Uploaded by Niita Gomes

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Dr. Christel FAHD
Chercheur en psychanalyse littéraire
Université Saint-Esprit de Kaslik
christelfahd@usek.edu.lb
B.P. 175329 Beyrouth
« Les barques chargées d’âmes sont toujours
sur le point de sombrer. »
Bachelard
L’Eldorado ou la terre promise des réfugiés
Eldorado est le quatrième roman de Laurent Gaudé sorti deux ans après Le
soleil des Scorta; la Méditerranée plus précisément l’Italie y est toujours de cadre
mais cette fois c’est la ville de Catane qui sert de frontière à franchir
aux migrants assoiffés de changer de vie. Deux personnages que tout oppose : un
commandant Salvatore Piracci, gardien de la citadelle, chargé d’intercepter les
réfugiés clandestins et Soleiman, un réfugié soudanais.
Mais il s’avère que les deux partis, sont unis par le même désir : partir,
quitter le lieu, que ce soit la terre natale ou la frégate afin de se libérer du joug de
la précarité ou du poids de la conscience.
Dans un monde où la misère délimite les frontières et où la mondialisation
n’a jamais autant séparé les pays du Sud de ceux du Nord, il serait intéressant de
s’interroger sur la problématique de l’identité qui devient ici asservissante voire
avilissante au point que le protagoniste veuille la renier.
Dans quelle mesure l’identité joue-t-elle dans l’estime de soi ? Pourquoi ce
désir perpétuel de partir ? À quel point sommes-nous hantés par le besoin de
changer de vie croyant que « là-bas » nous serons « autre » qu’ « ici »?
Nous tenterons d’analyser les raisons qui poussent les personnages à fuir
leur « chez-soi » et si le résultat est vraiment à la hauteur de leurs espoirs.
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I-
Le désir de fuir ou la fatalité des pays du sud
Soleiman et son frère veulent à tout prix quitter leur pays, leur mère et leurs
vieilles habitudes afin de rejoindre comme plusieurs de leurs compatriotes
soudanais et des milliers d’Africains le vieux continent. Partir semble pouvoir
résoudre tous les problèmes. Pour ces Soudanais vivant avec leur mère, il n’est
nulle question de rester ici. Là-bas : L’Europe, s’avère être la seule issue, certes,
aux lourdes conséquences, mais salutaire :
Nous goûterons le doux soulagement des exilés qui parlent de leur manque
pour tenter de le combler. (Gaudé, 2006 : p. 52)
Soleiman et Jamal savent que leurs enfants souffriront du fait qu’ils ne
sauront leur véritable identité et ne connaitrons pas leur patrimoine « nés nulle
part. Ignorant tout de leur pays. Leur vie aussi sera brûlée. Mais leurs enfants
à eux seront saufs. […]. C’est ainsi. Il faut trois générations. » (Gaudé, 2006 :
p. 51)
-Le plus dur, a-t-il dit, ce n’est pas pour nous. Nous pourrons toujours nous
dire que nous l’avons voulu. Nous aurons toujours en mémoire ce que nous
avons laissé derrière nous. Le soleil des jours heureux nous réchauffera le
sang … Mais nos enfants … nos enfants n’auront pas ces armes. Espérons que
nos petits-enfants seront des lions au regard décidé... (Idem )
Si le phénomène de migration a toujours existé, il ne détient cependant pas
la même connotation élogieuse qu’auparavant. Pour Crystel Pinçonnat, le mythe
du nomade a disparu au détriment du migrant misérable : « Aujourd’hui l’espace
terrestre entièrement cartographié, sillonné de frontières qui interdisent la liberté
du nomadisme. A l’image exotique du nomade, le XXe siècle a subsisté celle du
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‘migrant misérable en quête d’une terre d’abondance’ [… ] » (Moreau Defarges,
Introduction à la géopolitique, p. 14 in Wesphal, 2000 : p. 76)
Cette « terre d’abondance » serait dans le roman l’Eldorado :
-L’herbe sera grasse, dit-il, et les arbres chargés de fruits. De l’or coulera
au fond des ruisseaux, et des carrières de diamants à ciel couvert
réverbéreront les rayons du soleil. Les forêts frémiront de gibier et les lacs
seront poissonneux. Tout sera doux là-bas. Et la vie passera comme une
caresse. L’Eldorado, commandant. Ils l’avaient au fond des yeux. (Gaudé,
2006 : p. 12)
Étymologiquement, l’Eldorado vient de l’espagnol : « el » = le et « dorado »
= doré qui signifie le doré soit le pays d’or. C’est un prétendu pays qu'aurait
découvert un lieutenant de Pizarre dans l'Amérique du Sud. Un lieu de cocagne
supposé regorger d’or.
D’après le dictionnaire Littré, l’Eldorado serait un « pays chimérique où
l’on peut s’enrichir facilement et où la vie est très agréable. Un pays d'abondance
et de délices. »
Selon l’Inernaute, « L'Eldorado était un pays imaginaire que les
conquistadors espagnols pensaient découvrir entre l'Amazone et l'Orénoque. Ils
croyaient y trouver une multitude de trésors, qui leur rendraient la vie facile. C'est
de là que provient le nom "Eldorado" que l'on utilise pour désigner un lieu où la
vie est facile. »
Pour parvenir à cet Eldorado, les migrants ont un dieu : le dieu Massambalo
qui leur offre protection lors de leur périlleuse traversée et leurs moult étapes. En
effet, les réfugiés risquent d’être rapatriés voire de périr. Toutefois, le dieu
Massambalo a plusieurs ombres qui veillent sur leur passage … Qui sont ces
ombres ? D’où viennent-elles ? Et exécutent-elles vraiment leur tâche ?
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II- La conscience de ceux qui « font juste leur travail »
Depuis plus de vingt ans, le commandant Salvatore Piracci, gardien de la
forteresse de l’Europe, intercepte les réfugiés clandestins. Naguère délaissé par sa
femme, il mène une vie solitaire :
« Il était séparé de sa femme quatre ans plus tôt […] Oui, décidément, il était
seul. Le fils de plus personne. Ni père, ni mari. Un homme de quarante ans qui
mène sa vie sans personne pour poser un regard dessus. » (Gaudé, 2006 : p. 11)
En effet, Salvatore qui n’a pas de foyer, n’habite pas une maison, soit un lieu
inerte, mais une frégate qui incarne à la fois un espace intime et public ouvert sur
la mer où il est simultanément seul et entouré
« Dans sa barque silencieuse, il se sentait à la dimension du ciel. Il était une
infime partie de l’immensité qui l’entourait, mais une partie vivante. (Gaudé,
2006 : p. 146)
Dans la poétique de l’espace, Bachelard évoque cette immensité intime, en
l’occurrence ce lien étroit entre les deux univers : « Sans cesse les deux espaces,
l’espace intime et l’espace extérieur viennent, si l’on ose dire, s’encourager dans
leur croissance. » (Bachelard, 1983 ; p. 183)
Néanmoins pour Salvatore, un nouvel espace s’ouvre à lui et par conséquent
une autre vie s’apprête à commencer.
En effet, il sent peu à peu ses forces défaillir et les remords le ronger quand
une ancienne rescapée lui demande d’emprunter son revolver afin de venger son
enfant mort lors de la traversée.
Suite à cet incident, Salvatore se méprise. Il prend du recul face à son métier,
face à lui-même. Et s’il faisait fausse route ? Si les bons se trouvaient de l’autre
côté et les méchants du sien ? Soudain, sa vie bascule et son travail, jadis jugé
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noble, lui répugne. Il décide alors de se dévêtir de son uniforme de commandant
pour s’uniformiser avec les autres en jetant ses papiers à l’eau soit en devenant un
sans-patrie, de surcroît ; un clandestin.
Hors de son navire, de cet univers qui fait de lui le gardien de la citadelle,
Salvatore n’est plus rien. « Il n’était plus personne. Son nom, sa date et son lieu de
naissance venaient de disparaître. » (Gaudé, 2006 : p. 143)
Je suis nu, pensa-t-il. Comme seul homme sans identité peut l’être.
2006 p. 147)
(Gaudé,
En se dépouillant de son identité, il se fond avec la foule des migrants. Le
comportement de Salvatore est certes énigmatique mais salvateur.
II-
La destinée finale : L’homme Eldorado
« Comment fait-on pour obtenir ce que l’on veut lorsqu’on n’a rien ? De quelle
force et de quelle obstination faut-il être ? » (Gaudé, 2006 : p. 147) : Telles sont
les questions auxquelles se livre le commandant avant de mourir.
Je vais mourir, pensa-t-il tandis qu’au loin, il entendait encore le vacarme des
hommes. Là sur cette route dont je ne sais même pas où elle mène. De nuit.
Fauché comme un camion. Comme un chien. (Gaudé, 2006; p. 236.)
Soudain, Soleiman, notre migrant soudanais, abandonné en début de chemin
par son frère aîné rongé par la maladie, ayant dû affronter tout seul coups, faim et
harassement croise la route du commandant Piracci et le confond avec le Dieu
Massambalo. Il lui pose la question suivante : « Massambalo? » Alors Salvatore
« repensa à l’ombre de Massambalo. S’il était effectivement cette ombre, »
(Gaudé, 2006 : p. 237) pour répondre finalement par l’affirmative.
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Ainsi, juste avant de s’éteindre, le commandant Salvatore Piracci comprend
que son ultime rôle, lui qui se chargeait jadis de chasser les migrants, est de donner
de l’espoir à ces milliers de miséreux. Il devient alors l’homme Eldorado; celui qui
communique l’avant-goût de la terre promise : « La fièvre de l’Eldorado, c’est cela
qu’il pouvait transmettre. » (Gaudé, 2006 ; p. 232)
Il repensa alors à sa vie sicilienne. Il avait été tant de fois la malchance
pour ceux qu’il croisait. Il se souvenait de ces milliers d’yeux éteints qui se
posaient sur lui lorsqu’il interceptait les barques de fortune. Il se souvenait
de ces années où il n’avait vu que des visages fermés par la meurtrissure de
l’échec. Il était maintenant de l’autre côté. Les hommes allaient peut-être
continuer à mourir en mer, mais cela ne dépendait plus de lui. Il lui était
donné de pouvoir souffler sur le désir des hommes pour qu’il grandisse. Il
avait besoin de cela. (Gaudé, 2006 : p. 232.)
En somme, l’Eldorado qui promet espoir et avenir meilleur ne peut exister
sans la fraternité des hommes. En effet, Soleiman n’aurait pu continuer sa route s’il
n’avait reconnu en la personne du commandant le dieu veillant. De même,
Salvatore ne serait pas mort en paix si le jeune soudanais ne lui avait attribué le
flambeau de Massambalo.
L’Eldorado, cette terre longuement promise, n’est pas une contrée mythique
regorgeant d’or et de trésors ni un territoire délimité par des frontières mais bel et
bien un état d’esprit qui pousse à avancer contre vents et marées. Pour les
protagonistes, c’est un rivage que l’on touche après un long naufrage intérieur, un
combat fait d’abnégation et de sacrifices certes, mais qui donne sens à la vie puisqu’
« … il n’[est] pas de mer que l’homme ne puisse traverser. » (Gaudé ; p. 237)
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Références bibliographiques
Corpus
-GAUDÉ (Laurent) 2006, Eldorado, Arles, Actes Sud, (Babel) 238 p.
Sur la géocritique
- WESTPHAL (Bertrand) sous la direction de 2000; La géocritique mode
d’emploi, Limoges : PULIM.
Sur la thématique et la critique de l’imaginaire
-BACHELARD (Gaston) 1983, La poétique de l’espace, Paris, PUF, (11e
éd.), Quadrige, 214 p.
-BACHELARD (Gaston) 2003, L’eau et les rêves, Paris, José Corti, (1re éd.
1942), (Le Livre de Poche, biblio essais), 221 p.
Sitographie
https://www.littre.org/definition/eldorado
http://www.linternaute.fr/expression/langue-francaise/87/un-eldorado/
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