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PHILO - Synthèse complète

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PHILOSOPHIE
Table des matières
PHILOSOPHIE
1
TABLE DES MATIERES
1
I.
CHAPITRE 1 : LA QUESTION DE LA PRATIQUE
2
A.
B.
1.
C.
1.
2.
I)
II)
3.
PRATIQUE ET TECHNIQUE
PRAXIS ET POIESIS
LES SENS DU « POLITIQUE »
PRAXIS ET THEORIA
SUPERIORITE DE LA SAGESSE THEORIQUE SUR L’HABILETE POLITIQUE
PRIMAT DE LA PRAXIS COMME TRANSFORMATION – PRODUCTION ET AUTONOMIE
Pensée, idée, idéologie
Sens de l’autonomie
TENSION ENTRE SCIENCE SOCIALE, PHILOSOPHIE ET POLITIQUE
3
4
5
6
6
7
10
12
12
II.
CHAPITRE 2 : LA PHILOSOPHIE ENTRE SENS COMMUN, SCIENCE (SOCIALE) ET CRITIQUE
14
A. POURQUOI A-T-ON BESOIN DE PHILOSOPHIE ?
14
1. PHILOSOPHIE, SENS COMMUN ET BON SENS
14
NOTES COMPLEMENTAIRES : LA NAISSANCE CONJOINTE DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA DEMOCRATIE
15
2. TROIS CONCEPTIONS DE LA SAGESSE
16
I) La sagesse comme conscience de son ignorance : Socrate
17
II) La sagesse comme maîtrise de soi
18
III) La sagesse comme savoir du Tout
18
3. LA PHILOSOPHIE COMME AUTO-REFLEXION DE LA RAISON : KANT
19
B. LA PHILOSOPHIE, UN DOMAINE SANS UNITE ?
22
1. LA PHILOSOPHIE COMME CHAMP DE BATAILLE
22
2. METAPHYSIQUE ET POSITIVISME
23
I) Métaphysique
23
II) Positivisme
25
3. APPRENDRE LA PHILOSOPHIE ?
26
C. QUELS RAPPORTS ENTRE PHILOSOPHIE ET SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES ?
27
1. UN DIFFEREND ENTRE PHILOSOPHIE ET SOCIOLOGIE ?
27
2. UN DILEMME DE LA SOCIOLOGIE : FAITS ET VALEURS
28
3. UNE INTERPRETATION RATIONALISTE DE LA DIFFERENCE ENTRE FAITS ET VALEURS : LA PHILOSOPHIE CRITIQUE DE
KANT
31
I) Philosophie pratique : l’impératif catégorique
31
II) Philosophie politique : l’histoire comme progrès du droit
33
III.
CHAPITRE 3 : L’IDEE DE PHILOSOPHIE POLITIQUE ET L’IDEE POLITIQUE DE LA PHILOSOPHIE 34
A.
B.
C.
PHILOSOPHIE DE LA POLITIQUE ET POLITIQUE DE LA PHILOSOPHIE
LE RATIONNEL ET LE RAISONNABLE
SAGESSE OU EMANCIPATION
IV.
CITATIONS
34
36
36
37
1
I.
CHAPITRE 1 : La question de la pratique
La philosophie est une discipline théorique qui obéit à des conditions pratiques. On se
pose alors la question du lien de la philosophie à la pratique et du sens de la pratique. Il est
utile de se demander quelle est son utilité.
Cette question indique certains enjeux du rapport de la philosophie comme ‘philosophie
pratique’ à la scientificité des sciences sociales et politiques.
GEORGES CANGUILHEM : « La fonction de la philosophie est de compliquer l’existence ».
Cela signifie qu’elle a pour but :
a) de rendre l’existence plus intense ;
b) d’être plus attentif à la complexité de la philosophie et dont nous n’en avons pas
conscience ;
c) de rendre l’existence moins abstraite, moins simpliste et moins indifférente à ce qui
l’entoure et qui peut lui donner un sens.
On confond souvent théorie et abstraction ainsi que pratique avec concret. Les vérités
théoriques ont des conséquences pratiques concrètes et toute
pratique se réfère à des règles théoriques.
KANT était contre l’idée que ce qui est vrai en théorie est faux en
pratique : selon lui, ce qui est faux en pratique ne peut être vrai en
théorie, mais relève d’une théorie incomplète ou partielle.
Dans notre vie quotidienne, les objets techniques reposent sur des
savoirs scientifiques purement théoriques et complexes à
comprendre. Sans ces savoirs abstraits, il n’y a pas d’objets
technologiques concrets.
Familièrement, abstrait est utilisé avec de la valeur théorique dans le sens qu’on ne peut
pas toucher ou percevoir : ce sens n’a clairement rien de péjoratif. Une théorie peut
n’entretenir aucune relation perceptible avec la réalité quotidienne et avoir des
conséquences concrètes considérables, comme la physique quantique par exemple.
Abstrait = faire abstraction d’éléments importants. Ce peut être un sens légitime car la
modélisation scientifique exige que le modèle théorique destiné à expliquer le réel fasse
abstraction de paramètres que la pratique devra prendre en compte et réintroduire pour
appliquer le modèle.
L’objection faite à la philosophie est qu’elle est trop abstraite, trop théorique, trop éloignée de
la pratique.
Pour GASTON BACHELARD, les objets techniques sont des théories matérialisées. La
puissance technique exige l’élaboration et la complexité théorique, on ne peut donc plus
opposer théorie et utilité.
La philosophie se positionne du côté de la pratique, en tant que celle-ci ne peut se déduire
simplement du savoir scientifique : la philosophie réfléchit sur les sciences tout en se posant
la question du sens. Elle est la discipline qui pose la question « à quoi bon ? » et affronte les
questions du sens, de la valeur, de la justification, en se demandant « à quel droit ? ».
Pour HANNAH ARENDT, la philosophie pose la question de ‘l’utilité de l’utilité’ et s’assure que
ce à quoi la technique est utile a une valeur en soi : il lui faut interroger la valeur de l’utilité, qui
ne suffit pas à donner un sens à l’action et à l’existence.
Chez certains philosophes, le terme pratique a pu acquérir un sens qui se rapproche du mot
moral. Chez KANT, la pratique était synonyme de moral et l’a amené à faire une analyse de
2
la raison morale : à ses yeux, la raison porte en elle une loi morale et une raison pratique –
mais c’est une idée fort controversée par d’autres philosophes.
CHAÏM PERELMAN et JOHN RAWLS se sont interrogées sur la distinction entre le rationnel
et le raisonnable :
Rationnel
Raisonnable
Logiquement nécessaire.
Sage au sens de non excessif, réalisable.
La raison comme faculté logique de La raison comme estimation du possible :
démonstration :
déduction
des définition de ce qui peut être voulu en
conséquences nécessaires d’un proposition fonction de la réalisabilité du projet.
ou des moyens nécessaires d’un projet.
Le raisonnable = ajustement de ce qui est
Le rationnel = détermination logique de ce rationnellement souhaitable aux contraintes
qui doit être voulu en fonction de la des circonstances et aux limites du possible,
connaissance de la vérité ou d’une nécessité aux dispositions du sens commun (prise en
morale.
compte de la recevabilité du rationnel).
Position conservatrice : Blaise Pascal
= Il faut accepter la déraison humaine et
ne pas chercher à changer l’ordre du monde.
« Les hommes sont si nécessairement fous,
que ce serait être fou, par un autre tour de
folie, de ne pas être fou ».
Position réformatrice : Kant
= Il faut réaliser pratiquement les
commandements de la raison.
« J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien
à cette expression dont uses des hommes
sensés : un certain peuple n’est pas mûr
pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire
terrien ne sont pas encore mûrs pour la
liberté ; et de même aussi les hommes ne
sont pas encore mûrs pour la liberté de
conscience ».
A. Pratique et technique
Cette introduction nous montre principalement que la philosophie est partout autour de nous
dans le langage courant. Nous confondons souvent la théorie avec l’abstraction et la pratique
avec le concret.
En réalité, les vérités théoriques ont des conséquences pratiques tout à fait concrètes, et toute
pratique se réfère à des règles théoriques.
c Dans le langage courant
Pratique signifie d’usage facile, par opposition à technique qui signifie d’usage compliqué. Une
pratique est une activité reposant sur une expérience (elle n’a pas de caractère
mécanique) qui permet de produire quelque chose d’utile à la vie et intimement lié à des
valeurs qui lui donnent un sens.
ð Pour KANT, le mot pratique est synonyme de moral : dans Critique de la raison
pratique, il distingue la philosophie théorique (que puis-je savoir ?) de la philosophie
pratique (que dois-je faire ?).
Une technique peut être d’un usage difficile qui la réserve à des techniciens. C’est un procédé
codifié qui permet d’obtenir un effet, qui n’est pas rattachée à une valeur morale : une
technique peut servir des fins bonnes ou mauvaises, voire même inutiles ; ce qui la
caractérise, c’est son efficacité.
La technique est la science des moyens qui permettent d’atteindre des buts donnés, la
pratique quant à elle est une action qui implique une réflexion sur ses buts, une conscience
de la valeur morale de ces buts.
Certains penseurs du XXe siècle ont proposé une critique d’ensemble de la technique, comme
vecteur de régression de l’humanité. Puisque la technique est neutre quant aux buts
3
poursuivis, le progrès technique est un développement sans but, sans fin et qui conduit
l’humanité à vivre sans but et à se consacrer à des activités dépourvues de significations.
Étant donné que le progrès technique consiste à réaliser tout ce qui est possible de réaliser,
sans obéir à aucune norme que celle de la réalisabilité, il est littéralement insensé et
dévastateur.
ð Pour HEIDEGGER, depuis plusieurs siècles, l’homme a une position entièrement
nouvelle dans le monde et par rapport à celui-ci. Il va se trouver de plus en plus
étroitement cerné par les forces des appareils techniques et automates : ces
puissances ont débordé la volonté et le contrôle de l’homme car elles ne procèdent
pas de lui.
La technique exprime une volonté de puissance, une ‘volonté de volonté’ qui n’a d’autre but
que sa propre expansion. Elle n’est plus pour l’homme un moyen qu’il pourrait maitriser et fait
entrer la société dans une nouvelle dimension d’existence assignant l’homme à un destin qu’il
doit assumer.
ANDRÉ LEROI-GOURHAN souligne que le danger naît de la façon dont le système social
s’est mis en place lors de la sédentarisation néolithique. La révolution industrielle n’a pas suffi
à abolir les contraintes négatives nées du dispositif techno-économique agrico-métallurgique
qui caractérise les sociétés humaines depuis le néolithique.
« L’homme, qui reste dans son corps un mammifère normal, se dédouble dans un
organisme collectif aux possibilités illimitées du cumul des innovations. Il devient
l’instrument d’une ascension techno-économique à laquelle il prête ses idées et ses bras.
L’homme y gagne une prise de possession du monde naturel, qui doit se terminer dans une
victoire totale, la dernière poche de pétrole vidée pour cuire la dernière poignée d’herbe
mangée avec le dernier rat.
Le groupe déjà planétaire n’a pas une forme différente de celle qu’offraient les petites
sociétés mésopotamiennes d’il y a 4000 ans ».
Les questions à se poser sont :
1) Dans quelles mesures ce processus est-il fatal ?
2) Dans quelle mesure peut-il être corrigé par les progrès techniques eux-mêmes et par
les nouvelles révolutions technologiques qui font suite à la révolution industrielle ?
3) L’organisation sociale hiérarchique caractéristique de l’âge agrico-métallurgique estelle vouée à être dépassée par l’expansion industrielle et l’entrée dans l’âge
numérique ?
4) Est-ce la technique qui détermine la forme des rapports sociaux ou faut-il considérer
qu’elle est elle-même prise dans les rapports sociaux qui lui donne sa forme et son
orientation ?
La thèse de la neutralité morale de la technique (HEIDEGGER) et celle de son caractère
de principe déterminant de l’évolution sociale (GOURHAM) peuvent être récusées au motif
que les techniques existantes ne peuvent être dissociées de ‘tout’ sociaux auxquelles
elles appartiennent et qui les rendent possible.
CORNELIUS CASTORIADIS a dit « aucun fait technique n’a un sens assignable s’il est isolé
de la société où il se produit ni détermine nécessairement les structures sociales ». Les
inventions techniques sont donc conçues et financées en fonction de certaines fins et dans un
but de profit, ceux-ci sélectionnant certaines possibilités et excluant d’autres.
B. Praxis et poièsis
Cela nous amène à une distinction faite autrefois par ARISTOTE entre praxis (pratique,
activité) et poièsis (production, fabrication) :
4
•
Poièsis : action qui a son but en dehors d’elle-même et
dont son moyen est la technè qui fait exister des choses n’étant
pas là avant.
La technè amène à l’existence qui n’existe pas de soi-même :
elle est le moyen de la poièsis, un objet artificiel d’un état nonnaturel.
Exemple : construire une maison.
•
Praxis : action qui a son but en elle-même et dont la vertu
est la phronèsis (prudence).
Exemple : la politique.
La prudence est la vertu de la praxis et contrairement à la
science, qui a pour objet ce qui est nécessairement tel qu’il est, la phronèsis a affaire à ce qui
est contingent, ce qui dépend de l’occasion et des circonstances. Elle n’a pas une
connaissance de l’expérience et saisit globalement une situation sans passer par les voies de
l’analyse et de la décomposition rationnelle.
ARISTOTE philosophait dans une société où le sens commun dévalorisation le travail, qui est
compris comme labeur, comme un ensemble de corvées nécessaires, comme étant la charge
des esclaves.
Il opposait au travail la liberté, la skholè, qui est le temps libre et le loisir : le temps libre chez
lui n’est pas un temps de repos mais un temps reconstituant la force de travail, qui se fait par
l’étude ou la philosophie, un temps qui n’est pas pressé par les urgences et nécessité de la
vie.
Le temps libre est une action qui obéit à son propre rythme.
Pour PLATON, ce qui caractérise les philosophes, est qu’ils ont le loisir de suivre le fil de leurs
pensées et leurs dialogues. Ils ne connaissent aucune contrainte autre que celle de leur désir
de trouver la vérité et ils prennent pour cela tout le temps qu’il leur faut.
On pourrait se demander alors si la distinction aristotélicienne entre praxis et poièsis ne repose
pas sur une conception aristocratique de l’action, qui sépare fortement celle-ci de la
satisfaction des besoins vitaux et sociaux liés à des fins extérieures.
PIERRE BOURDIEU nomme l’action ayant sa fin et son rythme en elle-même par l’illusion
scolastique : ceux qui exercent le travail de la pensée dans les conditions sociales de la skholè
ont une tendance à méconnaître les logiques pratiques.
è Les agents sociaux peuvent être des sujets intellectuels dont l’action pourrait être
comprise et jugée selon les critères d’une rationalité purement intellectuelle.
L’illusion scolastique se marque par une tendance à recouvrir les questions de vie ou de
mort, par des plaisirs de lecture et des jeux indéfinis d’interprétation : la pensée a sa fin
en elle-même en tant qu’elle est un jeu sans enjeu véritable. Tandis que la pratique n’a rien
d’un jeu qu’on joue par plaisir, cela fait plutôt partie d’une urgence vitale.
§ Toute pratique s’opère dans l’urgence.
1. Les sens du « politique »
Sens n°1
Politique <-> polis (cité) <-> espace commun <-> bien commun
(chose publique, res publica)
Deux grands pôles :
§ Pôle du bien commun : action commune, intérêt général (ou
public)
§ Pôle du pouvoir ou de la domination : stratégies de
puissance, monopole du pouvoir de l’Etat, guerre.
Polis signifie espace public de délibération en commun sur des objets
communs, une communauté de citoyens (hommes libres et égaux).
5
La politique signifie l’activité commune d’hommes libres et égaux
se rapportant à ce qui leur est commun.
Sens n°2
Sens n°3
Sens n°4
La politique est l’activité en vue du commun, de la gestion du
bien commun : le bien commun est différent de la volonté de tous
mais c’est une réalité objective indépendante des désirs et
imaginations individuelles ou collectives.
Le bien commun ne suppose pas une activité commune : la
connaissance du bien commun peut être la spécialité des (hommes)
politiques.
è Le bien commun comme tâche pouvant faire l’objet d’un
métier spécialisé
La politique signifie l’art du gouvernement : c’est la gestion des
intérêts communs ou publics par des gouvernants chargés de cette
mission.
C’est un art, une science, une technique de la direction de la cité.
C’est un moyen de se faire obéir, de détenir un pouvoir sur les
autres et des moyens et conditions de domination.
La politique est la stratégie de la puissance : c’est une direction
ou influence exercée sur la direction d’un groupement politique,
aujourd’hui l’Etat.
« Cela signifierait pour nous le fait de participer au pouvoir ou de
chercher à influer sur sa répartition, que ce soit entre Etats ou, au
sein d’un Etat, entre les groupes d’hommes qu’il inclut » Cf. MAX
WEBER.
Politique comme stratégie au service des intérêts et de la
puissance de l’Etat.
C. Praxis et theoria
1. Supériorité de la sagesse théorique sur l’habileté politique
Ni PLATON ni ARISTOTE ne tiennent la pensée pour jeu : celui-ci correspond à une détente
et il n’est donc pas capable de donner à la vie un contenu et un intérêt.
Aristote
Platon
La pensée est la praxis la plus pure.
Le philosophe détourne le monde terrestre
pour ressembler autant que possible à un
Le philosophe doit consacrer sa vie dieu ou au monde divin.
pensante à ce qui est éternellement, il ne
faut pas suivre ceux qui conseillent de
penser humain, puisqu’on est homme, et de
penser mortel, puisqu’on est mortel, il faut
plutôt se comporter comme un immortel.
Le loisir philosophique, l’enjeu spirituel de la connaissance de la vérité est une urgence
plus essentielle que l’urgence de la vie corporelle. Les loisirs philosophiques sont des
réalités éternelles qui permettent à l’homme d’atteindre le bonheur le plus élevé et
d’échapper aux douleurs d’une vie prisonnière du temps.
La praxis n’est pas la possibilité humaine la plus haute et l’humanité n’atteint sa plénitude que
dans la vie contemplative, consacrée à la theoria. L’activité la plus haute est celle de la
sophia, de la science devenue sagesse, de la compréhension profonde du monde et du
Bien, donnée par la connaissance rigoureuse du tout.
6
è La politique est la phronèsis par excellence : l’intelligence politique des situations
tient à ce que l’activité politique exclut le loisir. La politique est tenue par l’urgence, elle
a toujours d’autres buts en dehors d’elle-même.
La vie théorique, quant à elle, a purement sa fin en elle-même : elle se suffit à elle-même
et elle est capable d’une continuité et d’une permanence dont la politique est incapable.
Contre l’illusion scolastique, il est coutume de dire que la pratique en elle-même porte la trace
d’un intérêt spontané pour la théorie en tant que telle. Aux yeux d’AUGUSTE COMTE, la
faculté de s’étonner était le signe de l’existence en l’homme d’un besoin fondamental de
connaissance. Pour PIERRE BOURDIEU, le besoin de vérité n’a rien de spontané : c’est un
effet social qui ne surgit que dans des conditions sociales précises. Il disait « il n’y a pas de
force intrinsèque de l’idée vraie » : c’était une idée qu’il tenait de SPINOZA qui, lui-même,
pensait que l’idée vraie portait en elle ce qui obligeait à la reconnaître comme vraie et avait
cette force intrinsèque de s’indiquer et de pouvoir reconnaître comme vraie.
La pratique et la recherche scientifique ne peuvent cependant être comparée à une simple
idée vraie : BOURDIEU souligne que la science est une institution sociale dont l’existence
dépend des conditions qui lui permettent d’avoir une autorité et de créer un besoin de vérité.
è « La sociologie vraiment scientifique est une pratique sociale qui, sociologiquement,
ne devrait pas exister ».
A ses yeux, les êtres humains sont incapables de s’adonner à des enquêtes sociologiques qui
leurs révéleront des vérités désagréables sur eux-mêmes et sur les vrais mobiles de leurs
comportements. L’homme a toujours une tendance ou un intérêt social et il n’est pas
réellement intéressé par la connaissance du vrai.
Il précise donc la vulnérabilité sociale du savoir scientifique et le caractère socialement
conditionné de la rationalité : « On ne peut donner au discours scientifique quelque force réelle
qu’à condition d’accumuler sur lui la force sociale qui lui permette de s’imposer ». De plus, il
dit que que la vérité ne devient comme telle une véritable force seulement lorsque les
circonstances sociales créent un ‘intérêt de désintéressement’.
2. Primat de la praxis comme transformation – production et
autonomie
Ce qui se reflète de façon directe ou indirecte dans l’idée d’une supériorité de la vie théorétique
sur la vie pratique, c’est une division des classes assez majeure – chez les philosophes
antiques se reflète indirectement là-dedans l’institution de l’esclavage.
è Ils peuvent consacrer leur temps aux loisirs seulement parce qu’il y en a d’autres qui
travaillent pour eux.
Il y aurait une tension entre une thèse universaliste (essence humaine commune à tous les
hommes et excellence humaine qui est le pôle de toute vie humaine) et au fait que la vie
théorétique soit réservée à un petit nombre d’individus.
ð Lien de corrélation avec l’Allégorie de la Caverne de PLATON : elle a un sens
métaphysique (le vrai monde est celui des idées et non le mondes sensible) et un
sens politique (le monde de la caverne est le monde politique).
Il y a une contradiction assez forte : il est demandé à tout homme d’être philosophe (tout
homme ne le peut pas néanmoins) et comme PLATON (seul lui le fait) prend cette difficulté
au sérieux, il dit que seul les philosophes ne travaillent pas, et propose quelque chose de
révolutionnaire car, parce qu’il veut résoudre la contradiction, il suggère la destruction totale
de l’institution familiale.
La position aristotélicienne peut être difficilement maintenue dans le contexte d’une
société industrielle et scientifique, où le travail occupe une place centrale et constitue un
élément de la valeur et de l’identité individuelle au titre de la contribution sociale de chacun.
7
Dans un contexte également où la pensée est tenue pour un travail théorique consistant à
produire des connaissances.
è La croyance en Dieu ne peut plus valoir comme une évidence rationnelle et
contraignante.
A partir des Lumières, les Modernes disent qu’on ne peut pas prendre pour argent comptant
la thèse de la supériorité théorétique : il ne faut pas développer une philosophie qui excepterait
une certaine catégorie d’individus de la condition humaine.
Ø C’est un renversement de la thèse de la supériorité théorétique en posant le primat de
la pratique/praxis : le premier représentant de ceci est KARL MARX.
Dans ses Thèses sur Feuerbach, il cite :
I.
C’est dans la praxis que l’homme doit prouver la vérité : l’effectivité et la
puissance, l’immanence de sa pensée,
II.
L’essence humaine n’est pas quelque chose d’abstrait qui réside dans l’individu
unique : dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux,
Il n’y a pas d’essence humaine séparée de l’histoire, ce qui définit l’humanité c’est l’ensemble
des rapports sociaux, un ensemble d’activités pratiques. La pensée ne plane pas au-dessus
de la vie pratique mais naît de celle-ci et doit prouver sa vérité dans l’activité pratique, et en
particulier dans l’activité politique.
III.
Toute vie sociale est essentiellement pratique : tous les mystères qui incitent la
théorie au mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et
dans la compréhension de cette praxis,
IV.
Les philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières :
ce qui est important, c’est de le transformer.
Pour MARX, il faut absolument rapporter la théorie à ses conditions matérielles de production,
au type d’activité pratique dans laquelle elle s’insère et prend forme, et dont elle est le reflet.
è Les philosophes classiques produisent une ‘image imaginaire’ de ce qu’est leur propre
pensée et activité.
Exemple : en adoptant le type de lecture de ce que produit MARX et en lisant les stoïciens,
on voit que ceux-ci ont des façons de sublimer une impuissance politique (sagesse =
impuissance politique). La signification pratique, pour les stoïciens, est une impuissance totale.
Du point de vue de MARX, ce qui fait que les stoïciens ne sont pas aussi grands que PLATON,
est que leur pensée est politiquement puissante comparée aux stoïciens ou épicuriens.
Cela ne suffit pas d’interpréter le monde et de croire l’interpréter alors que toute interprétation
est une prise de position pratique : ces interprétations dépourvues de signification pratique
n’existent pas.
DESCARTES a dit : « Il faut changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». Toute la leçon
de la sagesse antique, après PLATON et ARISTOTE, se résume dans cette phrase.
2 précisions :
- C’est une maxime de morale provisoire en attendant d’avoir une science plus parfaite,
- Donner la philosophie en montrant que Galilée à raison et douter de tout.
La science nous rendra ‘comme maître et possesseur’ de la nature : il y a un projet de
transformation de la nature, selon lui.
Les deux propositions tiennent ensemble car il n’identifie pas la nature et l’ordre du monde :
maîtriser la nature signifie connaître les lois de la vie, de la matière et agir en conséquence.
ð Dualité entre l’élaboration de la science pour maîtriser techniquement la nature
et renoncement pour changer l’ordre du monde car il est la résultante de l’action et
l’interaction d’une quantité innombrable de liberté.
L’ordre du monde naît de l’action des désirs humains et regarder ce qu’il est, représente le
désordre de nos désirs : ces désirs naissent d’une nature humaine et des conditions sociales
qui les produisent.
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En disant cette phrase, il propose un modèle solidaire de deux possibilités pouvant aller
ensemble :
a) Il y a un ordre du monde qui naît du désordre des désirs (tous les libéraux
penseront à ça sous la notion de l’ordre du marché qui produit sa propre régulation),
b) L’ordre du monde est imposé par la puissance d’une volonté souveraine imposant
des lois à un monde désordonné : c’est théorisé et mis en oeuvre par la monarchie
absolue.
Faut-il accepter le monde tel qu’il est ou partir de la volonté de le changer ? La vie théorétique
résulte donc en réalité d’une décision première qui a été d’ordre pratique.
Transformer le monde suppose de le connaître pour savoir si et comment il est transformable.
ð Remplacer l’abstraction de l’individu par une analyse des conditions sociales qui
produisent ou non certaines types de désirs (les classes sociales).
MACHIAVEL avait déjà adopté cette position en considérant que la vie humaine la plus haute
était la vie politique : il fut l’un des premiers à produire une analyse des désirs humains selon
la vie politique. Pour lui, il faut mener la lutte des classes (combat entre le parti plébéien et le
parti aristocratique s’efforçant de détruire la démocratie florentine) contre les grands de ce
monde.
Cette distinction peut être comprise autrement : le philosophe marxiste LOUIS ALTHUSSER
identifiant :
• Poièsis : production d’un objet (transformation d’une matière extérieure) ;
• Praxis : production de soi (transformation de soi-même) le sujet lui-même se
transforme dans sa propre action.
Il reformule la distinction aristotélicienne entre poièsis et praxis dans les termes d’une définition
de l’action comme travail (toute pratique étant selon lui la transformation d’une matière
première dans un produit).
è La praxis révolutionnaire avait pour but de produire un nouveau type de société qui
serait délivrée des rapports de dominations, donc, de la politique.
Il définit la théorie comme une forme de pratique spécifique : la pratique théorique serait un
processus de transformation d’une matière première, par des instruments théoriques
appropriés, en un produit théorique ayant forme et valeur de connaissances.
ð Il se réfère au marxisme léninisme et cette doctrine consiste à se transformer en un
exécutant sans discuter les conditions : « se laisser transformer par la haine qui fait de
vous une froide machine à tuer » disait CHE GUEVARA.
L’interprétation d’ALTHUSSER entre poièsis et praxis est un contresens : chez ARISTOTE, la
praxis n’est pas la production ou une transformation de soi au sens d’une production de soi (le
sujet ne se traite pas lui-même comme une matière première). Pour ARISTOTE, on peut se
transformer en devenant meilleur mais pas en devenant autre chose que ce que l’on était au
départ : ce qui se passe dans la praxis est le développement des meilleurs possibilités,
des plus hautes potentialités, mais sans se traiter soi-même comme une matière première,
ou comme un objet de production.
ð Il montre ce que peut être une des mauvaises tentations du primat de la pratique : une
technicisation de la pratique.
La politique se confond-elle avec la domination ? L’avis d’ARISTOTE est qu’elle était un des
lieux de la réalisation de l’excellence humaine, et la praxis pouvait amener à une amélioration
mais pas à une production de soi-même.
Il est vrai que chez Aristote, la praxis implique une amélioration de soi, mais celle-ci n’est pas
une transformation ou une production : elle est un accomplissement ou un épanouissement.
è « Quand je deviens meilleur, je m’épanouis mais je ne me transforme pas en autre
chose ».
9
Cette dispute tient également à la place que l’on accorde à la politique dans le domaine de la
praxis : ALTHUSSER pense à la praxis révolutionnaire et à ses yeux, la praxis a pour objet
de produire un nouveau type de société qui serait délivrée des rapports de dominations. La
notion de transformation de soi risque d’être une formulation trop confuse de l’idée d’une praxis
qui ne serait pas liée à une dévalorisation du travail : le sujet agissant qui veut se transformer
lui-même ne veut pas faire de lui un objet ou un produit qui serait à son propre service (comme
s’il était extérieur à lui-même), mais plutôt se corriger pour s’épanouir dans le sens d’un
développement de ses forces et qualités, un accroissement de ses possibilités, de son
intelligence et de sa liberté.
I)
Pensée, idée, idéologie
La tentation citée ci-dessus est solidaire à une vision de la pensée comme idéologie. Il y a
quatre notions qu’il faut distinguer :
o La pensée = activité de problématisation (MICHEL FOUCAULT) (correspond à la
philosophie),
La pensée au sens strict est le moment où l’on problématise les idées en tentant de les
expliciter et en les questionnant.
o Les idées = représentations ou croyances, voire valeurs et schèmes de
comportements (qui peuvent être inconscients),
Elles existent de manière diffuse, non cohérente, sans que nous en ayons forcément
conscience.
o La science = connaissance méthodique, mise à l’épreuve des démonstrations ou
expérimentations, qui dégage des lois = « les relations constantes qui existent entre
les phénomènes observés » (AUGUSTE COMTE)
Il s’agit de l’élaboration des problèmes qui reçoivent des solutions.
o L’idéologie = représentations ou croyances illusoires, non seulement erronées
mais susceptibles de résister à leur réfutation, soit parce que le contexte culturel,
social, communique une apparence d’évidence écrasante, soit par qu’elles satisfont
des intérêts ou des désirs dont la force est telle qu’elles conduisent le sujet à croire
qu’il a besoin de croire = « tout système d’idées produit comme effet d’une situation
initialement condamnée à méconnaître son rapport réel au réel » (CANGUILHEM)
L’idéologie suppose une mise en forme des idées et un certain niveau d’explicitation, de
cohérence ou d’élaboration discursive.
ð Un discours idéologique, par définition, ne satisfait pas aux conditions d’un discours
scientifique : il n’est également pas philosophique car il ne se problématise pas luimême.
Ce qui le caractérise est qu’il n’a pas le contrôle critique de lui-même : il est mis en forme de
manière relativement systématique et sans être capable d’une quelconque autoproblématisation et sans se remettre en question avec une analyse critique.
Exemple (idéologie au sens courant) : le discours nationaliste.
Pour MARX, ce sont des croyances illusoires qui répondent à une nécessité matérielle,
sociale et culturelle.
Exemple (idéologie au sens strict) : le marxisme léninisme ainsi que la façon dont les militants
ont refusé de croire en les crimes de Staline car ils étaient persuadés que le communisme
était possible.
Dans la tradition marxiste, on voit se développer cinq exemples de l’idéologie :
c L’idéologie comme religion
« La misère religieuse est l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère
réelle. La religion est l’âme d’un monde sans coeur, c’est l’opium du peuple. Exiger qu’il soit
renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une
situation qui a besoin d’illusions ». (MARX)
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c L’idéologie comme effet des formes de la vie sociale
« La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est
leur processus de vie réel. Et si, dans toute l’idéologie, les hommes et leurs rapports nous
apparaissent placés la tête en bas comme dans une chambre obscure, ce phénomène découle
de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la
rétine découle de son processus de vie directement physique ». (MARX et ENGELS)
c L’idéologie comme effet et vecteur de la domination
« Les pensées de la classe dominante sont aussi à toutes les époques, les pensées
dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle de la société est aussi la
puissance dominante spirituelle ». (MARX et ENGELS)
c L’idéologie comme méconnaissance de ses propres motifs
« Les héros trouvèrent dans les traditions strictement classiques de la République romaine les
idéaux et les formes d’art, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes
le contenu étroitement bourgeois de leurs luttes et pour maintenir leur enthousiasme au niveau
de la grande tragédie historique. » (MARX)
« L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment,
mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement
lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique ». (ENGELS)
« Cette liberté humaine que tous se vantent de posséder consiste en cela seul que les
hommes ont conscience de leurs désirs et ignorent les causes qui les déterminent ».
(SPINOZA)
c L’idéologie comme ensemble de représentations inconscientes, matérialisées
dans des pratiques et institutions, qui assurent la reproduction et la domination
« L’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles
d’existence ». (ALTHUSSER)
La tentation est de dire que l’on se trouve soit dans la science, soit dans l’idéologie et qu’il
n’existe que deux possibilités : cette tentation est clairement visible chez ENGELS. S’il n’y a
que de la science ou de l’idéologie, alors on sera tenté de remplacer l’idéologie par la science
et la praxis devient l’application de la science, donc la technique.
è Le danger serait de donner pour science qui n’en est pas : utiliser le prétexte de la
science pour faire taire les voix dissidentes.
Certains auteurs ont même dit qu’en politique, il n’y a que de l’idéologie donc il n’y a que des
prises de partis, des rapports de forces et que de la violence.
Il faut donc identifier les quatre aspects cités plus haut et continuer à élaborer le concept de
praxis qu’ARISTOTE a légué.
La pensée de CORNELIUS CASTORIADIS a aussi son importance là-dedans : il critique
essentiellement le marxisme et conserve l’idéal d’une société sans classe, radicalement
démocratique, mais dont il récuse le productivisme et la dimension technocratique.
« Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres
autonomies et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre
autonomie ». Dans la praxis, l’autonomie de l’autre (ou des autres) et à la fois fin et moyen :
elle vise le développement de l’autonomie comme fin et utilise dans ce but l’autonomie comme
moyen.
§ Les termes fins et moyens sont impropres au contexte : le schéma de fins et de moyens
appartient à l’activité technique.
La praxis est une activité consciente mais elle est autre chose que l’application d’un savoir
préalable : elle s’appuie sur un savoir qui est fragmentaire et provisoire ; la théorie émerge
constamment de l’activité elle-même.
11
II)
Sens de l’autonomie
Selon lui, l’autonomie correspond à la faculté de se donner à soi-même la loi (et pas
seulement l’absence de contrainte) : elle signifie que je ne suis pas contraint et qu’en plus,
j’obéis à la loi que je me suis donnée.
ð Le synonyme d’autonomie est auto-législation : l’autonomie est également une
capacité à avoir un comportement ordonné.
Le fait d’obéir à ses propres lois ne signifie pas que l’autonomie signifie n’en faire qu’à sa tête :
une personne autonome doit être capable de justifier son comportement qui obéit à des règles
qui sont les siennes.
§ Il y a une notion de responsabilité par rapport à soi et aux autres.
Pour être libre au sens de l’autonomie, il ne suffit pas de faire ce que l’on veut, mais il faut
aussi être capable d’avoir une volonté qui soit elle-même libre : il faut former sa volonté
de manière libre, une volonté libre est celle qui décide lucidement de son contenu.
La simple absence de contrainte est totalement compatible avec un état d’aliénation
(l’individu est régi par des désirs et des volontés qui le traversent et lui sont imposés par son
contexte d’existence sans qu’il en comprenne les causes ou le sens). L’autonomie est la
maturation de la décision et de la volonté par élucidation de ses motifs et sa situation,
par la compréhension de son sens, par la mise en question de son lien à la vérité.
Elle doit se réaliser dans toutes les sphères de l’existence sociale, y compris celle du travail :
la praxis est l’effort pour se ressaisir soi-même, pour être le sujet de sa propre action et pas
seulement l’exécutant d’un programme fixé par une tradition ou un supérieur hiérarchique.
L’autonomie correspond donc à l’idée d’une liberté positive qui est plus qu’une simple liberté
négative (absence de contrainte et état d’aliénation). La distinction entre les deux types de
liberté a deux sens bien précis :
1) Avoir le droit de faire = liberté négative vs. avoir le pouvoir effectif et les moyens de
faire = liberté positive ;
2) Indépendance = liberté négative vs. autonomie = liberté positive.
L’individu autonome n’est pas celui qui n’est pas soumis à la volonté de quelqu’un et seulement
à la loi, c’est celui qui se reconnaît dans la loi à laquelle il est soumis et qui obéit à sa propre
loi.
L’autonomie que définit CASTORIADIS ne peut être solitaire, elle est capable de naître que
dans un souci collectif pour l’autonomie et dans l’interaction des libertés individuelles. Une
autonomie individuelle exige l’autonomie d’autrui, il devient alors manipulateur : c’est celui qui
est avec autrui dans un rapport technique et n’est pas autonome mais tyrannique plutôt.
§ Un manipulateur ne se pose pas la question de la liberté de sa propre volonté, il vise
plutôt la puissance et ne cherche pas les interactions rationnelles.
Il ne revient cependant pas à la position d’ARISTOTE : pour lui, la théorie ne peut être l’activité
solitaire d’un individu indifférent à l’autonomie des autres. La théorie est un moment de la
praxis comme activité de transformation : elle reste prise dans la praxis et ne s’élève pas
au-dessus d’elle car, à ses yeux, le savoir reste toujours fragmentaire et provisoire – aucun
savoir total n’est possible et on ne peut pas dépasser une phronèsis dans une sophia.
ð La praxis n’est pas une production de soi maos un travail d’autonomie, elle n’en reste
cependant pas moins une activité de transformation de donnée pour accroître une
liberté dont l’exigence naît de l’expérience de l’insatisfaction face au donné.
3. Tension entre science sociale, philosophie et politique
La difficulté qui se présente est de savoir ce que signifient les termes d’aliénation et
d’autonomie appliquées à la praxis.
12
L’homme libre, selon SPINOZA, est celui qui vit sous la seule dictée de la raison, qui est
conduite uniquement par celle-ci. Il n’est pas certain que la liberté de la volonté puisse
impliquer une transformation du donné et une auto-législation plutôt qu’une acceptation d’ordre
naturel.
La philosophie classique tend à définir la liberté comme une caractéristique de l’individu
rationnel.
Pour lui, l’autonomie pourrait donc être définie par la connaissance des lois économiques,
sociales et politiques (et non par l’auto-législation) : ce fut également la thèse d’AUGUSTE
COMTE qui imposa le terme de sociologie.
HANNAH ARENDT affirme quant à elle la distinction aristotélicienne en distinguant trois
domaines (et non deux, comme Aristote le faisait auparavant) :
§ Le travail : reproduction de la vie dans son cycle de consommation – domaine de
l’animal laborans, qui doit assurer les conditions de sa survie en tant qu’animal ;
§ L’oeuvre : production d’objets qui instaurent un monde durable et habitable – domaine
de l’homo faber, artisan et artiste ;
§ L’action : pouvoir d’initiative dans la concertation et la délibération en commun au sein
de l’espace public de la polis (cité) – domaine de l’histoire qui en résulte.
Celui-ci semble se confondre avec celui de la politique en son sens le plus noble, comme
recherche collective de la justice.
Cette distinction l’amène à formuler un diagnostic inquiet sur la condition moderne : la valeur
du travail envahi l’espace politique et écrase les espaces de l’oeuvre et de l’agir. L’espace du
monde durable et de l’agir politique sont noyés sous une conception de l’existence humaine
qui réduite celle-ci au cycle du travail et de la consommation : cela réduit l’agir politique à
une gestion technocratique des conditions économiques de la production.
Pour elle, le marxisme et le libéralisme seraient unis par un économisme : on a alors une
tension, une contradiction entre la conception du travail qui fait l’épanouissement humain
et a contrario, la conception du travail qui fait de lui une corvée, une nécessité, qui est
contraire au royaume de la liberté.
Concernant MARX, il est essentiellement d’accord avec ARISTOTE car pour lui, le travail =
praxis. La liberté du travail est une liberté vide, un passe-temps :
- C’est un travail dépourvu de sens qui est autre qu’une nécessité à la vie humaine ;
- Ce sont des actions futiles dont le seul sens est de passer le temps.
Une société partageant leur existence entre un travail dont le seul intérêt est la
rémunération et des loisirs qui ne sont que des passe-temps est une société
dépourvue de sens.
Objection faite concernant Hannah Arendt.
L’objection est centrée sur sa distinction entre le travail, l’oeuvre et l’action :
1) Elle méconnait le lien entre le travail et la socialisation dans les temps modernes ;
2) Elle méconnait le fait que la technique contemporaine ouvre des possibilités de
transformation du travail ;
3) Elle méconnait le fait que la coopération sociale participe simultanément aux trois
domaines qu’elle distingue :
Dans la réalité, le travail, l’oeuvre et l’action sont toujours mêlés. Elles les présentent
comme des sphères séparées mais ils constituent réellement trois dimensions d’un seul et
même processus.
Elle se focalise trop sur un modèle antique alors qu’en fait, on se trouve face à un
mélange des trois : il n’y a pas de travail sans coopération et délibération.
Chez ARENDT, le domaine de l’action tend à se confondre avec celui de la politique :
action = recherche collective de la justice. Cependant, elle dit aussi que l’activité la plus
haute et peut-être même la plus pure dont tous les hommes soient capables est la pensée.
13
Elle émet une tension qu’ARISTOTE avait résolu en donnant la primauté à la vie
théorique.
ð La politique reste néanmoins à ses yeux la science maîtresse car elle dispose des
savoirs dont a besoin la cité.
II.
CHAPITRE 2 : La philosophie entre sens
commun, science (sociale) et critique
KANT distingue :
§ Philosophie théorique : celle qui pose la question de la portée de la connaissance ;
§ Philosophie pratique : celle qui pose la question des objectifs ou des buts de l’action,
synonyme pour lui de philosophie morale (une philosophie qui s’interroge sur ce qu’il
faut faire, sur nos devoirs, sur le sens moral ultime de notre conduite).
La philosophie pratique surgit au cours de nos pratiques quotidiennes : son but est d’expliciter
le sens commun de sorte qu’on puisse en dégager les intuitions valides de la langue, des
préjugés et des confusions qui les entourent.
La philosophie, dans sa pratique effective, se partage selon trois tendances :
1. Une élaboration d’un sens commun réfléchissant, rationnellement purifié : elle prend
en charge les questions les plus générales de l’existence et de la condition humaine ;
2. Une science de la logique ou une théorie de la rationalité, d’une logique de la
science ;
3. Une théorie critique qui accompagne les savoirs scientifiques : elle les interroge sur
la lumière de la situation historique où ils s’inscrivent et des intérêts d’émancipation qui
orientent l’action et la connaissance.
A. Pourquoi a-t-on besoin de philosophie ?
1. Philosophie, sens commun et bon sens
Pourquoi étudier la philosophie ? La justification la plus simple de la philosophie consiste à
dire :
a) D’une part, que tout le monde est philosophe, que tout le monde a une philosophie
au sens d’un certain nombre d’opinions philosophiques éparses, voire d’une vision du
monde plus ou moins diffuse et plus ou moins cohérente
b) D’autre part, qu’il est nécessaire de ne pas laisser cette philosophie spontanée à
l’état sauvage, à l’état d’une pensée confuse, irréfléchie, et qu’il convient de la cultiver,
de la faire passer à travers le filtre de la réflexion critique, de l’élaborer méthodiquement
ou systématiquement, de la transformer de fond en comble et de la reconstruire
intégralement sur base de nouveaux principes.
Plusieurs auteurs ont répondu également à cette question et chacun ont une vision des choses
bien différente.
Antonio Gramsci
On a tous une philosophie spontanée induite par le langage, le sens
commun et le bon sens, ainsi que la religion populaire.
Vaut-il mieux être passif ou actif et raisonner en philosophe avec des
techniques propres à la philosophie ?
La philosophie introduit la rationalité dans le sens commun et le bon
sens, elle les prolonge et les rend universels.
14
On peut définir la philosophie comme auto-critique du sens commun
dans le but de surmonter la limitation et l’aveuglement de l’idéologie
commune à un groupe social particulier et de parvenir à s’élever de
façon à sentir et penser communément à l’humanité toute entière
ayant en vue ses intérêts universels.
Socrate et Épictète La philosophie est là pour chercher une norme, une réponse à nos
conflits, se connaître soi-même.
Épicure
Le but de la philosophie est de trouver une vie heureuse pour celui
qui la pratique.
Aristote
On ne peut échapper à la philosophie même et surtout si on la
refuse.
Gramsci fait cependant une distinction importante entre :
• Sens commun : l’ensemble des croyances communes à une société, des évidences
partagées par une communauté historique ;
• Bon sens : forme spontanée, populaire, native ou naïve de la raison, de la faculté de
penser logiquement.
Notes complémentaires : la naissance conjointe de la philosophie
et de la démocratie
Politique et philosophie sont deux mots nés en Grèce ancienne dont il est important de
rappeler les contextes d’apparition.
Ces notions s’associent dans les textes à deux grands historiens qui lient la philosophie à des
grandes figures de la démocratie athénienne : Solon (HÉRODOTE), Périclès (THUCYDIDE).
HÉRODOTE a publié sous le titre d’istoria (enquête ou exploration et qui a fini par signifier
histoire) un récit des guerres qui ont opposé les Perses et les Grecs au début du Ve siècle.
La première occurrence connue du mot ‘philosophie’ se trouve dans son ouvrage, dans un
passage qui rapporte à une conversation entre le roi Crésus et Solon l’Athénien. Il s’en suit
une discussion autour de la question de savoir si le bonheur existe (la philosophie est
tacitement définie par la question de la vie bonne), à laquelle est apportée une réponse
tragique – suggérant les limites de la philosophie.
è Même si nous sommes loin de la politique, le dialogue met aux prises deux hommes
politiques tels que Crésus et le législateur Solon, dont ARISTOTE disait qu’il avait
fondé la démocratie car il avait élargi à la fois la composition et l’étendue des pouvoirs
de l’assemblée du peuple à Athènes.
Dans ce dialogue :
Ó Le roi Crésus
Il croit que le bonheur consiste dans la richesse et la puissance/domination.
Ó Solon
Pour lui, le bonheur réside dans la démocratie et la philosophie, qui signifie
étymologiquement l’amour du savoir ou de la sagesse. L’idéal politique, pour lui, n’est pas
l’accumulation de la richesse ou du pouvoir, mais le partage de celui-ci entre les membres
de la communauté et dans sa modération par la raison (le savoir), ou la sagesse – la
tempérance ou la limitation des désirs.
Le sage reste supérieur au tyran et une sagesse consciente de sa fragilité est plus heureuse
qu’une vie tyrannique asservie aux désirs qu’elle veut satisfaire.
Dans ce texte sont déjà présents :
- L’idée de la philosophie comme recherche de la vie bonne,
- L’incertitude quant à la possibilité du succès de cette quête,
- La tension entre le bonheur de la sagesse et le plaisir de la puissance,
15
-
Le lien complexe entre la philosophie et la politique.
THUCYDIDE a également associé la démocratie et la philosophie dans un de ses textes. Il
rapporte un discours de celui qui était le symbole de la démocratie athénienne, Périclès, le
leader du parti démocratique et le personnage politique le plus influent à Athènes de son
vivant.
Son discours est une oraison funèbre en l’honneur de soldats athéniens morts au combat et
ainsi un éloge de la démocratie : « Nous pratiquons la liberté dans notre conduite politique
en vue du commun », telle est la formule du régime démocratique. THUCYDIDE lui fait dire
également, à titre d’éloge de ce qui fait la grandeur de la démocratie : « Nous aimons le beau
sans extravagances et nous philosophons sans mollesses ».
ð Sans mollesse = sans que cela nuise à notre capacité d’agir, à notre capacité d’action
politique.
HANNAH ARENDT et CORNELIUS CASTORIADIS ont commenté ce texte en soulignant que
le verbe philosopher était un verbe intransitif qui marque une activité/état d’activité orientée
vers elle-même. Selon CASTORIADIS, il faudrait traduire, pour restituer la grammaire du
texte : « nous vivons dans et par l’amour du beau, nous vivons dans et par la philosophie. La
grandeur de la démocratie tiendrait à l’activité philosophique dans laquelle elle se réalise. »
Ø La démocratie serait ce régime politique qui aurait un lien privilégiée avec la
philosophie : un régime qui produit la philosophie, qui se réalise en elle, qui tient
l’activité philosophique pour un de ses mérites.
2. Trois conceptions de la sagesse
Étymologiquement, philosophie signifie ‘amour de la sagesse’ : la notion de sagesse se
partage dès l’antiquité entre un pôle théorique et un pôle pratique.
- Définition théorique de la sagesse : une science, une connaissance de soi
solidaire d’un savoir du Tout ;
- Définition pratique de la sagesse : correspond à ce que les Grecs appelaient
phronèsis et les Romains prudentia.
Historiquement, on choisit plutôt de se baser sur la première définition : sophia désigne un
savoir qui procure des compétences techniques.
è Le sophos est celui qui s’y connaît, qui maîtrise une technè : c’est aussi un des
premiers sens du mot sophiste, avant qu’il ne prenne une valeur péjorative et finisse
par désigner un maître de tromperie.
Le sophos est donc le savant, mais il n’est pas scientifique au sens moderne du mot : le savoir
qui définit la sagesse ne se dissocie pas d’une règle de vie et d’un état d’âme caractérisé par
la sérénité.
Ø Le sage est d’abord celui qui sait mener sa vie en évitant les malheurs, les excès
et les ressentiments.
La sagesse, interprétée comme la connaissance de soi, ou la vie examinée (selon SOCRATE)
peut être interprétée et développée dans plusieurs directions :
§ Un amour de la sagesse : qui, parce qu’il est désir de la sagesse, admet qu’il ne
possède pas ce qu’il désire (figure socratique de la philosophie comme ignorance
savante) ;
§ Une sagesse morale : au sens d’un mode de vie centré sur des techniques de soi
assurant la sérénité de l’âme, la modération des désirs et la maîtrise de soi ;
§ Une science métaphysique : la connaissance rationnelle du Tout.
16
I)
La sagesse comme conscience de son ignorance : Socrate
SOCRATE est le premier philosophie dialogique : il est parfois vu comme celui qui fonde la
philosophie au sens propre car il est le premier à lui donner la forme de questionnement ouvert
et la rationalité critique et réflexive.
ð Ce qui le caractérise surtout c’est qu’il n’est pas un maître de vérité, mais un praticien
de l’interrogation et de l’argumentation en commun.
Il est représenté comme un produit pur de la démocratie car il ne fait rien d’autre que hanter
la place publique pour y discuter avec les passants et interpeller les grandes figures politiques
et intellectuelles de son temps en leur demandant leur définition de la vertu, la piété, l’amitié,
etc.
Face aux sophistes, il exhorte les citoyens à se préoccuper de la vérité, de la justice et de la
vertu plutôt que d’une simple maîtrise rhétorique, d’influence sur la foule et de puissance
personnelle.
Il est là dans un but de mission morale qui se présente comme une forme de piété car elle
vise à accomplir la volonté divine qui est aussi une mission politique. Dans son Apologie, il
déclare : « il ne peut rien y avoir de plus avantageux à la République que mon zèle au service
du dieu : car toute mon occupation est de vous persuader, jeunes et vieux, qu’avant le soin du
corps et des richesses, avant tout autre soin, est celui de l’âme et de son perfectionnement ».
è PLATON présente SOCRATE comme le seul ‘vrai homme politique’ de son temps.
La contradiction entre philosophie et opinions collectives se manifeste dans l’accusation qui
lui est lancée de ne pas croire aux dieux de la cité, de ne pas partager les croyances
populaires : dans la défense qu’il prononce lors de son procès, il ne démontre jamais qu’il croît
aux dieux de la cité mais plutôt qu’il est pieux, au sens d’une piété fondée sur la raison.
Selon lui, servir les dieux ne consiste pas à leur rendre un culte dans le cadre d’une religion
étable, mais plutôt d’agir moralement et rationnellement, mener une existence conforme à ce
que doit souhaiter le dieu s’il est bien un dieu (un être moral et rationnel) :
- D’un côté, la sagesse humaine qu’il revendique se présente comme une mission
divine, comme l’obéissance à l’ordre d’un dieu ;
- D’un autre côté, il critique les croyances mythologiques des Grecs en les soumettant
à la norme de la raison commune : sa mission divine ne consiste en rien d’autre qu’à
développer une sagesse humaine.
La sagesse de SOCRATE se présente d’abord comme une simple conscience de son
ignorance : conformément à la devise « Connais-toi toi-même », il ne s’agit que de mesurer
ses propres limites.
Son ignorance savante peut s’entendre autrement que par un sens sceptique : comme une
ignorance qui est déjà une forme de savoir ou qui abrite en elle un savoir.
Ø Savoir que l’on ignore, c’est avoir un savoir (partiel, confus) de ce qu’on ignore : c’est
disposer d’un savoir – au moins implicite – qui permet de reconnaître la fausseté
du faux, et de départager l’essentiel et l’inessentiel.
Donc, l’incertitude socratique n’implique aucun scepticisme moral : il ne dit pas à proprement
parlé qu’il ne sait rien, mais plutôt que son savoir ne vaut pas la sagesse divine, qu’il n’est pas
un savoir ultime concernant l’essence des choses, mais un savoir ‘en route’ vers la vérité.
Cette modestie n’empêche pas un savoir moral déterminé qui est inscrit dans la pratique
même de la délibération rationnelle :
- D’une part, chercher la vérité par les moyens du dialogue argumenté implique que le
soucis de celle-ci prévale sur le désir de puissance et sur les rapports de force ;
- D’autre part, la modestie est elle-même une vertu morale : elle va de pair avec le
respect d’autrui.
17
Le soucis de vérité est donc un souci moral : la recherche désintéressée du vrai exclut
l’égoïsme et la violence et impose de renoncer au désir de domination et, plus généralement,
de modérer ses désirs.
Le refus du faux savoir va de pair avec un souci de justice : c’est la raison pour laquelle Socrate
affirme résolument la vérité de quelques certaines morales, qui sonnent aux oreilles de ses
contemporains comme des paradoxes :
O Nul n’est méchant volontairement ;
O Il vaut mieux subir l’injustice que la commettre ;
O Il ne faut pas rendre le mal pour le mal.
II)
La sagesse comme maîtrise de soi
Si la sagesse consiste en un savoir moral, il peut sembler son noyau est moins le savoir qu’un
mode de vie.
Le savoir et le discours philosophique sont nécessaires à la vie philosophique mais dans un
but pour délivrer l’âme de ses illusions, de ses peurs et des passions aliénantes. Puisque
l’essentiel est que l’âme soit délivrée de la peur de la mort et de ses désirs inutiles, nous
serons tenté alors de penser que le savoir n’est qu’un instrument de la fermeté de l’âme : la
sagesse est surtout un état d’âme défini par l’équilibre, l’ajustement des désirs au possible
et surtout au nécessaire, la maîtrise de soi, l’accord avec la nature, l’acceptation du sort.
Ø Cette perspective domine chez les stoïciens et les épicuriens : la sagesse est avant
tout un gouvernement de soi, elle réclame donc des exercices spirituels, des
‘techniques de soi’ et un mode de vie ascétique assurant la domination de la volonté
raisonnée sur les désirs confus du corps.
Le philosophe n’a donc pas besoin de tout savoir car ce dont il a réellement besoin est la
méditation des règles essentielles lui permettant d’affermir sa volonté, de ne désirer que le
nécessaire, de renoncer aux luxes inutiles, de vivre dans le présent sans avoir peur de la mort.
La définition purement morale de la sagesse comme maîtrise de soi conduit à marginaliser
la politique : dans la perspective stoïcienne, le sage se tient à l’écart de la vie politique où il
ne voit qu’un jeu de rôles à tenir avec dignité, mais sans engagement de la profondeur de son
être. De ce fait, si la politique ne concerne que les stratégies de puissance, tandis que la
philosophie se définit par l’idéal de la sagesse comme modération des désirs, renonciation à
la puissance, alors politique et philosophie sont éloignées l’une d’autre et s’opposent comme
recherche de l’accroissement du pouvoir (insatisfaction) et le renoncement à transformer le
monde (sérénité).
Le conservatisme politique sur lequel débouche la renonciation à changer l’ordre du monde
bute sur la question de savoir si la vie politique peut relever des équilibres naturels auxquels
la sagesse est supposée s’ajuster : l’idée d’une opposition entre la sagesse philosophique et
le désordre passionnel de la vie politique vouée à la lutte des volontés de puissance suggère
que la politique soit le domaine du déraisonnable.
III)
La sagesse comme savoir du Tout
La définition de la sagesse comme technique de soi oblitère une dimension essentielle de
celle-ci telle que l’avait pensée ARISTOTE après PLATON : la dimension d’une vie
théorétique (consacrée à la théorie) qui soit en tant que telle une praxis et trouve en elle-même
le principe d’un contentement et d’un épanouissement de soi.
Avec CASTORIADIS, on peut refuser de donner la primauté à la sophia sur la phronèsis et,
de façon anti-platonicienne et anti-aristotélicienne, faire de la théorie un moment d’auto-
18
élucidation de la praxis ; mais cela ne revient pas à faire de la théorie un simple instrument
d’une technique de soi, ni à nier la valeur intrinsèque de l’activité théorique.
De PLATON à LEIBNIZ, une immense tradition philosophique considère que la théorie est le
coeur de la sagesse et que la connaissance de soi doit se réaliser dans une connaissance du
monde et de l’être des choses.
Ø La sophia est un savoir, en son coeur.
La sagesse, comme modération des désirs et vie harmonieuse, naît de la connaissance de
l’harmonie du monde : ce n’est qu’en connaissant sa place dans le Tout que l’homme est
capable de se connaître lui-même et d’atteindre un état d’homéostasie qui définit le bonheur
du sage. C’est un état d’équilibre intérieur qui suppose la connaissance des équilibres
extérieurs : la perception du monde institue l’ordre au sein de l’âme.
Ce n’est que dans les Temps Modernes que l’idée d’une sagesse qui doit être le savoir du
Tout prend la forme de l’exigence de la construction d’un savoir véritablement systématique :
de DESCARTES à HEGEL s’impose alors l’idée que le savoir du sage doit prendre la forme
d’un système du savoir.
Dans son Introduction à la lecture de Hegel (apologie de l’hégélianisme), ALEXANDRE
KOJÈVE explique que le savoir du sage est total : se comprendre soi-même, être conscient
de soi au sens fort, c’est être cohérent ; mais la cohérence n’est possible que sous la forme
d’une connaissance systématique, organisée selon un pleine nécessité logique.
DESCARTES, le premier, avait formulé le programme d’une philosophie qui soit une science
déductive : il reprenait l’idée d’inspiration socratique selon laquelle « c’est proprement avoir
les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher » pour enfin
en conclure que la sagesse devait se réaliser sous la forme d’une construction méthodique de
l’enchaînement des savoirs scientifiques à partir de la démonstration rationnelle des premiers
principes de la connaissance certaine.
3. La philosophie comme auto-réflexion de la raison : Kant
KANT a conçu la tâche de la philosophie comme une critique de la raison : la philosophie
peut renoncer à la prétention d’être un savoir total sans devoir pour autant se contenter d’un
pragmatisme sceptique ou d’une éthique de la modération.
Elle constitue une discipline méthodique qui pose la question (épistémologique) des
conditions d’objectivité et des modes de validité de nos savoirs et de nos représentations
morales et politiques. Elle peut être comprise comme le prolongement du sens commun
(donc, le sens commun universel), si on se réfère à la définition des trois maximes de celui-ci
selon KANT :
o Penser par soi-même : maxime de la pensée sans préjugés ;
Penser par soi-même, c’est remplacer la passivité de l’opinion par l’activité de la raison, c’est
donc aussi, très souvent, penser contre soi-même. Il faut examine de manière critique les
préjugés qui influencent notre pensée spontanée.
C’est remplacer la passivité de l’opinion par l’activité de la raison.
o Penser en se mettant à la place de l’autre : maxime de la pensée élargie ;
C’est dans le dialogue, en me demandant si ce que je pense est acceptable pour les autres et
a une valeur universelle, que je peux échapper à la sphère de l’opinion.
Seuls le dialogue avec le passé et la connaissance de l’histoire qui nous porte nous permettent
de ne pas être prisonniers de notre situation historique, mais de la situer dans un horizon plus
large.
o Penser toujours en accord avec soi-même : maxime de la pensée conséquente.
Être conséquent est d’avantage qu’être cohérent. Un discours ne peut se contredire lui-même
(cohérence formelle) tout en contredisant les faits qu’il ignore délibérément (auquel cas il
relève de l’idéologie). Être conséquent ne consiste pas seulement à tenir un discours cohérent,
19
mais aussi à être globalement cohérent avec soi-même, à ne pas se mentir à soi)même et à
envisager et assumer les conséquences de ce que l’on estime devoir penser.
Ces maximes impliquent une idée du soi qui ne le confond pas avec l’individualité empirique
de chacun, mais entend sous ce terme la capacité d’être le sujet de sa pensée et de son
action, d’assumer une responsabilité en relation à des obligations de vérité envers soi et autrui.
Ø Il faut donc distinguer l’individu, la personne et le sujet.
Individu
Personne
Sujet
Chacun de nous est d’abord La personne, c’est le rôle Cela s’entend au sens où
un individu, en tant que tel que je joue. Elle est formée l’on parle à la fois d’être ‘le
distinct de tous les autres.
par le caractère et les sujet de ses actions’ et d’être
Il est une unité physique décisions réfléchies.
‘assujetti à la loi ou à des
définie par une multiplicité C’est le résultat de la façon devoirs’.
de particularités qui font sa dont
j’assume C’est
une
faculté
singularité :
héritage subjectivement, tout au long d’ouverture
à
une
biologique, date et lieu de de mon histoire, mon expérience
imprévisible
naissance, etc.
caractère
et
mes dont pourront naître des
ð Tout
cela
se responsabilités.
dettes et des obligations
compose pour former Si j’assume mon histoire et imprévues.
un caractère.
mes décisions, je suis une
personne :
un
sujet
d’imputation, défini par une
identité voulue et assumée.
Soi
Le soi désigne à la fois la dialectique du sujet et de la personne ou, selon GEORGE
HERBERT MEAD, du ‘je’ et du ‘moi’.
Le ‘moi’ est l’ensemble organisé des attitudes des autres qu’on assume soi-même, tandis
que le ‘je’ est la réaction de l’individu à l’attitude que les autres ont envers lui.
Le rapport à soi qu’est le sujet suppose le rapport à l’autre : être un sujet revient à se
rapporter à soi-même comme à un autre, aussi bien à se rapporter à autrui comme à un
autre soi-même.
Être un sujet, c’est pouvoir se décentrer de son propre point de vue subjectif et s’arracher à
sa subjectivité.
è CANGUILHEM désigne le sujet ainsi entendu comme une fonction subjective de
présence-surveillance.
Donc, à la lumière d’une définition du soi par la forme-sujet, le sens traditionnel de la sagesse
comme connaissance de soi et accord avec soi peut être prolongé et transformé dans une
idée de la philosophie qui remplace le projet de la sagesse comme équilibre par le projet
de l’autonomie rationnelle.
Il s’en suit alors une définition systématique de la philosophie, qui permet de comprendre sa
relation au sens commun et sa forme de discipline rigoureuse et méthodique, demandant un
apprentissage et une maîtrise de la technicité logique et conceptuelle : « La philosophie est le
système des connaissances philosophiques ou des connaissances rationnelles par concepts.
Telle est la notion scolastique de cette science. Selon sa notion cosmique, elle est la science
des fins dernières de la raison humaine ».
KANT se pose quatre questions concernant la philosophie :
- Que puis-je savoir ? (métaphysique) : question de la philosophie théorique ;
- Que dois-je faire ? (morale) : question de la philosophie ;
- Que puis-je espérer ? (religion) : question de la philosophie de la religion ;
- Qu’est-ce que l’homme ? (anthropologie) : résume les trois autres questions.
20
Ce qui définit la philosophie est qu’elle procède de manière purement rationnelle (en
appeler à la croyance) et par l’analyse des conceptions (la philosophie ne prétend pas établir
des fait par des enquêtes ou des expérimentations, mais plutôt clarifier les concepts avec
lesquels nous décrivons les faits et l’expérience).
Ø Le concept cosmique de la philosophie la définit comme une discipline tournée vers le
monde, qui s’intéresse au monde et peut intéresser tout le monde.
KANT ne définit pas la philosophie ainsi comprise comme la science des fins de la vie
humaine, mais comme la sciences des buts de la raison humaine. L’objet de la philosophie
est la rationalité et non la nature.
En philosophie, il s’agit uniquement de savoir quelles sont les fins fixées par la raison : de
définir avec précision les conditions de la rationalité théorique (objectivité des sciences)
et de la rationalité pratique (universalité de la morale).
ð Sa définition est typiquement moderne.
Les philosophes antiques auraient dit que les questions de la philosophie étaient « que doisje savoir ? » et « que puis-je faire ? ». KANT ne pose ni la question de l’utilité du savoir, ni la
question de la possibilité du bonheur : il pense que la philosophie doit examiner la question
de l’objectivité de la connaissance et définir les commandements moraux de la raison.
ð La question n’est pas : « comment être heureux ? », mais : « que demande la
raison ? »
L’exigence critique est au coeur de la philosophie de KANT : celle-ci reçoit le nom de
criticisme ou de philosophie critique car elle mène une critique de la raison. Or, sans être
positiviste, cette critique conduit à renoncer à l’espoir d’un savoir métaphysique
(transcendant) : elle vise à fournir un principe d’orientation dans la pensée. Il s’agit en situation
d’incertitude métaphysique, de comprendre rationnellement l’articulation de la pluralité des
savoirs, des normes, des croyances et des pratiques.
è Cette idée de la philosophie n’est pas partagée par l’ensemble des philosophes qui
sont venus après KANT mais il est permis de voir en elle une des coordonnées
décisives de la philosophie contemporaine.
Aussi bien, la philosophie kantienne n’a jamais cessé d’irriguer le débat intellectuel :
- Le kantisme français a profondément marqué la pensée républicaine,
- Le néokantisme allemand a constitué un riche courant philosophique,
- Des philosophes comme KARL POPPER ou JOHN RAWLS se sont définis euxmêmes comme des kantiens,
- Aujourd’hui encore, des philosophes s’inscrivent implicitement dans la filiation
kantienne.
D’un point de vue historique, KANT doit être situé dans la continuité du siècle des
Lumières : il donne la formulation la plus réfléchie et la plus exigeante qui soit de ce projet,
compris comme celui d’une autonomie rationnelle de l’humanité. Il le dissocie de toute
croyance naïve en un lien immédiat entre la science et le bonheur ; il le redéfinit comme une
critique de la raison et de ses pouvoirs.
Les Lumières veulent la diffusion ou la popularisation du savoir et refusent la subordination
du pouvoir temporel de l’Etat au pouvoir spirituel de l’Eglise catholique – dont elles
contestent certains dogmes ;
Elles sont partagées entre une tendance déiste et une tendance athée, violemment
antireligieuse.
21
B. La philosophie, un domaine sans unité ?
1. La philosophie comme champ de bataille
La philosophie est diverse mais aussi conflictuelle : elle est un champ de bataille, selon Kant.
Les philosophes ne sont quasiment d’accord sur rien :
c Sur les thèses qu’ils défendent
Spiritualisme
Matérialisme
Penseurs
PLATON, PLOTIN, DESCARTES, HEGEL. ÉPICURE,
DIDEROT,
MARX.
Affirmation
Le spirituel est réel et a son efficacité propre. Le spirituel n’existe que sous
Il possède différentes gradations et certains conditions matérielles, dans
affirment que la matière existe aussi mais la dépendance de la matière.
que les deux sont indépendants.
Version
Le spirituel peut exister seul.
Seule la matière est réelle,
radicale
Exemple : l’âme est immortelle.
tout ce qui existe est
matériel.
Réalisme
ARISTOTE,
ENGELS,
POPPER.
Affirmation
Nous ne connaissons le réel qu’à travers les Nous connaissons la réalité
idées que nous en avons.
indépendante de nous.
Version
Le réel n’est que notre représentation.
Notre esprit n’est que le
radicale
miroir du réel qui existe en
dehors de lui.
c Sur les méthodes d’argumentation
Telles que :
• Méthode logico-mathématique : SPINOZA, WITTGENSTEIN ET CARNAP,
• Analyse du langage ordinaire : WITTGENSTEIN, AUSTIN,
• Description des données de l’intuition : BERGSON, HUSSERL,
• Histoire conceptuelle ou diagnostic du présent : FOUCAULT, NIETZSCHE.
o Philosophie anglo-saxonne, logique et analytique : centrée sur l’analyse de la
grammaire logique des énoncés,
o Philosophie continentale, historisante et herméneutique : centrée sur les significations
de l’expérience, en particulier de l’expérience historique.
Penseurs
Idéalisme
DESCARTES, KANT.
c Sur les problèmes ou les objets qui doivent selon eux revenir à la philosophie
Il est important ici de souligner deux clivages majeurs :
Clivage historique
Clivage philosophique
Philosophie
antique
La
philosophie
comme
mode de vie.
Philosophie
Philosophie
médiévale
moderne
Philosophie
Philosophie
comme
comme
servante de la élaboration
théologie.
réflexive
des
conditions de
la
connaissance
scientifique et
morale.
22
Métaphysique
Positivisme
C’est assez sommaire comme séparation car il y a
toutes sortes de philosophies qui ne sont ni
métaphysiques ni positivistes.
La métaphysique et le positivisme sont deux
positions contraires dont l’opposition structure le
champ des disputes philosophiques.
2. Métaphysique et positivisme
I)
Métaphysique
La métaphysique prétend produire, par les moyens de la seule raison (et sans passer par
les moyens de la connaissance scientifique), une connaissance de ce qui dépasse toute
expérience du sensible.
Au sens strict, elle prétend fournir un savoir ultime concernant les causes premières et
les fins dernières.
ð L’origine et la fin du monde, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme.
La question typique qui se pose dans ce contexte a été formulée par LEIBNIZ : pourquoi y at-il quelque chose plutôt que rien ? Car Dieu ne peut pas ne pas être, qu’il est un être
transcendant, supérieur et extérieur à la nature du monde, qui ne peut être connu que par la
raison.
Il faut qu’il y ait un être qu’il soit tel qu’il soit nécessaire : parce que Dieu est nécessaire, s’il
n’existait pas, il n’y aurait pas de raison qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, car il n’y aurait
pas de cause dernière.
Les thèmes typiques concernant la métaphysique sont :
§ L’origine du monde,
§ L’existence de Dieu,
§ L’immortalité de l’âme.
Ce ne sont pas des objets surnaturels, au sens qu’ils viennent rompre l’ordre du réel ou relever
de l’inexplicable.
Dans un sens plus large et moins déterminé, elle correspond au savoir qui prétend trancher
sur des sujets qui dépassent les limites de l’expérience possible. Donc, c’est toute
position qui prétend se fonder sur un savoir ultime ou qui prétend décider des questions
auxquelles il n’existe aucun moyen de réponse logique, mathématique ou
expérimentale.
Avec l’apport de cette définition, on peut dire alors que le matérialisme est une position
métaphysique, car il prétend détenir un savoir absolu concernant le Tout, comme si nous
pouvions avoir une connaissance du Tout telle qu’elle nous permet de savoir ce qui n’est pas.
CONCLUSION
Il y a 2 sens différents au mot métaphysique.
Métaphysique
Premier sens
Deuxième sens
Toute pensée qui affirme l’existence de Toute pensée qui prend position sur les
réalités situées au-delà de l’expérience et questions métaphysiques, que ce soit de
des données naturelles.
façon affirmative ou négative.
En ce sens, le matérialisme = le contraire Le matérialisme et l’athéisme peuvent être
d’une position métaphysique.
vus comme des positions ‘métaphysiques’
car ils affirment seule la matière est réelle et
que Dieu ne peut pas exister.
Un autre sens plus dérivé de la métaphysique est celui d’HEIDEGGER : par ce terme, il entend
la méditation du caractère mystérieux de l’être en tant qu’il se dérobe à la science. L’être
n’est donc rien, il n’est pas un étant. Penser l’être et connaître l’être sont deux choses
distinctes, qui ne communiquent pas.
è Il finira par abandonner le terme métaphysique/philosophie pour désigner deux choses
distinctes.
Il oppose :
23
-
Pensée calculante : pensée rationnelle et scientifique,
Pensée méditante : pensée qui ne vise pas à dépasser le monde. La condition
humaine est finie, historique et temporelle, sans relation avec une éternité et ne
cherche pas un fondement de l’étant, contrairement à la métaphysique.
La métaphysique serait pour lui une ontothéologie, en ce sens qu’elle fonde en Dieu et
identifie l’être à Dieu.
Ø Elle fait de Dieu, qui n’est qu’un étant, la cause ou la raison d’être.
Le mot métaphysique a été forgé par les éditeurs d’Aristote. C’est un mot que l’on peut
utiliser rétroactivement pour désigner ce qui est la conception de la philosophie chez des
gens comme PLATON et ARISTOTE.
Exemple : l’Allégorie de la caverne.
C’est un accord des philosophes de dire que le platonisme est la métaphysique elle-même
et que la métaphysique est platonicienne. Cela correspond à une allégorie qui exprime
parfaitement la vision métaphysique du monde.
L’Allégorie de la caverne compare la condition humaine à celle des individus qui seraient
prisonniers d’une caverne. Ceux-ci sont à l’intérieur et enchainés d’une telle façon qu’ils ne
peuvent voir qu’une partie de la caverne. Derrière eux passent des gens qui transforment
des figurines, des statuettes cachées par un mur et éclairées par un feu se trouvant en
hauteur.
Les prisonniers attachés voient les ombres portées par ces figurines : ils entendent les voix
de ceux qui portent celles-ci. Les individus dans la caverne ne peuvent identifier l’origine
des figurines ni des sons et ils pensent que la réalité repose dans ce jeu d’ombres dont ils
ne comprennent pas le fonctionnement et les sources.
Ces prisonniers sont associés à l’être humain, et la caverne à la condition humaine : l’objectif
de la métaphysique est de nous faire de la caverne. Le monde que nous expérimentons est
un monde illusoire dont nous sommes prisonniers et dont nous devons nous détacher pour
accéder à la réalité.
REMARQUES :
Le point fondamental ici est l’opposition entre le caractère irréel du sensible et le fait que
seul l’intelligible est.
La thèse de PLATON est que la réalité sensible n’existe pas, mais qu’il s’agirait d’une réalité
dans un sens dégradé de l’expression. Il n’y a pas de véritable être car :
§ Il est relatif à la perception de chacun,
§ Il est multiple et donc aucune chose sensible ne ressemble parfaitement à une
autre,
§ Le sensible devient, il change au cours du temps, il s’use et ne reste jamais
identique à lui-même.
L’être ici correspond à l’être intelligible : c’est qui est réel dans le sensible, ce sont les idées.
C’est une structure intelligible, ce qui est reconnu par la raison et par l’intellect. Les idées,
dans ce cas-ci, c’est ce qui fait que les choses sont ce qu’elles sont.
Dans la caverne, les prisonniers ne voient pas des ombres de choses réelles, ce sont les
ombres des figurines que portent les marionnettistes. PLATON décrit l’ascension du
philosophe, car il découvre que la réalité est le monde à l’envers et il découvre la lumière
du soleil dans l’éblouissement et dans une ivresse particulière.
Il explique que ce qui rend la philosophie si insupportable pour le peuple est le fait que, sortir
de la caverne à nouveau, expliquerait au prisonniers qu’ils vivent dans une prison et que le
monde réel se trouve hors de celle-ci.
24
Le monde réel correspond à celui des idées et il est symbolisé par le monde extérieur. Le
monde des idées est surplombé par une idée supérieure, par l’idée des idées, qu’il appelle
l’idée du bien. Celle-ci est symbolisée par le soleil du monde réel : l’idée, c’est ce qui éclaire,
c’est ce qui fait que les choses ont pour nous un aspect, une apparence, un visage.
Le soleil quant à lui nous permet de voir les choses sensibles : c’est l’idée du bien.
Donc l’intelligible est le réel, et le sensible est l’irréel car il imite l’intelligible. Notre perception
du sensible, quant à elle, est relative à chacun de nous, aux époques, et aux sociétés qui
constituent le monde du sensible et l’imaginaire.
Même chez PLATON il y a des hésitations : parfois, il dit que le sensible imite l’intelligible,
tandis que d’autre il dit que le sensible participe à l’intelligible. Il y a donc deux façons de
comprendre PLATON :
a) Il y 2 mondes : le monde sensible (prisonniers) et le monde intelligible, le monde des
idées qui est le monde réel où l’âme ira après la mort.
b) Il n’y a pas vraiment deux ondes mais plutôt la structure réelle du monde se compose
de l’intelligible : le réel est l’intelligible et la structure profonde du réel sont les
mathématiques.
II)
Positivisme
Le positivisme, qui surgit au XIXe siècle avec AUGUSTE COMTE, se fonde sur le constat de
l’impossibilité de tout savoir autre que le savoir scientifique : ce n’est ni un athéisme, ni
un matérialisme.
ð Il ne prend pas position sur les questions métaphysiques, mais propose plutôt de les
abandonner comme insolubles et dépourvues de sens.
Il doit son nom à sa thèse centrale, qui est que toute connaissance au sens propre de ce mot
est connaissance positive, donc scientifique, une connaissance de faits, qu’ils soient
particuliers (événements, données) ou généraux (lois).
Comte va jusqu’à soutenir que la science, comme constatation des lois, exclut la recherche
des causes au sens où ce mot désignerait les raisons de ce qui est. La science n’explique pas
pourquoi les choses sont, elle se contente d’établir les lois auxquelles les phénomènes
obéissent.
è Les lois découvertes par la science décrivent les relations constantes entre
phénomènes.
La conséquence d’une telle perspective est donc que la philosophie n’a pas d’autre tâche que
d’être une épistémologie, au double sens d’une théorie de la science et d’une histoire des
sciences.
Dans son Cours de philosophie positive, il parle de la loi des trois états. Cette loi consiste
en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances,
passe successivement par trois états théoriques différents :
§ L’état théologique : ou fictif,
L’esprit humain se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et
continue d’agents surnaturels.
§ L’état métaphysique : ou abstrait,
Ce n’est qu’une simple modification générale du premier. Les agents surnaturels sont
remplacés par des forces abstraites, de véritables entités, des abstractions personnifiées.
§ L’état scientifique : ou positif.
L’esprit humain, reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à
chercher l’origine et la destination de l’univers, pour s’attacher uniquement à découvrir, par
25
l’usage du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, leurs relations invariables
de succession et de similitude.
L’explication des faits n’est désormais plus que la liaison établie entre les divers
phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent
de plus en plus à diminuer le nombre.
Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il soit susceptible quand
il a substitué l’action providentielle d’un être unique au jeu varié des nombreuses divinités
indépendantes. De plus, le dernier terme du système métaphysique consiste à concevoir
une seule grande entité générale – la nature – envisagée comme source unique de tous les
phénomènes.
Il expliquera à la suite de cela que :
§ Esprit théologique = sociétés militaires et féodales, dominées par les prêtres et
guerriers,
§ Esprit métaphysique = société dominée par les écrivains et juristes,
§ Esprit scientifique/positif = société industrielle et scientifique.
Le positivisme de COMTE n’est cependant pas le seul possible : le noyau de ce courant est
la thèse selon laquelle il n’y a de connaissance que dans les faits.
è Mais cette thèse peut s’accompagner aussi de celle selon laquelle les questions
métaphysiques sont indécidables, sans en être moins essentielles sur le plan
existentiel.
Cette thèse citée juste au-dessus est celle de MAX WEBER.
Il existe donc deux grandes versions du positivisme :
- La version comtienne : continuée par la suite par Durkheim ou Marcel Mauss, selon
laquelle les questions métaphysiques sont insolubles car elles sont dépourvues de
sens et doivent être abandonnées,
- La version wébérienne : selon laquelle les questions métaphysiques sont insolubles
mais elles doivent quand même faire l’objet de décisions existentielles.
La difficulté issue de ce courant est de savoir si le positivisme doit exclure la morale comme il
exclut la métaphysique.
Comte
Weber
Pour lui, le positivisme n’exclut pas la Pensée similaire à Nietzsche, selon laquelle,
morale.
il n’y a pas de phénomènes moraux, mais
La sociologie lui semblait fournir un savoir rien qu’une interprétation morale des
moral, les faits sociaux étaient des faits phénomènes.
moraux.
ð Après lui, les versions dominantes du
positivisme ont pensé que faits et
valeurs étaient séparés et du coup
les propositions morales étaient
aussi
irrationnelles
que
les
propositions métaphysiques.
3. Apprendre la philosophie ?
Chaque école a une vision différente de la philosophie et sa définition varie selon les temps,
les lieux et les traditions philosophiques.
26
De là s’impose une difficulté aux allures graves : l’impossibilité d’étudier LA philosophie. C’est
une difficulté que KANT, dans la Critique de la raison pure, formule ainsi : « Jusqu’ici il n’y a
pas de philosophie que l’on puisse apprendre. On peut qu’apprendre à philosopher ».
L’essentiel réside dans le fait qu’il y ait des questions philosophiques qui sont reconnues
comme typiquement philosophiques.
Et surtout, il y a une histoire et un espace des problématiques philosophiques : il est possible
de repérer la diversité interne de cet espace qui est comprise comme un champ de bataille,
un champ structuré, dont on peut cartographier les lignes de partages, relever les
transformations.
C. Quels rapports entre philosophie et sciences politiques
et sociales ?
1. Un différend entre philosophie et sociologie ?
Les sciences politiques et sociales ne sont-elles pas ‘assez grandes’ pour se débrouiller
seules, sans loucher du côté de la philosophie ?
Cette question apporte deux réponses qui se présentent spontanément et vont dans des
directions inverses :
a) Le lien de la philosophie aux sciences sociales et politique irait de soi, et pour
deux raisons :
- Les sciences politiques et sociales sont nées dans la philosophie,
Les oeuvres politiques d’ARISTOTE contiennent des chapitres entiers qui relèvent de la
science politique : typologie des régimes, description des constitutions existantes, etc. Des
sociologues comme DURKHEIM et WEBER ont eu aussi une formation philosophique qui
reste sensible dans la plupart de leurs oeuvres.
- La philosophie ne cesse de prendre les questions sociales et politiques pour objet,
Il existe aujourd’hui une grande production philosophique qui se confronte aux questions
fondamentales de la théorie politique, sociale et économique.
b) Les sciences politiques et sociales ne seraient devenues des sciences qu’en se
séparant de la philosophie :
DURKHEIM et WEBER, pour fonder la sociologie, ont rompu avec la philosophie dont ils
provenaient. Un penseur philosophique aussi important qu’Hannah Arendt refuse par exemple
le nom de philosophe et se déclare ne faire que de la théorie politique.
- La philosophie sociale et politique risque de relever une douteuse prétention de la
philosophie à régenter les autres savoirs à partir d’une position de surplomb qui
pourrait être trop abstraite.
La philosophie veut prendre les sciences sociales pour objet, mais les sciences sociales
peuvent parfaitement prendre à leur tour la philosophie pour objet.
è C’est ainsi que BOURDIEU explique de manière purement sociologique
l’enthousiasme des professeurs de philosophie français pour la philosophie de
HEIDEGGER en même temps que leur aveuglement quant à la portée de son nazisme
et du lien intime avec l’orientation globale de la pensée révolutionnaire-conservatrice.
« Que la philosophie heideggérienne ait pu être reconnue un moment, dans les secteurs les
plus différents du champ philosophique, comme l’accomplissement le plus distingué de
l’intention philosophique, – ce destin social ne pouvait s’accomplir que sur la base d’une
affinité préalable des dispositions renvoyant elle-même à la logique du recrutement et de la
formation du corps des professeurs de la philosophie, à la position du champ philosophique
dans la structure du champ universitaire et du champ intellectuel.
L’aristocratisme petit-bourgeois de cette ‘élite’ du corps professoral qu’étaient les
professeurs de philosophie souvent issus des couches inférieures de la petite bourgeoisie
27
et parvenus à force de prouesses scolaires au sommet de la hiérarchie des disciplines
littéraires, au coin de la folie du système scolaire, à l’écart du monde et de tout pouvoir sur
le monde, ne pouvait qu’entrer en résonance avec ce produit exemplaire ».
Ce qui vaut pour HEIDEGGER vaut-il pour tout autre philosophe ? BOURDIEU reste très
ambigu sur ce point :
- Soit, il souligne que la sociologie a besoin de l’apport des philosophes,
- Soit, il identifie la philosophie comme l’illusion scolastique.
La critique de l’illusion scolastique, chez BOURDIEU, vise de manière explicite des auteurs
comme RAWLS, renvoie l’historicisme de FOUCAULT et le rationalisme communication de
HABERMAS dos à dos, dans une posture qu’on pourrait décrire comme typique de la posture
du surplomb philosophique.
Le paradoxe est que la critique sociologique de la philosophie pouvait être retournée contre la
sociologie elle-même par certains philosophes, prêts à rappeler au sociologue qu’il était aussi
inscrit dans un espace social qu’il ne surplombait pas.
è FOUCAULT a pu souligner que la sociologie était liée à la normalisation sociale car
elle produisant un savoir destiné à permettre le gouvernement des populations.
« Je crois que le processus qui a rendu fondamentalement possible le discours des sciences
humaines, c’est la juxtaposition, l’affrontement de deux mécanismes et de deux types de
discours absolument hétérogènes : d’un côté, l’organisation du droit autour de la
souveraineté et, de l’autre, la mécanique des coercitions exercées par les disciplines ».
NB : la philosophie de MICHEL FOUCAULT ne cherche pas à élaborer une théorie de la
justice, mais à diagnostiquer historiquement les phénomènes de domination, pour explorer
les possibilités d’émancipation inscrites dans la relation de domination elle-même.
Il serait donc possible d’illustrer la différence évoquée plus haut entre :
- Philosophie analytique,
- Philosophie continentale,
Par la différence qu’il y a entre la Théorie de la justice de RAWLS, qui expose les règles de
justice que doivent choisir des individus rationnels et un livre comme Surveiller et punir de
FOUCAULT, qui propose une histoire de la prison destinée à montrer que le revers du
libéralisme européen a été l’invention de procédures disciplinaires.
La philosophie peut opposer à BOURDIEU que sa posture scientifique bute sur le fait qu’elle
est aussi relative à un espace politique qui ne peut pas être intégralement objectivé par le
sociologue, mais ne peut être saisi que du point de vue de l’acteur politique qui assume son
inscription dans un espace qu’il ne peut saisir dans une vue de survol.
2. Un dilemme de la sociologie : faits et valeurs
Le différend entre philosophie et sociologie ne tient pas seulement à ce que la philosophie
manquerait du sens du social, mais aussi à une certaine hésitation de la sociologie quant à sa
propre philosophie des valeurs et des normes.
Reformulation du dilemme
La sociologie se fait critique de la
La sociologie prétend être science
domination
C’est le cas chez BOURDIEU : elle est la Elle peut alors recevoir deux définitions :
discipline qui dévoile les rapports de force
a) MAX WEBER : « on appellera
qui sont au fondement des autorités
sociologie une science qui veut
établies et de l’adhésion dont elles
comprendre
l’agir
social
en
bénéficient.
l’interprétant et par là l’expliquer
28
La sociologie est alors une critique de la
causalement en son déroulement et
violence
symbolique,
de
ces
ses effets ».
représentations, socialement produites, qui Cette définition n’implique aucun position
assurent l’adhésion des dominés à la normative, et en particulier aucune
domination dont ils sont victimes, en donnant condamnation de la domination.
à celle-ci l’apparence de la nécessité ou de
b) EMILE DURKHEIM (il fait de la
la nature.
sociologie
une
théorie
du
fonctionnement
normal
de
la
Que le sociologue produise lui-même la
société) : « il importe que, dès le
philosophie dont il a besoin, ou qu’il critique
début, on puisse classer les faits en
les philosophes qui sont seulement
normaux et anormaux. La science a
philosophes, cela n’empêche pas qu’il fait
pour objet immédiat l’étude du type
de la philosophie et qu’il fait une place à
normal ».
celle-ci, quand il tente d’expliciter le sens
des concepts critiques qu’il mobilise.
Il considère que la sociologie a une
dimension normative car elle peut établir
La sociologie ne peut pas éviter la question scientifiquement la différence entre le normal
de l’élucidation philosophique du concept de et le pathologique.
domination qu’elle utilise comme critique. Il
è La politique se tire de la sociologie
faut lui expliciter :
comme la médecine se tire de la
a) Les différents sens de la domination :
biologie.
- Obéissance,
Certes, une valeur n’est pas comme telle une
- Institution d’une inégalité factice,
norme et cela n’implique aucun jugement
- Perte d’un droit,
moral sur les sociétés : il est donc d’accord
- Situation de dépendance.
avec WEBER pour refuser l’intrusion de la
b) La différence entre domination et :
philosophie dans la sociologie.
- Oppression,
- Servitude,
La norme sociologique n’a pas d’autre critère
- Exploitation,
que la viabilité : de même que la biologie
- Aliénation.
n’implique aucun jugement sur les espèces
vivantes, mais se contente de constater leur
aptitude à la survie, de même la sociologie
évalue les sociétés selon leurs propres
normes et se borne à constater leur capacité
intégrative.
On voit que chez WEBER et DURKHEIM, la sociologie ne propose aucune critique de principe
des sociétés qu’elle étudie : elle est vulnérable à la critique de FOUCAULT, selon qui la
sociologie est au service de la domination qu’elle décrit et justifie par là même (WEBER), ou
au service de ka normalisation qu’elle légitime par une idée de la normalité (DURKHEIM).
è Cela nous aide à comprendre pourquoi FOUCAULT s’est réclamé de la philosophie
car il pensait que celle-ci représentait le point de vue critique de la domination.
WEBER, dans La Science comme profession et vocation, refuse que le nationalisme et ses
mythes viennent pervertir l’objectivité du travail scientifique, qui a pour conditions d’existence
la spécialisation et la mise en oeuvre de méthodes quantitatives.
ð La tâche du savant n’est pas d’idéaliser, d’héroïser ou de mythifier son objet d’étude
pour en faire le prétexte d’une prédication morale ou la proposition d’un modèle
d’action.
Si le savant est guidé dans sa recherche par des questions qui naissent de ses idéaux et de
ses engagements, il ne doit pas pour autant biaiser son travail en effaçant les faits ou en les
forçant à se conformer à ses idéaux : il doit être libre par rapport à ses propres valeurs.
29
Il propose un éloge de la science positive, mais celui-ci est solidaire d’une adhésion à une
vision positiviste de la science, selon laquelle cette dernière est impuissante à donner par
elle-même un sens global à l’existence.
Ø La science positive ne peut dire ni comment il faut vivre, ni même s’il faut vivre.
DURKHEIM disait que le savant pouvait faire des prescriptions en tant que médecin ; WEBER
ne conteste pas ce point, mais il souligne plutôt que : « La médecine ne se pose pas la
question de savoir si la vie mérite d’être vécue et dans quelles conditions ».
Les valeurs ultimes qui fondent la conduite des hommes ne peuvent pas faire l’objet d’une
justification scientifique ou rationnelle : avec l’effondrement de la métaphysique, la rationalité
‘substantielle’, ou rationalité des valeurs, s’est effacée au profit de la ‘rationalité
instrumentale’, qui se limite à indiquer quels sont les moyens requis pour réaliser des fins
données.
è La fin de la métaphysique signifie qu’il n’est de rationalité qu’instrumentale.
La thèse de WEBER est qu’on ne peut pas vouloir à la fois les bienfaits de la paix et les vertus
de l’héroïsme, la justice sociale et la grandeur nationale, l’exaltation de la foi et la prudence du
scepticisme, la médiocrité de la bourgeoisie de la démocratie et la noblesse des civilisations
aristocratiques : ces valeurs sont incompatibles et elles nous obligent à des choix – c’est le
théâtre d’une guerre des dieux.
c Guerre des dieux : car les valeurs les plus hautes de l’existence ne peuvent pas être
scientifiquement justifiées, elles font l’objet d’un choix irrationnel, proprement religieux.
La science est alors au service de puissances morales, à savoir le devoir de faire naître en
l’âme des autres la clarté et le sens de la responsabilité.
Cependant, cette position reste assez paradoxale pour plusieurs raisons :
a) En présentant le polythéisme des valeurs comme une guerre des dieux, WEBER
met en danger le libéralisme dont il est pourtant, politiquement, un partisan.
La vérité du libéralisme est présupposée par la conférence sur la science comme profession
et vocation, dans la mesure où celui-ci consiste dans la conviction que chacun doit être laissé
libre de choisir lui-même ses propres valeurs.
Il admet donc la vérité de la thèse fondamentale du libéralisme : que chacun doit choisir
librement ses dieux, les valeurs pour lesquelles il souhaite s’engager, sans que la puissance
publique puisse lui imposer le choix d’une morale ou d’une religion.
è Cette thèse représente aussi le fait que la pluralité des valeurs n’est pas une guerre,
car celles qui sont en lutte ne concernent pas la vie publique mais seulement la vie
privée.
En affirmant que le pluralisme des valeurs caractéristiques des sociétés libérales consiste
dans une guerre des dieux, il sape la base même du libéralisme dont il reprend pourtant la
thèse pluraliste.
b) Il ne cesse d’affirmer que la dynamique de la modernité est celle d’un
désenchantement moral ou d’une sécularisation.
Faudrait-il comprendre que le désenchantement poussé à son terme (la destruction de la
raison substantielle par la rationalité instrumentale et par la positivité scientifique) produit un
réenchantement qui fait ressurgir les dieux sous la forme de l’irrationalité des valeurs ?
c) Il ne peut éviter une conséquence désastreuse pour sa position, à savoir que la
science est une des divinités qui se font la guerre, une valeur qu’on peut refuser
au profit d’une autre.
L’éloge wébérien de la science comme puissance morale sur fonde sur l’idée que la cohérence
vaut mieux que la contradiction, et que la responsabilité vaut mieux que la désinvolture.
WEBER présuppose qu’il vaut mieux être rationnel qu’irrationnel : or, en attribuant à la clarté
30
rationnelle une valeur morale, il reconnaît que la raison ne peut pas être seulement
instrumentale ou formelle, mais porte en elle-même un contenu de valeurs et une
signification morale.
3. Une interprétation rationaliste de la différence entre faits et
valeurs : la philosophie critique de Kant
La philosophie de KANT reçoit le nom de criticisme/philosophie critique car elle mène une
critique de la raison : sans être positiviste, cette critique conduit à renoncer à l’espoir d’un
savoir métaphysique (transcendant), elle vise plus modestement à fournir un principe
d’orientation de la pensée.
Il s’agit d’une situation d’incertitude métaphysique, de comprendre rationnellement
l’articulation de la pluralité des savoirs, des normes, des croyances et pratiques.
ð Cette idée de la philosophie n’est pas partagée par tous, mais on peut voir en elle une
des coordonnées décisives de la philosophie contemporaine.
La philosophie kantienne, sous des formes renouvelées, n’a jamais cessé d’irriguer le débat
intellectuel.
KANT doit être situé dans la continuité du siècle des Lumières.
Il donne la formulation la plus réfléchie et la plus exigeante qui soit du projet des Lumières,
compris comme celui de l’autonomie rationnelle de l’humanité : il dissocie de toute croyance
naïve en un lien immédiat entre la science et le bonheur ; il le redéfinit comme une critique
de la raison et de ses pouvoirs.
Les Lumières veulent la diffusion ou la popularisation du savoir et refusent la subordination
du pouvoir temporel de l’Etat au pouvoir spirituel de l’Eglise. Elles sont dans une tendance
déiste (qui prend une forme antichrétienne avec VOLTAIRE ou la forme d’un christianisme
rationnel avec KANT) et une tendance athée (violemment antireligieuse avec DIDEROT).
La question reste assez ouverte de savoir dans quelle mesure il n’y a pas une « dialectique
des Lumières » en vertu de laquelle le progrès technique pourrait avoir des effets
socialement régressifs.
Cette notion nous montre le sens large que peut avoir l’idée des Lumières : ce n’est plus
seulement le courant dominant de la pensée du XVIIIe siècle, mais aussi le projet d’une
pensée sans préjugés (KANT définit les Lumières comme l’acte de se libérer de la
superstition), la confiance dans le pouvoir émancipation de la raison, le projet d’une
autonomie individuelle et collective obtenue par la raison, celui d’une (re)fondation de
l’existence sociale sur l’autonomie rationnelle.
Il opérait la synthèse de l’idéal rationaliste des Lumières et de l’autonomie promue par
Rousseau comme le seul idéal moral et politique acceptable.
Une des dimensions du problème philosophico-politique contemporain, comme le souligne
HABERMAS, c’est la nécessité d’une reprise du projet des Lumières sous une forme mieux
réfléchie, instruite du savoir acquis par les sciences sociales qui manquaient aux penseurs du
XVIIIe siècle.
è Une telle reprise doit commencer par comprendre KANT, et non le répéter.
I)
Philosophie pratique : l’impératif catégorique
KANT soutient que, du point de vue théorique, les Idées métaphysiques conservent, en tant
que foyers imaginaires, une valeur régulatrice : elles ne fournissent aucune connaissance
mais orientent l’activité de la pensée, y compris l’activité scientifique, en produisant une idée
de Totalité qui correspond au but infini de la science.
31
Cependant, il en va autrement dans le domaine pratique, moral, où la raison est bel et bien
un principe déterminant, qui donne sa loi à l’action.
ð Il s’agit de savoir ce qu’il faut faire ou ce qui doit être : la connaissance du devoir-être
(de la loi morale) n’a pas les mêmes principes que la connaissance du réel (l’être du
phénomène).
Dans le domaine moral, la raison acquiert une puissance qu’elle n’avait pas dans le domaine
théorique. Impuissante à dire par elle-même ce qui est, elle est capable par elle-même de
dire ce qui doit être.
è C’est elle seule qui est capable de connaître ce qui doit être.
La loi morale est un ‘fait de la raison’, mais celui-ci est au fond de la raison elle-même comme
exigence que nous avons toujours déjà reconnue comme obligatoire, même sans en avoir une
conscience explicite.
La loi morale est le fait de la raison : c’est la forme sous laquelle la raison existe pour nous
sur le double mode d’un besoin de raison et de l’obligation d’être rationnel. Toute
argumentation suppose qu’on ait toujours déjà accepté l’obligation d’argumenter pour justifier
une position ou établir un fait non directement constatable.
è Je ne peux demander pourquoi il faut être rationnel sans reconnaître du même coup
qu’il faut des raisons pour agir, qu’il faut donc être rationnel.
La forme d’universalité du devoir suffit à en déterminer le contenu : mon devoir est de faire ce
dont je peux vouloir que chacun le reconnaisse aussi comme son devoir. La loi morale est
donc un impératif catégorique, un commandement inconditionnel (qui ne fait appel à
aucun intérêt, aucun but en dehors de lui).
Ø La loi morale universelle est celle qui me commande l’universalité de mon action.
La loi morale se formule donc ainsi : « Agis selon la maxime qui peut en même temps s’ériger
elle-même en loi universelle », « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans
ta personne que celle dans tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais
simplement comme un moyen ».
Reconnaître l’obligation de justifier universellement mes actions revient à reconnaître une
obligation envers tout être pourvu de raison, devant qui je dois me justifier. Cela revient à
reconnaître que tout être pourvu de raison doit toujours traité comme une fin en soi, même
s’il est par ailleurs utilisé comme un moyen pour un but.
ð L’obligation de traiter tout être raisonnable comme une fin en soi s’applique à soi-même
comme à autrui : je n’ai pas le droit moral de me traiter moi-même comme un simple
moyen de mes plaisirs ou de me soumettre à une forme d’auto-exploitation.
La loi morale selon KANT est beaucoup plus exigeante que la règle d’or : « ne fais pas à
autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».
La loi morale est un commandement inconditionnel ; elle n’est pas un calcul de l’intérêt.
L’impératif catégorique exclut tout paternalisme : traiter autrui comme une fin impose de le
respecter dans sa liberté. Le critère de la maxime morale n’est pas ce qu’on image être le
bien, mais le respect de l’autonomie de la personne morale.
A cette analyse de la loi morale comme principe d’universalisation ou souci d’universalité de
l’action, KANT associe une thèse encore plus forte, qui lui paraît indissociable de la première,
mais que la plupart des néokantiens qui sont venus après lui hésitent à assumer, voire refusent
explicitement.
Ø Il soutient qu’une action n’est morale qu’à la condition de n’avoir aucun autre
mobile que le souci de la moralité.
La bonne volonté agit par devoir et non seulement conformément au devoir : une volonté
morale est une volonté désintéressée.
32
Cette thèse conduit à la position puritaine selon laquelle la moralité se définit par l’exclusion
du désir. Tout désir est en fait pathologique, une passion, pathos, qui détruit la liberté de la
volonté.
KANT retrouve ici une position stoïcienne, qui opposait passion et liberté du sage, et
soutenait que le sage devait être sans désir.
Non seulement la loi morale exprime l’autonomie de la raison, mais l’être humain n’est
autonome qu’à la condition de n’avoir pas d’autre loi que l’autonomie rationnelle.
Effectivement, la volonté humaine n’est libre que dans la mesure où elle s’autodétermine
sans avoir de cause extérieure telle qu’un désir ou un intérêt.
Cependant, il n’est pas sûr que l’antithèse du désir et de la raison soit la seule interprétation
possible de la thèse kantienne de l’identité entre moralité, liberté et autonomie.
Que KANT ait compris sa propre analyse du fait de la raison en un sens puritain et stoïcien ne
nous oblige pas à le suivre dans cette direction : la thèse selon laquelle tout désir est
pathologique ne va pas de soi et n’est pas imposée par l’exigence de l’universalité possible de
la maxime de l’action.
II)
Philosophie politique : l’histoire comme progrès du droit
La philosophie morale implique une philosophie du droit qui ne s’en déduit pas directement
mais qui en est solidaire.
Le droit n’est pas fondé sur la morale puisqu’il peut s’établir sur le seul jeu de l’égoïsme réfléchi
ou de l’intérêt bien compris.
ð Le droit n’a pas affaire à la moralité des actions, car il n’a affaire qu’à la coexistence
des libertés.
Il ne réprime pas les actions immorales qui ne nuisent pas à cette coexistence.
La coexistence des libertés est exigée par la loi morale, qui oblige au respect du droit.
Inversement, le droit ne peut pas contredire la loi morale dont il doit assurer la condition
extérieure d’existence, en permettant à chacun de faire usage de sa liberté d’être moral.
La philosophie politique, selon KANT, tient tout entière dans la philosophie du droit : « Le droit
ne doit jamais se régler sur la politique, mais c’est bien la politique qui doit toujours se régler
sur le droit ».
La loi morale commande d’agir dans la réalité historique : les effets de la liberté humaine,
quand bien même celle-ci doit rester invisible, doivent être visibles dans le monde
phénoménal.
è La question : « Que pouvons-nous savoir ? » et « Que devons-nous faire ? » se nouent
l’une à l’autre dans la question : « Que pouvons-nous espérer ? ».
Cette dernière question est celle de la philosophie de la religion ; le fondement de la loi
morale n’est pas religieux : la volonté morale ne peut être désintéressée que parce qu’elle a
pour motif suffisant le commandement inconditionné de l’impératif catégorique.
Cependant, il serait dépourvu de sens de se rendre digne du bonheur pour se vouer au
malheur. La loi morale ne repose pas sur la foi en Dieu et elle ne commande pas la foi en Dieu
(croire en Dieu n’est pas un devoir moral), mais l’individu qui prend la loi morale au sérieux ne
peut pas ne pas vouloir que les commandements de la loi morale soient sensés.
ð Les commandements de la loi morale seraient absurdes si l’ordre du monde était
intrinsèquement immoral ou injuste.
KANT en conclut que la raison est conduite d’elle-même à un triple postulat :
§ La liberté : la liberté de l’individu à distinguer de l’autonomie de la raison qui est un
fait, ce qui doit être postulé est la capacité de l’individu à obéir à la raison plutôt qu’à
ses seuls désirs,
33
§
L’immortalité de l’âme : la possibilité d’un progrès indéfini de l’individu vers la
moralité rationnelle,
§ L’existence de Dieu : seul susceptible d’assurer l’existence d’un ordre moral du
monde.
Celui qui veut être moral n’a pas l’obligation morale de croire en Dieu (l’athéisme n’est pas un
péché), mais il ne peut pas ne pas croire en Dieu, parce qu’il ne peut pas vouloir que l’ordre
du monde soit injuste – ce qui justifierait en un sens l’injustice.
Ø La loi morale conduit à une foi de la raison, qui est foi dans le triomphe final, que seul
Dieu peut assurer, de la moralité et de la justice.
Certains néokantiens auront tendance à réduire la philosophie kantienne de la religion à la
seule philosophie de l’histoire. Pour que la loi morale ne soit pas désespérante ou absurde, il
suffit que la raison soit en droit de penser que l’effort moral peut réussir : il n’est pas nécessaire
que l’ordre du monde soit déjà un ordre juste ; il suffit que la raison puisse avoir foi en un
progrès de l’histoire.
Or, la possibilité de cette foi a été montrée par KANT : « l’insociable sociabilité » qui
caractérise l’humanité permet d’expliquer comment le jeu des forces naturelles produit un
résultat qui s’accord avec les exigences de la loi morale.
ð La dynamique de la compétition des intérêts conduit les hommes à développer les
sciences et les techniques, mais aussi l’Etat de droit qui assure la limitation réciproque
des libertés et permet seul que la concurrence entre les hommes serve à leur progrès
et non à leur destruction.
KANT a formulé la meilleure réponse à la vision wébérienne d’une condition humaine en proie
à la guerre des dieux : de chercher les termes universels d’un accord possible sous lequel
pourront se déployer nos désaccords, fonder un accord dans le désaccord.
La philosophie ne vise pas le consensus mais la suppression de la violence : non pas à
démontrer ou à réfuter Dieu, mais à élaborer les conditions de la laïcité au sens de la raison
publique et profane qui nous est commune.
III. CHAPITRE 3 : L’idée de philosophie politique
et l’idée politique de la philosophie
La rivalité entre philosophie et sociologie doit rester bien ouverte.
La question de la légitimité de l’enseignement de la philosophie se lien ainsi à la question de
savoir si la République (la démocratie éduquée) est ou non une utopie : c’est une question du
domaine politique.
è Est-il raisonnable de vouloir que la démocratie soit le régime où tous les citoyens sont
philosophes ?
A. Philosophie de la politique et politique de la
philosophie
SOCRATE pratiquait une philosophie qui consistait dans un dialogue soumis aux mêmes
principes que la démocratie, l’isonomie – égalité sous la loi, soit, dans le dialogue
philosophique : la loi du meilleur argument ; et l’iségorie, le droit égal de chacun à la libre
parole, pourvu qu’il respecte l’obligation d’argumenter.
La condamnation à mort de SOCRATE par la démocratie athénienne montre que le rapport
de la philosophie à la cité reste plein de tension : il y a une contradiction entre la recherche
34
désintéressée du vrai et les stratégies de puissance qui constituent l’un des versants du
politique.
SOCRATE pratique le dialogue comme une activité non stratégique : il refuse les techniques
des sophistes qui enseignent à avoir raison d’un adversaire dans une discussion au moyen
d’artifices rhétoriques qui dissimulent une déficience de l’argumentation.
ð Pourtant, l’action politique de la philosophie va avec une certaine stratégie : il est
difficile d’opposer simplement dialogue rationnel et manipulation stratégique.
Par l’ironie, il dissimule ses pensées afin de conduire ses interlocuteurs à la philosophie. Il
veut moraliser ses citoyens, et non les démoraliser, donc il doit être stratège pour les empêcher
de s’examiner eux-mêmes.
è Il ne peut pas heurter de front les croyances, même illusoires, qui soutiennent la
moralité publique.
Leo Strauss propose d’entendre dans l’expression ‘philosophie politique’ toute la valeur de
l’adjectif et de ne pas y voir un simple synonyme de philosophie de la politique. La philosophie
politique est celle qui pense et agit politiquement, qui est déterminée en tant que telle par
la politique.
Ø C’est la philosophie première, car la politique est première : l’homme étant un animal
politique, la cité est la condition de toutes les activités humaines, y compris la
philosophie.
La philosophie doit se justifier devant la cité : la politique apparaît comme l’instance
supérieure devant laquelle la philosophie est responsable.
Pourtant, la philosophie ne doit pas se laisser guider par l’opinion dominante : le seul juge
qu’elle reconnaisse véritablement est la raison.
ð Dans une telle perspective, une philosophie politique signifie qu’elle doivent être habile
ou rusée pour parvenir à ses fins, ou pouvoir exister sans être persécutée.
Le philosophe, dans ce cas, est celui qui occupe par rapport à la cité une position de surplomb
ou de distance, et qui sait adapter son discours aux opinions reçues pour exercer une influence
bénéfique et faire en sorte de ne pouvoir être pleinement compris que de ceux qui sont aptes
à comprendre.
Il reste tout de même que la philosophie ne peut pas adopter une position de pure
extériorité par rapport à la politique : elle prend son départ dans la politique.
Quel que soit la distance de la philosophie aux opinions de la cité, son impulsion initiale est
la question politique de la justice, telle qu’elle est l’objet des délibérations de la cité et du
dialogue des citoyens : la philosophie ne peut pas s’arracher à sa condition politique initiale,
elle ne peut pas penser la politique autrement que celle-ci se pense.
LEO STRAUSS veut valoriser la prudence des anciens par opposition à l’imprudence des
modernes : la philosophie des anciens, selon lui, était ‘politique’ car elle respectait les
contraintes propres à la vie politique : elle ne prétendait pas remplacer l’élément de l’opinion,
ni convertir la cité tout entière à la philosophie.
Elle se contentait seulement de vouloir aménager dans la cité une place pour la vie
philosophique, tout en introduisant de la justice dans les croyances populaires.
Ó Sagesse politique
Reconnaitre la bêtise du politique et la nécessité (voire l’intelligence paradoxale) de cette
bêtise.
Ó Sagesse philosophique
La passion ou l’obsession de la vérité, qui est une sorte de folie ou de manie (la monomanie
de la raison).
35
B. Le rationnel et le raisonnable
L’idée politique de la philosophie proposée par LEO STRAUSS (= une politique de la
philosophie, comme prudence de la philosophie dans le champ politique, distincte de
l’idée d’une philosophie (du) politique) implique une critique de la démocratie.
Ce que LEO STRAUSS appelle le ‘projet moderne’, le projet de faire de tout homme un citoyen
philosophe en diffusant les lumières de la raison profane et scientifique, ne serait pas un projet
raisonnable – selon la description paradoxale qu’il donne de la philosophie politique.
Ø La politique est le domaine des passions et on ne peut pas espérer transformer tous
les hommes en sages vertueux et dépassionnés.
Cette critique de la démocratie serait en fait concomitante à une critique de la philosophie, car
celle-ci serait incapable de réaliser son idéal humaniste et de proposer une éducation valable
pour tous les hommes.
è La critique de STRAUSS ne vaut pas pour la démocratie conçue comme ce régime
générateur d’une recherche de la vérité, d’une épreuve de la liberté en quoi se
reconnaît ce qu’est le propre de la philosophie.
Il faut retenir de lui la défense d’une idée politique de la philosophie mais en la détachant du
prudent mépris aristocratique envers la bêtise du peuple.
Au lieu d’opposer le monde de la caverne et le monde des idées, il faudrait distinguer – pour
les relier et les articuler – deux pôles de la philosophie :
Rationnel
Raisonnable
Le propre de la cohérence logique dans le Le propre de la mesure dans l’action ou dans
raisonnement.
la volonté.
- Forme
minimale :
non- Il se définit par la prise en compte de la
contradiction,
pluralité des circonstances et des
- Forme
maximale :
certitude conditions d’application ou de réalisabilité
démonstrative.
d’une volonté ou d’un projet donné.
Il correspond à la raison comme faculté
è C’est la raison comme estimation du
logique de déduction des conséquences
possible.
nécessaires d’une proposition ou des = rationalité prudentielle/pratique.
moyens adéquats à la réalisation d’un
projet.
= rationalité logique.
Cette dissociation du rationnel et raisonnable est peut-être le propre de la politique.
Dans les circonstances d’une connaissance parfaite, ou dans le contexte d’un savoir portant
sur un domaine limité et clos, une dissociation du rationnel et du raisonnable ne semble pas
possible.
ð Elle ne se produit que dans un contexte d’incertitude ou de savoir lacunaire.
En politique, le raisonnable est ce qui s’ajuste au sens commun, comme ensemble de
croyances partagées, largement implicites, qui fondent la capacité à se comprendre les
uns les autres, mais qui peuvent être affectées d’une certaine irrationalité.
C. Sagesse ou émancipation
La distinction du rationnel et du raisonnable pourrait être interprétée dans un sens
conservateur donnant raison à STRAUSS.
On peut se poser alors la question de savoir jusqu’à quel point la politique peut
raisonnablement devenir rationnelle. Est-il possible (et donc raisonnable) de rendre la
politique rationnelle ? La sagesse (le raisonnable) consiste-t-elle à renoncer à l’idéal
d’autonomie rationnelle ?
36
Ø Faut-il renoncer à l’idée d’une autonomie collective (raison populaire partagée)
pour s’en tenir à l’idéal d’un sage gouvernement des élites respectant les
libertés individuelles ?
Certains philosophes récusent l’idée de sagesse comme un obstacle au projet d’autonomie.
François
Il souligne que l’idée antique de la sagesse a pour contenu la
Dagognet
résignation et ne constitue qu’une simple rationalisation de
l’impuissance due à un développement technique insuffisant.
ð L’idéal de la transformation désaliénante ne peut pas être celui
d’une préservation des équilibres existants.
Et il ne peut pas être celui d’un pouvoir créateur absolu, d’un pouvoir
de se faire soi-même.
Karl Marx
Il a radicalisé l’idée d’autonomie en proposant de réaliser la
philosophie (de la supprimer comme discipline séparée) dans le projet
politique d’une société sans classes qui devait prendre la forme d’une
démocratie étendue à toutes les sphères de l’existence sociale.
Cornelius
Il a lucidement analysé les contradictions de Marx et les impasses du
Castoriadis
marxisme, tout en entendant sauvegarder le projet d’autonomie qu’il
apercevait au coeur de la praxis révolutionnaire.
Il a voulu reformuler cette praxis dans les termes d’une philosophie de
l’autonomie.
Michel Foucault Il a su analyser les illusions proprement totalitaires qui animaient les
philosophies de l’histoire lorsqu’elles prétendaient donner la formule
d’une société transparente à soi, qui serait la récapitulation parfaite du
tout de l’histoire et l’avènement d’un homme total pleinement
conscient et maître de lui-même.
ð La politique de la liberté est une pratique de l’émancipation
comme déplacement des limites et invention de soi.
IV. CITATIONS
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
1.
1.
ARISTOTE
« L’homme est un animal politique ».
« Malheureusement, le bonheur qui existe dans la pensée est seulement
sporadique ».
« La nature n’est pas immuable ».
« Est esclave par nature, celui qui potentiellement appartient à un autre, et
qui n’a la raison en partage que dans la mesure où il l’a perçoit mais ne la
possède pas ».
« La justice est matière à philosophie politique ».
« La fin d’une cité c’est donc la vie heureuse, c’est en vue des belles actions
qu’existe la communauté politique ».
« Il ne faut pas suivre ceux qui conseillent de penser humain, puisqu’on est
homme, et de penser mortel, puisqu’on est mortel, il faut au contraire dans
toute la mesure du possible se comporter en immortel ».
PIERRE BOURDIEU
« La sociologie vraiment scientifique est une pratique sociale qui,
sociologiquement ne devrait pas exister ».
CALLICLES (PLATON)
« Ce qui est beau, c’est de faire ce que l’on veut ».
GEORGES CANGUILHEM
37
1.
2.
1.
1.
1.
1.
2.
1.
1.
2.
1.
2.
1.
1.
1.
1.
2.
1.
« La fonction propre de la philosophie est de compliquer l’existence ».
« Toute système d’idée produit comme effet d’une situation initialement
condamnée à méconnaître son rapport réel au réel ».
WINSTON CHURCHILL
« La démocratie est le pire régime à l’exception de tous les autres ».
CICÉRON
« Socrate fit le premier descendre la philosophie du ciel, l’installa dans les
villes, l’introduisit même dans les maisons et la força à enquêter sur la vie,
sur les moeurs, les choses bonnes ou mauvaises ».
CLAUSEWITZ
« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».
AUGUSTE COMTE
« Chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos
connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents :
l’état théologique, ou fictif ; l’état métaphysique, ou abstrait ; l’état
scientifique, ou positif ».
« Toute proposition qui n’est pas strictement réductible à la simple
énonciation d’un fait, ou particulier ou général, ne peut offre aucun sens réel
et intelligible ».
ALEXIS DE TOCQUEVILLE
« Quoique les Anglo-Américains aient plusieurs religions, ils ont tous la
même manière d’envisager la religion ».
RENÉ DESCARTES
« Changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde. Tâchez plutôt à me
vaincre que la fortune ».
« Je pense donc je suis. Je ne peux pas penser et ne pas être tandis que je
pense ».
EMILE DURKHEIM
« Pour que la sociologie soit vraiment une science des choses, il faut que la
généralité des phénomènes soit prise comme critère de leur normalité ».
« Nous ne pouvons aspirer à une autre morale que celle qui est réclamée par
notre état social. L’individu peut se soustraire aux règles existantes en tant
qu’il veut la société telle qu’elle est, et non telle qu’elle s’apparaît, en tant qu’il
veut une morale adaptée à l’état actuel de la société et non à un état social
historiquement périmé, etc. »
ANTONIO GRAMSCI
« Tous les hommes sont philosophes ».
HEIDEGGER
« La philosophie elle-même en tant qu’elle est athée, dès qu’elle se
comprend radicalement ».
HÉRACLITE
« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».
HÉRODOTE
« Il a terminé sa vie de la façon la plus glorieuse : dans une bataille
qu’Athènes livrait à ses voisins d’Éleusis, il combattit pour sa patrie ».
« Ils eurent la fin la plus belle, et la divinité montra par eux que vaut mieux,
pour l’homme, être mort, que vivant ».
JUSTINIEN
« Les préceptes du droit sont de vivre honnêtement, de ne faire de tort à
personne, et de rendre à chacun ce qui lui est dû ».
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EMMANUEL KANT
« Jusqu’ici, il n’y a pas de philosophie que l’on puisse apprendre, on ne peut
qu’apprendre à philosopher ».
« J’appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte pas en général
sur les objets mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est
possible à priori ».
« Un concept sans situation est vide, et une intuition sans concept est
aveugle ».
« L’idéalisme transcendantale est un réalisme empirique. »
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en
même temps comme principe d’une législation universelle ».
« Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il
est lui-même coupable ».
« Le droit est la limitation de la liberté de chacun à condition de son accord
avec la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi
universelle ».
« Le droit ne doit jamais se régler sur la politique, mais c’est bien la politique
qui doit toujours se régler sur le droit ».
« Tout intérêt de ma raison (aussi bien spéculatif que pratique) se rassemble
dans les trois questions suivantes : 1. Que puis-je savoir ? 2. Que dois-je
faire ? 3. Que m’est-il permis d’espérer ? »
« L’expérience m’apprend bien ce qui existe et comment il existe, mais
jamais que cela doivent nécessairement exister ainsi et pas autrement. Elle
ne peut donc jamais nous faire connaître la nature des choses en soi ».
MACHIAVEL
« J’aime ma patrie, plus que mon âme. »
« La fin justifie les moyens ».
KARL MARX
« L’impératif catégorique de renverser tous les rapports qui font de l’homme
un être humilié asservi, abandonné, méprisable ce qu’il comprend comme
maxime révolutionnaire ».
« Les philosophes ont seulement interprété le monde de diverses manières,
ce qui compte, c’est de le transformer ».
MONTESQUIEU
« Dans un Etat, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne
peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit faire, et à n’être point
contraint de faire ce que l’on ne doit pas faire ».
NEWTON
« Tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement uniforme
en ligne droite, à moins qu’il ne soit contraint, par des formes s’imprimant sur
lui, à changer cet état ».
CLAUDE NICOLET
« La république est, à la limite, le régime où tous les citoyens doivent être
philosophes ».
NIETZSCHE
« Il faut toujours les forts contre les faibles ».
« Qu’est-ce qui est bon ? Tout ce qui élève dans l’homme le sentiment de la
puissance, la volonté de la puissance, la puissance elle-même. Qu’est-ce qui
est mauvais ? Tout ce qui provient de la faiblesse ».
BLAISE PASCAL
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« Les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou, par un
autre tour de folie, de n’être pas fou ».
PLATON
« C’est, je crois, une sagesse purement humaine ».
« Athéniens, je vous honore et je vous aime, mais j’obéirai aux dieux plutôt
qu’à vous ».
« Philosopher c’est apprendre à mourir ».
« Nous sommes sur Terre, comme les poissons sous l’eau ».
« Un homme juste est de la même manière que la cité l’est ».
SOCRATE
« Le plus grand bien de l’homme, c’est de s’entretenir chaque jour de la vertu
et des autres choses dont vous m’entendez discourir ».
« Il me semble qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, que je ne crois
pas savoir ce que je ne sais pas ».
« Il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre ».
« Nul n’est méchant volontairement ».
« On ne doit jamais rendre le mal par le mal ».
« Connais-toi toi-même ».
SPINOZA
« Quand un Etat est libre, il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de
dire ce qu’il pense ».
LEO STRAUSS
« Nous sommes confrontés aux prétentions incompatibles d’Athènes et de
Jérusalem ».
« Il n’y a qu’une alternative pour les gens sérieux, la vie bonne consiste dans
l’action politique devant la philosophie ».
« Il devient difficile de distinguer de manière non arbitraire entre les émotions
nobles et basses, une fois qu’on a contesté le gouvernement de la raison ».
« La vie politique, si on la prend au sérieux, signifie croyance aux dieux de la
cité, et la philosophie est la négation des dieux de la cité. Socrate ne croyait
pas aux dieux de la cité, et son disciple Xénophon non plus. »
THUCYDIDE
« Nous aimons le beau avec simplicité et nous philosophons sans
mollesse ».
« Nous pratiquons la liberté dans notre conduite politique en vue du
commun ».
VOLTAIRE
« Par tout pays, la populace a besoin du plus grand frein ».
MAX WEBER
« Lorsque nous parlons de lois et de normes, nous sommes en dernier lieu.
Le sociologue n’a rien à dire quant aux choix des normes et des valeurs, il
peut seulement décrire la logique sociale des évolutions mais ne doit
absolument rien dire sur ce que les hommes doivent vouloir ou choisir ».
« L’impossibilité de se faire le champion de convictions pratiques ‘au nom de
la science’ hormis le seul cas qui porte sur la discussion des moyens
nécessaires pour atteindre une fin fixée au préalable – tient à ce que divers
ordres de valeurs s’affrontent dans le monde en une lutte inexpiable ».
XÉNOPHON
« La philosophie est la tentative de remplacer l’opinion par la connaissance ».
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