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Pathologiser, normaliser : les écueils de la relation thérapeutique
par Jean-François BRIEFER et Liliana CORREA
| Médecine et Hygiène | THÉRAPIE FAMILIALE
2007/1 - 28
ISSN 0250-4952 | pages 63 à 70
Pour citer cet article :
— Briefer J.-F. et Correa L., Pathologiser, normaliser : les écueils de la relation thérapeutique, THÉRAPIE FAMILIALE
2007/1, 28, p. 63-70.
Distribution électronique Cairn pour Médecine et Hygiène.
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Thérapie familiale, Genève, 2006, Vol. 28, No 1, pp. 63-70
PATHOLOGISER, NORMALISER :
LES ÉCUEILS DE LA RELATION THÉRAPEUTIQUE 1
Jean-François BRIEFER2 et Liliana CORREA3
Résumé : Pathologiser, normaliser : les écueils de la relation thérapeutique. – La relation thérapeutique
avec les familles dont un des membres a des problèmes d’abus de substances est développée d’une part en
décrivant différents types de réactions intrafamiliales et d’autre part en conceptualisant la nature de la
coconstruction qui s’instaure dans la rencontre thérapeutique. Une situation clinique d’une adolescente et
sa famille illustre la question des écueils de la relation thérapeutique. Les doutes, interrogations et leurs
issues survenus au fil de ce suivi sont abordés en trois points : la situation initiale, les aspects médicolégaux et le suivi parental. Une conclusion établit des liens entre notre pratique clinique et les courants
constructiviste et post-moderniste en thérapie familiale. Le concept de matrice expérientielle génératrice
de possible est proposé afin de rendre compte des conditions thérapeutiques du changement.
Summary : Pathologizing, normalizing : pitfalls of the therapeutic relationship. – The therapeutic relationship with families in which a member is drug addict is addressed on one hand regarding different types of
family reactions and on the other hand in conceptualising the nature of coconstruction which takes place in
the therapeutic setting. A clinical case of a teenager and her family exemplifies the question of therapeutic
relationship pitfall. Doubts, questions and their solutions which appeared during the treatment are discussed
in three points : the initial situation, the medico-legal aspects and the parental counselling. A conclusion set
links between our clinical practice and the constructionism and post-modern approaches in family therapy.
Resumen : Volver patológico, normalizar : los escollos de la relación terapeútica. – En este artículo se
describe la relación terapeútica con las familias en las cuales uno de sus miembros presenta un problema
de abuso de droga, mostrando de un lado, los diferentes tipos de reacciones intra familiares y de otro lado
conceptualizando la naturaleza de la co-construcción que se establece durante el encuentro terapeútico.
Una situación clínica de una adolescente y su familia, ilustra la cuestion de los riesgos de la relación terapeútica. Las dudas, interrogaciones y soluciones obtenidas à lo largo de este seguimiento son abordadas en
tres puntos : La situación inicial, los aspectos medico-legales y el seguimiento de los padres. La conclusion
establece las relaciones entre nuestra práctica clínica y las corrientes constructivistas y post-modernistas
en terapia familiar. Se propone el concepto de matriz experiencial generadora de posibilidades con el
objeto de mostrar las conditiones terapeúticas del cambio.
Mots-clés : Collaboration transformante – Toxicomanie – Adolescence – Stigmatisation – Transgénérationnel.
1
Texte présenté lors de la journée « De la dépendance à la créativité » organisée par le Service d’Abus
de Substances des Hôpitaux Universitaires de Genève le 17 juin 2005.
2
Psychologue, Docteur en psychologie, Spécialiste en psychothérapie FSP, Service d’abus de Substances, Département de Psychiatrie, HUG (Dr Daniele Zullino, Chef de Service).
3
Psychiatre FMH, Chef de clinique Service d’abus de Substances, Département de Psychiatrie, HUG
(Dr Daniele Zullino, Chef de Service).
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Keywords : Transforming collaboration – Drug addiction – Adolescence – Labelling – Transgenerastional.
Palabras claves : Colaboración transformadora – Drogadicción – Adolescencia – Estigmatización –
Transgeneracional.
Introduction : dynamique de la relation thérapeutique
Face à l’interrogation et à la souffrance des familles confrontées au problème de
drogue d’un des leurs, les thérapeutes vont être amenés à « gérer » une crise familiale. Les thérapeutes peuvent être les derniers interlocuteurs à qui l’on ose encore
parler de ce que la honte et la culpabilité poussent à garder caché. En effet, de par sa
caractéristique de conduite déviante adoptée activement, la toxicomanie ne bénéficie pas de la clémence du jugement social, comme c’est le cas dans d’autres formes de troubles psychiques, maladies par définition involontaires.
La crise familiale liée à la découverte de l’abus de drogues peut s’exprimer de
différentes manières ; nous avons repéré 3 modes :
•
Le mode quête de sens : les familles se montrent déroutées et en quête de sens
quant au pourquoi de tels comportements chez leur enfant.
•
Le mode stigmatisation sur la substance : à l’inverse du mode précédent,
l’incompréhension fait place à une certitude : la substance est cause de tous les
malheurs, coupons le jeune de l’accès à ce poison et nous serons sauvés. On
nous demande alors de faire appel à tous les moyens possibles pour y parvenir,
même l’internement non-volontaire s’il le faut.
•
Le mode stigmatisation sur le membre symptomatique : « Il est la cause de
tous nos problèmes, il nous rend la vie impossible, soignez-le ! », le membre
symptomatique est pleinement désigné comme malade.
Les champs thérapeutiques qui découlent de ces différentes façons d’aborder
ou de gérer le problème drogue vont être de nature différente. Les questions,
demandes et attentes adressées aux thérapeutes le seront également. En fonction de
ces divers paramètres, des rôles spécifiques vont être assignés aux thérapeutes. Les
thérapeutes pourront ainsi être vus comme des alliés, des sauveurs, des rivaux, des
persécuteurs, etc.
La position adoptée par les thérapeutes va dépendre d’une part du type de
famille en jeu, plus ou moins ouverte sur l’extérieur, plus ou moins figée dans son
fonctionnement et d’autre part, des ressources du système thérapeutique, à savoir
son bagage théorique, sa dynamique d’équipe, sa capacité de recul, la personnalité
de chacun de ses membres, etc.
Nous voyons bien l’aspect pluridimensionnel complexe des enjeux de la relation
thérapeutique, enjeux aux charges affectives intenses puisque c’est toute l’évolution
et l’avenir d’un jeune qui sont en question.
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C’est dans ce contexte qu’une coconstruction va avoir lieu entre le système thérapeutique et la famille. Cette coconstruction englobe et dépasse le travail d’hypothétisation, lequel vise à énoncer le problème comme logique dans son contexte
indépendamment de sa valeur de vérité.
Situation clinique : Emma et sa famille à son arrivée à la consultation
Emma est fille unique, elle n’a pas tout à fait 18 ans et est en pleine révolte adolescente. Elle et ses parents nous sont adressés par le Service de la Protection de la Jeunesse en raison d’un délit qu’elle a commis deux mois au paravent. Emma avait alors
entrepris un commerce de drogues afin de partir au Brésil avec sa meilleure amie, partir au pays de la musique et des gens chaleureux.
Sur injonction du juge, elle consulte quelquefois mais ne voit pas le sens d’un travail
psychologique sur elle-même, ni de réduire sa consommations de drogue. Elle refuse
également de venir avec ses parents puisqu’elle cherche à tout prix à s’en distancer,
tout en revendiquant à corps et à cris leur soutien financier.
L’essentiel du travail sera donc réalisé en quelques entretiens avec le couple parental,
essentiellement sur deux axes : un axe transgénérationnel et un axe interactionnel actuel.
Emma nous dit avoir eu une enfance sans problèmes particuliers, même si elle mentionne un souvenir général de solitude. Le seul événement douloureux dont elle parle
est son récent séjour en prison, trois filles dans une cellule, beaucoup de tensions, un
vrai calvaire qu’elle ne voudrait revivre pour rien au monde. Cette prison a d’ailleurs
été récemment critiquée pour son inadaptation à la détention de mineures et pour son
non-respect des normes internationales. Emma garde, par contre, un bon souvenir du
séjour en milieu éducatif qui a suivi.
Emma aime la musique, elle chante et joue un peu de guitare. Toutefois, comme pour
l’école, elle désinvestit les cours de musiques et se contente de chanter seule dans sa
chambre. Les relations amoureuses ne font pas encore partie de son monde, mais les
amitiés sont présentes, certaines remontant à l’enfance.
Les parents d’Emma sont dans la mi-quarantaine. Ils se sont connus dans leur pays
d’origine et ont immigré en Suisse il y a plus de 20 ans. Emma est née deux ans après
leur mariage. Les parents nous décrivent une fille n’ayant pas posé de problème particulier durant l’enfance, sa scolarité ayant débouché sur une entrée au Collège. Ce calme
apparent a fait place il y a deux ans à une consommation de cannabis dans un contexte
de désinvestissement scolaire puis d’abandon de l’école.
Depuis, la consommation a pris de l’ampleur et s’étend à d’autres drogues que le cannabis : ecstasy, cocaïne. La désinsertion sociale a pris du terrain, les petits boulots
sont lâchés les uns après les autres, la poursuite du trafic est suspectée. Les parents
sentent leur fille partir vers un monde parallèle fait de vie nocturne, de prises de
toxiques et de fréquentations inquiétantes. Les interactions avec les parents oscillent
entre les extrêmes de l’évitement et de la confrontation rageuse, notamment quand
Emma se heurte aux retenues d’argent de poche…
Aspects médico-légaux
En parallèle au suivi thérapeutique d’Emma et de ses parents, un travail de
réseau s’effectue avec le service de la Protection de la jeunesse. La Protection de la
Jeunesse a reçu du Tribunal de la Jeunesse un mandat d’appui éducatif et Emma va
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devoir répondre de ses actes lors d’un jugement prochain. Elle est toutefois peu assidue aux entretiens avec l’assistant social, et encore moins à ceux du matin…
Quel va être le contenu du rapport au juge que fera l’assistant social ? Quelle sera
l’attitude du juge face à Emma, sachant qu’elle a déjà purgé une peine de privation
de liberté ? Nous partageons ces interrogations avec l’assistant social de la Protection de la Jeunesse. Celui-ci pense, au vu du manque d’investissement d’Emma,
qu’une obligation de soin pourrait lui être bénéfique et l’amener à réaliser un travail sur elle-même. Travail sur elle-même auquel elle se dérobe et que chacun aimerait la voir entreprendre, afin d’initier cette maturation psychique qui tarde.
Une obligation de soin reposerait sur la menace d’un retour en prison. Prison
pour majeurs puisqu’elle le deviendra dans l’intervalle. Une telle épée de Damoclès
pourrait-elle susciter une prise de conscience ? Nous sommes très sceptiques sur sa
pertinence. Ne serions-nous pas alors dans une attitude en miroir avec celle des
parents qui recherche le contrôle à tout prix ? Ne serions-nous pas en train de tomber
dans l’écueil de la normalisation à trop vouloir la « soigner », à trop vouloir à sa
place, alors que sa problématique est justement une tentative de se trouver ellemême, une quête identitaire sinueuse.
La dernière carte du thérapeute vis-à-vis d’Emma pourrait bien être celle du
lâcher-prise, non pas par sentiment d’impuissance, mais dans un mouvement qui
positive la volonté de faire seul tout en laissant la porte ouverte.
De plus, que se passerait-il en cas de non-compliance aux soins ? Un deuxième
séjour en prison, encore une fois traumatique, ne ferait que la rendre encore plus
révoltée contre la société et un peu plus proche du milieu de la délinquance.
Finalement ce sera la carte du lâcher-prise que nous aurons à jouer, car le juge
va clore le dossier et lever le mandat d’assistance éducative. Emma entre donc dans
la majorité sans comptes à rendre à la justice et sera libre de venir ou non à la
Consultation.
Le suivi parental
Les parents nous font part de leurs difficultés face à Emma. Celle-ci est très réactive
et s’énerve dès que ses parents cherchent à lui poser des limites. Les parents tendent à
capituler et cèdent de temps à autre sur l’argent. Ils sont pris dans un dilemme qui les
déstabilisent dans leur rôle parental : en effet, plus ils montrent leur désaccord, plus
Emma se fâche car se sent restreinte dans sa liberté, et plus elle fuit dans son monde
parallèle. En voulant la ramener à la raison, ils se rendent compte qu’ils ne font que
l’éloigner d’eux. De guerre lasse, ils en viennent à baisser leurs exigences. Nous
encourageons le maintien du lien comme primordial.
Les parents sont désemparés. Pourquoi cette fille qui avait « tout pour réussir » se
montre si négative et agressive à leur égard ? Le comportement d’Emma leur
échappe de plus en plus et les plonge dans l’angoisse. Inquiétude qui immobilise et
déprime Madame et qui pousse Monsieur à la confrontation, celui-ci se montrant
plus intransigeant.
Madame est pleine de doutes, son humeur triste témoigne de sa souffrance, elle aimerait
comprendre pourquoi sa fille en est arrivée là, pourquoi elle les fait tant souffrir. Elle se
demande s’ils ont commis des erreurs éducatives. Monsieur quant à lui est excédé, il
voit dans le comportement de sa fille une volonté gratuite de les faire souffrir.
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Voilà les thérapeutes placés devant Emma, et le mystère de sa dérive qui taraude ses
parents. Les thérapeutes sont immergés dans ce flot d’angoisse brute et flottante. Leur
concertation mutuelle lors de pause durant les entretiens et le travail d’hypothétisation sera leur façon de métaboliser l’inquiétude du non-sens que les parents sont
venus leur faire partager.
Bien que les parents aient des rythmes de vie différents, Monsieur travaillant de nuit,
nous soulignons leur bonne cohésion face à Emma, en effet le couple est en accord
quant aux attitudes à adopter face à leur fille. Ceci amène Madame à relever que pourtant Emma leur a souvent demandé pourquoi ils ne divorceraient pas…
Face à ces premiers éléments, les thérapeutes s’interrogent, y aurait-il un conflit de
couple masqué dont Emma se ferait la porte-parole ? Exprimerait-elle dans sa mise en
échec celui du mariage de ses parents, maintenant ainsi le couple uni car concerné par
une préoccupation commune qui les rassemble ? La cohésion du couple ne serait-elle
qu’apparente, visant à dissimuler aux yeux de tous, la fragilité de l’union ?
Cette démarche aurait procédé d’une logique semblable à celle des parents qui se
culpabilisent et cherchent la cause du mal dans l’éducation qu’ils ont donnée à leur
enfant. Attitude presque naturelle chez ceux qui se voient confrontés à un événement traumatisant ; face au vide de sens, la personne se déclare coupable, ramenant
ainsi l’angoisse à un niveau gérable, car du domaine du connu.
Rechercher le dysfonctionnement est par ailleurs une tendance naturelle de la
démarche thérapeutique imprégnée du modèle médical, lequel conçoit la guérison
par la suppression de l’agent pathogène. Bateson (1977) avait très tôt repéré le biais
épistémologique lié à la pensée linéaire, qui recherche la cause, mais en fin de
compte attribue un blâme.
Appréhender un problème aussi complexe qu’une dérive dans les toxiques comme
la manifestation d’un dysfonctionnement conjugal, ne peut être que réducteur, même
si cette vision obéit à une logique plus complexe de type circulaire. Il s’agit d’un
second écueil possible de la relation thérapeutique, la pathologisation d’une situation.
Comment ces parents vont-ils pouvoir aider leur fille dans ses difficultés puisque
c’est sa liberté qu’elle revendique haut et fort ? Ce paradoxe n’est sans doute pas
étranger à la façon non moins paradoxale de répondre qu’adoptent les parents.
Afin de garder un minimum de contrôle sur le vécu et le comportement de leur fille,
les parents donnent l’argent qu’ils savent être utilisé pour l’approvisionnement en
drogue et iront même jusqu’à acheter à sa place le produit pour la préserver des mauvaises fréquentations liées au milieu de la drogue… De plus, Madame envoie son
mari « espionner » sa fille pour tenter de savoir ce qui se passe. Les parents constatent
par ailleurs que leurs exigences rendent leur fille agressive. Ils les revoient donc à la
baisse et renoncent progressivement à la voir vivre le jour, comme eux.
Nous voyons que cette famille expérimente de nombreuses stratégies pour tenter de
gérer l’angoisse que suscite le comportement de leur fille ; nous avons donc affaire à
une famille plutôt créative de ce côté-là ! Relevons toutefois que ces stratégies pour
sauver l’enfant sont loin d’être rares chez les parents de nos patients et peuvent aller
loin : nous avons connu un père qui a engouffré les CHF 100 000.– de sa prévoyance
professionnelle pour tenter ce contrôle impossible en allant acheter lui-même la
cocaïne pour son fils.
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Face aux interrogations et angoisses des parents, nous recadrons le comportement
d’Emma comme l’expression d’une grande peur de l’abandon et d’une lutte contre la
dépendance envers eux qui la ramène à l’enfance. La liberté qu’elle revendique haut
et fort, au fond d’elle-même la terrifie…
Ce recadrage permettra au père de changer sa perception d’une fille « perverse »
cherchant à les faire souffrir gratuitement… Notre intervention visait de plus à
déculpabiliser les parents afin de leur rendre une part de liberté, car leur culpabilité
était devenue une partie du problème. En effet, la peur que Madame exprime, de voir
leur fille les quitter pour un monde parallèle, était en quelque sorte utilisée par
Emma pour obtenir des avantages. Il en résultait une forme d’inversion générationnelle et hiérarchique où Emma prenait petit à petit le pouvoir à la maison, coups de
gueule à l’appui.
L’autre aspect du suivi qui a été développé, l’axe transgénérationnel, a surtout
concerné Madame.
La branche maternelle du génogramme comporte une succession d’événements douloureux antérieurs à la naissance d’Emma. Madame a en effet vécu de nombreuses
pertes dans sa famille, à commencer par le décès de sa propre mère, survenu dans sa
seconde enfance. Dans les années qui précédèrent la naissance d’Emma, elle perd son
père puis son unique sœur, ce qui réduit sa famille d’origine à néant.
Lorsque nous revenons sur ces éléments douloureux de l’histoire familiale maternelle, Madame d’abord se défend : « C’était avant la naissance d’Emma, ça n’a pas de
lien avec ses problèmes d’aujourd’hui… » Puis elle commence à livrer une partie de
l’histoire émotionnelle de sa famille : « Oui, ma fille m’a permis de surmonter tous
ces deuils, avec elle je me sentais forte, rien ne pouvait m’arriver, j’étais prête à tout
affronter, même un divorce. » Madame est très touchée par cet aveu, sa tristesse
s’exprime avec des larmes, qu’elle semble avoir toujours cherché à contenir. Ainsi
après ces morts successives, Emma était devenue l’être de tous les espoirs qui lui a
permis de traverser ces deuils. Or ces deuils se manifestent à nouveau aujourd’hui,
depuis qu’Emma va mal… En effet Madame ressent à nouveau le manque de ces personnes chères. Elle souligne encore combien il est douloureux pour elle de voir sa
fille se détruire et ajoute même qu’elle aurait préféré être atteinte d’un cancer, plutôt
que de subir ce désastre.
Emma aurait-elle été l’enfant antidépresseur de sa mère, aurait-elle été investie
d’un rôle de « thérapeute » dont elle cherche maintenant à se défaire à grands cris ?
Emma aurait-elle été anormalement normale durant son enfance, pour reprendre
l’avis de notre superviseur Robert Neuburger, et ne serait-elle pas en train de tenter
une désaliénation à travers l’adoption d’un mode de vie qu’elle affiche et qui la fait
exister par les remous qu’il crée autour de lui ?
L’hypothèse d’un potentiel de vie sous-jacent à son symptôme pourrait trouver une
forme de validation dans l’évolution récente d’Emma, tel que le père nous en fait
part :
– accomplissement avec satisfaction d’un mois de travail dans une association ;
– projet d’école ;
– début de prise de conscience du problème drogue.
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Par ailleurs la situation familiale semble s’être améliorée dans le sens d’une
détente dans le climat et surtout par une réappropriation de leur position hiérarchique de parents. Emma n’est plus tout à fait despote intouchable chez elle
puisqu’elle devra travailler pour participer aux frais d’écolage de son école privée.
Bien que nos interventions n’aient jamais visé une restauration du pouvoir parental
sur un mode structural, il est intéressant de noter que la coconstruction réalisée avec
les parents a dû stimuler leurs ressources et leur créativité. Cette liberté retrouvée a
eu comme conséquence indirecte de leur permettre de retrouver une fonction parentale plus conventionnelle.
Conclusion
Ce suivi a dégagé plusieurs niveaux de lecture possibles du problème présenté
par Emma et sa famille. Si Emma est porteuse du symptôme à l’origine de la rencontre thérapeutique, notre accent sur le contexte relationnel a montré comment la
culpabilité des parents devenait partie intégrante du problème. Le terme de rencontre
thérapeutique nous paraît particulièrement adapté à ces situations où nous travaillons
sous mandat de la justice. La démarche n’émane pas d’une demande thérapeutique,
mais se caractérise par une double désignation où les thérapeutes se voient désignés pour un suivi et le jeune, désigné comme problématique tant par sa famille que
par la société.
Dans la situation présentée, notre questionnement et notre cheminement se sont
faits en collaboration avec la famille dans un climat d’écoute et d’acceptation. Ce
climat facilite l’abandon des croyances narratives limitantes et permet d’ouvrir
sur la multiplicité des possibles. Qu’il s’agisse de trouver des solutions ou des aménagements dans le présent, qu’il s’agisse de donner du sens en recourant à l’histoire
familiale, l’idée directrice constructiviste reste la même. Elle ne vise pas à atteindre
une vérité cachée ou à rechercher la compréhension ultime du problème en jeu,
puisque cette approche réfute l’idée d’une vérité objective connaissable (Hoffman,
1990, 1998). Elle vise l’inverse, à savoir sortir d’une vision unique et répétitive
du problème qui fige le symptôme et le perpétue, pour élargir la vision du monde et
stimuler la créativité.
Relevons que travailler avec l’idée que la réalité est multiple et dans une certaine
mesure vacillante peut être déstabilisant pour les thérapeutes. Ceci contredit notre
héritage culturel qui nous a toujours convaincus que nos sens nous renseignent sur
la réalité qui nous entoure et qu’à son tour le langage permet d’en transmettre le
contenu. Postuler que la réalité est sans cesse reconstruite dans les échanges sociaux
et verbaux, comme Gergen (1994, 1998) le montre, est toutefois un virage épistémologique que nous devons prendre si l’on veut limiter les écueils thérapeutiques et
potentialiser pleinement nos espaces thérapeutiques.
Cette création de sens qui émane progressivement de la rencontre entre la
famille et le groupe des thérapeutes nécessite la mise en place de ce que Anderson et
Goolishian (1998) appellent une collaboration transformante qui doit se dérouler
dans un climat où les clients vivent l’expérience d’être compris et acceptés. La frontière entre un système expert et un système patient n’est ici plus de mise, la position
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du thérapeute consiste dans sa participation à une conversation thérapeutique qui
prend place entre des personnes aux expériences et perspectives différentes.
Les moments de partage émotionnel nous paraissent représenter des moments
particulièrement féconds pour permettre un tel positionnement des thérapeutes.
Dans la situation des parents d’Emma nous en avons décrit deux : le partage initial
de l’angoisse du non-sens du comportement d’Emma et le récit douloureux de
Madame quant à ses deuils non faits. Ce premier moment de partage émotionnel
nous plaçait dans une position de non-savoir, que nous tendions à vivre comme un
handicap. Or les tenants de l’approche post-moderniste, dont les auteurs cités plus
haut, considèrent ce non-savoir comme indispensable à l’éclosion de nouvelles possibilités.
Ces moments de partage émotionnel sont par ailleurs propices pour créer une
matrice expérientielle génératrice de possibles à partir de laquelle une coconstruction va prendre place grâce à la mise en commun de perspectives multiples permettant
de relativiser le vécu.
Jean-François Briefer
Service d’abus de substances
Département de psychiatrie HUG
2, rue Verte
CH-1205 Genève
BIBLIOGRAPHIE
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Anderson H., Goolishian H.A. (1998) : Les systèmes humains comme systèmes linguistiques : Implications pour une théorie clinique. In : Goldbeter-Merinfeld E. (Ed.). Constructivisme et Constructionnisme Social : Aux Limites de la Systémique ? DeBoeck & Larcier, Paris.
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