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Tx EAF Eleves 22-23

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POESIE
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°1 :
« Spleen », section « Spleen et Idéal », Les Fleurs du Mal, Baudelaire (1857)
« Spleen »
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
2
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
4
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
6
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
8
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
10 D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
12 Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
14 Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
16 Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
18 Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
20 Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°2 :
POESIE
« Le Vampire », section « Spleen et Idéal », Les Fleurs du Mal, Baudelaire (1857)
« Le Vampire »
Toi qui, comme un coup de couteau,
2
Dans mon cœur plaintif es entrée ;
Toi qui, forte comme un troupeau
4
De démons, vins, folle et parée,
De mon esprit humilié
6
Faire ton lit et ton domaine ;
- Infâme à qui je suis lié
8
Comme le forçat à la chaîne,
Comme au jeu le joueur têtu,
10
Comme à la bouteille l'ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
12
- Maudite, maudite sois-tu !
J'ai prié le glaive rapide
14
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au poison perfide
16
De secourir ma lâcheté.
Hélas ! Le poison et le glaive
18
M'ont pris en dédain et m'ont dit :
« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
20
A ton esclavage maudit,
Imbécile ! - de son empire
22
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
24
Le cadavre de ton vampire ! »
POESIE
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°3 :
« La Cloche fêlée », section « Spleen et Idéal », Les Fleurs du Mal, Baudelaire (1857)
« La Cloche fêlée »
II est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
2
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
4
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
6
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
8
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
10 Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
II arrive souvent que sa voix affaiblie
12 Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts
14 Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
LECTURE LINEAIRE EN LIEN AVEC LE PARCOURS N°1 :
POESIE
« J’aime l’araignée », livre III « Les luttes et les rêves », Les Contemplations, Victor Hugo (1856)
J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
2
Parce qu’on les hait ;
Et que rien n’exauce et que tout châtie
4
Leur morne souhait ;
Parce qu’elles sont maudites, chétives,
6
Noirs êtres rampants ;
Parce qu’elles sont tristes captives
8
De leur guet-apens ;
Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;
10
Ô sort ! fatals nœuds !
Parce que l’ortie est une couleuvre,
12
L’araignée un gueux ;
Parce qu’elles ont l’ombre des abîmes,
14
Parce qu’on les fuit,
Parce qu’elles sont toutes deux victimes
16
De la sombre nuit.
Passants, faites grâce à la plante obscure,
18
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
20
Oh ! plaignez le mal !
Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;
22
Tout veut un baiser.
Dans leur fauve horreur, pour peu qu’on oublie
24
De les écraser,
Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
26
Tout bas, loin du jour,
La mauvaise bête et la mauvaise herbe
28
Murmurent : Amour !
POESIE
LECTURE LINEAIRE EN LIEN AVEC LE PARCOURS N°2 :
« Vénus anadyomène », Les Cahiers de Douai, Arthur Rimbaud (1870)
« Vénus anadyomène »
Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
2
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
4
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
6
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
8
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
10
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
12
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
14
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
RECIT
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°1 :
Le pays enchanté – Les Vrilles de la vigne, « Jour gris », Colette (1908)
Et si tu arrivais, un jour d’été, dans mon pays, au fond d’un jardin que je connais, un jardin noir de
2
verdure et sans fleurs, – si tu regardais bleuir, au lointain, une montagne ronde où les cailloux, les
papillons et les chardons se teignent du même azur mauve et poussiéreux, tu m’oublierais, et tu
4
t’assoirais là, pour n’en plus bouger jusqu’au terme de ta vie !
Il y a encore, dans mon pays, une vallée étroite comme un berceau où, le soir, s’étire et flotte un
6
fil de brouillard, un brouillard ténu, blanc, vivant, un gracieux spectre de brume couché sur l’air
humide… Animé d’un lent mouvement d’onde, il se fond en lui-même et se fait tour à tour nuage,
8
femme endormie, serpent langoureux, cheval à cou de chimère… Si tu restes trop tard penché vers lui
sur l’étroite vallée, à boire l’air glacé qui porte ce brouillard vivant comme une âme, un frisson te
10
saisira, et toute la nuit tes songes seront fous…
Écoute encore, donne tes mains dans les miennes : si tu suivais, dans mon pays, un petit chemin
12
que je connais, jaune et bordé de digitales d’un rose brûlant, tu croirais gravir le sentier enchanté qui
mène hors de la vie… Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes
14
oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde… C’est une forêt
ancienne, oubliée des hommes… et toute pareille au paradis, écoute bien, car…
16
Comme te voilà pâle et les yeux grands ! Que t’ai-je dit ? Je ne sais plus… je parlais, je parlais de
mon pays, pour oublier la mer et le vent… Te voilà pâle, avec des yeux jaloux… Tu me rappelles à toi,
18
tu me sens si lointaine… Il faut que je refasse le chemin, il faut qu’une fois encore j’arrache, de mon
pays, toutes mes racines qui saignent…
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°2 :
RECIT
Le portrait de la mère – Sido, « Sido », Colette (1930)
Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne, son adolescence parmi des peintres, des
2
journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis elle
revint dans l’Yonne et s’y maria, deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son goût
4
fin de la province ? Je ne saurais le dire. Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté originelle, qui,
en elle, refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle
6
nommait « le commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer
les merles, car l’Ouest, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait
8
pas de déguiser ses cerisiers en vieux chemineaux et coiffait ses groseilliers de gibus poilus. Peu de
jours après, je trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel
10
d’où elle bannissait les religions humaines…
– Chut !... Regarde…
12
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair
rosée…
14
– Qu’il est beau !... chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les
mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque bien
16
qu’il n’attrape que les plus mûres…
– Mais maman, l’épouvantail…
18
– Chut !... l’épouvantail ne le gêne pas…
– Mais, maman, les cerises !...
20
Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :
– Les cerises ?... Ah ! oui, les cerises…
22
Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me
foulait avec tout le reste, allégrement…
RECIT
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°3 :
Les violettes magiques – Les Vrilles de la vigne, « Le Dernier feu », Colette (1908)
Et les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te
2
penches, et comme moi tu t’étonnes ; – ne sont-elles pas, ce printemps-ci, plus bleues ? Non, non, tu
te trompes, l’an dernier je les ai vues moins obscures, d’un mauve azuré, ne te souviens-tu pas ?... Tu
4
protestes, tu hoches la tête avec ton rire grave, le vert de l’herbe neuve décolore l’eau mordorée de
ton regard… Plus mauves… non, plus bleues… Cesse cette taquinerie ! Porte plutôt à tes narines le
6
parfum invariable de ces violettes changeantes et regarde, en respirant le philtre qui abolit les années,
regarde comme moi ressusciter et grandir devant toi les printemps de ton enfance !...
8
Plus mauves… non, plus bleues… Je revois des prés, des bois profonds que la première poussée des
bourgeons embrume d’un vert insaisissable, – des ruisseaux froids, des sources perdues, bues par le
10
sable aussitôt que nées, des primevères de Pâques, des jeannettes jaunes au cœur safrané, et des
violettes, des violettes, des violettes… Je revois une enfant silencieuse que le printemps enchantait
12
déjà d’un bonheur sauvage, d’une triste et mystérieuse joie… Une enfant prisonnière, le jour, dans
une école, et qui échangeait des jouets, des images contre les premiers bouquets de violettes des
14
bois, noués d’un fil de coton rouge, rapportés par les petites bergères des fermes environnantes…
Violettes à courte tige, violettes blanches et violettes bleues, et violettes d’un blanc bleu veiné de
16
nacre mauve, – violettes de coucou anémiques et larges, qui haussent sur de longues tiges leurs pâles
corolles inodores… Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de gel,
18
laideronnes, pauvresses parfumées... Ô violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes,
vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre…
LECTURE LINEAIRE ISSUE DU PARCOURS N°1 :
RECIT
Histoires naturelles, « Le Chasseur d’images », Jules Renard (1894)
Comme sa contemporaine Colette, Jules Renard a passé son enfance en Bourgogne, une enfance peu heureuse qu’il
évoque dans son récit autobiographique Poil de Carotte, qui pourrait être le miroir inversé de Sido, œuvre consacrée à la
commémoration du bonheur de l’enfance. Dans Histoires naturelles, Jules Renard propose une série de textes courts,
consacrés à la nature et le plus souvent à des animaux, dont la description révèle un regard cocasse, attendri et parfois
satirique. « Le Chasseur d’images » est le récit introductif de ce recueil.
Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net, son cœur pur, son corps léger
2
comme un vêtement d’été. Il n’emporte point de provisions. Il boira l’air frais en route et reniflera les
odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se contente d’ouvrir les yeux. Les yeux servent de
4
filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes.
La première qu’il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières,
6
veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.
Il prend ensuite l’image de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle
8
miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d’argent, et, dès que tombe
une pluie fine, la rivière a la chair de poule.
10
Il lève l’image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des prairies ourlées de ruisseaux. Il
saisit au passage le vol d’une alouette ou d’un chardonneret.
12
Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne
perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures
14
des feuilles.
Bientôt, vibrant jusqu’au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin
16
les paysans mouleurs regagnant le village.
Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l’horizon
18
ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.
Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s’endormir, il se
20
plaît à compter ses images.
Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d’elles en éveille une autre, et sans cesse leur
22
troupe phosphorescente s’accroît de nouvelles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées
tout le jour chantent le soir, à l’abri du danger, et se rappellent aux creux des sillons.
RECIT
LECTURE LINEAIRE ISSUE DU PARCOURS N°2 :
La madeleine – Du côté de chez Swann, Proust (1913)
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pas le théâtre et le drame de mon
2
coucher1 n’existait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère,
voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je
4
refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai2. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et
dodus appelés Petites Madeleines qui semblaient avoir été moulées dans la valve3 rainurée d’une
6
coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective
d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau
8
de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je
tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé,
10
sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes4 de la vie indifférentes, ses
désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant
12
d’une essence5 précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de
me sentir médiocre, contingent6, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais
14
qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être
de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde
16
gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins
que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la
18
vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi.
1 Le narrateur passait ses vacances, enfant, dans la maison familiale de sa tante à Combray, mais il lui reste pour unique souvenir ses difficultés
à s’y endormir le soir.
2 Je me ravisai : je changeai d’avis.
3 Valve : chacune des parties d’une coquille.
4 Vicissitudes : suite d’événements heureux ou malheureux qui composent l’existence.
5 Essence : ce qui constitue la nature profonde et véritable de quelque chose ou de quelqu’un.
6 Contingent : dépendant du hasard, sans importance.
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°1 :
LITT D’IDEES
Préambule
DÉCLARATION DES DROITS DE LA FEMME ET DE LA CITOYENNE
À décréter par l’Assemblée nationale dans ses dernières séances ou dans
celle de la prochaine législature.
PREAMBULE
Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation,
2
demandent d’être constituées en Assemblée nationale. Considérant
que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont
4
les seules causes des malheurs publics et de la corruption des
gouvernements, [elles] ont résolu d’exposer dans une déclaration
6
solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de la femme,
afin que cette déclaration constamment présente à tous les membres
8
du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs,
afin que les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des
10
hommes pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute
institution politique, en soient plus respectés, afin que les réclamations
12
des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et
incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution,
14
des bonnes mœurs, et au bonheur de tous.
En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage
16
dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence
et sous les auspices de l’Être suprême, les Droits suivants de la
18
femme et de la citoyenne.
ARTICLE PREMIER.
La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits.
20
Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune.
II
22
Le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de la femme et de l’homme : ces droits
24
sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance
à l’oppression.
LITT D’IDEES
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°2 :
Le début du Postambule
Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans
92
tout l’univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature
n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et
94
de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de
la sottise et de l’usurpation. L’homme esclave a multiplié ses forces,
96
a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu
libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes ! femmes,
98
quand cesserez-vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que
vous avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué,
100 un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n’avez
régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ;
102 que vous reste-t-il donc ? la conviction des injustices de l’homme.
La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de
104 la nature ; qu’auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ?
le bon mot du législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos
106
législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée
aux branches de la politique, mais qui n’est plus de saison, ne
108 vous répètent : femmes, qu’y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout,
auriez-vous à répondre. S’ils s’obstinaient, dans leur faiblesse, à
110
mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez
courageusement la force de la raison aux vaines prétentions
112 de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ;
déployez toute l’énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt
114 ces orgueilleux, nos serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais
fiers de partager avec vous les trésors de l’Être-Suprême. Quelles
116 que soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pouvoir
de les affranchir ; vous n’avez qu’à le vouloir.
LITT D’IDEES
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°3 :
La fin du Postambule
152 L’esclave commande au maître ; mais si le maître
lui donne la liberté sans récompense, et à un âge où l’esclave a
154 perdu tous ses charmes, que devient cette infortunée ? Le jouet du
mépris ; les portes mêmes de la bienfaisance lui sont fermées ; elle
156 est pauvre et vieille, dit-on ; pourquoi n’a-t-elle pas su faire fortune ?
D’autres exemples encore plus touchants s’offrent à la raison. Une
158 jeune personne sans expérience, séduite par un homme qu’elle
aime, abandonnera ses parents pour le suivre ; l’ingrat la laissera
160 après quelques années, et plus elle aura vieilli avec lui, plus son
inconstance sera inhumaine ; si elle a des enfants, il l’abandonnera
162 de même. S’il est riche, il se croira dispensé de partager sa fortune
avec ses nobles victimes. Si quelque engagement le lie à ses devoirs,
164 il en violera la puissance en espérant tout des lois. S’il est marié,
tout autre engagement perd ses droits. Quelles lois reste-t-il donc à
166 faire pour extirper le vice jusque dans la racine ? Celle du partage
des fortunes entre les hommes et les femmes, et de l’administration
168 publique. On conçoit aisément que celle qui est née d’une famille
riche, gagne beaucoup avec l’égalité des partages. Mais celle qui
170 est née d’une famille pauvre, avec du mérite et des vertus, quel
est son lot ? La pauvreté et l’opprobre. Si elle n’excelle pas
172 précisément en musique ou en peinture, elle ne peut être admise à
aucune fonction publique, quand elle en aurait toute la capacité.
LITT D’IDEES
LECTURE LINEAIRE ISSUE DU PARCOURS N°1 :
Indiana, Georges Sand (1832)
— Je n’en ai pas le droit, mille couleuvres ! Qui donc est le maître ici, de vous ou de moi ? qui donc porte
2
une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du menton ? Cela vous sied bien,
femmelette !
4
— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître. Vous pouvez
lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit du plus fort, et la société
6
vous le confirme ; mais sur ma volonté, monsieur, vous ne pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la
réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice qui vous donne prise sur elle !
8
c’est comme si vous vouliez manier l’air et saisir le vide !
— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.
10 — Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.
— Orgueil imbécile, morgue de vermisseau ! vous abusez de la pitié qu’on a de vous ! Mais vous verrez
12 bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de peine.
— Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y gagnerait rien.
14 — Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce.
— Je le crois, dit-elle sans changer de visage. [… ]
16 — Ainsi, madame, lui dit-il en serrant ses bras contre sa poitrine pour résister à la tentation de la
frapper, vous entrez en révolte ouverte contre moi, vous refusez de me suivre à l’île Bourbon, vous
18 voulez vous séparer ? Eh bien, mordieu ! moi aussi...
— Je ne le veux plus, répondit-elle. Je le voulais hier, c’était ma volonté ; ce ne l’est plus ce matin. Vous
20 avez usé de violence en m’enfermant dans ma chambre : j’en suis sortie par la fenêtre pour vous
prouver que ne pas régner sur la volonté d’une femme, c’est exercer un empire dérisoire. J’ai passé
22 quelques heures hors de votre domination ; j’ai été respirer l’air de la liberté pour vous montrer que
vous n’êtes pas moralement mon maître et que je ne dépends que de moi sur la terre. En me
24 promenant, j’ai réfléchi que je devais à mon devoir et à ma conscience de revenir me placer sous votre
patronage ; je l’ai fait de mon plein gré. Mon cousin m’a accompagnée ici, et non pas ramenée. Si je
26 n’eusse pas voulu le suivre, il n’aurait pas su m’y contraindre, vous l’imaginez bien. Ainsi, monsieur, ne
perdez pas votre temps à discuter avec ma conviction ; vous ne l’influencerez jamais, vous en avez perdu
28 le droit dès que vous avez voulu y prétendre par la force. Occupez-vous du départ ; je suis prête à vous
aider et à vous suivre, non pas parce que telle est votre volonté, mais parce que telle est mon intention.
30 Vous pouvez me condamner, mais je n’obéirai jamais qu’à moi-même.
— J’ai pitié du dérangement de votre esprit, dit le colonel en haussant les épaules.
Partie III, chap. 21
LITT D’IDEES
LECTURE LINEAIRE ISSUE DU PARCOURS N°2 :
Le plaidoyer de Polly Baker, Supplément au voyage de Bougainville, D. Diderot (1796 – posthume)
Dans ce dialogue philosophique, Diderot remet en cause certaines institutions et mœurs de son temps, notamment
à travers l’histoire de Miss Polly Baker dans la Nouvelle-Angleterre. Celle-ci est traduite en justice pour avoir eu des
enfants hors mariage, elle prononce son plaidoyer devant le tribunal.
Permettez-moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis une fille malheureuse et
2
pauvre, je n’ai pas le moyen de payer des avocats pour prendre ma défense, et je ne vous
retiendrai pas longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez prononcer
4
vous vous écartiez de la loi ; ce que j’ose espérer, c’est que vous daignerez implorer pour moi les
bontés du gouvernement et obtenir qu’il me dispense de l’amende. Voici la cinquième fois,
6
Messieurs, que je parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j’ai payé des amendes
onéreuses, deux fois j’ai subi une punition publique et honteuse parce que je n’ai pas été en état
8
de payer. Cela peut être conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois des lois
injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères, et la puissance législatrice peut
10
dispenser de leur exécution. J’ose dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en ellemême et trop sévère envers moi. Je n’ai jamais offensé personne dans le lieu où je vis, et je défie
12
mes ennemis, si j’en ai quelques-uns, de pouvoir prouver que j’aie fait le moindre tort à un
homme, à une femme, à un enfant. Permettez-moi d’oublier un moment que la loi existe, alors
14
je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j’ai mis cinq beaux enfants au monde, au péril de
ma vie, je les ai nourris de mon lait, je les ai soutenus par mon travail ; et j’aurais fait davantage
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pour eux, si je n’avais pas payé des amendes qui m’en ont ôté les moyens. Est-ce un crime
d’augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle contrée qui manque d’habitants ? Je
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n’ai enlevé aucun mari à sa femme, ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m’a accusée
de ces procédés coupables, et si quelqu’un se plaint de moi, ce ne peut être que le ministre à qui
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je n’ai point payé de droits de mariage. Mais est-ce ma faute ? J’en appelle à vous, Messieurs ;
vous me supposez sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais
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l’honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j’ai vécu jusqu’à présent.
THEATRE
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°1 :
Prologue (en intégralité)
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LOUIS. – Plus tard‚ l’année d’après
– j’allais mourir à mon tour –
j’ai près de trente-quatre ans maintenant et c’est à cet âge que
je mourrai‚
l’année d’après‚
de nombreux mois déjà que j’attendais à ne rien faire‚ à tricher‚ à ne plus savoir‚
de nombreux mois que j’attendais d’en avoir fini‚
l’année d’après‚
comme on ose bouger parfois‚
à peine‚
devant un danger extrême‚ imperceptiblement‚ sans vouloir
faire de bruit ou commettre un geste trop violent qui
réveillerait l’ennemi et vous détruirait aussitôt‚
l’année d’après‚
malgré tout‚
la peur‚
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre‚
malgré tout‚
l’année d’après‚
je décidai de retourner les voir‚ revenir sur mes pas‚ aller sur
mes traces et faire le voyage‚
pour annoncer‚ lentement‚ avec soin‚ avec soin et précision
– ce que je crois –
lentement‚ calmement‚ d’une manière posée
– et n’ai-je pas toujours été pour les autres et eux‚ tout précisément‚ n’ai-je pas toujours été un homme posé ?‚
pour annoncer‚
dire‚
seulement dire‚
ma mort prochaine et irrémédiable‚
l’annoncer moi-même‚ en être l’unique messager‚
et paraître
– peut-être ce que j’ai toujours voulu‚ voulu et décidé‚ en
toutes circonstances et depuis le plus loin que j’ose me
souvenir –
et paraître pouvoir là encore décider‚
me donner et donner aux autres‚ et à eux‚ tout précisément‚
toi‚ vous‚ elle‚ ceux-là encore que je ne connais pas (trop tard
et tant pis)‚
me donner et donner aux autres une dernière fois l’illusion
d’être responsable de moi-même et d’être‚ jusqu’à cette extrémité‚ mon propre maître.
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°2 :
THEATRE
Louis face à sa mort (Partie 1, scène 10 – extrait)
40 LOUIS. […] Parfois, c’est comme un sursaut,
parfois, je m’agrippe encore, je deviens haineux,
42 haineux et enragé,
je fais les comptes, je me souviens.
44 Je mords, il m’arrive de mordre.
Ce que j’avais pardonné je le reprends,
46 un noyé qui tuerait ses sauveteurs, je leur plonge la tête
dans la rivière,
48 je vous détruis sans regret avec férocité.
Je dis du mal.
50 Je suis dans mon lit, c’est la nuit, et parce que j’ai peur,
je ne saurais m’endormir,
52 je vomis la haine.
Elle m’apaise et m’épuise
54 et cet épuisement me laissera disparaître enfin.
Demain, je suis calme à nouveau, lent et pâle.
56 Je vous tue les uns après les autres, vous ne le savez pas
et je suis l’unique survivant,
58 je mourrai le dernier.
Je suis un meurtrier et les meurtriers ne meurent pas,
60 il faudra m’abattre.
Je pense du mal.
62 Je n’aime personne,
je ne vous ai jamais aimés, c’était des mensonges,
64 je n’aime personne et je suis solitaire,
et solitaire, je ne risque rien,
66 je décide de tout,
la Mort aussi, elle est ma décision
68 et mourir vous abîme et c’est vous abîmer que je veux.
Je meurs par dépit, je meurs par méchanceté et mes70 quinerie,
je me sacrifie.
72 Vous souffrirez plus longtemps et plus durement que moi
et je vous verrai, je vous devine, je vous regarderai
74 et je rirai de vous et haïrai vos douleurs.
Pourquoi la Mort devrait-elle me rendre bon ?
LECTURE LINEAIRE ISSUE DE L’ŒUVRE INTEGRALE N°3 :
THEATRE
Le conflit des deux frères (Partie 2, scène 2 – extrait)
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ANTOINE. – Je n’ai rien, ne me touche pas !
Faites comme vous voulez, je ne voulais rien de mal, je ne
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voulais rien faire de mal,
il faut toujours que je fasse mal,
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je disais seulement,
cela me semblait bien, ce que je voulais juste dire
100 – toi, non plus ne me touche pas ! –
je n’ai rien dit de mal,
102 je disais juste qu’on pouvait l’accompagner, et là, maintenant,
104 vous en êtes à me regarder comme une bête curieuse,
il n’y avait rien de mauvais dans ce que j’ai dit, ce n’est pas
106 bien, ce n’est pas juste, ce n’est pas bien d’oser penser cela,
arrêtez tout le temps de me prendre pour un imbécile !
108 il fait comme il veut, je ne veux plus rien,
je voulais rendre service, mais je me suis trompé,
110 il dit qu’il veut partir et cela va être de ma faute,
cela va encore être de ma faute,
112 ce ne peut pas toujours être comme ça,
ce n’est pas une chose juste,
114 vous ne pouvez pas toujours avoir raison contre moi,
cela ne se peut pas,
116 je disais seulement,
je voulais seulement dire
118 et ce n’était pas en pensant mal,
je disais seulement,
120 je voulais seulement dire…
LOUIS. – Ne pleure pas.
122 ANTOINE. – Tu me touches : je te tue.
LA MERE. – Laisse-le, Louis,
124 Laisse-le maintenant.
LECTURE LINEAIRE ISSUE DU PARCOURS N°1 :
THEATRE
Lucrèce Borgia, Victor Hugo (1833) – Acte III, scène 3
DONA LUCREZIA. ‒ Attends, attends ! Mon dieu, je ne puis tout dire. Et puis, si je te disais tout, je ne
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ferais peut-être que redoubler ton horreur et ton mépris pour moi ! écoute-moi encore un instant. Oh !
Que je voudrais bien que tu me reçusses repentante à tes pieds ! Tu me feras grâce de la vie, n’est-ce
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pas ? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile ? Veux-tu que je m’enferme dans un cloître, dis ? Voyons,
si l’on te disait : cette malheureuse femme s’est fait raser la tête, elle couche dans la cendre, elle creuse
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sa fosse de ses mains, elle prie Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait besoin cependant, mais
pour toi, qui peux t’en passer ; elle fait tout cela, cette femme, pour que tu abaisses un jour sur sa tête
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un regard de miséricorde, pour que tu laisses tomber une larme sur toutes les plaies vives de son cœur
et de son âme, pour que tu ne lui dises plus comme tu viens de le faire avec cette voix plus sévère que
10 celle du jugement dernier : vous êtes Lucrèce Borgia ! Si l’on te disait cela, Gennaro, est-ce que tu aurais
le cœur de la repousser ! Oh ! Grâce ! Ne me tue pas, mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me
12 pardonner, moi, pour me repentir ! Aie quelque compassion de moi ! Enfin cela ne sert à rien de traiter
sans miséricorde une pauvre misérable femme qui ne demande qu’un peu de pitié ! ‒ un peu de pitié !
14 Grâce de la vie ! ‒ Et puis, vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce serait vraiment lâche ce
que tu ferais là, ce serait un crime affreux, un assassinat ! Un homme tuer une femme ! Un homme qui
16 est le plus fort ! Oh ! Tu ne voudras pas ! Tu ne voudras pas !
GENNARO, ébranlé. ‒ Madame…
18 DONA LUCREZIA. ‒ Oh ! Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit dans tes yeux. Oh ! Laisse-moi pleurer
à tes pieds !
20 UNE VOIX au-dehors. ‒ Gennaro !
GENNARO. ‒ Qui m’appelle ?
22 LA VOIX. ‒ Mon frère Gennaro !
GENNARO. ‒ C’est Maffio !
24 LA VOIX. ‒ Gennaro ! Je meurs ! Venge-moi !
GENNARO, relevant le couteau. ‒ C’est dit. Je n’écoute plus rien. Vous l’entendez, madame, il faut
26 mourir !
DONA LUCREZIA, se débattant et lui retenant le bras. ‒ Grâce ! Grâce ! Encore un mot !
28 GENNARO. ‒ Non !
DONA LUCREZIA. ‒ Pardon ! écoute-moi !
30 GENNARO. ‒ Non !
DONA LUCREZIA. ‒ Au nom du ciel !
32 GENNARO. ‒ Non !
Il la frappe.
DONA LUCREZIA. ‒ Ah !... tu m’as tuée ! ‒ Gennaro ! Je suis ta mère !
LECTURE LINEAIRE ISSUE DU PARCOURS N°2 :
THEATRE
Le Malentendu, Albert Camus (1944) – Acte I, scène 3
MARIA. ‒ Jan, je ne puis croire qu’elles ne t’aient pas reconnu tout à l’heure. Une mère
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reconnaît toujours son fils.
JAN. ‒ Il y a vingt ans qu’elle ne m’a vu. J’étais un adolescent, presque un jeune garçon. Ma
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mère a vieilli, sa vue a baissé. C’est à peine si moi-même je l’ai reconnue.
MARIA, avec impatience. ‒ Je sais, tu es entré, tu as dit : « Bonjour », tu t’es assis. Tu ne
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reconnaissais rien.
JAN. ‒ Ma mémoire n’était pas juste. Elles m’ont accueilli sans un mot. Elles m’ont servi la bière
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que je demandais. Elles me regardaient, elles ne me voyaient pas. Tout était plus difficile que
je ne l’avais cru.
10 MARIA. ‒ Tu sais bien que ce n’était pas difficile et qu’il suffisait de parler. Dans ces cas-là on
dit « c’est moi », et tout rentre dans l’ordre.
12 JAN. ‒ Oui, mais j’étais plein d’imaginations. Et moi qui attendais un peu le repas du fils
prodigue, on m’a donné de la bière contre mon argent. J’étais ému, je n’ai pas pu parler.
14 MARIA. ‒ Il aurait suffi d’un mot.
JAN. ‒ Je ne l’ai pas trouvé. Mais quoi je ne suis pas si pressé. Je suis venu ici apporter ma
16 fortune, et si je le puis, du bonheur. Quand j’ai appris la mort de mon père, j’ai compris que
j’avais des responsabilités envers elles deux et, l’ayant compris, je fais ce qu’il faut. Mais je
18 suppose que ce n’est pas si facile qu’on le dit de rentrer chez soi et qu’il faut un peu de temps
pour faire un fils d’un étranger.
20 MARIA. ‒ Mais pourquoi n’avoir pas annoncé ton arrivée ? Il y a des cas où l’on est obligé de
faire comme tout le monde. Quand on veut être reconnu, on se nomme, c’est l’évidence même.
22 On finit par tout brouiller en prenant l’air de ce qu’on n’est pas. Comment ne serais-tu pas traité
en étranger dans une maison où tu te présentes comme un étranger ? Non, non, tout cela n’est
24 pas sain.
JAN. ‒ Allons, Maria, ce n’est pas si grave. Et puis, quoi, cela sert mes projets. Je vais profiter de
26 l’occasion, les voir un peu de l’extérieur. J’apercevrai mieux ce qui les rendra heureuses.
Ensuite, j’inventerai les moyens de me faire reconnaître. Il suffit en somme de trouver ses mots.
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