Pierre de Bellegarde 20058910 Travail final FRA1161 Histoire du théâtre du 18e au 20e siècle « Musil dramaturge : à propos de la pièce Les Exaltés » Pour le 22 avril 2018 À l’intention de Jean-Marc Larrue Université de Montréal Robert Musil, s’il est reconnu comme l’un des plus grands rénovateurs du roman, est resté un auteur à la notoriété populaire discrète. Né en 1880 à Klagenfurt et mort à Genève en 1948, Musil est le grand penseur et commentateur du déclin de l’empire austro-hongrois de la famille Habsbourg, vieux de plus de 600 ans, qui entrainera la Première Guerre mondiale à laquelle il participa. Après une formation d’ingénieur et une carrière à l’armée, il se consacre à la littérature et la philosophie, et connait le succès avec son roman Les désarrois de l’élève Törless en 1906. Il se consacra dès les années vingt corps et âme dans l’écriture de son œuvre monumentale, qui ne pouvait émerger qu’après le traumatisme de la guerre. Ce grand roman, L’homme Sans Qualité, (deux premiers volumes publiés en 1930-33) est si dense, si ambitieux que Musil est mort avant de l’avoir achevé et d’en avoir trouvé un dénouement : il n’empêche, l’impact du livre est colossal dans sa façon de considérer le récit comme une multitude d’essais philosophique. La pièce Les Exaltés devrait a priori tenir de la même volonté de renouvellement de la forme, mais pour le théâtre cette fois. Commencée en 1909 et publiée en 1922, la pièce n’a pas trouvé de metteurs en scène avant 1929, et est restée quasiment inconnue dans le monde francophone jusqu’à sa traduction en 1961 par Philippe Jaccottet et sa mise en scène par Sasha Pittoeff1. Pourquoi si peu de succès ? La pièce est peut-être trop cérébrale, injouable, destinée à être lue. Au niveau de la recherche, on l’envisage souvent comme outil généalogique pour l’étude du grand roman, à peine ébauché au moment de la sortie de la pièce, et la notoriété de celuici relègue souvent le reste de l’œuvre à un statut secondaire. Pourtant cette pièce relève une grande cohérence théorique et une conception très personnelle du théâtre que cette étude se propose de relever, en exposant les caractéristiques strictement internes dans un premier temps pour les mettre ensuite en relation avec la pensée plus générale de Musil pour en synthétiser et contextualiser une vision particulière du théâtre dans une dernière partie. La pièce Ce qui frappe dans cette pièce, comme souvent, c’est la banalité de son histoire. Le drame est provoqué par une situation de crise2 dans laquelle le personnage de Régine est l’enjeu central et celui d’Anselme le personnage déclencheur. Celui-ci a enlevé Régine, son amante a priori, « femme garçon, fantasmagorie, oiseau magique et malicieux »3, à son époux pour se réfugier chez le couple Marie et Thomas. Ces quatre personnages, les exaltés en question, « fantasques et imprévisibles [,] s’opposent à un groupe de protagonistes solidement ancrés dans le réel »4. Mme Mertens, licenciée de philosophie, comique et sans grande envergure intellectuelle ; Joseph le marie de Régine, représente la morale et la loi en sa qualité de fonctionnaire (« les principes seuls, ici, peuvent nous être de quelque secours » [T,139] ; et Stader, détective 1 Jouant Anselme, et Delphine Seyrig dans le rôle de Régine. D’autre mise en scènes notables : celle de Colin et Nebenzahl à Paris en 1980, celle de la compagnie Yvan Beaudoin à Bruxelles en 82/83. 2 Définition de la crise dans le sens foucaldien : « La perte des repères, des critères qui, habituellement, orientaient son jugement, qui le déterminaient, lui impose désormais de s’essayer à réfléchir les signes ou les symptômes à partir desquels décider du sens possible de ce présent détraqué ». Bolmain, Thomas, Cavazzini, Andréa, 2016. « Crise, essai, discipline : Autour de Robert Musil ». Bulletin d’analyse phénoménologique XII 4, 2016 (Actes 9), p91. 3 Musil, Robert. Les exaltés suivis de Vincent et l’ami des personnalités. Paris : Seuil, 1961, 9. Le texte théâtral sera désormais nommé T (Théâtre) et accompagné entre crochets de la pagination comme suit : [T, 9]. 4 Vatan, Florence, 2013. Robert Musil. Paris : Belin, 82. engagé par ce dernier pour étudier Régine et qui ne jure que par une rationalisation du monde par la science. Alors que le conflit devient politique par l’opposition entre Joseph et Anselme, ce dernier se délaisse de celle-ci pour tenter de séduire Marie, c’est-à-dire compromettre un second mariage et braver la morale et la loi. Le récit ne sera pas alors une opposition entre deux partis mais la confrontation entre plusieurs personnalités, chacune en proie à un questionnement sur sa situation présente. Le conflit, à la fois d’intérêt et moral, se complexifie en même temps qu’il perd de sa signification et que les personnages quittent la maison pour retourner vers le monde extérieur. On l’aura compris, chez Musil ce n’est pas l’histoire qui compte, mais ce qu’il y a derrière : ce sont les mots et les sens qu’ils véhiculent, leur portée allégorique. Musil insiste sur une psychologie complexe des personnages qui ne les limitent pas en tant que stéréotypes mais leur donne une consistance qui dépasse le cadre de la pièce. Une nostalgie est constante du fait que l’action se passe dans la maison où ces amis ont passé leur enfance. Ils reconsidèrent tragiquement leur vie, ce qu’ils pensaient être et de ce qu’ils sont devenus. Thomas parle par exemple avec une déconcertante lucidité de ses aspirations de jeunesse où « Il n’était rien que nous admissions sans réserve […] Nous possédions tout entier l’immense, le vierge, l’éternel pouvoir créateur de l’homme ! » [T,18] par rapport à sa situation actuelle de jeune professeur prometteur : « une chute accélérée vers le haut ! […] De ma vie, je n’ai jamais vu rien de plus humiliant que le succès » [T, 19]. Le vocabulaire très littéraire, particulièrement chez Thomas personnage qui ressemble le plus à l’auteur est balancé entre recul prosaïque, « avec l’été le nombre de conceptions augmente » [T,168] et poésie imagée et torturée entre bucolisme et trivialité : « Je ne peux regarder la lumière, ce matin beau à en vomir : il se lève déjà dans la clarté fade comme un estomac trop chargé » [T, 127], témoigne du style de l’écrivain, entre rigueur scientifique et littérature, entre cerveau et cœur. Si les femmes n’ont pas étudié (sauf Mertens) les hommes sont des intellectuels avec une carrière universitaire, prestigieuse chez Thomas et Joseph, avorté dans des conditions troubles au bout d’un an par Anselme. Seul Stader représente une figure populaire, ayant pratiqué de nombreux métiers, notamment poète et ancien domestique-amant de Régine. Pour Jaccottet néanmoins la pièce dépasse « la simple peinture d’un milieu d’intellectuels appliqués à se tourmenter vainement »5 car les personnages habitent le monde universel des idées6 et questionnent une « perte du sujet ».7 En effet, et sans doute cette angoisse existentielle est liée à leur condition sociale, les protagonistes sont sujets à un certain « mal du siècle » sous-jacent à celui de la situation, qui 5 Jaccottet, Phillipe, 1961. « postface » à Les Exaltés, op. cité, p252. Claude Erhart insiste en citant Foucault sur la signification de la sphère bourgeoise : « C’est elle qui « trace le cercle de la raison » et elle en réduit le rayon afin d’exclure « comme étant de l’ordre de la déraison » tout ce qui va à l’encontre de son intérêt : « Débauche, prodigalité, liaison inavouable, mariage honteux » ». La peinture de ce milieu est donc propice à des questionnements moraux plus universels et allégoriques. Erhart, Claus, 2003. « Le poids de la mémoire. Quelques réflexions sur la nouvelle Tonka de Robert Musil », Germanica no33, p8. Cite Foucault, Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard [Paris], 1972, p125. 6 7 Ou « sujet perdu », expression utilisée par Radar, Edmond, 1988. « Du texte à la scène : les Exaltés de Robert MUSIL et les Exilés de James JOYCE à la Compagnie Yvan Baudouin et Lesly Bunton », Journal of Dramatic Theory and Criticism, Vol. III, No. 1: Fall 1988, p193. les pousse vers l’irrationnel. Anselme parait passionnément tel dans sa façon d’avoir enlevé Régine pour finalement vouloir séduire Marie : il se dit guidé par ses passions, et compare cela à la façon dont il a été bouleversé par un saule : « hors moi, il n’y avait plus que la prairie et cet arbre […] je le sentais en moi avec sa chaleur et sa souplesse, qui se tordait. Je me suis jeté à genoux… » [T,36]. Ces traits romantiques sont accentués chez lui par des pulsions masochistes (se bruler avec une cigarette ou se griffer avec la main de Marie) et suicidaires, qui comme chez Régine n’aboutissent pas dans la pièce. D’ailleurs le caractère ouvert de la fin de la pièce se joue sur le suicide possible de Regine ou sur l’actualisation des potentialités d’une idylle avec Thomas : les deux personnages vont-ils enfin agir ? Car l’enlèvement de Régine par Anselme peut être vu comme la seule action remarquable, antérieure à la pièce. « Aucun des personnages n’agit — si ce n’est qu’à un moment donné la plupart d’entre eux partent »8. Ils perdent bien vite leur volonté au fur et à mesure des complications : celle de Joseph de régler son histoire d’adultère au moyen de l’usage des services de Steiner semble vaine, les preuves des frasques de Regines, accumulé dans un dossier qui sera pourtant l’objet d’altercations, semblent l’avoir été inutilement. En effet celles-ci, dans la construction d’un point de vue morale d’une Régine « pécheresse », n’a pas prise sur d’autres sens qu’appellent les évènements. Pour Joseph et Mertens, d’un point de vue moral c’est une débauchée, mais on pourrait y voir comme le remarque ironiquement Thomas une « érotomanie à base neurasthénique — stéroïde, de symptôme de frigidité ou Dieu ne sait quoi » [T,156]. Quant à Régine, ces liaisons « lui inspirent un sentiment d’indifférence, de détachement intérieur et d’absence à soi » et elle les justifie en tant que tentative d’honorer son défunt premier marie, Jean, duquel la disparition a initié un profond traumatisme par lequel « les repères moraux habituels n’ont plus cours : la débauche se conjugue avec une quête de pureté et d’intégrité »9. La vision des choses de Régine est si radicalement différente de celle de Joseph qu’il ne peut les appréhender. Finalement, c’est toute la capacité de mener une action qui semble compromise chez les personnages, puisque le sens des actes, si relatif à chacun, n’a plus de valeur. Si les personnages secondaires sont découragés et indignés par l’atmosphère de la maison, c’est surtout une opposition entre une désincarnation soit rationnelle soit mystique qui a lieu dans différents degrés chez les quatre exaltés. Rationnelle chez Thomas, personnage froid, ferme et très conscient. Pour Marie, et à l’inverse d’Anselme, il est « privé de tout intérêt vivant pour autrui […] De tous ces mouvements, aucun ne vient du cœur » [T,33]. Détaché au point qu’il parait agir parfois contre ses intérêts : c’est le cas quand il encourage sa femme Marie à partir avec Anselme (« je ne sais pas. Tu peux partir » [T,134]). Il y voit même une occasion d’autodétermination pour Marie : « Quand on agit de toute son âme pour une cause, cette cause finit par le mériter. » [T, 140]. Quant à Régine et Anselme, sentant leur impuissance et leur irresponsabilité, ils perdent un peu la tête, c’est-à-dire qu’ils finissent par confondre fiction et réalité10. Anselme dit avoir été moine, et on ne sait pas vraiment si c’est vrai. Régine voit en fantôme son ancien marie sans qu’on sache si elle y croit, si elle est ironique, ou si elle 8 Henninger, Peter, 1986. « La résistance du texte. À propos des Exaltés ». Dans Commetti, J-P (dir.), Robert Musil, p87. 9 Vatan, op. cit, p85-86. 10 « le possible et le réel » Idem. parle contre sa « propre conviction » [T,13]. Mais paradoxalement, le détachement de soi, que ce soit vers un réel rationnel ou un irréel mystique, aboutit à un même état d’« exaltation », sur lequel nous reviendrons. Cette dialectique entre rationalisme et irrationalisme est aussi crise de la vérité : qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux, et en regard de quoi ? y a-t-il une vérité ? Ce flou ontologique (ce qui est et ce qui n’est pas) se double d’une dimension éthique (ce qui devrait être) tout aussi chaotique : quel sens donner aux actions, par rapport à quoi peut-on juger… Tout part en éclat dans la pièce, et il n’y a plus de référents moraux stables. Les signes renvoyant à celui qui les interprète, « quelque chose d’indéfinissable et de fugace que l’on essaie de maîtriser en l’accrochant à un sens », et l’abondance de ceux-ci provoque un espace ou tout n’est pas donné mais possible concernant les causes des évènements provoquant « une sorte de symbolisation par principe de tout ce qui se déroule sur la scène »11. L’état de désarroi des personnages comme du lecteur-spectateur est cependant fécond puisqu’il provoque une activité interprétative et extrapolative. La pensé de Musil Cette crise du sens peut se faire allégorie de celle que traverse l’Europe, et sur laquelle Musil réfléchit beaucoup dans divers articles, essais, et dans son grand roman12. Il a ainsi développé un certain nombre de concepts pour envisager l’histoire et l’épistémologie historique dans un sens Musilien. La pensée de l’auteur et son lien intrinsèque au contexte permettront en synthétisant de mieux comprendre la pièce, et par ailleurs ces conceptions peuvent être illustrées en pratique par la pièce. Musil, lorsqu’il écrit la pièce, est témoin d’une Europe en crise où les évènements ne peuvent être expliqués simplement13. L’histoire peine à s’expliquer uniquement sous un rapport de causalité et de lois naturelles : « on ne voit rien […] un étrange sentiment de hasard »14. Les évènements ne peuvent plus être appréhendé que rationnellement, et le positivisme, mécanisme, libéralisme, cette pensée optimiste venu du siècle des lumières « avec sa croyance aveugle en la raison et le progrès » côtoie une déferlante d’irrationalisme, de mysticisme, « ces trop fameuses idoles que sont l’époque, la nation, la race, le catholicisme, 11 Erhart, op. cit., p7. « une complexe chorégraphie littéraire, constituée de réflexions saturées d’images et de métaphores, d’essais sur la nature du sentiment, de nombreux dialogues foisonnants ponctués de silences éloquents et de temporisation abstraite, puis de brèves avancées narratives, suivies de déviations, d’errements et de fréquents reculs. » Vallée, J.F., 2004. « L’étrangeté sans qualités : le cas de Robert Musil. » Tangence, (76), 25–49. doi:10.7202/011215ar 13 Une étude sur le lien entre l’esthétique de Musil et la notion de complexité serait féconde mais ce n’est pas le but ici. Rappelons néanmoins l’acception sociologique du mot telle que formulée par Edgar Morin, dont l’envergure du livre la Méthode peut être comparée à celle du grand roman de Musil. La complexité envisage un monde organique ou tout est relié : « il ne suffit pas d’inscrire toute chose et évènement dans un « cadre ». Il s’agit de rechercher les relations entre tout phénomène et son contexte, les relations réciproques « tout/parties » : comment un changement local se répercute sur le tout et comment une modification du tout se répercute sur les parties ». Abdelmalek, A. (2004). « Edgar Morin, sociologue et théoricien de la complexité… » Sociétés, no 86,(4), 99-117. doi:10.3917/soc.086.0099. 14 Musil, Robert, 1984. « L’Europe désemparée ou petit voyage du coq-à-l’âne » dans Essais, Paris : Seuil, 136. 12 l’homme intuitif ; toutes ayant pour dénominateur commun négatif une hargne sentimentale à l’égard de l’intellect » 15 cela dans tous les domaines épistémologiques et artistiques. 16 Ne retrouvons-nous pas l’enthousiasme de Stader considérant le métier de détective comme une science de l’humain ? « Mon institut recours aux méthodes scientifiques les plus modernes […] tous les évènements du monde obéissent à des lois […] Il n’y a pas de hasard ! Il n’y a pas de faits ! Il n’y a que des rapports scientifiques ! » [T,58-59]. Pour ce qui est de l’irrationnel, ce sont les croyances mystiques qui caractérisent Régine et les mensonges fantaisistes de Anselme. Ce dualisme est pensé par Musil sous l’opposition entre un domaine ratioïde et un nonratioïde, qu’il serait question de lier. Pour cela il faut introduire du sentiment, munir de perceptions tirées du non-ratioïde la pensée rationelle pour en faire une « emo-rationelle », une « senti-mentale »17. « Le domaine non ratioïde est celui où les exceptions l’emportent sur la règle […] Dans ce domaine, les faits ne sont pas dociles, les lois sont des cribles, les évènements ne se répètent pas, mais sont infiniment variables et individuels »18. Pour Bolmain et Cavazzini, qui se penchent sur cette opposition, « le projet fondamental de Musil est en fait de parvenir à procéder au renversement de l’interversion du sentiment et de la pensée […] afin de la recouvrer sous une forme nouvelle, enfin créatrice »19. Cette forme, c’est « l’autre état », état de participation mystique où le moi s’estompe pour se confondre avec le monde : c’est l’exaltation en question. D’un côté un « idéal courtois puisant son ardeur dans l’éloignement de l’être aimé », — une nostalgie pour le passé par lequel sont véritablement liés les personnages dans la maison — mais aussi sous forme plus violente en tant que « quête orgiastique de l’illimité et une plongée aveugle dans l’indifférence […] phénomènes de transe, l’ivresse sanguinaire ou les mouvements de panique ou les scènes de violence sexuelle ». En témoigne le détachement charnel de Régine et le comportement masochiste de Anselme. C’est aussi par des préoccupations formelles que Musil tente d’appréhender cet état, en théorisant une certaine forme d’essayisme, dont il élargit la conception du genre en une manière de penser, en une méthode. Fort de sa culture scientifique et philosophique, la démarche expérimentale de Musil se centre sur des questions éthiques et lie les domaines ratioïde — analyses méthodiques — et non-ratioïde, poétique : l’hybridité de l’essai a un « potentiel exploratoire […] fait converger les domaines d’ordinaire séparés, la science dont il reprend la « forme et la méthode » et l’art dont il puise la matière »20. Si la pièce n’est pas essai proprement dit, l’importance de la notion expérimentale permet de mieux concevoir la pièce comme un laboratoire pour l’étude du sentiment, où le dialogue sert à la « multiplication des voix et des perspectives » pour exprimer « des registres d’expériences inaccessibles à une approche strictement conceptuelle »21, créer un espace utopique de rencontre extatique entre scène et spectature. 15 Idem, 148. Aussi exprimé chez Vatan, op.cit., 74. 17 Erhart, op. cit., 4. 18 Musil, 1984, op. cit. « la connaissance chez l’écrivain : esquisse », 82. 19 Bolmain, Thomas, Cavazzini, Andréa, 2016, op. cit., p113-14. 20 Vatan, op.cit. p153. Cite les Essais, op.cit., p335. 21 Idem, p155-156. 16 Une vision du théâtre C’est bien la l’une des richesses de la démarche théâtrale de Musil que d’avoir introduit par le langage même une complexité, une organicité vivante du sens dans lequel les personnages sont livrés à « l’itinéraire incertain des vagabonds » [T,169]. Mais à quel courant rattacher une telle esthétique du chaos, de l’exaltation ? Musil cherche à créer un espace du possible, proche du rêve, comme le rappelle Henniger sur « l’impossibilité ou l’on se trouve de faire dériver ce qui se passe dans la pièce du caractère de ses personnages ou de quelque modèle de comportement bien défini [témoignent d’une] nature hétérogène [où] les exigences de la mimesis s’y croisent avec celle de la « figurabilité » au sens ou l’entendais Freud »22, ou le langage n’est pas un frein mais un moyen. La pièce, hormis un certain souci du détail quand les personnages font leur toilette ou le thé par exemple, ne saurait être considérée comme réaliste. Musil décrit le décor comme « à la fois imagination et réalité. Les parois sont faites d’étoffe, une étoffe dans laquelle on a taillé les portes et les fenêtres, dont les encadrements sont peints. Ces parois ont un peu de jeu, elles bougent légèrement, comme inquiètes » [T,11]. C’est un trait du symbolisme de vouloir rendre latent un espace de l’au-delà des apparences, un monde à déchiffrer. C’est aussi selon cet aspect avec le mouvement de l’expressionnisme, qui connait son apogée dans les années 20 au théâtre23, qu’on a parfois associé Musil. Ne peut-on pas comparer ces décors vivants avec ceux d’un film comme Le cabinet du docteur calligari (Wiene, 1920) ? Or c’est justement en réaction à ce mouvement que Musil écrit sa pièce, et il ne manque pas de théoriser sa conception du théâtre dans ses essais. Musil, sans surprise, « n’apprécie pas le théâtre tel qu’il est pour l’essentiel pratiqué par ses contemporains. [Il n’a] que très peu fréquenté les salles berlinoises d’abord, viennoises ensuite, faute de temps, de gout surtout pour la manière dont on y mettait en scène et dont on y jouait »24. Ce qu’il condamne c’est d’abord le manque d’originalité d’un théâtre de routine qui n’aurait pas évolué depuis 188025, puis le manque d’intellect, de richesse spirituelle. Et ainsi saper l’« enchevêtrement » de la vie. Un théâtre médiocre d’après lui, trivial « frère du roman de concierge ». Vienne est pour lui une ville d’acteurs et non d’auteurs : c’est le système ou l’acteur star dirige la pièce au dépend de la productivité artistique, et dont le jeu maniéré est éloigné de toute réalité. « L’acteur doit avoir la possibilité de déployer sur la scène sa vie factice. Il doit gesticuler, sangloter, crier, déambuler, se couler dans des personnages autres et doit pouvoir sortir de son moi bourgeois. […] Mais dans la vie, nous ne sommes pas bons mais débonnaires, pas méchants mais âpres au gain, pas tristes pas 22 Henniger, op. Cit., 94. La figurabilité est la façon dont, dans les rêves par exemple, les faits comme les concepts abstraits, apparaissent visuellement, donc au-delà des mots. Un lien est nécessairement à faire entre l’œuvre de Musil et la pensée de Freud, dont on connait l’influence énorme sur l’art et les sciences, et à laquelle Musil était familier mais quelque peu méfiant. 23 Il y a aussi le fameux cinéma expressionniste allemand de Murnau, Wiene, Lang, Wegener… et l’influence des peintre du Blau Reiter ou du Brucke dans les années 10. Pour la littérature, le second roman de Musil, Noces, aurait d’apres F. Joly inspiré plusieurs auteurs expressionnistes. 24 Joly, Frédéric, 2015. Robert Musil : tout réinventer. Paris : Seuil, p295. 25 Musil, 1984, op. cit., p157. mal disposés, pas sauvages mais nerveux ou déséquilibrés. L’élément de l’acteur se compose d’éléments qui n’existent pas »26. Si Musil qualifie ce jeu de vraie « pathologie sociale », c’est qu’il sert un aspect commercial que Musil lie avec l’essor du capitalisme : « Plaisir social, le théâtre devait naturellement subir le contrecoup des transformations qu’entraina l’avènement du grand capitalisme bourgeois. [C]e n’est plus qu’un plaisir que l’on achète, quand le cœur vous dit, à la loterie des plaisirs […] le maximum de sensationnel et le maximum de familier, c’est-à-dire de banal »27. Et c’est bien les traits du théâtre expressionniste, qui « n’aura été un enrichissement que pour la forme ; dans son essence intellectuelle, il est resté banal et n’a pas dépassé l’évocation d’idées déjà connues avant lui. Ce qu’il fait plus volontiers, c’est, si l’on peut ainsi parler, d’« aboyer aux idées » […] telles que la souffrance, l’amour, l’éternité, la bonté […] etc., n’a pas plus de valeur que l’activité lyrique d’un chien qui aboie à la lune et déclenche, à la ronde, le mille échos du sentiment. »28 Musil a sans doute écrit sa pièce selon sa conception du théâtre, où le texte est roi. En cela les metteurs en scène doivent respecter la valeur du texte, et Musil tentera d’ailleurs d’interdire la création de sa pièce en 1929 par Joe Lhermann qui avait effectué des coupes importantes au texte. Cette insistance sur le texte concerne aussi le jeu des acteurs, sur lequel les didascalies se montrent parfois précises, et visent un jeu réaliste via la gestuelle qui donne des informations supplémentaires sur les personnages. (« Comme il ne réussit pas à attirer l’attention de Régine dans la direction souhaitée, il enlève ses lunettes et reprend un air naturel » [T,56]). Finalement un théâtre littéraire, d’ailleurs longtemps voué à n’être connu qu’en tant que livre. Quant à l’écrivain, celui-ci doit concevoir son œuvre de « l’intérieur jusqu’à l’extérieur », en partant de ses sentiments et de sa pensée sans essayer de coller à l’air du temps, sans se laisser commander mais « dévoyer par le métier »29. Pour cela un aspect biographique importe, et plusieurs liens sont à faire avec la vie de l’auteur, duquel la personnalité est présente dans quelques aspects de chaque personnage. Le laboratoire Musilien a pu manifestement accomplir sa tâche expérimentale, celle d’exprimer un au-delà du langage, une façon tout à fait inédite d’appréhender le réel en art par l’hybridité senti-mentale. Cette démarche trouvera son écho après la grande fracture de la seconde guerre mondiale, qui poussera — comme la guerre et la perte du sujet sera principielle de l’œuvre de Musil — à inventer un nouveau mode de représentation que Gilles Deuleuze nomme « image-temps » et qu’il trouve par exemple dans le néoréalisme italien (le mot réalisme n’est d’ailleurs pas anodin) « une nouvelle forme de la réalité, supposée dispersive, elliptique, errante ou ballante, opérant par blocs, avec des liaisons délibérément faibles et des évènements flottants. Le réel n’était plus représenté ou reproduit, mais « visé ». Au lieu de représenter un réel déjà déchiffré, le néoréalisme visait un réel à déchiffrer, 26 Musil, 1984, op. cit. p165. On note le cynisme du propos. Musil, « la fin du théâtre », 1984, op. cit. p172. Musil réfère principalement à des comédiennes comme Tilla Durieux, Hedwige Courts-Mahler, des auteurs comme Sudermann, Hans Müller, Anton Wildgans, ainsi que plusieurs critiques. 28 Musil, 1984, op.cit., p159. 29 Idem. 27 toujours ambigu »30. Mettre en rapport la pièce avec cette conception de l’image-temps nous parait adéquat : en effet Musil s’intéressait au cinéma, sur lequel il écrit un long article31 et établit de nombreuses correspondances entre cet art jeune et expérimental avec « l’autre état ». Chez Musil l’intrigue ne mène nulle part, elle n’est pas le propos principal. Et le texte est image : celles-ci ne réfèrent pas à un sens unique mais sont composées d’une infinité de signes qui sont autant de sens possibles. Musil y joint un certain mysticisme : « il faut essayer de dépasser l’état de l’humain normal, purement pratique et factuel. Y parvient-on, il ne reste que l’obscur domaine de l’« autre état » ou tout, provisoirement, est suspendu […] Notons que dans ce contexte, toute tentative d’y échapper […] se définissent négativement : l’essence de la danse est le mouvement « sans » but, l’essence de la peinture « sans » objet […] On se trouve ainsi ramené à la notion de beauté et d’art « sans » finalité, le monde de la beauté, apparemment un monde pour soi, n’en est pas moins non clos, simplement éclaté, et secrètement négatif »32. Ainsi Les Exaltés visent à introduire le lecteur/spectateur dans le monde du possible, l’autre état, pour l’ouvrir à de nouvelles façons de considérer le monde dans lequel il vit. La pièce en sa qualité d’expérimentation pratique de philosophie et d’éthique, comme tentative de moyen de réflexion alternatif, est définitivement marginale. Que devons-nous faire ? Comment vivre ? Là n’est pas l’important, c’est la beauté d’une participation dans l’instant qui compte, quand le monde et l’âme ne font qu’un dans un acte de création continue, accessible aux rêveurs qui « cheminent de par le monde. Et ils portent en eux quelque chose que ces gens-là ne devinent pas. Une chute à chaque instant à travers tout dans l’abime. Sans périr. L’état de création » [T,170]. Conclusion Ainsi, à cause de la difficulté, de la longueur du texte et du peu de notoriété de la pièce (et sans doute de son auteur), et du fait que la plupart des analyses qui y ont été faites la considéraient soit d’un point de vue purement littéraire, soit en tant qu’annonciatrice du grand roman à venir, la pièce est restée un objet non identifié dans l’histoire du théâtre. On a vu qu’elle rejetait et dépassait le cadre et les conventions du théâtre de l’époque en s’attachant à relativiser sans cesse le sens des évènements pour sortir le spectateur d’une certaine torpeur, pour le mettre en éveil, éviter la catharsis.33 En cela certains concepts musiliens peuvent être mis en rapport avec le théâtre de la cruauté de Antonin Artaud : on peut faire une analogie entre l’autre état, état de création chez Musil, avec la recherche de la « vie », d’un « langage unique » par-delà des mots, et la volonté chez le second d’établir un lien avec le spectateur qui ne soit pas simple récit mais suggestion 30 Deuleuze, Gilles, 1985. Cinéma 2 : L’image temps. Paris : les éditions de minuit, p7. Deleuze s’inspire ici des propos du théoricien André Bazin. Le néoréalisme commence avec les œuvres Rome, ville ouverte ; Paisa et Allemagne année zéro de Rosselini, mais aussi les beaux films de De Sica, Visconti et Fellini. Chez Musil bien sur, si l’entreprise sémiologique est la même, c’est au moyen du langage, et non de l’image. Un « langage-temps » ? 31 Son texte « Elements pour une nouvelle esthétique, remarque sur une dramaturgie du cinéma » Refere notamment aux écrits du théoricien Bela Balazs. Dans Musil, 1984, op.cit., p186. 32 Idem, p197. 33 Terme aristotélicien pris ici dans le sens d’une séparation entre le bien et le mal, ou d’une lecture au premier degré de la pièce : ce que veut éviter Musil. d’idées, de sens possibles. Ne pas « faire venir et directement sur la scène des idées mais de créer des sortes de tentations, appels d’air autour de ces idées »34. Il est étonnant de constater que, sans qu’on puisse y établir des liens d’influence, l’air du temps imposait à ces auteurs une certaine urgence les poussant à vouloir renouveler le théâtre. Tous deux annonciateurs de la postmodernité, on peut penser que celle-ci était comme en germe avant même la rupture de la Seconde Guerre mondiale, et à l’instar d’Artaud dont les textes furent redécouverts dans les années 60 par le nouveau théâtre américain, la pièce de Musil connu un regain d’intérêt théorique dans les années 8035, et il est certain que grâce à cette visibilité elle inspirera le théâtre de demain, et la pensée musilienne continuera à influencer les penseurs et les artistes. Bibliographie Bolmain, Thomas, Cavazzini, Andréa, 2016. « Crise, essai, discipline : Autour de Robert Musil ». Bulletin d’analyse phénoménologique XII 4, 2016 (Actes 9), p. 90-130 ISSN 1782-2041 http://popups.ulg.ac.be/1782-2041/ Erhart, Claus, 2003. « Le poids de la mémoire. Quelques réflexions sur la nouvelle Tonka de Robert Musil », Germanica [en ligne], 33 | 2003, mis en ligne le 30 novembre 2012, consulté le 05 avril 2018. URL : http://germanica.revues.org/1823 ; DOI : 10.4000/germanica.1823 Henninger, Peter, 1986. « La résistance du texte. À propos des Exaltés ». Dans Commeti, J-P (dir.), Robert Musil, p83. Acte du colloque « de Royaumont », Abbaye Royaumont, 1er au 4 avril 1985. Asnières-sur-Oise : editions Royaumont. Joly, Frederic, 2015. Robert Musil : tout réinventer. Paris : Seuil Musil, Robert, 1961. Les exaltés suivis de Vincent et l’ami des personnalités. Paris : Seuil. Musil, Robert, 1984. Essais, Paris : Seuil. Radar, Edmond, 1988. « Du texte à la scène : les Exaltés de Robert MUSIL et les Exilés de James JOYCE à la Compagnie Yvan Baudouin et Lesly Bunton », Journal of Dramatic Theory and Criticism, Vol. III, No. 1: Fall 1988, p193. Vallée, J.F., 2004. « L’étrangeté sans qualités : le cas de Robert Musil. » Tangence, (76), 25–49. doi:10.7202/011215ar. Vatan, Florence, 2013. Robert Musil. Paris : Belin. 34 Artaud, Antonin, 1978. « le théâtre de la cruauté, premier manifeste » Oeuvres ComplètesTome XIII, Paris : Gallimard, p178. 35 Les écrits de Jacques Bouveresse, Marie-Louise Roth, Claude Chevalier, Françoise Vatan, et bien sûr son traducteur de grand mérite Philippe Jaccottet. Plus récemment, la biographie en français par Frederic Joly (2012) est une voie d’accès à une reconnaissance plus large dans le monde francophone.