Pratiques Rugby Vers une EPS expérientielle L e terme d’éternel débutant 1, particulièrement utilisé depuis les années 1990, décrit les difficultés motrices que rencontrent les élèves dans le cadre de l’EPS. Les principales définitions 2 insistent sur les obstacles moteurs rencontrés par cet « éternel débutant » pour produire une réponse aux problèmes posés par l’activité dans le cadre de son adaptation aux environnements physiques et humains. Cet apprentissage qui ne se réalise pas conformément aux étapes d’évolution caractéristiques de l’activité questionne indéniablement l’acte d’enseignement. Par le vécu d’expériences corporelles significatives qui sont à la fois subjectives et singulières pour chaque élève, l’enseignement leur permet d’acquérir de nouveaux pouvoirs moteurs à partir d’apprentissages qui impliquent toutes les dimensions de l’individu (motrices, cognitives, sociales, émotionnelles, etc.). Illustration : F. Tribes Ce document est la propriété exclusive de CAROLINE DUCES - www.revue-eps.com - 06-10-2023 Les expériences vécues par l’éternel débutant La difficulté à développer le pouvoir d’agir des élèves en EPS s’explique selon nous, le plus fréquemment, par la succession d’expériences discontinues qui leur sont proposées. En particulier, pour un élève, vivre des expériences déconnectées et décontextualisées dans le cadre d’une séquence d’enseignement, voire au sein d’une même leçon, constitue un frein pour le développement de sa motricité. Cette déconnexion et cette décontextualisation sont particulièrement identifiables dans les pratiques enseignantes usuelles. C’est le cas, par exemple, pour l’enseignement des APSA du champ d’apprentissage n° 4, avec une succession de leçons centrées sur un travail technique conséquent, souvent cohérent et ajusté au niveau initial des élèves, débouchant sur une situation de match où il leur revient de montrer la preuve de toutes leurs acquisitions techniques au service du gain de l’échange et du match. L’expérience de l’élève est ici associée dans un premier temps à de la maîtrise gestuelle, déconnectée de la finalité du champ d’apprentissage. Il n’est donc pas aisé, pour l’élève en situation de match, de convoquer ce vécu corporel et gestuel en tant que moyen et outil pour répondre aux enjeux de l’affrontement qui constitue alors une nouvelle expérience. Ce constat de parcours scolaire constitué d’une succession d’expériences chargées et discontinues nous invite à un réel questionnement professionnel. In fine, il interroge en quoi les apprentissages visés en EPS peuvent être nourris par les expériences vécues par les élèves. Une EPS expérientielle pour encourager les apprentissages Il est observé, depuis plusieurs années, une bascule épistémologique au sein des réflexions autour de l’EPS et des interventions en son sein : de l’épistémologie de la connaissance qui considère les savoirs disciplinaires comme des préalables à l’action à de nouveaux courants théoriques se revendiquant d’une épistémologie de l’expérience depuis le début des années 2000. Ces derniers se fédèrent autour d’une idée centrale considérant chaque situation d’enseignement comme située et singulière du fait de la codétermination de l’action et de la situation. Ce positionnement théorique invite à déplacer la focale sur un questionnement autour des expériences réellement vécues par les élèves et les enseignants lors des cours d’EPS afin de les décrire et mieux les comprendre. Depuis son apparition, cette perspective expérientielle prend progressivement de l’épaisseur au sein de la discipline. Elle nourrit certaines productions professionnelles « marquantes » et bien connues des formateurs et candidats aux différents concours de recrutement. Sans être exhaustifs, nous pouvons par exemple citer Chronomètre et survêtement 3, Actions, significations et apprentissages en EPS 4, ou plus récemment L’EPS du dedans 5. Au-delà de ces publications, nous observons également que cette approche par l’analyse des activités et expériences vécues par les élèves et les enseignants en EPS a pénétré les programmes et sujets des concours de recrutement 6 et que la notion « d’expériences corporelles » a été au cœur de la réflexion autour de la production des derniers programmes EPS pour les lycées et lycées professionnels. Concevoir des trajectoires d’expériences Pour étayer scientifiquement ces propos sur une EPS expérientielle, nous proposons de prendre appui sur le programme de recherche en anthropologie culturaliste 7, 8 qui a déjà abouti à des illustrations professionnelles 9. Selon ces auteurs, l’activité de l’acteur, ici l’élève apprenant, s’inscrit dans un cours, un flux d’expériences vécues. Ces expériences sont par nature holistiques, car relevant tout à la fois de dimensions proprioceptives (kinesthésique, haptique, labyrinthique), extéroceptives (en lien avec les cinq sens) et intéroceptives (portées par les viscères et témoignant notamment de la part émotionnelle des expériences vécues). En outre, elles sont pour partie normatives, c’est-à-dire apprises car acceptées et définies au sein de la communauté où cette récurrence est observée. Ainsi, la construction de l’élève se réalise dans et par ces expériences qualifiées d’expériences normatives situées (ENS). Ce programme de recherche précise que l’apprentissage se réalise par la formalisation d’un énoncé. Ainsi, à des fins d’enseignement, l’enseignant formalise pour chaque ENS une règle en dressant un « lien de signification » entre trois composantes expérientielles : une composante visant à étiqueter, une composante visant à exemplariser (constituées de différents aspects) et une composante fixant les résultats attendus. L’expérience vécue par l’élève en EPS est donc nourrie par des expériences antérieures et alimente potentiellement aussi des expériences futures. Tout ou partie des expériences passées est donc susceptible de devenir le « substrat » de l’expérience en cours, c’est-à-dire de l’expérience vécue par l’élève dans la situation d’apprentissage. L’expérience passée peut donc se développer dans l’expérience actuelle. On parle alors de « substratification expérientielle » 10. Des aménagements permettent de faciliter cette substratification. Après avoir réalisé un enseignement ostensif visant à nommer la règle en tant qu’objet d’enseignement et y avoir associé un exemple reconnu comme exemplaire et des résultats attendus, l’enseignant doit permettre aux élèves de s’engager dans des premiers suivis de cette dernière et de constater rapidement l’atteinte des résultats attendus qui y sont associés. Il peut pour cela aménager les circonstances de ces premiers suivis en octobre-novembre-décembre 2022 #397 / 67 © Extrait de la Revue EP&S. Tous droits de reproduction et de représentation réservés. Reproduction interdite. En considérant les expériences vécues par les élèves et l'aménagement de situations dans l'optique de leur épaississement, cette démarche d'enseignement ouvre des perspectives innovantes pour faire acquérir de nouveaux pouvoirs moteurs aux élèves. Pratiques les rapprochant de celles qui ont fait l’objet de l’enseignement ostensif en proposant, par exemple, des aménagements de diverses natures (matériel, spatio-temporels et humains). L’enseignant construit alors un cheminement progressif d’aménagements situationnels afin de permettre que l’expérience vécue par l’élève puisse s’épaissir par une augmentation des différentes dimensions (intéroceptive, extéroceptive et proprioceptive) la composant. Ce document est la propriété exclusive de CAROLINE DUCES - www.revue-eps.com - 06-10-2023 Les aménagements dans un parcours expérientiel Nous posons le postulat selon lequel une des problématiques du développement de l’expérience des élèves, et plus particulièrement ceux étiquetés comme « éternels débutants », est constituée par l’étanchéité entre les situations vécues. L’expérience d’une situation n’est pas alimentée par une expérience antérieure (potentiellement la situation précédente ou la leçon précédente) : ils « redébutent » ainsi sans remobiliser ce qui leur permettrait de se développer. Cette discontinuité des expériences vécues par ces élèves questionne le rôle de l’enseignant. En effet, pour contrecarrer ce processus, il nous apparaît nécessaire de repenser l’agencement des aménagements dans lesquels s’engagent les élèves, en proposant un cheminement lui permettant de mobiliser une expérience antérieure afin qu’elle se développe au présent et étaye en continu le flux expérientiel des élèves (schéma 1). Il s’agit donc ici de ne pas multiplier les situations dans lesquelles les élèves vivent des expériences singulières mais de façon étanche ou juxtaposée ; mais de considérer plutôt l’expérience vécue par l’élève pour la développer en continu par une démarche visant à l’épaissir par des aménagements pensés à cette fin. En d’autres termes, nous plaidons pour le passage de situations 68 / octobre-novembre-décembre 2022 #397 plurielles et discontinues à un flux expérientiel (au singulier). Une EPS expérientielle en rugby Expérience normative située (ENS) Objet d’enseignement : exploiter efficacement le surnombre offensif. Formalisation de la règle : « mener une attaque en exploitant le surnombre offensif » vaut pour « avancer en gardant la balle si le défenseur ne se situe pas entre l’en-but et moi », « passer à mon partenaire si le défenseur se situe entre l’en-but et moi » ce qui obtient comme résultat de « marquer dans l’en-but » (dessin 1). Aménagement initial Un terrain de 15 x 10 m, divisé dans la largeur en deux couloirs de 5 m. Chaque attaquant doit rester dans son couloir tout au long de l’action. Le couloir du porteur de balle est divisé en 3 zones profondes de 5 m chacune. Un défenseur est situé dans la 3e zone et ne peut intervenir que dans celle-ci. Pour stopper la progression des attaquants, le défenseur devra toucher les épaules du porteur de balle de face et à deux mains ; l’allure étant forcément réduite par la faible profondeur. Le porteur de balle ne peut pas faire de passe à son partenaire non porteur de balle dans la première Schéma 1 zone. La règle de l’en-avant est appliquée. C‘est donc au sein de cet aménagement que la règle est enseignée ostensiblement aux élèves. Il s’agit plus précisément de mettre en correspondance l’étiquette de cette règle « mener une attaque en exploitant le surnombre offensif » avec un exemple illustratif de cette dernière mettant en jeu les différents éléments d’étayage (« avancer en gardant la balle si le défenseur ne se situe pas entre l’en-but et moi » et « passer à mon partenaire si le défenseur se situe entre l’enbut et moi ») et le résultat attendu par le suivi de cette dernière : « marquer dans l’en-but ». Intentions pédagogiques • le porteur de balle doit progresser jusqu’à la 2e zone dans laquelle il doit faire le choix entre passer à son partenaire en soutien ou bien défier le défenseur en un contre un (éventuellement grâce à une feinte) dans la zone n° 3. Il doit donc estimer la distance qui le sépare de ce dernier et estimer sa capacité à gagner son duel afin de faire son choix ; • le non porteur de balle se propose en tant que soutien de son partenaire en arrière et écarté de ce dernier. Aménagements et substratification expérientielle Une fois la règle enseignée, les élèves s’engagent dans un premier suivi de cette dernière à travers cette situation initiale. Accompagnés par l’enseignant, ils sont amenés à constater l’atteinte du résultat attendu qui est « marquer dans l’en-but ». Il ne s’agit pas ici de vivre différentes expériences pour autant de situations mais de nourrir une première expérience de porteur de balle en surnombre offensif (2 contre 1). Celle-ci évoluera de manière à « épaissir l’expérience » des élèves grâce à des aménagements spatio-temporels, matériels et humains. www.revue-eps.com © Extrait de la Revue EP&S. Tous droits de reproduction et de représentation réservés. Reproduction interdite. Rugby Ce document est la propriété exclusive de CAROLINE DUCES - www.revue-eps.com - 06-10-2023 Les étapes d'évolution Dans un premier temps, nous autoriserons le défenseur à intervenir en cherchant à toucher les épaules du porteur de balle, de face, à deux mains, dans le couloir du non porteur de balle dès lors que la passe a été effectuée (dessin 2). Ensuite, ce dernier, placé initialement au centre du terrain à 10 m des attaquants, sera autorisé à défendre, selon les mêmes modalités, dès que le porteur de balle rentrera sur le terrain (dessin 3). L’étape suivante consistera à faire évoluer les modalités d’intervention du défenseur en l’autorisant d’abord à toucher à deux mains au niveau des épaules et pas nécessairement de face, puis à une seule main pour enfin introduire le contact par l’action de ceinturer. Parallèlement, la mise en jeu sera effectuée par l’enseignant qui passera le ballon à un des deux attaquants. Cela déterminera les rôles de porteur et non porteur de balle et influera sur le sens des passes réalisées (dessin 4). Dans l’optique de faire varier les positions de départ des attaquants et du défenseur, il est possible de faire évoluer la situation vers une forme de béret au cours de laquelle l’enseignant annonce les numéros des attaquants, du défenseur qui les affrontera puis introduira le ballon dans les bras d’un des deux attaquants. Les joueurs n’ayant pas été appelés restent immobiles et ne peuvent intervenir (dessin 5). Les différentes composantes de l’expérience La dimension intéroceptive L’augmentation de la pression défensive sur les attaquants (qu’ils soient porteur ou non porteur de balle) grâce à l’accroissement de la surface d’intervention du défenseur, mais aussi de l’évolution de ses modalités d’intervention (impliquant de plus en plus de contact avec le porteur de balle), vont potentiellement générer un stress de plus en plus important chez les attaquants. Ainsi, l’expérience vécue par les élèves (porteurs, non porteurs de balle, mais aussi finalement défenseurs) va être de plus en plus chargée émotionnellement et nécessiter la mise en place de mécanismes d’adaptation physiologiques (modification de la fréquence cardiaque, de la pression artérielle, de la température corporelle, etc.). La dimension extéroceptive La complexification progressive de la prise d’informations visuelles et auditives dans un environnement de plus en plus ouvert et interpénétré nécessite notamment d’anticiper de plus en plus la distance entre les joueurs (porteur/non porteur de balle mais aussi attaquant/défenseur). La dimension proprioceptive Les différents aménagements vont amener les attaquants à augmenter leur allure de course pour fixer le défenseur et engendrer une manipulation du ballon enrichie du fait à la fois de l’adaptation des passes à la course du soutien (en direction et en longueur), voire l’apparition de feintes utilisant le déplacement du soutien pour battre le défenseur en un contre un. Q L’agencement d’aménagements de diverses natures alimente et enrichit progressivement l’expérience de chaque élève. Il s’inscrit dans un processus de substratification expérientielle qui permet d’éviter une discontinuité des expériences vécues causant des échecs d’apprentissage des élèves dont le parcours pourrait ressembler à un éternel recommencement à chaque leçon, voire à chaque séquence d’enseignement. L’illustration de la mise en œuvre présentée ici en rugby, et transposable dans les différentes APSA, témoigne d'une démarche d’enseignement basée sur l’épaississement d’une expérience dans l’optique de créer de la continuité. Dans ce cadre, l’enseignant a un rôle fondamental pour enseigner l’expérience considérée, accompagner l’apprentissage et le développement des élèves 11. Laurent Michel, IA-IPR EPS, Académie de Toulouse. Jérôme Amathieu, Maître de conférences, INSPÉ Toulouse Occitanie Pyrénées. Nicolas Recoules, Professeur agrégé d’EPS, INSPÉ Toulouse Occitanie Pyrénées. 1. P INEAU C., « Les épreuves d’EPS aux examens de l’Éducation Nationale », Revue EP.S n° 237, 1992. 2. TRAVERT M., M ASCRET O., R EY O., L’élève débutant en EPS, Dossier n° 78, Ed. EP& S, 2016. 3. D URAND M., Chronomètre et survêtement. Reflets de l’expérience quotidienne d’enseignants en éducation physique, Éd. Revue EP.S, 2001. 4. S AURY J., A DÉ D., G AL-P ETITFAUX N., H UET B., S ÈVE C., TROHEL J., Actions, significations et apprentissages en EPS. Une approche centrée sur les cours d'expérience des élèves et des enseignants, Éd. EP& S, 2013. 5. SÈVE C., TERRÉ N., L’EPS du dedans. Pour un enseignement inclusif, citoyen et ouvert vers le futur. Dossier n° 84, Éd. EP& S, 2017. 6. Voir par exemple les items « L’activité de l’enseignant d’EPS et l’engagement des élèves » (écrit 2, agrégation interne), « Activités, expériences chez les enseignants et les élèves en EPS » (écrit 2 de l’agrégation externe) ou encore les sujets des épreuves d’écrit 2 des agrégations internes (2019 et 2021) et de l’agrégation externe 2020 et 2021. 7. B ERTONE S., La force des règles dans l’apprentissage du métier d’enseignant en formation par alternance, Note de synthèse non publiée pour l’habilitation à diriger des recherches, Université de la Réunion, 2011. 8. C HALIÈS S., La construction du « sujet professionnel » en formation : contribution d’un programme de recherche en anthropologie culturaliste. Note de synthèse non publiée pour l’habilitation à diriger des recherches. Université Toulouse Le Mirail, 2012. 9. R ECOULES N., E SCALIÉ G., G AUDIN C., C HALIÈS S., « Apprendre à faire apprendre : illustrations d’une démarche », Revue EP&S, n° 353, 2012. 10. DASTUGUE L., C HALIÈS S., Préprofessionnaliser de futurs enseignants ou comment organiser les situations de formation pour étayer une substratification expérientielle”, Activités [Online], 17-2, 2020. 11. R ECOULES N., C HALIÈS S., « Apprendre à faire apprendre ». Revue EP&S, n° 349, 2011. octobre-novembre-décembre 2022 #397 / 69 © Extrait de la Revue EP&S. Tous droits de reproduction et de représentation réservés. Reproduction interdite. Dessin 1 : le PB, à l'approche du défenseur, doit décider de passer à son partenaire en soutien ou de défier le défenseur. Dessin 2 : le PB passe à son partenaire, le défenseur va toucher les épaules du nouveau PB. Dessin 3 : le défenseur peut intervenir (toucher les épaules) dès que le PB entre sur le terrain. Dessin 4 : l'enseignant donne le ballon à l'un des attaquants. Dessin 5 : l'enseignant annonce les numéros de l'attaquant et du défenseur en action, puis donne le ballon à l'attaquant appelé. Ce document est la propriété exclusive de CAROLINE DUCES - www.revue-eps.com - 06-10-2023