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Adapting+the+Eighteenth

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Eighteenth-Century French World
Volume 7,
Issue-numéro 1
2022
Adaptation-Translations-Traductions
Dir. Servanne Woodward
Voltaire traducteur de
Shakespeare
—
légitimités et illégitimités
interprétatives
Leo Pei
sreynau@uwo.ca
Servanne Woodward
swoodwar@uwo.ca
DOI: 10.5206/mfdsecfw.v7i1.14859
Voltaire traducteur de Shakespeare—légitimités et illégitimités interprétatives1
On the surface, adaptations did not necessarily look different from literal,
accurate translations of prose fiction in the 18th century. Picking up a romance
or novel whose title page indicated a foreign source, no eighteenth-century
reader could be assured that it truly reflected the original. For late twentiethcentury readers, the appearance of “translated by” on the title page is the mark
of an implicit faith that the translator has not significantly altered or intruded
upon the original, but in the 18th century, such sincerity could not be relied
upon. Even the translator’s own preface, which nearly always included a
statement on how the source text was rendered, could be misleading. Some
translators who defended their infidelities in their prefaces had in fact
produced very faithful versions, but they employed the same discourse as
translators who rendered their originals with far greater latitude. And, even if
the reader was correct in assuming that the translator had made significant
changes, where they were and how the alterations were made was almost never
explained.2
Lorsque les auteurs ne publient pas un roman de leur cru en prétendant qu’il s’agit d’une traduction,
ces dernières sont bien souvent éloignées de l’original. Selon Mary Helen McMurran, il s’agit
principalement d’embellissements, dont l’ajout de poèmes, et de brièveté3. En fait le siècle va alterner
entre deux partis, celui de l’adaptation ou traduction libre de « belles infidèles » faites pour plaire au
public français, et celui plus rare, de la traduction souvent littérale.
Linda Hutcheon et Siobahan O’Flynn étudient l’adaptation d’une œuvre littéraire comme une
migration textuelle ou « a form of repetition without replication » ce qui correspondrait aussi bien à la
traduction.4 La traduction diffèrerait de l’adaptation cependant si l’on considère que dans le premier
cas, l’œuvre précédente est connue au préalable, impliquant un auditoire palimpseste qui ferait
l’expérience de la familiarité mêlée d’innovation (ibid., p. 21, p. 114). Néanmoins, si toute lecture se
conjugue aux précédentes en ce que ces dernières créent un « horizon d’attente » contre lequel se
mesure toute nouvelle expression, y compris la parodie, selon l’expression de Jauss,5 alors la traduction
bénéficie elle-aussi d’un auditoire palimpseste, car ce dernier mesure la lecture par rapport à son écart
ou à sa symbiose aux productions littéraires qui existent dans la langue cible.
Daniel Mercier a fait le point sur la traduction aux dix-septième et dix-huitième siècles, ce qui
implique toujours le latin, soit parce que les traductions envisagées concernent les version des ouvrages
des auteurs de l’antiquité, soit parce que le latin devient le point de référence entre deux langues aux
valeurs fluctuantes, comme le français et l’anglais.6 D’ailleurs, le latin et le grec structurent les langues
Ce travail commencé et présenté à la conférence de 2021 de la Société Canadienne d’Études du Dix-Huitième Siècle est
en partie financé par Dean’s Travel and Research Award (CSECS, Winnipeg 2021), et j’en profite pour remercier l’apport
de mes collègues conférenciers, et celui de la collaboration assidue, intense et experte, Leo Reynaud-Pei, University
Western (UWO).
2 Mary Helen McMurran, « Taking Liberties. Translation and the Development of the Eighteenth-Century Novel », The Translator.
Volume 6, Number 1 (2000), p. 87 de pp. 87-108.
3 Ces détails sont développés dans la seconde partie de son ouvrage : The Spread of Novels: Translation and Prose Fiction in the
Eighteenth Century, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 272.
4 Linda Hutcheon & Siobahan O’Flynn, A Theory of Adaptation, London; New York, Routledge, 2006; 2013, p. xviii.
5 Hans Robert Jauss, « Literary History as a Challenge to Literary Theory », in Toward an Aesthetic of Reception, trans. Timothy
Bahti, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1982, p. 22, p. 24.
6 L’épreuve de la représentation. L’enseignement des langues étrangères et la pratique de la traduction en France aux 17ème et 18ème siècles.
Annales Littéraires de l’université de Besançon, no 589, Paris, Diffusion Les Belles Lettres, 1995, p. 140. L’enseignement
du latin en langue française avait permis de démocratiser l’enseignement de la langue étrangère (le latin s’enseignait en latin
ou par exercices de version des meilleurs auteurs) et elle se fait par l’intermédiaire du latin dans un cours dispense en
Angleterre : « Cette problématique du latin comme pivot des équivalences lexicales est largement partagé au 18ème siècle »
1
vivantes comme le révèle l’étymologie : « Aussi serait-il particulièrement absurde pour un Français qui
connaît le latin d’utiliser, par exemple, un dictionnaire anglais-français. » (L’épreuve, p. 143). Les théories
des langues comme représentatives non pas des choses (globalement parlant) mais des idées
extériorisées par la parole, garantit une équivalence sur une base linguistique universelle (puisque les
êtres humains possèdent un raisonnement, des sens7 et des pensées identiques) :
On retrouve ici le principe fondamental de la théorie de la représentation : une nature, une représentation
du monde, une logique, des procédés de langue arbitraires dans leur diversité mais équivalents quant à
leur finalité de représentation. Conséquence nécessaire de ce principe général ; toutes les langues
représentent la même pensée analysée par la même logique, toute parole énoncée ou écrite en une langue
quelconque est toujours traduisible dans une autre langue. Les procédés particuliers de tel ou tel idiome
ne sont jamais un obstacle insurmontable puisqu’il suffit au traducteur de se référer à l’idée signifiée par
l’original pour trouver sa représentation particulière dans la langue traduisante. (L’épreuve, p. 112 ital. dans
le texte)
Ces principes sont quelque peu mis à mal soit par la pratique de la traduction, et soit parce qu’ils
connaissent l’inouïe difficulté de la langue chinoise (L’épreuve, p. 121 ff.) qui rend bien difficile de
d’écrire en mandarin l’idée du dieu chrétien (Tien ou le ciel restant tout de même imparfait pour ce
faire, L’épreuve, p. 124). Cette traduction sur approximation conceptuelle tendancieuse qui à force
d’équivalences ferait adorer Confucius pour dieu chrétien finit par devenir fatale à l’Ordre des Jésuites,
après la querelle des rites (L’épreuve, p. 123). L’étrangeté linguistique et culturelle devient irréductible
quoi qu’en ait pensé Maupertuis : « Ni les Guaranis du Paraguay, ni les Algonquins de la Nouvelle
France, ni les savants lettrés de Chine n’ont finalement donné raison à Maupertuis » (L’épreuve, p. 127).
Tout le travail sur l’expression classique de la langue française repose sur la sobriété, la clarté et un
principe de pureté qui en écarte les vieilles langues et les particularités locales des patois multiples. La
traduction qui passe par cette conception de la langue française est « naturalisée », c’est-à-dire qu’on
en efface les grossièretés et les exotismes locaux et jargons pour les ramener aux expressions décentes
de la bonne société de cour. Malherbe traduit Sénèque pour perfectionner le français, « pour donner
des modèles de prose française » (L’épreuve, p. 166).
De la traduction à l’adaptation (qui transforme de façon décisive la substance d’un livre) les
différences ne sont pas immédiatement saisissables :
Selon Jean Sgard, Prévost … n’adapte pas le roman de Richardson, mais se contente de supprimer tout
ce qu’il estime inutile, et les lettres tombent par dizaines. Il réduit sa traduction aux dimensions d’une
anthologie…. Il cède finalement à la tentation et …. Réécrit le dénouement qu’il juge trop flou dans
l’original : il marie les principaux protagonistes, guérit les vieillards malades et scelle le tout dans une
grande fête avec inauguration d’un Temple de l’Amitié ! (L’épreuve, p. 178).
Voilà une adaptation curative s’il en est, puisqu’à force de bon goût et de clarté français, on guérit les
personnages malades. Ici échoue aussi avec l’apothéose de Clarisse, le principe de translation « le déplacement
parfaitement neutre d’une langue à l’autre, d’un ensemble d’idées, qui n’appartient en propre à
(p. 140) explique Daniel Mercier, qui nous rappelle que plus d’un savant du siècle des Lumières est plus versé en latin qu’en
aucune langue étrangère, comme c’est le cas de Diderot (p 142).
7 Daniel Mercier suit les disputes selon lesquelles, les sons et les formes linguistiques ne peuvent se résoudre à l’influence
d’un climat rude ou doux (ibid., p. 29), et les langues ne peuvent être absolument se résoudre à une opération de la pensée
selon laquelle il n’y a pas de monde externe, Turgot pour qui l’existence externe des objets se vérifie par l’expérience
répétée d’une sensation identique à leur contact (toucher et lumière), même si la perception ne permet pas d’affirmer que
l’expression linguistique que nous en formons corresponde à « une copie exacte du monde perçu » (ibid., p. 119). Turgot
et Condillac estiment que les langues fondées sur les sens ont des formes identiques (ibid., p. 120).
aucune » (L’épreuve, p 160). Les principes de noblesses, roture, grossièreté, dont mention d’excréments
sont nettoyés de l’Enfer de Dante de 1732 (Conte et Nouvelles de Bocasse Florentin. Traduction libre, accommodée
au goût de notre temps. Cologne, 1732). Une traduction intégrale est alors perçue comme « déplacée, car
de mauvais goût » L’épreuve, p. 200).
Constance B. West détaille pour nous la bassesse : il s’agit de retrancher des textes anglais la
mention des plantes et des animaux, de la nature, les termes didactiques et les métaphores de la marine
et du commerce8. Elle évalue aussi la position de Le Tourneur, qui se révèle intermédiaire entre celle
de La Place et celle de Voltaire. En effet, Le Tourneur serait plus fidèle à l’original que La Place, parce
qu’il commence à avoir des doutes. Le Tourneur traduisant Les Nuits de Young (Paris, 1769) propose
une espèce de tri au goût des Français qui laisserait de côté ce qui est mauvais de l’original afin que
certains aspects de la créativité étrangère revienne en propre à la nation française (un apport de
l’Angleterre vers la France), qui est également programmatique de la façon dont il faut traiter l’apport
des littératures étrangères, et donc « comment se comporter vis-à-vis » d’elles (« La théorie », pp. 330331, p. 333). Il faut faire preuve de discernement, de prudence lorsqu’on cède à la curiosité d’examiner
« l’air étranger » qui comporte le risque de contaminer ou pervertir le goût français (« La théorie », p.
332). Ce danger est un désordre individualiste et philosophique ou caractéristique de l’originalité
anglaise qui est de suivre son penchant dans une belle indépendance (« La théorie », p. 335). Il faut
discipliner et « naturaliser » ou franciser le texte anglais par la traduction.
Avant Voltaire, les Français ont pu lire Shakespeare en traduction. Les notes 2 à 4, de
l’introduction de Jules César traduit par Voltaire (éditeurs de Kehl) les énumèrent : « La Place avait
donné, en 1746, le Théâtre anglais, contenant des imitations plutôt que des traductions. La traduction
des Œuvres de Shakespeare, par Le Tourneur, est de 1776. Une autre traduction avait déjà été donnée
par Voltaire, en 1761, dans son Appel à toutes les nations. Voltaire avait déjà fait un Examen du Jules César
de Shakespeare, dans son Discours sur la tragédie, à milord Bolingbroke ».9 Dans sa préface de Shakespeare,
Le Tourneur sent ce qu’il peut y avoir de timoré à cette démarche et il admettrait que la langue française
a peut-être besoin d’être invigorée de tours nouveaux qui ne la blesseraient point (West, « La théorie »
p. 343, pp. 352-353). Si ce type de position est majoritaire, il semblerait que Voltaire soit plutôt du
côté de Turgot qui prône la traduction littérale et tournant le dos à l’envie de plaire, songe plutôt à
l’instruction, en constatant l’« impossibilité de concilier l’exactitude avec la délicatesse » lorsqu’il s’agit
de montrer comment pensent et sentent d’autres peuples (« La théorie » p. 346, p. 350). Dupont de
Neymour, lui aussi est pour la traduction littérale (« La théorie » p. 348). Maximilien-Henri Marquis de
Saint-Simon, Essai de traduction littérale et énergique, 1774 va dans le même sens (« La théorie » p. 349),
tandis que Saint Ange et l’abbé Yart estiment qu’il est ridicule de juger les siècles du passé, étrangers
de surcroît, à l’aune du goût français du moment, plusieurs siècles plus tard (« La théorie » p. 352, p.
352). West estime qu’avec Diderot, et plus sûrement encore avec Mme de Staël, l’idée de tout ramener
au bon goût français classique menace de stérilité toute la culture française (« La théorie » p. 352, p.
354-355).
En ce qui concerne Diderot, Mercier précise que si l’on choisit généralement dans le texte source
ce qui est décent, de bon ton, traduisible, débitant l’œuvre originale, la conversion française ultra-ciblée
du personnage de Pamela ne fait pas passer les richesses de l’œuvre source et défigure entièrement
l’ensemble des traits troublants et pathétiques de l’héroïne anglaise. Diderot finit par déclarer la
traduction des vers ou de tout autre genre « au style essentiellement constitutif intraduisible » si la
« La théorie de la traduction au XVIIIe siècle par rapport surtout aux traductions françaises d’ouvrages anglais », Revue de
Littérature Comparée, 12 (1er Jan 1932), pp. 340-341, p. 343-344 de pp. 330-355.
9 Shakespeare, William, Jules César - Tragédie en trois actes traduite par Voltaire by William Shakespeare.pdf. Paris: Garnier frères,
1877. Collection ebooks, 2015 2015 EAN : 9782346013364, p. 5.
8
traduction des vers en prose tue définitivement la poésie de l’original ou en travestit les idées (L’épreuve,
p. 233).
Qu’en est-il de Voltaire ? Lorsqu’il s’est rendu en Angleterre, il a pu croire un temps que son
exil serait permanent et qu’il lui fallait changer de langue. Dans sa bibliographie, Mercier fait allusion
au texte de Voltaire qui devrait inclure sa théorie de la traduction, son Essai sur les mœurs et l’esprit des
nations. Au moment de sa traduction de Jules César, de Shakespeare, Voltaire souligne les beaux
passages, ceux qui vont choquer par leur bassesse, mais il traduit tout, y compris les passages qu’il juge
fastidieux, mot à mot ou aussi fidèlement que possible par rapport à l’original, ou du moins c’est ce
qu’il pense faire.
Voltaire pense que le lectorat français mesurera le motif de la conspiration selon le goût anglais
à la conception du même motif dans Cinna, de Corneille. Il rapporte ses lecteurs à leur « horizon
d’attente » ou au capital culturel français qui leur est familier. Selon le goût anglais, puisque
Shakespeare écrit pour le public anglais qui est démocratique par rapport à la France, car le peuple
anglais étant plus riche, il est dans l’audience—il faut donc s’adapter aux attentes populaires.10 En fait
la pièce anglaise doit s’adresser à deux types d’audience, tour à tour, et Voltaire en souligne les
moments forts par des notes. Il faut alors reconnaître avant Zola, et Taine, qu’une œuvre comme les
valeurs de son audience dépendent des circonstances de sa composition : « ‘Les coronets sont de
petites couronnes que les pairesses d’Angleterre portent sur la tête au sacre des rois et des reines, et
dont les pairs ornent leurs armoiries. Il est bien étrange que Shakespeare ait traité en comique un récit
dont le fond est si noble et si intéressant ; mais il s’agit de la populace de Rome, et Shakespeare
cherchait les suffrages de celle de Londres.’ (Note de Voltaire.) » (note 13, p. 28).
Mais la comparaison demeurant partiale de la part des Anglais et des Français, Voltaire en appelle
à une audience internationale, ce regard tiers, péruvien ou iroquois,11 une base neutre qui ressemble
plus à celle du latin comme valeur pivot entre les langues en traduction, qu’à un véritable point de vue
étranger. D’ailleurs ce point de vue véritablement étranger n’exclut pas un écart ou un parti-pris qui
pourrait nuire à l’appréciation de Corneille. Par exemple la neutralité des lecteurs espagnols est
compromise de ce qu’ils mêlent aussi les tons grossiers et élevés sur leurs scènes de théâtre. Si le public
est influencé par son horizon d’attente selon Voltaire, il admet que mêlé au public anglais, il a luimême apprécié la représentation shakespearienne. Sans doute y va-t-il du cosmopolitisme affiché de
l’exilé qui a pu croire un moment qu’il ne pourrait plus rentrer en France, ce qui l’a incité à
perfectionner son anglais pour en faire sa langue ?
Ayant entendu souvent comparer Corneille et Shakespeare, j’ai cru convenable de faire voir la manière
différente qu’ils emploient l’un et l’autre dans les sujets qui peuvent avoir quelque ressemblance : j’ai
choisi les premiers actes de la Mort de César, où l’on voit une conspiration comme dans Cinna, et dans
lesquels il ne s’agit que d’une conspiration jusqu’à la fin du troisième acte. Le lecteur pourra aisément
comparer les pensées, le style, et le jugement de Shakespeare, avec les pensées, le style et le jugement de
Corneille. C’est aux lecteurs de toutes les nations de prononcer entre l’un et l’autre. Un Français et un
Anglais seraient peut-être suspects de quelque partialité. Pour bien instruire ce procès, il a fallu faire une
traduction exacte. On a mis en prose ce qui est en prose dans la tragédie de Shakespeare ; on a rendu en
vers blancs ce qui est en vers blancs, et presque toujours vers pour vers ; ce qui est familier et bas est
« ‘Il faut savoir que Shakespeare avait eu peu d’éducation, qu’il avait le malheur d’être réduit à être comédien, qu’il fallait
plaire au peuple ; que le peuple, plus riche en Angleterre qu’ailleurs, fréquente les spectacles, et que Shakespeare le servait
selon son goût.’ (Note de Voltaire.) » (note 3, p. 11)
11 Je me réfère ici au trope du regard neuf et exotique à la découverte de la culture française, que l’on retrouve dans les
Lettres d’une Péruvienne et dans L’Ingénu, un point de vue à la fois étranger et familier, externe et interne comme le statut du
lati n considéré sous sa valeur étymologique de la langue nationale.
10
traduit avec familiarité et avec bassesse. On a tâché de s’élever avec l’auteur quand il s’élève ; et lorsqu’il
est enflé et guindé, on a eu soin de ne l’être ni plus ni moins que lui. (p. 3)
En effet Voltaire semble ne pas différencier essentiellement une langue de l’autre par le procédé de
traduction. Il semble adhérer à l’idée de translation, ce déplacement linguistique neutre en soi. Et
pourtant il ne veut négliger aucune particularité, y compris celle des métaphores ou expressions
communes dans une langue source, nécessairement novatrice dans la langue cible :
On peut traduire un poète en exprimant seulement le fond de ses pensées ; mais, pour le bien faire
connaître, pour donner une idée juste de sa langue, il faut traduire non seulement ses pensées, mais tous
les accessoires. Si le poète a employé une métaphore, il ne faut pas lui substituer une autre métaphore ;
s’il se sert d’un mot qui soit bas dans sa langue, on doit le rendre par un mot qui soit bas dans la nôtre.
C’est un tableau dont il faut copier exactement l’ordonnance, les attitudes, le coloris, les défauts et les
beautés, sans quoi vous donnez votre ouvrage pour le sien. (p. 3)
C’est-à-dire que la transparence n’exclut pas les « accessoires » de la copie d’une représentation par
l’autre. Car en parlant d’une copie de tableau, par un nouveau tableau, Voltaire semble adhérer à l’idée
de Maupertuis, selon laquelle une langue donnée est la représentation arbitraire d’un nombre d’idées ou
de pensées aux équivalences assurées dans l’autre langue. Tout juste concède-t-il que certains mots ne
font pas la translation si aisément : « On trouve, à la vérité, dans l’original, quelques mots qui ne
peuvent se rendre littéralement en français, de même que nous en avons que les Anglais ne peuvent
traduire ; mais ils sont en très petit nombre » (p. 4). Il est possible que sa recommandation de ne pas
modifier de métaphore risque de verser dans l’effet « couleur locale » en ancrant la langue dans un
univers aux points de repères imagés de façon peu conciliable avec la France, ou plus précisément la
cour.
C’est ainsi qu’il doit clarifier un jeu de mot entre « âme » et « semelle » qui pourrait être lié à
l’ignorance de celui qui « avait peu d’éducation » ? « Il prononce ici le mot de semelle comme on
prononce celui d’âme en anglais » (note 3 p. 11). Voltaire est plus enthousiaste au jeu de mot Romeroom : « Il y a ici une plaisante pointe : Rome, en anglais, se prononce Roum ; et room, qui signifie
place, se prononce aussi roum. Cela n’est pas tout à fait dans le style de Cinna : mais chaque peuple et
chaque siècle ont leur style et leur sorte d’éloquence. (Note de Voltaire.) » (note 10, p. 20). Ici Voltaire
semble de l’avis qu’il ne faut pas juger les œuvres étrangères qui ont deux siècles comme une œuvre
moderne.
À la réflexion, il est possible que Voltaire pense les traductions précédentes trop fidèles au public
cible et donc ce n’est pas simplement la langue qui lui aurait été trop adaptée, mais la mise en phase
avec les écarts au bon goût national qui est attaché aussi aux irrégularités locales de la langue française
réformée, clarifiée et régularisée. C’est alors que l’on comprend peut-être mieux la comparaison
Shakespeare-Corneille, plutôt qu’une association à Racine, plus épuré, moins baroque. Cependant, à
l’exemple qui nous est donné, nous songerions plutôt à Rabelais12 mort en 1553, trente ans avant
l’activité théâtrale de Shakespeare (1585–1613). Selon Fiona Richie et Peter Sabord, Shakespeare
devient le tragédien par excellence pour l’Angleterre, d’où la modernité que Voltaire chercherait en
celui qui serait son homologue anglais13. Quoi qu’il en soit, il semblerait que Voltaire puisse être
Dans la XXIIe lettre philosophique, c’est plutôt Swift qui fait penser à Rabelais.
Selon Fiona Ritchie et Peter Sabord, Shakespeare in the Eighteenth Century, Cambridge: Cambridge University Press, 2012,
quart de jaquette: “In the eighteenth century, Shakespeare became indisputably the most popular English dramatist.
Published editions, dramatic performances and all kinds of adaptations of his works proliferated and his influence on
authors and genres was extensive. By the second half of the century, Shakespeare’s status had been fully established, and
since that time he has remained central to English culture. » Dans ce même ouvrage, au chapitre 14, Frans de Bruyn note
12
13
soupçonné de vouloir exposer, par sa traduction exacte, ce qui serait apte à déplaire au public français
en soulignant ce qui l’a choqué lui-même :
Nous avons en français des imitations, des esquisses, des extraits de Shakespeare, mais aucune
traduction : on a voulu apparemment ménager notre délicatesse. Par exemple, dans la traduction du
Maître de Venise, Iago, au commencement de la pièce, vient avertir le sénateur Brabantio que le Maure a
enlevé sa fille. L’auteur français fait parler ainsi Iago à la française :
« Je dis, monsieur, que vous êtes trahi, et que le Maure est actuellement possesseur des charmes de
votre fille. »
Mais voici comme Iago s’exprime dans l’original anglais : « Tête de sang, monsieur, vous êtes un de
ceux qui ne serviraient pas Dieu, si le diable vous le commandait : parce que nous venons vous rendre
service, vous nous traitez de ruffians. Vous avez une fille couverte par un cheval de Barbarie, vous aurez
des petits-fils qui henniront, des chevaux de course pour cousins-germains, et des chevaux de manège
pour beaux-frères. »
LE SÉNATEUR
« Qui es-tu, misérable profane ?
IAGO
Je suis, monsieur, un homme qui viens vous dire que le Maure et votre fille font maintenant la bête à
deux dos.
LE SÉNATEUR
Tu es un coquin, etc. »
Je ne dis pas que le traducteur ait mal fait d’épargner à nos yeux la lecture de ce morceau ; je dis
seulement qu’il n’a pas fait connaître Shakespeare, et qu’on ne peut deviner quel est le génie de cet auteur,
celui de son temps, celui de sa langue, par les imitations qu’on nous en a données sous le nom de traduction.
Il n’y a pas six lignes de suite dans le Jules César français qui se trouvent dans le César anglais. La traduction
qu’on donne ici de ce César est la plus fidèle qu’on ait jamais faite en notre langue d’un poète ancien ou
étranger. (pp. 3-4)
Shakespeare ancien et étranger semble être traité ici selon les préceptes de Turgot. À vrai dire, selon
Voltaire, la transparence de la langue française devant rendre avec fidélité l’original, s’efface devant
l’imagerie anglaise, une recommandation qui ne devrait pas atteindre l’esthétique nationale. Donc en
aucun cas, Shakespeare ne devrait servir de modèle d’expression, et cependant en tronquer l’expression
par morceaux choisis ou en trahir l’expressivité par la chappe de l’esthétique française empêcherait
d’en saisir le génie.
L’esthétique française doit au contraire garder son emprise contraignante sur la poésie française.
Voltaire conclut : « Je n’ai qu’un mot à ajouter, c’est que les vers blancs ne coûtent que la peine de les
dicter ; cela n’est pas plus difficile à faire qu’une lettre. Si on s’avise de faire des tragédies en vers
blancs, et de les jouer sur notre théâtre, la tragédie est perdue. Dès que vous ôtez la difficulté, vous
ôtez le mérite » (p. 4). Néanmoins, la première tirade de Marullus, en vers blancs, nous est signalée
pour son changement de registre : « ‘Si le commencement de la scène est pour la populace, ce morceau
est pour la cour, pour les hommes d’État, pour les connaisseurs.’ (Note de Voltaire.) » (note 4, p. 11).
l’utilisation croissante de Shakespeare au service du discours politique du moment au dix-huitième siècle, comme sous la
Révolution française. Consulté le 13 avril 2022 : https://www.cambridge.org/core/books/abs/shakespeare-in-theeighteenth-century/shakespeare-and-the-french-revolution/D7A7BCD3B9F01DE293FCF61901783579
Et puis, lorsque l’Astrologue répète ses avertissements sur les « ides de mars », Voltaire nous réconcilie
avec le ton grotesque : « ‘Cette anecdote est dans Plutarque, ainsi que la plupart des incidents de la
pièce. Shakespeare l’avait donc lu : comment donc a-t-il pu avilir la majesté de l’histoire romaine
jusqu’à faire parler quelquefois ces maîtres du monde comme des insensés, des bouffons, des
crocheteurs ? On l’a déjà dit ; il voulait plaire à la populace de son temps.’ (Note de Voltaire.) » (note 6,
p. 14). C’est-à-dire que Voltaire s’avoue entièrement gagné à l’esthétique polie du classicisme français
moderne.
D’ailleurs, Voltaire s’inscrit plutôt contre les sources folkloriques que vont utiliser les
éducatrices, telle Mme Le Prince de Beaumont, il est vrai à des fins antithétiques à la superstition :
« ‘Ces idées sont prises des contes de sorciers, qui étaient plus communs dans la superstitieuse
Angleterre qu’ailleurs, avant que cette nation fût devenue philosophe, grâce aux Bacon, aux
Shaftesbury, aux Collins, aux Wollaston, aux Dodwel, aux Middleton, aux Bolingbroke, et à tant
d’autres génies hardis.’ (Note de Voltaire.) » (note 10, p. 20). Plutarque est donc une source d’inspiration
légitime, traversée par des superstitions de mauvais goût survenues de temps désuets.
Voltaire qualifie de « dégoûtant » la fin de ce passage de complot : « ‘C’est ici qu’on voit
principalement l’esprit différent des nations. Cette horrible barbarie de Casca ne serait jamais tombée
dans l’idée d’un auteur français ; nous ne voulons point qu’on ensanglante le théâtre, si ce n’est dans
les occasions extraordinaires, dans lesquelles on sauve tant qu’on peut cette atrocité dégoûtante.’ (Note
de Voltaire.) » (Note 4 p. 78). West l’observait, traduire et franchiser finissent par séparer adaptation et
traduction « mais la traduction libre est tenace » (op. cit., p. 353). Celle du bon goût classique, simple,
clair, moderne, de la conversation naturelle de la cour, le reste aussi.
La scène VIII de l’Acte premier et la scène II de l’Acte deuxième soulèvent l’admiration de
Voltaire (note 15, p. 35, et notes 7, 9, 10, p. 50). Et lorsqu’on commence à douter de cette la
comparaison flatteuse qui devait mettre en lice Corneille et Shakespeare, Voltaire note une vraie
correspondance de conception :
Corneille dit la même chose dans Pompée. César parle ainsi à Cornélie (acte III, scène IV) :
Certes, vos sentiments font assez reconnaître
Qui vous donna la main, et qui vous donna l’être :
Et l’on juge aisément, au cœur que vous portez,
Où vous êtes entrée, et de qui vous sortez.
Il est vrai qu’un vers suffisait, que cette noble pensée perd de son prix en étant répétée, retournée ;
mais il est beau que Shakespeare et Corneille aient eu la même ideée. (Note de Voltaire.) (note 14, p. 54)
Voilà qui répond au passage de Shakespeare, scène III, Acte deuxième, traduit par Voltaire :
PORCIA
S’il est ainsi, pourquoi me cacher vos secrets ?
Je suis femme, il est vrai, mais femme de Brutus,
Mais fille de Caton ; pourriez-vous bien douter
Que je sois élevée au-dessus de mon sexe,
Voyant qui m’a fait naître et qui j’ai pour époux? (p. 53).
Pour les sceptiques, cette correspondance du bel esprit pourrait-elle aussi bien renvoyer Corneille et
Shakespeare dos-à-dos ?
La dix-huitième lettre des Lettres philosophiques14 de Voltaire reprend la discussion sur
Shakespeare, et le théâtre anglais : « ….il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles
répandus dans ces Farces monstrueuses qu’on appelle Tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées
avec un grand succès….»15 Encore ne faudrait-il pas que la vénération du sublime ancien porte
préjudice aux Modernes : « On ne fait pas réflexion qu’il ne faut pas l’imiter » (ibid., p. 101). Dans ce
premier paragraphe, Lope de Véga semble jugé en même temps que Shakespeare, dont il nous révèle
une des « beautés » par la traduction du soliloque d’Hamlet (ibid., pp. 101-103). Sa conclusion s’élance
vers l’enthousiasme : « Les monstres brillants de Shakespeare plaisent mille fois plus que la sagesse
moderne. Le génie poétique des Anglais ressemble jusqu’à présent à un arbre touffu …. Il meurt, si
vous voulez forcer sa nature et le tailler en arbre des jardins de Marly » (ibid., p. 104). Si Voltaire
constate une sorte de cul de sac auquel serait arrivé le dernier développement du Classicisme français,
pour mieux élucider sa position dans la durée, concernant les bornes légitimes ou illégitimes de la
traduction, il faudrait consulter ce qu’il écrit à d’Alembert sur les spectacles, ou bien son Essai sur les
mœurs et l’esprit des nations, ou bien comment Julius Caesar a pu inspirer La mort de César16 ou Othello, Zaïre.
Catherine Volpilhac-Auger a cherché à évaluer la traduction comme mode mineur de l’écriture,
celui de la subordination de sa propre pensée à celle d’un auteur qui parle et pense pour le traducteur
(voir la lettre 128 des Lettres Persanes de Montesquieu), mais après réflexion, en ce qui concerne les
classiques, il s’agirait toujours de retraduire et de se mesurer à Amyot (traducteur de Plutarque) ou à
Mme Dacier de l’Académie des inscriptions (traductrice d’Homère).17 C’est aussi un exercice d’écriture
que la traduction, pour d’Alembert ou Rousseau traduisant Tacite. Pour Voltaire ce serait un exercice
de « virtuosité » (ibid., p. 220). Volpilhac-Auger poursuit : « La traduction, qu’il pratique si souvent
mais toujours par extraits et qu’il cisèle à la perfection, relève chez lui de la même démarche que cette
seconde langue qu’est pour lui la poésie …. et Voltaire sait qu’il peut égaler les plus grands, y compris
Ovide » (ibid., p. 221).
Il convient de voir d’un peu plus près comment Voltaire s’est acquitté de la traduction de Jules
César.
Dans la lettre XVIII des Lettres philosophiques, qui contient la traduction du monologue « To be
or not to be » de Hamlet, Voltaire préconise une traduction qui respecte le sens de la phrase plutôt
que le texte, en effet il s’insurge contre les traducteurs : « souvenez-vous toujours, quand vous voyez
une traduction, que vous ne voyez qu’une faible estampe du beau tableau…. malheur aux faiseurs de
traductions littérales, qui en traduisant chaque parole énervent le sens ! » (Lettres philosophiques, op. cit.,
p. 102). André Billaz qualifie la traduction que Voltaire fait de ce passage d’« adaptation libre » et donne
à l’écrivain une position de « traducteur/médiateur » ajoutant une nouvelle ressource au patrimoine
national18, rappelons-nous, sans qu’il serve de modèle à imiter. Pourtant, Voltaire défend sa traduction
de Jules César comme étant la plus littérale possible en rajoutant de nombreuses notes venant justifier
certains choix de traduction, comme nous le verrons plus bas.
Premièrement, il change les pentamètres iambiques en alexandrins rimés, en accord avec la
tradition du théâtre classique. Cette influence est si importante pour Voltaire qu’elle est la raison
fondamentale de modifier sa version originale de Jules César pour que la pièce corresponde aux
Publiées en 1734, mettent Voltaire sous la menace d’une arrestation.
François Marie [Arouet] Voltaire, Lettres philosophiques, texte intégral, éd. Jean-Pol Caput. Paris, Larousse, 1972, p. 100.
16 La mort de César interdite en 1731-1732, jouée le 11 août 1735, tandis que Zaïre connaît un grand succès (le 13 août 1732).
17 Catherine Volpilhac-Auger, « Monnaie de cuivre, monnaie de singe : la traduction des œuvres antiques, une écriture
mineure au XVIIIe siècle ? », dans Christelle Bahier-Porte et Régine Jomand-Baudry, Écrire en mineur au XVIIIe siècle, Paris,
Éditions Desjonquères, 2009, pp. 217-227.
18 André Billaz, « Voltaire Traducteur de Shakespeare et de la Bible : Philosophie implicite d’une pratique traductrice »,
Revue d’Histoire Littéraire de La France, vol. 97, no. 3, 1997, p. 372 de pp. 372–380. Consulté le 16 avril 2022 :
http://www.jstor.org/stable/40533088
14
15
« horizons d’attente » de l’Académie Française. Il n’hésite pas à rajouter des phrases, à la fois dans le
monologue et dans la pièce, pour rendre les personnages grands et presque cornéliens : ils doivent être
aux prises avec des grands dilemmes et ne pas montrer d’hésitation dans leurs motivations
personnelles. Par exemple, dans le monologue d’Hamlet, il rajoute « Qui suis-je ? qui m’arrête ? et
qu’est-que que la mort ? » (Lettres philosophiques, p. 102) alors que ces phrases sont absentes de la version
originale. Il supprime la deuxième question que Hamlet se pose où il justifie son inaction par sa peur
de l’au-delà : Shakespeare traduit l’hésitation du personnage, en train de délibérer sur le fait se suicider
pour éviter de devoir venger son père, il se demande ce qui l’attend après la mort. Au lieu de cela,
Voltaire apparente Hamlet à Rodrigue de Corneille. Le Hamlet original réfléchit sur scène, celui de
Voltaire déclame.
Cette tendance à rendre les personnages plus grands va également se révéler dans la traduction
de Jules César, bien qu’elle se veuille littérale. Enfin, Voltaire n’aime pas « le bas », et il n’hésitera pas à
supprimer certains passages. Dans le monologue, ceci se traduit par l’absence de cette phrase en gras :
To die—to sleep,
No more; and by a sleep to say we end
The heart-ache and the thousand natural shocks
That flesh is heir to: ’tis a consummation
Devoutly to be wish’d.19
Qui suis-je ? qui m'arrête ? et qu’est-que que la mort ?
C’est la fin de nos maux, c'est mon unique asile ;
Après de longs transports, c’est un sommeil tranquille;
On s’endort, et tout meurt.
Les tourments qui affligent la chair que Hamlet décrit dans la version originale sont résumés par « les
maux » par Voltaire. Bien qu’il explique clairement que cette traduction ne soit pas littérale, ce sont les
mêmes procédés qu’il applique dans celle de Jules César trente ans plus tard.
L’explication de son introduction ne suffit pas, chaque mention qui traite du corps, de la
violence, du sang, du sexe ou même des éléphants est accompagnée d’une note qui rappelle la fidélité
de sa traduction. Il n’hésite pas non plus à faire de même lorsqu’il trouve que le style est maladroit,
même s’il ne traite pas du naturel, tout en étant trop naturel. A chaque fois qu’il traduit un passage
encensé par la critique anglaise, il le mentionne (en manifestant son scepticisme ?). En voici un
exemple à l’acte II, scène 1 :
Never fear that: if he be so resolved,
I can o’ersway him; for he loves to hear
That unicorns may be betray'd with trees,
And bears with glasses, elephants with holes,
Lions with toils and men with flatterers;
But when I tell him he hates flatterers,
He says he does, being then most flattered
Ne crains rien ; si telle est sa résolution,
Je l’en ferai changer. Il aime tous les contes ;
Il parle volontiers de la chasse aux licornes ;
Il dit qu’avec du bois on prend ces animaux,
Qu’à l’aide d’un miroir on attrape les ours,
Et que dans des filets on saisit les lions :
Mais les flatteurs, dit-il, sont les filets des hommes.
Je le louerai surtout de haïr les flatteurs :
Il dira qu’il les hait, étant flatté lui-même (pp. 48-49)
Sur ce passage, il mentionne : « ‘L’évêque Warburton, dans son commentaire sur Shakespeare, dit que
cela est admirablement imaginé’ (Note de Voltaire) » (note 10, p. 50). Les lions et les licornes
conviennent au goût classique, mais apparemment, pas les éléphants que l’on attrape dans des trous.
La formulation « il parle volontiers de la chasse aux licornes » ne correspond d’ailleurs pas tout à fait
Cette version de Jules César, éditée par Richard Proudfoot, Thompson, Ann, Kastan, David Scott, Woudhuysen, H. R.,
se trouve dans leur volume, William Shakespeare - complete works, New York, The Arden Shakespeare, 2021, pp. 423-450.
19
à l’original : elle a pour but de rendre César ridicule (et par extension, Shakespeare?). Il ne manque
donc pas, à plusieurs reprises, de montrer les passages que la critique loue et dont il ne partage pas
nécessairement l’opinion.
Dans un autre exemple, lorsque Brutus et Cassius se demandent s’ils devraient assassiner
Antoine avec César, Brutus dit en français : « On nous reprocherait la colère et l’envie, / Si nous
coupons la tête, et puis hachons les membres ; / Car Antoine n’est rien qu’un membre de César : /
Ne soyons point bouchers, mais sacrificateurs » (p. 47) et Voltaire commente : « Observez que c’est
ici un morceau des plus admirés sur le théâtre de Londres. Pope et l’évêque Warburton l’ont imprimé
avec des guillemets, pour en faire mieux remarquer les beautés. Il est traduit vers pour vers avec
exactitude » (note 9, p. 50 ). Il est donc clair que Voltaire reporte à d’autres (à des Anglais), la
responsabilité des louanges portées à ces vers.
Cependant, les sujets abordés par les personnages ne sont pas la seule critique de Voltaire, en
effet, il s’attaque également au style de Shakespeare. Deux exemples démontrent particulièrement ce
qu’il en pense. Dans l’acte II, scene 2, César invite ses amis dans l’original : « Good friends, go in, and
taste some wine with me; / And we, like friends, will straightway go together » ce que Voltaire traduit
par « Allons tous au logis, buvons bouteille ensemble, / Et puis en bons amis nous irons au sénat »
(voici une traduction qui n’est as fidèle au style neutre de Shakespeare. Il semble réagit à la mention
de nourriture sur scène, et à la suggestion de saoûlerie ? et immédiatement, précise dans une note :
« Toujours la plus grande fidélité dans la traduction ». La mention d’aller « boire bouteille » sur scène
est outrageuse pour lui, ce qu’il rappelle d’ailleurs dans la conclusion du livre :
Ce ne sont point des Romains qui parlent ; ce sont des campagnards des siècles passés qui conspirent dans un
cabaret ; et César, qui leur propose de boire bouteille, ne ressemble guère à César. Le ridicule est outré, mais il n’est
point languissant ; des traits sublimes y brillent de temps en temps comme des diamants répandus sur de la fange.
Voici qui résume le sentiment de Voltaire sur l’œuvre de Shakespeare, et la raison pour laquelle il ne
peut pas s’éloigner trop du rôle du « créateur » lorsqu’il traduit.
Enfin, un deuxième exemple dans lequel il se place le plus loin possible des choix de Shakespeare
se trouve dans la dernière scène, après le meurtre de César. Déjà, il l’attribue à Casca alors que c’est
Brutus qui le dit dans l’original. Peut-être qu’il ne voulait pas attribuer cette « atrocité dégoûtante » à
un personnage historique. Le passage est fidèlement traduit :
Arrêtez ; baissons-nous sur le corps de César ;
Baignons tous dans son sang nos mains jusques au coude ;
Trempons-y nos poignards, et marchons à la place :
Là, brandissant en l’air ces glaives sur nos têtes,
Crions à haute voix : « Paix ! liberté ! franchise ! »
Ce passage particulièrement sanglant choque Voltaire, qui rajoute en note : « C’est ici qu’on voit
principalement l’esprit différent des nations. Cette horrible barbarie de Casca ne serait jamais tombée
dans l’idée d’un auteur français ; nous ne voulons point qu’on ensanglante le théâtre, si ce n’est dans
les occasions extraordinaires, dans lesquelles on sauve tant qu’on peut cette atrocité dégoûtante. » De
la même façon qu’il a supprimé les vulgarités du monologue de Hamlet, il s’éloigne des bassesses le
plus possible dans Jules César, et lorsqu’il ne le fait pas, il s’excuse avec des justifications des notes
rappelant qu’il n’est que le traducteur, et qu’il revient à un lectorat objectif (latin peut-être) de mesurer
Shakespeare à Corneille. Également, il procède à un commentaire de texte qui critique ouvertement le
style de Shakespeare. Par exemple, sa note sur les Ides de Mars, date fatidique à laquelle Jules César
est assassiné, comme mentionné plus haut.
Deux passages sont sujets à la plus vive des critiques, autant de la part de Voltaire que de
d’Alembert, qui lui en parle dans sa lettre du 31 Juillet 1762, lorsque le mathématicien a lu la traduction
puis l’a présentée à l’Académie : deux expressions sont au cœur de la critique et la première se trouve
dans l’acte II, scène 1, lorsque Brutus recommande à ses amis de cacher leurs noirs desseins par des
sourires. Brutus s’adresse à eux par l’apostrophe : « Good gentlemen », que Voltaire traduit par « mes
braves gentilhommes ». D’Alembert y trouve à redire :
Quelque absurde que me paraisse la pièce de Shakespeare, quelque grossiers que soient réellement les
personnages, quelque fidélité que je pense que vous ayez mise dans votre traduction, j’ai peine à croire qu’en
certains endroits l’original soit aussi mauvais qu’il le paraît dans cette traduction.20
Et pourtant Voltaire indique qu’il a traduit exactement. Le deuxième passage sur lequel D’Alembert
demande des explications est :
Vous faites dire à un des conjurés, après l’assassinat de César, l’ambition vient de payer ses dettes : cela est ridicule
en français, et je ne doute point que cela ne soit fidèlement traduit ; mais cette façon de parler est-elle ridicule en
anglais ? (ibid.)
D’Alembert soutient qu’en latin, « elle n’a rien de répréhensible ». Ce à quoi Voltaire répondra dans
sa lettre du 15 Septembre 1762 :
Soyez très-persuadé que j’ai traduit Gilles Shakespeare selon l’esprit et selon la lettre. L’ambition qui paye ses dettes est
tout aussi familier en anglais qu’en français, et le dimitte nobis débita nostra n’en est pas plus noble pour être dans
le Pater.21
Le but de Voltaire durant cette traduction et la raison pour laquelle il se défend de la sorte face aux
questions de son ami est inscrite, selon Catherine Treilhou Balaudé, dans sa volonté de prendre parti
entre Shakespeare et le classicisme français :
La réitération, illustrée par l’exemple, de l’injonction de Voltaire à choisir entre Racine et Shakespeare, reflète
parfaitement la position néo-classique au sujet du théâtre shakespearien, dominante dans la critique et dans les
grandes institutions durant les quinze premières années de la Restauration française : citer ou commenter
Shakespeare, vouloir le traduire et le jouer, implique nécessairement de faire de son théâtre le modèle à imiter, qui
supplanterait celui de la tragédie régulière imitée des Anciens.22
Ceci transparaît dans la façon dont Voltaire traduit les personnages. Nous l’avons vu dans le
monologue de Hamlet, il faut qu’il soit aux prises avec de grands idéaux. Il n’y a pas de place pour
l’hésitation ou la nuance (comme Prévost réécrit la conclusion floue de Richardson) : « It must be by
his death: and for my part/ I know no personal cause to spurn at him » devient « Il faut que César
meure… oui, Rome enfin l’exige. » L’hésitation initiale de Brutus à tuer César est importante pour son
développement en tant que personnage, et cette traduction supprime la partie sur le fait qu’il n’y a rien
Jean le Rond d’Alembert, « Correspondance avec Voltaire » dans Œuvres complètes de D’Alembert, Paris,
Belin, 1822, Tome V (pp. 94-97). Consulté le 16/04/2022 :
https://fr.m.wikisource.org/wiki/Correspondance_(d%E2%80%99Alembert)/Correspondance_avec_Voltaire/035 .
21 Voltaire, no. 5036, « Correspondance : année 1762 » dans Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier, 1884. tome
42, p. 235-237. Consulté le 16/04/2022 :
https://fr.m.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1762/Lettre_5036
22 Catherine Treilhou Balaudé, « De l’imitation à l’inspiration. Shakespeare, contre-modèle et figure tutélaire au cœur de
la bataille romantique en France », Actes des congrès de la Société française Shakespeare [En ligne], 35 | 2017, mis en ligne le 02
février 2017, consulté le 16 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/shakespeare/3832 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/shakespeare.3832
20
de personnel à sa décision. De même, le Brutus anglais se pose la question de savoir comment la
couronne changera la personnalité de César : « He would be crown’d: / How that might change his
nature, there’s the question. » Alors qu’en français, la question devient rhétorique et sous-entend
d’emblée qu’il est déjà répréhensible : « Il prétend être roi !… Mais quoi ! le diadème / Change-t-il,
après tout, la nature de l’homme ? ». Enfin, en comparant César à une vipère, le style très saccadé en
anglais prouve qu’il essaie de se convaincre de réaliser son projet, alors que le Brutus de Voltaire est
beaucoup plus sur son élan univoque.
Voltaire fait des références directes au texte de Corneille dans sa traduction, même si celle-ci
s’éloigne de l’original. Lorsque Brutus reçoit le papier de Cassius, il est clair que Voltaire établit une
comparaison implicite entre Rodrigue et Brutus.
‘Brutus, thou sleep’st: awake, and see thyself.
Shall Rome, etc. Speak, strike, redress!
Brutus, thou sleep’st: awake!’
Tu dors ; éveille-toi, Brutus, et songe à Rome ;
Tourne les yeux sur toi, tourne les yeux sur elle.
Es-tu Brutus encore ? peux-tu dormir, Brutus ?
Debout ; sers ton pays ; parle, frappe, et nous venge. »
Such instigations have been often dropp’d
Where I have took them up.
‘Shall Rome, etc.’ Thus must I piece it out:
Shall Rome stand under one man’s awe? What, Rome?
My ancestors did from the streets of Rome
The Tarquin drive, when he was call’d a king.
‘Speak, strike, redress!’ Am I entreated
To speak and strike? O Rome, I make thee promise:
If the redress will follow, thou receives
Thy full petition at the hand of Brutus!
J’ai reçu quelquefois de semblables conseils ;
Je les ai recueillis. On me parle de Rome ;
Je pense à Rome assez… Rome, c’est de tes rues
Que mon aïeul Brutus osa chasser Tarquin.
Tarquin ! c’était un roi… « Parle, frappe, et nous venge. »
Tu veux donc que je frappe… oui, je te le promets,
Je frapperai : ma main vengera tes outrages ;
Ma main, n’en doute point, remplira tous tes vœux.
« Tourne les yeux sur toi, tourne les yeux sur elle. / Es-tu Brutus encore ? peux-tu dormir, Brutus ? »
est absent de la version originale et a pour but d’inciter Brutus à l’action. Son inaction remettrait en
question son identité, tout comme pour Rodrigue dans le Cid. D’ailleurs, l’apostrophe « Parle, frappe
et nous venge », répétée deux fois, est une référence directe aux paroles de Don Diègue, Acte I, scène
5, où il demande à son fils de se montrer digne de lui et de le venger. Le débat, la délibération, le pesée
n’est pas digne du héros français. De la même façon que Brutus doit se montrer digne de Rome, Portia
comparée à Cornélie dans Pompée, doit se montrer digne de Brutus, son époux.
Porcia devient une femme à principe exigeant une réponse de Brutus ; Portia shakespearienne
est dans la sollicitation, l’inquiétude vis-à-vis des circonstances. Lorsqu’elle essaie de savoir pourquoi
son mari dédaigne le lit conjugal et ce qu’il lui cache, la Portia shakespearienne a le présentiment que
ces secrets amèneront la destruction de leur famille, ce qui est un présage de la mort de Brutus. Dans
l’original, elle dit : « It will not let you eat, nor talk, nor sleep / .… I should not know you, Brutus.
Dear my lord, / Make me acquainted with your cause of grief » ce qui est très différent de la version
française : « Non, je ne puis, Brutus, ni vous laisser parler, / Ni vous laisser manger, ni vous laisser
dormir, / Sans savoir le sujet qui tourmente votre âme. / Brutus, mon cher Brutus !…. Ah ! ne me
cachez rien. » La Porcia voltairienne exige de partager les préoccupations de Brutus, le harcèle
pratiquement avec une brutalité identitaire patricienne, ayant conscience de ce qui lui est dû, et son
époux doit s’exécuter ; tandis que la tendresse anxieuse de la Portia shakespearienne provoque l’élan
d’amour de Brutus, surpris d’être la cause d’un tel dévouement. Ce mouvement de tendresse détonne
dans la traduction voltairienne.
Enfin, les omission apparemment bénigne de Voltaire ôtent les nuances de charactère des
personnages, en particulier leur dimension sentimentale, celle qu’il appréciera moins dans les comédies
sérieuses de Diderot (Le père de famille), de ces sortes de tragédies démocratiques permettant aux non-
nobles de s’immiscer dans le genre tragique, alors que le genre comique leur est réservé. Lorsque
Cassius rappelle son amitié à Brutus et l’incite à partager ses secrets, il lui dit selon Shakespeare « You
bear too stubborn and too strange a hand / Over your friend, that loves you » ce qui n’est pas traduit.
En français, la réplique a été réduite à trois vers : « Brutus, depuis un temps je ne vois plus en vous /
Cette affabilité, ces marques de tendresse, / Dont vous flattiez jadis ma sensible amitié. » L’amour est
bani de l’amitié, sociabilisé à une forme de politesse, par rapport à l’original anglais, au goût anglais
qui éclot dans le roman sentimental et le genre lacrymal en France, l’émotion, la sensibilité, devenant
la modernité de la seconde moitié du siècle.
Finalement Voltaire a permis aux français de connaître Shakespeare, un tragédien qu’il admire,
qu’il accepte comme sublime et légitime dans le cadre de la société anglaise. Il reconnaît une source
de renouveau potentiel. C’est néanmoins un modèle à reprendre entièrement, déjà pour que sa tragédie
entre dans le champ du noble classicisme tragique, et au lieu de seconder la pensée de son homologue
anglais par la traduction, il désignera La mort de César et Zaïre plutôt que Jules César ou Othelo, au
panthéon culturel des œuvres françaises.
Leo Pei
Western University (UWO)
Servanne Woodward
Western University (UWO)
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