Note de lecture – Lucien Karpik L'économie de la qualité – Sociologie économique – Professeur : Jean-Michel Bonvin Assistant : Lucas Perrig Université de Genève – Printemps 2018 MANON MISSILLIER JIMMY CLERC Manon.missillier@etu.unige.ch Jimmy.clerc@etu.unige.ch 2 Synthèse À travers le marché des avocats en France, Karpik montre dans son article "L'économie de la qualité" que la question du prix (économie de la quantité) est, selon les cas, moins décisive que celle du jugement (économie de la qualité). L’organisation sociale et les réseaux de confiance auraient une place importante dans le fonctionnement des marchés. La perspective de ce texte soutient la théorie de l’encastrement social selon laquelle l’économie est une action située. L’avocat et le client sont en effet encastrés (embedded) dans des réseaux (Granovetter 1985). Réseaux Le justiciable, qui doit trouver pour la première fois un avocat, fait face à une première difficulté : il n’existe pas d’informations publiques concernant les prix que les avocats pratiquent. Une des questions à laquelle Karpik tente de répondre est : "comment, sans prix public, l’offre et la demande peuvent-elles se rencontrer pour former un prix d’équilibre?" En effet, l’hypothèse de l’information parfaite (parmi les cinq hypothèses de la concurrence pure et parfaite au fondement de la théorie économique néoclassique) ne semble pas pouvoir être validée. Le justiciable doit se baser sur les renseignements de ses proches (liens forts) ou ceux de ses connaissances (liens faibles), par phénomène de bouche à oreille. En considérant la distinction liens forts/faibles, les liens forts sont cruciaux pour obtenir de nouvelles informations (Granovetter 1973). Ainsi "6 justiciables sur 10 ont eu leur premier contact avec un avocat par relation ou connaissances personnelles (...) à l’inverse, pour 3 justiciables sur 10 le choix se fait au hasard, à partir de l’annuaire1" (IFOP, p.189). Karpik ajoute que les changements d’avocats sont rares. Ils engendrent en effet une dépense coûteuse en temps et en argent. On peut ainsi faire référence à une "dépendance de sentier" dans le sens où certaines habitudes et formes de loyauté lient l’avocat à son client. La situation dans laquelle on a l'habitude de travailler avec une personne, qui détient des informations intimes sur notre situation, peut difficilement créer un retour en arrière et un changement d’avocat. Les changements d’avocats dépendent également du type de client. En effet, les "joueurs occasionnels" (les personnes privées) accordent de l’importance au résultat du procès, qui, s’il est perdu, peut remettre en question le choix de l’avocat. Au contraire, pour les joueurs réguliers (les sociétés), leur implication dans un grand nombre d’affaires a pour conséquence que les gains compensent les pertes. Ainsi, le changement d’avocat est souvent lié aux changements de dirigeants de ces sociétés qui ont des réseaux, des connaissances différents. L’avocat qui souhaite attirer une clientèle est confronté aux mêmes problèmes que le client, et les résout de la même manière. Pour assurer la diffusion de son nom, il utilise ses relations personnelles. Plus il développe son réseau de relations, plus il augmente la probabilité que son réseau coupe celui d'une clientèle potentielle, et qu’une relation endosse le rôle de "trou structural", qui peut faire office de pont entre deux réseaux (Burt 1995). L’une de ses quelques stratégies en ce sens consiste à multiplier sa participation dans des activités collectives. Ce que Karpik désigne comme le "réseau-échange" est un système de relations interpersonnelles dans lequel se concentre l’information pertinente. Ce système "sépare pour le justiciable, le choix raisonné du choix aléatoire et, pour l’avocat, l’activisme de l’immobilisme" (Karpik, p.192). Conseillé par une tierce personne de confiance, le client se limitera donc souvent à un ou deux noms d'avocats présentant les qualités requises. 1 Ces résultats viennent de l'enquête IFOP-ETMAR (sondage sur l'image des avocats) réalisée en 1976 sur un échantillon de 1015 personnes représentatives de Paris et de l'Île-de-France. 3 Sans système public de prix, on pourrait penser que l’avocat, en tant qu’homo œconomicus égoïste parfait, conforme aux théories néoclassiques, chercherait à maximiser son profit. On observe une uniformisation des prix, ainsi qu’une concurrence par les prix n'existant que pour une minorité d’avocats (les "jeunes") qui sont caractérisés par une clientèle sensible aux prix. En réalité, l’avocat cherchant le juste prix ne se demande pas "Quel est l’honoraire le plus élevé que je peux obtenir ?" mais "Quel est l’honoraire qui se pratique et auquel, en fonction de mon ancienneté au barreau, de ma spécialité et de ma compétence, j’ai droit ?" (p.195). C’est une discussion constante entre les avocats qui s’organise pour connaître la valeur absolue des prix, par le biais des réseaux-producteurs. Un réseau-producteur est un système de relations interpersonnelles qui se recoupent et "au travers desquelles ne cessent de circuler l’information et le jugement" (p.195). La fixation de l’honoraire ne relève donc pas de la pure décision rationnelle (maximisation du gain), mais est soumise à approbation et au jugement. Les réseaux-producteurs permettent donc la formation d'un système uniformisé de prix tandis que les réseaux-échanges permettent de créer une relation entre avocats et clients via la confiance. Confiance La confiance occupe une place centrale dans la profession d'avocat : il est impossible pour un avocat de défendre son client sans avoir établi une relation de confiance avec lui. Le client a une "confiance aveugle" envers son avocat, puisque le résultat du procès n'est pas connu à l'avance. Il existe trois éléments centraux à l'origine de cette relation de confiance. D'abord, le métier d'avocat est une activité "incertaine", puisque tant que le verdict n'a pas été prononcé par le tribunal, le résultat du procès reste inconnu : le client n'a d'autre choix que de s'en remettre à son avocat. Ensuite, la qualité des services de l'avocat est le seul moyen pour le client de faire pencher le procès en sa faveur. Néanmoins, la qualité des services ne peut pas être évaluée par le client pour deux raisons : le client ne peut pas juger les "effets directs" du travail de son avocat tant que le verdict n'est pas rendu et il ne peut pas juger de manière absolue le dévouement de son avocat dans sa défense. Enfin, la compétence de l'avocat lui permet d'établir telle ou telle stratégie en fonction de l'incertitude de la situation. Elle est caractérisée par l'expertise "fondée sur un savoir codifié, rationalisé et transmissible" et la mobilisation fondée sur "des savoir-faire informels et personnels" (p.198). Plus une situation est incertaine, plus l'avocat doit jouer sur l'habileté, la ruse, ses relations personnelles, etc. Cela nécessite une plus forte mobilisation de l'avocat et crée une dépendance du client envers lui. Le choix d'un avocat prêt à se mobiliser pour défendre les intérêts de son client est donc une étape cruciale pour le justiciable. La confiance, visant l'équilibre des droits réciproques, peut être institutionnalisée de trois façons. Le contrat permet d'atteindre cet équilibre, mais n'est utilisé que "lorsque le résultat de l'action est incertain et que les moyens d'action ne peuvent être, par avance, identifiés" (p.199). La règlementation permet de réduire le pouvoir de l'avocat, mais peut aussi nuire à son efficacité. Enfin, les obligations publiques garantissent la primauté des intérêts du client et une forme de modération des prix fixés par les avocats. La recherche perpétuelle pour les avocats du juste prix et non du profit maximal démontre bien que leurs motivations ne sont pas purement économiques. Les obligations et jugements qui pèsent sur l'avocat garantissent son efficacité et la confiance que peut leur accorder le client. L’avocat ne recherche pas que le profit, mais aussi l’approbation de la clientèle ainsi que celle des autres avocats. D'ailleurs, cette perspective s'inscrit dans la lignée de la théorie de Granovetter et Swedberg : "It is clear that economic action cannot, in principle, be separated from the quest for approval, status, sociability and power" (Swedberg & Granovetter, 1992, p.7). 4 Qualité et quantité Pour choisir un avocat, il est compliqué de se baser sur les prix, puisque le client n'a pas ou peu de moyen de connaître le prix "moyen" d'un avocat pour tel ou tel cas. Karpik fait donc la distinction entre deux types de marché : le marché-prix et le marché-jugement. Le premier se base sur la variation des prix pour déterminer le prix le plus "pertinent" (prix d'équilibre) entre l'offre et la demande d'un bien. Il est néanmoins difficile de comparer les avocats en fonction des prix. Lorsque l'offre des biens et services se diversifie selon les qualités, le choix de l'avocat ne se fait plus par le prix, mais par le jugement. Cependant, si les informations comme le prix ou l'efficacité deviennent publiques, l'équilibre entre l'offre et la demande se fait par le prix, comme pour le marché des "jeunes" avocats. Cette différence entre plusieurs "groupes" d’avocats peut faire penser à la théorie de Bourdieu, selon laquelle en fonction de ses dotations en capital dans le champ économique, un agent a plus ou moins de stratégies qui s’offrent à lui. Ainsi, la catégorie "jeunes avocats " débutante est moins dotée en renommée (capital symbolique) par exemple et agit de manière spécifique dans le champ (Bourdieu, 1997). Le marché-jugement ne se limite pas à la profession d'avocat : il peut également toucher les grandes entreprises ou les institutions financières. D'un côté, il y a donc une économie classique, où le choix du consommateur se fait par comparaison des prix de biens standardisés, dont il connaît les propriétés. De l'autre, une économie de la qualité, où le consommateur – imparfaitement informé – ne peut juger la valeur d'usage (qualité) des biens et des services que par son expérience faite après l'achat, accordant ainsi plus d'importance au jugement de la qualité qu'à la comparaison des prix. Finalement, la profession d'avocat se base sur l'économie de la qualité, définie comme "une forme d'organisation sociale qui intègre le réseau et la confiance" (p.207). Cette économie est donc très éloignée de la théorie du désencastrement, qui, si complexe soit-elle chez Polanyi, fait référence à une période où le marché se libérerait de la société (Polanyi 1983). Critique Un des intérêts de ce texte est qu’il illustre l’utilité de la sociologie économique. En montrant les limites de la théorie néoclassique, Karpik affirme que la sociologie a son mot à dire sur les échanges économiques. Il a en effet démontré que la concurrence imparfaite n'est pas une pathologie, mais bien une forme d'organisation sociale et donc que la théorie néoclassique est insuffisante pour comprendre les échanges économiques dans leur globalité. Le texte montre que le marché est une construction sociale et que les avocats ne sont pas des acteurs atomisés, mais qu’ils entretiennent des relations personnelles qui ont une influence directe sur le marché. Un deuxième intérêt est que cette analyse ne se limite pas à l’imperfection du marché des avocats, mais peut s'appliquer à l'économie dans son ensemble. Enfin, Karpik utilise des données variées, avec des méthodes quantitatives mais aussi qualitatives. Cependant, il faut tout de même noter que le texte n’est pas tout récent. Ayant plus de vingt ans, la puissance et le fond de l’étude semblent être adaptables à la réalité d’aujourd’hui, mais les chiffres ne sont plus actuels. Toujours dans le sens de technologies plus actuelles, avec l’avancée des "réseaux sociaux virtuels" sur internet, où les internautes peuvent donner leur avis et mettre des notes à divers services, les relations personnelles des justiciables ne sont peut-être plus aussi cruciales que dans les années 1980. En effet, puisque beaucoup d’opinions sont rendues publiques sur la toile, elles peuvent être prises en compte par les potentiels consommateurs d'un bien ou d'un service, sans avoir à utiliser leurs relations sociales. Enfin on peut reprocher à ce texte de ne pas discuter la relation entre l’Etat et le marché. Nombre de caractères (espaces compris) : 11 860 5 Bibliographie Articles scientifiques - Bourdieu Pierre (1997), Le champ économique, Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 119, No1, pp. 48‑66. Granovetter Mark (1973), The Strength of Weak Ties, American Journal of Sociology, Vol. 78, No6, pp. 1360‑1380. Granovetter Mark (1985), Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness, American Journal of Sociology, Vol. 91, No3, pp. 481‑510. Karpik Lucien (1989), L’économie de la qualité, Revue Française de Sociologie, Vol. 30, No2, pp. 187‑210. Livres - Burt Ronald S. (1995), Structural Holes : The Social Structure of Competition, Cambridge : Harvard University Press. Granovetter Mark & Swedberg Richard (1992), The Sociology of Economic Life, Boulder : Westview Press. Polanyi Karl (1983), La Grande Transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris : Gallimard. Image (page de garde) - Revue française de sociologie (1989), [en ligne], https://www.persee.fr/issue/rfsoc_00352969_1989_num_30_2, (consulté le 16 mars 2018).