Francis Ponge lit « Le pain » : https://dai.ly/x6g01w2 Introduction : Le recueil Le Parti pris des choses rassemble une trentaine de textes autonomes, clos sur eux-mêmes et souvent très brefs. Prendre le parti pris des choses c’est s’intéresser aux choses, aux objets (« Le cageot », « Le pain »), aux animaux (« L’huître », « Le mollusque »), aux végétaux (« Les mûres », « La mousse »), pour euxmêmes. La démarche poétique est claire : il s’agit de renouveler les thèmes de l’inspiration poétique, abandonner les classiques de l’amour, de la mort et du moi qui entraîne le « ronron poétique » et pour cela au lieu d’en inventer des nouveaux, Ponge s’est tourné vers le monde souvent rejeté du banal et des objets du quotidien. Il a décentré la poésie : de l’homme, il est passé aux choses. Le texte « Le pain », composé de quatre paragraphes, montre tout d’abord l’intérêt du poète pour le quotidien, l’ordinaire, qui devient soudain objet poétique. Problématique : Comment Francis Ponge réussit-il le pari, en nous dispensant une véritable leçon de choses, de prendre quelque chose d’ordinaire pour créer un texte qui ne le sera pas ? En quoi peut-on lire ce poème, au fil des multiples interprétations possibles, comme une leçon de chose ? Remarque : une leçon de choses est une leçon qui porte sur un « objet » ou « objet d’étude ». Elle fut très populaire du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1960-70. L’idée est de mettre un objet concret sous les yeux de l’enfant et d’amener sa réflexion, grâce à l’observation et à ses remarques, vers des connaissances qu’il ignorait. Livre de leçon de choses, 1953 Petites leçons de choses (éditions La Librairie des Ecoles) Le titre : Présente l'objet comme une entrée de dictionnaire avec un article défini « Le pain ». Il nous prépare à lire une définition et, en apparence, le texte se présente comme un texte explicatif (sorte de leçon de choses). La structure du poème forme également une classification : Mouvements : - paragraphe 1 : description de l’aspect extérieur du pain - paragraphe 2 : la cuisson du pain - paragraphe 3 : description de l’aspect intérieur du pain - paragraphe 4 : la formule finale et sa portée symbolique 1er mouvement : paragraphe 1 : description de l’aspect extérieur du pain La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus1 ou la Cordillère des Andes. Présentation avec l’utilisation de l’auxiliaire « être », ce qui fait penser à une leçon de choses. La description est celle de la surface du pain. D’emblée, le lecteur est amené à repositionner son regard sur la banalité et à en découvrir la beauté cachée quasi divine ainsi que le traduit l’attribut « merveilleuse ». Dès les premiers mots du poème, le poète choque, bouleverse les idées reçues mais exprime aussi son admiration, son émerveillement. Dès les premiers mots, il y a une forme de dépassement de l’ordinaire : « merveilleux ». Le merveilleux (du latin mirabilia : « choses étonnantes, admirables ») se définit par le caractère de ce qui appartient au surnaturel, au monde de la magie, de la féerie. L’objet ordinaire devient étonnant, prodigieux. Le pain devient alors une sorte d’objet artistique par la transformation que l’artiste (le poète) lui fait subir. On passe d’un objet à une vision de cet objet, celle de l’artiste. Il faut, dans les textes de Ponge, toujours penser aux différents sens des mots : il travaillait presque systématiquement avec un Littré. Ici, le terme « impression » par exemple est intéressant : il renvoie à la fois à l’imprimerie (le pain est imprimé grâce au poème), à l’art (impressionnisme) et à la dimension psychologique : la sensation. « quasi panoramique » : ici, « quasi » semble nous avertir que le deuxième terme « panoramique » est un peu excessif. Les modalisateurs fonctionnent comme des avertisseurs. Quant à « panoramique », qui montre qu’il regarde le pain avec un regard surplombant comme si c’était un paysage, il nous rappelle combien le poète est friand des jeux de mots : on peut entendre pan – oramique (panis = le pain en latin). Avec cette première phrase, le pain prend déjà une dimension cosmique : le petit, le minuscule (la miche de pain) permet de voir l’immense (panoramique = tout voir). La suite du paragraphe confirme cet aspect : « comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes ». Noter la redondance (à sa disposition = sous la main), intéressante parce que la deuxième expression peut se prendre dans deux sens différents : à disposition, mais aussi littéralement parlant sous la main, lorsqu’on pose la main sur le pain. Enfin, les lieux mentionnés permettent une transition avec le second paragraphe : ces chaînes de montagne, choisies soit par leur importance, soit par intertextualité (Virgile, Sénèque et les auteurs latins faisaient souvent référence au Taurus), annonce ce que le pain a de si merveilleux : il recrée le monde. S’ensuit une description méthodique qui débute par le lien logique « d’abord », qui montre qu’il va chercher à argumenter pour prouver le caractère merveilleux du pain en ordonnant son propos. L’utilisation de la préposition « à cause de » laisse à entendre une description scientifique, expliquant les causes et les effets, mais c’est l’imaginaire et non la raison qui est convoquée (la surface du pain donne « une impression »), on est dans le ressenti non dans l’analyse froide et objective. Cette « impression » est celle d’un paysage traduite par l’expression « quasi panoramique », le relief du pain (« sa surface ») revêt si l’on veut bien s’y attarder une nouvelle dimension, celle d’un paysage grandiose. L’allitération en [p] qui rythme toute la strophe renforce la continuité entre le « pain » et l’impression quasi panoramique » sur les « Alpes ». L’idée de panorama se poursuit à la fin du paragraphe avec l’évocation de lieux géographiques (« les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes »). Concernant la forme poétique, on peut noter que la suite de majuscules « Alpes / Taurus / Cordillère des Andes » dessine visuellement les montagnes évoquées. L’énumération de massifs montagneux rend le voyage de plus en plus lointain : de la France, en Amérique du Sud, en passant par la Turquie. => le pain devient une nourriture qui permet l’évasion, comme une carte du monde à avoir « sous la main ». Le pain fait rêver et est un espace de liberté, à une époque où le monde est en guerre. Le pain devient donc un monde à part entière, un microcosme, un monde miniature donné à l’homme « comme si l’on avait à sa disposition sous la main ». Ponge s’amuse, joue avec les contrastes : il donne une dimension merveilleuse au pain, mais cette dimension n’est pas pour autant pleinement hyperbolique, l’impression est « quasi » panoramique, l’adverbe réduit le sens de l’adjectif. En outre, ce monde n’est qu’un monde miniature à la portée voir à la merci de l’homme. Cette allusion à la main est porteuse de deux interprétations : l’homme n’a qu’à tendre la main pour découvrir sous un aspect nouveau et merveilleux les choses du quotidien, mais ces choses pour autant merveilleuses qu’elles soient sont toujours soumises à l’homme, l’écriture de Ponge oscille donc entre sacralisation de la chose et désacralisation amusée. 2e mouvement : paragraphe 2 = la cuisson du pain Ainsi donc une masse amorphe2 en train d'éructer3 fut glissée pour nous dans le four stellaire4, où durcissant elle s'est façonnée5 en vallées, crêtes6, ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, -sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente7. A la description de la surface, fait suite le récit des origines du pain. Le poète s’amuse à transformer la réalité triviale du travail du boulanger en une cosmogonie mythique (= récit de la formation de l’univers) : on assiste à la fabrication du pain : « en train d’éructer » = le gonflement sous l’effet du levain, « four stellaire » = le four à pain, « durcissant » = cuisson, « vallée (…) crevasses » = description de la croûte en train de se former. Mais toute la phrase peut également être comprise comme représentant la création du monde. En effet, les termes employés sont tous des termes géographiques : « vallée », « crevasse », etc. Et c’est principalement l’adjectif « stellaire » qui nous amène à cette lecture : le four stellaire, c’est « le four étoilé »… On passe donc des braises du four à pain aux étoiles de la voûte céleste. La description méthodique se poursuit : « ainsi donc ». Le temps utilisé est le passé simple « fut glissée » qui évoque des temps très anciens, les temps de la genèse du pain : on quitte le présent de description pour un temps du récit. Ce verbe est à la forme passive, cela renforce cette idée de récit cosmogonique où le dieu créateur, bien que non nommé, est celui qui détient le pouvoir de l’action et de la création. Cette passivité est aussi développée par l’expression « une masse amorphe », c'est-à-dire sans forme. La transformation de cette « masse amorphe » en quelque chose, en une forme définie est traduite par l’expression « en train d’éructer » mais aussi par les verbes « durcissant » et « s’est façonnée ». La phrase s’achève par l’évocation du résultat de métamorphose, et ce sous la forme d’une énumération, le vocabulaire de la surface terrestre « vallées, crêtes, ondulations, crevasses » prolonge la comparaison initiale du pain et de la terre, ce récit des origines est bien celui d’un monde. On peut noter par ailleurs que verbe « éructer » fait penser au volcanisme et cela donne tout son sens à l’étymologie du mot « mie » qui en latin se dit « mica », mot qui désigne justement pour les géologues, une roche d’origine volcanique. On constate d’ailleurs, dans cette première phrase, une allitération en «r» (ligne 4-5), sonorité suggestive qui mime la matière en fusion dans ce four. La seconde phrase du paragraphe débute par une conjonction de coordination et semble donc poursuivre le récit entamé. Elle se déploie en une phrase complexe mais inachevée, la proposition principale « tous ces plans » ne comporte pas de verbe. Le poète semble poursuivre la description puisque le vocabulaire de l’architecture est employé « plans », « articulés », « dalles minces », la poésie n’est pas absente de cette description puisque le poète utilise une personnification « la lumière couche ses feux » et valorise donc ainsi d’une lumière laudative la croûte du pain, mais cette description qui prend de l’amplitude grâce au rythme binaire de la phrase, se rompt brutalement avec le tiret (« sans un regard »), la construction est inachevée et brutale, c’est pour mieux mettre en évidence la différence de traitement entre la croûte, objet d’admiration, et la mie, objet de dégoût. On peut s’interroger sur le tiret qui sépare la mention de la croûte et la première description de ce qu’il y a dessous. Ponge a en effet l’habitude de jouer sur les signes, et ici, le tiret « ressemble » à la « dalle » mentionnée plus haut, et sépare nettement dans la phrase le dessus et le dessous, comme la croûte pour le pain. Cette première approche de la mie – puisque a priori c’est de cela qu’il s’agit – est assez curieuse. L’expression « sous-jacente » est à considérer : comme on l’a déjà vu, Ponge joue sur les doubles sens : c’est étymologiquement ce qui gît dessous (la mie), mais c’est aussi le terme employé pour parler d’une intention, d’une pensée dissimulées. C’est à relier aux termes « mollesse » et « ignoble » qui sont péjoratifs, et s’appliquent davantage à un être humain (c’était déjà le cas, plus haut, du verbe « éructer » et de l’adjectif « amorphe »). C’est d’ailleurs ce champ lexical qui va créer la transition avec le troisième paragraphe. Le sentiment de dégoût est traduit très fortement à la fois par l’adjectif « ignoble » et par la précision « sans un regard » mais surtout parce que la mie dont il est question n’est pas explicitement nommée, c’est d’une périphrase très dépréciative dont préfère user le poète. 3e mouvement = 3e paragraphe = description de l’intérieur du pain Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable... La fin du deuxième paragraphe nous amène donc à explorer l’intérieur du pain. Cette exploration que livre le poète est déjà teintée de dégoût, le portrait peu flatteur se poursuit dans le troisième paragraphe. Il débute par la coordination de deux adjectifs « lâche et froid » qui caractérise donc la mie, cette mie qui n’est toujours pas nommée dès le départ, puisque le poète précise que ce « sous-sol que l’on nomme la mie ». On peut d’emblée observer une différence flagrante de traitement entre la surface, nommée, qualifiée méliorativement et la mie, nommée par obligation mais après un certain moment et qualifiée très péjorativement. A la surface était liée la chaleur et les formes (« four stellaire », « lumière », « feux », plans articulés », « dalles ») à la mie sont liés froid et informité (« mollesse », « ignoble », « froid »). Tandis que la surface était développée par une comparaison cosmique, la mie est évoquée par une comparaison végétale « tissu pareil à celui des éponges », « feuilles », « fleurs ». Le terme « tissu » est lui davantage scientifique, comme si le texte se voulait une démonstration scientifique. « pareil à celui des éponges » : la comparaison, ici, renvoie à une multitude d’interprétations : l’éponge végétale est un des premiers organismes vivants : on est toujours dans la création du monde. La suite reprend alors ce thème du végétal, et la métaphore mêle la flore et l’humain. Mais une deuxième comparaison développe ce règne du végétal « comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois ». Comparaison étrange qui souligne l’aspect « ignoble », monstrueux de la mie. Les éléments de la mie ne sont bien articulés comme ceux de la surface, ils sont « soudés » entre eux et forment une masse molle et ignoble. A cette description très dévalorisante, fait suite l’annonce du destin du pain. C’est toujours sous un jour peu glorieux qu’est évoqué la mie. C’est elle qui se transforme et s’assèche, les verbes « rassit », « fanent », « se rétrécissent », « se détachent » évoque la vieillesse, le dessèchement, après le récit de la création du monde voici celui de la fin du monde « lorsque le pain se rassit » et que « la masse en devient friable ». La ponctuation est significative : les deux points laissent traduisent l’effritement, celui du pain auquel fait écho celui de la phrase. L’analyse rythmique de ce troisième paragraphe permet de mettre en évidence une syntaxe porteuse de sens : la première phrase est composée de deux propositions indépendantes séparées par deux points. Mais c’est une phrase longue et ample. La première proposition est construite sur un rythme très fluide (6/6/6/6 : ce lâche et froid sous-sol/ que l’on nomme la mie/ a son tissu pareil/ à celui des éponges/), la seconde lui fait pendant avec un découpage syllabique similaire (12 syllabes/10 syllabes), ce sont donc des propositions qui se déploient mélodiquement et qui suggèrent ainsi la mollesse et la souplesse de la mie « vivante » (notion de vers blancs = phrase ou portion de phrase dont le décompte syllabique correspond à un vers). tandis que la deuxième phrase qui suit une construction identique (deux indépendantes liées par deux points) est composée de propositions beaucoup plus rapides et brèves dans le décompte syllabique (6/8/10/8). Ce rythme qui succède à un rythme ample et souple, traduit par opposition la sècheresse et le flétrissement du pain. Le terme « tissu » est lui davantage scientifique, comme si le texte se voulait une démonstration scientifique. « pareil à celui des éponges » : la comparaison, ici, renvoie à une multitude d’interprétations : l’éponge végétale est un des premiers organismes vivants : on est toujours dans la création du monde. La suite reprend alors ce thème du végétal, et la métaphore mêle la flore et l’humain. C’est enfin, pour terminer le paragraphe, la finalité des choses qui est alors évoquée. Après la création, on arrive logiquement à l’achèvement, qui ici ressemble à une mort : « rassit », « fanent », « rétrécissent », « se détachent », « friable ». Ce dernier terme rappelle assez directement la décomposition. L’aposiopèse finale (Interruption brusque du discours, traduisant une émotion ou une hésitation) tend à suggérer combien la disparition est terrible. Comme pour le tiret du paragraphe précédent, on peut se demander s’il faut voir dans les points de suspension (dans leur représentation graphique) le dessin même de l’effritement… On peut aussi souligner le fait que cette strophe dévoile une allégorie de la création poétique. Le texte peut alors être lu/compris différemment. • Les « fleurs » seraient alors les poèmes (comme chez Baudelaire Les Fleurs du mal) • les « sœurs siamoises soudées » pourraient être les lettres • et les « plans nettement articulés », peuvent décrire les phrases. • Enfin, on peut retrouver dans le terme « éponge », le nom même du poète (cela fait d'ailleurs référence au sous-titre du recueil : « compte tenu des mots » → qui implique chez l’auteur une mobilisation de toutes les ressources du langage (étymologie, phonétique et polysémie). Ainsi, le pain, qui au début est une « masse amorphe » se façonne sous le feu de l'écriture et devient un objet poétique par la transformation que le poète lui fait subir. L'ordinaire devient étonnant et prodigieux. Par une mise en abyme la fabrication du poème est assimilée à la fabrication du pain, un peu comme si le poète, tel le boulanger travaillait la matière linguistique dans le but d’en faire un objet « merveilleux ». 4e mouvement : paragraphe 4 : la formule finale et sa portée symbolique Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. Rupture marquée tout d’abord par le « mais » adversatif et par l’injonction adressée au lecteur par le poète. La formule « brisons-la » où « la » est le pronom de rappel désignant la mie, fait écho à la formule familière « brisons-là » où « là » est alors adverbe déictique. Le jeu de mots est porteur de sens : 1. Brisons la croûte, la miche de pain. Tout simplement pour la manger. 2. Briser le pain : geste sacré, on brise le pain à l’église pour reproduire le geste du Christ et partager son corps symbolique entre les disciples. 3. « brisons-là » : on peut aussi l’entendre ainsi : arrêtons-nous là ; n’allons pas plus loin. Est-ce alors la parole de l’auteur que l’on entend, sa position personnelle ? Autrement dit, arrêtons de faire toutes ces lectures symboliques, ces jeux de mots, ces interprétations multiples. Ces trois lectures différentes de cette expression semblent dénoncer le langage et ses possibilités infinies. Ponge le dénonce, mais en même temps il en joue constamment. Une explication est amenée par la conjonction « car », c’est même une véritable leçon que livre le poète, il engage à ne pas trop considérer avec respect cet objet qu’est le pain mais bien à le consommer, à en profiter. Il invite à profiter des choses simples de la vie. Il reste en effet à s’interroger sur l’objet – pain. Le choix de cet objet n’est pas anodin. C’est une des bases de la vie humaine, nourriture première de toute civilisation sous une forme ou une autre. Mais c’est aussi, à cause de cela entre autres, quelque chose de très religieux et de très symbolique. C’est le « corps du Christ » des religions chrétiennes, c’est l’objet sacralisé de la table (penser à toutes les superstitions qui s’y rattachent). La leçon serait-elle alors celle-ci : à trop vouloir sacraliser les choses, on devient incapable de les considérer pour ce qu’elles sont réellement. Dans ce texte, finalement, le pain perd son identité première sous la multitude des interprétations. Quant à dernière partie de la phrase, elle confirme la morale déjà évoquée : « car le pain doit être sans notre bouche moins objet de respect que de consommation », avec un dernier jeu sur « dans notre bouche ». Soit l’organe de la parole, et celui qui va servir à lire le poème, soit celui du goût pour déguster le pain. Il y a chez Ponge un plaisir du goût très net. Il faut savourer le pain comme on savoure les mots, autrement dit : prenons le parti des choses. Conclusion : Ponge reprend l’alchimie baudelairienne en posant un regard neuf sur la nourriture simple du quotidien. Ainsi sous son regard, le pain devient tout un monde. Le poète montre toute l’étendue des possibles dans la création poétique : à l’image du boulanger, le poète effectue un travail d’artisan sur la langue, jouant avec les mots, leurs sens et leur étymologie. Comme dans « L’huitre », on peut dégager dans ce poème des allusions bibliques tournées en dérision par Ponge ainsi que son aversion pour le monde intérieur. Ponge utilise un objet quotidien et pourtant sacré (l’Eucharistie) : le pain. Il pose dans un premier temps un regard neuf, naïf sur cet objet qu’il transfigure. Mais il ne cesse de jouer entre sacralisation et désacralisation de l’objet. La poésie de Ponge est une poésie qui livre le mystère des choses communes mais qui n’y accorde cependant pas trop de sérieux.