pouce appuie plus fort vers le bas. » J. B. : « Vous qui connaissez bien la Russie, qui y avez étudié et y vivez actuellement, quelle est la position des accordéonistes russes par rapport à l’accordéon français ? » C. R. : « J’habite la Mongolie intérieure, qui est la partie asiatique de la Russie. Aujourd’hui les gens veulent absolument jouer du Astier ou du Angelis, c’est le style français et le style musette qui les intéresse : ils adorent La tempête d’Astier par exemple. Ils me demandent plein de partitions. Il faut comprendre qu’ils sont restés enfermés pendant 70 ans, et que la seule fenêtre sur le monde extérieur était le concours de Klingenthal en ex RDA. Aujourd’hui il y a en plus Internet qui leur fait découvrir autre chose. Mon ancien professeur écoute actuellement en boucle Galliano, Astier, Angelis ! Et ça, c’est grâce à la nouvelle génération.» J. B. : « Comment s’organise le système de l’enseignement de la musique en Russie ? » 88 C. R. : « Il y a d’abord l’ "Ecole primaire d’art pour enfants" jusqu’à 14-15 ans. Puis le "Collège musical" qui est l’équivalent d’un Lycée professionnel. Il dispense des cours de direction orchestre, de composition, etc. Enfin le Conservatoire, qui forme les professeurs et les interprètes, ou l’Institut de la Culture, qui forme des professeurs de musique pour enseigner dans les collèges. » J. B. « Quel a été votre parcours en Russie ? » C. R. : « Je voulais apprendre vite, car j’avais débuté très tard l’accordéon (à l’âge de 16 ans). Or je ne trouvais pas de structure qui réponde à mes attentes en France : à l’époque il n’y avait que des professeurs privés, ou des associations comme l’ACF (Accordéon club de France). C’est alors que j’ai rencontré un professeur russe qui m’a proposé d’aller étudier avec lui en Russie. Cela m’a décidée à partir. Il m’a alors fallu 2 ans pour obtenir les papiers nécessaires, car à l’époque il n’y avait pas encore de système d’échange comme Erasmus, mais des contrats d’études. J’ai donc enfin pu partir en 1993. Cependant j’ai dû repartir à peine 6 mois plus tard, à cause de la crise constitutionnelle russe, à l’occasion de laquelle le parlement fut pilonné et investi par l’armée russe. » J. B. : « Quel était le contenu de votre formation ? » C. R. : « Pendant cette courte période, j’ai pu bénéficier de l’équivalent d’un an et demi d’études car j’avais fait le choix d’une formation accélérée. J’avais deux cours d’1h30 par semaine avec mon professeur d’accordéon, en plus des cours de direction d’orchestre, de pédagogie et d’orchestre. C’est cette différence avec les cursus français qui m’a marquée : on pouvait apprendre la musique autrement qu’avec un seul cours par semaine. » J. B. : « Quelle expérience avez-vous retenue de la pédagogie russe ? » C. R. : « Il y a du bon et du mauvais. Les profs sont à 100% derrière les élèves : ils répondent toujours présent quand vous avez besoin d’eux. A ce propos j’ai une anecdote concernant mon apprentissage du bellow shake. J’avais fait le souhait auprès de mon professeur d’apprendre cette technique. Il me proposa alors de venir chez lui un samedi matin, à 8h. En y allant je m’attendais à ce qu’il m’explique comment faire. Bien au 89 contraire ! Il m’a enfermée toute la journée pendant 8h dans une petite pièce de 6 m2, en me disant ceci : « Cherche. Ce n’est pas avec les doigts que ça se fait ». A la fin de la journée, il me demanda de lui montrer le résultat de mes recherches. Hélas ma démonstration ne fit pas son approbation. « Non, ce n’est pas ça, me dit-il. Regarde bien, c’est comme ça ». C’est seulement à ce moment qu’il me montra comment faire un bellow shake. Je n’ai jamais retenté l’expérience pour d’autres techniques, car je ne comptais pas revivre ça ! » J. B. : « Qui est ce professeur ? Sa pédagogie est-elle selon vous représentative de l’enseignement russe? » C. R. : « Il se nomme Viktor Glukhov, professeur au Collège musical d’Oulan Oudé, à l’Est du lac Baïkal et à 4 jours de train de Moscou, au nord de la Mongolie. Il a un côté électron libre. Par exemple, il ne fait pas participer ses élèves aux contrôles qui rythment l’année. Il attend l’examen final pour voir si ses conseils sont avisés et si ses élèves les ont bien intégrés. Il se distingue aussi des accordéonistes Russes : à l’esbroufe il préfère la recherche d’un toucher délicat, ce qui le rend à ce titre à part. » J. B. : « Pensez-vous qu’il existe une culture de la démonstration technique en Russie ? » C. R. : « Au siècle dernier, il fallait en mettre plein la vue aux occidentaux, jouer le plus de notes à la seconde, et beaucoup employer la technique du bellow shake. Ce n’est pas un hasard si, selon Lips, la plus grande pièce écrite pour l’accordéon soit De Profundis de Sofia Gubaïdulina : cette pièce fait appel à une très large palette technique, avec un emploi fréquent du bellow shake. On peut aussi citer l’arrangement d’Asturias d’Albéniz par Lips, à une époque où l’aisance technique des Russes fait envie aux occidentaux. » J. B. : « Selon vous, d’où vient cette culture de la démonstration technique ? » C. R. : « Elle vient du fait que le Russe est coupé du monde, mal aimé, et a donc besoin de faire des démonstrations, de toute sa force. On retrouve cette façon d’être dans la crise actuelle avec l’Ukraine. La mentalité russe est une mentalité du tout ou rien. Les Français, au contraire, font tout mezzo. C’est la culture slave des rires ou des larmes. De nombreux accordéonistes russes en sont l’exemple type : ils ne donnent pas de nouvelles pendant 90 trois ans, jusqu’à ce qu’ils appellent pour vendre des accordéons, des partitions, des cd, etc. Les Russes vous appellent parce qu’ils savent que vous pouvez leur rendre service. Il y a toujours une contrepartie. Il ont bien sûr une humanité très forte, mais il faut d’abord passer par ce côté « marchand de tapis ». Il faut savoir que les Russes vivent dans un pays ultra froid, et qu’ils n’ont donc pas à être ouverts comme dans les pays tempérés. En Russie on va voir les gens par nécessité. » J. B. : « Vous souvenez-vous des différentes écoles françaises d’accordéon précédant l’entrée de l’instrument dans les conservatoires ? » C. R. : « Avant, il y avait l’UNAF (Union Nationale des accordéonistes de France), fondée par les quatre grands qu’étaient André Astier, Joss Baselli, Marcel Azzola et Joe Rossi ; la CEA (Coupe d’Europe d’Accordéon, sélections nationales régionales et la coupe) ; l’ACF (Accordéon club de France) ; la FFPMI (Fédération française des professeurs d’instrument et de musique). Il y avait des guerres de clans entre différentes écoles, notamment entre l’école d’André Thépaz en Savoie, qui faisait participer ses élèves aux concours de l’ACF, et l’école de musique du Thor dans laquelle enseignait Jacques Mornet avant de fonder le CNIMA. Les tensions entre Thépaz et Mornet se sont révélées lorsque les élèves de Mornet comme Alain Musichini, Christine Rossi ou Eric Pizzani, se sont mis à remporter les trophées de l’ACF, à la place des élèves de Thépaz. Toujours est-il qu’il y avait une vision sportive des concours (avec un système de sélections régionales, nationales, et finales internationales), et qu’elle faisait l’unanimité à une époque où il n’y avait que ça pour progresser. » J. B. : « Que pensez-vous de la dynamique actuelle de ces associations ? » C. R. : « J’étais régulièrement invitée comme jury aux concours de l’ACF. Pendant les dernières années, j’écoutais pendant une heure et demie entre 60 et 70 élèves jouant le même morceau avec trois notes et demie. En plus de cela, il n’y avait plus d’élèves dans les catégories supérieures. Je pense que les organisations de concours comme l’ACF représentent un modèle qui ne fonctionne plus, et qu’il faut désormais les dépasser. » J. B. : « Quelles différences avez-vous perçues entre les enseignements russe et français du solfège ? » 91 C. R. : « J’ai remarqué que les russes apprenaient à leurs élèves tous les rythmes dès le premier trimestre, de manière à ce qu’ils soient capables de placer un rythme dans le temps. En France, on apprend la musique de manière traditionnelle et dégressive : d’abord on apprend les rondes, puis les blanches, etc. Aussi en Russie, on n’apprend pas à lire dans toutes les clefs. Ce n’est qu’en arrivant en France que Roman Jbanov a appris qu’on pouvait lire en clef d’ut ! » J. B. : « Avez-vous pu bénéficier des échanges pédagogiques entre France et Russie ? » C. R. : « J’en ai profité à deux reprises en Bretagne, du côté de Vannes. Le directeur de l’école de musique avait invité des accordéonistes comme Jean-Marc Maroni. J’y suis allée l’année où Oleg Sharov était invité. J’étais auditeur libre et surtout interprète entre les élèves et le professeur intervenant. J’ai donc eu la chance d’assister à tous les cours, quelque soient les niveaux. Deux ans après, c’était au tour de Friedrich Lips, de l’Institut Gnessin de Moscou. En plus de ces stages, certains professeurs français envoyaient leurs élèves étudier à Moscou ou Kiev pour obtenir des diplômes. A part ça, les échanges n’étaient pas très importants. » J. B. : « Comment expliquez-vous la fracture de l’accordéon français en différentes chapelles ? » C. R. : « Je pense qu’elle est héritée du système de championnats. Mais il ne faut pas être pessimiste : les guerres de clans peuvent aussi faire avancer les choses. Rappelons-nous que l’accordéon n’a qu’un siècle et demi d’existence ! » J. B. : « Avez-vous fait évoluer votre pratique du bellow shake depuis votre premier apprentissage en Russie ? » C. R. : « J’ai toujours recherché des solutions pour rendre certaines techniques moins contraignantes. Dans le cas du bellow shake, j’ai porté toute mon attention sur le rôle du pouce, qui permet une bonne maîtrise du geste en souplesse. En Russie, on utilise le poignet à la manière d’un fouet, avec des mouvements de bas en haut. Je pense que les 92 Russes se satisfont de cette conception car leur lanière gauche est plus épaisse que chez nous et étreint donc l’ensemble du poignet. » J. B. : « Avez-vous échangé avec Roman Jbanov au sujet du bellow shake ? » C. R. : « Je suis arrivée au CNIMA en 1995, en même temps que Roman. C’est là-bas que nous nous sommes rapprochés. Nous avons discuté ensemble du problème fondamental du bellow shake qui consiste à devoir forcer pour tenir longtemps. Nous avons pu nous appuyer sur notre base commune de l’enseignement soviétique pour mener notre réflexion. Il s’agissait de transmettre aux élèves une pratique qui ne discrimine pas les faibles conditions physiques, contrairement à la méthode soviétique qui se veut très sélective : soit on y arrive et tant mieux, soit on rencontre des problèmes et tant pis. » J. B. : « Avez-vous constaté une évolution dans les pratiques des accordéonistes français depuis l’entrée de l’accordéon dans les conservatoires ? » C. R. : « Les Français ne sont plus beaucoup à vouloir étudier au niveau d’excellence hérité des concours internationaux : ils veulent des diplômes. C’est une manière beaucoup plus accessible d’avoir une situation financière stable, plutôt que de se fatiguer à vouloir être le meilleur pour exister. On voit ainsi de moins en moins de « bêtes de concours » travailler pendant huit mois les huit mêmes pièces pour faire la tournée de tous les concours internationaux. Aujourd’hui c’est devenu impossible pour les étudiants qui s’investissent dans les différents projets impliqués par leurs cursus. Nous sommes donc dans une phase de transition entre l’ancien modèle des concours et le nouveau modèle de l’érudition universitaire. » 93 Annexe 6 : Entretien du 17 février 2022 avec Monsieur Eduards Rutkovskis, étudiant en master au CNSMDP et ancien étudiant à l’Institut Gnessin de Moscou J. B. : « Les étudiants de l’Institut Gnessin s’investissent-ils dans des études à l’étranger ? » E. R. : « Partir à l’étranger est inaccessible pour plusieurs raisons. La première est que cela coûte très cher. Beaucoup d’étudiants de Gnessin viennent de province et ont déjà du mal à subvenir à leurs besoins durant leurs études. C’est pour cela qu’ils donnent des cours en parallèle. Pour ma part, je viens de Lettonie, un pays un peu plus riche que la province russe. J’ai donc eu de la chance, d’autant plus que ma mère avait un bon travail. La deuxième raison est que le répertoire plébiscité en Europe occidentale est contemporain. Or les Russes n’en sont pas friands : les pièces issues des collaborations de Lips avec des compositeurs comme Mikhail Bronner, Efrem Podgaits ou Sofia Gubaïdulina, sont ce qu’ils jouent de plus contemporain. Ensuite il y a la barrière de la langue : les Russes ne maîtrisent pas les langues étrangères. Je ne peux te citer d’autre exemple qu’une fille de Gnessin qui apprend en ce moment l’italien. Il y a aussi Lips qui a des relations à l’étranger parce qu’il parle allemand (il y a une présence ethnique allemande en Russie depuis le 18e siècle). Pour ma part ce n’est que quand il m’a fallu comprendre les subtilités administratives liées à mes études en France que j’ai dû apprendre le français. Enfin, il y a une raison culturelle : il est beaucoup plus répandu chez les pays baltes d’aller étudier en Europe occidentale. Je peux te citer les lituaniens Tadas Motiecus et Augustinas Rakauskas, respectivement partis étudier au Danemark et en Suisse, et les lettons Ksenija Sidorova et Martynas Levitskis partis étudier en GrandeBretagne. Les étudiants de Gnessin ne sont donc pas intéressés d’aller étudier à l’étranger. Quand on aborde cette question, c’est comme si on leur parlait d’aller étudier sur la planète Mars, ou dans une autre galaxie ! Quand j’ai annoncé aux autres étudiants que j’allais partir en France, ils ont été très étonnés et m’ont tout de suite pressé de questions sur l’organisation, l’apprentissage de la langue, etc. » J. B. : « Connais-tu la raison de ce handicap qu’est la non maîtrise d’une langue étrangère ? 94 E. R. : « Il y a une cause historique à cela : sous l’empire soviétique, ceux qui enseignaient l’anglais à l’école étaient dans l’obligation de mal enseigner et de donner systématiquement de bonnes notes aux mauvais élèves. Il n’y avait qu’à Riga qu’on pouvait bien apprendre, pour être interprètes et travailler dans les ambassades. » J. B. : « Les étudiants de l’Institut Gnessin parviennent-ils à trouver du travail pendant et après leurs études ? » E. R. : « Le bayan connaît actuellement une crise : il y a beaucoup de très bons accordéonistes pour trop peu de travail. Les étudiants de Gnessin sont nombreux à candidater pour un travail qui les rémunèrent à hauteur de trois cent euros par mois, pour trois jours par semaine d’enseignement aux enfants, sachant que les autres corps de métier font gagner de deux à trois fois plus. C’est une situation d’autant plus précaire qu’il faut compter un minimum de quatre cent euros pour se loger à Moscou. Les champions du monde n’échappent pas à la règle : il ne trouvent pas de travail non plus. Beaucoup donnent donc des cours particuliers. C’est pour cela que je me suis orienté vers le jazz, parce que je voyais bien que le modèle ne fonctionnais plus : je ne voulais pas vivre une misère en enseignant comme les autres, je préférais plutôt travailler mon instrument pour pouvoir quitter le pays. Il y a aussi des postes dans les orchestres comme ceux de l’Armée rouge, mais c’est très compétitif : il faut être au moins champion du monde comme Alexandre Komelkov pour en faire partie. Les accordéonistes russes, bien que très forts, n’ont donc pas beaucoup de perspectives. Il ne faut pas s’imaginer que les accordéonistes russes, bien que très talentueux, aient une vie agréable ! Ils sont obligés de travailler dans les escaliers de l’Institut Gnessin faute de salles disponibles. A cela il faut ajouter l’absence de public. Lips dit d’ailleurs que "les accordéonistes russes ne jouent que pour eux-mêmes", parce que personne n’écoute l’accordéon classique en Russie. » J. B. : « Comment se déroule une année d’étude à l’Institut Gnessin ? » E. R. : « Il y a deux récitals par an. Un en décembre et l’autre en mai. Les programmes doivent comporter une œuvre polyphonique, une œuvre cyclique et une pièce au choix. A la fin de l’année, il y a un examen dont on peut être dispensé. Pour cela il faut faire un récital d’environ une heure de musique dans l’année, avec la présence d’au moins deux 95 professeurs : le sien et celle de Friedrich Lips, le chef du département. Rares sont les accordéonistes à faire ces récitals. » J. B. : « As-tu relevé un goût pour la démonstration technique parmi les étudiants ? » E. R. : « Oui, un peu plus qu’ailleurs. En Russie on peut nous reprocher ce côté sportif dans l’interprétation : une grande partie des accordéonistes jouent Bach ou Mozart hors style. Et cela ne pose pas de problème à l’examen. Je me souviens d’une fille musclée, un peu ronde, qui jouait tout son programme de la même manière, que ce soit du Tchaïkovski, du Bach, du Mozart ou du Zolotarev : des accents partout, nuance forte, toucher staccato. Lips, son professeur, a fini par laisser tomber ! » J. B. : « Quand as-tu appris pour la première fois la technique du bellow shake ? » E. R. : « Mon professeur m’a donné un programme de récital comprenant les trois mouvements de L’Hiver de Vivaldi. Le premier employait beaucoup la technique du bellow shake. Mon professeur m’a laissé assez libre tout en préconisant d’être détendu, de placer des petits accents et de les utiliser pour soutenir le mouvement général. Il avait une approche musicale de cette technique, car il pensait que les moyens techniques devaient servir la musique. Il me faisait donc travailler les oreilles, pour que j’adapte mes mouvements en fonction de ce que j’entendais. » J. B. : « As-tu découvert d’autres astuces depuis ton premier apprentissage de cette technique ? » E. R. : « Ce qui fonctionne pour moi, c’est de penser au mouvement du poignet. Le bras aussi aide un peu, mais dans une moindre mesure. J’ai eu une expérience avec un violoncelliste en travaillant La Flûte enchantée de Mozart. Il m’a fait remarquer que je saucissonnais le discours lors des passages en bellow shake. J’ai compris qu’il me fallait placer mes appuis de manière plus espacée, à l’échelle de carrures plus larges. Ce changement a rendu mes mouvements du bras plus amples. » J. B. : « Comment ton professeur t’a-t-il appris le ricochet ? » 96 E. R. : « Il me l’a appris en cinq minutes ! Il faut s’entraîner à faire une partie isolée du ricochet : deux doubles croches - une croche, et vice versa. Une fois les mouvements compris il faut faire ces trois notes de manière égale. » J. B. : « Est-ce que le bellow shake représente quelque chose de physique pour toi ? » E. R. : « Oui, car j’ai déjà eu un accident en en faisant trop. J’ai travaillé pendant quatre à cinq heures d’affilée un passage en retriplés dans la Passacaille de Jürgen Ganzer. De cette manière je suivais les conseils de mon professeur qui considérait qu’il fallait mettre tous ses efforts et toute son énergie lorsqu’on jouait de l’accordéon. Or le bellow shake étant un mouvement répétitif, il sollicite les mêmes muscles sur une durée prolongée, avec un risque de saturation. Le lendemain, la tension s’était donc répercutée dans le dos par le biais de la chaine musculaire. Il m’a fallu aller voir un kinésithérapeute pour me soigner, et mettre en pause mes concerts et récitals. Je pense que pour maîtriser le bellow shake, il faut parvenir à tenir longtemps sans se blesser. Il faut par exemple être capable de jouer ce très beau Caprice en sol mineur de Liszt-David que l’on peut jouer entièrement en bellow shake. Si on y parvient, je pense qu’on peut à juste titre se considérer comme un expert de cette technique ! » J. B. : « Que penses-tu du matériel pédagogique destiné à l’apprentissage du bellow shake ? » E. R. : « Je n’ai jamais eu recours aux méthodes ou aux gammes. Je travaillais plutôt des morceaux qui me faisaient travailler la sensibilité artistique. C’est de cette manière que j’ai rencontré le bellow shake dans ma pratique. Je sais que le bellow shake est très peu abordé dans les vieilles méthodes comme celles de Médard Ferrero. Il commence à l’être dans les nouvelles méthodes. Il y a donc un travail de mise à jour à mener. Je connais la méthode de Gorka Hermosa Accordion Technique Notebook. 2008 – 2020, qui préconise un entrainement régulier du bellow shake. Il emploie aussi cette technique dans ses œuvres pédagogiques. » J. B. : « Perçois-tu un attrait des accordéonistes russes pour la culture de l’accordéon français ? » 97 E. R. : « Oui, ils apprécient le musette, les pièces d’André Astier et celles de Franck Angelis, par exemple. » J. B. : « Roman Jbanov m’a décrit un enseignement russe de l’endurance, pour lequel il faut retrouver la légèreté d’un archet dans le mouvement du bellow shake. Cette expérience est-elle représentative de l’enseignement russe ? » E. R. : « Oui, je pense qu’elle l’est. On nous apprend à commencer doucement et lentement, puis à essayer dans le contexte d’une pièce. » J. B. : « Toi qui enseignes en France, remarques-tu des choses à améliorer dans la technique de tes élèves ? » E. R. : « Ils n’arrivent pas à gérer le soufflet de manière à ce qu’il soit bien fermé pour commencer un bellow shake par exemple. En Russie on commence par faire jouer des rondes 4 temps en tiré et 4 temps en poussé, pour maîtriser le rythme et l’égalité du flux d’air. L’enseignement français est plus digital. Je pense que mes élèves maîtriseraient mieux leur instrument s’ils avaient appris à gérer le soufflet plus tôt. » J. B. : « Retrouve-t-on des similitudes dans la pédagogie de l’accordéon où que l’on soit en Russie ? » E. R. : « En piano il y a plus de traditions, ce dont manque l’accordéon. Quand un élève commence le piano, l’approche est plus unifiée : les méthodes sont bien faites et existent depuis longtemps. L’accordéon classique, lui, a besoin de méthodes unificatrices. Par exemple il y a des professeurs russes qui sont marqués par le mauvais "trad" (comme Kalinka). Leurs élèves n’ont pas le style, ni la technique. C’est donc dans cette optique de conférer aux accordéonistes une littérature pédagogique commune que Semionov a réalisé sa Méthode contemporaine du Bayan. Il y introduit la musique contemporaine avec des passages qui ressemblent à ce qu’aurait pu écrire Gubaïdulina : l’utilisation de la soupape et d’intervalles dissonants. » J. B. : « Est-ce qu’on retrouve en Russie la lutte de clans de l’accordéon français ? » 98 E. R. : « Oui, mais pas autant. Les profils de professeurs sont moins hétérogènes : nous n’avons pas notre Frédéric Deschamps ! Dans l’enseignement supérieur, il y a une opposition entre Vyatcheslav Semionov qui prône un répertoire fondé sur les pièces jouées à la Coupe Mondiale, et Friedrich Lips qui prône une musique plus élitiste. » J. B. : « Qu’en est-il des professeurs qui ne font pas partie de l’enseignement supérieur ? » E. R. : « Je pense qu’il existe de très bons professeurs, comme partout. Par exemple Alexandr Komelkov était déjà très solide quand il a commencé à étudier chez Semionov à Gnessin, avant de gagner la Coupe Mondiale. Ce n’est pas Semionov qui l’a construit, mais son ancien professeur. » 99 Annexe 7 : Questionnaire intitulé « Apprentissage et pratique du bellow shake » I - Votre profil Vous avez : - moins de 20 ans - entre 21 et 29 ans - entre 30 et 39 ans - entre 40 et 49 ans - entre 50 et 59 ans - plus de 60 ans Vous êtes : - un homme - une femme - autre Vous êtes : - élève en conservatoire - étudiant (CPES, Pôle Supérieur, …) - professionnel II – Votre apprentissage 1) A quelle occasion avez-vous appris la technique du bellow shake ? Dans quel pays ? 2) Comment vous a-t-on enseigné cette technique ? 3) L’apprentissage a-t-il été aisé ou difficile ? 4) Avez-vous reçu différents enseignements du bellow shake ? Lesquels ? II – Votre pratique aujourd’hui 5) Aujourd’hui, où vous situez-vous dans la maîtrise de cette technique ? Vous demandet-elle beaucoup d’effort physique ? 6) Selon vous, qu’est-ce qui fait un bon bellow shake ? 100 7) Utilisez-vous souvent cette technique dans votre pratique ? 8) Le matériel pédagogique (partitions, méthodes, etc.) vous semble-t-il adapté ? 9) Avez-vous quelque chose à rajouter ? 101 Bibliographie 102 Sources BOUSCH François, Vyâna, Préface, éd. Babelscores, 2020. CAUMEL Maire-Julie, Regards croisés sur l’accordéon classique : un état des lieux de l’enseignement et du répertoire en France et en Russie, Thèse, sous la direction d’André Lischke, Arts plastiques, musicologie, Université Paris-Saclay, soutenue le 18 décembre 2018. DELAPIERRE Emilie, Histoire du bayan en Russie, ou la transition d'une culture traditionnelle vers l'art classique, Mémoire, sous la direction de Christel Marchand, Histoire de la Musique, CRR de Paris, soutenu le 17/06/2021. JBANOV Roman, Le soufflet et ses techniques dans l’enseignement de l’accordéon, Mémoire. MONICHON Pierre, L'accordéon, Paris, Van de Velde, 1985. LHERMET Vincent, Le répertoire contemporain de l’accordéon en Europe depuis 1990 : l’affirmation d’une nouvelle identité sonore, Thèse, sous la direction de Laurent Cugny et Bruno Mantovani, Musique – Recherche et Pratique, Université Paris-Sorbonne, soutenue le 9 mars 2016. LIPS Friedrich, The art of bayan playing. Technique, interpretation and performance of playing the accordion artistically, Kamen, Karthause-Schmülling, 2000. LISCHKE André, Histoire de la musique russe. Des origines à la Révolution, Paris, Fayard, 2006. 103 Consultation générale AILEEN JONES Elizabeth, Accordion exposition. Investigating the playing and learning of advanced level concert accordion repertoire, Thèse, sous la direction de Michael Atherton et Diana Blom, Création, Western Sydney University, soutenue en février 2008. BENADE Arthur H., Interactions entre la colonne d’air du musicien et la colonne d’air d'un instrument de musique, [En ligne], http://la.trompette.free.fr/Benade.htm, consulté le 4 août 2021. DESCHAMPS Frédéric, De l’accordéon. Nouvelle approche technique, Paris, Alphonse Leduc, « Editions musicales », 2006. HERMOSA Gorka, Accordion Technique Notebook. Elementary level, 2008. LACROIX Fernand, Accordéon Bayan. Fernand Lacroix Etudes. Lexique des symboles ricochets, bellows-shake, clusters. Volume 3, Genève, Centre Didactique de Musique Lacroix, 199?. MIREK Alfred, Garmonika. Passé et présent. Moscou, Interprax, 1994. Sitographie Accordions Worldwide, Interview of Friedrich Lips, [En ligne], http://www.accordions.com/interviews/lips/lips2.shtml, consulté le 2 mars 2022. Confédération Mondiale de l’Accordéon, Past events, [En ligne], http://www.cmaaccordions.com/chromatic/pastevents_tm.php, consulté le 27 février 2022. MAURICE Bruno, Le bayan, [En ligne], https://www.brunomaurice.com/le-bayan/, 104 consulté le 1er novembre 2021. Маудо "Детская школа искусств № 2 имени И. Я. Паницкого ", Основные сведения, [En ligne] https://dschi2panickogo.ucoz.ru/index/osnovnye_svedenija/0-5, consulté le 5 novembre 2021. Youtube, Shishkin - Semyonov: Sonata 1 * Семенов: Соната 1 Юрий Шишкин баян ACCORDION Accordeon Akkordeon, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=oM5LLWuba5Y&t=738s&ab_channel=Kurylenko, consulté le 27 juillet 2021. Youtube, "Asturias"(Albeniz) - brilliantly performed on bayan by Friedrich Lips, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=e8hF_WvYuSc, consulté le 27 juillet 2021. Experts ANGELIS Franck, accordéoniste, professeur au Conservatoire à rayonnement départemental de Gennevilliers. BERNOLD Philippe, flûtiste, professeur au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. BONNAY Max, accordéoniste, professeur au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. JBANOV Roman, accordéoniste, professeur au Conservatoire Supérieur de Novossibirsk. REMAUD Christelle, accordéoniste, professeur au Conservatoire à rayonnement communal de Castanet-Tolosan. 105 RUTKOVSKIS Eduards, accordéoniste, étudiant au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. VICENS Fanny, accordéoniste, professeur à la Haute école de musique de Lausanne. 106 Table des illustrations Figure 1 : Accordion de Demian. Brevet de 1829. Zoraweb.com, First Accordion in the world by Cyrill Demian and sons, [En ligne], https://zoraweb.com/first-accordion, récupéré le 5 mars 2022 .................................................................................................. 12 Figure 2 : Garmoshka, modèle Bologoevskaya à 3 rangs. DELAPIERRE Emilie, Histoire du bayan en Russie ou la transition du culture traditionnelle vers l’art classique, Mémoire, sous la direction de Christel Marchand, Histoire de la Musique, CRR de Paris, soutenu le 17/06/2021, p. 10 ................................................................... 13 Figure 3 : Un bayan à cinq rangées du système Sterligov avec la nouvelle disposition en diagonale du clavier main gauche. DELAPIERRE Emilie, op. cit., p. 11 ..................... 15 Figure 4 : Le bayaniste aveugle Ivan Panitsky (1906-1960). Accordeonworld, Panitsky Ivan (1906-1990), [En ligne], https://accordeonworld.weebly.com/, récupéré le 5 mars 2022 ................................................................................................................................ 18 Figure 5 : Le bayaniste Friedrich Lips (1948-...). DELAPIERRE Emilie, op. cit., p. 19 ........................................................................................................................................ 19 Figure 6 : Le bayaniste Ivan Malanin (1897-1969). Music and Life, My travel mosaic, [En ligne], https://mytravelmosaic.com/time-travel/music-and-life/, récupéré le 5 mars 2022 ................................................................................................................................ 23 Figure 7 : Le compositeur et bayaniste Vladislav Zolotarev (1942-1975). Accordeonworld, Zolotaryov Vladislav (1942-1975), [En ligne], (https://accordeonworld.weebly.com/uploads/1/8/7/3/18731590/9658936_orig.jpg, récupéré le 5 mars 2022 .................................................................................................. 25 Figure 8 : Extrait du Concerto pour Bayan et Orchestre symphonique (1978) de Vladislav Zolotarev. ZOLOTAREV Vladislav, Concerto pour Bayan et Orchestre symphonique, p. 16, éd. Muzyka, 1984 .......................................................................... 26 Figure 9 : Première utilisation de la technique du ricochet (рикошет мехом) dans le Final de la Sonate No 2 (1971) de Vladislav Zolotarev. ZOLOTAREV Vladislav, p. 60, Sonate No 2, éd. Muzyka, 1971 ..................................................................................... 28 Figure 10 : Première utilisation de la technique du quintuple ricochet (пятидольный рикошет) dans le premier mouvement de la sonate Et Exspecto (1985) de Sofia Gubaïdulina. LIPS Friedrich, Anthology of Compositions for Button Accordion. Part X, p. 23, éd. Muzyka, 1990 ................................................................................................. 28 107 Figure 11 : Technique des retriplés, présente dans la Tarentelle (2016) de Philippe Hersant. Copie de LHERMET Vincent, Le répertoire contemporain de l’accordéon en Europe depuis 1990 : l’affirmation d’une nouvelle identité sonore, Thèse, sous la direction de Laurent Cugny et Bruno Mantovani, Musique – Recherche et Pratique, Université Paris-Sorbonne, soutenue le 9 mars 2016, p. 157 ........................................................................................................................................ 31 Figure 12 : Extrait du 3e mouvement de la pièce Whose Song (1991) d’Uros Rojko. .. 32 Figure 14 : Chiffre 38 du concerto pour accordéon Phaenomena (2018) de Bernd Richard Deutsch, annoté par l’accordéoniste Fanny Vicens. DEUTSCH Bernd Richard, Phanomea, p. 12, éd. Boosey and Hawkes, Berlin, 2019 ............................................... 33 Figure 13 : Version finale du même extrait de la pièce Phaenomena. Ibid, p. 10 ......... 33 Figure 15 : Extrait de Vyâna (2020) de François Bousch. BOUSCH François, Vyâna, p.1, éd. Babelscores, 2020. . ....................................................................................................................................... 35 Figure 16 : Suite de Vyâna (mes. 12-15). Ibid................................................................ 35 Figure 17 : Extrait de la pièce Me-A-Ri (1999) de Hyunkyung Lim. LIM Hyunkyung, Me-A-Ri, p. 5, éd. Wunn-Gisinger, 1999. ....................................................................... 36 108 Biographie de l’étudiant Artiste d’une grande sensibilité, Julien Beautemps est reconnu pour sa virtuosité et ses puissantes interprétations du répertoire pour accordéon de concert. Il se distingue par ses activités conjuguées d’interprète, arrangeur et compositeur. Jeune soliste, Julien est régulièrement invité dans différents festivals. Il se produit notamment aux "Nuits de Nacre" de Tulle, sur France Musique, au siège de l’Unesco et au Centre de Russie pour la Science et la Culture à Paris. Pendant la saison 2022, il se produira avec le violoncelliste Gautier Capuçon pendant sa tournée d’été, à l’International music festival du Cap Ferret, et en Serbie au 30th International Festival of Accordion Artists. Son engagement dans l’évolution du répertoire pour accordéon l’amène à produire sur scène ses propres arrangements des grands compositeurs pour piano du 20e siècle (Mussorgsky, Ginastera). La grande sincérité de son jeu le révèle cette année dans les plus prestigieux concours internationaux, avec un Premier Prix au concours international de Castelfidardo, et un Troisième Prix au Trophée Mondial de l’Accordéon. Ces titres font suite à une dizaine d’autres prix internationaux, fait rare pour sa jeunesse. Julien joue par ailleurs sa propre musique, notamment sa dernière pièce Mechanics. Cette suite d’une fraîcheur singulière célèbre un accordéon sans limites, tant dans le style que la technique. Outre son succès sur France Musique dans l’émission live de Clément Rochefort fin 2020, Mechanics vient de remporter le Premier Prix de composition au Trophée Mondial de l’Accordéon. En parallèle de ses nombreux autres projets, Julien se consacre cette année à la composition de sa première Sonate pour violon et accordéon, dont la création aura lieu en avril 2022 en Salle Cortot (Ecole Normale de Paris). Egalement chambriste, Julien a fondé le Duo Argos avec le guitariste grec Sotiris Athanasiou. Cette année, ils collaborent avec le compositeur Nikita Koshkin pour la création d’une nouvelle version de sa Sonata (2016), initialement écrite pour guitare et piano. Julien est également le fondateur de l’Ensemble Méliphages, poignée de têtes brûlées qui transcendent le rapport à la tradition symphonique. Cette année, Méliphages s’associe avec danseurs, chorégraphe et metteur en scène pour la création d’un tout nouveau spectacle comprenant leurs arrangements des chefs-d’œuvre de l’Histoire de la Musique (Le Sacre du Pintemps, Les Planètes, la Symphonie N°1 de Schostakovitch). Affaire à suivre en octobre 2022, Salle Colonne (Paris). 109 Julien débute l’accordéon à l’âge de 5 ans au Conservatoire d’Eybens (Grenoble). Diplômé du CRR de Paris, il poursuit ses études avec Max Bonnay au Conservatoire de Paris, au sein duquel il obtient sa Licence avec les plus hautes distinctions. Aujourd’hui, Julien poursuit ses Master d’interprète et de chambriste dans les classes de Max Bonnay, Michel Michalakakos et Philippe Bernold. 110 Table des matières 111 Introduction……………………………………………………………………………..6 Glossaire………………………………………………………………………… ..…...10 Première partie : Histoire de la technique du bellow shake CHAPITRE I : Bayan et bellow shake 1.1 Invention du bayan…………………………………………………………..……12 1.1.1 L’ancêtre populaire : la garmoshka………………………………………………12 1.1.2 Invention du bayan et transition vers la sphère classique………………………..14 1.2. Apparition du bellow shake dans le répertoire…………………………………16 1.2.2 L’avance russe……………………………………………………………………17 1.2.3 Premières utilisations de la technique du bellow shake…………………………..20 CHAPITRE II : Lettres de noblesse du bellow shake 2.1 Premières utilisations magistrales………………………………………………..25 2.1.1 Collaboration de Friedrich Lips et Vladislav Zolotarev………………………….25 2.1.2 Prolongements techniques………………………………………………………..27 2.2 Utilisations dans le répertoire contemporain……………………………………30 2.2.1 Partis pris esthétiques…………………………………………………………….30 2.2.2 Combinaison avec d’autres modes de jeu………………………………………..33 Deuxième partie : L’enseignement de la technique du bellow shake aujourd’hui CHAPITRE I : Paysage pédagogique de l’enseignement et de la pratique du bellow shake dans la sphère européenne 1.1 Mise en place d’un questionnaire………………………………………………...38 1.1.1 Méthodologie……………………………………………………………………..38 112 1.1.2 Conception du questionnaire……………………………………………………..38 1.2 Analyse des données collectées…………………………………………………...41 1.2.1 Le bellow shake épuise de nombreux accordéonistes……………………………41 1.2.2 Le surmenage physique conduit à la tétanie musculaire…………………………42 1.2.3 Plusieurs stratégies de compensation sont adoptées………………….…………..42 1.2.4 Le bellow shake est difficilement inclus au discours musical……………...…….43 1.2.5 L’utilité des « méthodes » fait débat……………………………………………..44 1.2.6 L’enseignement du bellow shake est marqué par un certain flou………………...46 1.2.7 La conception sportive du bellow shake fait débat……………………………….47 CHAPITRE II : Etude de cas sur l’enseignement russe du trémolo de soufflet 2.1 Méthodologie……………………………………………………………………….50 2.2 Témoignages croisés sur l’enseignement du trémolo de soufflet en Russie………..50 CHAPITRE III : Etude de cas sur le rôle de la colonne d’air dans l’exécution d’un bellow shake 3.1 La colonne d’air comme outil pédagogique………………………………………..56 3.2 Implications de la colonne d’air dans la technique du bellow shake……………….57 Conclusion……………………………………………………………………………..63 Annexes 1. Entretien du 20 février 2022 avec Monsieur Franck Angelis, professeur au Conservatoire à rayonnement départemental de Gennevilliers………………………...66 2. Entretien du 10 février 2022 avec Monsieur Philippe Bernold, professeur de flûte au CNSMDP…………………………………………………………………………….…71 3. Entretien du 27 juillet 2021 avec Monsieur Max Bonnay, professeur d’accordéon au CNSMDP……………………………………………………………………….………74 4. Entretien du 9 février 2021 avec Monsieur Roman Jbanov, concertiste et pédagogue franco-russe………………………………………………………………………….…79 113 5. Entretien du 17 février 2022 avec Madame Christelle Remaud, ancienne élève du CNIMA partie étudier en Russie dans les années 1990…………………………..…..…87 6. Entretien du 17 février 2022 avec Monsieur Eduards Rutkovskis, étudiant en master au CNSMDP et ancien étudiant à l’Institut Gnessin de Moscou…………………….…….94 7. Questionnaire : « Apprentissage et pratique du bellow shake » ………………….. 100 114