Convergence Internet Audiovisuel Numérique Le montage cinéma un cours de Jean-Pierre Berthomé (Université Rennes 2) - 2004 - © consortium cian – Université Rennes 2 - 2004 1. Accueil 1.1 Guide de l’étudiant 1.1.1 Objectifs Le module Montage Cinéma, second des 3 modules consacrés à l’analyse filmique, s’attache à l’étude du montage cinématographique, pour le moment privé de sa dimension sonore. Ce module vise en particulier à apporter des outils terminologiques et des informations de culture générale sur les modalités de construction du récit cinématographique. Monter un film, c’est choisir un certain nombre d’éléments (sonores et visuels), et les organiser en les raccordant. Les notions de rythme, de durée et de raccord, pour ne citer qu’elles, seront au cœur de notre réflexion. Finalement, c’est la structure même des récits cinématographiques qui sera interrogée. Enfin, nous ne perdons pas de vue l’objectif plus général qui doit être visé par l’apprenant : la capacité à produire, à l’écrit ou à l’oral, une analyse de film. C’est pourquoi nous vous conseillons de prolonger et d’accompagner cet apprentissage par la lecture et la fréquentation des œuvres ellesmêmes. 1.1.2 Contenu Ce module est constitué de 3 blocs très distincts : la partie théorique, les exercices et la boîte à outils. Vous trouverez des informations plus détaillées sur les exercices et la boîte à outils dans les chapitres Evaluation et Ressources. La partie théorique, pilier central de ce module, est elle-même constituée de 4 parties : les conférences, le cours multimédia sur l’analyse de l’image cinéma et 2 exemples d’analyses. Ces parties sont accessibles indépendamment les unes des autres, et dans l’ordre que vous souhaitez. Cependant, si vous n’êtes pas du tout familiarisé avec l’analyse cinématographique, nous vous conseillons de débuter par le cours multimédia. Les conférences : Deux conférences sont directement accessibles en cliquant sur leur titre. L’une d’elle, L’évolution du montage, de Griffith à Godard, est un parcours historique qui permettra à chacun de connaître les étapes et inventions principales en matière de montage. L’autre aborde la question de raccord au cinéma, dans une double perspective, historique et esthétique. Vous pouvez choisir de visionner ces conférences intégralement (il suffit alors de cliquer une fois sur Introduction, les différents chapitres s’enchaînant automatiquement) ou chapitres par chapitres, en cliquant sur les titres de ces derniers. Certains mots, reproduits en surbrillance, sont actifs et permettent, en cliquant dessus, d’accéder aux fiches des films cités ou à un glossaire. Nous vous conseillons d’arrêter de temps à autre le déroulement de la conférence afin de faciliter la prise de notes. Le cours multimédia Le montage cinéma : Le montage au cinéma est affaire de composition. Lorsque les différents éléments, sonores et visuels, ont été fabriqués, il s’agit d’organiser (d’agencer, de combiner) ces différents éléments pour constituer le film. Ce cours, qui utilise les notions abordées dans le premier module, s’efforce de définir au mieux les notions de base nécessaires à la description et à la compréhension des plans organisés en séquences, elles-mêmes assemblées pour constituer des récits plus vastes. Là aussi, certains termes en surbrillance renvoient à un glossaire. Chaque élément du cours est illustré par des exemples fabriqués à partir d’un simple jeu d’échecs, préférant à ce stade la généralité du code plutôt que la pluralité des usages. Un chapitre peut être composé de différentes pages, accessibles à droite de l’écran en cliquant sur les onglets. Deux exemples d’analyse de séquences : La partie théorique s’appuie sur 2 exemples très différents, choisis pour la richesse et l’étendue de leurs propositions. Une fiche de chacun des films est disponible. Dans le chapitre « description », l’extrait ou le film est découpé et décrit plan par plan, ce qui vous permet de vous familiarisé d’une façon différente avec ces images. L’analyse des 4 premières minutes de Betty Fisher, de Claude Miller, permet de distinguer différents types de montages, tandis que l’analyse du court-métrage d’Yvon Marciano, Emilie Muller, s’attache à l’étude précise d’un seul raccord du film. Les différentes parties de ces analyses sont accessibles à partir d’un sommaire, comme pour les conférences. Vous avez en outre ici la possibilité de voir les plans ou groupes de plans auxquels l’enseignant fait référence, en cliquant sur la petite vignette qui apparaît éventuellement en face du chapitre actif. Signalons enfin que, si ces analyses sont construites autour d’un objectif fort, elles utilisent et mettent en situation la plupart des notions étudiées dans le cours multimédia. On le voit, un va-et-vient permanent entre les différentes parties du cours semble nécessaire pour qui veut véritablement comprendre et utiliser les outils de l’analyse. 1.1.3 Navigation D’une façon générale, nous vous conseillons, dans un premier temps, d’explorer ce module librement, à la façon dont on découvre un nouveau lieu, en flânant. A chaque fois que votre pointeur, une flèche noire, se transforme en main blanche dont l’index est pointé, un simple clic vous permet alors d’agir sur le contenu : soit une nouvelle page apparaît, à partir de laquelle vous pouvez encore accéder à un autre niveau, soit l’image s’anime ou est remplacée par une autre, soit un nouveau cadre apparaît. La structure générale du module n’est donc pas linéaire, comme avec un livre, mais elle ressemble davantage à un arbre (on parle de structure en arborescence). Divers moyens vous sont proposés pour accéder à une page, et il n’est pas possible ici de reproduire de décrire de façon exhaustive cette arborescence. Nous avons essayé de faire en sorte que ces nombreuses informations soient accessibles à tous, à condition encore une fois de passer assez de temps pour saisir la logique générale de la navigation. A chaque fois qu’une séquence animée vous est proposée, celle-ci est incluse dans ce que nous appelons un lecteur, qui dispose d’une barre de boutons vous permettant, à tout moment et comme avec un magnétoscope, d’arrêter le défilement, de revenir en arrière ou d’aller plus loin. 1.1.4 Ressources Un certain nombre de ressources sont disponibles dans le menu Outils accessible par le bas de l’écran. Sachez les utiliser et n’hésitez pas à faire part d’éventuelles suggestions. Nous mettons régulièrement à jour cette partie. 1.1.5 Evaluation En général, l’évaluation est déterminée par l’enseignant tuteur, qui veille à l’adapter au type de public auquel il a affaire. 1.2 Génériques Le montage conception programme d’enseignement : Jean-Pierre Berthomé, Patrick Le Goff, Patrice Roturier, David Vasse coordination pédagogique : Patrick Le Goff réalisation, conception graphique et coordination technique : Francis Blanchemanche conception et programmation : Yann Garandel, Louis Roginski infographie : Emmanuel Charon opérateur image : Gwenn Liguet vidéos : Philippe Marzin ingénieur du son : Christian Allio extraits des films : Betty Fisher et autres histoires (2001) de Claude Miller © Voyage en douce(1980), de Michel Deville © L'effet Koulechov (1990) de François Niney © Emilie Muller (1994), court métrage d’Yvon Marciano © photogrammes des films : Napoléon (1927) de Abel Gance © Psychose (1960) d'Alfred Hitchcock © La Mort aux trousses (1959) d'Alfred Hitchcock © Frantic (1988) de Roman Polanski © Les Temps Modernes (1935) de Charlie Chaplin © Fury (1936) de Fritz Lang © La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton © CIAN production exécutive : Université Rennes 2 - Créa chargée de production : Christine Zimmermann secrétaire de production : Anita Pondemer administratrice de production : Christine Billon responsable technique : Louis Roginski direction artistique : Francis Blanchemanche chef de projet : Patrice Roturier © consortium cian - Université Rennes 2 - 2004 2. Le montage 2.1 Introduction La notion de montage est centrale à toute approche de l’œuvre filmique car le cinéma est par excellence art de la combinaison et de l’agencement d’éléments divers, visuels et sonores. C’est le montage, surtout, qui organise le film dans sa continuité, dans son rythme et dans sa durée. Cette inscription du film dans le temps et dans la durée existe dès qu’on enregistre ou qu’on projette à la suite une série d’images, dont le simple défilement dans l’appareil réclame cette durée. On notera pourtant que, même avec le plus élémentaire des plans fixes, projeté sans aucune modification de la continuité des images, le rapport à la durée peut être varié en jouant sur la différence entre la vitesse de la prise de vues et celle de la projection. En vidéo, les ralentis et les accélérés ne se font pas à la prise de vue, mais après tournage. C’est donc artificiellement que ces variations de cadence sont effectuées, en enlevant ou en copiant des images, et non en modifiant le nombre d’images enregistrées. En d’autres termes, dans le cas du ralenti par exemple, le nombre de phases différentes d’un même mouvement reste le même en vidéo, alors qu’on l’augmente lorsque l’on filme sur support pelliculaire. Cette dernière étant généralement constante, c’est à la prise de vues qu’on accélère le défilement des images dans la caméra (pour obtenir leur ralentissement à la projection) ou qu’on le ralentit (pour accélérer l’action à la projection). Il faut encore noter que ce cours sur le montage ne prendra véritablement en considération que le montage des images alors que celles-ci peuvent difficilement être dissociées des informations sonores (dialogues, bruits, musiques) qui les accompagnent. L’usage – et la qualification des métiers – amène en effet à distinguer montage (des images) et mixage (sonore) alors que ces opérations d’assemblage sont fondamentalement de même nature et qu’elles tendent à se rejoindre dans la pratique de l’audiovisuel courant. 2.2 Un peu d’histoire Les principes du montage moderne ont été établis lorsque, dès les premières années du cinéma, des réalisateurs ont compris qu’ils pouvaient manipuler le temps non seulement à l’intérieur des plans, mais aussi par l’agencement de ceux-ci entre eux. Jusque-là, le montage n’avait été que collage en continuité raisonnée de fragments autonomes qui constituaient chacun une scène, souvent reliés les uns aux autres par des cartons permettant de situer l’action ou de figurer les dialogues. À compter de la première guerre mondiale, l’unité de base du monteur n’est plus la scène, héritée du théâtre, mais le plan, autrement dit un fragment destiné à être combiné avec d’autres pour construire l’unité narrative de la scène. Le montage qui associe ces plans déborde alors la simple nécessité technique d’assemblage bord à bord pour devenir un élément essentiel dans la production du sens. Cette capacité du montage à produire un sens qui n’existait qu’à l’état virtuel dans chacun des fragments assemblés est démontrée expérimentalement par le cinéaste russe Lev Koulechov aussitôt après la Première Guerre mondiale. L' « effet Koulechov » Au début des années 20, les cinéastes soviétiques cherchent à comprendre expérimentalement comment le cinéma produit du sens, particulièrement grâce au montage. Créateur en 1920 d’un « laboratoire » de production au sein de l’Institut technique du cinéma, le jeune Lev Koulechov (1899-1970) y réalise en 1921 une expérience fameuse à laquelle il laissera son nom. Les descriptions de cette expérience varient selon les témoignages, mais le principe en demeure toujours le même. Il s’agit d’associer le même gros plan d’un personnage (l’acteur Ivan Mosjoukine) à d’autres plans qui n’ont aucun rapport direct avec lui, puis de montrer ces associations à des spectateurs en leur demandant ce qu’ils ont compris. Le même plan de Mosjoukine, délibérément choisi sans expression marquée, se trouve ainsi associé – selon la légende – à une assiette remplie de soupe fumante, à un homme mort ou à une femme allongée sur un sofa dans une posture aguichante. Interrogés sur les sentiments évoqués par le même gros plan de Mosjoukine, les spectateurs y reconnaissent successivement la gourmandise, la tristesse ou le désir. C’est la démonstration expérimentale que toute image est potentiellement riche d’un certain nombre de significations qui ne lui appartiennent pas en propre, mais qui résultent de son association à d’autres images. La démonstration donc que le montage ne se contente pas d’additionner les plans, mais qu’il implique – et au besoin invente – une relation logique entre eux. Qu’il produit donc un sens qui n’appartient à strictement parler à aucun des deux plans qu’il juxtapose, mais qui apparaît au moment de cette juxtaposition. C’est là une vérité que les cinéastes avaient déjà reconnue depuis longtemps intuitivement. Le principal mérite du fameux « effet Koulechov » est donc surtout de témoigner combien la réflexion sur la production du sens par le cinéma s’est très tôt concentrée sur les fonctions du montage. Le cinéma muet des années 20, qui ne pouvait compter sur les dialogues parlés pour construire le sens, a considérablement exploré les capacités du montage à produire cette plus-value de signification. Cette exploration s’est développée simultanément dans deux directions. La première est celle de la combinaison horizontale des plans, autrement dit leur arrangement dans une continuité linéaire où ils sont assemblés les uns derrière les autres (A avant B avant C). La seconde est celle de leur combinaison verticale, c’est-à-dire de leur superposition les uns par dessus les autres au moyen de la surimpression (A par-dessus B par-dessus C), ou de leur juxtaposition dans un écran partagé à cet effet (A à côté de B à côté de C). Quelques exemples de montage « vertical » dans Napoléon Dernière décennie d’un cinéma muet qui doit donc inventer un langage cinématographique purement visuel, les années 20 ont constitué un grand moment des expérimentations sur le montage. L’un des cinéastes qui se sert de celui-ci de la façon la plus éclatante est le Français Abel Gance dont le film Napoléon (1927) est d’une extraordinaire diversité d’invention en ce domaine. Gance recourt par exemple à la surimpression, particulièrement dans la fameuse séquence de la bataille de boules de neige, au début du film, où les images superposées sont si nombreuses et changent si rapidement qu’il est impossible de les distinguer clairement l’une de l’autre. Un peu plus tard, il divise l’écran en huit pour juxtaposer dans le même cadre les images d’une bataille d’oreillers dans un dortoir. Plus loin, faisant alterner les images de la tempête métaphorique qui balaie les Girondins à la Convention avec celles de la tempête qui secoue la frêle barque de Bonaparte s’enfuyant de Corse, il ne se contente pas du classique montage alterné qui nous ferait passer d’une action à l’autre. Au bout d’un moment les deux actions se mêlent au contraire, grâce à la surimpression, et c’est physiquement que la tempête envahit l’assemblée nationale. À la fin du film, enfin, l’écran s’élargit pour permettre la projection simultanée de trois images qui peuvent se réunir pour n’en former qu’une seule, immense, ou au contraire se diviser pour laisser les images jouer entre elles. Quelques théories du montage du cinéma muet soviétique C’est sans doute le cinéaste soviétique Serguei Mikailovitch Eisenstein (18981948) qui a poussé le plus loin, dans ses nombreux écrits théoriques, la réflexion sur le montage. Dans une hérarchie de complexité grandissante, il distingue cinq types de montage, dont on empruntera la description à Jacques Aumont et Michel Marie (Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, 2001) : « - le montage métrique, fondé sur la longueur absolue des plans, et visant à produire des cadences régulières de perception (effet psychologique d’ailleurs douteux, l’œil étant mal armé pour apprécier des régularités temporelles) ; -. le montage rythmique, où le même but est recherché en prenant en outre en considération le contenu des images (par exemple, un gros plan « pèse » davantage pour l’œil qu’un plan d’ensemble, donc il produit son effet plus vite) ; - le montage tonal, qui, sur la base d’une métaphore musicale assez courante à l’époque, recouvre un souci d’homogénéité sémantique et affective dans tout un morceau de film (comportant plusieurs plans, lesquels sont donc montés en fonction de cette logique formelle d’ensemble) ; - le montage harmonique est un raffinement du précédent, où l’on fait jouer les « harmoniques » (au sens musical) des plans, pour obtenir non seulement une logique formelle, mais une cohérence émotionnelle (exemple, donné par Eisenstein : la séquence des brumes dans le port d’Odessa du Cuirassé « Potemkine ») ; - le montage intellectuel, enfin, est le développement ultime du montage harmonique, dans lequel on prend en compte à la fois la logique formelle (rythme, « tonalité » du morceau de film), la logique émotionnelle (« harmoniques »), et les connotations « idéelles » diverses du fragment. » Eisenstein évoque aussi, par ailleurs, le « montage des attractions » qui juxtapose des fragments quasi autonomes et fortement spectaculaires, à la manière des attractions du cirque ou du music-hall. 2.3 Le plan et la séquence : définitions 2.3.1 Le plan Le « plan » est généralement défini comme une suite ininterrompue d’images enregistrées en une même prise de vues. Le mot désigne donc aussi bien le plan de la prise de vues, c’est-à-dire « la portion de film impressionnée entre l’ordre “moteur” et l’ordre “coupez” », et le plan du montage, « limité par la collure qui le lie au plan précédent et au plan suivant ». Le premier comprend des images qui seront éliminées au montage (claquette d’identification au début du plan, mire photographiée à la fin pour faciliter l’étalonnage, etc.), Le second peut n’être qu’un fragment du premier, jusqu’à être si bref qu’on n’aurait pu l’enregistrer seul. Dans le cinéma classique, la seule limite supérieure de durée du plan était la capacité du chargeur de pellicule (environ 10 minutes en 35 mm), L’enregistrement vidéo ou numérique ouvre des possibilités beaucoup plus grandes encore. Cette définition ne prend en compte qu’une réalité strictement physique et elle choisit d’ignorer, la quantité, la complexité et l’agencement entre eux des éléments constitutifs du plan, dans son cadre comme dans sa durée. C’est pourquoi le plan, élément minimal du montage, est lui-même susceptible d’être subdivisé en unités plus petites en fonction des évènements qui s’y succèdent, dans l’action aussi bien que dans la mise en scène. 2.3.2 La séquence Si la notion de plan désigne une réalité matérielle clairement identifiable, il n’en va pas de même avec celle de « séquence », qui représente une unité narrative ou plastique de dimension réduite possédant une certaine unité. On pourrait la comparer en cela au paragraphe du texte écrit, ou à la scène du théâtre. Encore le repérage du paragraphe ou de la scène obéit-il à des critères précis. Il n’en va pas de même avec la séquence où l’appréciation de ces critères demeure très intuitive et arbitraire. Pourquoi, dans ce cas, continuer à utiliser une notion aussi imprécise que celle de « séquence » ? Parce que, quelles que soient ses insuffisances, elle se révèle extrêmement utile. D’abord au stade de la réalisation, où elle permet de structurer le découpage et de distinguer les scènes selon le décor impliqué, la situation temporelle ou les comédiens requis. Puis à celui du montage et du mixage, où elle permet de travailler sur un ensemble de taille réduite, mais néanmoins cohérent. À celui de la lecture critique, enfin, par un analyste ou par un simple spectateur, où elle permet de désigner le moment qu’on veut évoquer. 2.3.3 Le plan-séquence On parle de « plan-séquence » lorsque la définition objective du plan (suite ininterrompue d’images) coïncide avec la définition subjective de la séquence (unité narrative autonome). Dans l’absolu, ce souci d’autonomie devrait exiger que le planséquence soit absolument détaché de ce qui le précède ou le suit dans le film. Dans la réalité, cette condition est rarement accomplie, tant la nature du cinéma tend, au contraire, à rechercher des enchaînements entre les séquences. On parlera donc souvent de « plan-séquence » à propos d’un plan exceptionnellement long et qui présente un degré simplement relatif d’autonomie narrative. 2.3.4 L’illusion de continuité du plan La maîtrise du plan long obtenu dès la prise de vues, avec ce qu’elle suppose de contrôle absolu de tous les aspects de la mise en scène et en particulier de son rythme, a toujours été une sorte de défi lancé à l’habileté du réalisateur. Parfois, cette continuité apparente du plan n’a pu être obtenue qu’au moyen de tricheries qui rendent invisible le passage d’un plan à un autre. Le cinéaste recourt alors, le plus souvent, à des raccords particulièrement adroits et que le spectateur n’est pas supposé reconnaître. C’est le cas, par exemple, avec le plan fameux qui suit le meurtre de Marion Crane sous la douche dans Psychose de Hitchcock. Ce plan part de l’œil de Marion allongée dans la douche pour suivre le mur, passer dans la pièce suivante, aller jusqu’à la table sur laquelle se trouve l’argent volé et finir à la porte, par où on voit se découper sur le ciel la maison voisine occupée par Norman Bates et sa mère. Le contenu sémantique de ce mouvement est quasiment nul (nous emmener de l’œil de Marion jusqu’à la porte par où va arriver Norman) et il ne saurait être question de parler ici de séquence. L’intention du réalisateur est néanmoins de produire un plan long particulièrement spectaculaire. Pour ce faire, il lui faut recourir, au moment où la caméra passe d’une pièce à l’autre, à un fondu-enchaîné (sur la cloison de séparation entre les pièces) qui mêle invisiblement au montage deux plans réalisés séparément. Pour être complet sur cet exemple, il faut encore ajouter que la première moitié du mouvement, celle qui va de l’œil à la cloison séparatrice, est lui-même partagé en deux par un plan de coupe sur l’eau qui continue à couler de la pomme de douche. Ce bref plan a si peu d’importance narrative qu’aucun spectateur n’en remarque la présence. Il n’a été placé là que pour remplacer quelques images qu’Hitchcock n’avait pas d’autre choix que de supprimer : ce n’est qu’au montage qu’il s’était aperçu que le cadavre de Marion clignait un bref instant d’une paupière. Dans des cas comme celui-là, il faut distinguer entre l’intention du metteur en scène, qui est clairement de produire un long plan unique, perçu comme tel par le spectateur, et les moyens qu’il s’est donnés pour le faire, et que l’analyste ne parvient souvent à élucider à posteriori que grâce aux possibilités de ralenti du magnétoscope ou de la table de montage. 2.4 Le montage 2.4.1 Définitions du montage Dans son acception la plus élémentaire, le montage est l’opération qui consiste à assembler des plans entre eux en vue de constituer un nouvel objet qui en résulte : le film. Une définition plus complexe de Jacques Aumont est la suivante : « Le montage est le principe qui régit l’organisation d’éléments filmiques sonores et visuels, ou d’assemblages de tels éléments, en les juxtaposant, en les enchaînant et/ou en réglant leur durée ». Il faut comprendre ici que la « juxtaposition » des éléments mentionnée par Aumont recouvre toutes les instances de montage dans la simultanéité, c’est-à-dire les surimpressions, les incrustations et les partages d’écran (ou split screen). 2.4.2. Opérations du montage La notion de montage recouvre en fait trois types d’opérations successives : . la sélection Après l’identification du matériau disponible (ou dérushage), il s’agit de choisir parmi une série de prises possibles en fonction de plusieurs critères : qualité technique, expressivité du jeu, etc. Les prises non retenues (ou chutes) sont conservées pour constituer un recours en cas de besoin. . l’assemblage. Il consiste à organiser les prises sélectionnées selon un ordre indiqué par le découpage ou par le metteur en scène afin d’obtenir un bout à bout mal dégrossi ou « ours », qui suit la continuité du film à venir. . l’affinage C’est à ce stade que le monteur détermine la durée exacte qu’il convient de donner à chacun des plans en fonction des contraintes de la continuité et du rythme recherché. C’est là aussi que sont déterminés précisément les raccords et effets spéciaux de ponctuation, dont l’exécution peut être confiée à un laboratoire spécialisé. 2.5 Les fonctions du montage On distingue généralement trois fonctions principales du montage, sachant que ces fonctions ne sont pas exclusives les unes des autres et qu’elles coexistent le plus souvent, dans des proportions variables. 2.5.1 Les fonctions syntaxiques Le montage assure, entre les éléments qu’il assemble, la création de relations conjonctives simples qui concernent principalement la temporalité (une action se déroule après une autre), la spatialité (une action se déplace d’un endroit vers un autre) ou la causalité (un personnage est atteint par une flèche décochée au plan précédent). Un élément essentiel de cette fonction conjonctive est le raccord qui assure la continuité de certains éléments repérables d’un plan à celui qui le suit. Un autre élément essentiel est la convention du champ-contrechamp qui n’est rien d’autre que la systématisation d’un certain type de raccord entre deux axes complémentaires. Le montage assure également la création de ponctuations fortes qui indiquent le début ou la fin d’une séquence (fondus, iris) ou le passage d’une séquence à une autre (fondus enchaînés, volets) Il peut aussi créer l’illusion de la simultanéité entre deux actions en en proposant un montage alterné. Les principaux types de liaison et de ponctuations Les fondus permettent à l’image d’apparaître ou de disparaître de façon graduelle plutôt que franche. On les utilise donc essentiellement pour marquer des ponctuations fortes au début ou à la fin d’une séquence. On parle alors d’ouverture ou de fermeture en fondu, ou encore de fondu au noir, ou au blanc, ou à toute autre couleur, selon la couleur dans laquelle l’image se dissout. On parle de fondu-enchaîné lorsque l’ouverture en fondu d’un nouveau plan se superpose à la fermeture en fondu de celui qui le précède. Une série d’images disparaît donc insensiblement tandis que qu’une autre apparaît progressivement. Le fondu-enchaîné peut être très rapide ou au contraire s’étirer sur une longue durée. Ce type de liaison est très couramment employé pour signifier une ellipse de l’action dans le temps ou dans l’espace. On l’utilisera par exemple pour signifier le passage du temps sur un paysage montré à des moments séparés dans le temps. Lorsque le fondu-enchaîné est utilisé pour formaliser une ponctuation, il n’est pas rare qu’il soit redoublé autour d’un bref plan intermédiaire. C’est le cas des fondus-enchaînés de La Mort aux trousses (1959) analysés plus bas, ou de ceux employés par Charles Laughton dans La Nuit du chasseur, pour passer d’une scène intérieure de nuit à une autre extérieure et très ensoleillée. Un premier fondu-enchaîné lie le tableau nocturne dans la chambre et la sirène d’un bateau à vapeur (on notera comment la disposition du décor dans la chambre prépare ce fondu-enchaîné, la verticalité de la sirène venant s’inscrire exactement sur une ligne d’ombre déjà dessinée dans la chambre). Puis un second fondu fait passer de la sirène au paysage de la rivière. On notera enfin que, dans ce passage, le son de la sirène joue exactement le même rôle de transition entre les bruits nocturnes et la musique qui apparaît en même temps que le paysage fluvial. Les ouvertures et fermetures à l’iris sont des ponctuations d’un même type que les fondus, mais qui jouent sur la surface de l’image plutôt que sur sa densité. Dans une fermeture à l’iris, l’image s’amenuise à l’intérieur d’un cercle qui diminue progressivement jusqu’à disparaître. Comme un fondu, une fermeture à l’iris tend vers un écran uniformément noir ou blanc. Traditionnellement, l’iris enfermant l’image en voie d’apparition ou de disparition est circulaire, mais rien n’empêche de lui donner d’autres formes et un cinéaste contemporain tel que Michel Deville s’est amusé, dans son film Péril en la demeure (1985), à créer des effets d’iris autour de formes de guitare ou de voiture miniature. Le volet, quant à lui fait apparaître ou disparaître l’image selon une progression figurée par le déplacement d’une ligne dans l’axe horizontal ou vertical. Il s’accompagne le plus souvent d’un effet de chassé, une nouvelle image occupant immédiatement la surface cédée par la précédente. Très commun en vidéo, le procédé est plus rare au cinéma après y avoir connu un emploi généralisé dans les années 30. La ligne de démarcation entre les deux images peut revêtir, en fait, n’importe quelle forme, et son déplacement peut se faire dans une infinité de directions. 2.5.2 Les fonctions sémantiques Elles découlent directement des précédentes, et du principe qui veut que tout effet de montage soit producteur de sens. Au plus élémentaire, il s’agit de sens dénoté et le montage se contente de fournir au spectateur les information spatiales, temporelles ou causales simples mentionnées plus haut. Il peut aussi s’agir de sens connoté, autrement dit d’un sens produit par association. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un indice aisément reconnaissable (la tour Eiffel, la statue de la Liberté) permet d’identifier immédiatement dans quel endroit commence une nouvelle séquence. Pistes et fausses pistes (La Mort aux trousses, Frantic). Dans son film La Mort aux trousses (1959), Alfred Hitchcock nous fait passer directement de l’immeuble des Nations-Unies à New York, d’où s’enfuit le héros soupçonné de meurtre, à une réunion, le lendemain, à Washington, de membres de la CIA qui commentent et expliquent cet assassinat et cette fuite. La dernière image de New York est celle, très déconcertante, de l’immeuble des Nations-Unies filmé à la verticale, avec en bas la petite silhouette du héros qui s’enfuit. La première image de la nouvelle scène est celle d’un journal sur laquelle figure en première page la photo du meurtre, nous indiquant par làmême que nous sommes vraisemblablement le lendemain. La clé de l’enchaînement réside néanmoins dans le plan de transition qui assure, en double fondu-enchaîné, la liaison entre les deux scènes : celui d’une plaque officielle (nous allons entrer dans les bureaux de la CIA) dans laquelle se reflète l’image familière du Capitole (nous sommes désormais à Washington). Cette fonction de reconnaissance peut cependant être trompeuse, ainsi que le démontre un enchaînement de Frantic (1988) de Roman Polanski. Reprenant conscience après avoir été assommé à Paris, un Américain se retrouve au pied de la statue de la Liberté. Mais il se trouve bien toujours à Paris et il réalise bientôt qu’il ne s’agit que de la réplique miniature de la statue, édifiée près du pont de Grenelle. Cette production du sens connoté peut être encore plus complexe et le montage est ainsi capable de construire de véritables comparaisons ou métaphores par juxtaposition ou par entrelacement de deux scènes qui n’ont apparemment rien à voir entre elles Montage et métaphore Le fondu-enchaîné, qui enchaîne deux séries d’images tout en les disjoignant, a été, dans l’écriture classique, un moyen privilégié d’exprimer des métaphores (autrement dit des figures où la comparaison entre deux termes n’est pas formulée explicitement, mais se trouve sous-entendue). Au début, par exemple, des Temps modernes (1935) de Chaplin, le montage associe l’image d’un troupeau de moutons à celle d’une foule d’ouvriers sortant d’une bouche de métro pour se diriger vers l’usine. La métaphore est claire, complétée encore par le fait que, dans ce troupeau d’animaux indifférenciés, un seul mouton est noir, de même que Charlot sera le seul à rejeter la discipline de l’usine. Quant à Fritz Lang, il n’hésite pas à intercaler, entre deux plans de femmes affairées à répandre une rumeur dans Fury (1936), une image de volailles caquetantes. Le message est simple. Lang le rend plus parlant encore en exigeant des comédiennes, dans le plan qui précède celui du poulailler, une gestuelle qui leur fait tendre le cou en avant comme des volatiles et en substituant à leur conversation une musique caquetante. 2.5.3 Les fonctions rythmiques et plastiques. Le montage ne fait pas que produire du sens. Il produit aussi des effets de rythme, liés non seulement à la longueur des plans montés, mais aussi à leur durée relative, c’està-dire à leur relation de durée avec les plans qui les précèdent et ceux qui les suivent. L’extraordinaire violence de la scène du meurtre sous la douche de Psychose de Hitchcock tient ainsi non seulement à l’exceptionnelle brièveté des plans qui la composent mais aussi à leur opposition avec la lenteur paisible des plans qui les encadrent. Suivant cet exemple, les films d’action contemporains abondent en brèves éruptions de violence d’autant plus fulgurantes qu’elles introduisent une rupture soudaine dans un rythme soigneusement établi. Les effets produits par le montage peuvent également être plastiques. Ils sont alors, par exemple, produits par un éblouissement brutal après une scène plongée dans la pénombre, ou par un brusque changement d’échelle du cadre, ou par un rapport d’opposition ou d’harmonie entre deux couleurs ou, tout simplement par des analogies formelles. Ils peuvent aussi tenir, dans l’exemple déjà cité de Psychose, à la déstabilisation du cadre qui, entre deux plans fondés sur une forte stabilité horizontale, fait perdre au spectateur toute certitude sur l’orientation de ceux du meurtre. La liste de ces effets plastiques est en fait infinie et les cinéastes rivalisent d’invention pour en trouver de nouveaux. Ces fonctions du montage, il faut le rappeler, ne sont pas exclusives les unes des autres. Nous allons le constater pour finir avec quelques exemples. 1927 : Napoléon d’Abel Gance (1927). Dans une séquence fameuse, Napoléon s’enfuit de Corse à bord d’une barque et brave la tempête tandis qu’à Paris une autre tempête secoue la Convention. L’évident parallèle de sens (les deux tempêtes) créé par le montage qui alterne entre les deux actions est redoublé par les rimes plastiques (la caméra oscille au-dessus des mouvement houleux de la Convention comme elle le fait au-dessus des flots déchaînés) et par les surimpressions d’une action sur l’autre qui aboutissent à métaphoriser la tempête à la Convention. 1964 : Docteur Jerry et Mister Love de Jerry Lewis (1964). Dans cette variation originale sur le thème de Dr Jekyll et Mr. Hyde, Jerry Lewis – également réalisateur du film – interprète un savant maladroit qu’une potion de son invention transforme en bellâtre. En dépit du danger, il décide d’absorber une dernière fois son breuvage pour se rendre à une soirée dansante. À l’issue de cette dernière absorption, peut-être fatale, dans son laboratoire, un audacieux montage raccorde sa bouche largement ouverte dans un hurlement silencieux avec l’embouchure du trombone qui l’accueille à la soirée au plan suivant. La fonction dénotative est simple : passer d’un ici (le laboratoire) à un ailleurs (le gymnase où a lieu la soirée) d’un maintenant à un plus tard. Le raccord plastique est tout aussi évident, d’une bouche vers une embouchure, raccord plastique encore accentué par le travelling avant qui va vers la bouche alors qu’un travelling arrière s’éloignera symétriquement de l’embouchure. Il est même encore redoublé par le mouvement qui tend le bras droit du savant vers l’avant et anticipe le mouvement inverse du joueur de trombone. Le raccord, enfin n’est pas dénué de sens propre, puisque c’est la raucité de l’instrument de musique qui prend en charge le cri de terreur de l’homme et exprime la menace (comique) qui pèse sur la scène. 1994 : Pulp Fiction de Quentin Tarantino. Lorsque le boxeur Butch rentre chez lui et y tue Vincent Vega, le tueur qui l’attendait, cette action dure moins de deux secondes dans une scène qui dure près de deux minutes et demie, depuis l’entrée de Butch dans l’appartement jusqu’à sa sortie. À un plan de près de quatre secondes qui montre Butch menacer Vincent de son arme sans pour autant agir succèdent trois plans en moins de deux secondes : le premier sur le grille-pain qui éjecte ses toasts, le deuxième sur Butch qui tire, le troisième sur Vincent projeté en arrière par l’impact de la balle. Le plan suivant revient à Butch qui achève de tirer (la lueur du canon de son arme ne s’est pas encore éteinte) et s’attarde sur lui pendant seize secondes jusqu’à ce qu’il aille vers Vincent pour constater les résultats de son tir. L’enjeu d’un tel montage est double. D’abord celui d’évoquer la brièveté d’une action si rapide qu’on n’en peut décrire les diverses phases que dans la quasisimultanéité. Ensuite – et surtout peut-être – insister sur le caractère dérisoire d’une action dont le déclencheur objectif n’est qu’un banal grille-pain éjectant ses toasts. La valeur strictement dénotative (la rapidité de l’action) se retrouve ici doublée d’une valeur sémantique non négligeable. 2.6 Conclusion : montage transparent, montage interdit. Dans une large mesure, l’idéologie du montage élaborée par le cinéma classique, et toujours dominante, est celle d’un montage dit « transparent », qui effacerait les traces de sa propre présence pour se poser en simple outil, aussi invisible et néanmoins nécessaire que le fil qui assemble deux pièces d’un vêtement. Toute la rhétorique des raccords entre les plans, ou des fondus-enchaînés, repose sur cette recherche de transparence qui tente d’estomper les marques du passage d’un plan à l’autre. Le montage transparent concourt donc de façon essentielle à construire la pseudo-réalité de la fiction, dans la mesure où il tend à gommer les traces mêmes du travail du monteur. C’est en réponse à cette capacité du montage à construire un faux réel que le théoricien André Bazin a proposé sa théorie du « montage interdit ». Selon celle-ci, « quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit ». Autrement, si l’on veut témoigner du réel, on ne peut même laisser la moindre place au doute que ce réel ait pu être truqué. Si un gamin affronte un alligator (dans Louisiana Story du documentariste Robert Flaherty, 1948), ce ne peut être que dans le même plan, sauf à se voir soupçonné de n’avoir rencontré l’animal que sur la table de montage. La réalité n’est cependant pas si simple et l’histoire du cinéma documentaire a prouvé qu’on pouvait aussi atteindre une forme d’expression de la vérité du monde en refaçonnant celle-ci à l’aide des artifices du montage. __________________________________________ Convergence Internet Audiovisuel Numérique dans le cadre de Le montage cinéma, le cours de Jean-Pierre Berthomé Evolution du montage : de Griffith à Godard. La notion de raccord au cinéma. Deux conférences de David Vasse. © consortium cian – Université Rennes 2 - 2004 Evolution du montage : de Griffith à Godard. Introduction. Etudier le montage, c’est se placer au cœur de la notion la plus spécifique de l’art cinématographique. Qui veut définir le cinéma ne peut se dispenser d’un examen de ses multiples potentialités. Le plus couramment destiné à raconter une histoire ou à exprimer un sentiment, une idée, le montage assemble plusieurs unités de base, nommées « plans », afin de créer une technicité de la perception par laquelle le cinéma est devenu très rapidement un art à la fois populaire et élitaire. Il est difficile de dissocier l’évolution historique du cinéma et celle de son montage, celui-ci ayant, au fil du temps, fait l’objet d’expérimentations diverses grâce auxquelles justement le cinéma a pu se renouveler, explorer de nouveaux champs de représentation, inventer de nouvelles formes de langage. Le montage est ce qui a permis au cinéma de s’affranchir du simple enregistrement mécanique des premiers temps (les « vues » des frères Lumière) pour le situer définitivement dans un type d’organisation des éléments de la réalité filmée à travers laquelle s’élabore un regard formel, celui, fondamental, du cinéaste sur cette réalité. Il y a autant de possibilités de montage que de regards d’artistes. Le montage, c’est-à-dire, à proprement parler, l’articulation a priori continue des plans, motivée par les intérêts dramatiques d’une fiction ou par les enjeux de démonstration d’un propos ou d’un témoignage, relève d’une opération abstraite (créer du sens) à partir de la réalité concrète (observer devant soi la partie du monde que l’on souhaite filmer). Il est aussi ce qui distingue le cinéma des autres arts qui l’ont précédé et avec lesquels il a entretenu assez rapidement des affinités ; le théâtre, la peinture, la photographie. Vecteur de rythme, conducteur de récit, modulateur d’expression, le montage intègre le cinéma dans un régime de composition élaboré selon une certaine logique d’ordre et de durée, en créant les conditions d’activité d’un double regard parallèle, celui construit au préalable sur la table de montage par le réalisateur et celui du spectateur devant l’écran, en mesure d’épouser sensiblement ou intellectuellement, en mineur et pour lui-même, l’essence du premier. Georges Méliès et le collage, premier effet de montage. Cependant que les frères Lumière travaillaient à raccorder leurs « vues » tournées dans des lieux différents, Georges Méliès cherchait à acclimater ses trouvailles d’illusionniste de théâtre dans le champ statique de la caméra entendue comme boîte d’expérimentation visuelle. Il fut alors le premier à assimiler le montage au trucage, obtenu par arrêt de la caméra. Chez lui, toute apparition, disparition ou effet de substitution, créée par la prise, reposait sur un montage du négatif. En effet, pour introduire son « truc », malgré la fixité de la caméra, Méliès était obligé de filmer plus que nécessaire avant de monter sur négatif, à l’image près. C’est ce qu’on appelait un « collage », effectué à partir d’un même « plan ». Un collage de deux bouts d’image, en somme. Plutôt que de parler de montage tout court à propos de Méliès, il vaudrait mieux parler de « montage de trucs », ce sur quoi il a fondé sa popularité et son génie. Idéalement consacré au fantastique et au merveilleux, le collage de Méliès est déjà d’essence surréaliste, telle que l’a définit Max Ernst en 1937, dans Au-delà de la peinture, c’est-à-dire « l’exploitation systématique de la rencontre fortuite et artificiellement provoquée de deux ou plusieurs réalités étrangères dans leur essence sur une surface évidemment appropriée – et l’étincelle de poésie qui jaillit du rapprochement de ces deux réalités ». De l’usage inédit de la surimpression. Entre autres apparitions et substitutions inventées par le magicien de Montreuil, il y a bien entendu un trucage important, qui est la surimpression, c’est-à-dire un effet provenant d’un rembobinage de la pellicule pour une seconde impression. Bon nombre de ses films comportent cet « effet spécial » comme L’homme-orchestre (1900) ou Un homme de têtes (1898). Dans Le Mélomane (1903), il va jusqu’à organiser sept passages successifs de la pellicule, provoquant ainsi une surimpression démultipliée. Il s’agit en réalité de filmer d’abord décor et personnages, d’impressionner par conséquent la pellicule, puis de la rembobiner dans la caméra. A partir de là, Méliès filme sur fond noir le personnage ou l’objet qu’il désire faire apparaître dans le décor de la première prise. En 1902, pour L’homme à la tête en caoutchouc, il surimpressionne sa tête sur fond noir afin de la faire grossir de plus en plus en l’approchant de la caméra, de façon qu’elle ne quitte pas le dessus de la table sur laquelle elle est censée reposer. Les premiers pas de la narration. Avec Méliès, en raison de la fixité immuable de la caméra, nous sommes toujours au théâtre. Par contrainte matérielle, Méliès ne peut éviter d’additionner ses plans comme une suite de tableaux animés. Son montage spontané est davantage de d’ordre de l’effet intrinsèque à l’image que de la condition narrative, même si certains de ses films, comme Le Voyage dans la lune (1902) ou Le Royaume des fées (1903) semblent se conformer aux règles du récit. Pour que narration, et donc changement dans l’espace et le temps, se fasse sentir, il lui fallait construire de nouveaux décors à chaque fois, correspondant à un nouveau point de vue. Et il recompose son site comme s’il s’agissait d’un tableau indépendant, capable de contenir suffisamment d’informations visuelles, nécessaires à la lecture de l’histoire. Bien sûr, entre deux tableaux consécutifs tournés dans deux décors différents, lorsqu’un sentiment de continuité temporelle devait être marqué, il lui fallait répéter au début du nouveau tableau l’action qui clôturait le tableau précédent. Telles sont les esquisses d’une pratique qui allait bientôt définir le cinéma comme un art d’inventer des distances et des objets transitionnels. L’Ecole de Brighton : esquisse du montage classique. Il est couramment admis que David Wark Griffith fut, autour des années 10, l’inventeur du montage le plus répandu à travers le monde, à savoir le montage narratif. Que c’est lui qui le premier comprit, sans le théoriser pour autant, combien le montage comme agencement évolutif de plans de différentes échelles, pouvait être mis au service d’une histoire à raconter, en comparaison avec les codes du roman classique. Mais il y eut des prédécesseurs moins illustres. Du côté de l’Angleterre, certains membres de ce que Georges Sadoul nommait « L’école de Brighton » cherchent déjà à combiner la variété des volumes. En 1900, George Albert Smith procède à des tentatives d’assemblage de plans en intercalant par exemple gros plans et plans moyens en fonction de la pertinence du sujet (ex : la variabilité du champ optique dans La Loupe de Grand-mère ou Vue dans une lunette d’approche). En imaginant le changement d’échelle motivé par la lisibilité du propos, Smith ne fait qu’introduire une notion essentielle dans la compréhension du montage, c’est celle du point de vue et de sa pluripolarité. La même année, son compatriote, James Williamson inaugure la fonction d’alternance des actions dans L’attaque d’une mission en Chine. Montrer par exemple une femme en danger puis, dans le plan suivant, l’homme qui se précipite non loin de là pour la sauver, c’est déjà penser le cinéma comme mode de production d’un récit fondé sur la continuité temporelle et l’interaction d’espaces aussi différents que dramaturgiquement contigus. Si Smith et Williamson ont été les premiers à se familiariser avec la capacité du cinéma à enchaîner deux actions au service d’un même événement filmique, c’est en Amérique que s’est opéré le développement de cette trouvaille fondatrice. Tout d’abord avec Edwin Porter qui, dans La vie d’un pompier américain (1902) et surtout Le vol du rapide (1903), consolide l’apport élémentaire des pionniers de Brighton, à travers l’enchaînement extrêmement rapproché de plans dont la variété de volume permet de créer un rythme en adéquation avec la nature même de l’action (dans Le vol du rapide, il s’agit de l’attaque d’un train). Inspiré d’une pièce jouée par les troupes itinérantes de l’Ouest américain, Le vol du rapide, « premier western de l’histoire du cinéma », inaugure efficacement l’emploi du montage narratif en opposition totale avec le mode de découpage en scènes frontales, analogues aux tableaux théâtraux que Méliès avait jusqu’ici popularisé. L’apport décisif de Griffith. Je reviens maintenant à David Wark Griffith qui apporta aux premiers balbutiements du montage, un tournant décisif. Dès 1911, avec La télégraphiste de Lonedale puis dans Les mousquetaires de Pig Alley, il expérimente le montage alterné en utilisant la gamme des plans, de l’insert, au plan de visage jusqu’au plan d’ensemble. Avec ses nombreux courts métrages réalisés entre 1908 et 1914, Griffith comprend qu’il faut faire sentir au spectateur une continuité spatiale et temporelle d’une scène à l’autre, d’un plan à l’autre, et que l’action se déroule à l’intérieur d’une unité physique et matérielle intuitivement repérable. Il signe alors le fondement du montage narratif : celui qui impose une unité logique au moyen d’éléments fragmentés que constituent les plans successifs, ainsi que la nécessité de développer l’action dans un cadre de perception homogène. Certes, Griffith ne fut pas le strict inventeur du montage, mais il a su mieux que quiconque penser son agencement de façon à en faire un instrument d’identification émotionnelle à un principe factice de réalité (les images sur l’écran), qui était enfin libéré de la frontalité théâtrale à laquelle étaient subordonnés la majorité des tous premiers films. Du théâtre, il ne conserve que l’idée de dramaturgie en la soumettant de manière intense à un mouvement logique de continuité qui est la base de ce qu’il aura initié et rapidement exporté : le découpage, la forme la plus classique du montage utilisée à des fins narratives. Les bases du découpage. Le découpage procède à une mise en forme de la réalité filmée à partir d’une perception commune de ses propriétés. Griffith et tout spectateur ont à l’esprit la même représentation physique du monde. C’est cette connaissance préalable des choses réelles qui permet au cinéaste de dramatiser l’ensemble des référents au moyen de toute une série d’opérations caractéristiques de ce qu’on appelle l’écriture filmique : penser la relation entre les plans, construire leur durée intrinsèque, aménager la variété des points de vue en fonction du contenu signifiant et émotionnel de l’action, faire en sorte, à vrai dire, que le fond soit entièrement assimilé à de la matière formelle. Grâce à Griffith, le montage accède à ce pouvoir unique d’homogénéiser la perception globale d’une action ou d’un récit, à partir d’une pluralité de mouvements simultanés, de cadres distincts, de temporalités changeantes. Il condense ce qui est séparé, soude ce qui est disjoint, harmonise ce qui est disparate, afin d’impliquer de manière sensible le spectateur dans l’ordre esthétique et narratif du film. D’où l’importance chez Griffith de l’idée de continuité dans sa compréhension directe des actions successives, continuité qui est, rappelons-le, à la base du découpage cinématographique. Un exemple-phare : Naissance d’une nation. Il existe en fait deux formes de continuité : d’une part, la continuité chronologique entre les plans autour d’un même événement et, d’autre part, la continuité logique entre les plans d’échelle variable dont la finalité est de fixer puis de moduler, selon l’intensité dramatique, la configuration spatiale d’une action. Ceci est une opération indispensable pour parfaitement faire ressentir l’évolution de celle-ci. Dans la séquence de l’assassinat d’Abraham Lincoln dans Naissance d’une nation (1915), Griffith use du montage comme baromètre des tensions qui entourent cet événement majeur. Au théâtre, le lieu du drame, il procède à une alternance de points de vue qui culmine avec la fusion de deux types d’espaces réels, la scène où se déroule la représentation et la salle dans laquelle s’est introduit le meurtrier. Dans ce vaste ensemble, il s’agit pour Griffith d’isoler trois points précis pour pouvoir ensuite les accentuer de manière de plus en plus rapprochée. Il y a d’abord la scène, puis le balcon où se tient le Président Lincoln, enfin la salle dans laquelle se distinguent deux spectateurs, Stoneman et sa compagne. A partir de cette délimitation du décor en trois axes précis, Griffith combine à sa guise deux points de vue : point de vue subjectif, avec la scène de théâtre de face et la caméra dans le public. Là, la scène est montrée comme un espace détaché de la rampe. Et point de vue objectif, avec la caméra située en hauteur pour filmer les trois endroits en même temps, la scène, la salle et le balcon. Lorsque apparaît en coulisses l’assassin de Lincoln, Griffith commence à enchaîner plus rapidement les deux points de vue en fonction de la montée du drame, et ce jusqu’à l’attentat final où il provoque l’interpénétration de deux formes de spectacle distinctement situées, d’un côté le théâtre sur scène, filmé en plan d’ensemble, de l’autre le cinéma localisé dans la salle en une série d’inserts et de gros plans sur les visages, le tout observé avec inquiétude par les deux spectateurs isolés dans le public, relais parfaits du spectateur dans la salle de cinéma. Pour impliquer celui-ci dans la logique et le mouvement internes de l’événement, Griffith a besoin de circonscrire l’espace premier (la salle de théâtre, donc l’espace concret) avant de structurer en plans et en durée l’espace second (l’espace mentalement reconstitué par le spectateur, donc l’espace abstrait). Cette séquence est un bel exemple de découpage fondé sur la progression dramatique, la mise en place préalable des conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles l’action peut se développer jusqu’à son terme, enfin sur la quasi obligation de respecter la netteté du référent sans laquelle le spectateur hésite à porter directement un crédit à la représentation cinématographique. Ce sont là quelques règles essentielles, propres à l’application du montage narratif que le cinéma classique hollywoodien, de la fin des années 20 à la fin des années 50, aura érigé en modèle absolu. Les principes seront simples et aisément partagés : respect de la linéarité du récit, la narration commande la forme globale du film, les points de vue successifs créés par le découpage concentrent l’attention du spectateur sur l’ensemble des actions écrites dans le scénario. Ce sont ces modalités d’usage qui contribueront très largement à la popularité immédiate d’un art nouveau et à sa diffusion dans pratiquement tous les pays du monde. L’alternative soviétique. Au moment où le montage narratif s’impose comme la norme esthétique du cinéma américain, plusieurs réalisateurs soviétiques apparus au lendemain de la nationalisation du cinéma tsariste (à l’aube des années 20), expérimentent des procédures de montage destinées au contraire à restituer le monde environnant dans toute sa complexité et son hétérogénéité. A la conception idéaliste américaine de la fiction comme univers « naturel », homogène et compacte, ces réalisateurs opposent une conception matérialiste du montage polémique en phase avec la problématique d’un monde qui ne va pas de soi et qui par conséquent invite à réfléchir sur tous ses états. Alors qu’en 1914, le cinéma américain envahit les écrans du monde entier grâce à son pouvoir de distraction universelle, favorisé par l’emploi désormais conventionnel d’un montage qui s’inspire des grands principes romanesques, l’Union soviétique rassemble quelques théoriciens de l’image dont le travail consiste à octroyer au montage des vertus dialectiques issues d’une observation quasi documentaire du monde réel. Il ne s’agit plus de faire lien mais de faire saillie. Il ne s’agit plus d’effacer les jointures entre les plans au service du déroulement linéaire du récit, mais de les exhiber au nom d’un discours simultané sur la méthode même du montage et sur la situation sociale qui la motive. Après 1917, les cinéastes engagés dans le mouvement révolutionnaire refusent, d’un point de vue prioritairement idéologique, le modèle hollywoodien et ses objectifs purement commerciaux et par trop aliénants. Qu’ils se nomment Vertov, Poudovkine ou Eisenstein, chacun souhaite ramener le spectateur à la réalité plutôt que de l’en éloigner par des histoires sentimentales et une dramaturgie encombrante. Pour eux, le cinéma ne saurait être un moyen d’amener le spectateur à oublier, le temps d’un film, non seulement la fabrication d’illusions en faveur de laquelle le montage s’exercerait mais également sa propre condition de spectateur. Au contraire, leur conception du montage va dans le sens d’une interpellation de la conscience du spectateur citoyen. Montage dialectique pour un monde éclaté. En 1917, l’Etat soviétique s’intéresse au cinéma comme moyen d’enseignement et de propagande. Lénine le charge d’une mission didactique. Dès lors, beaucoup de réalisateurs s’emparent du cinéma à la fois comme d’un instrument de rhétorique et comme d’une invention de formes abstraites. Entre le reportage d’actualités (Dziga Vertov et son célèbre L’homme à la caméra, 1929) et la fiction (les mélodrames de Poudovkine et de Dovjenko), la majorité d’entre eux privilégie deux fonctions du montage ; celle qui consiste à amplifier l’événement jusqu’à la grandiloquence lyrique au moyen de très gros plans sur les visages et d’angles de prises de vue chargés d’accentuer la noblesse meurtrie d’une communauté opprimée, en butte contre l’injustice, et enfin celle qui consiste à exprimer par effets de contrastes visuels et sonores un discours, une idée, des valeurs collectives proclamées au détriment parfois de la stabilité des repères spatio-temporels. En réalité, les réalisateurs soviétiques prônent l’analyse du monde qui les entoure contre sa mise en spectacle annihilante. Tous inspirés par les deux révolutions russes, il leur paraît logique de révolutionner le montage. A Griffith qui souhaitait le rendre invisible, Vertov, Eisenstein et les autres répondent par une exaltation manifeste de ses nombreux attributs comme autant d’outils de production ; production d’images et production de sens. Selon eux, le montage doit se voir pour pouvoir être compris. Il est ce qui permet à l’enregistrement préalable de la réalité d’accéder à son interprétation formelle et à sa mise en perspective à la fois théorique et émotionnelle. Cette fois, le but n’est plus de prendre le spectateur par la main sur le chemin d’une histoire à raconter, même si cela se fait aussi là-bas, mais de le prendre de préférence par l’esprit sur le chemin des idées. Pour cela, il est nécessaire de casser l’impression de causalité qui rend lisible, donc acceptable, l’ordre des événements représentés, et lui opposer la violence de la césure, le choc des contrastes et des conflits, le télescopage de plans a priori incompatibles au niveau de la contiguïté spatio-temporelle. Le cas Eisenstein. En 1923, Eisenstein signe un article dont le titre nomme ce qui allait être la figure stylistique majeure de ces années de théorisation massive du cinéma : « le montage des attractions ». Contre le vieux théâtre « figurativement narratif » que représente le cinéma de Griffith, Eisenstein revendique, à travers ce nouveau concept de montage, la possibilité de provoquer chez le spectateur un choc psychique à la mesure des plus brûlantes situations historiques du pays, à commencer par la révolution de 1905. Avec le « montage des attractions », il s’agit de penser le plan non plus comme une unité basique de représentation mais comme fragment d’un discours sur une réalité partiellement perceptible. Cette esthétique du fragment et du conflit ouvre le cinéma sur la voie du montage rythmique où l’essentiel ne se situe plus strictement dans le respect des codes narratifs mais dans l’invention des figures, humaines et géométriques, par lesquelles l’auteur démonte et démontre un lieu du monde pour mieux l’analyser et en faire saisir la part tumultueuse. C’est le triomphe de la métonymie cinématographique. On analyse le monde grâce à l’analyse des morceaux du monde. C’est par là qu’à l’image il devient saisissant. Le plan comme fragment se présente donc comme un morceau violemment connecté à d’autres morceaux au vu desquels il est possible de ressentir les antagonismes fondateurs d’une société donnée. En l’occurrence, un cinéaste comme Eisenstein cherche dans ses films, par exemple dans La Grève (1924) ou Octobre (1927), à abstraire le réel en vue de souligner les multiples oppositions qui existent, par exemple, entre les classes sociales, les individus, les points de vue idéologiques, etc. Au montage de proposer ensuite une opposition équivalente entre les images et les plans. Bien entendu, une telle fonction démonstrative correspond à l’idéologie marxiste révolutionnaire de l’époque. Pour autant, elle réussit à introduire un système d’investigation visuelle et sonore capable d’exprimer à égalité un ordre de pensée et un ordre esthétique, construits sur du désordre. Le Cuirassé Potemkine : méthode du conflit figuratif. Avec Eisenstein, mais avant lui Lev Koulechov qui avait le premier pris soin de faire la distinction, le montage s’écarte des normes du découpage. Le découpage unifie selon les lois du scénario alors que le montage disloque a posteriori selon celles de la décomposition figurative. Le montage, dès qu’il n’est plus tributaire du primat narratif, devient une alchimie de heurts (plastiques, dramatiques, symphoniques) d’où se dégage une poésie rageuse de la force humaine. Dans ce film fondateur qu’est Le cuirassé Potemkine (1925), Eisenstein organise à travers le « montage des attractions » la résistance du peuple contre l’oppresseur tsariste. Au cours de la fameuse séquence de l’escalier d’Odessa, il oppose le groupe désordonné des citoyens apeurés à celui ordonné des forces militaires. Plus que la lutte déloyale entre le peuple désarmé et les soldats du tsar parfaitement alignés, Eisenstein orchestre le conflit entre la verticalité (le peuple) et l’horizontalité (les soldats), deux ensembles géométriques à la merci de l’éclatement général de ses bases. Ainsi, la destruction d’un groupe de citoyens (c’est le sujet) est symétrique à celle d’un espace dans lequel ces derniers s’apparentent soudain à autant de figures fragmentées par une série ultra rapide de plans discontinus (c’est la forme). Dès lors, un visage terrifié en très gros plan, des inserts sidérants sur un corps piétiné, une main tendue, un œil perforé d’une balle de fusil, mettent en valeur le principe de la métaphore caractéristique du montage attractif. Ici, on n’est plus dans la représentation mais dans une logique de flux. Gros plans, fragments, inserts, n’obéissent plus à un système dramaturgique établi mais font l’effet d’une scansion visant à perturber la perception d’un espace commun et à affecter, de manière presque cubique, l’appréciation synthétique de l’événement. Un cas parallèle : l’avant-garde française. Dans le même temps, en France, entre 1918 et 1928, des cinéastes prolongent les méthodes soviétiques du montage abstrait jusqu’à les radicaliser du côté de la poésie visuelle et symphonique. Eux aussi en réaction contre l’impérialisme américain, ils se situent entre le commerce et l’avant-garde et s’obstinent à libérer le cinéma de l’obligation de raconter des histoires. Ils refusent de le plier à la prose romanesque et revendiquent au contraire la fibre poétique. Loin des conventions narratives édictées par Griffith, les membres dispersés de « l’école de l’avant-garde française » privilégient le fracas des contraires, l’asymétrie et la déliaison, à l’instar des grands poètes surréalistes dont ils sont les contemporains. Auteur de La Coquille et le clergyman en 1928, un des jalons du genre, Germaine Dulac prononça cette formule parfaitement adaptée aux intentions expérimentales de ses confrères de l’époque : « le cinéma, c’est la musique des yeux ». Ils sont donc quelques-uns à croire aux vertus musicales du cinéma à partir du moment où l’image échappe à sa conception purement représentative pour se situer au niveau de la note et du rhizome. Peu importe l’histoire. Elle n’est qu’un support secondaire à l’expression d’une émotion exclusive, au mépris de la conformité réaliste des actions. Ce qui doit dominer, c’est l’effet, non la cause. La cause se dilue dans l’extériorisation absolue d’un mouvement psychique ayant valeur d’unité intransitive. Parmi les plus célèbres représentants de cette avant-garde française, citons Abel Gance, René Clair, Jean Epstein ou encore Marcel L’Herbier. Audelà de leurs sujets respectifs, tous ont en commun un goût pour le montage libre, le montage rapide, entièrement dévolu à l’imagination la plus débridée et aux exploits techniques. Tous recherchent l’impression plutôt que l’explication, accordant la priorité au sentiment plutôt qu’à l’intelligence. Jean Epstein le disait fort bien : «le cinéma doit être la photographie des illusions du cœur ». Certes, aucun ne supprime totalement la narration. Leur traitement quasi chimique de l’image s’appuie toujours sur un canevas fictionnel relativement distinct. Mais celui-ci sert de levier à une multitude de trouvailles visuelles presque autonomes, ne valant par endroits que pour elles-mêmes. Le montage lyrique d’Abel Gance. Entre instrument narratif et mode d’expression, le montage chez Abel Gance allie en un même mouvement les principes du découpage chers à Griffith et les échappées imaginaires provoquées par la juxtaposition aléatoire de plans totalement disparates. Ainsi, une action classique peut à tout moment subir les secousses d’un montage chaotique et se hisser au niveau du précipité hyper subjectif. Dans La Roue par exemple (1927), il multiplie les décadrages, les angles obliques et les surimpressions en les redoublant d’intensité par un montage accéléré dont la fonction est de sublimer l’action première sous les feux de la passion. Amoureux fou d’une femme, le héros du film, cheminot de son état, pousse à l’extrême la vitesse de sa locomotive. A travers la fulgurance du montage rapide, la répétition frénétique de certains gros plans très courts (sur le visage du cheminot, sur les rails, sur les roues, etc.), Abel Gance transforme l’action concrète d’un train qui file à toute allure en un pur poème visuel. En cela, il rejoint l’abstraction du montage soviétique, en particulier dans le domaine de la métaphore et de la métonymie. Il est certainement de ceux qui ont le mieux compris l’apport cinématographique de Griffith au point d’en faire la synthèse avec les avancées théoriques des réalisateurs soviétiques. Au point même du délire technique puisqu’il fut le premier à expérimenter le triple écran (pour Napoléon, 1927) et à innover dans l’usage des plans acrobatiques, comme accrocher la caméra à une balançoire ou à la queue d’un cheval. Une manière originale de créer l’illusion de la vitesse en prenant celle-ci comme phénomène physique réel. Jean Epstein : le montage des sentiments. De son côté, Jean Epstein qui, à l’instar de Gance, a théorisé sa démarche à travers de nombreux textes, prône lui aussi la nécessité de puiser dans les ressources infinies du montage en vue de créer des symphonies visuelles et rythmiques. Passionné de philosophie et de poésie animiste, il revendique la capacité du cinéma à inventer un univers de féerie réelle. Cette apparente contradiction dans les termes s’accompagne chez lui de tout un travail de mise en relation d’éléments plastiques et sonores les plus affranchis des lois de la gravitation. Il pense les plans et leur enchaînement syncopé en dehors des paramètres du regard humain. Basé au départ sur une observation précise et réaliste des choses et des êtres, le montage d’Epstein s’articule ensuite autour de l’exploration sensible et sensuelle des mouvements de l’âme. Peu lui importe là aussi de restituer le réel de manière analogue. Ce qui compte au contraire, c’est de donner à ressentir une émotion réelle dans toute sa confusion et son impossibilité à se fixer sur un objet unique. Pour Epstein, l’émotion éprouvée par un personnage ne peut être visible qu’en état, c’est-à-dire de l’intérieur, sans aucun rapport de similitude avec la réalité concrète. Dans Cœur fidèle (1923), il filme deux amoureux sur un manège qui s’emballe. Là, le montage se veut synchrone avec les sentiments. Il ne découpe pas une scène de la vie ordinaire mais épouse les battements du cœur. Il se met au diapason du vertige de l’amour en transcendant l’élément central de la scène (le manège). Pour cela, Epstein multiplie à grande vitesse les angles de prises de vue, alterne les plans de visage et les mouvements d’appareil ultra rapides, en osmose avec la circularité du manège. Identique dans ses intentions poétiques à la scène du train échevelé de La Roue d’Abel Gance, ce moment de pure virtuosité se soustrait à la moindre contrainte dramaturgique et donne à voir le triomphe d’un montage authentiquement libre, celui qui se moque de la transparence et de l’identification psychologique et préfère en l’occurrence exalter une image vibrante de l’amour fou, thème surréaliste s’il en est. Fragmentation et frénésie : Entr’ acte de René Clair. Au même titre que Gance, René Clair ne veut pas subordonner le cinéma au langage codifié, tel qu’on peut l’apprécier au théâtre ou dans le roman. Pour lui, l’art cinématographique doit se confondre avec une exacerbation de la sensibilité. En d’autres termes, le cinéma peut vivre en se passant de mots. Adepte lui aussi du montage rapide, René Clair opte au début des années 20 pour le mélange effréné de l’ordre et du désordre, à l’intérieur de genres a priori classiques comme le mélodrame ou la comédie. Ne l’intéresse guère la conduite scrupuleuse d’un récit aux tenants et aux aboutissants clairement désignés ; même s’il semble respecter au départ un certain nombre de conventions narratives, il les désamorce inopinément en accélérant des mouvements qui dépassent d’un seul coup les intérêts de la fiction. Dans son court métrage, Entr’ acte (1924), il invente, de la ville à la campagne, une course poursuite, prétexte à un récital technique où s’affirment pleinement des partis pris de montage abstrait, tendus vers des notions de vitesse et de chaos. Fragmentation, décadrages, épuisement des paramètres géométriques de l’espace, plans renversés, surimpressions, tout concourt à faire du montage un instrument de décomposition du réel au service d’une intensification de la perception. Ici, c’est clairement l’impression de vertige qui est visée, plus du tout la vraisemblance, ni la réflexion, ni la compréhension. Dans ce cas, le montage s’affiche comme une machine à produire des sensations. La réplique figurative du montage des années 20. D’une manière générale, au cours de ces années 20, en France comme en URSS, on peut dire que les réalisateurs théoriciens ont proposé simultanément dans chaque film des variations cinétiques autour du montage-roi et un discours sur leur méthode. La dialectique côtoie l’harmonie pour produire le plus souvent des métaphores du désordre, inspirées de la réalité ou inspirées tout court. En fait, le principal prodige de ces aventures du montage est d’avoir décoché en si peu de temps les pointes les plus avancées du cinéma figuratif, à côté du cinéma représentatif et narratif. Ces pointes, le cinéma ne s’en remettra pas puisqu’elles auront parcourues le spectre moderne des années 60 jusqu’à l’esthétique clip et le film d’action asiatique des années 80-90. L’héritage des avant-gardes dans le cinéma d’action contemporain. Il est en effet intéressant de relever la façon dont les grandes recherches cinégéniques des années 20, qui avaient disparu durant plusieurs décennies, ont retrouvé un champ d’expérimentation dans le cinéma d’action contemporain de Hong Kong, par exemple, et que les Américains ont hélas abâtardies. Prenons John Woo, avant qu’il n’émigre aux Etats-Unis. Tous ses films policiers tournés à Hong Kong, dans les années 80-90, portent indiscutablement l’empreinte des théories soviétiques et d’avant-garde française sur le montage rythmique et symphonique. Woo avoue d’ailleurs que son livre de chevet, du temps où il était jeune cinéphile avant de passer à la mise en scène, était Le film, sa forme, son sens d’Eisenstein. En témoignent en effet sa science des raccords, la multiplication des angles de prises de vue, l’étirement de certains plans, en vue d’obtenir des effets de sidération et de monumentalité dans les mouvements des corps. John Woo retrouve le geste expérimental de ses maîtres soviétiques grâce à un montage conçu comme barre de franchissement du visible. Il décompose l’image, la déforme, afin de créer des lignes rythmiques et géométriques, proportionnelles au pouvoir d’exécution abstraite du mouvement. On peut parler, à propos de ce cinéaste, de montage somatique, basé sur la démesure des affects. Son compatriote, Tsui Hark, envisage le montage de la même façon. Il effectue un travail de figuration du désir qui se transmet entre les êtres, semblable aux expériences de Jean Epstein. Cela passe également par l’invention de mouvements extatiques et de leur circulation. Dans The Blade (1994), Tsui Hark utilise même des effets de démultiplication de l’image, dignes de Méliès, pour accélérer les mouvements d’un héros mutilé. Il s’agit en quelque sorte de réparer un personnage déchiré, par un recours à une sorte de trucage basique, c’est-à-dire des doublures propulsées dans le plan. On a alors l’impression que le personnage se démultiplie dans la vitesse et se répare sous nos yeux de manière symbolique et euphorique. C’est ce goût pour une certaine frénésie de l’action, synchrone avec la violence des enjeux moraux ou sentimentaux, qui rapproche consciemment ses cinéastes asiatiques de la poésie figurative des avant-gardes. Le montage minoré dans les années 40-50 : le plan-séquence. A ceux qui estimaient que le cinéma était prioritairement un art du montage, que le montage était l’essence même du cinéma (position défendue par les cinéastes théoriciens de ces années 20, début années 30), d’autres cinéastes au cours des années 40 ont voulu attiré l’attention sur une autre hypothèse débarrassée de l’impératif de segmentation des plans. Dans le cinéma classique hollywoodien et européen des années 30-40, on se met à faire l’économie d’un montage d’environ 600 plans pour un film de 90 minutes, proposant ainsi un cinéma plus normatif, dans lequel l’inventivité est remplacée par un certain académisme. Mais, ne nous y trompons pas. L’alternative envisagée par rapport à la toute-puissance du montage abstrait ne s’est pas strictement confondue avec un déficit des formes. Au contraire, le choix de revenir à une certaine épure de découpage laisse apparaître une figure des style des plus probantes, totalement opposée au morcellement du montage des années 20 : le planséquence. Le premier à l’avoir théorisé a posteriori n’est pas un cinéaste. Il s’agit d’André Bazin, fameux critique de cinéma, fondateur des Cahiers du cinéma et chroniqueur de films dans de nombreux quotidiens et hebdomadaires (Arts, Le parisien libéré). En se référant en particulier à trois cinéastes, Jean Renoir, Orson Welles et William Wyler, et en particulier à quelques-uns de leurs films (Le Crime de Monsieur Lange, 1935, et La Règle du jeu, 1939, pour le premier, Citizen Kane, 1941, et La Splendeur des Amberson, 1942, pour le deuxième, et La Vipère, 1942 et Les plus belles années de notre vie, 1946, pour le troisième), Bazin tente de voir en quoi le cinéma peut, sans recourir abusivement au montage, privilégier une vision du monde, penchée sur les ambiguïtés du réel. Certes, avec le plan-séquence, caractérisé donc par un refus du montage, Bazin réhabilite d’un point de vue esthétique la fonction « pauvre » de reproduction mécanique du monde réel. Il lui faut montrer en quoi l’absence de montage dans la représentation d’un événement peut servir à faire surgir comme par elle-même la cruauté du monde. Lorsqu’il parle d’Eric Von Stroheim, Bazin évoque le pouvoir de révélation de la noirceur du monde issu de son observation insistante par une caméra-loupe qui n’a guère besoin de couper au cœur de cette observation pour accentuer la cruauté ontologique de la partie du monde filmée. André Bazin et « la mystique du réel ». Il convient maintenant de souligner la confusion que Bazin faisait entre le planséquence et le plan long (confusion qui d’ailleurs a la peau dure). Pour lui, un planséquence est un plan qui échappe au découpage classique, trop « volontariste » et « manipulateur » à son goût. Le plan-séquence, ce à quoi renvoie sa théorie du « montage interdit », se distingue par un refus de couper le plan lorsque la mise en présence des éléments de l’action à l’intérieur dudit plan est suffisamment nette et efficace pour ne pas avoir besoin d’être divisée en différents points de vue. Associé à la profondeur de champ, le plan-séquence selon Bazin doit produire un gain de réalité, indispensable à la fonction d’enregistrement d’une « mystique du réel » (connotation religieuse chère au catholicisme non dissimulée de Bazin). Dans cette perspective, le néo-réalisme italien occupe une place de premier ordre, dans la mesure où ce courant se définit entre autres par un rapport accidenté et accidentel à la matière même du réel et à ses soubresauts. Dès lors, le montage est cette opération quasi obligatoire de prélèvement de quelques morceaux d’une réalité trop abondante pour que celle-ci soit saisie en un plan unique, à l’échelle de tout un film. Entre plan-séquence et plan-fragment : ne pas obligatoirement choisir. Bien entendu, ce débat intellectuellement très passionnant entre l’homogénéité du plan-séquence et l’hétérogénéité du plan-fragment, entre la continuité du plan et ses multiples encoches, n’est depuis marqueur d’aucune dichotomie entre deux catégories de films bien tranchées. Il est évident que dans un même film un cinéaste peut faire l’aller-retour entre le montage et le non-montage, sans que cela n’affecte l’unité formelle de l’ensemble. Jean-Luc Godard, par exemple, a parfaitement intégré dans certaines de ses fictions ces deux hypothèses. Le Mépris (1963) peut se lire comme la symbiose réussie de la continuité et de la discontinuité, les deux traitées à égalité mais inégalement disposées selon les mouvements d’humeur d’un couple qui lui-même continue en discontinu. Il est sûr que dans un même film, une scène de cinq minutes pourra tout aussi bien être tournée en 60 plans et une autre en un seul plan et pour la même durée. Tout dépend de ce que l’on veut obtenir par rapport au contenu de la scène. De nouveau, se pose la question de l’équilibre entre le fond et la forme et le regard du metteur en scène comme vecteur de cet équilibre. Choisir manifestement le montage ou opter pour son retrait, c’est toujours en fonction du sens que l’on souhaite conférer à la scène et plus largement au film. Légitimité pragmatique et expérimentale du plan-séquence. Par ailleurs, au-delà de cet aspect théorique, il est un point plus pragmatique qui explique aussi le choix du plan-séquence. A cette époque où les cinéastes américains n’avaient pas toujours le « final cut », l’usage du plan-séquence permettait dans certains cas de se protéger contre les ciseaux du producteur et par conséquent contre le risque de voir son film remonter. Welles, hélas, pour La Splendeur des Amberson, en a fait l’expérience inverse. Mais, il est vrai qu’à certaines occasions, le non-montage est une sorte de précaution qui malgré tout est de nature à conduire des cinéastes à dénier la pertinence de ce parti pris. Dans les années 40, aux Etats-Unis, à l’apogée du découpage classique, amplifier le plan-séquence jusqu’à en faire la figure de style unique d’un film relevait de l’expérimentation risquée, en termes de recettes. Alfred Hitchcock, avec La Corde (1948) et Les Amants du Capricorne (1949), enchaîne deux films-limites érigeant le plan-séquence en figure étalon. Mais cette tentative, aussi performante soit-elle, n’a guère satisfait son auteur et celui-ci n’a pas tenu à la reproduire de manière aussi exclusive. Dans ce cas, le plan-séquence a valeur de provocation esthétique par rapport à la norme hollywoodienne. Aujourd’hui, quelques cinéastes s’illustrent dans une suspension mesurée du montage, en particulier les cinéastes dits « contemplatifs », comme Hou Hsiao-hsien, Manoel de Oliveira ou encore les Straub, en réalité ceux qui continuent à croire à ce qui advient face à la caméra et qui relève de l’humus non « dirigible » du réel. Le montage moderne des années 60. Jusqu’à la deuxième moitié des années 50, le montage classique attaché au principe de continuité narrative domine la plupart des cinématographies. C’est en quelque sorte l’idéologie bazinienne du montage discret, fidèle à la prise réaliste des événements, qui se trouve être la mieux partagée. L’utilisation minimale des fonctions du découpage en scènes et en séquences, empruntées au théâtre, forge le succès d’un cinéma qui, pendant et après la seconde guerre mondiale, semble avoir eu besoin de toucher le plus grand nombre. Entre le cinéma classique hollywoodien des années 40 et la Qualité française des années 40-50, le montage « invisible » s’impose comme la règle esthétique numéro1. Mais au milieu des années 50 et à la veille des années 60, des cinéastes réhabilitent une autre définition selon laquelle la mise en présence de deux éléments filmiques – les plans – entraîne la production d’un effet spécifique que chacun de ces deux éléments, pris isolément, ne peut produire. C’est le retour du montage comme fabrique de sens, de sentiments et d’idées, au moyen de la juxtaposition de plans pas nécessairement homogènes les uns par rapport aux autres. Montage analytique et éloge de la discontinuité. Un cinéaste français parmi les plus novateurs en matière de montage comme fabrique de sens, de sentiments et d’idées, Robert Bresson, déclare dans ses Notes sur le cinématographe : « Il faut qu’une image se transforme au contact d’autres images comme une couleur au contact d’autres couleurs. Un bleu n’est pas le même bleu à côté d’un vert, d’un jaune, d’un rouge. Pas d’art sans transformation ». Cet axiome a fait fortune au moment de l’apparition du cinéma moderne au début des années 60 en Europe. Modernité dont Bresson, Tati et avant eux Rossellini, Welles et quelques autres ont jeté les bases théoriques. Pour eux, la réalité est à recomposer. Elle est un désordre illimité que le montage doit transformer en un nouvel ordre esthétique. Il ne s’agit donc pas de la reproduire mécaniquement et faire semblant de lui être fidèle. Il faut au contraire s’inspirer de ses multiples composantes pour les réorganiser en une écriture filmique singulière et inédite. Ce n’est plus le monde qu’il faut recréer passivement mais construire son propre rapport au monde, donc automatiquement un rapport très personnel et non « copiable ». Dès lors, le montage caractéristique du cinéma moderne s’affirme comme un aveu de l’auteur, l’expression d’une sensibilité et d’un regard qui repose sur un système d’arrachement au monde par lequel il peut ensuite étrangement le réinvestir sur un mode purement sensitif ou bien analytique. Se distinguant du montage classique et de sa logique causale, le montage moderne, tel que le cinéma européen le conçoit à l’époque, rejoint les préoccupations formelles des années 20, peut-être la furia et l’extravagance en moins. Des théories avant-gardistes, on retient le principe de discontinuité et de fragmentation. Mais on y introduit surtout, de façon peut-être plus grave, le refus de l’évidence du monde. Refuser l’évidence du monde, refuser ce qui semble aller de soi, c’est déjà produire de la pensée. Ce refus implique le conflit, le heurt, le mauvais raccord, la confusion. Le montage moderne se caractérise par une nouvelle esthétique de la pensée, faite de rupture et de déchirure. La césure selon Jean-Luc Godard. Jean-Luc Godard est celui qui emblématise le mieux cette position que l’on peut qualifier de morale. Dans le sillage des grands cinéastes italiens d’après-guerre, Rossellini, Fellini ou un peu plus tard Antonioni, modernes avant l’heure dont la mémoire de l’horreur des camps et de la torture traverse directement ou diffusément les fictions, Godard se met en quête de significations dans un monde qui aurait depuis perdu ses repères, du moins sa pertinence. Il charge son cinéma d’en porter la trace lointaine en y introduisant le doute, le mystère, l’angoisse. Puisque l’Histoire a chaviré, il faut faire chavirer les histoires. Puisque la réalité encore ébranlée ne tient plus tout à fait debout, il n’est plus possible, selon Godard, de tout faire tenir ensemble, les plans et les séquences d’un même film. La réalité ne peut plus servir de décor aux fictions impeccablement scénarisées. Désormais, la syncope et la brisure sont convoquées pour la faire vaciller et amener le spectateur à douter d’elle à son tour. Alors, Godard choisit d’utiliser dès ses premiers films, à partir d’A bout de souffle (1960), une figure de montage qui deviendra par la suite l’une des marques de son style : le collage, la conjonction d’éléments hétéroclites (plans de cinéma, photos, gravures, dessins, etc.) dont le but est d’une part de tordre le cou à la dramaturgie classique en hommage à l’idée qu’il n’était plus permis, après la guerre, de faire du cinéma comme avant, d’autre part et subséquemment de créer des rythmes musicaux et plastiques, en écho avec les émotions éprouvées par les personnages à l’instant même du surgissement du plan. Pour Godard, grâce au montage abstrait, dont il est passé maître, fondé sur la lacune et le morcellement, le réel n’est pas une fin à copier mais un moyen d’exprimer les inquiétudes qu’il est à même de susciter. Le montage mental d’Alain Resnais. A la même époque, Alain Resnais pratique lui aussi un montage de la subjectivité, travaillé par le temps et la mémoire. Fuyant le réalisme, il élabore la succession des plans en les envisageant comme les fragments d’un ensemble structurel qui renvoie moins à la réalité qu’à l’œuvre elle-même. Lui aussi joue sur la gamme des contrastes, des ellipses et des démonstrations pour construire une vision personnelle de l’individu à l’épreuve du monde. Chez lui, un plan n’est plus exactement une marque attestée de la réalité, dépendante d’un hors-champ qui imaginairement la complèterait, mais un signe de la réalité, une trace qui, accolée à d’autres traces, figure de manière tangible une pensée ou un souvenir d’un personnage. Alternative au montage traditionnel qui se met totalement au service de l’histoire, celui de Resnais se met intimement au service des personnages et de ce qui les tourmente, en dehors de tout souci chronologique. L’effet de collision que peut provoquer l’association abrupte de deux plans non contigus physiquement ou matériellement, témoigne parfois des turbulences qui agitent en secret l’esprit des héros du film. Preuve parmi tant d’autres que le montage peut tout à la fois faire œuvre de cérébralité et de sensibilité. Une ouverture ? A travers ces quelques étapes déterminantes de l’histoire du cinéma, nous mesurons bien l’exigence qu’a représenté le montage dans l’élaboration du langage cinématographique, les multiples renouvellements de ses applications que théoriciens et cinéastes plus intuitifs n’ont eu de cesse de solliciter au nom d’idéologies distinctes, celle du spectacle et celle du discours sur le spectacle. Tous les grands jalons ayant pour l’essentiel été posés au cours de la 1ère moitié du XXème siècle, il aura fallu pour le cinéma des années suivantes réadapter ses acquis à des systèmes de production particuliers, à des études de marché fluctuants, à des évolutions technologiques considérables. De Hong Kong à Matrix, de Lars Von Trier à Elephant, on voit comment le montage aujourd’hui communique avec Méliès, Eisenstein, avec les avant-gardes de jadis ou les nouvelles vagues, tout en les replaçant à l’échelle de la perception moyenne contemporaine, celle qui vient essentiellement des écrans de télévision, d’ordinateur et de contrôle. Y rivalisent l’idéologie du plan nécessaire et celle du plan aléatoire, l’unicité et le miroitement, le concret et le virtuel. En s’interrogeant sur le montage, le cinéma a de tout temps cherché les motifs de son maintien dans le domaine des arts spécifiques. C’est la richesse de ses procédés, qui, du classique au moderne, contribue encore à la persistance d’une totale expression artistique. La notion de raccord au cinéma. Le montage, un tout organique ? Lorsque nous parlons de montage, nous avons à l’esprit deux fonctions principales qui concernent chacune une mesure de perception bien définie. La première porte sur l’agencement complet du film, sa constitution « organique ». En ce sens, le montage s’évalue à un niveau empirique. Il est ce par quoi le film s’identifie comme ensemble d’images et de sons établi en séances de travail sur la table de montage et de mixage. De ce point de vue, il s’inscrit dans le cadre d’une activité technique visant à produire un objet concret qu’on appelle « film ». C’est là une définition générique du montage, la plus pratique pour désigner le film comme une totalité. Et puis, il y a la deuxième mesure qui s’attache cette fois au montage pris dans le détail, c’est-à-dire dans la perspective d’une activité moins technique qu’esthétique, où l’on crée de l’immatériel, du sens, de la durée, du mouvement, de l’intuition. Autour de ces deux fonctions, un point commun : le plan. Dans le cadre de l’opération manuelle du montage, il est l’objet sélectionné parmi les rushes, celui que l’on va distinguer de ceux qu’on appelle « chutes » et qui aura un rôle particulier à jouer dans la cohésion et la cohérence du film terminé. Dans le cadre de l’opération strictement esthétique du montage, le plan est intégré dans une logique d’articulation du récit et d’expression filmique. C’est cette articulation qui oblige à passer de la sélection préalable des plans et de leur assemblage, au stade de leur raccordement définitif. Le raccord, un prélèvement de cet organisme. A ce moment de fabrication du film, nous rencontrons le terme de « raccord ». C’est une opération minutieuse par laquelle le film donne ensuite l’impression d’une continuité. Le raccordement de plans au départ séparés est un des gestes fondamentaux de la création cinématographique. C’est par lui que s’évalue la mise en ordre des éléments filmiques en vue d’obtenir le maximum d’unité, tant stylistique que thématique. On pourrait dire que le raccord est l’autre nom du montage, dès lors qu’il s’agit d’en prélever la spécificité dans le corps du film lui-même. Pour le cinéaste autant que pour l’analyste, le raccord est ce qui opportunément abandonne le foyer de la pratique ordinaire d’assemblage des plans pour se situer dans le domaine de la compréhension sensible ou intellectuelle d’un mouvement particulier à la lumière du mouvement général du film. D’une manière générale, le terme de raccord intervient dans ce réflexe sémantique qui incite à ramener le film à un ordre établi de succession des plans selon une exigence de rythme et de durée, inspirée de l’histoire à raconter ou du propos à exprimer. Choisir de parler de raccord, plutôt que de montage, c’est déjà s’interroger sur ce qui détermine au cinéma une action, à partir de la disposition de ses éléments constituants (personnages, espace, objets, trajets, etc.), de sa place à l’intérieur du récit et surtout de sa finalité intrinsèque. C’est s’approcher de l’essence même d’une séquence à l’échelle de la diégèse ou de la nature informative du mouvement qui la structure. Le montage, dans sa terminologie, englobe ce que le raccord pointe, coupe et indique. Le montage surdétermine la fonction de continuité, le raccord imprime de l’intérieur la notion de lien. Suture, jointure, pli, autant de synonymes « artisanaux » pour caractériser les propriétés du raccord dont le terme trop général de montage ne peut aussi précisément rendre compte, c’est-à-dire relier entre eux des éléments disparates, réparer autant que possible la césure entre deux plans qui n’appartiennent pas forcément au même volume de temps et d’espace. Le raccord, un exercice de couture. Cette référence artisanale à la réparation, au raccommodage, est utile pour mettre en valeur le rapport entre l’accidentel, lié au caractère entropique du réel filmé, et l’ordonnancement formel que représente l’ensemble des raccords du film. Il s’agit bien de mettre en relation directe des plans qui ne communiquent pas nécessairement à la source même du réel dans lequel ils sont prélevés. Raccorder ne va pas de soi. Il s’impose comme une évidence uniquement lorsqu’il s’agit de respecter la logique fonctionnelle d’un mouvement et d’une direction. En dehors de cette fidélité à laquelle la majorité des cinéastes soumettent leur écriture cinématographique avec plus ou moins de liberté, le propre du raccord échappe à la nature indivise et immanente de la réalité entendue comme bloc. Dans sa signification, il fait apparaître le caractère fondamentalement disjoint des éléments qu’il réunit. En cela, il est aussi très utile de prendre les mots au pied de la lettre : on raccorde ce qui n’est pas foncièrement accordable, ce qui peut se passer de cet acte pour s’imposer dans le champ de la connaissance et de la sensibilité. Il s’agirait donc d’un acte « impur », une expérience de petit chimiste qui consisterait à mettre au contact l’un de l’autre deux éléments hétérogènes, même si appartenant au même milieu, et à obtenir une solution, en l’occurrence une image composée dudit milieu. Un raccord, un indice. Mais comme son nom l’indique, le raccord suggère une perte, le manque de ce qu’il n’a pas retenu. C’est concrètement la « chute » écartée au moment de la sélection des plans au montage, et, plus subjectivement, la portion de durée et d’espace dissoute dans la collure, qui tantôt se fait oublier dans la fluidité d’une action, tantôt conserve dans l’interstice, une information, un indice, un geste susceptibles d’oblitérer la perception et d’intriguer d’une autre façon. Dans ce dernier cas, le raccord se dit « ellipse », c’est-à-dire un effet de montage lacunaire qui condense en son endroit un certain nombre de détails que le cinéaste dérobe au spectateur afin d’obtenir de lui un surcroît d’attention et d’intérêt pour la suite des événements racontés. Un bon raccord se dit vrai. Mais d’une manière générale, le raccord possède une finalité d’ordre structurel. En gouvernant les axes de caméra et les différents points de vue dont le récit a besoin pour imposer sa construction et son rythme propres, le raccord donne sens à la fois à l’action et au regard du spectateur sur l’action. Il ajuste la disposition des plans en fonction des enjeux de représentation contenus dans la séquence et corrélativement de leur lecture formelle par le spectateur. Un bon raccord, selon la grammaire cinématographique traditionnelle, doit effacer le point technique effectué entre les plans, comme on pourrait le dire en couture. Plus le raccord est invisible, c’est-à-dire effacé derrière la préséance de l’événement, plus le spectateur adhère au déroulement du récit. Un bon raccord doit être vrai, par opposition au faux raccord qui, lui aussi, malgré tout, possède une signification ponctuelle dont nous parlerons plus loin. Vrai dans le sens de vraisemblable, pas nécessairement dans celui de vérité. Une action est formellement vraisemblable si les raccords qui la structurent assument bien leur tâche d’éliminer tout effet de césure inhérent au cut pratiqué au montage. Le but premier du raccord est d’assurer la continuité entre les plans et faire en sorte que leur liaison n’affecte en rien la lisibilité de l’action. Premier raccord classique : entrée et sortie de champ. C’est véritablement avec Griffith que le raccord fait son entrée dans la formulation du découpage cinématographique. Il est celui qui invente le raccord le plus simple : les entrées et sorties de champ, selon une logique de mouvement dont se souciera toujours le cinéma classique. Un personnage sort d’une pièce à droite du cadre, on le retrouve dans le plan suivant, en train d’entrer par la gauche dans la pièce voisine, avec la porte comme point d’appui du raccord entre les deux plans. Aussitôt, le raccord apparaît comme un procédé filmique entièrement consacré à l’ordre narratif des actions et à leur unité spatio-temporelle. Cet exemple des entrées et des sorties de champ suffit à montrer combien le raccord est conditionné par le rapport de conformité entretenu par la technique d’association des plans séparés matériellement (à chaque changement de plan correspond un morceau d’espace différent) avec les lois naturelles du mouvement physique. Autre raccord élémentaire : le champ-contrechamp. Il en est de même pour la question du regard entre deux personnages. C’est la naissance du champ-contrechamp, autre forme de raccord classique, si usitée depuis. Un personnage regarde quelque chose dans une certaine direction. Et le cinéaste raccorde sur la chose regardée, en respectant la direction première. Quelle que soit la distance entre le regardant et le regardé, le raccord est tenu de faire le lien entre deux plans dont la contiguïté correspond à l’unité d’un regard considéré comme une action à part entière. Comme pour tout raccord, le champ-contrechamp obéit à des règles spatiales sans lesquelles le spectateur serait en décalage par rapport à l’action. Il s’agit en effet de mettre en relation symétrique deux champs opposés, c’est-à-dire d’établir un raccord de direction. Pour cela, il convient de placer la caméra sur le même axe en respectant parfaitement la ligne imaginaire qui va du regard dans le champ à son contrechamp, à l’intérieur d’une configuration spatiale intuitivement déterminée grâce au découpage. De nouveau, sont confiés au raccord la transparence du lien et l’effacement de la collure. Le raccord au nom du genre. Tout le cinéma américain classique s’est appuyé sur ce système de raccords discrets au bénéfice de l’intrigue et de ses personnages, et surtout du genre concerné. En phase avec la nécessité d’alimenter les genres populaires de la première moitié du vingtième siècle, l’emploi du raccord devait contribuer à la reconnaissance de leurs codes. Il s’alignait ainsi sur la demande d’un public désireux de repérer d’un seul trait les composantes d’un genre admiré ; le western, le film noir ou la comédie. Pour croire au genre, il fallait croire à l’histoire racontée dans un certain ordre et un certain milieu. Et, ce faisant, croire à un dispositif sans faille dont la perfection du raccord entre les plans et les séquences devait assurer la réussite. Ce contrat identificatoire du spectateur avec le film est évidemment valable de nos jours. Le succès de l’art cinématographique doit beaucoup à l’exercice du raccord entendu comme élément charnière de l’espace narratif du film. Il est en effet l’instrument qui permet, au sens propre, de suivre un récit, d’en accepter la progression et les changements de temporalités. Certes, bien des cinéastes parmi les plus novateurs ont essayé, au cours de l’histoire du cinéma, de bouleverser les règles classiques du raccord afin de provoquer une désorientation, tant graphique que temporelle, de l’action et du regard du spectateur. En 1941, Citizen Kane d’Orson Welles marqua un tournant dans l’utilisation du raccord, au moyen, entre autres, du flash back sans déictique et de décalages scalaires, en adéquation avec l’histoire d’un homme à l’identité parcellisée par autant de témoignages que de frustrations intérieures. Le raccord en question après la guerre. A la suite de Citizen Kane, d’autres films et d’autres cinéastes entreprirent cette remise en question du raccord classique hérité de Griffith. Au lendemain de la guerre, des cinéastes européens partagèrent, sans naturellement se concerter, cette intuition selon laquelle il était difficile, voire impossible, de continuer à filmer comme avant. Sensibles depuis toujours à l’évidence que le cinéma, de par sa fonction première d’enregistrement, pouvait témoigner du monde, certains se penchèrent sur les modalités en usage de l’écriture cinématographique pour opposer à la transparence du raccord classique une autre forme de raccord consacrée à la déchirure, au monde désaccordé. Tandis qu’en Amérique, on continue de réaliser des films de genre dans un cadre de production relativement homogène, quoique déjà soumis à quelques signes d’épuisement que la fin du système des studios à l’aube des années 60 entérinera, le cinéma en Europe commence peu à peu à lâcher du lest sur les canons de représentation traditionnels et à s’ouvrir sur l’idée de béance, sur l’envie de faire sentir les soubresauts d’un monde encore ébranlé par la tragédie, en recourant à un filmage plus fragile, apte à relativiser la protection des raccords invisibles. Bien entendu, pour tous, la base demeure la narration. La fiction peut difficilement faire l’économie de cette convention. Néanmoins, avec la naissance du néo réalisme italien où le réalisme réside moins dans le rendu superficiel du réel que dans la mise en évidence de ses failles et de ses aspérités, ou bien en France avec des gens comme Renoir, Grémillon, bientôt Bresson puis la Nouvelle vague, force est de constater qu’en Europe s’insinue l’idée que le cinéma ne correspond peut-être plus à la comparaison textile qu’André Bazin établissait avec la « robe sans coutures de la réalité ». Au contraire, désormais, il importe de laisser apparaître les coutures et de froisser la robe. D’où sans doute une conception plus critique du raccord précisément confondu avec la métaphore de la couture. On entre alors à la veille des années 50 dans une période de sensibilisation à cette pratique du raccord impur, incongru et déroutant, vecteur parfait d’une tentative de rendre compte d’un besoin de filmer autrement et, par là même, de renouveler la conscience d’un cinéma qui se sentirait forcé de réfléchir sur sa spécificité par rapport à l’écroulement historique perpétré par la Seconde Guerre Mondiale. Au lendemain du chaos, la transparence n’est plus automatiquement de rigueur. Place à la discontinuité, à la position désaxée des corps et des regards et aux trouées narratives. Le sentiment tenace d’inquiétude et de désarroi, né d’un passé si proche et si perturbant, n’est plus forcément contenu dans le sujet ou dans le scénario. Il peut maintenant circuler à l’intérieur d’un raccord qui ne coïncide plus obligatoirement avec les lignes directionnelles d’un mouvement cohérent. Le cinéma moderne ne raccorde plus. C’est le début du cinéma moderne dont la devise pourrait être : « ça ne raccorde plus », entre les êtres, entre les choses, entre les plans. Les nouvelles vagues européennes et américaines (John Cassavetes en tête) auront pour point commun cette expression formelle de la déroute du sens et des significations. Il est d’ailleurs à noter que l’un des thèmes principaux du cinéma des années 60 - le couple - a profondément inspiré la notion de raccord indirect, dans la mesure où, grâce à lui, il était possible de problématiser figurativement la crise du couple et l’ambivalence de leurs rapports. Quoi de plus normal en effet que de convoquer un raccord à caractère discontinu pour mettre en scène les tourments de deux êtres qui ne peuvent plus continuer à tenir ensemble dans un même rapport de proximité et d’harmonie ! Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963), La Peau douce de François Truffaut (1964), Faces de John Cassavetes (1968) ou encore Muriel d’Alain Resnais (1963), sont quelques exemples parmi les plus fameux du traitement savant d’un raccord qui ne doit plus exclusivement aux conventions narratives ni au découpage lisse et horizontal, mais plus intimement à l’état psychique des personnages. Naturellement, la sophistication du raccord n’atteint pas toujours, loin de là, ce niveau de pertinence. A l’analyste de bien distinguer la cohérence d’un tel parti pris par rapport à la mise en scène et à la thématique qu’elle sous-tend, de la simple vulgarisation esthétique et de l’effet gratuit. Qu’il soit parfait ou imparfait, selon les cadres de la perception moyenne, le raccord est toujours un signe de mise en scène, un signe qui fait sens au regard de l’espace filmique étudié. Tributaire de l’unité de l’action ou motif de déliaison explicite, le raccord possède variablement une valeur d’énonciation bien spécifique. Pointer le raccord : qu’est-ce à dire ? Nous allons maintenant nous intéresser à trois exemples de raccords : le raccord dans le mouvement (ou de geste), le raccord dans l’axe et le faux raccord. Trois cas d’enchaînement dont l’intérêt est de marquer une intention de vitesse ou d’intensité dans la représentation d’un événement. Comme nous l’avons dit, la définition minimale du raccord au cinéma repose sur une logique de consécution des actions à l’échelle du dispositif narratif mis en place, ainsi que sur la stimulation d’une perception non entravée d’un mouvement fondateur de chacune de ces actions. Elément fusionnel de l’écriture cinématographique, le raccord se passe souvent de commentaire tant il se souscrit volontiers aux lois de construction majoritaires du cinéma narratif. Le choix des exemples proposés tend à démontrer les possibilités sémantiques ou poétiques du raccord lorsqu’il échappe exceptionnellement à la transparence ordinaire. Il s’agit de retenir des moments inattendus, voire tranchants par rapport à sa fonction normative, des instants où le raccord provoque soudain un dessillement, précipite le regard en lui imposant sans crier gare un changement d’axe, une désorientation a priori injustifiée par le contenu de la scène mais qui fait sens au niveau de l’énonciation. Ce sont donc des points de suture qui se montrent comme tels et qui invitent à l’analyse de leur rôle substantiel et signifiant. Pourquoi changer d’axe à tel moment alors que rien ne semble l’exiger dans le déroulement de l’action ? De quelle nécessité le raccord visible relève-til ? Quelle information implicite contient-il ? C’est ce à quoi nous allons essayer de répondre à travers une série déhiérarchisée et a-chronologique d’extraits de séquences. Définition de trois types de raccords. Mais tout d’abord, partons de la définition courante des trois types de raccords retenus pour cette conférence. Le raccord dans le mouvement (ou de geste) consiste à maintenir l’attention sur l’accomplissement d’un mouvement en prolongeant celui-ci en une suite de plans contigus. La liaison entre ces plans peut alors se situer à un niveau premier de causalité (un mouvement est amorcé dans un premier plan et poursuivi dans le second selon la même vitesse et la même direction) ou bien à un niveau second de rime ou de signification (un mouvement est effectué dans un premier plan et prolongé dans le second, selon un rapport décalé de cause à effet introduit dans un espace matériellement et diégétiquement séparé). Il en est de même naturellement pour le geste. Le raccord dans l’axe privilégie une même direction de regard mais en y incluant subitement une rupture. Il inscrit le plan suivant dans le même axe de prise de vue que le précédent selon un éloignement ou un rapprochement de la caméra. Il fait souvent l’effet d’un saut dans l’image, avant ou arrière, et intensifie d’un coup notre perception de l’action. Le faux raccord, quant à lui, se pose « en faux » par rapport au réalisme et à la vraisemblance de l’événement représenté. Souvent assimilé à une erreur technique, à une négligence du monteur ou de la scripte, le faux raccord peut, dans certains cas, avoir des vertus rythmiques et polysémiques. Appartenant radicalement au domaine de la déchirure et de la brisure, il problématise idéalement le thème du scandale et de la subversion des codes de la normalité. Il peut être l’instrument propice à l’expression du lien défait ou impossible, du « raccord faux » entre deux personnages en crise. Mais il a aussi un rôle immodeste à jouer dans un cadre de représentation où il est question d’inversion des temporalités et du renversement des lois de la pesanteur, lorsque c’est moins la vraisemblance qui domine que l’hypothèse d’une expérience confrontée à des repères inconnus, du moins non vérifiables dans le milieu des référents communs. Quoi qu’il en soit, ces trois raccords fonctionnent plus ou moins incidemment sur un principe de continuité et de prolongement mais dont l’exercice interroge moins la perception sensible que le regard et la conscience qui s’y rattache. Son surgissement intrigue alors plus qu’il ne passe inaperçu. A nous d’en comprendre maintenant les enjeux ponctuels. Le raccord dans le mouvement. Le raccord dans le mouvement est le raccord le plus élémentaire, celui qui caractérise le mieux le montage classique, celui qui efface la sécheresse du cut grâce à la fluidité d’un mouvement obtenue par une découpe en plans consécutifs, préservant l’unité matérielle, temporelle et physique de l’action. Lorsqu’il dépasse le simple argument d’un comportement déduit du contenu objectif de la scène, le raccord dans le mouvement peut devenir pure extase rythmique, ne valant que pour elle-même. Dans la fameuse séquence de la gare de Lyon de Pickpocket de Robert Bresson (1959), l’art de voler (dérober) devient un art de voler dans les airs, grâce à la légèreté du raccord dans le mouvement et du raccord de geste sur les mains et sur les corps en apesanteur. A travers toute une série de plans connectés autour de l’idée de jouissance dans le vol sans entraves, Bresson fait du raccord le pôle magnétique d’une action presque irréelle, effectuée en bas, dans le désordre concret d’un départ en vacances en plein mois d’août. Dans ce cas précis où il est moins question de subordonner le montage à ce qui est consigné dans le scénario que de sublimer son pouvoir de coulissement en vue d’obtenir la grâce et la beauté du geste, le raccord se fait élément de ponctuation chorégraphique à l’intérieur d’un espace unique parfaitement délimité. Bresson, comme après lui Jean-Pierre Melville, un de ses plus dignes héritiers, est le cinéaste de l’extension figurative du mouvement physique sous toutes ses formes (déplacement, déploiement du geste, chute, élévation, etc.). Il est par conséquent celui qui use le plus savamment du raccord comme mode de décryptage du mouvement, à la fois objectif (les différentes parties qui le composent) et subjectif (ce que cette composition décompose dans l’âme des personnages). Rossellini et Kiarostami : filmer la marche. Il existe chez Roberto Rossellini des séquences entières sur de grands déplacements à travers lesquels se dessine un cheminement intérieur dont on ne manque aucune étape. Le raccord dans le mouvement équivaut alors à un parfait instrument de mesure. A la fin de Stromboli (1953), Ingrid Bergman gravit les flancs du volcan et Rossellini l’accompagne en une série de plans raccordés sur son effort, son épuisement puis son écroulement, ceux d’une femme en pleine détresse devant l’immensité. Inscrit dans ce bloc autonome d’espace minéral et de durée contemplative que constitue la dernière partie de ce film, le raccord dans le mouvement ne fait pas que suivre un personnage dans la logique de sa progression, il figure l’accès inexorable d’une femme au point culminant d’un monde où la terre et le ciel absorbent son être tout entier. Raccorder les segments continus du déplacement d’un personnage dans un lieu inconnu de lui, c’est mesurer concrètement la lente imprégnation de celui-ci sur son comportement. Au début du Vent nous emportera (1999), Abbas Kiarostami, autre grand spécialiste du trajet humain à l’intérieur d’espaces géographiques contrastés, filme en deux temps son personnage principal, en voiture puis à pied, dans les lacets d’une colline puis dans les ruelles labyrinthiques d’un village isolé, sans escamoter la moindre étape de son parcours inaugural. La traversée du village à pied donne lieu à un emploi précis du raccord dans le mouvement qui permet paradoxalement, selon une variété d’angles de prises de vues, de nous faire découvrir une topographie asymétrique le long d’un déplacement qui lui est continu et harmonieusement découpé. Dans ces deux exemples, Stromboli et Le Vent nous emportera, nous voyons comment le mouvement impose sa loi au raccord. Détournement et retournement du mouvement chez Maurice Pialat. Mais il arrive qu’un même mouvement se voit imposer un traitement de liaison complètement décalé, proche de l’incohérence formelle, sans que cela nuise pour autant à son étendue. Maurice Pialat s’est souvent distingué dans ce genre d’anomalies plus ou moins discrètes. Un personnage agit dans un plan et le plan suivant poursuit l’action en escamotant, sous la forme d’une ellipse brutale, un morceau d’espace et de durée. Tantôt les portions d’espace d’un plan à l’autre appartiennent au même environnement, tantôt ils sont carrément séparés, voire opposés. Nous en avons un bel exemple dans Van Gogh (1991), lors de l’arrivée de Théo et de sa femme chez le docteur Gachet. La caméra filme de l’intérieur de la cuisine à travers la fenêtre et la porte ouverte le déplacement des convives de gauche à droite. Vincent Van Gogh avance le dernier, fermant la marche de son petit monde. Au plan suivant, la caméra est à l’intérieur d’une chambre où la femme de Théo s’occupe de son bébé, tandis que Vincent, toujours à travers la fenêtre ouverte, termine son déplacement latéral de gauche à droite. Nous voyons bien qu’entre les deux plans, plusieurs minutes se sont écoulées, compte tenu de la présence de la belle-sœur de Vincent dans la chambre, elle qui dans le plan précédent marchait avec les autres. Malgré cette légère ellipse insinuée par ce personnage à l’avant plan, le raccord dans le mouvement sur Vincent à l’arrière plan enchâsse la continuité physique dans la discontinuité matérielle. Chez Pialat, raccord dans le mouvement et ellipse temporelle fusionnent régulièrement. Cela crée des décrochages souvent surprenants. Autre exemple, au début du Garçu (1995), un mari fait cadeau à sa jeune épouse d’un tailleur de qualité dans le salon de leur grand appartement parisien. Elle part l’essayer, revient dans le salon, étreint son mari puis sort du champ par la droite après lui avoir dit : « je vais me voir dans la glace ». Cet énoncé implique une direction, contient l’hypothèse d’un mouvement à accompagner dès le plan suivant. Or, au plan suivant, nous retrouvons, sans aucune transition, la jeune femme avançant vers la caméra sous le soleil de l’Ile Maurice et en tenue d’été. Ce raccord respecte donc un principe de déplacement amorcé dans le plan précédent (elle le commence, elle le termine dans l’essence même de l’acte de se déplacer), mais dans un espace et une temporalité complètement antinomiques. Le contrechamp supposé de la glace dont la jeune femme parlait au début est remplacé d’un seul coup par celui de l’enfant du couple jouant au loin sous les yeux de sa mère. Les reflets d’une glace inversent la réalité tout en préservant la netteté des apparences. A travers ce raccord dans le mouvement abruptement détourné, Pialat fait la même chose : il inverse les perspectives attendues d’une action tout en privilégiant, à partir d’elle, une impression de cohérence et d’évidence. Ici, l’enfant est littéralement le reflet de sa mère. Deux espaces pour un même mouvement : le raccord chez Catherine Breillat. Sensible à cette approche du montage dans le mouvement, Catherine Breillat fait montre de pareille audace, notamment à travers sa collaboration avec Agnès Guillemot, ex-monteuse de Godard. Dans les trois films qu’elles ont fait ensemble, Sale comme un ange (1991), Parfait amour ! (1996) et Romance (1999), nombreux sont les raccords tranchants à dessein d’exprimer le caractère ambivalent d’une relation de couple, à l’intersection de la continuité dialoguée et de la discontinuité spatiotemporelle. A ce titre, un mouvement partagé entre l’homme et la femme peut se voir parasiter par un montage cut qui conserve son sens extérieur (sa direction en somme) tout en sapant le sens intérieur de leur relation (l’évidence d’une rupture entre eux). Il en est un exemple frappant au début de Romance, lorsque Marie et Paul quittent une terrasse de café en se déplaçant de la gauche vers la droite. Le travelling latéral utilisé à ce moment-là se prolonge dans le plan suivant où nous retrouvons les deux personnages qui poursuivent leur marche dans le même sens mais en étant cette fois comme propulsés dans un paysage de dunes. Ici, la notion d’espace commun se dissout sous l’effet d’un raccord qui insinue la menace du provisoire et du disjoint. Là, contrairement aux apparences, le raccord dans le mouvement n’est pas synonyme de liaison pure. Il extériorise un idéal de continuité pour inversement toucher au hiatus intérieur de Marie, une femme déchirée en elle-même, souffrant de ne pouvoir jouir d’un lien véritable avec celui qu’elle aime. C’est donc toute la contradiction dramatique du film et du personnage que l’usage de ce type de raccord s’emploie à démontrer. Raccord et faux happy end dans La Mort aux trousses. A l’inverse, le raccord dans le mouvement peut produire une version optimiste du couple qui cherche définitivement à s’accorder. On se souvient de la fin de La Mort aux trousses (1958) où Alfred Hitchcock invente ce célèbre raccord entre la peur de la chute des amants et le miracle de l’élévation amoureuse. Au plan de Cary Grant agrippant Eva Marie Saint du haut de la falaise succède celui où, dans un compartiment de train, la femme se hisse jusqu’à la couchette de son héros pour un tendre baiser. Il s’agit clairement de filmer dans un premier temps l’objet du danger, dans toute sa durée et son intensité, puis de convertir aussitôt son résultat en happyend. Notons toutefois l’ironie qui consiste à faire naître in extenso une image de bonheur conjugal à la source du danger… Le raccord comme condensateur temporel. Lorsqu’il n’est pas strictement au service de l’ordre séquentiel, le raccord dans le mouvement peut jouer un rôle subtil d’indicateur temporel. Il est capable d’amortir le passage du temps dans une fluidité d’enchaînements d’une même action susceptible d’en supporter l’impact. On peut alors parler d’ellipse mais d’une ellipse qui serait gommée par la grâce d’une trajectoire intégralement conservée. Parmi les plus beaux exemples qu’on puisse imaginer, citons le raccord transformiste dans 2001 : l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), entre l’os lancé dans le ciel par un homme préhistorique et la navette spatiale évoluant dans le cosmos quatre millions d’années plus tard. Ici, c’est l’équivalence visuelle et géométrique des deux objets situés dans l’atmosphère, os et navette, qui assure la perfection d’un des raccords les plus poétiques et les plus visionnaires qui soient, si l’on en juge la symétrie implacable qui existe entre un instrument de mort (l’os qui sert à tuer l’ennemi) et les progrès de la science dont on apprendra à la fin qu’ils sont eux aussi mortels. Ce bond en avant dans le temps effectué simplement, c’est-à-dire sans événements intermédiaires, nous le retrouvons dans ce film Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone. Dans ce film, le cinéaste use volontiers du raccord dans le mouvement pour restituer sans heurts des nappes de mémoire successives. Une scène, parmi tant d’autres, est caractéristique sur ce point. Après avoir découvert la trahison de ses amis à la consigne d’une gare, le personnage joué par Robert de Niro décide d’acheter un aller simple pour Buffalo. A droite du guichet, il remarque un grand pan de mur peint aux couleurs de Coney Island et au centre duquel se distingue une petite porte vitrée. Il s’avance vers elle en plan d’ensemble, de la droite vers la gauche. Puis, Leone raccorde en gros plan sur la vitre devant laquelle apparaît par la droite du cadre un Robert de Niro soudain vieilli et voûté. En un raccord, le cinéaste a résumé trente ans de la vie d’un homme qui revient sur les lieux de son passé, toujours hanté par la trahison dont il a été victime. D’où la répétition de son déplacement amorcé dans cette même gare plusieurs années auparavant. Dans ce cas précis, le raccord absorbe la marche du temps. Max Ophuls et le mouvement ininterrompu. Pour un cinéaste aussi sensible à ce phénomène que Max Ophuls, un tel procédé de montage est idéal pour produire une musicalité en osmose avec le rythme des sentiments déclarés dans le vertige du temps. C’est ce qui se passe par exemple dans la grande séquence du bal de Madame de… (1953), où le temps suggéré à l’intérieur de valses si successives qu’elles n’en forment plus qu’une, s’inscrit dans le mouvement des corps dansants. Les jours et les lieux changent mais la valse d’amour entre la comtesse et le baron Donati se perpétue grâce aux raccords en fondus enchaînés. Ce qu’opère Max Ophuls dans cette séquence, c’est la fusion entre le temps qui passe, indiqué dans le dialogue, et la durée intrinsèque de l’action même de danser. Un raccord voisin : le raccord de geste. Avec ce qu’on nomme « raccord de geste », similaire au raccord dans le mouvement, il est possible d’inventer une autre forme de contiguïté visuelle, en dehors du souci de vraisemblance objective. Raccorder deux plans autour de l’essence d’un geste offre par moments l’occasion de créer abstraitement des correspondances poétiques, des rimes internes que nul ressort dramatique n’est supposé justifier. Un geste est amorcé dans l’unité d’un plan et achevé dans le suivant par un autre personnage et dans un autre décor. On entre alors dans un système de montage syllabique où triomphe la cohérence plastique au détriment de la cohérence narrative. Le cinéaste japonais Takeshi Kitano multiplie dans ses films ce genre de rimes à distance. Dans Hana-bi (1997), très souvent, un geste se prépare puis son résultat éclate dans le plan d’après, de manière détournée. Lorsque Nishi, le personnage joué par Kitano, allume à l’hôpital son briquet, le cinéaste raccorde violemment sur un coup de feu tiré non loin de là, blessant grièvement son ami. Ou encore vers la fin, lorsque ce même Nishi vise un gangster avec un revolver et tire à vide, Kitano raccorde avec un plan de jet de peinture rouge sur une toile, symbole de sang. Il y a toujours chez ce grand formaliste un art du raccord de geste dont le but est d’établir un système d’échos entre deux plans disjoints l’un de l’autre, dans l’espace et dans le temps, selon la philosophie orientale de la fusion d’éléments tenus ordinairement pour séparés. Raccords successifs et correspondances poétiques : Luis Bunuel. Chez les surréalistes férus d’associations oniriques, un montage de cette nature est bien entendu béni. Preuve en est la façon dont Luis Bunuel exalte dans son premier film, Un Chien andalou (1928), les influences surnaturelles et les attractions magnétiques. Ainsi, l’image d’un filet de nuage tranchant la lune raccorde avec celle d’un rasoir effilé tranchant un œil. L’association nuage/rasoir, lune/œil, ligne droite/cercle, inspire presque spontanément un raccord magique. Dans l’univers de Bunuel, les choses les plus antinomiques entrent en collision sous le signe de l’observation de la nature (humaine, universelle). Tel un hommage à ce goût pour la suppression drolatique et funèbre de tous les écarts possibles et imaginables, Pedro Almodovar enchaîne, au début d’En chair et en os (1997), trois raccords dans le mouvement à partir d’une balle de revolver tirée accidentellement dans un appartement madrilène. A l’intérieur, sur un poste de télévision, on diffuse La Vie Criminelle d’Archibald de la Cruz de Luis Bunuel (1955). Au début de ce film-ci, il est également question d’une balle perdue qui termine sa course à travers une fenêtre pour atteindre mortellement une gouvernante. Ce que provoque alors Almodovar, c’est la rencontre « surréaliste » des deux balles par écran interposé. Dans un premier plan, il filme son revolver qui tombe par terre et qui tire tout seul sous l’effet de la chute ; dans le second, la balle traverse la fenêtre, et dans le troisième, emprunté à Archibald de la Cruz, c’est la balle de Bunuel qui achève la trajectoire de la première, comme si, par effet de contagion, la balle d’Almodovar s’incrustait dans la séquence bunuelienne. Le raccord dans l’axe. Le raccord dans l’axe est une figure utilisée pour modifier l’échelle de perception d’un événement en fonction de deux positions d’objectif distinctes et néanmoins fidèles à l’alignement de la prise de vue, c’est-à-dire l’approche ou le recul. Le raccord dans l’axe donne souvent l’impression d’une saute inopinée, en avant ou en arrière, sans que cela nuise pour autant à la matérialité de la scène dans laquelle il intervient. Il est ainsi parfois en mesure de contenir une information à caractère purement formel ou subjectif, relevant davantage d’une décision instantanée au montage que d’un détail préétabli dans le scénario. Qu’est-ce qui motive en effet un cinéaste à vouloir diviser en deux ou trois plans successifs un même angle de prise de vue ? Lorsque cela ne se réduit pas à une simple formalité formaliste, que faut-il en retenir ? Un premier élément de réponse concerne sans doute le rapport à l’espace et à la façon dont les personnages l’occupent et s’y tiennent. Pour que pareil raccord s’exerce de manière efficace et saisissante, il est bon qu’au départ un axe de caméra soit défini et secondé de préférence par un plan fixe. Un raccord dans l’axe, comme son nom l’indique, suppose la ligne droite, même si celle-ci peut être légèrement décalée d’un plan à l’autre. Filmer un mouvement de foule en plan d’ensemble puis raccorder dans l’axe sur un personnage parmi cette foule, c’est une manière de passer du général au particulier, du collectif à l’individuel, apposer l’ordre d’un plan à une image de désordre. Quelle que soit la situation, le raccord dans l’axe concentre l’attention sur celle-ci en lui conférant, par ces changements de perspective à vue, un statut particulier. Il est un moyen de la distinguer en attirant le regard du spectateur sur son contenu. Passage du loin au proche, de l’espace au sentiment. Pourquoi, alors que l’action est cadrée sous un angle et une échelle de plan suffisamment utiles à sa désignation, le cinéaste ressent-il le besoin d’effectuer un raccord de ce genre ? Puisque la principale explication touche à la question de l’espace, nous pouvons sans peine aborder les notions de proche et de lointain, à l’image de ce que le western, par exemple, a maintes fois privilégié autour du thème du territoire à conquérir ou à défendre. Il suffit de se référer à la mise en scène de John Ford ou d’Anthony Mann pour saisir l’importance dramaturgique d’un raccord dans l’axe entre l’étendue d’un décor où se distingue au loin un personnage qui substanciellement lui appartient et le visage de celui-ci sur lequel se lit d’un seul trait le sentiment d’appropriation intime de cet espace. S’approcher ou s’éloigner d’un élément de l’action par ce type de raccord, et non pas par un zoom, procédé plus systématique, peut servir à formuler quelque chose de décisif, voire de fatidique, une sorte d’injonction du regard orientée sur ce qui soudain provoque une réaction, un sentiment, à la mesure de la coupe franche introduite dans l’équilibre d’un premier plan. Notons tout d’abord qu’il est plus convenu de penser le raccord dans l’axe en avant qu’en arrière. Rares en effet sont les passages du gros plan au plan moyen puis au plan d’ensemble selon un même alignement. On raccorde plus volontiers dans la perspective d’une meilleure vision, donc d’une meilleure approche de l’événement. Dans le cas du raccord « avant », comme nous le disons du travelling, il s’agit de pénétrer par strates scalaires successives dans le cœur de l’action et dans le cœur des personnages (entendez la tête). Dans La Règle du jeu (1939), au terme d’une conversation un peu générale entre Christine et Lisette sur les hommes, Renoir filme leur départ de la chambre en plan moyen puis, au moment où Christine se retourne vers sa domestique pour évoquer l’hypothèse d’une amitié avec un homme, il raccorde dans la même direction sur son visage en gros plan, comme pour souligner l’espoir contenu dans ce dernier énoncé. De nouveau, nous passons du général, en l’occurrence des généralités, au particulier. A un sentiment isolé qui surgit tout à coup dans l’esprit de Christine et motive par conséquent le raccord sur son visage, réceptacle sensible de la pensée. Du corps à l’esprit : le raccord de Franju. Passer du corps à l’esprit, du collectif à l’individuel, de l’extériorité à l’intériorité, c’est un des atouts majeurs du raccord dans l’axe. C’est aussi en cela qu’il peut parfois être perturbant. Au début des Yeux sans visage de Georges Franju (1959), lors de sa conférence devant une assemblée de médecins, le professeur Génissier expose sa technique de « l’hétéro-greffe ». A mesure qu’il décrit son opération, Franju enchaîne sur lui trois plans, du moyen au très gros sur le visage. A chaque étape de la description correspond un changement de volume. Plus on grimpe dans l’horreur suggérée, plus on s’approche successivement de la tête de cet inquiétant personnage. On pénètre peu à peu dans le crâne d’où est sortie pareille folie. L’intensité subjective du raccord dans l’axe : Jean-Claude Brisseau. Dans sa forme de découpage introspective, le raccord dans l’axe inspire très souvent les cinéastes qui cherchent à restituer avec rigueur et à-propos la manifestation directe d’une subjectivité. C’est le cas de Jean-Claude Brisseau qui, dès son premier film Un jeu brutal (1982), s’en est fait l’heureux spécialiste. Grand connaisseur du cinéma classique américain, il aime à provoquer dans certaines scènes dramatiquement importantes ces ruptures dans l’axe propres à accentuer, disons plutôt à ponctuer, le tracé d’un destin en marche irrémédiable. Chez lui, dès qu’un raccord dans l’axe sur un visage s’effectue, il est signe de fatalité, lorsque le personnage est soudain isolé du reste de la scène pour mieux être désigné comme le captif d’un sort singulier. A la fin de Noce blanche (1989), lorsque le professeur de philosophie découvre le corps sans vie de la jeune élève avec qui il a vécu une passion impossible, Brisseau multiplie les raccords dans l’axe ; sur la chambre, sur le lit, sur le visage de la morte, puis, un peu plus loin, sur le point de vue segmenté à travers la fenêtre donnant sur la salle de classe du professeur (un plan d’ensemble sur la cour, cut, un gros plan sur la porte). Ici, le raccord projette le personnage du professeur dans l’image de sa propre tragédie. Ce découpage très prononcé, de nature presque bressonienne, accélère la prise de conscience d’un homme littéralement déchiré par le poids de sa responsabilité. En définitive, l’emploi éloquent du raccord dans l’axe se retrouve chez tous les cinéastes qui croient à l’efficacité du montage sur les mots pour signifier brusquement l’état psychique ou psychologique des personnages à un moment bien déterminé du récit. Parmi les plus pointus analystes des mouvements de l’âme, citons Claude Sautet, Alain Resnais ou encore Ingmar Bergman qui ont judicieusement utilisé ce procédé comme de l’aiguille d’un sismographe. Le faux raccord. Le faux raccord est le mauvais objet du montage, son envers polémique. Il est coutume de le blâmer au nom des règles traditionnelles de grammaire cinématographique. Sa fausseté supposée s’estime au regard de la vraisemblance du montage classique fondé sur la mise en présence harmonieuse et cohérente de tous les éléments filmiques ; son, lumière, jeu de l’acteur, mouvements de caméra, échelles de plans, etc. A de faux un raccord qui a priori transgresse les lois de la transparence et de la continuité. C’est pourquoi sa présence à l’image est ambiguë. Soit il relève de la désinvolture technique ou de la négligence de la scripte. Soit il confine à une figure de style et alors il devient signifiant. A proprement parler, le faux raccord désigne le passage d’un plan à un autre, marqué par une contradiction dans la logique diégétique, par un hiatus spatial ou temporel. C’est le triomphe de la non-continuité, qu’elle soit de position, d’objet, de mouvement, etc. Dans l’avant-garde soviétique des années 20, cet effet de montage dit « indésirable » est très fréquent dans la mesure où il contribuait très largement à développer cette esthétique du fragment et du conflit déjà évoquée. Mais c’est surtout avec l’apparition des nouvelles vagues à la fin des années 50, grande période de renouvellement collectif des formes cinématographiques, que le faux raccord est véritablement élevé au rang de gimmick esthétique. Années 60 : l’âge d’or du faux raccord. En décidant, dans A bout de souffle (1960), son premier long métrage, de couper en plein milieu des plans et de briser leur rapport logique de contiguïté, JeanLuc Godard décomplexe le faux raccord et la saute (jump cut) vis-à-vis des carcans du bon goût, pour en faire des valeurs de montage à part entière, synchrones avec le comportement heurté et contradictoire de personnages en fuite. Un peu plus tard au Brésil avec le cinéma novo et sa figure de proue, Glauber Rocha, ou bien aux EtatsUnis avec le cinéma indépendant représenté par John Cassavetes ou Shirley Clarke, cette figure stylistique s’impose comme l’instrument idoine pour filmer librement la vie de personnages qui cherchent obstinément et désespérément à échapper à leur condition sociale et affective. Elément métaphorique de la soustraction individuelle à un modèle collectif institué, le faux raccord se soustrait lui aussi au modèle immuable du découpage classique. Il est, au début des années 60, le procédé esthétique révolutionnaire dont on profite pour exprimer l’idée de révolution, petite ou grande. Depuis cette date, il désinhibe tous ceux qui souhaitent filmer instinctivement les accidents du réel. Il est l’outil idéal pour épouser la contingence des choses au-delà du référent scénaristique. Comme il est exclusivement le fruit d’une opération de montage et non de tournage, il relève du choix ultime, lorsqu’il s’agit de travailler le rythme propre du film. Le faux raccord répété est alors affaire de scansion interne, celle que l’on retrouve chez des cinéastes comme Cassavetes, Jean-François Stévenin, Abel Ferrara ou quelquefois Woody Allen, chez tous ceux qui privilégient la matière même des plans et de leur contact tremblé plutôt que leur consécution strictement narrative. Le faux raccord chez Dreyer : révélateur de l’irréel. Quand il n’est pas la simple conséquence des conditions même du tournage, le faux raccord possède, pour certains artistes, un sens structurel de la plus haute importance, capable de faire ressentir toute la dimension d’un événement hors normes qui se heurte à l’explication rationnelle. C’est le cas de certains films de Carl Theodor Dreyer, cinéaste danois protestant, passionné de transcendance et de surnaturel. Cinéaste classique qui débuta au temps du muet, il est un maître du plan séquence et de la continuité dilatée des événements. Toutefois, lorsqu’une situation dramatique se démarque de la perception réelle et réaliste des choses, il en témoigne par un usage très contrôlé du faux raccord dont la tâche est justement de fissurer l’ordre du monde. Au début de Vampyr (1931), film de genre fantastique, l’arrivée à l’auberge du personnage principal, David Gray, est ponctuée de faux raccords insolites qui renvoient à la présence de l’invisible et du surnaturel. Les contrechamps ne coïncident pas avec le regard du personnage, son déplacement est perpétuellement désaxé en différentes entrées de champ et la lumière du jour varie d’un plan à l’autre. Ces faux raccords sont ici autant de formes explicites de la rencontre du réel et de l’irréel, de la vie et de la mort. Il s’agit de mettre deux mondes en rapport mais de façon indécidable, à travers un point de vue qui n’appartient jamais précisément ni à l’un ni à l’autre de ces mondes. De même, lors de la séquence du miracle à la fin d’Ordet (1954), Dreyer introduit un faux raccord tout à fait inattendu au regard d’un film tourné principalement en longs plans séquences. En fait, pour attester du phénomène du miracle, il éprouve le besoin de changer de registre de filmage. Jusqu’ici, le plan séquence respectait la continuité de la réalité. Or, maintenant, sous le coup du miracle (une femme morte revient à la vie), le raccord se substitue à lui pour bien signifier que ce miracle est un accroc de la réalité, une réversion de son ordre naturel. Lorsque Johannes face au cercueil quitte le champ par la gauche, au plan suivant, contre toute logique, c’est le mari de la défunte qui entre par la droite, prolongeant ainsi le déplacement de Johannes. Là, le faux raccord a un rôle bien précis. Il est ce qui permet de montrer que la continuité du monde visible tout à coup se déchire sous l’effet d’un phénomène qui n’est évidemment pas de l’ordre de la continuité. Conclusion. Qu’il fasse lien ou rupture, arrange ou dérange, le raccord est l’élément essentiel pour comprendre la spécificité d’un art qui a pris le pari de rendre compact des morceaux choisis du monde en les dotant d’une perspective renouvelée et d’un mode d’agencement si singulier qu’il donne à voir autrement et intensément leur interaction universelle.