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Robot Walrasien : Cotation Électronique et Découverte des Prix

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Politix
Un robot walrasien. Cotation électronique et justesse de la
découverte des prix
Fabian Muniesa
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Muniesa Fabian. Un robot walrasien. Cotation électronique et justesse de la découverte des prix. In: Politix, vol. 13, n°52,
Quatrième trimestre 2000. Marchés financiers. pp. 121-154;
doi : https://doi.org/10.3406/polix.2000.1122
https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2000_num_13_52_1122
Fichier pdf généré le 10/04/2018
Résumé
Un robot walrasien. Cotation électronique et justesse de la découverte des prix
Fabian Muniesa
L'article interroge le thème de l'informatisation et l'automatisation des marchés financiers à travers un
élément particulier : sa relation avec un certain « effet de justesse » dans ce que les économistes
appellent « découverte des prix ». Nous exploitons pour cela le cas de l'automatisation de la cotation à
la Bourse de Paris. L'article montre, dans un premier temps, comment l'essor de toute une industrie
des technologies de cotation est lié à des enjeux de « qualité des cours » qui mobilisent des
représentations spécifiques de l'efficience de la découverte des prix. Nous analysons, en particulier,
l'algorithme de cotation et les problèmes qu'il doit résoudre pour trouver un prix qui représente de
manière « adéquate » l'état du marché : nous comparons notamment le cas du marché continu et celui
du marché de fixing. Dans un second temps, nous analysons les images économiques qui ont souvent
servi d'argument en faveur de l'automatisation de la cotation, et du fixing électronique en particulier.
Nous montrons la façon dont ces images mettent en scène une certaine idée de la perfection
marchande qu'on retrouve dans le schéma intellectuel du « commissaire-priseur walrasien ». Dans un
dernier temps, nous montrons comment une justification de type walrasien peut émerger dans une
situation concrète : nous avons exploré l'installation récente d'un « fixing de clôture » à la Bourse de
Paris et la façon dont cette innovation met en scène des arguments à propos de la justesse de la
formation des prix. Cette analyse permet de comprendre les effets de justesse exprimés dans une
organisation technique particulière de la cotation et, partant, le sens que ce mode de rationalisation
marchande peut avoir, notamment par rapport aux « utopies » de la théorie économique néoclassique.
Abstract
A Walrasian Robot. Exchange Automation and the Accuracy of Price Discovery
Fabian Muniesa
This article deals with computerization and automation in financial markets through a specific element :
its relationship with a kind of « accuracy effect » in what economists call « price discovery ». We use
for that purpose the case of automated trade execution in Paris Bourse. The article shows, in a first
step, how the growth of a whole industry of market technologies is linked to concerns about « price
quality » that are engaged in specifie representations of the efficiency of price discovery. We
concentrate on the analysis of the price discovery algorithm and of the problems it must solve in order
to obtain an « accurate » representation of the state of the market: we compare the cases of electronic
continuous double auction and electronic call auction. In a second step, we analyze the economic
images that are likely to be used in the defense of exchange automation, and particularly of electronic
call auctions. We show how those images correspond to the intellectual framework of the « Walrasian
auctioneer ». In a last step, we show how a Walrasian justification can emerge in a concrete situation :
we have explored the introduction of a call auction at close at Paris Bourse and the way this innovation
performs a specifie kind of accuracy in price formation. This analysis allows for an understanding of the
accuracy effects expressed in a particular organization of price discovery and, also, of the meaning of
this kind of market rationalization in regard to the « utopias » of Neoclassical economic theory.
Un robot walrasien
Cotation électronique et justesse
de la découverte des prix
Fabian MUNIESA
Liquidité, accessibilité, transparence : tels sont les arguments utilisés
pour décrire et justifier la grande transformation informatique des
marchés financiers. On les retrouve dans les textes officiels, dans les
analyses économiques et dans nombre d'exemples de la production littéraire
qui accompagne cette mutation1. Leur poids dans le monde des technologies
boursières semble important. Or ils mettent en scène des représentations du
marché, souvent abstraites et schématiques, qu'une approche sociologique
est en mesure de décrypter.
Depuis déjà plus d'une vingtaine d'années, les marchés financiers se sont
dotés d'un cadre technique très sophistiqué : les technologies de négociation
et de diffusion de l'information constituent aujourd'hui une véritable
industrie. Parallèlement, et presque au même rythme, ces marchés voient se
développer des discours sur la qualité des prix. L'ambition de cet article est
1. « Liquidity ! Accessibility ! Transparency ! » sont les exclamations qui illustrent la couverture de
l'ouvrage « grand public » de Young (P.), Theys (T.), Capital Markets Revolution: The Future of
Markets in an Online World, Edimbourg, Pearson Education & Financial Times, 1999. Pour un
exemple plus académique du vocabulaire typique de la « qualité des marchés »
(« transparence », « liquidité », « efficience de la découverte des prix », « consolidation du flux
d'ordres », « réduction des coûts de transaction »), cf. Biais (B.), Davydoff (D.), Jacquillat (B .),
« Introduction », in Biais (B.), Davydoff (D.), Jacquillat (B.), dir., Organisation et qualité des
marchés financiers, Paris, PUF, 1997.
Politix. Volume 13 - n° 52/2000, pages 121 à 154
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Politix n° 52
d'analyser un aspect de cette imbrication entre les dispositifs techniques de
négociation d'une part, et les arguments sur la qualité de la formation des
prix de l'autre. En effet, on a souvent assimilé les marchés financiers, et plus
particulièrement leurs versions informatisées, à des « marchés parfaits ». Il
nous semble qu'une recherche sociologique sur la manière dont cette
« perfection économique » est socialement construite, inspirée de l'étude de
Marie-France Garcia2 sur la construction d'un « marché parfait », permettrait
non seulement de mieux connaître ces marchés dans leurs manifestations
concrètes mais aussi, et surtout, de mieux comprendre les « effets de
théorie » qui les caractérisent (comment ces marchés arrivent-ils à
reproduire les catégories de la théorie ?). Dans cet article, nous avons choisi
de nous concentrer sur la question des représentations, au détriment d'une
analyse des pratiques de négociation et des processus de construction sociale
dont on ne fournit ici que quelques indications. Les représentations (et
notamment les correspondances entre les représentations économiques et la
façon dont le dispositif marchand représente le marché dans la pratique)
méritent en effet, dans le terrain que nous allons aborder, une attention à
part entière.
Notre objet d'étude constitue un élément parmi d'autres de la modernisation
des marchés financiers : il s'agit de la cotation électronique et, plus
particulièrement, du cas de la Bourse de Paris3. Nous entendons ici par
« cotation électronique » l'automatisation complète du processus de
négociation : c'est, parmi l'ensemble des modifications informatiques que
peuvent subir les marchés, la réforme qui semble atteindre le plus haut
degré d'informatisation puisqu'elle suppose la suppression de la criée. Il en
est ainsi pour la Bourse de Paris depuis 1986. Dans ce marché, les traders
(négociateurs) qui travaillent dans les salles de marché des banques et des
sociétés de bourse transmettent leurs ordres d'achat et de vente au marché
central par voie électronique (directement ou à travers un courtier) et ces
ordres, qui traditionnellement faisaient l'objet d'une négociation à la criée
sur le parquet de la Bourse, sont distribués et exécutés contre la meilleure
contrepartie par un algorithme4. Dans cette structure de « marché dirigé par
2. Cf. Garcia (M.-F.), « La construction sociale d'un marché parfait : le marché au cadran de
Fontaines-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, 65, 1986, et Garcia-Parpet (M.-F.),
« Représentations savantes et pratiques marchandes », Genèses, 25, 1996. Cf. aussi, pour un
commentaire sur la pertinence du travail de M.-F. Garcia, Callon (M.), « Introduction: The
Embeddedness of Economie Markets in Economies », in Callon (M.), ed., The Laws of the Markets,
Oxford, Blackwell, 1998.
3. Notre étude fait partie d'une enquête plus large, comportant des entretiens avec des acteurs
du marché parisien, ainsi que des observations et des analyses de documentation technique. Ce
travail de terrain a été possible grâce à la collaboration de la SBF (Société des bourses
françaises).
4. Un algorithme est un ensemble de règles ou instructions finies et récurrentes qui peuvent être
exécutées par une machine. Un algorithme de cotation comme ceux qu'on aborde ici, classe et
exécute les ordres arrivés selon un procédé d'enchère et en accord avec un ensemble de
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les ordres5 », la fonction de commissaire-priseur ou de crieur est donc
assurée par une sorte d'automate : une machine qui exécute un programme
logique dans lequel sont désormais inscrites les règles de la détermination
des prix. Nous proposons d'analyser la manière dont ces règles peuvent
mobiliser une représentation particulière de l'efficience du marché6. Nous
tenons à préciser que la question de la représentation du marché a ici un
sens pragmatique, voire matériel : un algorithme de cotation peut
reproduire une certaine idée qu'on se fait du marché, mais il la reproduit,
pour ainsi dire, réellement, à partir du moment où les cours cotés selon ces
règles logiques constituent la représentation économique effective (par les
prix) de l'état du marché.
Les économistes emploient souvent l'expression « découverte des prix »
pour décrire ce processus. La question, pour eux, est de déterminer et de
définir la façon d'obtenir un prix qui reflète de la manière la plus adéquate le
croisement de l'offre et de la demande en un point unique. Mais les
solutions de ce problème ne sont pas évidentes. De nombreuses pages ont
été écrites en sciences économiques à propos des architectures marchandes
qui peuvent fournir une meilleure « représentation de l'état du marché ».
Ces débats sur la justesse de la « découverte des prix » ne sont d'ailleurs pas
de purs débats scolastiques : ils imprègnent aussi des controverses et des
choix concrets dans cette nouvelle industrie de la fabrication des prix. C'est
ainsi que nous avons rencontré, au cours de notre enquête sur la cotation
électronique, des questions épineuses quant à la « bonne » formation des
cours : des cours qui doivent être « raisonnables », « justifiés » et
« véritables ».
Nous allons traiter ce problème en trois temps distincts. Nous
commencerons par une description du système de cotation de la Bourse de
priorités. Cf. Domowitz (I.), « A Taxonomy of Automated Trade Execution Systems », Journal of
International Money and Finance, 12, 1993, et Domowitz (I.), Wang (J.), « Auctions as Algorithms.
Computerized Trade Execution and Price Discovery », Journal of Economic Dynamics and Control,
18, 1994.
5. Par opposition à « marché dirigé par les prix » (marchés d'intermédiaires avec teneur de
marché ou market maker). Dans un marché dirigé par les ordres, le cours d'une valeur est
déterminé par la confrontation directe des ordres d'achat et de vente. La négociation s'assimile
à un processus d'enchère double (où l'on enchérit à l'achat et à la vente). Les ordres à cours
limité (ceux qui indiquent une préférence de prix) sont affichés publiquement sur le « carnet
d'ordres » de la valeur négociée, en attendant une contrepartie. Cf. Biais (B.), Foucault (T.),
Hillion (P.), Microstructure des marchés financiers. Institutions, modèles et tests empiriques, Paris,
PUF, 1997.
6. Dans le langage des sciences économiques, on emploie le terme « efficience » pour signifier
qu'une variation dans l'information concernant une valeur se traduit (ou devrait se traduire)
par une variation du prix de la valeur. Nous pouvons affiner ici le sens conventionnel et
pragmatique de cette notion : le prix doit « refléter l'état du marché » de la manière la plus
fidèle possible. Le prix est le signe qui désigne l'état de l'objet qu'on appelle « marché » : que ce
processus de référence apparaisse comme étant optimal dépend donc d'une représentation
particulière du marché ou, si l'on veut, de la nature des « interprétants » mis en jeu.
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Paris. Nous y présenterons certaines propriétés du système de cotation CAC
(Cotation assistée en continu) et de son successeur le NSC (Nouveau
système de cotation). Nous montrerons en quoi la qualité des prix constitue
l'un des arguments clé de l'installation et du développement du système.
Nous analyserons la manière dont y interviennent certaines représentations
particulières du marché. Nous avons choisi comme objet d'analyse privilégié
l'opposition entre un marché continu et un marché de fixing7 : nous
explorerons comment le fixing électronique met en scène un effet particulier
d'efficience et d'équité, que nous appellerons « effet de justesse » (qui est
aussi un « effet de justice » mais avec, en même temps, un sens technique,
comme lorsqu'on dit que le résultat d'une opération arithmétique est
« juste »).
Dans la deuxième partie, nous détaillerons la question des « effets de
justesse » du prix à l'œuvre dans ce genre de marchés électroniques. Nous
analyserons pour cela, grâce à un détour par la littérature « savante », le
vocabulaire propre de la formulation de la perfection marchande que l'on
retrouve dans les textes académiques qui ont le plus défendu
l'automatisation de la cotation. Ces textes contiennent les intuitions
néoclassiques,
walrasiennes8,
du
commissaire-priseur
aveugle
et
désintéressé qui équilibre le marché en un point unique. Nous verrons
comment, dans cette littérature, l'automatisation de la cotation semble
rendre possible l'unité de temps et d'espace que requiert le modèle
walrasien. Nous observerons notamment ces images conceptuelles à l'œuvre
dans la justification académique du fixing électronique.
Dans la troisième partie, nous reprendrons le cas du fixing électronique et
son « effet de justesse » en décrivant une circonstance concrète où ce
7. La cotation en continu et la cotation par fixing sont les deux grands modes de négociation
dans un marché dirigé par les ordres : la première propose des cours qui évoluent à longueur
de journée tandis que la seconde détermine des cours à intervalles discrets. Cette distinction est
doublée d'une autre : cotation électronique ou à la criée. Dans l'exemple de Paris, la cotation
électronique suppose la transition d'un fixing à la criée vers un marché continu électronique.
Mais un fixing électronique est possible aussi dans ce nouvel environnement (différent du
fixing qui sous sa forme « humaine » régissait la criée parisienne). Nous considérerons ici de
façon privilégiée la comparaison entre continu et fixing sous leur forme électronique.
8. De L. Walras, économiste du XIXe siècle dont les travaux constituèrent la base d'une science
économique néoclassique mathématisée et d'une formalisation de l'équilibre général. Au-delà
d'un usage plus technique, l'expression « walrasien » désigne une forme de marché telle qu'elle
est préfigurée dans la théorie de Walras. L'existence et la stabilité de ce qu'on appelle un « prix
d'équilibre » dans la théorie néoclassique dépend, d'une part, de la vérification des hypothèses
de concurrence parfaite (un marché avec des agents atomisés, un bien homogène, une
généralisation de l'information et un système public et « transparent » de détermination des
prix) et, d'autre part, de la présence d'un commissaire-priseur théorique, qu'on appelle
« commissaire-priseur walrasien », qui « découvre », par ce qu'on appelle « tâtonnement », le
prix qui équilibre l'offre et la demande. Cf. Guerrien (B.), La théorie économique néoclassique. 1.
Microéconomie, Paris, La Découverte, 1999, pour une vision d'ensemble de la théorie
néoclassique.
Un robot walrasien
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dispositif a été mis en pratique. Il s'agit de l'installation, en 1998, à la Bourse
de Paris, d'un « fixing de clôture » à la fin de chaque séance du marché
continu. Nous observerons comment cette innovation ponctuelle mobilise
des notions de justice et des arguments spécifiques quant à la
représentativité du prix. Elle nous permettra d'analyser, dans une approche
pragmatique, l'émergence des qualités walrasiennes (le fameux « point
unique ») évoquées dans la deuxième partie. Ce dispositif a été introduit
pour contrecarrer les désordres observés sur les cours de clôture, mais en
trouvant une solution technique qui ne nuise pas à la bonne représentation
des forces du marché. Nous comparerons cette solution à une autre qui, elle,
ne semble pas produire un « effet de justesse ».
Cotation électronique à la Bourse de Paris : architecture technique
et qualité des cours
La substitution de la criée par un algorithme
La criée a longtemps été la forme traditionnelle d'organisation de la
négociation à la Bourse de Paris. Les cours ne variaient pas en continu :
chaque valeur était cotée à un moment de la journée selon le procédé du
« fixing ». Les ordres des clients, qui arrivaient par courrier, par téléphone
ou par coursier, étaient rassemblés dans les charges (les sociétés de bourse) à
partir de 9h00. A 12h00, les agents de change se concentraient au palais
Brongniart. A 12h30, la cloche agitée par un officier de police lançait la
cotation de la première valeur de chaque groupe. Les valeurs cotées à la
criée étaient en effet réparties en plusieurs groupes, six depuis 1983 (les
agents de change officiaient eux-mêmes à la « corbeille » et étaient
représentés par des commis sur les cinq groupes restants). Les débats étaient
dirigés par un coteur qui appelait tour à tour les valeurs de son groupe selon
un ordre préétabli. Les commis et les agents de change indiquaient, par la
main et la voix, les quantités qu'ils « prenaient » (achetaient) ou qu'ils
« avaient » (vendaient) au prix proposé par le coteur dans sa recherche du
cours auquel allait s'échanger la plus grande quantité de titres possibles. Sur
de simples accords verbaux, les négociations provisoires étaient conclues :
les commis les notaient sur leurs carnets. La cotation du premier cours, sitôt
l'équilibre atteint, les rendait définitives. Toutes les valeurs passaient ainsi
l'une à la suite de l'autre jusqu'à la fin de la séance de marché, à 14h30.
A la veille de l'automatisation, en 1986, la cotation se faisait encore selon ces
règles traditionnelles sur le parquet du palais Brongniart. « A l'époque, le
marché de Paris, qui était un marché au fonctionnement "préhistorique",
c'était l'éponge et la craie. Il devait y avoir, en tout et pour tout, cinq ou six
terminaux sur le parquet juste pour rentrer les cours cotés. Rien de plus »,
rapporte un responsable de la réforme. Le marché était régi par la
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corporation des agents de change, qui bénéficiait d'un monopole sur la
cotation et qui fonctionnait souvent sur un mode « personnel » (un groupe
de notables, traditionnel et fermé). Connivence, voire irrégularités, dans la
cotation : une culture qui faisait tenir le marché mais qu'il s'agissait
justement de « raser » (telle est l'expression employée par un autre
responsable de la réforme).
La modernisation de la Bourse s'inscrit dans le programme de réforme du
financement de l'économie en France : décloisonnement des marchés,
activation de la concurrence, à la suite des initiatives américaines9. De plus,
la concurrence avec la place financière de Londres était vécue avec
préoccupation par les responsables de la Compagnie des agents de change :
« II y avait tous les jours, dans la presse anglo-saxonne, des articles du genre
"40 %, 60 % du volume d' Elf- Aquitaine se traite à Londres". »
L'International Stock Exchange (la Bourse de Londres portait ce nom à
l'époque) était à un stade de dérégulation et d'informatisation plus avancé10.
Les marchés américains, de leur côté, exploraient depuis les années 70 les
possibilités des nouvelles technologies11. La transition vers un système de
cotation en continu s'impose alors comme une issue à la crise de liquidité de
la place parisienne : dans ce nouvel environnement, les cours pourront être
cotés en longueur de journée, un ordre étant exécuté dès qu'une contrepartie
est affichée au prix correspondant.
Les responsables
change trouvent
solution possible
1986 un nombre
de la chambre syndicale de la Compagnie des agents de
au Toronto Stock Exchange (la Bourse de Toronto), une
: le système CATS (Computer Assisted Trading System12). En
réduit de titres est coté sur le nouveau système. En 1989,
9. La SEC (Securities and Exchange Commision) préconise aux Etats-Unis, dès les années 70, la
suppression de mesures « anticoncurrentielles ». Ce genre d'initiative inspire les réflexions sur
la modernisation de la place parisienne. Cf. Lehmann (P.-J.), Histoire de la Bourse de Paris, Paris,
PUF, 1997; Gillet (R.), Minguet (A.), Microstructure et rénovation des marchés financiers en Europe,
Paris, PUF, 1995 ; Bacot (F.), Dubrœucq (P.-F.), Juvin (H.), Le nouvel âge des marchés français,
Paris, Les Djinns, 1989.
10. C'était l'effet du fameux « Big Bang » : le processus de dérégulation qui a bouleversé le
marché londonien à partir de 1986. Quant à l'informatisation, le système SEAQ (Stock Exchange
Automated Quotation) rendait possible la diffusion électronique des limites affichées par le market
maker (la Bourse de Londres est un marché dirigé par les prix), ce qui permettait au marché de
fonctionner en dehors du parquet.
11. Deux genres d'enchaînements technologiques distincts, les télécommunications d'une part
et les machines de calcul et les ordinateurs d'autre part, commencent à converger vers une
même industrie « hybride » de technologies d'information et de télécommunication. Un des
exemples le plus connu de l'irruption de ces technologies est le système DOT (Designated Order
Tournaround), installé en 1976 au NYSE, qui permet un routage (acheminement d'ordres)
électronique vers le marché.
12. Le système CATS fonctionnait depuis 1977. Il s'agit du premier système permettant
l'automatisation totale de la négociation dans un marché dirigé par les ordres (au moyen d'un
« carnet d'ordres électronique » et d'un algorithme qui ordonne les ordres entrants et les
exécute en continu).
Un robot walrasien
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tous les titres passent à la cotation électronique en continu, de lOhOO à 17h00,
sur la version française du système qui s'appellera désormais CAC (Cotation
assistée en continu13). La réforme, menée dans l'urgence, déploie tout un
arsenal d'arguments pour justifier ce choix technique14. Ces arguments
mettent souvent en scène un vocabulaire économique : le nouveau système
garantit la liquidité du marché, consolide le flux d'ordres, augmente
l'efficience dans la détermination du prix et introduit un niveau de
transparence supérieur. Nous reprendrons plus loin certains de ces
arguments.
Incorporation informatique des règles de négociation
Plusieurs acteurs s'accordent sur le caractère profond de la transformation
que leurs pratiques professionnelles subirent avec la réforme de la fin des
années 80. On perdait l'aspect personnel et physique de la négociation:
savoir apprécier dans les gestes et les visages des négociateurs les signes
d'une stratégie, organiser une certaine solidarité en deçà des règles du
marché15. Tout ceci est remplacé par une sociabilité plus abstraite. Le
rapport du trader à sa contrepartie marchande est totalement médiatisé par
l'interface informatique : elle est réduite aux fonctionnalités du système de
cotation. Le trader n'a plus qu'à saisir les ordres sur sa station de négociation
et les envoyer au serveur central du système.
Cette modification de la médiation marchande est doublée d'une
solidification technique des principes du règlement. « Les règles sont bâties
dans le système lui-même. Tout ce qui est autorisé est "techniquement"
autorisé, ce qui n'est pas le cas dans les parquets, où c'est une organisation
humaine. » « Maintenant c'est plus clair, plus transparent. Tout le monde
sait que ce que permet la machine est autorisé. » C'est ainsi qu'un
responsable du système explique celle qui, à ses yeux, est l'une des
caractéristiques fondamentales du nouvel environnement. On reconnaît ici,
au-delà de la simple fonction, les effets moraux que peut supposer un
dispositif technique par ce qu'il autorise16. On comprend, par exemple, en
13. Les sigles reprennent ceux de l'ancienne Compagnie des agents de change. On les retrouve
aussi dans le fameux indice CAC 40.
14. Cf. Bacot (F.), Dubrœucq (P. -F.), Juvin (H.), Le nouvel âge des marchés français, op. cit.. F. Bacot
et P. -F. Dubrœucq furent deux des principaux responsables de la réforme de 1986. Nous
n'allons pas aborder ici les caractéristiques sociales de cette réforme. Cf. Godechot (O.),
Hassoun (J.-P.), Muniesa (F.), « La volatilité des postes. Professionnels des marchés financiers et
informatisation », Actes de la recherche en sciences sociales, 134, 2000, pour une étude sur les effets
sociaux de l'informatisation sur les marchés financiers.
15. On retrouve dans l'enquête de J.-P. Hassoun, présentée dans ce numéro, les éléments
« hétérodoxes » d'une telle culture, cette fois à propos de la criée du MATIF (le marché français
de produits dérivés qui occupa les locaux du palais Brongniart de 1986 à 1998).
16. Cf. Latour (B.), « La fin des moyens », Réseaux, 100, 2000.
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quoi les pratiques hétérodoxes dans la négociation ont sensiblement moins
de place dans un environnement comme celui du CAC. Voici un exemple
qui, selon certains acteurs, a marqué la transition dans les esprits des
négociateurs : le « retour en arrière » n'est plus possible après exécution d'un
ordre. Sur le parquet, une certaine entente entre pairs voulait que, si l'on se
trompait dans un ordre (vente au lieu d'achat ou erreur dans la quantité), on
pouvait néanmoins s'arranger pour corriger l'opération. Avec le CAC, « un
ordre exécuté, c'est un ordre exécuté », ce qui suppose une tout autre forme
d'exposition aux erreurs17.
Technologies de marché : une industrie de la qualité des prix
La technologie de la place parisienne évolue depuis les années 80, au rythme
du changement institutionnel. La SBF (Société des bourses françaises)
succède en 1988 à la Compagnie des agents de change avec une vocation
plus commerciale : elle sera même considérée à partir de 1996 comme une
« entreprise de marché » dont l'une des activités principales sera justement
de développer, gérer, promouvoir et exporter son système de cotation. Vers
le milieu des années 90, elle développe, avec le concours de plusieurs
partenaires, une technologie propre connue sous le nom de NSC (Nouveau
système de cotation). A la différence du CAC, le NSC est un système à
architecture ouverte : la SBF fournit les protocoles d'accès au système de
diffusion et au serveur central, mais d'autres prestataires interviennent à
d'autres maillons de la chaîne de négociation (par exemple, au niveau des
stations de négociation installées chez les adhérents). Les capacités de
traitement informatique sont supérieures, et de nouvelles fonctionnalités
peuvent être introduites. Le NSC devient un produit en soi, susceptible
d'être commercialisé. Il est exporté à d'autres places boursières (accords
avec, entre autres, Bruxelles et Toronto en 1995, Sao Paulo en 1996, Lisbonne
et Varsovie en 1997) et des versions sont conçues pour des marchés de
produits dérivés : pour le MATIF18 et le MONEP19 en France en 1998, ainsi
que pour le CME (Chicago Mercantile Exchange) en 1997. Un « marché de
marchés » se dessine, orienté parfois par la compétition technologique,
d'autres fois par la coopération stratégique20.
17. Par exemple, les erreurs de saisie liées aux touches rapides (touches de raccourci pour des
opérations qui normalement demandent plusieurs manipulations). Cf. Young (P.), Theys (T.),
Capital Market Revolution, op. cit., p. 63-89, pour le récit de l'anomalie qui secoua le MATIF le 23
juillet 1998, après son informatisation totale, et qui fut finalement attribuée à une erreur de
saisie de la part d'un trader.
18. Marché à terme international de France.
19. Marché des options négociables de Paris.
20. Cette circonstance commerciale oblige à la recomposition constante des acteurs à l'œuvre, et
de la SBF en particulier. On notera, à titre d'exemple, l'annonce, en mars 2000, de la fusion des
places boursières de Paris, Amsterdam et Bruxelles sur la base du NSC et sous le nom
Un robot walrasien
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La qualité des cours cotés devient, dans ce nouveau milieu, un enjeu
stratégique. Il s'agit d'assurer la liquidité du marché (un flux conséquent
d'ordres, qui garantisse la survie du marché), de contrôler la volatilité des
cours (éviter des variations brusques qui nuisent aux intérêts des
investisseurs), de proposer un degré de transparence convenable et, en
définitive, de soigner le bon ajustement des prix. Ces objectifs se traduisent
par de nombreuses innovations techniques, la mise au point de détails qui
donnent à chaque système de cotation sa personnalité.
Nous ne pourrons pas traiter ici la liste, très dense, des éléments techniques
conçus pour contribuer à ce bon ajustement des prix dans le cas du système
parisien : établissement de seuils de cotation (des sortes de freins qui
bloquent la cotation d'une valeur dès qu'elle décrit une trop forte variation),
ajustement des pas de cotation pour chaque valeur (écarts entre les limites
de prix), suppression des quotités (possibilité de négocier à l'unité),
conception et mise en service de nouveaux types d'ordres21, etc. Nous
pouvons cependant remarquer la complexité de ce genre d'environnement
technique. La qualité de la cotation n'est pas un argument en faveur de la
pure simplification mais, bien au contraire, un enchaînement complexe (et
coûteux) de problèmes et de solutions. Même au seul niveau informatique,
la complexité d'un marché électronique réel va bien au-delà des visions
schématiques que la seule notion d'« algorithme » pourrait évoquer, ou des
simulations expérimentales et modèles logiques utilisés en sciences
économiques. Mais, malgré cette complexité, nous avons choisi de nous
concentrer ici sur un seul de ces détails : le principe même qui gouverne la
découverte des prix, la structure de l'algorithme qui détermine le cours
d'exécution des ordres.
Structurer le temps par un algorithme -.fixing ou continu
Pour assurer le processus de découverte du prix, un algorithme de cotation
doit résoudre deux problèmes distincts : a) celui de la détermination du prix
au sens propre, et b) celui de la distribution des titres, à ce prix, entre les
contreparties. Dans le cas de la cotation en continu, la solution du premier
problème (a) est simple : deux contreparties affichant des ordres à prix égal
commercial d'« Euronext ». Un des concurrents européens le plus important du NSC dans cette
conquête du « marché des marchés » est le système allemand XETRA (Exchange Electronic
Trading), base technologique de l'alliance entre le London Stock Exchange et la Deutsche Börse
annoncée en mai 2000 sous le nom commercial de « iX » (alliance mise à son tour en question,
dès août 2000, par l'offre de OM Stockholmbörse).
21. Il existe d'autres types d'ordres en plus des « ordres au prix du marché » (exécutés contre la
meilleure contrepartie affichée au moment de l'entrée de l'ordre) et « ordres limites » (ou ordres
à cours limité, qui affichent un prix minimum souhaité à la vente ou maximum à l'achat et qui
restent dans le carnet d'ordres tant que la contrepartie ne remplit pas ces conditions).
130
Politix n° 52
déterminent le cours coté. Autrement dit, les traders peuvent transmettre des
ordres à tout moment, et un ordre est exécuté chaque fois qu'il rencontre une
contrepartie. L'algorithme classe les ordre d'achat et de vente rentrants en
fonction du prix proposé sur chaque ordre (« ordres limites »). La meilleure
offre d'achat (la plus chère) et la meilleure offre de vente (la moins chère)
définissent la « fourchette des prix » (« bid-ask spread »). Un ordre d'achat
sera exécuté dès qu'il « matche » (de l'anglais « matching », « coïncider » ou
« faire coïncider ») la meilleure offre de vente. Les « ordres au prix du
marché » (ceux qui n'ont pas de limite de prix) seront directement exécutés
contre la meilleure contrepartie. Les « ordres limites » sont donc classés dans
la mémoire du système (le « carnet d'ordres électronique ») en fonction du
prix limite et, dans chaque « file d'attente », en fonction du temps
d'arrivée22. On définit dans la littérature ce genre de principe algorithmique
comme « continuous double auction » (« enchère double continue »).
Le cas du fixing est différent de celui du marché continu. L'exécution des
ordres a lieu à des intervalles de temps réguliers. Pendant une période
d'attente, les ordres arrivés sont accumulés dans la mémoire du système, et
le processus de « matching » reste suspendu. Il n'y a pas d'exécution des
ordres. A un instant donné, le système interdit l'entrée de nouveaux ordres.
L'algorithme de fixing exécute alors une recherche du cours auquel seront
« matches » tous les ordres de manière multilatérale. Cela veut dire qu'un
cours unique sera défini pour exécuter tous les ordres emmagasinés dans la
mémoire : l'algorithme définit un cours qui « équilibre » les ordres d'achat et
de vente. C'est ce qu'on appelle, en anglais, « call auction ».
On l'a vu, le fixing sous sa forme « humaine » était la règle de cotation dans
la criée traditionnelle au palais Brongniart. Mais, si l'informatisation du
marché parisien suppose surtout l'introduction de la cotation en continu, le
système NSC comporte aussi la possibilité d'exécuter un fixing électronique :
c'est le cas des valeurs peu liquides (classées dans les groupes « Fixing A » et
« Fixing B »). Un fixing électronique est utilisé aussi pour déterminer le
cours à l'ouverture du marché des valeurs normalement cotées en continu
(groupes « Continu A » et « Continu B »). Pendant la période d'attente, ou
période de « pré-ouverture23 », les traders transmettent des ordres qui sont
automatiquement affichés dans le carnet d'ordres électronique, mais nulle
transaction n'est exécutée. Pendant cette période, l'algorithme détermine
continuellement un cours hypothétique, le « cours théorique d'ouverture »,
tel qu'il serait si le fixing avait lieu à l'instant même. Les traders peuvent
connaître ce cours théorique et corriger ainsi leurs ordres (les annuler ou en
transmettre de nouveaux). Au terme de cette période, de nouveaux ordres
22. L'existence d'autres types d'ordres introduit des niveaux de complexité dans les priorités de
matching que nous n'allons pas analyser ici.
23. Les horaires de marché ont changé plusieurs fois. Depuis septembre 1999 le système admet
des ordres en pré-ouverture dès 7h45 et déclenche le fixing d'ouverture à 9h00.
Un robot walrasien
131
ne sont plus acceptés : c'est alors qu'a lieu le fixing proprement dit. Dans sa
recherche d'un cours unique auquel seront exécutés les ordres, l'algorithme
doit respecter une priorité fondamentale : trouver le cours auquel un volume
maximal pourra être écoulé. Si cette condition est vérifiée par un nombre de
solutions supérieur à un, une seconde priorité peut intervenir : minimiser le
nombre d'ordres délaissés pour le cours donné (dans le cas du fixing, il est
rare que le volume à l'achat et le volume à la vente, au prix d'équilibre
déterminé par l'algorithme, soient exactement équivalents, ce qui signifie
qu'un certain nombre d'ordres seront délaissés). D'autres priorités
auxiliaires peuvent entrer en jeu si jamais le cours déterminé selon ce
principe n'est pas unique.
Nous constatons un « effet de justesse », voire « de justice », dans la solution
qu'apporte le fixing au problème (a) de l'ajustement de la découverte des
prix. Le fixing électronique est plus transparent que la cotation en continu.
Cette propriété est ainsi évoquée par nombre des acteurs interrogés. Et la
notion de transparence ne se réfère pas ici à un niveau de publicité des
ordres (lié au fait que les ordres soient anonymes ou pas24). Elle est associée
à une propriété spatiale et temporelle. En effet, ce qu'apporte le fixing par
rapport au continu, c'est un rassemblement spatial et temporel des ordres.
Le sens spatial est, en quelque sorte, métaphorique. Il s'agit de faire
converger les ordres en un point unique, et d'en extraire l'expression
collective de manière multilatérale. Le fixing assure aux intervenants des
positions spatiales équivalentes, discriminées uniquement par la priorité de
prix et de temps, et équitablement exposées au regard mutuel. C'est ici
qu'intervient le sens temporel, cette fois-ci à un niveau plus littéral. Le fixing
annule la fragmentation temporelle de l'exposition des ordres au marché. Il
la concentre en un intervalle de temps donné et évite ainsi les biais que peut
introduire la contingence temporelle d'accès au carnet d'ordres dans
l'évolution de la cotation. Nous pouvons donc observer comment le
dispositif technique exprime, par le souci de la qualité des prix qu'il engage,
une certaine utopie de justesse. C'est précisément cet « effet de justesse » qui
nous intéresse ici et que l'on va essayer d'analyser plus en détail.
24. Nous remarquons en effet une certaine polysémie de la notion de « transparence » telle
qu'elle est utilisée à propos des marchés financiers. Il nous semble que la question de la
transparence et son extraordinaire prolifération dans le monde de la finance contemporaine
constituent un thème à part entière, que nous n'évoquons ici que de manière partielle. Pour un
parcours de la question de la transparence dans le cas de la cotation boursière, associée
particulièrement à la publicité de l'information sur les carnets d'ordres, cf. Lee (R.), What is an
Exchange ? The Automation, Management, and Regulation of Financial Markets, Oxford, Oxford
University Press, 1998, p. 97-189.
132
Politix n° 52
Structurer le temps par un algorithme : principes d'allocation des titres
Une fois le cours déterminé, l'algorithme doit résoudre le second problème
(b) : l'allocation des titres échangés entre les contreparties. Dans le cas du
continu, la solution est déjà préfigurée par le classement des ordres dans les
« files d'attente » de l'algorithme d'exécution : prévalence de la priorité de
prix (meilleure contrepartie), puis de la priorité de temps d'arrivée (passent
d'abord les ordres qui sont entrés avant). Le principe algorithmique qui
exprime cette priorité de temps est le FIFO ou «first in, first out » (« premier
entré, premier sorti »). Normalement, quand un nouvel ordre « matche » la
meilleure contrepartie mais qu'il est impossible d'écouler tout le volume
(l'ordre affiche une quantité différente à celle de la contrepartie disponible),
le volume délaissé est récupéré en tant qu'« ordre limite ».
Le cas du fixing nous intéresse davantage. Une fois le cours d'exécution
déterminé, sont exécutés à ce cours unique tous les « ordres au prix du
marché » et tous les « ordres limites » affichant comme limite ce cours ou un
cours favorable (moindre pour les ordres de vente et plus grand pour les
ordres d'achat25). Or, comme nous l'avons indiqué, il est probable qu'à ce
cours le volume total à l'achat ne coïncide pas avec le volume total à la
vente : certains ordres devront donc être délaissés (et rester dans le carnet
d'ordres). L'algorithme doit résoudre alors un problème de « justice ». Or
nous avons repéré deux possibilités qui nous semblent opposer deux idées
de justice différentes. L'une des différences entre le système CAC et son
successeur le NSC est précisément la logique de cet algorithme d'allocation
des titres.
La règle logique du NSC respecte le principe FIFO ou «first in, first out » : la
priorité de temps joue alors un rôle fondamental et le volume des
transactions écoulées au prix d'équilibre est réparti par ordre d'arrivée des
ordres (un trader sera servi prioritairement si son ordre est plus ancien). Il
n'en était pas ainsi avec le CAC, dont l'algorithme d'allocation s'accordait
avec un principe proportionnel ou de « tour de table » : les titres étaient
distribués un par un, ou par petits lots, entre les contreparties, à tour de rôle,
jusqu'à écoulement de tout le volume, indépendamment du moment ou les
ordres avaient été transmis. Ce procédé avait été programmé ainsi, selon
certains responsables, pour des raisons qui nous semblent assez politiques :
il existait des contraintes informatiques, mais il s'agissait aussi, au moins
dans un premier stade, de conserver un élément de la structure des
25. C'est en effet un principe de rationalité économique que d'accepter de vendre plus cher que
ce que l'on voulait au départ, et d'acheter moins cher. Ce principe (qui, nous en avons fait
l'expérience avec des personnes étrangères à ce terrain, ne va pas toujours de soi) est ici assumé
dans l'algorithme.
Un robot walrasien
133
négociations à la criée au palais Brongniart26. Le caractère connivent et
solidaire de la corporation des agents de change assurait la déviance à la
règle économique selon laquelle la « justice » de la cotation est garantie par
la priorité de temps : lors du concours de plusieurs contreparties, c'est le
premier déclaré qui devrait être servi en premier. Désormais, lors de la
réforme du système au milieu des années 90 et la transition au système NSC,
cette émulation du mode d'allocation propre des agents de change n'avait
plus le sens qu'elle avait pu avoir aux origines de la cotation électronique27.
La règle du «first in, first out» pouvait alors être effectivement incorporée
dans l'algorithme du NSC. De plus, le principe du « tour de table »
encourageait les traders, du fait de l'absence d'une priorité de temps, à
concentrer l'émission d'ordres à la dernière minute de la période de
préouverture dans des buts stratégiques, avec ce que cela comportait en termes
de performance informatique (coûts de mémoire) et de représentativité du
cours théorique d'ouverture (trop volatil).
Nous voyons à présent en quoi l'algorithme représente une disposition
ordonnée du marché, une architecture avec certaines propriétés morales28
qui garantissent la justesse de la découverte des prix. Nous remarquons
comment se dégagent deux conceptions de l'équitable à partir des
métaphores par lesquelles les acteurs désignent les propriétés des deux
solutions aleorithmiaues d'allocation des titres, le « tour de table » et le
« premier déclaré, premier servi ». Pour la première conception, il s'agit bien
d'insister sur la clôture de l'espace de négociation, l'appartenance des
intervenants à un cercle social où l'emballement et la mésentente sont
contrecarrés par une restitution de la confiance interpersonnelle. Pour la
seconde, dénuée de toute image de sociabilité, la paix ne ressemble pas au
résultat d'un accord, mais plutôt à la conséquence d'une exécution aveugle
et ordonnée.
Nous avons vu comment la cotation électronique fait intervenir des
arguments sur la bonne qualité des prix, qui doivent désormais faire l'objet
de tout un travail d'ajustement et de cadrage technique. Nous nous sommes
concentré sur un cas de cadrage : celui du fixing électronique. Nous avons
vu 1'« effet de justesse » qu'engage ce dispositif dans sa réponse au problème
de détermination du cours d'équilibre (a) et à celui de l'allocation des titres
(b). Nous proposons de continuer cette exploration dans deux sens.
26. Le principe du « tour de table » est très proche de la pratique consistant à « partager une
ligne », que J.-P. Hassoun décrit dans l'article publié dans ce numéro.
27. Il nous semble en effet que le principe du « tour de table » faisait partie des détails
techniques conçus par les responsables de l'installation du CAC dans le but de limiter la
critique qui pouvait émaner des agents de change et, partant, de tout le milieu professionnel
associé à la criée.
28. Pour une élaboration de la notion d'architecture morale, cf. Heurtin (J.-P.), L'espace public
parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, PUF, 1999.
134
Politix n° 52
Premièrement, en analysant en quoi cet effet est aussi un « effet de théorie »,
au sens employé par Marie-France Garcia29. Deuxièmement, en analysant
cet effet dans une situation concrète : l'installation d'un fixing de clôture à la
Bourse de Paris.
Marchés comme algorithmes : les représentations économiques
de la découverte des prix
La place des justifications académiques de l'automatisation de la cotation
Si nous voulons rattacher l'évolution des outils de cotation à une certaine
logique de justification, il nous faut nous intéresser aux raisonnements
généraux qui s'y appliquent. Or c'est bien dans les sciences économiques
que l'on peut trouver une production extraordinaire de soucis, raisons et
solutions à propos de ces marchés : on ne peut négliger la quantité de travail
que ces sciences, tout autant disciplines académiques que savoirs techniques
et appliqués, consacrent à l'un de leurs objets préférés. Nous avons choisi,
pour cette partie de l'analyse, d'évoquer des textes extraits de la vaste
littérature en microstructure des marchés financiers qui sont directement liés
à la proposition de systèmes de négociation électronique. La microstructure
des marchés financiers est une discipline relativement jeune : elle commence
à devenir un champ distinct aux Etats-Unis dans les années 80 et évolue en
parallèle avec l'informatisation des marchés30. Elle partage
les
préoccupations propres de la théorie des jeux et de l'économie
informationnelle, mais affiche cependant une ambition empirique que les
marchés financiers viennent combler de manière privilégiée. C'est sur cet
objet que la nouvelle discipline va mettre à l'épreuve ses analyses et
modèles. Il s'agit de mettre en rapport les propriétés de la formation des prix
(efficience, volatilité, liquidité) avec les propriétés organisationnelles du
marché (architecture et réglementation du marché, degrés de transparence,
phénomènes stratégiques, etc.), soit de manière théorique (modèles, théorie
des jeux), soit de manière empirique (tests économétriques, simulations
informatiques ou expérimentales). On trouve également dans cette
littérature un aspect normatif : une évaluation de la « justesse » de la
formation des prix, une discussion sur les conditions dans lesquelles les prix
refléteront de manière plus adéquate, efficiente, la rencontre de l'offre et de
la demande dans un contexte organisationnel donné.
Nous examinerons successivement le contenu de quatre articles qui
pourront nous aider à comprendre les concepts et le langage directement liés
29. Cf. Garcia (M.-F.), « La construction sociale d'un marché parfait », art. cité.
30. Cf. Madhavan (A.), « Market Microstructure: A Survey », Journal of Financial Markets, 3 (3),
2000.
Un robot walrasien
135
à la description des systèmes de cotation électronique : l'essai de Fischer
Black, suivi de la proposition Peake-Mendelson- Williams pour un système
d'enchère automatisée, puis du système intégré de Yakov Amihud et Haim
Mendelson, et, finalement, du fixing ou « call market » électronique de
Kaiman Cohen et Robert Schwartz31. Ces textes sont quatre des propositions
d'automatisation les plus connues émanant du champ académique32. Nous
n'allons pas analyser ici leur influence concrète sur l'industrie de la cotation
boursière (ces propositions s'adressent aux autorités boursières américaines
et au NYSE, la Bourse de New York). Nous nous servirons de ces textes pour
mettre en évidence, ne serait-ce qu'au niveau des représentations, le genre
d'images conceptuelles déployées en sciences économiques pour illustrer la
découverte des prix dans ces environnements électroniques. Nous
analyserons en particulier la manière dont émergent les arguments qui
justifient le fixing électronique : il s'agit donc, si l'on veut, de la version
« littéraire » du dispositif que nous avons décrit plus haut.
L'image du marché parfait et la suppression de l'intermédiaire humain
Fischer Black, auteur de notre premier texte, est considéré comme l'un des
pères fondateurs de l'ingénierie financière contemporaine. Il fut responsable,
avec Myron Scholes, d'une formule très répandue de tarification d'options
(le fameux modèle « Black & Scholes »), qui a joué un rôle capital dans le
développement des marchés de produits dérivés contemporains33.
L'exemple de Black, physicien de formation, semble bien illustrer la façon
dont les formalismes financiers, et les opportunités économiques associées,
exercent un attrait décisif sur les scientifiques en provenance des « sciences
dures » à partir des années 70.
31. Black (F.), « Toward a Fully Automated Stock Exchange », Financial Analysts Journal, 27 (4) et
27 (6), 1971 ; Mendelson (M.), Peake (J. W.), Williams (R. T. J.), « Towards a Modem Exchange:
The Peake-Mendelson-Williams Proposal for an Electronically Assisted Auction Market », in
Bloch (E.), Schwartz (R. A.), eds, Impending Changes for Securities Markets: What Role for the
Exchanges ?, Greenwich, JAI Press, 1979 ; Amihud (Y.), Mendelson (PL), « An Integrated
Computerized Trading System », in Amihud (Y.), Ho (T. S. Y.), Schwartz (R. A.), eds, Market
Making and the Changing Structure of the Securities Industry, Lexington, Lexington Books, 1985 ;
Cohen (K. J.), Schwartz (R. A.), « An Electronic Call Market: Its Design and Desirability », in
Lucas (H. C. J.), Schwartz (R. A.), eds, The Challenge of Information Technology for the Securities
Markets: Liquidity, Volatility, and Global Trading, Homewood, Dow Jones - Irwin, 1989.
32. Leur pertinence a été signalée par I. Domowitz, économiste reconnu comme le spécialiste
des systèmes de négociation électronique, dans Domowitz (I.), « Automating the Continuous
Double Auction in Practice: Automated Trade Execution Systems in the Financial Markets », in
Friedman (D.), Rust (J.), eds, The Double Auction Market: Institutions, Theories, and Evidence,
Reading, Addison-Wesley, 1993.
33. Cf. Bernstein (P.), Capital Ideas: The Improbable Origins of Modern Wall Street, New York, The
Free Press, 1993.
136
Politix n° 52
L'article de Black sur l'automatisation complète du marché date de 1971 : à
cette époque il n'existait encore aucun système d'exécution automatique
d'ordres dans le monde, ce qui donne au texte un certain statut d'utopie. Ce
n'est pas un article technique : il ne contient aucun formalisme
mathématique ni modèle. L'argument principal est très simple. Il se réfère à
la qualité du marché (sa liquidité et son efficience) et à la fonction qu'y
exerce le « spécialiste34 ». Dans des circonstances normales, le « spécialiste »
réalise deux tâches : il gère le carnet d'ordres, dans lequel il note les offres de
vente et d'achat d'une valeur déterminée, et il vend et achète des titres pour
son propre compte, afin d'apporter de la liquidité à cette valeur. Black
déclare que ces deux fonctions peuvent être supprimées des compétences du
« spécialiste ». Un ordinateur peut, en effet, gérer le carnet d'ordres, en
comparant et exécutant automatiquement les « ordres limites ». D'un autre
côté, le spécialiste ne pourrait ni vendre ni acheter pour son propre compte
(en d'autres termes, il deviendrait un pur coteur, et le marché serait
strictement dirigé par les ordres). Le principe de base est que, si le carnet
d'ordres devient public, le spécialiste n'aura plus l'avantage de connaître
une information que les intervenants ne connaissent pas. Tout le monde
connaîtra cette information et personne ne pourra donc l'utiliser pour son
propre bénéfice. Cette innovation est défendue avec l'idée que le marché se
rapproche ainsi d'un critère de perfection économique :
« On peut être plus précis grâce à la notion de "marché parfait" des
économistes. Un marché parfait pour une action est celui où il n'y a pas de
possibilité de profit pour des agents qui n'ont pas d'information spéciale sur
la société cotée, et où il est même difficile de réaliser des profits pour des
agents qui ont cette information spéciale, du moment que les prix s'ajustent
très vite dès que l'information devient disponible35. »
On reconnaît ici les propriétés d'« efficience » et de « transparence » :
ajustement immédiat du prix, diffusion de toute l'information. Nous
pouvons remarquer ce que cet argument a de schématique. Black n'utilise
aucune explication technique, ni d'allusion empirique, ni de référence
d'autorité. Il exprime, en fait, une intuition qui va de soi, du moment qu'on
considère le marché du point de vue néoclassique :
« II se trouve que le marché pour une action est plus efficient si tous les ordres
convergent en un point unique, de sorte que tous les acheteurs potentiels
puissent être exposés à tous les ordres de vente, et tous les vendeurs
potentiels à tous les ordres d'achat36. »
34. Le « spécialiste » (specialist) est le cas d'intermédiaire qu'on rencontre sur le parquet du
NYSE. Ce marché possède une structure mixte, à la fois « dirigé par les prix » et « dirigé par les
ordres » : le spécialiste est chargé, en tant que teneur de marché, d'assurer la liquidité en se
portant contrepartie, mais les cotations affichées (la « fourchette des prix ») peuvent provenir
d'ordres à cours limité en provenance directe des courtiers et des sociétés de bourse.
35. Cf. Black (F.), « Toward a Fully Automated Stock Exchange », art. cité, p. 32.
36. Ibid., p. 29.
Un robot walrasien
137
Ce qui nous intéresse ici c'est le lien entre l'argument du « single point »
(« point unique ») et celui de la suppression des intermédiaires. Du point de
vue des praticiens, l'argumentation de Black peut sembler vide de sens,
voire peu raisonnable : surtout pour les « spécialistes », puisqu'il s'agit de
supprimer leurs compétences. Mais du point de vue des sciences
économiques, elle est claire et précise. L'horizon argumentatif de
l'automatisation de la cotation est la qualité des prix. Cette qualité est définie
comme la capacité à reproduire dans les cours une meilleure représentation
de la correspondance entre l'offre et la demande. Cette meilleure
représentation est caractérisée, en sciences économiques, par des mots clé
comme « liquidité » (une affluence d'ordres soutenue doit garantir une
contrepartie et, donc, une continuité des cours) et « efficience » (une
variation dans l'état de l'information pouvant affecter les cours dans le
marché doit être reflétée immédiatement par la variation des cours),
surplombés parfois par la notion ambiguë de « transparence » (qui, elle, peut
être associée à des interprétations plus floues). Dans une logique
argumentative comme celle de Black, ce sont justement ces éléments qui
doivent être renforcés par l'automatisation : la machine sera davantage en
mesure de les exprimer que le concours hétérogène des acteurs humains.
Passons un peu plus vite sur les deux propositions suivantes : la proposition
de Junius Feake, ïvîorris Mendeison et R.T. Williams (1977-1979) el celle de
Yakov Amihud et Haim Mendeison (1985). Elles nous donnent des
indications sur l'évolution des propositions quant à leur précision et quant à
leur correspondance avec la transformation des marchés américains et, en
particulier, avec l'essor des nouvelles technologies de marché. La
proposition Peake-Mendelson-Williams est formulée à un moment où
l'automatisation de la cotation n'est plus une utopie (le système CATS de la
Bourse de Toronto naît en 1977). Rédigée par un professeur en finance et
deux praticiens, elle fut soumise à la SEC (Securities and Exchange
Commission) en 1976 et défendue en 1977 lors d'un colloque au Salomon
Brothers Center for the Study of Financial Institutions, l'un des hauts lieux
de la microstructure académique, à la New York University. Le colloque
était marqué par l'idée émergente d'un marché national central (le NMS,
National Market System37).
:
37. L'idée d'un système de marché central est préconisée à la SEC depuis le début des années
70 cf. Williams (S.L.), « The Evolving National Market System », in Amihud (Y.), Ho (T.S.Y.),
Schwartz (R.A.), eds, Market Making and the Changing Structure of the Securities Industry, op. cit..
Pour une illustration de l'engagement de la régulation marchande (et de la SEC en particulier)
dans les catégories des sciences économiques proposées dans ce genre de littérature,
cf. Schreiber (P.S.), Schwartz (R.A.), « Efficient Price Discovery in a Securities Market: The
Objective of a Trading System », in Amihud (Y.), Ho (T.S.Y.), Schwartz (R.A.), eds, Market
Making and the Changing Structure of the Securities Industry, op. cit.
138
Politix n° 52
La proposition Peake-Mendelson- Williams entrait dans cette mouvance, et
s'opposait à d'autres options d'informatisation qui, plus modérées,
conservaient une fonction pour les intermédiaires humains de la cotation
(« spécialistes » et teneurs de marché des marchés américains). La
proposition d'automatisation de ces auteurs englobait tout le processus et
son objectif était de promouvoir une « véritable concurrence ». Un
algorithme de cotation en continu suffirait à garantir l'efficacité de la
cotation, en se passant du « spécialiste » :
« L'ordinateur ordonne les ordres dans des files d'attente en accord avec une
priorité de prix et, dans chaque file de prix, par temps d'arrivée. Le système
est ainsi gouverné par ces deux priorités de prix et de temps. Quand il y a des
offres d'achat et de vente au même prix, le système les exécute
immédiatement, et envoie des messages au système de compensation et aux
sociétés de bourse concernées, ainsi qu'au système national de registre des
opérations. Le problème de comparer des transactions ne se pose plus38. »
Mais, à ce stade de l'évolution des marchés (fin des années 70), il n'y avait
pas encore de réflexion détaillée sur les problèmes que peut poser le choix
des priorités de l'algorithme de cotation. Or les systèmes de cotation
électronique deviennent une réalité de plus en plus courante dans les
années 80. La proposition suivante, celle de Yakov Amihud et Haim
Mendelson (1985), se situe donc dans un second stade où la qualité de la
découverte des prix appelle un raisonnement en termes d' applications
distinctes et cohérentes entre elles, plutôt qu'en termes de mécanisme
logique unique. Elle apporte la possibilité d'un système flexible dans lequel
les « forces du marché » pourront choisir le système de négociation qui leur
convienne le mieux. L'automatisation des marchés devient désormais une
industrie de services : les acteurs du marché devraient pouvoir choisir entre
plusieurs mécanismes marchands disponibles. L'automatisation étant tenue
pour acquise, c'est le développement de logiciels, de fonctionnalités
spécifiques, qui est mis en avant. Dans le système proposé, les diverses
architectures marchandes possibles ne sont plus des modèles exclusifs, mais
constituent un éventail de fonctionnalités du système. Ceci implique que la
modélisation logique de la cotation doive entrer de plus en plus dans le
détail : l'opposition entre cotation en continu et fixing devient, à notre avis,
le meilleur exemple de raffinement de ce genre de réflexions.
38. Cf. Mendelson (M.), Peake Q.W.), Williams (R.T.J.), « Towards a Modem Exchange », art.
cité, p. 55.
Un robot walrasien
139
Le fixing électronique et l'adéquation de la rencontre entre l'offre et la demande
en un -point unique
Le dispositif proposé en 1989 par de Kaiman Cohen et Robert Schwartz39, le
PSCAN (de « price scan »), rejoint directement le débat sur la justification de
la cotation en continu. Il s'agit d'un dispositif opposé au continu : une
enchère séquentielle ou discrète, le fameux fixing (« call market » ou « call
auction »), qui pourrait être utilisée pour la détermination des prix en
période de pré-ouverture, complétant ainsi le système continu, et qui, en cas
de succès, pourrait être activée pendant la séance à intervalles réguliers40.
L'objectif reste encore le même que dans les propositions antérieures :
construire un système de négociation qui accroisse l'efficience du marché et
minimise les erreurs d'allocation dans la découverte d'un prix d'équilibre.
Cette proposition semble directement motivée par le crash boursier
d'octobre 1987. Pour Schwartz, l'un des éléments fondamentaux qui
expliquent le crash est la fragmentation temporelle de la cotation en continu,
qui accentue les phénomènes d'incomplétude informationnelle et
d'emballement. De manière plus générale, rencontrer une contrepartie
nécessite une confluence des ordres non seulement dans l'espace, mais aussi
dans le temps41. Selon cet auteur, la volatilité qui secoua Wall Street en
octobre 1987 aurait pu être moindre si les ordres avaient été rassemblés à des
instants fixes, pour déterminer des contreparties conséquentes.
Se limitant au cours d'ouverture, le PSCAN exécute une recherche
séquentielle du prix d'équilibre. Le « spécialiste » détermine un prix initial et
accorde un bref délai pour que les intervenants émettent leurs ordres à ce
prix. L'ordinateur examine les ordres et, si le volume d'achat est proche de
celui de vente et que le « spécialiste » est d'accord pour absorber la
différence, le prix reste bloqué42. Sinon, le « spécialiste » modifie le prix
initial, et ainsi de suite, jusqu'à trouver un prix d'équilibre. Le « matching »
des ordres est un processus multilatéral, et non bilatéral comme dans le cas
du marché continu. Le fixing électronique devient l'objet de controverses
dans le monde académique, et Robert Schwartz constitue l'une des
39. R.A. Schwartz, figure clé de l'économie financière académique à la New York University, est
particulièrement présent dans toute cette littérature qui associe cotation électronique à qualité
des prix.
40. La proposition est explicitement adressée au NYSE, qui utilisait une sorte de fixing à
l'ouverture, non électronique et peu structuré (cette pratique ne permettait pas, par exemple, de
corriger les ordres transmis une fois qu'un prix théorique d'ouverture était affiché).
41. Pour un version plus récente de l'argument de la fragmentation temporelle, cf. Schwartz
(R.A.), « The Call Auction Alternative », in Schwartz (R.A.), ed., Building a Better Stock Market:
The Call Auction Alternative, New York, Kluwer Academic Publishers, à paraître.
42. Une des différences entre le PSCAN et le fixing électronique de la Bourse de Paris décrit plus
haut est que, pour ce dernier, l'algorithme poursuit automatiquement sa recherche jusqu'à
minimiser ce volume d'excès entre ordres d'achat et ordres de vente. Nous rappelons qu'à Paris
la confrontation des ordres est directe, sans l'intervention de « spécialistes ».
140
Politix n° 52
références fondamentales dans ce débat. On retrouve ce débat aussi parmi
les praticiens. L' Arizona Stock Exchange, par exemple, fonctionne
uniquement par fixing électronique. Son directeur, Steven Wunsch, a
souvent qualifié d'« aberration » la cotation en continu43.
Le fixing électronique est présenté, dans la proposition de Schwartz et
Cohen, comme une approximation à un « environnement économique
idéal » :
« L'environnement économique idéal est celui où tous les négociateurs
intéressés soumettent simultanément leur courbe de demande pour chaque
produit et où un commissaire-priseur trouve le prix unique qui compense
tous les ordres de vente et d'achat44. »
Les auteurs expliquent comment une enchère de prix unique, exécutée à
intervalles réguliers, fait augmenter les probabilités d'occurrence des
transactions à un prix d'équilibre. L'information des agents est plus
complète, et ils n'ont pas à s'engager dans une dynamique d'emballement
qui ne leur permet pas d'actualiser leurs ordres de manière appropriée. Le
fixing assure, par sa spécificité temporelle, une distribution équitable de
l'information et produit des prix qui sont fondés sur ces informations de
manière réaliste. Des prix plus stables, plus posés : la concentration des
ordres élimine les fluctuations entre les deux pôles de la fourchette des prix
décrits dans les marchés continus, puisque, par définition, il n'y a pas de
fourchette des prix dans un marché de fixing. Le marché tend ainsi vers une
forme plus juste, surtout pour les petits investisseurs étant donné qu'il
établit une égalisation des ressources d'information et du temps de réaction,
et qu'il détermine un prix unique. Cette architecture représente de manière
idéale la rencontre de l'offre et de la demande. Or cette rencontre engage
tout un monde de représentations économiques et, notamment, l'univers de
la microéconomie, peuplé d'êtres fictifs qui expriment leurs préférences par
des courbes continues (quand, notons-le, les frictions du monde réel ne les
en empêchent pas) :
« En suivant l'analyse standard que font les économistes de la négociation et
de la détermination des prix, nous assumons que les investisseurs ont des
courbes de demande décroissantes pour détenir des titres d'une certaine
valeur boursière. Nous assumons cependant, que, à cause des coûts de
transaction et d'autres frictions, les investisseurs ne transmettent pas leurs
courbes de demande complète au marché, mais plutôt des ordres directs. Ils le
font en référence à leurs courbes de demande, aux prix auxquels ils croient
pouvoir négocier et à leur connaissance sur la façon dont les ordres sont gérés
et traduits en transactions dans le marché45. »
43. Cf. les commentaires de S. Wunsch sur le site internet du Arizona Stock Exchange
(http: / / www.azx.com / ).
44. Cf. Cohen (K.J.), Schwartz (R.A.), « An Electronic Call Market », art. cité, p. 22.
45. Ibid.
Un robot walrasien
141
Le marché comme programme logique walrasien
L'idéal de stabilisation qu'on rencontre dans le dispositif du fixing coïncide
sur plusieurs points avec le schéma du célèbre commissaire-priseur ou
crieur walrasien. On sait déjà que l'idéal walrasien s'approche plus du
modèle du fixing, et que son réfèrent empirique le plus reconnu est
justement la période de pré-ouverture boursière46. L'idéal du tâtonnement
walrasien est présent dans les schémas théoriques suggérés dans les textes
présentés ici. Nous pouvons décrire brièvement en quoi consiste ce fameux
tâtonnement. Pour comprendre le processus de tâtonnement au niveau
agrégé de l'équilibre général, il est nécessaire de supposer que le marché
contient un agent externe, un crieur ou commissaire-priseur (auctioneer),
dont les fonctions sont d'informer et de coordonner. Il informe les agents
économiques à propos des prix de divers biens pour qu'ils décident de leurs
plans de consommation et de production, lesquelles sont données par un
point ou un vecteur dans un espace cartésien, et il calcule l'excès de
demande correspondant, qui sera nulle dans le cas de l'équilibre ; dans ce
cas, les échanges ont lieu, et dans le cas contraire, un nouveau vecteur de
prix est convoqué, et ainsi de suite. Cet être est, bien entendu, fictif. Il
requiert, entre autres, la présence d'acteurs dotés de capacités de prévision
et d'égoïsme infinis, et l'absence de toute dynamique spatiale et temporelle
dans le processus économique, qui doit être réduit à un acte unique
d'échange exécuté en un lieu unique et à un instant donné. Le fameux
commissaire-priseur, l'une des versions du schéma classique de la « main
invisible » qui assure l'équilibre du marché47 et qui permet de penser cet
équilibre comme le croisement de deux fonctions, donne à ce « point fixe
endogène », pour parler avec le vocabulaire de Jean-Pierre Dupuy, un statut
d'extériorité :
« Notons que les échanges n'ont pas directement lieu entre les parties
intéressées, mais entre chaque partie et un arbitre anonyme et fictif,
commissaire-priseur ou crieur qui comptabilise les propositions de vente et
d'achat. C'est, si l'on veut, le n plus unième joueur de toute comptabilité en
partie double, l'être imaginaire mais nécessaire par rapport auquel les dettes
et les crédits s'enregistrent et se cumulent. La communication directe entre les
sociétaires est réduite au néant, la société trouve sa cohérence en un lieu
symbolique, à la fois présent et absent, extérieur et intérieur, qui ne peut être
46. Pour une étude sur les propriétés walrasiennes de la découverte des prix pendant la période
de pré-ouverture de la Bourse de Paris, cf. Biais (B.), Hillion (P.), Spatt (C), « Price Discovery
and Learning during the Preopening Period in the Paris Bourse », Journal of Political Economy,
107 (6-1), 1999.
47. Ce personnage conceptuel, « main invisible », « commissaire-priseur walrasien », évolue au
cours de l'histoire des sciences économiques. Pour un portrait exhaustif, cf. Ingrao (B.), Israel
(G.), La Mano Invisibile. L'Equilibrio Economico nella Storia délia Scienza, Rome, Laterza, 1996
(1987).
142
Politix n° 52
désigné que comme l'incarnation de l'être social. Qui dira encore que
l'idéologie économique s'est déprise de la logique du sacré ?
Ce modèle est de toute évidence une utopie éthique et politique. On croit y
percevoir l'idéal désespéré d'un être qui, dégoûté à jamais de la condition
humaine, imaginerait la coexistence pacifique des hommes sur le mode de
l'indifférence absolue48. »
On sait que l'équilibre général est un cas particulier d'un phénomène
microéconomique plus vaste. Et l'on sait aussi que quelque chose comme un
« tâtonnement » peut être repéré dans des exemples de la vie économique.
Nous noterons aussi que Walras lui-même trouva à la Bourse de Paris, au
XIXe siècle, une illustration empirique à son idée49. Mais ce dont il s'agit ici,
c'est de reconnaître la personnalité de cet être étrange qu'on retrouve dans
les utopies futuristes et économistes que l'on vient de parcourir : le marché
trouve sa cohérence en un point unique ; la rencontre en ce point reflète de
manière adéquate l'état du marché ; cette rencontre doit être transparente,
c'est-à-dire qu'elle doit surmonter les barrages spatiaux et temporels
(sociaux) à la pleine visibilité des prix ; les motifs des acteurs doivent être
réduits à des expressions de prix, anonymes et atomisées.
Ces images de la société constituent un classique de la pensée économique.
Mais elles nous intéressent ici, plus particulièrement, dans leurs versions les
plus « robotiques », algorithmiques. On connaît, grâce aux travaux de Philip
Mirowski et d'autres historiens, le jeu d'importation et d'exportation de
métaphores qui a permis de faire de l'économie politique une science
mathématisée. Récemment, ce genre de littérature s'est attaqué aux sciences
économiques de l'après-guerre et à la naissance de la théorie des jeux50.
C'est dans un milieu intellectuel spécifique, fasciné par l'image de
l'ordinateur (et manifestement lié, aux Etats-Unis, à la recherche militaire),
que le marché a pu être conçu comme un dispositif purement algorithmique.
Les essais de définir et représenter les marchés comme des automates, et de
produire une théorie informatique des marchés, ne sont pas caractéristiques
de la science économique en général, mais mobilisent certains des champs
les plus avant-gardistes : théorie des jeux, théorie des enchères, computational
economics, économie expérimentale. Le modèle de l'enchère de double entrée
est au cœur des essais contemporains de simulation informatique de
48. Dupuy G--P-), Le sacrifice et l'envie, Paris, Grasset, 1992, p. 50.
49. Cf. Ingrao (B.), Israel (G.), La Mano Invisibile, op. cit., p. 91.
50. Cf. Weintraub (E.R.), ed., Toward a History of Game Theory, Annual Supplement to volume 24,
History of Political Economy, Durham, Duke University Press, 1992 ; Mirowski (P.), Somefun (K.),
« Markets as Evolving Computational Entities », journal of Evolutionary Economics, 8 (4), 1998 ;
Mirowski (P.), « Cyborg Agonistes: Economics Meets Operations Research in Mid-Century »,
Social Studies of Science, 29 (5), 1999 ; et Mirowski (P.), Machine Dreams: Economics Becomes a
Cyborg Science, Cambridge, Cambridge University Press, à paraître.
Un robot walrasien
143
marchés, véritables marchés de laboratoire51. Or il nous semble que, dans la
littérature, c'est bien le fixing (« call auction », « single-price auction ») qui
semble restituer au marché ce fameux « single point » de la proposition de
Black.
Nous avons choisi de placer cette analyse des images du point unique après
la description du dispositif concret de la Bourse de Paris. Nous pensons, en
effet, que ces images ne sont pas nécessaires pour comprendre le
fonctionnement d'un marché électronique. Elles nous servent, en revanche,
pour comprendre la nature des représentations théoriques qui servent à
justifier la qualité des cours dans un marché automatisé. Nous avons vu
comment, dans le cas parisien, l'algorithme de cotation exprimait des
schémas idéaux d'agencement spatial et temporel de la découverte des prix.
Or nous voyons à présent comment le cas du fixing électronique semble
correspondre aux contraintes de justesse de la découverte des prix
manifestées dans le point de vue néoclassique : il nous apparaît comme un
dispositif walrasien. Il nous reste cependant à montrer comment et sous
quelle forme l'argument walrasien (ou quelque chose qui lui est propre)
peut émerger dans la pratique. Dire que les sciences économiques ont une
influence dans la façon de penser (et de construire) le marché des acteurs de
la place parisienne constitue, sur ce point, une affirmation trop simpliste.
Moue nrpfprnrm rhnjsir une situation of] un disnositif de fi xi ne concret a dû
être mis en place pour résoudre un problème ponctuel et observer, dans
cette situation-là, l'émergence des « effets de justesse » et des arguments
relatifs à la qualité de la représentation marchande.
Fabriquer des prix justifiés : le cas du fixing de clôture de la Bourse
de Paris
Agitation des cours à la clôture
Nous avons essayé de trouver un lieu et un moment où la justification du
fixing électronique devenait une affaire pragmatique. Il s'agit de
l'instauration en 1998, à la Bourse de Paris, de ce qu'on appelle un fixing de
clôture : une détermination du cours de clôture au moyen d'un fixing
51. Pour une illustration de la version du personnage « commissaire-priseur walrasien » dans
cette littérature, cf. Hahn (F.), « Auctioneer », et Smith (V.), « Auctions », in Newman (P.),
Milgate (M), Eatwell (].), eds, The New Palgrave Dictionary of Money and Finance, vol. I, Londres,
MacMillan, 1992. Pour un exemple de la connivence intellectuelle entre les premières
simulations informatiques ou expérimentales de marchés et les études sur les systèmes de
négociation électronique dans les marchés financiers, cf. Friedman (D.), Rust (].), eds, The Double
Auction Market, op. cit.. On peut aussi trouver une représentation purement algorithmique d'une
enchère de double entrée dans Miller (R.M.), « Markets as Logic Programs », in Pau (L.F.), ed.,
Artificial Intelligence in Economies and Management, Amsterdam, Elsevier Science, 1986.
144
Politix n° 52
électronique sur toutes les valeurs normalement cotées en continu pendant
la journée. Dans la pratique, il s'agit d'une réforme discrète, qui n'a pas
causé une révolution majeure dans les salles de marché des sociétés de
bourse. Cependant, le cas est intéressant pour nous sous plusieurs aspects.
D'une part, le fixing, réservé uniquement dans le cadre du CAC et du NSC
aux valeurs peu liquides et à la cotation à l'ouverture, semble s'opposer au
véritable acquis de l'informatisation de 1986 : le marché continu. Il est, on l'a
vu, le procédé qui, sous sa forme humaine, caractérisait la cotation
traditionnelle à la Bourse de Paris. D'autre part, le fixing de clôture peut être
entendu comme l'actualisation, sous une certaine forme, des mondes
« virtuels » qu'on a évoqués dans la deuxième partie de cette présentation.
Quelle est l'histoire particulière de cette réforme ? Il faut d'abord
comprendre son lien avec l'un des phénomènes clé des marchés financiers :
la volatilité des cours52. La volatilité est la propension à la variabilité : on dit
d'une action ou de tout autre instrument financier qu'il est volatil lorsqu'il
peut décrire des variations rapides par rapport à la tendance générale du
marché ou à toute autre référence choisie. Cette notion a un statut délicat
dont on peut sentir la portée sociologique. L'évolution d'un cours est, en
effet, censée « représenter des forces de marché », et c'est sa variation qui
exprime de manière adéquate ce rapport de forces. Or la volatilité, souvent
évoquée en tant que problème, tend à signifier que cette représentation du
marché est inappropriée dans certains cas : trop erratique, trop désordonnée,
voire injustifiée. Nombre de frontières doivent donc être tracées et ajustées
entre le normal et l'anormal, entre l'ordre et le désordre, pour que cette
notion fasse sens. Dans le cas abordé ici, ce phénomène apparaît à un
moment précis : à la clôture du marché continu, juste avant 17 h 00.
Ce phénomène est connu depuis longtemps par les acteurs des places
financières, à Paris et ailleurs : il existe une forte concentration de l'activité
de négociation à la fin de la journée. On sait que le cours de clôture d'une
valeur est un élément hautement significatif. C'est le cours de référence pour
nombre de calculs et évaluations. Il est largement diffusé par les médias
spécialisés. Il est utilisé pour évaluer la performance des traders et des
gestionnaires de portefeuilles et de fonds d'investissements. Il est observé
par les investisseurs pour le comparer au cours auquel leurs ordres ont été
exécutés. Il est retenu comme cours officiel du sous-jacent à la date
d'échéance d'un contrat dérivé53. On le voit, ce chiffre est donc largement
imprimé, déplacé et utilisé. Il est facile de comprendre que plusieurs acteurs
veuillent agir sur lui. Des opérateurs pourront ainsi essayer de déterminer ce
52. Il s'agit là d'une préoccupation classique des sciences économiques, et qui a fait aussi l'objet
d'études à caractère sociologique. Cf. Shiller (R.J.), Market Volatility, Cambridge, MIT Press,
1989, pour l'approche économique, et Baker (W.E.), « The Social Structure of a National
Securities Market », American Journal of Sociology, 89 (4), 1984, pour une approche sociologique.
53. Le sous-jacent est la valeur sur laquelle porte le contrat.
Un robot walrasien
145
dernier cours pour plusieurs raisons : assurer une bonne évaluation
comparative des ordres passés pendant la journée, améliorer le cours de la
valeur en question (des sociétés de bourse peuvent avoir un rôle de teneur
de marché pour une valeur dans le cas d'un « contrat d'animation » ou,
aussi, « soutenir » de manière officieuse le cours d'une valeur, en accord
avec la société émettrice) ou l'altérer à la veille d'une OPA54, par exemple.
Des cours injustifiés et le recours au fixing
Avant l'introduction du fixing de clôture, la dernière minute de négociation
à la Bourse de Paris était la plus active de toute la journée55. Les opérateurs
entraient dans un jeu pour déterminer le prix de clôture des valeurs cotées
en continu, les carnets d'ordres bougeaient dans tous les sens. Une
circonstance concrète encourageait ce jeu : en 1994, et suite à diverses
controverses et études, la SBF avait décidé d'abolir les quotités56. A partir de
cette date, une transaction sur un seul titre pouvait déterminer le cours de la
valeur. Cela veut dire qu'un échange avec un volume insignifiant pouvait
produire le dernier cours coté pour une valeur, du moment qu'il avait lieu
juste à la dernière seconde, avant 17 h 00. Pour ce faire, les sociétés de bourse
pouvaient avoir recours à des automates qui assuraient une injection
massive d'ordres de faible volume (grâce à l'utilisation habile de certaines
fonctionnalités des interfaces de négociation, voire à la modification des
interfaces ou au développement de logiciels ad hoc : le NSC est un système à
architecture ouverte, et la SBF ne contrôle pas le développement des
interfaces de négociation). Une véritable spirale technologique semblait
prendre place : les acteurs plus puissants pouvaient gérer les cours de
clôture, tandis que les moins équipés se limitaient à les subir. « Un jeu un
peu bête », voire « trop violent », selon un responsable de la SBF. Et, surtout,
un « jeu gratuit » : on pouvait se permettre des anomalies, des extravagances
54. Offre publique d'achat.
55. Un chercheur, spécialiste de la microstructure du marché parisien, nous explique comment
les tests empiriques à l'usage dans les laboratoires universitaires avaient tardé à mettre en
évidence l'ampleur du phénomène : il fallait penser à faire des partitions temporaires d'une
minute sur les données de marché (alors que les intervalles usuels dans les tests sont plus
larges). Le phénomène avait déjà été considéré, d'une façon plus qualitative, par les
responsables de la SBF et des sociétés de bourse, et discuté à l'occasion des rencontres
académiques organisées par la SBF en décembre 1996 et en décembre 1998. Cf. Hillion (P.),
Suominen (M.), « Deadline Effect on an Order Driven Market: an Analysis of the Last Trading
Minute on the Paris Bourse », document de travail (INSEAD), 1998 ; Thomas (S.), « End of Day
Patterns on the Paris Bourse after Implementation of a Call Auction », document de travail
(SBF), 1998 ; Hillion (P.), Suominen (M.), « Manipulation of the Closing Prices », document de
travail (INSEAD), 1999.
56. Les quotités (round lots) obligeaient à négocier les titres par lots, ce qui rendait difficile la
négociation des « rompus » (ordres avec un volume au dessous du lot minimal).
146
Politix n° 52
dans les cours cotés, du moment que cela n'engageait des transactions
effectives qu'à des volumes infimes.
« Un jeu injustifiable », pour nombre des acteurs concernés. Le mot
« manipulation » est parfois utilisé57. Mais ce sont surtout les émetteurs, les
sociétés cotées à la Bourse de Paris, qui réagiront contre cette circonstance.
Perdre une part de capitalisation à cause d'un cours de clôture qui pouvait
bouger brutalement de 2 % ou 3 % en quelques secondes, c'était intolérable.
Et encore davantage depuis que ce cours pouvait être déterminé par une
transaction dont le volume n'était pas suffisant pour justifier une telle
variation. Pendant longtemps, et même avant la réforme des quotités,
plusieurs solutions étaient envisagées, et celle du fixing de clôture semblait
la plus intéressante pour les responsables de la direction du marché à la SBF.
Un fixing électronique était déjà utilisé pour coter les titres peu liquides et
pour fixer, tous les matins, le cours d'ouverture (cf. supra). Pendant la
période de pré-ouverture, les opérateurs peuvent transmettre des ordres qui
s'afficheront sur le carnet d'ordres de la valeur cotée. Ils peuvent connaître
l'état du carnet d'ordres depuis leurs stations de négociations (avec un degré
de détail limité). Ils peuvent connaître également le prix théorique
d'ouverture, c'est-à-dire le prix d'équilibre déterminé par l'algorithme de
cotation si le fixing avait lieu à l'instant même. Ils peuvent annuler leurs
ordres et en transmettre de nouveaux. Pendant la période de pré-ouverture,
les ordres bougent donc, ainsi que le prix théorique d'ouverture, mais
aucune transaction n'est exécutée. Au terme de cette période, le carnet
d'ordres est fermé, et l'algorithme détermine sur chaque valeur le prix
d'ouverture. Les valeurs des groupes cotés en continu passent alors à la
cotation normale.
Le principe du fixing de clôture est similaire : concentrer tous les ordres
dans une période de pré-ouverture plus courte (de 5 minutes) puis
déterminer le cours de clôture selon les mêmes règles qu'à l'ouverture. Du
point de vue algorithmique, il ne s'agit que d'appliquer un principe de
cotation qui était déjà développé. Mais la réforme n'est pas évidente. A la
clôture, le flux d'ordres et la concentration de volume est plus forte. La
capacité informatique nécessaire est donc importante. La réforme ne pouvait
être sérieusement envisagée qu'après la mise en service du NSC. Avec le
CAC, par exemple, le principe' d'allocation des titres (cf. supra pour la
57. Ce terme reste controversé. Il pourra être employé en tout état de cause par un économiste,
ou même par un responsable de la SBF, bien que des économistes de la SBF remarquent que
l'insinuation d'« injustice » est là peut-être trop forte. On ne peut pas mettre, en effet, ce
phénomène du côté de fautes ou crimes du type « délit d'initié ». Ne reproduit-il pas, en fait,
l'expression des forces du marché ? Certains responsables des sociétés de bourse seront
d'accord avec cela. La manipulation des cours n'est pas illégitime en soi : c'est une inégalité
dans les ressources informatiques de manipulation qui semble mettre en crise la légitimité de
cette action dans l'épreuve de la négociation marchande.
Un robot walrasien
147
logique du « tour de table ») était assez lent et lourd en termes
informatiques. Face aux plaintes des sociétés cotées, la SBF tendait à
expliquer que le désordre à la clôture était inséparable de la cotation en
continu qui, dans l'ensemble, supposait de véritables avantages par rapport
à la criée. De plus, dès lors que le projet du fixing de clôture avait commencé
à être sérieusement évoqué par les responsables de la SBF, certaines sociétés
de bourse ont exprimé leur préoccupation. « Qui dit fixing, dit concentration
des volumes » : le continu pouvait donc se « vider » au profit de ce moment
où tous les ordres tendraient à se concentrer58.
Une autre solution face au fixing de clôture : la moyenne pondérée
Le fixing électronique avait peu à voir avec la criée du palais Brongniart. Il
s'agissait, pour nombre de responsables, du meilleur moyen pour
rationaliser les comportements des cours à la clôture (et non pas d'un moyen
pour récupérer la structure de la criée). Un fixing demande d'engager un
volume très considérable pour pouvoir influencer le cours de clôture, il évite
la course pour fixer le cours et réduit la pertinence des tentatives de
manipulation. Pour saisir la spécificité de cette solution, il convient de la
comparer à un autre dispositif également apte à résoudre le problème de la
manipulation des cours. La Sociedad de Boisas, l'organisme responsable du
système de cotation électronique espagnol, le SIBE (Sistema de Interconexiön
Bursâtil Espanol), avait instauré en 1998 un principe de clôture ordonnée qui
a été repris par d'autres places boursières. Il s'agit de fixer un cours moyen
pondéré qui tienne lieu de cours de clôture. Le calcul est effectué sur les 500
derniers titres négociés. Cependant, si dans les dernières minutes il se
produit une variation significative des prix, le calcul est effectué sur les 5
dernières minutes de marché.
Il est clair que la manipulation du cours de clôture est quasiment impossible
avec la solution madrilène. La raison principale est que ce cours ne
correspond pas à une dernière transaction (en fait, l'algorithme sélectionne
le cours coté qui s'approche le plus de cette moyenne pondérée ; mais la
dernière transaction effective peut très bien être conclue à un cours différent
de celui-ci). Il apparaît comme un chiffre calculé. Un responsable de la
Bourse de Madrid indique que certains intervenants restent méfiants à
l'égard de ce calcul. C'est la surveillance du marché qui choisit les
paramètres de calcul et qui décide quand la variation des cours est
58. Ceci n'a pas vraiment été vérifié après l'introduction du fixing de clôture. Cependant,
certains traders voient dans le fixing une manière assez pratique d'écouler à un prix de marché
« raisonnable » les ordres non traités pendant la séance (il y en a qui souhaiteraient pouvoir
envoyer des ordres pour le fixing à tout moment de la journée « pour ne pas oublier »). Certains
acteurs considèrent sérieusement la possibilité préconisée par R. Schwartz d'un marché géré
uniquement par ce procédé (cf. supra).
148
Politix n° 52
suffisamment significative pour passer du critère des 500 derniers titres à
celui des 5 dernières minutes. Cette décision n'est pas du tout arbitraire : les
paramètres sont fixes, et le système bascule d'un critère à un autre
automatiquement. La Sociedad de Boisas s'est bien préoccupée d'informer
les intervenants de cet aspect objectif du cours de clôture : elle ne peut pas,
pour autant, dévoiler et rendre publics les paramètres de l'algorithme en
question (sous peine de permettre aux opérateurs d'anticiper le basculement
d'un critère à un autre et d'altérer ainsi le cours de clôture).
Prix « vrai » contre prix « artificiel »
Si nous mettons côte à côte les solutions parisienne et madrilène, nous
observons que la moyenne calculée apparaît comme un cours artificiel. Il
n'est pas donné par le marché. Nous pouvons noter que, dans les deux cas,
c'est bien un algorithme qui détermine le cours en accord avec un ensemble
de règles et de priorités. Nous notons également que le détail de l'algorithme
n'est pas forcément public pour l'ensemble des intervenants, et qu'il s'agit
bien, dans les deux cas, de trouver un prix objectif. Seulement, le sens de
cette objectivité semble opposer deux versions du marché qui se dégagent
des explications fournies par les acteurs concernés : l'une, la madrilène, où le
prix est « calculé », l'autre, la parisienne, où le prix est « trouvé ». Le fixing
est plus « transparent » (et c'est ici une expression qu'on retrouve chez
plusieurs des acteurs interrogés) en ceci qu'il exprime un prix qui est
effectivement donné par le marché à la clôture. « C'est la solution
walrasienne », explique un responsable de la SBF qui a joué un rôle majeur
dans la conception de cet outil. « Nous avons décidé d'organiser la clôture
de façon à ce que le dernier cours ne soit pas un dernier cours provoqué par
la dernière transaction, mais provoqué par une sorte de focalisation des
intérêts des individus sur un instant donné. » Même si le cours de clôture
n'est pas le résultat d'un échange bilatéral, il correspond à une transaction
réelle, c'est un vrai prix.
Nous reconnaissons le schéma du point unique qui sert d'argument à la
défense du call auction exposée dans les textes de Robert Schwartz
(cf. supra59). Mais l'idée n'est pas ici de faire en sorte que le marché parisien
ressemble plus aux modèles de perfection développés par les économistes.
Ce genre de rationalisation, de justification théorique, émerge au milieu d'un
problème particulier : celui du débat autour de la manipulation du cours de
clôture. Dans la solution madrilène, la possibilité d'agir sur le cours est
suspendue : « Les intermédiaires, cette moyenne, ils ne peuvent pas la
capter, ils ne peuvent pas la toucher, elle est décidée par quelqu'un
59. Cf., en plus de la proposition analysée plus haut, Economides (N.), Schwartz (R.A.),
« Electronic Call Market Trading », Journal of Portfolio Management, 21 (3), 1995.
Un robot walrasien
149
d'autre. » L'enjeu parisien est donc de faire en sorte que les opérateurs
« décident », c'est-à-dire, qu'ils éprouvent la correspondance entre le cours
et leur intervention sur le marché (la correspondance entre leur action et la
réaction du marché).
Le fixing de clôture, son « architecture morale », distribue ce pouvoir
d'action sur le cours sans pour autant l'annuler. En fait, les rationalisations à
l'œuvre dans le cas du fixing convergent pour admettre une marge de
manipulation : le fixing n'abolit pas la possibilité d'obtenir un cours de
clôture, mais elle ne la rend possible que pour des volumes « raisonnables ».
L'idée, précisément, c'est d'admettre le jeu, mais de telle manière qu'il ne
soit plus « gratuit » : « Je vais acheter réellement et vendre réellement, il y a
réellement des échanges. » L'un des responsables de la réforme explicite la
propriété fondamentale de ce nouveau jeu, auquel on gagne si l'on soumet
des ordres avec un volume plus conséquent : « Quand ça commence à
coûter, on commence à avoir un raisonnement économique rationnel. »
Nous pouvons suivre ce responsable dans son affirmation : le fixing est un
dispositif de rationalisation des cours parce qu'il impose une contrainte
économique. Du moment que l'intervention sur le marché coûte, qu'elle
n'est plus gratuite, le marché devra se comporter d'une manière plus
rationnelle. En ceci, le fixing n'interdit pas la manipulation comme le fait la
moyenne pondérée : il modifie les rationalités des traders, il charge les
intervenants de nouveaux soucis, de nouvelles responsabilités.
Comment « faire découvrir » un prix
Nous retenons donc deux arguments qui différencient le fixing par rapport à
la clôture en continu et par rapport à la moyenne pondérée : le fixing produit
un prix (a) « rationnel » d'une part, (b) « réel » de l'autre. D'un côté (a), le
fixing est un dispositif de discipline qui rend les prix plus « raisonnables »,
plus « économiques » : le prix est donc « provoqué » par le jeu du fixing. Le
dispositif est une contrainte de l'action qui est censée orienter les traders vers
des comportements plus rationnels. De l'autre côté (b), il se limite à exprimer
le concours de l'offre et la demande : le prix est « trouvé », « découvert ». On
le voit, l'idée de « réalité » du prix apparaît à plusieurs reprises : un prix réel
contre un prix artificiel, un prix « donné par le marché » contre un prix
calculé par un agent extérieur. Comment comprendre cette justification
paradoxale, qui met en scène un aspect (a) « construit » du prix
(« provoqué ») à côté d'un aspect (b) « naturel » (« réel », « donné par le
marché ») ? Les figures de l' auto-transcendance que l'on retrouve souvent
dans les représentations idéales et pratiques du marché60 mènent souvent à
60. La magie de la « main invisible » est présente dans les textes néoclassiques, mais aussi dans
les expressions courantes qui présentent le marché comme un être indépendant et doté de
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Politix n° 52
une aporie bien connue : le prix est le résultat des actions contingentes des
acteurs, ils le fabriquent donc, mais ce prix leur apparaît comme un fait
extérieur. Nous avons ici un moyen de capturer l'un des aspects concrets de
cet effet de totalisation. Le dispositif de cotation que nous analysons permet
cet effet. Par des agencements informatiques concrets, le fixing permet de
produire une représentation du marché dans laquelle le prix est
« découvert » tout en conservant le lien causal avec l'action des intervenants.
Avec la clôture en continu, le sens du prix pouvait échapper à l'effet
d'extériorité puisque, dans le jeu de manipulation à la clôture, un acteur
pouvait arriver à le fixer, à l'obtenir. Avec la moyenne pondérée, par contre,
un excès d'extériorité (il n'y a pas de cours coté, il est « calculé de l'extérieur
du marché ») produit un prix qui n'a pas le sens d'un prix « de marché ».
En fait, l'idée selon laquelle l'algorithme de fixing ne calcule pas est à
comprendre non dans son sens littéral mais par rapport à une certaine
représentation de ce que signifie « calculer » (c'est bien la seule manière de
rendre compte de ce qui, en soi, serait un contresens). Le prix est le résultat
d'une opération arithmétique (additionner, comparer : l'algorithme du
fixing effectue bien une opération), mais celle-ci réussit à s'effacer, ou du
moins à se présenter comme une « recherche » plus que comme un
« calcul ». La transparence de la représentation du marché, telle qu'on la
rencontre dans le dispositif du fixing, se réfère à une disposition spatiale et
une concentration temporelle qui permettent une sorte de convergence
optique. D'un côté, en contraste avec la moyenne pondérée, ceci n'équivaut
pas à un panoptique calculateur qui pourrait résumer le marché avec un
chiffre qu'aucun acteur ne peut produire par lui-même. L'intervention de
l'algorithme se présente sous un mode différent : il « découvre » le prix
d'équilibre, et diffuse, pendant toute la période de pré-ouverture, le cours
théorique pour que les acteurs changent leurs choix. Il fait en sorte qu'une
expression collective puisse se dégager, et s'arrange, en raison de sa
structure spécifique, pour que cette expression apparaisse comme une
décision du marché même. A l'opposé, on pourrait plus difficilement dire,
dans cette trame-là, qu'une population « décide » sa moyenne. D'un autre
côté, et cette fois-ci par rapport à la clôture en continu, le fixing supprime
l'incomplétude temporelle : il laisse un temps pour la stratégie (5 minutes de
subjectivité. Un trader peut très bien, comme le font sans cesse les médias, parler du marché qui
« veut », qui « réagit », qui « panique », qui « prévoit », qui « pense » : il n'est pourtant pas dupe
de cette réification et peut aussi, à un autre moment, désagréger cette entité en ses contingences
et ses proximités et, parfois, se présenter lui-même comme celui qui « fait » le marché. Pour une
analyse des problèmes que posent en anthropologie ces mélanges entre entités transcendantes
et entités fabriquées, cf. Latour (B.), Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Le
Plessis-Robinson, Synthélabo, 1996. Pour une théorie des formes d'auto-transcendance en
économie, cf. Dupuy (J.-P.), Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs,
Paris, Ellipses, 1992.
Un robot walrasien
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pré-ouverture), mais il s'agit d'un temps où il est possible de réagir et
d'ajuster les ordres avant toute exécution61.
Cette représentation rejoint bien cet idéal de pacification par les prix que l'on
retrouve dans la théorie néoclassique et dans le personnage fictif du
commissaire-priseur ou crieur walrasien : il ordonne et distribue mais il
n'intervient pas en tant que planificateur du prix. Nous avons vu à quel
point les remarques théoriques sur les marchés électroniques, et sur le fixing
en particulier, participaient d'une manière de penser particulière : des
concepts de la théorie des jeux et des sciences économiques américaines de
l'après-guerre, avec des justifications qui reprennent, sous une forme
particulière, les schémas néoclassiques. Or le problème du calcul, tel qu'on le
rencontre à propos du fixing de clôture parisien, a été aussi l'un des thèmes
de la pensée libérale, notamment chez Hayek. L'idée selon laquelle le prix
d'équilibre ne peut, en aucun cas, être le résultat d'une planification, d'un
calcul qui essayerait d'établir une méta-observation exhaustive de l'état du
marché, est chère à cette école. Tout calcul central met en évidence
l'incomplétude informationnelle du marché (à cause des points aveugles et
des limitations cognitives des agents) et fait donc émerger un biais dans la
représentation du marché, la seule solution étant de convoquer des
préférences et de les ordonner62.
Mais ce qui importe ici, ce n'est pas tant le succès théorique d'une certaine
représentation économique : il s'agit plutôt de son incorporation
pragmatique dans des situations concrètes63. Ainsi, interrogé sur les
propriétés walrasiennes du fixing qu'il évoquait spontanément, un
responsable de la SBF nous explique : « On n'a pas réfléchi en disant : "On
va faire ce que dit Walras", mais, quelque part, c'est ce qu'on a obtenu. » II
nous précise d'ailleurs comment le fixing de clôture déborde un quelconque
modèle théorique : « Walras lui-même n'était pas allé aussi loin dans les
détails. » Ce que nous avons donc étudié ici ce n'est pas l'influence qu'une
représentation savante a pu avoir dans la construction d'un marché concret,
mais plutôt la manière dont certains arguments de justesse, qu'on retrouve
61. On sait pourtant que même le dispositif le plus utopique ne pourrait supprimer le temps
dans sa durée. Les controverses qui accompagnent le fixing parisien évoquent ainsi l'un de ses
défauts : la période de pré-ouverture finit bien à un instant donné et cet instant est connu des
acteurs. Un opérateur peut transmettre un ordre à la dernière seconde sans que les autres aient
la possibilité de réagir. C'est ce qu'on appelle « effet guillotine » (un intervenant peut
notamment provoquer une « réservation » de la valeur en faisant en sorte que le cours coté
dépasse les seuils autorisés).
62. On peut retrouver ces idées chez Hayek ou Mises. Cf. l'argument sur la distribution de
l'information dans Hayek (F.A.), « The Use of Knowledge in Society », in Individualism and
Economie Order, Chicago, University of Chicago Press, 1980 (1945).
63. Nous apprenons très récemment, à propos du succès « pragmatique » du fixing de clôture
par rapport à la moyenne pondérée, que la Bourse de Madrid a finalement adopté la solution
parisienne. Cf. Sociedad de Boisas, « Modification de las normas de funcionamiento del sistema
de interconexiön bursâtil », Circular 4/2000, 2000.
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sous une forme virtuelle dans les catégories de la théorie économique,
pouvaient être exprimés dans la structure de l'algorithme d'un marché
concret. Autrement dit : les soucis de justesse des chercheurs comme Robert
Schwartz et des responsables de la SBF peuvent ne pas être les mêmes, mais
dans chaque cas il s'agit de considérer une machine (soit de manière
théorique, soit une machine empirique) qui résolve (comme un algorithme
résout un problème) la justesse de la détermination des prix. Nous avons
donc essayé de voir comment une solution possible qui émerge dans le cadre
des « expériences de pensée » de la théorie néoclassique, la solution
walrasienne, pouvait émerger aussi, comme forme possible d'organisation
du marché, dans le cadre des « expériences » d'un marché réel.
Nous pouvons dire, de manière générale, que le prix est une ressource de
production de sens et une institution qui sert à gérer le rapport collectif au
temps. Dans le cas analysé, nous trouvons un dispositif concret qui résout
ces problèmes de production de sens et de gestion de la temporalité d'une
manière qui aurait pu nous sembler fictive, ou du moins difficile, et qui est
ici concrétisée : ce dispositif produit un effet d'univocité, voire d'unanimité
(le prix comme un fait extérieur) tout en produisant également un effet de
spontanéité (le prix comme un fait contingent). Le fixing électronique définit
une répartition spatiale et temporelle des acteurs équitable et interprète ces
acteurs en accord avec une vision particulière du marché : un espace où un
point unique est possible. Cette construction que nous avons appelée « effet
de justesse » est, nous l'avons vu, typiquement walrasienne64. C'est comme
si le commissaire-priseur walrasien, cet être fictif de la littérature
néoclassique, pouvait devenir actuel grâce à la machine. On pourra
répliquer peut-être que cet être avait déjà une version réelle dans la criée
traditionnelle de la Bourse de Paris : c'est pourtant un algorithme qui pourra
découvrir le prix d'équilibre avec non seulement une précision sans faille
mais, surtout, de manière aveugle, lors d'un arrivage massif d'ordres, audelà de l'accord qui peut émerger d'une communauté de pairs.
Conclusion : prix « découvert » et représentation économique du marché
Nous avons parcouru dans cet article certaines des propriétés qui sont
tenues de faire la qualité des cours dans un système de cotation
électronique : nous nous sommes arrêtés plus spécifiquement sur un
dispositif qui permet de concentrer la liquidité du marché en un instant fixe
et de reproduire ce « point unique » qui, dans la théorie économique,
64. Nous n'employons pas ici le terme appliqué à plusieurs marchés, comme il est d'usage dans
la théorie de l'équilibre général. Nous nous limitons à un seul marché, dans lequel le processus
de « découverte des prix » est à la fois spontané (déclenchement d'un « tâtonnement ») et
orienté par une convergence de temps et d'espace (présence d'un commissaire-priseur).
Un robot walrasien
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caractérise la formation du prix dans un marché parfait. Nous nous sommes
concentrés sur le cas parisien et sur l'algorithme de cotation qui a remplacé
la criée traditionnelle au palais Brongniart : de cet algorithme, nous avons
retenu les deux modalités de découverte des prix, en continu ou par fixing
électronique. Nous avons ensuite analysé les représentations théoriques qui,
du côté des sciences économiques, justifiaient la cotation automatique, et le
fixing en particulier, et l'interprétaient en termes de justesse. Nous avons
exploré ensuite comment et en quoi la justification d'un dispositif de fixing
électronique concret pouvait rejoindre ce genre de représentations.
Le but de cet exposé n'est pas de comprendre le système de cotation
électronique dans son ensemble ni la logique sociale de la suppression de la
criée, mais d'analyser les correspondances entre rationalisations et
dispositifs à travers un détail précis. Nous avons décrit la façon dont
l'algorithme du fixing de clôture redistribue les propriétés et les actions des
acteurs selon une « grammaire » particulière. Résoudre le problème crucial
de la volatilité doit faire appel, dans le cas exploré, à un procédé aveugle
dans l'ajustement des ordres d'achat et de vente, qui évite que les tentatives
de manipulation ne faussent la représentation adéquate du marché. Mais ce
procédé doit, en quelque sorte, respecter l'intervention des forces du
marché, il doit correspondre à l'intervention des traders et ne peut être
produit de manière extérieure.
Nous avons pu ainsi, grâce à la comparaison avec la clôture en continu et la
solution alternative d'une moyenne pondérée, cadrer les rationalisations
mises en avant pour justifier cette modification du système de cotation. On a
vu que la qualité des cours dans le cas du fixing est rattachée à des
problèmes d'équité et de justice dont la solution correspond à un certain
idéal walrasien. Cet idéal met en scène une représentation du marché, tantôt
en termes savants, tantôt en termes pratiques, dans laquelle le prix actuel
peut s'éloigner ou s'approcher d'une expression parfaite de l'état du marché.
C'est ce qui est signifié en sciences économiques avec le terme « efficience »
et, encore mieux, avec l'expression « découverte des prix » : il est
effectivement difficile de trouver mieux comme image de réification. Nous
avons essayé donc de « sociologiser » cette représentation collective en
décrivant les « effets de justesse » du dispositif technique qui permettait un
tel agencement des ordres de vente et d'achat. Il s'agit pour nous, en
définitive, d'une contribution à une anthropologie des figures de l'
autotranscendance65 en économie, dans un terrain où les marchés réels semblent
rejoindre précisément une des images préférées de la théorie économique : la
machine.
Il appartient à la théorie économique d'avoir élaboré les métalangages les
plus efficaces pour interpréter la formation du prix dans un marché. Dans le
65. Cf. Dupuy (J.-P.), Le sacrifice et l'envie, op. cit., et Introduction aux sciences sociales, op. cit.
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cas présenté ici, nous ne pouvons pas nous limiter à condamner l'aspect
réducteur des sciences économiques et, en particulier, des approches dont
on a longtemps critiqué expressément les biais mécanistes66. Nous pouvons
même considérer que l'ambition de simplifier le monde économique
constitue ici un souci explicite : exprimer le mécanisme d'une institution
marchande (la réduire à ce qu'elle peut bien avoir d'algorithmique) ne serait
pas le moyen de la respecter mais, bien au contraire, le gain que la science
(économique) voudrait apporter à son objet. L'un des avantages de décrire
une institution comme s'il s'agissait d'un algorithme est justement de la
reproduire, de la simuler : en d'autres mots, de faire en sorte « qu'une
machine soit capable de l'exécuter ». Or, dans le cas du robot walrasien que
nous avons analysé ici, il nous semble que l'algorithme (un algorithme réel
et non plus théorique) institue un monde qui répond à cette ambition. Les
marchés électroniques seraient ainsi le lieu idéal pour soumettre les utopies
sociales de l'équilibre microéconomique, et la portée de leurs métaphores
mécanistes, à l'analyse sociologique. La question du pouvoir de la théorie
économique peut ainsi être traité de plusieurs façons : en observant
comment les sciences économiques (et non seulement la théorie) modifient
les mondes qu'elles décrivent ou en examinant, par exemple, les
débordements qu'elles ont tenté de contenir67. Nous avons voulu contribuer
ici à ce questionnement par le biais des « effets de justesse » mis en scène
dans un marché électronique : ce genre de marchés semble, en effet,
convenir de manière privilégiée à une théorie qui se donne pour objet
l'étude d'algorithmes68 et à une image de la société telle que la forme
optimale de représentation collective (« transparence par les prix »)
demande l'intervention d'une machine.
66. La sociologie économique a souvent insisté sur l'aspect irréel des catégories de la théorie des
jeux et de l'économie néoclassique. Pour un exemple concernant les ventes aux enchères,
cf. Smith (C. W.), « Auctions: From Walras to the Real World », in Swedberg (R.), ed.,
Explanations in Economic Sociology, New York, Rüssel Sage Foundation, 1993. On peut comparer
ce genre d'approche avec les visées très schématiques de la théorie économique des enchères :
cf. Klemperer (P.), « Auction Theory: A Guide to the Literature », Journal of Economic Surveys, 13
(3), 1999.
67. Cf. Callon (M.), « Introduction: The Embeddedness of Economic Markets in Economics »,
art. cité.
68. Cf. Mirowski (P.), Somefun (K), « Markets as Evolving Computational Entities », art. cité, et
Muniesa (F.), « Performing Prices: The Case of Price Discovery Automation in the Financial
Markets », in Rottenburg (R.), Kalthöff (PL), Wagener (H.-J.), eds, Ökonomie und Gesellschaft,
Jahrbuch 16 - Facts and Figures : Economic Representations and Practices, Marburg, Metropolis, 2000.
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