9 Les deux syntaxes 9.1 Deux problèmes Dans la pars destruens de ce document, nous avons essayé d’argumenter en faveur d’une compatibilité théorique entre les paradigmes formel et conceptuel. Le but de la pars construens est double : d’un part, nous voudrions montrer la compatibilité entre ces paradigmes en concret ; de l’autre, nous voudrions délimiter, en concret, leurs domaines de validité. Ces buts reproduisent deux problèmes majeurs que nous avons rencontrés pendant la rédaction du livre La Sintassi del lessico avec G. Gross. Un problème était que l’approche de G. Gross ne reconnaît l’existence d’aucune syntaxe formelle. Pour cet auteur, phrase = tout pivot prédicatif saturé. Comment concilier cette notion de phrase, basée sur le prédicat sémantique, avec une notion de phrase basée sur un moule grammatical autonome ? Les chapitres 10 et 11 de cette synthèse sont consacrés à ce problème et ils s’intéressent donc à la notion de phrase. L’idée de fond est qu’il n’y a pas un seul type de phrase, mais différents types de phrases issus d’équilibres variables entre une syntaxe formelle et une syntaxe conceptuelle. Un autre problème est que l’approche de G. Gross considère la phrase (sa notion de phrase) comme l’unité de base de tout. Plus précisément, pour cet auteur, la phrase est le modèle de référence pour étudier aussi bien la saturation d’un pivot prédicatif individuel que la connexion entre deux pivots prédicatifs saturés. Selon nous, en revanche, il faut séparer la notion de phrase en tant que moule grammatical autonome, de la notion de pivot prédicatif saturé par ses arguments (cf. §10.1). Si la phrase est bien le modèle de référence pour étudier la saturation d’un pivot prédicatif, elle n’est pas le bon modèle pour étudier les connexions entre pivots prédicatifs saturés. Le chapitre 12 de cette synthèse est consacré à ce problème et il s’intéresse donc aux relations transphrastiques. L’idée de fond est que, dans l’expression des relations transphrastiques, la syntaxe conceptuelle prend la relève : la phrase abdique alors à sa fonction de modèle pour laisser la place à la juxtaposition. Avant d’aborder ces problèmes, dans le chapitre présent, nous voudrions revenir sur la distinction entre les deux syntaxes, formelle et conceptuelle. 9.2 Analyse grammaticale et analyse logique 1 Le titre de notre cours de Syntaxe générale était, justement, Les deux syntaxes. Son point de départ était la question : Qu’est-ce la syntaxe? Pour répondre, nous proposions aux étudiants de considérer une phrase très simple – comme Le bûcheron abat l’arbre avec une scie – et de procéder en deux étapes. La première étape consiste à faire l’analyse grammaticale scolaire. L’analyse grammaticale met en relief la classe et la forme de chaque mot : le et la sont des articles déterminatifs ; bûcheron, arbre et scie sont des noms communs ; abat est un verbe ; etc. À ce point, nous obtenons une première définition – négative – de syntaxe : la syntaxe est tout ce qu’on perd en faisant l’analyse grammaticale de la phrase. Avec l’analyse grammaticale, on perd la fonction des mots (groupes de mots) : le fait que le bûcheron est le sujet, que l’arbre est le c.o.d. et qu’avec une scie un complément d’instrument. Cela nous conduit à une seconde définition – positive – de syntaxe : la syntaxe est l’ensemble de critères qui attribuent aux mots (groupes de mots) une fonction au sens précédent. Mais les fonctions que nous venons de mentionner font l’objet de l’analyse logique scolaire : à ce stade, la syntaxe semblerait donc s’identifier à l’objet de l’analyse logique. La seconde étape consiste à remarquer qu’il y a une différence essentielle parmi les fonctions mobilisées par l’analyse logique scolaire. Un terme comme complément d’instrument, par exemple, nous informe à propos de ce qu’une chose est : une scie est un instrument. Des termes comme sujet et c.o.d., en revanche, ne nous informent pas à propos de la nature d’une chose : un bûcheron et un arbre ne sont pas un sujet ou c.o.d, mais un être humain et un végétal. Si cela est vrai, alors, sous l’étiquette logique, l’analyse logique scolaire gomme qu’il y a des fonctions appartenant à des ‘logiques’ différentes. D’une part, il y a des fonctions qui relèvent d’une combinatoire de concepts et dénomment le rôle joué par un participant dans un procès ou par rapport à un procès. De l’autre, il y a des fonctions qui relèvent d’une combinatoire de formes et dénomment la position qu’un constituant occupe, par rapport à un autre constituant, dans la structure distributionnelle de la phrase. Des exemples de fonctions de premier type sont : complément d’instrument, agent, complément essentiel locatif, etc. Un exemple de fonction du second type est le sujet : sujet est le GN qui fait l’accord, en genre et nombre, avec le verbe. Maintenant, nous sommes en mesure de préciser la définition positive de syntaxe. Si la syntaxe est un ensemble de critères pour attribuer une fonction aux mots dans le cadre de la phrase, et s’il y a deux sortes de fonctions, alors il y a également deux sortes de syntaxes. Autrement dit, il n’y a pas une seule façon d’attribuer – coder – une fonction à un constituant, mais deux : – un régime de codage – que Prandi (2004) qualifie de ponctuel – qui attribue les fonctions conceptuelles 2 – un régime de codage – que Prandi (2004) qualifie de relationnel – qui attribue les fonctions formelles Dans notre exemple, avec une scie est un complément d’instrument parce qu’une scie est un outil et – selon notre ontologie et connaissances partagées – un outil peut s’intégrer dans le procès d’abattre un arbre comme instrument. Le GN l’arbre, en revanche, n’est pas le c.o.d. parce qu’il est un patient, mais il fonctionne comme patient parce qu’il est un c.o.d. Et il est un c.o.d. parce qu’il est le premier complément du verbe introduit directement et peut faire l’objet d’une transformation passive. Cette fois, aucune ontologie ou connaissance encyclopédique n’est mobilisée : juste des relations grammaticales. Ces deux types de fonctions – et de syntaxes – n’ont donc pas la même nature : l’une relève d’une combinatoire de concepts qui ne dépend pas d’une langue spécifique ; l’autre relève d’une combinatoire de formes ou catégories qui est liée à une langue (ou groupe de langues) spécifique. Cette différence est la racine du paradoxe de Tesnière (cf. Fasciolo 2022b). Dans Fasciolo (2021d : ch.11), à la place de codage ponctuel et relationnel, nous avons parlé, respectivement, de codage sémantique et formel. À la place de fonctions formelles, nous avons parlé de catégories grammaticales. À la place de fonctions conceptuelles, nous avons parlé également de rôles (cf. nous avons approfondi l’étude de ces rôles dans Fasciolo 2021b, et, dans ce document de synthèse, nous y reviendrons au §16). Dans les paragraphes suivants, nous utiliserons tous ces termes d’une façon interchangeable (selon les relations de synonymie ci-dessus établies). 9.3 Quelques précisions L’idée esquissée sous §9.2, nous permet de souligner un certain nombre de points pertinents dans le cadre de cette synthèse. – Nous retrouvons les deux sens de fonction mobilisés par le paradigme formel et conceptuel. Les fonctions formelles telles que sujet ou c.o.d. – sémantiquement opaques – renvoient à la notion de fonction–comme–position vidée de toute instrumentalité (ou relation grammaticale). Les fonctions comme complément d’instrument ou complément essentiel locatif – sémantiquement transparentes – renvoient à une notion de fonction instrumentale : directement engagée dans l’expression d’une structure conceptuelle. L’originalité de notre approche est que, de notre point de vue, ces deux types de fonction sont compatibles : la phrase est façonnée par leur synergie. 3 – Les fonctions formelles (catégories ou relations grammaticales) renvoient à une dimension syntaxique au-delà du lexique : sujet ou c.o.d., c’est évident, ne sont pas des contenus et ne relèvent d’aucune forme de connaissance du monde. Les fonctions conceptuelles (rôles), en revanche, renvoient à une dimension syntaxique incorporée dans le lexique : une syntaxe du lexique. Cette dimension de la syntaxe nous donne accès à des connaissances encyclopédiques et à un socle ontologique commun. Cette distinction – connaissances partagées vs. ontologie – est, pour nous, cruciale. La linguistique cognitive non seulement a insisté exclusivement sur la syntaxe du lexique, mais elle a englobé toute contrainte conceptuelle au même niveau sémantique (cf. §8.2). Cette question fera l’objet du §14. – Les deux types de fonctions (catégories grammaticales et rôles) sont indépendants : cela signifie qu’elles peuvent se croiser. Si elles se croisent, une hiérarchie se manifeste : les fonctions formelles (catégories grammaticales) l’emportent sur les fonctions conceptuelles (rôles). Le cas du c.o.d. (mais également du sujet) est clair. Revenons à l’exemple : Le bûcheron a abattu l’arbre. Le rôle du GN l’arbre est patient : d’un point de vue sémantique, il est un complément de patient. Cependant, ce GN est immédiatement reconnu comme c.o.d. Considérons un autre exemple : Le bûcheron a traversé le bois. Ici, le rôle du GN le bois est un sous type de locatif : sémantiquement, il est un complément essentiel locatif. Cependant, encore une fois, ce GN est immédiatement reconnu comme c.o.d. Dans ces exemples, la différence entre les rôles joués par le contenu des GN n’est pas neutralisée par la catégorie grammaticale du c.o.d. ; tout simplement, elle n’est pas immédiatement pertinente. C’est à ce niveau que nous recouperons l’idée d’autonomie de la syntaxe centrale dans le paradigme formel. – Le fait que les fonctions formelles et conceptuelles puissent se croiser n’implique pas qu’elles doivent le faire. En principe, toutes les possibilités sont ouvertes. En pratique, pour chaque phrase, il s’agit de décrire les possibilités qui se sont réalisées. Fonction formelle sans fonction conceptuelle La catégorie grammaticale du sujet n’a pas besoin d’un rôle à exprimer : Il pleut. Fonction formelle et fonction conceptuelle 4 C’est le cas du c.o.d exprimant un patient, par exemple. Fonction conceptuelle sans fonction formelle C’est le cas d’un rôle comme celui exprimé par le complément essentiel locatif (Je vais à Venise), ou d’un rôle extra argumental comme celui exprimé par le complément d’instrument (Le bûcheron a abattu l’arbre avec une hache). C’est à ce niveau que nous recouperons l’idée (défendue par le paradigme conceptuel) que l’expression reproduit les structures conceptuelles. – Les fonctions formelles et conceptuelles – et donc les deux syntaxes auxquelles elles renvoient – n’ont pas la même extension. Les fonctions formelles sont en nombre limité et elles sont circonscrites au noyau de la phrase : sujet, c.o.d ou c.o.i, et c.o.s. Les fonctions conceptuelles, en revanche, sont en nombre virtuellement indéfini et elles peuvent se manifester dans le noyau de la phrase, mais également au niveau de la connexion entre phrases (ou entre une phrase et un GN). Nous y reviendrons au §12. Cette asymétrie suggère que les fonctions formelles dépendent d’une langue donnée, alors que les fonctions conceptuelles sont universelles. Quoi qu’il en soit, remarquons que les arguments (ou actants), issus de la structure argumentale (ou valence), sont des fonctions conceptuelles (cf. le patient ou l'expérienceur), mais les fonctions conceptuelles ne se réduisent pas aux arguments (cf. l’instrument ou le motif). Nous y reviendrons au §11. 5 10 La phrase modèle : architecture majeure Aux §§ 3.1 et 4.1, nous avons observé que, lorsqu’on bascule du paradigme formel au paradigme conceptuel, le verbe perd sa centralité. Si cette observation est correcte, alors il semble raisonnable de s’attendre à ce que le fonctionnement du verbe offre un point d’entrée privilégié pour distinguer la syntaxe des formes (mise en avant par le premier paradigme) et la syntaxe des concepts (mise en avant par le second paradigme). C’est pourquoi, dans nos travaux, nous avons porté une attention toute particulière au verbe : cf. Fasciolo (2021d) et Fasciolo (2022a). 10.1 Avoir un sujet vs. Avoir une valence Dans Fasciolo (2022a : §1.1), nous distinguons deux propriétés d’un mot : avoir un sujet et avoir une valence. La première propriété renvoie à la structure de la phrase, qui relève de la syntaxe formelle. La seconde propriété renvoie à la saturation d’un pivot prédicatif insaturé, qui relève de la syntaxe conceptuelle. Dans ce cadre, phrase et saturation d’un prédicat sont donc des paramètres indépendants. À partir de cette prémisse, observons les exemples sous (1) : (1) a. Le livre de Gaston. b. Le livre de Gaston est celui-ci. c. La passe de Mbappé à Benzema. d. Mbappé a passé la balle à Benzema. e. Mbappé a fait une passe à Benzema. Si nous envisageons les propriétés avoir un sujet et avoir une valence comme les axes X et Y d’un diagramme cartésien, les exemples sous (1) se distribuent comme suit : (1a) : X et Y sont au zéro, car il n’y a ni une phrase, ni la saturation d’un prédicat insaturé ; (1b) : X est au zéro, mais on se déplace sur Y : il y a une phrase, mais il n’y a pas la saturation d’un prédicat (le livre… n’est pas un argument de celui-ci ; sur ce point, cf. Fasciolo 2021d : §14.2) ; (1c) : Y est au zéro, mais on se déplace sur X : il y a la saturation d’un prédicat, mais pas de phrase ; 6 (1d) et (1e) : on se déplace aussi bien sur X que sur Y : il y a une phrase et la saturation d’un prédicat. La différence entre les deux exemples est la suivante : (1d) : le pivot prédicatif insaturé est aligné avec le terme ayant un sujet : le verbe ; (1e) : le pivot prédicatif insaturé est désaligné par rapport au terme ayant un sujet : le premier est le nom, alors que le second reste le verbe. Le schéma précédent montre qu’il y a une fonction – et une seule – que le verbe remplit toujours. Cette fonction n’est pas offrir un pivot prédicatif insaturé, mais ouvrir la position de sujet en inaugurant ainsi un GV : c’est-à-dire, construire l’architecture majeure de la phrase GNSUJET↔[V….]GV. C’est l’intuition à la base de l’hypothèse d’un nœud flexion dans le cadre de la grammaire générative. Quoi qu’il en soit, la remarque précédente ne signifie pas que le verbe ne puisse pas remplir également la fonction d’offrir le pivot prédicatif, mais qu’il n’est pas obligé de le faire. Autrement dit, pour le verbe, être le constructeur de la phrase est une constante, alors qu’être le pivot prédicatif insaturé est une variable. Si notre démarche est correcte, il y a deux points de vue possibles pour étudier le verbe. a) Il y a un point de vue selon lequel les verbes les plus prototypiques sont les verbes prédicatifs : où il y a un alignement entre terme constructeur de la phrase et pivot prédicatif insaturé. b) Il y a un autre point de vue selon lequel les verbes les plus prototypiques sont les verbes manifestant un désalignement entre ces propriétés : les verbes supports. La raison en est que les verbes supports mettent à nu la propriété cruciale de tout verbe en tant que verbe : c’est-à-dire, construire l’architecture majeure de la phrase indépendamment de tout pivot prédicatif. Le point de vue (a) est très naturel, car il s’agit de celui du locuteur. Le point de vue (b), en revanche, est moins naturel, car il est purement grammatical. 10.2 Une ambivalence de L. Tesnière Nous pouvons souligner, maintenant, une sorte d’ambiguïté latente dans l’ouvrage de L. Tesnière. 7 Grâce à l’idée de valence, L. Tesnière a mis en valeur l’importance du pivot prédicatif insaturé dans la construction de la phrase. Cependant, cet auteur a lié la valence au verbe, en faisant du verbe le centre de la syntaxe. Avec le recul que nous avons aujourd’hui, cela peut paraître incohérent, car, à bien y regarder, l’idée à la base de la valence entraîne notamment la dissociation entre le pivot prédicatif et toute partie du discours spécifique (cf. §4.1). Cette dissociation est explicite dans une approche comme celle de G. Gross. Cette dernière fait donc preuve d’une cohérence majeure par rapport à l’approche originaire de Tesnière, mais au prix de marginaliser le verbe en le réduisant à un outil d’actualisation du pivot prédicatif. Nous nous retrouvons ainsi dans une situation curieuse. D’une part, L. Tesnière – l’un des pères de la notion moderne de la prédication – a continué à reconnaître la centralité syntaxique du verbe. De l’autre, la notion moderne de la prédication – issue de la valence de L. Tesnière – refuse toute centralité syntaxique au verbe. Dans un certain sens, L. Tesnière semble donc se rapprocher plus du paradigme formel (qui a contribué à critiquer, et où le verbe joue un rôle central, cf. §3.1) que du paradigme conceptuel (dont il est l’initiateur, et où le verbe ne joue aucun rôle privilégié, cf. §4.1). Si nous revenons aux points de vue sur le verbe à la fin du §10.1, la situation se clarifie. L. Tesnière a privilégié le point de vue (a), qui insiste sur les verbes prédicatifs. Par là, l’intuition de l’existence d’un pivot prédicatif insaturé s’est superposée à la fonction de constructeur de la phrase remplie par le verbe. Cela a rendu difficile dissocier les deux : d’où la contradiction latente à l’intérieur du système de L. Tesnière, ou sa difficulté à tirer toutes les conséquences logiques de la notion de valence. Les approches suivantes, qui ont su isoler le pivot prédicatif insaturé, ont gagné en cohérence interne, mais elles ont complètement perdu de vue la centralité du verbe en tant que constructeur de phrase. 10.3 Conjuguer : que signifie-t-il ? Le fait que la fonction essentielle d’un verbe est de construire l’architecture majeure de la phrase GNSUJET↔[V….]GV – indépendamment de tout pivot prédicatif – est implicitement reconnu à chaque fois que l’on récite les conjugaisons verbales (cf. §3.1). Réciter une conjugaison revient en effet à réciter des ébauches de phrases : le pronom sujet, et le verbe qui marque le début d’un GV. Considérons un verbe comme faire. D’une part – indépendamment de toute acception de ce verbe et indépendamment de son fonctionnement comme verbe prédicatif plutôt que support – nous savons construire des ébauches de phrases : je fais, tu fais, il fait, etc. D’autre part, nous nous 8 arrêtons là : nous ne pouvons pas compléter les GV de ces ébauches de phrases indépendamment du fait que le verbe soit support ou prédicatif, ou de son acception spécifique. Le premier constat est cohérent avec l’idée que l’architecture majeure de la phrase est a priori : c’est-à-dire, autonome par rapport à tout pivot prédicatif ou contenu conceptuel. Le second constat est cohérent avec l’idée que la structuration interne du GV est a posteriori : c’est-à-dire, dépendante (au moins en partie) du pivot prédicatif et du contenu conceptuel impliqué. Le premier aspect est valorisé dans le cadre du paradigme formel : ce paradigme est donc sans doute pertinent au niveau de l’architecture majeure de la phrase. Ici, nous sommes dans le territoire de la syntaxe formelle. Le second aspect est valorisé dans le cadre du paradigme conceptuel : ce paradigme commence donc à être pertinent à l’intérieur du GV. Ici, nous commençons à entrer dans le territoire de la syntaxe conceptuelle. Une fois identifiés les focus de pertinence de ces deux syntaxes, il s’agit de détailler la façon dont elles se rencontrent et se partagent la construction de la phrase. Dans le chapitre 11, nous approfondirons cet aspect en nous intéressant à la structure interne du GV. Dans le reste de ce chapitre, en revanche, nous nous intéressons encore à l’architecture majeure de la phrase : l’articulation GNSUJET↔[V….]GV. 10.4 Créativité absolue vs. Créativité relative En insérant un sujet – et en inaugurant ainsi un GV – le verbe est capable de bâtir une phrase à partir de tout matériel conceptuel. Cela n’est pas immédiatement évident avec un verbe prédicatif (point de vue (a) sous §10.1), mais il devient évident avec les verbes support (point de vue (b) sous §10.1). Les verbes support montrent que le verbe peut développer dans une phrase non seulement l’opération de saturation d’un pivot prédicatif insaturé, mais également d’autres opérations comme une classification ou une identification. Voici quelques exemples : rêve → SUJET fait un rêve saturation pivot prédicatif gifle → SUJET donne une gifle à quelqu’un saturation pivot prédicatif maison → SUJET est une maison classification d’un élément Paul identification d’un élément → SUJET est Paul Pour les détails, nous renvoyons encore à Fasciolo (2022a). Le point crucial, maintenant, est que la condition préalable pour pouvoir développer toute sorte de structure conceptuelle dans une phrase est que la phrase – au moins dans son architecture majeure – soit indépendante d’une 9 structure conceptuelle spécifique. Plus précisément, le sujet – inséré par le verbe – doit être à la fois : indépendant de toute structure conceptuelle et prêt à s’aligner avec l’un des participants d’une structure conceptuelle quelconque. Nous touchons du doigt, par là, à la compatibilité entre les deux sens de fonction que les paradigmes formel et conceptuel supposaient être incompatibles : cf. §§ 3.1 vs. 4.1. C’est précisément parce que le sujet – et donc l’architecture majeure de la phrase – ne se justifie par rapport à l’expression d’aucune structure conceptuelle (= sens de fonction-commeposition) qu’il peut être exploité pour exprimer un participant particulièrement saillant de toute structure conceptuelle (= sens instrumental de fonction). Si notre démarche est correcte, en somme, la fonction élective de l’architecture GNSUJET↔[V….]GV de la phrase est : créer toute sorte de structure sémantique complexe. Nous appelons cela fonction créative (cf. Fasciolo 2023c). À ce point, il y a deux possibilités. – Si la structure sémantique complexe crée par la phrase est cohérente – c’est-à-dire, correspondante à un état de choses possible – alors cette structure sémantique identifie un procès ou une pensée. Dans ce cas, la fonction créative de la phrase est au service de la reproduction d’une structure conceptuelle préalable. L’architecture GNSUJET↔[V….]GV – en plus de sa fonction de créative – remplit également une fonction diagrammatique par rapport à un état de choses. – Si la structure sémantique complexe créée par la phrase est incohérente, cette structure sémantique n’identifie aucun procès ou pensée. Dans ce cas, la créativité de la phrase est au service de la production de quelque chose de nouveau : l’architecture GNSUJET↔[V….]GV remplit donc exclusivement sa fonction créative en la valorisant au plus haut degré. L’auteur qui a mis en évidence cette créativité de la phrase de la façon la plus claire est, à notre connaissance, M. Prandi. Nous retrouvons ici les deux issues anticipées au §5.3. Insistons sur un point. Être créatif ne signifie pas ne pas reproduire quelque chose qui existe déjà, mais, plus simplement, que la possibilité de reproduire quelque chose déjà existant est une option à côté de la possibilité de créer quelque chose de nouveau et imprévisible. Dans ce cadre, les deux sens de fonction mis en avant par les paradigmes formel et conceptuel sont de formes différentes – mais compatibles – de créativité. La notion de fonction-comme-position est nécessaire pour garantir une créativité absolue par rapport à tout modèle cognitif préalable. Cette créativité se manifeste dans la construction de 10 signifiés complexes incohérents : c’est-à-dire, contredisant la combinatoire naturelle des concepts et des pensées partagés. Ici, la notion de fonction perd toute instrumentalité. La notion instrumentale de fonction, en revanche, devient pertinente dans la construction de signifiés complexes cohérents : ici, la créativité ne se manifeste pas dans le fait de créer des connexions conceptuelles inédites, mais dans le fait de profiler, d’une façon ou d’une autre, des connexions conceptuelles partagées. Nous sommes confrontés à la forme de créativité typique des icônes : une créativité relative à la représentation d’un modèle. Il ne s’agit de nier ni que les catégories grammaticales (à commencer du sujet) remplissent une fonction iconique, ni que cette fonction soit une forme de créativité, mais seulement que celleci soit la seule fonction des catégories grammaticales et la seule forme de créativité de la langue. 10.5 Phrase vs. GN Il y a trois arguments qui appuient l’idée que la fonction élective de la phrase soit la créativité absolue (au sens du paragraphe précédent). Ces arguments concernent tous la différence entre phrase et GN qui, on l’a vu au §3.3, est neutralisée aussi bien dans le cadre de la grammaire générative que du paradigme conceptuel. Nous avons proposé le premier de ces arguments dans : Fasciolo (2015b: §3.3.2) et Fasciolo&Gross (2020:§2.4.2). Les autres, en revanche, sont inédits. Nous les résumons ici brièvement. Le point de départ est offert par l’observation des exemples suivants : (2a) Le rêve du tiramisu (2b) Le tiramisu a fait un rêve Premier argument (sémantique). Commençons par (2a). En (2a), il y a deux interprétations possibles : dans une interprétation, le tiramisu est le contenu du rêve de quelqu’un ; dans une autre interprétation, le tiramisu est – lui – l’expérienceur du rêve (pourquoi pas). Entre ces deux interprétations, il y a un déséquilibre en faveur de la première. Passons maintenant à (2b). En (2b), le signifié est univoque : le tiramisu est l’expérienceur (rêveur). Mais la seule différence entre (2a) et (2b) concerne l’absence/présence d’une structure de phrase. Cette structure a donc une capacité intrinsèque à créer – imposer – une structure sémantique complexe que le GN n’a pas. Nous ne sommes pas en train de soutenir que le GN ne puisse pas, au bout du compte, aboutir à la même interprétation que la phrase. Nous sommes en train de soutenir, plus simplement, 11 que la phrase – à la différence du GN – a des moyens spécialisés pour imposer (= créer) cette interprétation. De même que le fait que la phrase puisse reproduire un procès cohérent n’est pas une objection contre sa créativité (car elle peut également construire un signifié complexe incohérent) ; de même, le fait qu’un GN puisse exprimer un signifié complexe incohérent n’est pas une preuve de sa créativité, car, face à une alternative cohérente, un GN de la forme (Dét.) N de N exprimera par défaut cette dernière. Second argument (syntaxique). D’un point de vue distributionnel, (2a) et (2b) manifestent une analogie superficielle : il s’agit de deux structures exocentriques [D↔[N…]]GN et [GN ↔ [V…]]PHRASE. Ce parallèle peut induire à postuler une catégorie syntaxique hyperonymique pour le D et le GN sujet : le « spécificateur » dans le cadre de la théorie de la x-barre. Ce parallèle, cependant, est superficiel. Si l’on passe de (2a) (Le rêve du tiramisu) à (2b) (Le tiramisu a fait un rêve), à travers l’introduction du verbe (support), l’argument en position de complément du GN est déversé en position de sujet de la phrase. Mais si l’on passe de (2b) à (2a), à travers l’effacement du verbe (support), le premier argument ne va pas en position de D. Lorsqu’il y a un terme prédicatif, en somme, le sujet est spontanément aligné avec le premier argument. Or, cela n’est pas vrai pour le D dans le cadre du GN ! Ces observations sont cohérentes avec l’idée que la fonction élective d’un GN n’est pas construire une structure sémantique complexe (même s’il peut l’exprimer), mais identifier un référent : d’où, justement, la fonction du déterminant (guider un acte de référence). Une fois le référent identifié, le GN peut utiliser la structure sémantique qu’il exprime pour classifier ce référent (cf. Fasciolo inédit : §11.1.2). En revanche, la fonction élective de la phrase est précisément de construire une structure sémantique complexe : d’où la fonction du sujet, qui n’est pas de guider un acte de référence, mais de s’aligner avec un élément saillant d’une certaine structure conceptuelle (cf. §10.4). Nous assistons donc à une dissociation entre distribution et fonction : la distribution du GN sujet et du D est la même, mais leurs fonctions demeurent différentes. De ce point de vue, postuler une catégorie syntaxique hyperonymique pour les constituants immédiats de la phrase et du GN (sujet et déterminant) nous semble trompeur. Troisième argument (textuel). 12 Contrastons un verbe prédicatif et un nom prédicatif exprimant le même concept : p. ex. rencontrer et rencontre. Au niveau textuel et discursif les arguments du verbe prédicatif peuvent être exprimés ou pas : les paramètres d’identité-intégrité conceptuelle et de pertinence communicative sont virtuellement indépendants, et le second peut l’emporter sur le premier (cf. §7.3). Cependant, il y a bien des cas où le premier paramètre l’emporte sur le second : *Paul a rencontré vs. Paul a rencontré un vieil ami. Sur-estimer ce cas de figure était notamment l’erreur des premières approches à valence. Or, dans le cas des GN, la présence de compléments exprimant les arguments n’est jamais obligatoire : Une rencontre, La rencontre, Cette rencontre, etc. sont des GN parfaits. Si les arguments ne sont pas exprimés, le GN ne devient pas malformé, mais on récupère textuellement ses arguments. Un GN est donc employé référentiellement comme s’il était saturé par définition: c’est-à-dire, en présupposant que le procès qu’il exprime est complet. Cela est cohérent avec l’hypothèse que la fonction élective du GN n’est pas construire un procès (comme la phrase), mais référer à un procès indépendant. 13 11 La phrase modèle : structure du GV Ce chapitre est consacré à la structure interne des GV à verbe prédicatif. C’est ici que les deux syntaxes – formelle et conceptuelle – interagissent de la façon la plus claire en produisant plusieurs alignements. Lorsqu’on se penche sur la structure interne du GV, cependant, il y a deux considérations préliminaires à faire. La première considération est que le critère primaire déterminant la structuration du GV est le terme porteur du pivot prédicatif. Savoir si le verbe est prédicatif ou support est donc une condition préalable pour étudier la structure de tout GV. L’une des conséquences est que la structure d’un GV à verbe support ne peut pas être prédite à partir de la structure du GV où ce même verbe est prédicatif. Cela ne signifie pas que les deux GV ne peuvent pas présenter des analogies, mais que ces analogies sont a posteriori et dépourvues de force prédictive. Ce point est loin d’être reconnu dans la littérature spécialisée et nous l’avons développé dans Fasciolo (2022a : §§2 et 3). La seconde considération est que si le pivot prédicatif est aligné avec le verbe, alors le GV – à prédicat verbal – peut présenter des catégories grammaticales (fonctions formelles) autres que le sujet. Cela n’est pas vrai quand le pivot prédicatif est aligné avec le nom suivant le verbe (support) : dans ce cas, aucune catégorie grammaticale ne se manifeste et tous les éventuels compléments dépendent du nom. Le GV à prédicat nominal doit donc être étudié comme un phénomène à part. Nous avons insisté sur ce point dans Fasciolo (2021d : ch.14). Quoi qu’il en soit, si le verbe est prédicatif, la structure de la phrase se transforme dans un observatoire privilégié pour saisir les équilibres variables entre les syntaxes formelle et conceptuelle. C’est pourquoi, dans ce chapitre, nous privilégions les phrases à prédicat verbal (nous avons abordé d’autres types de GV dans Fasciolo 2021d : ch. 14 à 16). 11.1 Alignements entre syntaxe formelle et conceptuelle La façon la plus rapide pour illustrer les équilibres entre syntaxe formelle et conceptuelle est à travers un schéma comme le suivant (cf. Fasciolo 2021d : §§11.2 et 11.3 et Fasciolo 2022b : §2.2). TYPE 1 SUJET V COD COS Il a volé le portable à une femme TYPE 2 14 SUJET V COD Ø Il déplace le canapé contre le mur TYPE 3 SUJET V Il descend Ø de la montagne Ø vers la ville Les étiquettes SUJET, COD et COS (Complément d’Objet Second) indiquent des fonctions formelles ou catégories grammaticales. Le signe Ø indique la présence d’une fonction conceptuelle (en l’espèce, un locatif). Nous avons choisi le signe Ø pour marquer que la structure conceptuelle de la valence, avec ses rôles, est directement mise à nu, sans la médiation d’aucune catégorie grammaticale (cf. §9.3). Les lignes du schéma présentent des alignements différents entre fonctions grammaticales et valence : c’est-à-dire, entre syntaxe formelle et syntaxe conceptuelle. Nous distinguons trois alignements. Équilibre entre les deux syntaxes Chaque catégorie grammaticale exprime un argument. C’est le cas, par exemple, du type 1. Réduction des catégories grammaticales par rapport à la valence Il y a des arguments exprimés directement, sans la contrepartie d’aucune catégorie grammaticale. C’est le cas, par exemple, des types 2 et 3. La différence entre le type 2 et le type 3 concerne l’endroit où se situe la limite entre fonctions formelles (catégories grammaticales) et fonctions conceptuelles (arguments exprimés à nu) : dans le type 2, cette limite est interne au GV (Il déplace le canapé | contre le mur); dans le type 3, cette limite recule au niveau de l’articulation majeure GNSUJET ↔ GV (Il | descend de la montagne vers la ville). Surplus des catégories grammaticales par rapport à la valence Il y a des catégories grammaticales qui n’expriment pas d’arguments. C’est le cas, évoqué au §6.2, de la construction di-transitive dans un exemple comme : Il a acheté un collier à sa femme. Le sujet impersonnel est peut-être un autre exemple de ce type d’alignement : Il pleut. Ou peut-être que, cette fois, parler de ‘surplus’ n’est pas tout à fait approprié car le verbe a bien un argument implicite. Quoi qu’il en soit, le sujet impersonnel se distingue du COS de la 15 construction di-transitive, car il n’exprime aucune portion de structure conceptuelle. Si – à l’intérieur du GV – il y a une catégorie grammaticale à laquelle ne correspond aucun argument, cette catégorie doit être remplie par un autre rôle (marginal). Mais cela n’est pas vrai à l’extérieur du GV : pour le sujet. Nous sommes confrontés, ici, à une autre preuve du caractère a priori de l’architecture majeure de la phrase. Sur ce point, cf. également Fasciolo (2022b : §2.1). Le point important, maintenant, est que les alignements précédents peuvent être considérés comme valeurs d’un paramètre unique intra-linguistique. Ce paramètre se compose de deux dimensions : une dimension formelle ou grammaticale, et une dimension conceptuelle. Les différentes valeurs que ce paramètre peut prendre – les différents alignements ou équilibres entre catégories grammaticales et valence – nous permettent de distinguer des types syntaxiques de phrases. Chaque type syntaxique de phrase se caractérise par le fait que les paradigmes formel et conceptuel se partagent différemment la construction de la phrase. Décrire une phrase, dans ce cadre, signifie décrire les limites de la pertinence de ces paradigmes, ou le bras de fer entre la syntaxe formelle et la syntaxe conceptuelle. Dans la suite de ce chapitre nous voudrions attirer l’attention sur deux aspects : la délimitation de la valence, et donc de la phrase (cf. §11.2); la remotivation des catégories grammaticales (cf. §11.3). 11.2 Délimitation de la phrase L’architecture majeure de la phrase – GN↔[V...]GV – est un moule a priori (cf. §10), mais la structuration du GV, on vient de le voir, dépend essentiellement du pivot prédicatif. Si cela est vrai, alors la structure de la phrase modèle commence avec le sujet et se termine avec le dernier argument du pivot prédicatif. Cela implique que la limite de la valence est nécessairement tranchée car, si ce n’était pas le cas, alors la phrase n’aurait pas de limites. Nous retrouvons ici la raison pour refuser la première option évoquée au §7.2. Soutenir qu’il y a un continuum entre arguments et nonarguments (ou qu’il y a une zone grise entre les arguments et les non-arguments) remet en question l’intégrité de la phrase. Or, celle-ci est une conséquence que même les défenseurs de la thèse du continuum entre arguments et non-arguments ne voudraient pas tirer ; et pourtant elle suit logiquement de leur thèse. Les auteurs qui soutiennent la thèse du continuum entre arguments et non-arguments ne nient pas qu’il y a des constituants dont le statut d’argument est clair, mais ils affirment qu’il y a 16 également des constituants dont le statut d’argument s’avère incertain. Cette affirmation, en soi, n’est pas fausse, mais elle devient trompeuse si on la regarde à la lumière de prémisses épistémologiques erronées : l’incertitude est une propriété épistémique, non ontique ! Essayons de clarifier la situation. Première option. On peut interpréter cette difficulté comme une preuve du fait que la propriété être un argument est scalaire. Si on penche pour cette alternative, cependant, la phrase n’a plus de limites tranchées et elle s’avère donc, en dernière analyse, une notion obscure. Seconde option. On peut maintenir le présupposé que la phrase est une notion claire et distincte, avec des limites nettes : c’est-à-dire, que la propriété être un argument est binaire. Si on penche pour cette alternative, la difficulté ci-dessus évoquée devient un motif qui nous pousse à améliorer nos critères pour séparer les arguments des non-arguments. Nous choisissons cette alternative. Les cas les plus problématiques sont sans doute ceux où les fonctions conceptuelles se manifestent directement, par exemple : (1a) argumenter pour une thèse (1b) sauter dans un trou (1c) discuter avec quelqu’un La difficulté vient du fait que ces exemples mobilisent des rôles souvent exprimés par des constituants non argumentaux : en (1a), pour une thèse est un type de but ; en (1b), dans un trou est un type de locatif. Face à cette difficulté, il s’agit de chercher de critères pour nous orienter. Observons, par exemple, l’incohérence des enchaînements sous (2) : (2a) ?Il a argumenté. Il l’a fait pour cette thèse (2b) ?Il a sauté. Il l’a fait dans ce trou (2c) ?Il a discuté. Il l’a fait avec son frère La perception d’incohérence face à ces tentatives d’extraction du complément suggère qu’il s’agit d’un argument. Observons, par contraste, les enchaînements sous (3) : 17 (3a) Il a marché. Il l’a fait pour cette cause (3b) Il a cuisiné un tiramisu. Il l’a fait avec sa fille. La cohérence de ces reprises anaphoriques suggère que dans marcher pour une cause ou cuisiner quelque chose avec quelqu’un, nous ne sommes pas confrontés à des arguments. Remarquons incidemment que l’opposition entre discuter avec quelqu’un et cuisiner quelque chose avec quelqu’un montre que même le rôle d’agent (ou co-agent) n’est pas nécessairement un argument. Le critère discriminant est ce qui est requis pour l’intégrité et l’identité conceptuelle du procès contenu dans le verbe prédicatif (le premier paramètre au §7.2). Nous avons développé ces critères dans Fasciolo (2023a). Nous ne sommes pas en train d’affirmer d’être capables de décider le statut d’argument d’un constituant dans tous les cas. Plus modestement, nous sommes en train de soutenir que, si nous empruntons la seconde alternative ci-dessus évoquée, lorsque nous sommes incertains à propos du statut d’argument d’un constituant, notre doute et notre ignorance sont scientifiques : c’est-à-dire, elles ne sont pas des raisons pour baisser les bras face au continuum que l’expérience nous restitue, mais les motifs pour continuer dans la recherche de critères permettant de segmenter ce continuum. Il y a, en somme, une éthique de la recherche : ne confonds pas les limites de ton modèle avec des propriétés du phénomène ! 11.3 Motivation a priori vs. Motivation a posteriori Revenons au schéma sous §11.1. Ce schéma permet de réinterpréter la distinction entre prépositions colorées et incolores. Lorsqu’une préposition introduit une catégorie grammaticale, nous dirons qu’elle est incolore ; lorsqu’elle introduit une catégorie conceptuelle, nous dirons qu’elle est colorée. Dans ce cadre, colorée et incolore ne sont pas des propriétés qu’une préposition a dans l’absolu, mais des propriétés qu’une préposition acquiert dans la structure de la phrase. À ce propos, il convient de préciser deux points. Tout d’abord, la différence de fonctionnement de la préposition dans des GV comme adhérer à et aller à est généralement reconnue par les grammaires. De ce point de vue, notre contribution consiste à y voir le signal de la pertinence de deux types de syntaxes – ou principes organisateurs de la langue – différentes. Ensuite, les termes colorée et incolore ont un inconvénient. Leur opposition peut être interprétée d’une façon scalaire : une couleur peut être plus ou moins foncée. Cette interprétation 18 peut s’appliquer aux prépositions ou expressions prépositionnelles en dehors de la valence : Il a préparé la pâte de la quiche avec le Thermomix vs. grâce au Thermomix. L’expression prépositionnelle grâce à est sans doute plus colorée que la préposition avec, qui paraît, en revanche, fade. C’est le phénomène de l’indétermination sémantique, sur lequel nous reviendrons au chapitre 12. Le point crucial, maintenant, est que cette interprétation de l’opposition colorée/incolore n’est pas celle pertinente à ce niveau de notre discussion : c’est-à-dire, à l’intérieur de la valence. Nous proposons donc de reformuler la distinction comme suit. Quand une préposition introduit une catégorie grammaticale, nous dirons qu’elle est passive : elle n’a pas un sens pauvre, mais son sens éventuel n’est plus pertinent. Quand une préposition introduit une catégorie conceptuelle, en revanche, nous dirons qu’elle est active : son sens, plus ou moins riche, collabore à profiler le rôle de l’argument introduit. Nous comprenons par là la source de l’équivoque possible : incolore, dans ce cadre, ne signifie ni ayant un sens pauvre, ni n’ayant aucun sens, mais passive (= son sens n’est pas directement pertinent pour identifier le rôle ou fignoler son profil sémantique). La distinction entre fonctionnement actif et passif de la préposition, à son tour, nous permet de distinguer deux types de motivation : motivation a priori et motivation a posteriori. Motivation a priori. Lorsque le fonctionnement de la préposition est actif (au sens ci-dessus défini), nous parlerons de motivation a priori, ou effective, de la préposition. Dans ce cas, le choix de la préposition, effectué typiquement dans un paradigme d’autres prépositions, est motivé par le but de préciser le profil d’une relation conceptuelle. À ce propos, les verbes de mouvement, comme aller à, sur, dans…, offrent des exemples clairs. Nous retrouvons ce type de motivation des expressions prépositionnelles au niveau des relations transphrastiques (cf. §12.3). Motivation a posteriori. Lorsque le fonctionnement de la préposition est passif (au sens cidessus défini), nous parlerons d’une possible motivation a posteriori. Dans ce cas, d’abord, on reconnaît une catégorie grammaticale qui a une forme prépositionnelle prédéterminée ; ensuite, on peut confronter le sens de la préposition avec le rôle codé. Parfois, il peut y avoir une convergence. C’est le cas, par exemple, de : (4a) compter sur quelqu’un (4b) opter pour quelque chose (4c) donner quelque chose à quelqu’un. 19 En (4a), ce n’est pas difficile de remotiver métaphoriquement la préposition sur ; en (4b) et en (4c), pour et à sont cohérents avec l’idée de finalité implicite dans le choix et le transfert de quelque chose vers un destinataire. Mais – et c’est le point crucial – il s’agit de considérations a posteriori. Nous sommes confrontés, en somme, à un phénomène de transparence qui suppose, justement, une analogie ex post entre une préposition imposée et un rôle. La même remarque s’applique à la syntaxe directe du COD : contrastons casser un meuble et traverser un pont. Dans le premier cas, l’absence de préposition du COD semble reproduire le caractère immédiat du contact. Cela n’est pas faux, mais il s’agit une remotivation. Cette remotivation n’est pas applicable à traverser un pont, sous peine de commettre une pétition de principe. La distinction entre motivation a priori et a posteriori – que nous avons introduite à travers le fonctionnement des prépositions – est un phénomène plus général. L’alternance entre les modes indicatif et subjonctif dans la proposition complétive objective, par exemple, fait souvent l’objet d’une motivation a posteriori. À l’intérieur du GV, l’alternance subjonctif/indicatif est en effet une ressource de codage relationnel (ou formel) fonctionnellement équivalent à une catégorie grammaticale directe plutôt qu’oblique. Nous avons développé cette idée dans Fasciolo (2021d :§19.1) et Fasciolo (à paraître b) La distinction entre motivation a priori ou a posteriori – qui reproduit le seuil entre synchronie et diachronie – montre que les catégories ou fonctions grammaticales ne sont pas incompatibles avec l’idée de motivation tout court. Elles peuvent admettre la motivation à condition qu’elle soit a posteriori. Elles sont incompatibles, en revanche, avec une motivation a priori, issue d’un choix du locuteur. 20